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La tragicomédie de la politique brésilienne.pdf

Pour comprendre ce qui se passe au Brésil aujourd'hui, il est nécessaire de revenir quelques années en arrière. En juin 2013, des milliers de personnes protestent dans les principales villes du pays. Les manifestations sont d'une ampleur jamais vue depuis les rassemblements demandant la destitution du président de la République Fernando Collor en 1992. S’y expriment un état d’insatisfaction diffus, et diverses revendications citoyennes. Les manifestants plus proches d’une idéologie de droite reprochent au gouvernement de Dilma Rousseff une forme d’assistanat, tandis que les soutiens du Parti des travailleurs (PT) se sentent trahis par les scandales de corruption depuis le mandat de Lula (2003-2010).

« La tragicomédie de la politique brésilienne », Revue Esprit, décembre 2016. http://www.esprit.presse.fr/article/dias-amanda/la-tragicomedie-de-la-politique-bresilienne-39117?folder=1 La tragicomédie de la politique brésilienne Amanda Dias Pour comprendre ce qui se passe au Brésil aujourd'hui, il est nécessaire de revenir quelques années en arrière. En juin 2013, des milliers de personnes protestent dans les principales villes du pays. Les manifestations sont d'une ampleur jamais vue depuis les rassemblements demandant la destitution du président de la République Fernando Collor en 1992. S’y expriment un état d’insatisfaction diffus, et diverses revendications citoyennes : la fin de la corruption, l’amélioration des secteurs de la santé et de l’éducation, une meilleure sécurité publique et des réformes du système politique. Les manifestants plus proches d’une idéologie de droite reprochent au gouvernement de Dilma Rousseff une forme d’assistanat, tandis que les soutiens du Parti des travailleurs (PT) se sentent trahis par les scandales de corruption depuis le mandat de Lula (2003‐2010). L’opposition et les médias ont vite compris qu’il y avait là l’occasion de focaliser le mécontentement sur la figure impopulaire de la présidente. Avertis, certains cercles d’intellectuels se sont efforcés de rappeler la fragilité de la jeune démocratie brésilienne, alertant la société contre un possible coup d’état. Mais leurs voix portent peu dans un pays où les principaux médias sont au service d’une élite économique hostile aux politiques égalitaristes du PT. Un an plus tard, en octobre 2014, Dilma est réélue de justesse, avec 51,52% des suffrages, contre son adversaire de droite Aécio Neves. Ce résultat très serré révélait la profonde division du pays. Division d’abord géographique, entre un sud riche favorable à Aécio et les régions plus pauvres du Nord et Nordeste, où Dilma s'impose avec 70% des votes. Les débats gagnent aussi les réseaux sociaux et on redoute les traditionnels repas de dimanche en famille. Il n'est plus question désormais que de « coxinha » (playboy conservateur) et de « petralha » (jeu de mots entre le terme signifiant « voyou » et le nom du parti), les termes d'argots qui désignent les opposants à Dilma d'un côté, ses partisans de l'autre. L’animosité règne aussi au sein du gouvernement. Dans les mois qui suivent sa réélection, la présidente fait face à un Congrès hostile et une population qui voit en elle la responsable de la récession et du chômage. Dans tout le pays, à chaque fois que Dilma s’exprime, des casseroles résonnent aux fenêtres pour étouffer sa voix. Dilma est critiquée pour ses erreurs tactiques et économiques, mais aussi pour les fautes de son parti et de son prédécesseur, à quoi s'ajoute son manque de charisme. Les scandales de corruption mis au jour par l’opération « lava jato » (lavage express) ‐ qui a dévoilé les méandres d’un système de pots‐de‐vin impliquant le groupe pétrolier Petrobrás, les géants du BTP et les grands partis politiques, dont le PT – achèvent de saper sa crédibilité. La corruption n’est pas un phénomène nouveau au Brésil. Présente dans toutes les instances du pouvoir – fédérales, étatiques et municipales – elle est le trait commun des gouvernements qui se sont succédés, de droite ou de gauche. La nouveauté vient plutôt de la médiatisation extraordinaire des affaires de corruption commises pendant l’ère PT, et de l’indignation qui en découle. Après la réélection de Dilma, de nouvelles manifestations s'organisent : les mécontents, cette fois, sont pour la plupart issus des classes moyennes supérieures. Arborant les maillots de foot de l’équipe nationale, ils se disent exaspérés par la corruption et demandent la destitution de la présidente. « D’abord on débarque Dilma, ensuite… », est l'un de leurs principaux slogans, en réponse à ceux qui rappelent, entre autres, que le vice‐président Michel Temer est soupçonné lui aussi de corruption et frappé d’inéligibilité pour huit ans. D’autres slogans critiquent les pauvres pour avoir été favorisés par les politiques de redistribution du PT. S’il y avait des embouteillages dans les grandes villes, la faute revenait à la présidente, qui avait baissé les taxes sur les automobiles, permettant aux pauvres d’acheter des voitures. Les pauvres semblaient également envahir les bancs des universités, à cause d’un système de quotas qui ne correspondrait pas à la méritocratie. Plus préoccupantes encore, certaines affiches demandaient le retour de la dictature militaire. Des contre‐rassemblements, de soutien à Dilma voient aussi le jour : portant le rouge du parti socialiste, les manifestants criaient au golpe, ou coup d’état. Mais ces manifestations restent pratiquement ignorées des grands médias, qui ne les mentionnent que pour attirer l’attention sur des actes de vandalisme extrêmement minoritaires. En avril 2016, alors que la crise économique se prolonge, la plupart des Brésiliens disent souhaiter la destitution de la présidente. Le parlement conservateur saisit l'occasion et lance la procédure d’impeachment. Lors de la plus longue séance de l’histoire de la chambre de députés, le discours contre la corruption est répété jusqu’à l’écœurement. Le vote est retransmis en direct.1 Cette mise en scène révèle les coulisses d’un monde politique jusque là méconnu de la société. L’hypocrisie est à son comble, car 60% des députés brésiliens sont alors impliqués dans des procès pour corruption, tandis que Dilma est l'une des rares figures politiques sur laquelle ne pèse aucun soupçon d’enrichissement personnel. La chambre des députés a voté en majorité en faveur de la destitution et la présidente a été écartée pendant une période initiale de 180 jours. Le vice‐président, Michel Temer, est devenu président par intérim. Son ministère est composé uniquement d’hommes blancs, plus distingués l’un que l’autre : Le ministre du développement est accusé de crimes de corruption ; celui de la sécurité institutionnelle a qualifié de « frivole » le rapport de la Commission Nationale de la Vérité 1 Source: ONG Transparência Brasil. en 2014 sur les crimes commis pendant la dictature militaire; celui de l’agriculture, milliardaire, est un des plus grands producteurs de soja du monde et prône la déforestation. La communauté scientifique a réussi de justesse à empêcher qu’un pasteur évangélique de l'Universal do Reino de Deus soit nommé ministre des sciences et des technologies. C’est la première fois depuis 1979 qu'un gouvernement ne compte aucune femme, alors que le pays a vu ces dernières années un grand nombre de mobilisations pour les droits de femmes, en réaction à des projets de lois restreignant l’accès à l’avortement légal2, mais aussi pour dénoncer le harcèlement sexuel, le machisme ou le viol et demander une plus grande participation des femmes dans la société3. Le magazine le plus lu du pays, Veja, dédie alors un article à la « quasi‐première dame », intitulé «Marcela Temer : Bela, recatada e do lar » (Belle, prude et au foyer). Sans une once de second degré, le texte érige la blonde aux yeux clairs, de quarante‐trois ans la cadette de son mari, en modèle pour les femmes brésiliennes. Qu’on oublie les grand‐mères à l’allure sévère et au regard intrépide qui osent s’asseoir sur le siège de la présidence. Au Sénat, dominé par le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), le vote qui complète la procédure de destitution de Dilma, en août 2016, apparaît comme une simple formalité. À travers la destitution, le PMDB prend le pouvoir qu’il n'a pas réussi à obtenir dans les urnes. En l’absence de motion de censure permettant de motiver le départ de la chef d’état, les Sénateurs répondent avec la notion de « crime de responsabilité ». La justification officielle est le « pédalage fiscal », une manipulation comptable qui aurait permis à Dilma de masquer la réalité du déficit budgétaire du pays, aidant à sa réélection de 2014. Peu importe que depuis les années quatre‐ vingt‐dix, tous les gouvernements aient couramment recouru à cette pratique... La destitution, prévu dans la Constitution, a pu sembler légitime pendant une brève période de 48 heures. Car deux jours plus tard, le Congrès National approuvait une loi légalisant le « pédalage fiscal » pour le gouvernement fédéral4. Épaulé par son équipe de « gentlemen », Temer semble chercher à remonter le temps pour remettre le Brésil à l’ère d’avant le PT5, les années Lula et Dilma ayant constitué une parenthèse enchantée pendant laquelle on a osé croire que le géant de l’Amérique du Sud se défaisait, enfin, de son plus grand mal, l’immense inégalité sociale. Les casseroles ne résonnent plus du haut des fenêtres, les scandales de corruption ne font plus la une des journaux. Serait‐ce rassurant pour le Brésilien que de voir cette vieille oligarchie politique régner à nouveau sur le pays? 2 L’avortement est considéré comme crime contre la vie humaine par le Code Pénal Brésilien. Cependant, l’acte n’est pas qualifié comme crime lorsque la grossesse met la vie de la femme en risque, qu'ell est le résultat d’un viol ou que le fœtus est anencéphale. 3 #MeuPrimeiroAssédio, #MeuAmigoSecreto, #CulturaDoEstupro et #AgoraÉQueSãoElas 4 Loi 13.332/2016, sanctionnée et publiée le vendredi 2 septembre dans le Diário Oficial da União. 5 Dix-huit mesures provisoires sont éditées en trois mois (Source : http://www4.planalto.gov.br/legislacao). Le président par intérim annonce l’adoption d’un plafond pour les dépenses publiques, tout en approuvant l’augmentation des salaires des fonctionnaires. Il dissout neuf ministères, dont celui des Femmes, de l’Egalité Raciale et des Droits de l’Homme. C’est grâce aux réactions de la communauté artistique que le ministère de la culture, après avoir été ravalé au rang de simple annexe du ministère de l’éducation, est reconstitué. Lors de la séance du Sénat, Dilma, inébranlable, a déclaré : « Le golpe est contre le peuple, il est contre la nation. Il est misogyne, il est homophobe, il est raciste ». La plupart des organisations de défense des droits de l’homme agissant en Amérique Latine, ainsi que Luis Almagro, secrétaire général de l’Organisation des Etats Américains, ont dénoncé le coup d’État. Les médias étrangers sont restés discret, de même que les gouvernements étrangers. Le real, la monnaie brésilienne, s'est même fortement valorisé. Dans un délai très court, le président provisoire a proposé un plan économique qui, une fois approuvé, s’étendra sur les vingt prochaines années. Baptisé PEC 241/16, il s'agit d'un plan d’austérité qui altère la Constitution et gèle, entre autres dépenses publiques, les investissements dans la santé ou dans l'éducation, ainsi que le montant du salaire minimum. Les médias nationaux présentent comme un mal nécessaire ce programme qui, dans les faits, concentrera la croissance future du pays dans les mains des plus riches. De toute manière, ils ne fréquentent ni les écoles, ni les hôpitaux publics. Comme l’a affirmé un député en réponse à un manifestant : « celui qui n’a pas d’argent ne va pas à l’université »6. En réaction, des étudiants occupent actuellement des milliers d’écoles et universités publiques, manifestant contre le putsch et ce qu’ils appellent la PEC da Maldade (« PEC de la méchanceté »). Mais ces occupations ne sont pas médiatisées. L’Association Nationale des Journaux (ANJ) cherche à interdire officiellement les portails d’information étrangers qui collaborent avec des équipes brésiliennes pour produire des contenus critiques sur le Brésil, notamment la BBC Brasil, El País et The Intercept7. Quant à l’Etat, sa réponse reste exclusivement sécuritaire. Un de ses derniers gestes fut d’autoriser la Police Militaire à utiliser, à l’encontre des étudiants, des techniques assimilables à des actes de torture8. Quoiqu’il en soit, il semble que le couvercle de la casserole que Temer et ses nobles compagnons cherchent si désespérément à refermer commence à se soulever. Les graines du changement sont là et annoncent, pour les plus optimistes, le début d’un nouveau cycle politique. 6 Déclaration du député Nelson Marquezelli (PTB‐SP), faites à un groupe de jeunes professeurs qui manifestaient contre la PEC, lundi 10 octobre 2016. Notons que Marquezelli a été le responsable, en 2011, de l’élaboration du projet qui a réhaussé de 60% son propre salaire, ainsi que celui des autres parlementaires. 7 L’Associação Nacional dos Journais (ANJ), représentante des entreprises du secteur, a déposé une Action Directe d’Institutionnalité (ADI) 5.613 devant la Cour suprême fédérale le jeudi 27 octobre que, en demandant que les portails de nouvelles étrangers respectent la même règle de limite de participation du capital étranger – de jusqu’à 30% ‐ appliqué aux journaux, revues, radios et télévisions. Leur argument ne manque pas de cynisme : empêcher que la sélection des nouvelles nationales passe par des étrangers, ce qui produirait du biais et des interférences. 8Telles que l’usage d’instrument sonores continus, la privation de sommeil et la restriction d’aliments, d’énergie et de gaz de cuisine. Décision émise par la Justice du Distrito Federal dimanche 30 octobre 2016, signée par le juge Alex Costa de Oliveira, pour désoccuper l’école sécondaire Centro de Ensino Médio Ave Branca (Cemab), à Taguatinga Sul.