IdeAs
5 (Printemps/Été 2015)
Crise ou transformations du monde du travail dans les Amériques
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Caio César Christiano
La littérature brésilienne se dessine
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Référence électronique
Caio César Christiano, « La littérature brésilienne se dessine », IdeAs [En ligne], 5 | Printemps/Été 2015, mis en
ligne le 11 juin 2015, consulté le 18 juin 2015. URL : http://ideas.revues.org/975
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La littérature brésilienne se dessine
Caio César Christiano
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Pour se faire remarquer, la BD a souvent besoin de briser des barrières. Il a fallu un prix
Pulitzer, habituellement destinée à la « vraie littérature » pour que la saga des rats et souris
Maus d’Art Spiegelman (Spiegelman A., 2012) devienne un livre digne de ce nom. Et pour
se faire accepter, la BD va jusqu’à utiliser le subterfuge de l’euphémisme : il est préférable
que l’adulte cultivé lise un « roman graphique » et qu’il apprécie « l’art séquentiel » plutôt
qu’il aime la BD.
Dans cette optique d’un effacement de frontières entre arts apparentés – littérature et BD –
qui convoite une plus grande visibilité de ce dernier, moins prestigieux, la stratégie des
organisateurs du dernier Salon du livre de Paris constitue une totale réussite. Le Brésil figurait
en invité d’honneur et l’infiltration d’une poignée de bédéistes parmi le très sélect groupe
d’une cinquantaine d’hommes et de femmes de lettres brésiliens, dont quelques académiciens,
a permis au public français et européen en général de découvrir qu’en plus de la capoeira, la
samba et le carnaval, le géant sud-américain pratique aussi la bande dessinée.
Comme un peu partout ailleurs, la BD brésilienne est loin d’être l’expression artistique la plus
étudiée dans l’académie, mais elle subit encore une difficulté supplémentaire : en portugais
brésilien le terme le plus populaire pour la BD est quadrinhos (le diminutif du mot « cadre »
pour faire référence aux cases constituant normalement une histoire), ce qui nous permet
de poser la question quasi philosophique : une discipline qui s’écrit au diminutif, peut-elle
prétendre à une place à côté des arts majeurs ?
Le Brésil est pourtant bien parti. Angelo Agostini, un émigré italien dessinant dans la presse
brésilienne du XIXͤ siècle figure bien parmi les pionniers de la BD mondiale (Moliterni C.,
Gaumier P., 1994) et c’est bien la ville de São Paulo qui accueille, en 1951, la première
exposition Internationale de bandes dessinées qu’on connaisse (Moya A., 2001).
Un seul homme au Brésil a réussi à bâtir son empire sur l’encre de chine : Maurício de Sousa.
Dans la pure tradition antropophage, chère à la culture brésilienne, il a croisé l’univers de
Little Lulu de l’Américaine Marge1 avec le style du japonais Ozamu Tezuka. Sousa a ainsi
créé un univers de personnages qui est immédiatement reconnaissable par tout brésilien de
moins de 60 ans. À l’image d’un Walt Disney tropical, ses créations sont omniprésentes dans
le pays et Mônica, la petite fille la plus forte du monde, est utilisée pour vendre toute sorte des
produits, du coulis de tomate au dentifrice, de la pomme au shampooing. Les studios Maurício
de Sousa ont pratiquement le monopole de l’univers de la BD pour enfants au Brésil, loin
devant Disney, et ils ont récemment commencé à miser sur le marché pour adolescents et
jeunes adultes (Beyruth D., 2013).
Mais revenons au salon du livre. Comme ils ne trouvaient pas de place dans les kiosques,
dominés par Maurício de Sousa et les publications étrangères, plusieurs bédéistes brésiliens se
tournent vers la bande dessinée d’auteur. La reprise de croissance des années Lula a provoqué
un grand essor dans le marché éditorial et les BD brésiliennes ont commencé à trouver une
place chez les libraires, dans les centres commerciaux, de plus en plus nombreux dans un
pays qui s’urbanise à une vitesse impressionnante. Les éditions sont souvent luxueuses et
limitées et ne sont donc accessibles qu’à une classe moyenne adulte qui a grandi avec la BD
des kiosques. Le rôle des éditeurs suffisamment courageux pour publier des artistes brésiliens
n’est pas à négliger et c’est dans cette position que Sandro Lobo, présent au Salon du Livre
en tant que scénariste de l’album Copacabana (Lobo S., Bernardi O., 2014), a joué un rôle
d’extrême importance. Son unique album à ce jour, Copacabana, montre une ville de Rio
peuplée de voyous, prostituées et travestis, où le décor est davantage celui de la misère que
de l’exubérance carnavalesque. Néanmoins, subsiste l’humanité de ces personnages dans un
mélange de Taxi Driver de Scorsese et de la Cité de Dieu de Meirelles. L’ambiance et les traits
épais du dessinateur Odyr Bernardi renvoient à la tradition de la historieta, la BD argentine,
un peu plus familière au public français.
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C’est aussi grâce à des Argentins que Marcello Quintanilha, deuxième des invités du Salon du
Livre, a publié ses premiers albums en France en tant que dessinateur pour la série polar Sept
balles pour Oxford (Gaú M., Zentner J., Montecarlo, 2003), scénarisé par d’autres Argentins,
Zentner et Montecarlo. Son style réaliste est l’une des clés du succès de cette série de sept
albums qui met en scène un détective privé qui refuse de partir à la retraite. Mais c’est dans
les œuvres qu’il signe seul que se révèlent le génie et la marque de bédéiste incontournable de
sa génération. Mes chers samedis (Quintanilha M., 2015) correspond peut-être à la définition
de la BD brésilienne par excellence car inclassable au sein de n’importe quelle autre école
(franco-belge, américaine, italienne, japonaise etc.).
Image 1 : Mes chers samedis
Source : Quintanilha, 2015, p. 15.
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Ce qu’a réussi Quintanilha est formidable. On en sait plus sur le Brésil dans les cinquante pages
de l’album que dans certains traités de sociologie. En choisissant de raconter plusieurs histoires
qui se déroulent dans des époques différentes et dans des régions diverses du pays, Quintanilha
démontre que le pays est aussi pluriel que lui-même. A l’aise à la fois dans le portrait des gens
des favelas tout comme dans celui des pêcheurs du Nord-Est, capable de dépeindre le football
et la plage sans tomber dans les lieux-communs et la caricature, Quintanilha est en train de
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produire une œuvre hors pair qui le placera parmi les plus grands de la BD contemporaine, et
il pourrait devenir pour la BD brésilienne ce que Sebastião Salgado est pour la photographie.
Les jumeaux Gabriel Bá et Fábio Moon travaillent souvent ensemble. C’est en publiant sur le
marché indépendant étasunien qu’ils ont réussi à prouver que les Brésiliens étaient capables
d’écrire de bons scénarios en plus de produire de beaux dessins. Le prix Eisner pour leur album
Daytripper au jour le jour (Bá G., Moon F., 2012) a propulsé leur carrière internationale, et
a mené à une publication en France.
Image 2 : Copacabana
Source : Lobo S. et & Odyr B., 2014, p. 84
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C’est peut-être dans les récits graphiques des jumeaux que le terme hipster trouve sa meilleure
définition, le côté cool à la puissance n. On y voit une São Paulo qui rêve d’être la Paris des
Amériques avec ses habitants, les Paulistas, qui se prennent pour des New-yorkais. Ils sont un
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peu l’équivalent du réalisateur Wes Anderson de la BD. Certes, des références à des figures
brésiliennes sont souvent cachées, un nom d’écrivain par-ci, une référence à un poète par-là,
mais c’est le quotidien de l’univers personnel des jumeaux que l’on découvre plutôt que celui
d’une région brésilienne spécifique. Même quand il s’agit d’adapter en BD la ville de Rio
du XIX siècle, comme dans l’Aliéniste (Bá G., Moon F., 2014) d’après le conte de Machado
de Assis, ou un écrivain contemporain de la région amazonienne comme dans Deux Frères
(Bá G., Moon F., 2015) d’après le roman de Milton Hatoum, c’est toujours la patte branchée
des frères jumeaux qu’on visualise partout. Cette idiosyncrasie de Bá et Moon ne constitue
nullement un handicap, et le lecteur a toujours envie de retourner au monde hybride habité
par leurs personnages.
De son côté, Daniel Galera, le dernier des invités du Salon que l’on peut ranger dans le club des
bédéistes, a choisi de ne pas se reposer sur ses lauriers de romancier2 pour s’essayer en tant que
scénariste BD. Son ouvrage Cachalot (Galera D., Coutinho R., 2012) qui compte presque 300
pages est un roman graphique à la fois émotionnel, psychologique, poétique et tragique. Six
histoires qui s’entrecroisent dans un récit d’une violence inouïe. Ici, peu importe les pays par
où passent les personnages, puisqu’on les voit de l’intérieur et on a souvent l’impression que
même à l’intérieur, il n’y a rien. Il s’agit d’une lecture lourde comme le cétacé qui lui donne
son nom et, tout comme la grande baleine, le livre est capable de plonger à des profondeurs
inattendues où ne reste que la sensation de vide. On remarque aussi le travail du dessinateur
Rafael Coutinho, essentiel pour l’unité et l’ambiance de ce roman graphique digne de ce nom.
Dans un événement comme le Salon du livre, les absents sont tout aussi remarquables que
les présents. On pourrait mentionner Laerte Coutinho (le père de Rafael), figure mythique
de la génération des années 1980, dont l’œuvre a connu autant d’évolutions que son propre
corps. L’artiste né dans un corps masculin est depuis quelques années devenu transgenre et
a opté dernièrement pour le nom de Sonia pour son activisme contre l’homophobie. Figure
aussi complexe, Lourenço Mutarelli est un artiste multimédia qui pratique la BD, le théâtre, le
roman et joue même le rôle principal dans un film basé sur l’un de ses ouvrages. Ouvert à toute
sorte d’espaces artistiques, son œuvre est paradoxalement marquée par une ambiance toujours
claustrophobe. Leur absence est certainement expliquée par l’inexistence des traductions en
langue française de leurs ouvrages. Mais il est encore temps.
Ceci ne s’applique pourtant pas à LEO. Bestseller en France, (LEO, Giraud J., 2004) avec plus
d’une dizaine d’albums édités, il est certainement l’artiste BD brésilien le plus connu dans
l’hexagone. Comme nul n’est prophète en son pays, LEO n’a publié qu’un seul album dans sa
terre natale. S’il n’a pas été invité, ce fut certainement faute d’avoir très peu publié en langue
portugaise et d’être peut-être méconnu des organisateurs. Comme l’autre bestseller brésilien,
Paulo Coelho a lui aussi, finalement manqué le rendez-vous à cause d’un problème aérien.
Certains ont comparé la fête de l’écriture brésilienne, sans la présence des deux Brésiliens
les plus lus en France, à une visite dans un certain petit village gaulois de l’an 50 av. J.-C.
lorsqu’Astérix et Obélix ne s’y trouvaient pas.
Il y bien d’autres Brésiliens qui publient des BD en France comme André Diniz, avec ses
récits sociaux et ses portraits de la favela (Diniz A., 2012), Wander Antunes, raconteur habile,
capable d’aller du far-West (Antunes W., Taborda W., 2005) aux navires pirates (Antunes
W., Tirso, 2005) à la manière des vieux films d’aventures, et Gustavo Duarte dont l’album
Monstres (Duarte G., 2012) a récemment été publié en France sans traduction (sauf le titre),
car il raconte ses histoires de tarasques hideuses et de bêtes fabuleuses sans paroles. Chacun
apporte une vision distincte de la complexité brésilienne qui vaut toujours le détour. Après ses
récents échecs au football, terrain où il a un jour régné, il est peut-être temps pour le Brésil
de penser à devenir le pays de la BD.
Bibliographie
Antunes, Wander et Taborda, Walther, Big Bill est mort, Paris, Paquet, 2005.
Antunes, Wander et Cons, Tirso, L’œil du diable, Paris, Paquet, 2005
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La littérature brésilienne se dessine
Bá, Gabriel et Fabio Moon, Daytripper au jour le jour [éd. orig. Daytripper, New York, DC Comics],
Paris, Urban Comics, 2012 [2011].
Bá, Gabriel et Moon, Fabio, Deux frères [éd. orig. Dois irmãos, São Paulo, Companhia das Letras], Paris,
Urban Comics, 2015 [2011].
Bá, Gabriel et Moon, Fabio, L’aliéniste [éd. orig. O Alienista, São Paulo, Agir], Paris, Urban Comics,
2014 [2007].
Beyruth, Danilo, Astronaute - Au cœur du Magnétar, Paris, Panini, 2013
Diniz, André, Photo de la Favela [éd. orig. Morro da favela, São Paulo, Barba Negra/Leya], Vincennes,
Des ronds dans l’O Éditions, 2012 [2011].
Duarte, Gustavo, Monstres [éd. orig. Monstros, São Paulo, Companhia das Letras], Paris, Paquet, 2015
[2012].
Galera, Daniel et Coutinho, Rafael, Cachalot [éd. orig. Cachalote, São Paulo, Companhia das Letras],
Paris, Cambourakis, 2012 [2010].
Galera, Daniel, La barbe ensanglantée [éd. orig. A barba ensopada de sangue, São Paulo, Companhia
das Letras], Paris, Gallimard, 2015 [2012].
Galera, Daniel, Paluche [éd. orig. Mãos de cavalo, São Paulo, Companhia das Letras], Paris, Gallimard,
2010 [2006].
Gaú, Marcello, Jorge Zentner et Montecarlo, 7 balles pour Oxford, tome 1 : La Promesse, Paris, Lombard,
2003.
LEO et Giraud, Jean, Aldébaran : L'intégrale, Paris, Dargaud, 2004.
Lobo, Sandro et Bernardi, Odyr, Copacabana [éd. orig. Copacabana, Rio De Janeiro, Desiderata], Paris,
Warum, 2014 [2009].
Moya, Álvaro de, Anos 50: 50 anos, São Paulo, Ópera Graphica, 2001.
Moliterni, Claude et Gaumier, Patrick, Dictionnaire mondial de la Bande Dessinée, Paris, Larousse,
1994.
Quintanilha, Marcello, Mes chers samedis [éd. orig. Sábado dos meus amores, São Paulo, Conrad], Paris,
Çà et Là, 2015 [2009].
Spiegelman, Art, L'intégrale, Maus [éd. orig. The Complete Maus, 25th Anniversary Edition, New York,
Pantheon Books], Paris, Flammarion, 2012 [1996].
Notes
1 Marge est le pseudonyme de l’artiste Marjorie Henderson Buell, l’une des rares femmes artistes de BD
dans les années 1930. Très peu connue en France, son personnage phare a connu quelques publications
sous la traduction de Petite Lulu.
2 Ses romans Paluche et La barbe ensanglantée (Galera D., 2010 ; 2015) sont parus en France chez
Gallimard dans la traduction de Maryvonne Lapouge-Pettorelli.
Pour citer cet article
Référence électronique
Caio César Christiano, « La littérature brésilienne se dessine », IdeAs [En ligne], 5 | Printemps/Été
2015, mis en ligne le 11 juin 2015, consulté le 18 juin 2015. URL : http://ideas.revues.org/975
À propos de l’auteur
Caio César Christiano
Caio César Christiano est lecteur de l’Ambassade du Brésil à l’Université Blaise-Pascal, Clermont
II. Docteur en linguistique, il a enseigné à l’Université de Poitiers pendant 3 ans et à l’Institut de
sciences politiques de Paris pendant 6 ans. Ses champs de recherche sont la linguistique de corpus,
l’enseignement des langues étrangères, la traduction audio-visuelle et l’analyse du discours.
Parallèlement à son activité universitaire, il est traducteur et participe régulièrement à des tablesrondes et conférences sur la BD lusophone. En 2004, il a créé le « Gibiblog », le site internet pionnier
dans la promotion et analyse de la BD brésilienne.
[email protected]
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