Terrain
Anthropologie & sciences humaines
2019
Censures
Classez ce film que les enfants ne sauraient voir
L’évanescence des effets « perturbants » des images
Arnaud Esquerre
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/terrain/18803
ISSN : 1777-5450
Éditeur
Association Terrain
Édition imprimée
Pagination : 24-41
ISSN : 0760-5668
Ce document vous est offert par Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Référence électronique
Arnaud Esquerre, « Classez ce film que les enfants ne sauraient voir », Terrain [En ligne], | novembre
2019, mis en ligne le 21 novembre 2019, consulté le 04 décembre 2019. URL : http://
journals.openedition.org/terrain/18803
Terrain est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas
d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
CNRS, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux
[email protected]
SUPPRESSION ET INTERPRÉTATION
uels effets, sur des spectateurs, des personnes mandatées par un État, se présentant
comme démocratique, imputent-elles à des
films pour justifier le fait qu’elles les suppriment ?
Q
Suppression, suppresseur
et supprimable
Par supprimer, je désigne ici l’action, exécutée par
des personnes appelées des suppresseurs, de faire
disparaître, partiellement ou totalement, un film,
et cela de deux manières (Esquerre 2019). Premièrement, un film peut être supprimé, partiellement ou
totalement, après son examen par des suppresseurs.
En cas de suppression partielle, le film est modifié
et au moins deux œuvres existent : une œuvre première, à laquelle seuls les fabricants de l’œuvre et
les suppresseurs ont eu accès, et une œuvre seconde,
amputée. Une suppression peut être organisée à
l’échelle d’une salle de cinéma, d’une ville ou d’un
État. En Inde, observe Emmanuel Grimaud, un
projectionniste peut supprimer des parties d’un
film, procédant au montage en amputant la pellicule
depuis la salle de projection, ou un producteur peut
décider, ayant collecté des réactions de spectateurs
une fois le film distribué, de couper des scènes que
ces derniers ont peu appréciées (Grimaud 2004 : 462463). Plusieurs versions d’un même film coexistent
lorsque les pratiques de suppression diffèrent d’un
endroit à un autre, et des versions de films peuvent
être recomposées à partir d’éléments qui avaient été
supprimés, lors de restaurations notamment, comme
pour Metropolis de Fritz Lang (1927) : je parle dans
ce cas d’adjonction. Deuxièmement, il est possible
de supprimer un film en coupant, partiellement
ou totalement, son accès à des spectateurs, que je
qualifie de supprimables. Si une suppression à l’accès
d’un film est levée, on adjoindra des spectateurs à
ceux qui y avaient déjà accès.
Les premiers spectateurs d’un film sont ceux
qui l’ont fabriqué. Dans certains cas, les suppresseurs s’intercalent entre les fabricants et le reste des
spectateurs et décident a priori d’une suppression
du film ou de son accès à certaines catégories de
spectateurs. Cette action peut être réalisée par
CLASSEZ CE FILM QUE LES ENFANTS NE SAURAIENT VOIR – P. 24 n 41
25
ARNAUD ESQUERRE
Censures
Classez Ce film
que les enfants
ne sauraient voir
Terrain 72
L’ É VA N E S C E N C E D E S E F F E T S « P E R T U R B A N T S » D E S I M AG E S
v Suppressions, 2019
Terrain 72
Censures
26
A. ESQUERRE
ILLUSTRATION : ÉMILIE SETO
des commissions. Mais lorsque l’accès à un film
est limité par des suppresseurs – par exemple, des
juges à la suite d’une plainte – à d’autres spectateurs après avoir été permis pendant une certaine
période, la suppression intervient a posteriori. Que
cette dernière soit a priori ou a posteriori, ceux qui
la décident se déterminent par rapport à des effets
qu’ils attribuent aux films sur des spectateurs autres
qu’eux-mêmes.
Le concept de suppression inclut, au moins,
trois termes : la « censure », le « contrôle » et la
« classification ». Le choix d’un tel mot, alors qu’en
France la « censure » n’est plus institutionnellement
revendiquée comme telle ni par l’État, ni par l’Église
catholique depuis les années 1970, vise à repérer,
le plus précisément possible, les actions à l’œuvre,
tout en préservant la manière dont ceux qui les
exécutent les désignent.
Les chercheurs en sciences humaines et sociales
appellent souvent « censure » une série d’actions que
d’autres nomment, dans des circonstances différentes, « censure », « contrôle », « classification », « sélection » ou « choix », comme dans le cas de bibliothécaires sélectionnant des livres parce qu’ils ne peuvent
tous les acquérir (Kuhlmann, Kuntzmann & Bellour
1989), ou dans celui de responsables de chaînes de
télévision choisissant des programmes à destination
de la jeunesse, en anticipant un contrôle après leur
diffusion par le Conseil supérieur de l’audiovisuel
les membres
de la Commission de
classification sont soucieux
de se présenter et d’être
reconnus comme classant
les films sans exercer
de censure.
(Méon 2005). Une telle option pose le problème
de la position du chercheur : pourquoi ce dernier
s’autorise-t-il à nommer « censure » ce que des
personnes appellent « classification », précisément
pour l’opposer à la « censure » ? En outre, une même
action relève, pour certains, de la « classification »,
tandis que d’autres la qualifient de « censure ».
Dans les années 2010, en France, les membres de la
Commission de classification, y compris les services
qui s’en occupent, sont soucieux de se présenter et
d’être reconnus comme classant les films sans exercer
de « censure ». En revanche, des professionnels du
cinéma extérieurs à la Commission, ou qui, alors
qu’ils en sont membres, sont en désaccord avec certains de ses avis, peuvent les qualifier de « censure »,
y compris publiquement.
La description des actions de suppression permet d’éviter le flou associé à une certaine idée de
« censure », qui serait répandue partout, qu’elle soit
imposée collectivement et de manière cachée dans
des rapports de pouvoir – et qu’il faudrait traiter
comme une « euphémisation » du discours (Bourdieu
1984 : 138) – ou qu’il s’agisse d’« effets de censure »,
qui existeraient dès lors que les œuvres ne pourraient pas « trouver les conditions d’une exposition
ou d’une discussion publique illimitée » (Derrida
1990 : 348). Les « conditions » que Derrida évoque
n’ont été et ne sont, en pratique, jamais réunies, ce
qui a pour conséquence que ces « effets de censure »
existeraient immanquablement. Une « censure »
subsistant uniquement sous une forme d’accusation ne permet plus de caractériser la « censure »
institutionnellement reconnue comme telle, par un
État ou par une Église, car elle peut s’appliquer à tout
acte expressif, l’accusation de « censure » pouvant se
prolonger, en dernier ressort, jusqu’à une action intérieure inconsciente dans les rêves, comme le défend
Freud (1899). Le concept de suppression permet donc
d’éviter de s’enliser dans le débat sur la disparition
ou la permanence de la « censure » – le terme n’étant
plus utilisé par ceux accusés de la pratiquer – et de
dissiper la brume entre la censure – concept employé
par le chercheur – et la « censure » – terme employé
par les personnes sur lesquelles porte l’enquête – qui
coïncideraient parfois, mais pas toujours.
Pour comprendre comment l’accès à un film
peut être supprimé dans les années 2010, j’ai utilisé
trois méthodes : le dépouillement d’archives administratives, la conduite d’une vingtaine d’entretiens
et, élément le plus important de l’enquête, une
Le débat interprétatif
Lorsqu’un film susceptible d’être interdit à
une catégorie de mineurs ou d’être assorti d’un
avertissement est examiné, avant sa sortie en salles,
par la Commission de classification, sa projection
est suivie d’un débat interprétatif, au cours duquel
les commissaires recourent à divers procédés pour
parvenir à une seule interprétation. En cas de
désaccord, les commissaires votent pour aboutir à une
proposition unique. Leur avis est, ensuite, transmis
au ministre de la Culture et de la Communication qui
délivre un visa d’exploitation, assorti généralement
de la restriction ou de l’avertissement préconisés par
la Commission.
On ne peut parler, ici, ni d’une « évaluation »,
comme celles des catholiques membres du comité de
rédaction des Fiches du cinéma se réunissant, depuis
les années 1930, pour discuter de la « valeur morale »
d’un film (Béguin 1995 : 122), ni d’un jugement : il
s’agit d’un acte collectif d’interprétation, réalisé par
une commission, suivi d’une décision d’un ministre
du gouvernement. Les responsables du service des
visas, au Centre national du cinéma et de l’image
animée (CNC), et les membres de la Commission
Dans le dossier, un feuillet rendant compte
d’un échange de mails entre un responsable du
CNC et le président de la Commission de l’époque
permet d’expliquer ce rayage. Le premier a, en
effet, interrogé le second pour lui proposer de remplacer « grossiers et racoleurs » par « convenus » :
« Ne craignez-vous pas – même si cela correspond
très vraisemblablement à la réalité – que ces deux
qualificatifs ne soient considérés comme des jugements de valeur sur le film […] ? » (Je souligne.)
Chacun prend donc garde à ne pas émettre de jugement de valeur pour se tourner vers un spectateur
projeté.
CLASSEZ CE FILM QUE LES ENFANTS NE SAURAIENT VOIR
27
qu’un avis, elliptique, de quelques mots, sur le film.
Il est donc impossible de savoir à partir des seules
archives comment discutent les membres d’une
commission pour supprimer l’accès à un film.
« Avis : “La reprise du thème de Dracula
dans un film de genre aux effets grossiers
et racoleurs [convenus] justifie, malgré les
scènes de violence attendues compte tenu
du sujet, une interdiction aux mineurs de
moins de douze ans.” »
DU BOLCHEVISME
AU SADOMASOCHISME
ès la première circulaire, datée du 11 janvier
1909, adressée aux préfets afin d’interdire
tout film représentant des exécutions capitales, et donnant aux maires le pouvoir de l’appliquer
(Bancal 1934 : 71-72), la question des effets des images
filmées se pose, pour l’État français, à propos de
l’ensemble des spectateurs. À cette époque, il ne s’agit
pas de viser une catégorie particulière de la population. Certes, en 1917, le sénateur Étienne Flandin,
dans un rapport défendant la mise en place d’une
« commission de contrôle » du cinématographe,
souhaite « empêcher que le Cinéma mérite le triste
reproche qu’on a formulé contre lui d’apporter une
D
Censures
lorsqu’un film est examiné,
avant sa sortie en salles,
sa projection est suivie d’un
débat interprétatif, au cours
duquel les commissaires
recourent à divers
procédés pour parvenir
à une seule interprétation.
veillent d’ailleurs scrupuleusement à ne pas exprimer
de « jugement de valeur ». En témoigne cet extrait
du dossier de Dracula 3D de Dario Argento (2012),
examiné en novembre 2013 par la Commission de
classification. Sur l’avis manuscrit du procès-verbal,
deux termes ont été rayés, et un autre (« convenus »)
a été ajouté pour les remplacer :
Terrain 72
observation ethnographique de vingt-quatre débats
de la Commission de classification (en 2017 et 2018).
Ceux-ci étant couverts par le secret, il n’en reste
A. ESQUERRE
28
Censures
Terrain 72
douloureuse contribution à l’accroissement de la
criminalité juvénile » et demande à « en finir avec
les exploits de bandits qui fascinent et pervertissent
de jeunes imaginations1 ». Malgré cette inquiétude
à l’égard de l’effet des films policiers sur les jeunes
générations, la « censure » cinématographique, à
ses débuts, est conçue comme étant à un seul degré :
un film est autorisé ou interdit pour l’ensemble des
spectateurs supprimables.
Après la Première Guerre mondiale, un décret
du 25 juillet 1919 organise la suppression des films,
en la confiant à partir du 1er janvier 1920 à l’administration des Beaux-Arts2. Selon ce décret, aucun
film cinématographique, à l’exception de ceux reproduisant des faits ou des événements d’actualité, ne
doit être représenté en public s’il n’a pas obtenu,
avec son titre, le visa du ministre de l’Instruction
publique et des Beaux-Arts.
Il reste de la première année d’exercice du Service de contrôle des films cinématographiques un
rapport rédigé par le « censeur-chef » Paul Ginisty3
précisant les effets des images dont il s’inquiétait :
l’activité de cette commission serait une « œuvre
d’assainissement », une « épuration des films »,
ayant dû faire face à une « collection de forfaits et
d’horreurs ». Elle serait guidée par des principes
orientés, d’une part, vers le maintien de la paix avec
les autres États et, d’autre part, vers la préservation
de l’ordre public :
« Éviter ce qui pourrait blesser une
puissance étrangère ; ne pas laisser
présenter des tableaux révolutionnaires,
notamment en ce qui concerne le
bolchévisme ; ne pas permettre que des
scènes de grève, que des contrastes trop
prononcés entre la richesse et la misère
risquent de provoquer des mouvements
dans les salles de cinéma ; ne pas tolérer les
inconvenances […] ; essayer d’atténuer les
scènes de violence et diminuer, au moins sur
l’écran, le nombre des crimes. »
La division du public entre adultes et enfants en
France se met en place pendant la Seconde Guerre
mondiale. En « zone libre », l’arrêté du 20 décembre
1941 puis le décret du 16 juillet 1942 introduisent une
interdiction des films pour les moins de 18 ans. Or le
droit allemand prévoit que l’interdiction concerne
les moins de 16 ans. Afin de s’harmoniser avec
lui, le régime de Vichy établit l’interdiction aux
moins de 16 ans par l’arrêté du 23 septembre 1942
(Bertin-Maghit 1989). En France, la division du public
des salles de cinéma entre adultes et enfants a été
instaurée conjointement par les régimes de Vichy et
la censure
cinématographique,
à ses débuts, est conçue
comme étant à un
seul degré : un film est
autorisé ou interdit pour
l’ensemble des spectateurs
supprimables.
nazi, et reprise après-guerre : le décret du 3 juillet
1945 conserve l’interdiction aux moins de 16 ans,
puis le décret du 10 octobre 1959 l’élève aux moins
de 18 ans. Loin d’être une initiative d’après-guerre,
qui s’illustrerait notamment par la loi du 19 juillet
1949 instituant une Commission de surveillance et
de contrôle des publications destinées à la jeunesse
(Crépin & Groensteen 1999), la protection de la
jeunesse en la matière a donc une origine vichyste
souvent oubliée.
La division des spectateurs en fonction de leur
âge structure toujours, dans les années 2010, la
suppression de l’accès aux films en France. Les spectateurs supprimables sont, en effet, segmentés en
trois classes d’âge : moins de 18 ans, moins de 16 ans
1. Archives de la Bibliothèque nationale
de France, Département des Arts du spectacle,
4°-COL-80/28 (1), Rapport présenté
à la Commission de réglementation
et du perfectionnement du cinématographe,
1917.
2. Archives nationales, F/21/8665.
3. Archives nationales, F/21/8665, Rapport
sur le fonctionnement du Service de contrôle
des films cinématographiques en 1920.
CLASSEZ CE FILM QUE LES ENFANTS NE SAURAIENT VOIR
29
n Salle de projection, Paris, Hôtel de Clermont, 69 rue de Varenne,
21 novembre 2017
La salle de projection du Premier ministre fut utilisée, jusqu’en 2018,
par la Commission de classification pour visionner et débattre des films
chaque jeudi soir ; une urne est installée au fond de la salle en cas
de vote si le débat n’aboutit pas à une unanimité ou une quasi-unanimité.
Terrain 72
Censures
PHOTO : ARNAUD ESQUERRE
A. ESQUERRE
30
n « Beach », série Screen Lovers, Eli Craven, 2013
Terrain 72
Censures
COLLAGE © ELI CRAVEN
des experts »). La Commission est présidée par un
membre du Conseil d’État et sa vice-présidence
revient à un haut fonctionnaire désigné par le ministère de la Culture et de la Communication.
Les commissaires, lorsqu’on les interroge, affirment, pour la plupart, ne pas recevoir d’instructions,
ni justifier leur vote auprès de ceux qui les ont
nommés ou qu’ils représentent. Ils peuvent néanmoins se fréquenter dans le cadre du travail, qu’il
s’agisse des professionnels du cinéma ou de ceux de
la protection de la jeunesse et quelques commissaires
admettent qu’ils se coordonnent parfois en amont
si un film risque d’être interdit à des catégories de
spectateurs : soit des professionnels du cinéma, afin
d’éviter une telle « classification », soit des membres
du collège des experts ou des administrations, pour
essayer de faire en sorte que cette « classification »
soit votée.
Du fait du nombre important de films à regarder
et d’une organisation à deux niveaux (des « comités »
qui opèrent un premier tri, une commission pour
les cas litigieux), chaque suppresseur ne voit qu’un
nombre limité d’entre eux. Entre 2010 et 2015, la
CLASSEZ CE FILM QUE LES ENFANTS NE SAURAIENT VOIR
31
Censures
même si un suppresseur
considère qu’il agit pour
protéger l’enfant, il prête
des interprétations
à un spectateur qui est
largement un inconnu.
Commission de classification a visionné entre 110
et 136 longs-métrages par an, tandis que les comités en ont vu entre 612 et 771. Parmi ces films, elle
a considéré que l’accès aux seuls moins de 12 ans
devait être supprimé pour 45 à 63 films par an et
l’accès aux moins de 16 ans pour 5 à 16 films par an.
Le nombre de films dont l’accès est supprimé pour
les moins de 18 ans a été nul en 2012 et 2013, et il
s’est élevé à quatre en 2015.
Même si un suppresseur considère qu’il agit pour
protéger l’enfant le plus « vulnérable », ou « normal »,
il prête des interprétations, dont il va faire dépendre
sa demande de classification ou d’avertissement,
à un spectateur qui est « largement un inconnu »
(« Le jeune, on ne le connaît pas vraiment. ») Son
problème est de regarder un film à la fois depuis sa
place et depuis celle d’un autre, comme l’exprime
un commissaire, membre du collège des experts :
« Comment se mettre à la place, parce que c’est un
peu ça, comment essayer de visualiser ou d’anticiper les émotions que pourrait ressentir quelqu’un
qu’on n’est plus ? »
Le recrutement des commissaires privilégie
une activité liée à la jeunesse – éducateur, pédiatre,
etc. –, soit dans leur parcours professionnel antérieur, soit dans leur pratique actuelle. Ceux qui ont
exercé ou exercent ce type d’activités y puisent de
quoi imaginer un spectateur âgé de moins de 18 ans.
Des membres du collège des jeunes s’appuient
sur leur expérience de garde d’enfants (« Est-ce
que je laisserais voir ça aux petits que je garde,
pourquoi ? »). Il y a, enfin, des commissaires qui
se réfèrent aux enfants qu’ils connaissent, ceux de
proches ou leurs propres enfants : « Je serais moi
aussi sur moins de 12 avec avertissement. C’est
vrai que je ne suis pas forcément un adepte de ce
genre de film. C’est pile dans la tranche d’âge de
mon fils, qui a 12 ans. C’est vraiment le genre de
film qu’il a envie de voir », dit un commissaire lors
d’un des débats.
Cependant, pour les suppresseurs de films, se
mettre à la place d’un jeune, c’est avant tout faire
surgir cette période de sa vie de sa propre mémoire.
L’enfant projeté est composé de souvenirs d’enfance,
comme le raconte ce membre de la Commission :
Terrain 72
et moins de 12 ans. Les personnes responsables du
tri dans l’accès aux films selon ces catégories d’âge
– 27 membres de la Commission de classification et
leurs suppléants (au total 81 personnes) – viennent
d’horizons variés : l’État dans l’une de ses fonctions
administratives (le « collège des administrations »), le
secteur du cinéma (le « collège des professionnels »),
une partie de la population française (le « collège
du jeune public », individus âgés de 18 à 25 ans
au moment de leur nomination) et diverses composantes d’organisations principalement spécialisées dans l’encadrement des mineurs (le « collège
A. ESQUERRE
32
n Affiche du film Love, Gaspard Noé, 2015
Après une action en justice de l’association Promouvoir, Love a finalement
été interdit aux moins de 18 ans à la suite d’une décision du Conseil d’État,
justifiée par les « nombreuses scènes de sexe non simulées ».
COLLECTION CHRISTOPHEL © LES FILMS DE LA ZONE
n Affiche du film Massacre à la tronçonneuse, Tobe Hooper, 1974
Certaines affiches de films, comme celles de Love ou de Massacre
à la tronçonneuse, portent explicitement les mentions de la classification
ou de l’interdiction.
Terrain 72
Censures
COLLECTION CHRISTOPHEL © VORTEX / RENÉ CHATEAU
« J’ai essayé d’imaginer un enfant, un jeune
enfant qui n’ait pas toute cette distanciation,
toutes les clés pour comprendre ce film, et je
crois qu’il peut être extrêmement perturbant
pour un enfant de moins de 16 ans, en
sachant, ce que je dis souvent, que vers 13,
14 ans, il y a une différence de développement
extraordinairement étendue, donc un certain
nombre d’enfants pourraient le voir sans
CLASSEZ CE FILM QUE LES ENFANTS NE SAURAIENT VOIR
33
Que les images soient celles d’actes sexuels ou
violents, l’enjeu est de déterminer si leurs effets
sont tels qu’elles « heurteraient la sensibilité », selon
l’expression couramment utilisée, comme dans cet
avertissement à Love de Gaspard Noé (2015) – « les
très nombreuses scènes de sexe sont susceptibles de
heurter la sensibilité du public » – ou dans cet avis
rendu par la Commission à propos d’Annabelle de
John R. Leonetti (2014) – « interdiction aux mineurs
de moins de douze ans pour ce film d’horreur dont
le climat et plusieurs scènes sont susceptibles de
heurter la sensibilité du public jeune ».
Les images « sadomasochistes » sont considérées comme les plus susceptibles de troubler l’ordre
social, car elles montrent qu’une jouissance sexuelle
peut être tirée d’actes qualifiables, par certains, de
violents, au sens où ils mettent en scène un rapport
de domination. C’est pour empêcher que de tels
actes « sadomasochistes » soient visibles par les plus
jeunes qu’une association de défense de la jeunesse
Deux catégories d’images
filmées sont particulièrement
considérées comme
perturbatrices : les images
d’actes sexuels et les images
d’actes violents.
a demandé que le tribunal administratif interdise
aux moins de 18 ans Cinquante nuances de Grey
de Sam Taylor-Johnson (2015), distribué avec une
interdiction aux moins de 12 ans. D’après le recours
en suspension de cette association, « on sait que
4. Loi du 30 décembre 1975 portant loi de
finances pour 1976.
5. Décret du 23 février 1990.
6. Décret du 12 juillet 2001. À celui-ci s’ajoute
le décret du 8 février 2017.
Censures
Depuis le milieu des années 1970, deux catégories d’images filmées sont particulièrement considérées comme « perturbatrices » pour les spectateurs
supprimables : les images d’actes sexuels et les
images d’actes violents, auxquelles se sont ajoutées
officiellement, depuis 2009, les images portant
atteinte à la « dignité humaine ». Ces catégories
sont fixées juridiquement, dans des textes législatifs
et réglementaires : création d’une liste des films
pornographiques ou d’incitation à la violence4,
instauration d’une Commission de classification à la
place d’une Commission de contrôle5, mise en place
de la possibilité d’une interdiction aux moins de
18 ans indépendamment de l’inscription sur la liste
précitée6. Les films dans lesquels des actes sexuels
sont mis en scène peuvent susciter des opinions très
divergentes, observables aussi bien dans les avis écrits
des comités que lors des débats de la Commission
de classification, s’interrogeant principalement sur
la nature du « plaisir » qui pourrait éventuellement
en être tiré. Les images d’actes violents sont quant à
elles interprétées afin de déterminer si leurs effets
sont « perturbants », voire d’une force telle qu’ils
inciteraient à commettre des actes violents. Comme
l’explique un commissaire lors d’un débat sur un
film qui montre des meurtres à caractère sexuel :
dommage, mais je pense que beaucoup
d’autres pourraient être extrêmement
perturbés par ce film. C’est pour ça, je
proposerais plutôt un moins de 16 ans. »
(Je souligne.)
Terrain 72
« Avec l’école, nous allions voir des films,
et la programmation n’était absolument pas
adaptée à notre âge et, moi, il y a beaucoup
de films qui m’ont choqué et qui m’ont
vraiment fait faire des cauchemars quand
j’étais plus jeune. C’est davantage ça que je
prends comme référence maintenant : est-ce
que, à huit ans, quand ce film-là me choquait,
est-ce que ce film m’aurait choqué aussi ? »
A. ESQUERRE
34
les jeunes adolescents (les plus vulnérables en tout
cas) sont portés à reproduire dans leur vie ce qu’ils
voient dans les films mis à leur portée, surtout si la
présentation est positive ». Le recours conteste le
consentement du personnage féminin, soumis au
personnage masculin dominant (« Initiez-moi ! »),
en le qualifiant de « langage de violeur » ; il énumère
des actes présentant un « véritable danger pour les
mineurs » : « un dépucelage brutal de la jeune fille,
avec coups sur les fesses », « retournée comme une
crêpe pour [être mise] à quatre pattes, sans qu’on
sache du coup, à vrai dire [si le personnage masculin
dominant], la sodomise ou la pénètre “vaginalement” », « “fesser” une femme, la fouetter, l’attacher
pour la pénétrer, la réduire au silence pendant qu’elle
fait l’objet de traitements humiliants ». Un juge du
tribunal administratif de Paris a pourtant constaté,
à propos de ce film, que la large diffusion d’images
mettant en scène des pratiques sadomasochistes
contractuellement consenties ne produit guère de
ravages : alors que « le film Cinquante nuances de
Grey dont la requérante entend obtenir la limitation
d’accès aux plus de 18 ans et subsidiairement aux
plus de 16 ans a réuni en deux semaines de projection en France une audience de près de 2, 5 millions
de spectateurs sur 800 salles […] la requérante
n’invoque aucune conséquence, autre qu’isolée,
qu’aurait provoquée sur ce public la projection de
ce qu’elle présente comme un dangereux manifeste
sado-masochiste7 ».
LA COMPARAISON DE FILMS
INCOMPARABLES
a durée du débat interprétatif qui suit la
projection d’un film examiné par la Commission de classification peut varier de quelques
minutes (avec deux prises de parole convergentes
et une décision à l’unanimité) à environ une demiheure, voire trois quarts d’heure. S’accorder sur
les effets perturbants des images n’est pas toujours
évident.
Les suppresseurs peuvent hésiter entre plusieurs interprétations (« J’ai envie d’entendre tout
Terrain 72
Censures
L
le monde car je ne me suis pas encore fait ma propre
opinion, entre moins de 12 avec avertissement et
moins de 16 », déclare ainsi un commissaire, alors
que sept autres se sont déjà exprimés au cours d’un
débat). Un commissaire constate ainsi les différences d’interprétations alors que plusieurs autres ont
déjà donné leur avis et que se pose notamment la
question de savoir s’il faut centrer son attention
sur une scène ou sur la totalité du film : « Cette
question du sens du film, on est tous d’accord que
c’est important, le sens du film. On voit bien que là,
nous adultes, on n’a pas tous mis le même sens au
Chaque suppresseur doit
démêler l’effet que le film
a exercé sur lui de celui qu’il
projette sur un spectateur
supprimable.
film. » Comment, à partir d’une pluralité de points
de vue sur les effets des images, des commissaires procèdent-ils pour converger vers une unique
interprétation ? L’exercice est d’autant plus difficile
que chaque suppresseur doit démêler l’effet que le
film a exercé sur lui de celui qu’il projette sur un
spectateur supprimable.
Chaque suppresseur est donc invité à interpréter ou est placé, a minima, dans la position
d’entendre des interprétations qui peuvent coexister
ou s’exclure les unes les autres. Les membres de
la Commission ne se réfèrent ni à des traditions
culturelles, ni à un goût cosmopolite, ignorant la
manière dont les films étudiés ont été supprimés
dans d’autres États. Distinguons huit procédés
interprétatifs, auxquels les suppresseurs de film ont
eu recours lorsque j’ai observé leurs débats pendant
les séances de la Commission de classification. Trois
d’entre eux reposent sur la comparaison ; ils sont
les plus importants à la fois parce qu’ils sont les
plus fréquents et parce qu’ils sont utilisés, souvent,
pour inaugurer le débat.
7. Tribunal administratif de Paris, no 1502353/9,
Ordonnance du 3 mars 2015.
CLASSEZ CE FILM QUE LES ENFANTS NE SAURAIENT VOIR
35
n Couverture des Cahiers du cinéma, janvier 1976
Publié juste après la loi du 30 décembre 1975 dite X, ce numéro s’ouvre par
un éditorial de Jean-Louis Comolli la dénonçant comme une « censure libérale ».
SOURCE : GALLICA, PHOTO © BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
n Entrée de la censure cinématographique au ministère, 1921
Instituée auprès du ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts,
la Commission d’examen des films cinématographiques a commencé à
fonctionner le 3 janvier 1920. Pendant cette première année, 2010 scénarios
ont été présentés, 292 séances se sont tenues, et 68 films ont été ajournés
ou ont fait l’objet d’observations.
Terrain 72
Censures
SOURCE : GALLICA, PHOTO © AGENCE ROL / BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
A. ESQUERRE
Un suppresseur de film peut comparer les interprétations formulées par d’autres suppresseurs d’un
même film dans le temps. De telles interprétations
ont été émises peu de temps auparavant – quelques
jours, voire une ou deux semaines –, car l’avis des
commissaires du comité qui ont déjà visionné le film
est joint à la convocation à la séance, puis rappelé,
Terrain 72
Censures
36
mettre une étiquette
de genre sur un film, c’est
l’associer à une série
d’effets probables et
à un âge en dessous duquel
son accès sera supprimé.
avant l’ouverture de tout débat en séance plénière
de la Commission de classification. Cette manière
de comparer est aussi à l’œuvre quand un film est
réexaminé par la Commission, soit à quelques
semaines d’intervalle, à la demande du ministre
avant de délivrer un visa, soit à plusieurs années,
voire plusieurs décennies d’écart quand un producteur ou distributeur souhaite, avant de ressortir un
film, modifier sa « classification ». Le réexamen,
dans les années 2010, d’un film doté d’un visa des
années 1970, par exemple, fait ressortir la permanence de la suppression des films dans le temps
– que masque la transformation de la « censure » et
du « contrôle » en « classification ».
Un film peut, ensuite, être associé par des suppresseurs à un genre, ce qui conduit à le comparer à
d’autres films de ce genre. L’attribution d’un genre
oriente une manière d’interpréter une œuvre et,
fréquemment, lors d’un débat, il est évoqué dès les
premières prises de parole, voire par le président
de séance après qu’il a rappelé l’avis du comité. Un
commissaire dit ainsi au début d’un débat :
« On a tendance à dire que c’est un film de
guerre, et que la guerre c’est violent. Même
si c’est pendant la guerre, ce n’est pas un
film de guerre. C’est un film particulier, un
film historique, mais ce n’est pas un film de
guerre où on sait qu’il y a des gentils et des
méchants. »
Un film dont le genre est difficilement identifiable est plus compliqué à discuter. Ouvrant un
débat, le président affirme ainsi considérer que le
deuxième film regardé lors d’une séance appartient
au même genre que le premier (« Je crois qu’on est
un peu dans la même situation que tout à l’heure »),
tandis que des commissaires contestent cette qualification (« Ah bah non ! Non ! Là, pour le coup, ce
n’est pas une comédie familiale ! »).
Mettre une étiquette de genre sur un film, c’est
l’associer à une série d’effets probables et, implicitement, à un âge en dessous duquel son accès sera
supprimé, ainsi qu’à une manière de voir attendue
d’un spectateur supprimable : « Moi, je ne suis pas
d’accord de dire que si on met moins de 16 ans, on
sanctionne le film. Je suis un grand amateur de films
d’horreur. Plus la classification est basse, moins j’ai
envie d’aller voir le film. Plus la classification est
haute, plus on a envie d’aller voir le film », note un
commissaire durant un débat. Mais les frontières
d’un genre étant toujours floues, la discussion
portant sur un écart dans le film par rapport à
ces frontières peut porter à controverse, les uns
considérant que l’écart est trop grand pour que le
film relève de ce genre – « On est globalement un
peu au-dessus de ce qu’on peut voir habituellement
dans les films d’épouvante, qu’on voit très souvent
ici et qui sont estampillés moins de 12 ans assez
facilement, parce qu’on a l’habitude, nous ! » –,
les autres estimant au contraire qu’il n’existe pas
ou peu d’écart, si bien que le film est un modèle
du genre : « Moi, je pense que c’est un film assez
classique dans le genre, et je pense qu’il n’est pas
nécessaire de mettre un avertissement. Je suis pour
un moins de 12 ans ordinaire. »
Les suppresseurs peuvent, aussi, comparer
les films entre eux au-delà de leur genre principal
d’appartenance. Des commissaires ont recours à ce
type d’approche lorsqu’ils estiment qu’un film correspond à un genre, sauf pour quelques scènes qui y
dérogent (« Ça rappelle Massacre à la tronçonneuse,
ça oscille entre [ce dernier film et] Cinquante nuances
En comparant des films, les suppresseurs attaquent, lors des débats, une idée qu’ils disent pourtant
défendre lorsqu’ils sont questionnés avant ou après,
selon laquelle les œuvres d’art seraient incomparables les unes aux autres, et sans commune mesure :
« Chaque film est différent » revient souvent lors
des entretiens ou lors des conversations. Certains
commissaires affirment refuser de procéder à des
comparaisons afin de recevoir l’œuvre en tant qu’événement inouï. Ils s’expriment comme s’il leur était
possible de maîtriser leur mémoire ou comme s’ils
étaient dotés d’une capacité à oublier complètement les films une fois vus. La comparaison des
interprétations d’une même œuvre fait également
apparaître le caractère arbitraire de celles-ci : certains commissaires, ayant vu davantage de films,
sont dotés d’une plus grande capacité à comparer
que d’autres. Toutefois, les commissaires peuvent
considérer que ce problème du caractère arbitraire
CLASSEZ CE FILM QUE LES ENFANTS NE SAURAIENT VOIR
37
Certains commissaires
affirment refuser
de procéder à des
comparaisons afin de
recevoir l’œuvre en tant
qu’événement inouï.
le film, l’a expérimenté : « Moi, je suis plutôt favorable
à [moins de] 12 ans avec un avertissement exprimant
le fait que le climat est très anxiogène. »
En outre, les suppresseurs établissent parfois des
degrés d’interprétation d’un film et hiérarchisent
donc des catégories de spectateurs supprimables
se référant au contexte, non pas de fabrication de
l’œuvre, mais dans lequel le spectateur projeté et
supprimable est placé pour regarder le film. Ce
Censures
« Si ce film n’est pas interdit aux moins
de 16 ans, je ne sais pas lequel peut l’être.
C’est quand même le spectacle le plus
malsain qu’il nous soit possible de regarder.
Et encore une fois, on peut aimer le cinéma
de Pasolini, il est même difficile de ne pas
l’aimer, mais pour autant, tous les films
de Pasolini ne doivent pas être montrés
à des enfants, ou alors c’est des regards
accompagnés, on leur explique. »
est surmonté par le nombre de personnes s’alignant
sur une même interprétation. Enfin, la comparaison
suppose que le spectateur est lui aussi capable de
comparer les films, alors que, pour les commissaires,
l’enfant ou l’adolescent ne l’est pas.
C’est pourquoi, lorsqu’on interroge les suppresseurs siégeant ou ayant siégé à la Commission, ils
affirment généralement, en parlant de leur pratique :
« Les comparaisons sont interdites. » Mais entre ce
qui est affirmé, dans la présentation de la pratique,
et la pratique telle qu’elle peut être observée, il y a
un écart qui conduit à repérer un déni de la comparaison, partagé par les commissaires quel que soit
leur collège, ou qui est présenté comme l’expérience
d’une contradiction.
Par ailleurs, les suppresseurs sont invités à considérer le film dans sa totalité, et non pas de manière
partielle. Cet ensemble est, généralement, désigné
de deux manières : par son récit et par son climat
(son « ambiance », son « atmosphère »). Le climat
est une manière de saisir la totalité du film sans la
rapporter aux événements qui forment le récit : c’est
le hors-récit du film qui ne peut être repérable ni
dans une image précise, ni dans un énoncé, mais
qui appartient à l’ensemble. Ce climat ne peut être
exprimé que parce que le suppresseur, en regardant
Terrain 72
de gris [sic] », déclare un commissaire, discutant de
scènes qui ne relèvent pas du genre du film d’horreur et les rapprochant de deux films relevant de
genres différents). Parfois, ils comparent des films
en rapprochant des manières de filmer des actes,
notamment sexuels ou violents, et leurs effets sur
le spectateur : « À ce moment-là, j’ai l’impression
que dans un James Bond, moi je subis des agressions
physiques beaucoup plus fortes que dans ce filmlà », déclare un commissaire à propos d’un film
ne relevant pas du film d’action. La comparaison
peut, par ailleurs, dépasser les genres lorsqu’il s’agit
d’évoquer des films présentés comme des références
historiques, tels ceux de Pasolini lors d’un débat à
propos d’un film en 2018 :
A. ESQUERRE
n Le Spectre du Gardénia, Marcel Jean, 1936
Marcel Jean raconte avoir d’abord eu l’intention de réaliser le faux col avec un film chiné
aux Puces, Le Secret du Gardénia. Mais une coquille dans le catalogue d’une exposition
aurait transformé le « secret » du titre en « spectre ».
PHOTO © CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI, DIST. RMN-GRAND PALAIS / GEORGES MEGUERDITCHIAN
qui transparaît dans cette remarque d’un ancien
membre du collège des professionnels :
« À la classification, on pense vraiment au
film tel qu’il va être reçu là, à l’instant T,
maintenant. On ne se dit pas : “dans dix ans”,
“dans quinze ans” – alors que le film aura la
même classification, sauf s’il repasse [devant
la Commission de classification]. »
38
Il existe, encore, deux autres procédés, moins
usités : celui de l’invocation de textes juridiques et la
prise en compte de la dimension économique d’un
film. Une restriction de la circulation d’un film à la
suite d’une « classification » peut, en effet, avoir des
conséquences économiques négatives sur sa carrière,
non seulement en salles, mais, ultérieurement, lors
de sa programmation éventuelle par une chaîne de
télévision.
DE L’EFFET DES IMAGES
ourquoi, dans certains cas, le débat, très
long, conduit-il à un clivage nécessitant un
vote tandis que, dans d’autres, l’unanimité
est rapidement acquise ? La réponse à cette question
reste obscure pour nombre de commissaires. C’est
moins, me semble-t-il, la différence d’attribution
des effets que la difficulté à établir une comparaison entre le film examiné et d’autres autorisés qui
empêche les commissaires de clore un débat. Si le
film est comparable, c’est-à-dire si les suppresseurs
parviennent à réduire les différences entre lui et une
série d’autres, alors il y a rapidement unanimité. En
revanche, s’il présente des différences que certains
suppresseurs maintiennent comme irréductibles
avec les autres films similaires, il se trouve pris entre
deux séries, qui tendent vers deux « classifications »
différentes.
Avant même que la Commission ait vu le film,
une interprétation a déjà pu lui être associée : celle
de son auteur. Les suppresseurs pourraient ainsi
s’en remettre à quelqu’un qui connaît l’œuvre mieux
qu’eux. D’ailleurs, une idée souvent défendue par des
historiens de l’art comme par des anthropologues est
Terrain 72
Censures
P
que les effets d’une œuvre et la manière dont celui
qui est en contact avec elle en est affecté ne pourraient être compris qu’en intégrant dans l’analyse
les intentions de ses fabricants. Suivant un modèle
les suppresseurs de films
considèrent donc que leur
interprétation l’emporte
sur celle de l’auteur.
anthropologique d’analyse des images, comme celui
de Philippe Descola qui propose de les considérer
comme une interface entre leur auteur, humain ou
non-humain, et le spectateur, celles-ci sont potentiellement dotées d’une capacité d’action, d’une
agentivité, qui est déléguée au sens où elle prolonge
les intentions de l’auteur, qu’ils les aient exprimées
ou qu’on les lui ait attribuées (Descola 2010).
Or, à l’inverse des dispositifs tels que les conférences de presse données par un réalisateur – comme
au festival de Cannes –, visant à connecter ses intentions à son œuvre (Esquerre 2012), la suppression des
films a pour objectif de déconnecter les images de leur
auteur. Le spectateur supprimable étant considéré
comme n’ayant pas connaissance des intentions du
créateur d’un film, celles-ci sont rejetées par des
membres du collège des experts ou de celui des
professionnels du cinéma. Un commissaire s’adresse
ainsi à un autre pour lui rappeler qu’ils doivent
interpréter le film en le détachant du réalisateur :
« Tu as dit : je m’attendais à pire parce qu’on
connaît [nom d’un réalisateur], etc., je
rappelle qu’un jeune public ne connaît pas [ce
réalisateur], comme toi tu le connais, avec
toutes les références cinématographiques,
etc., et que ça, quand même, ce sont des clés
de lecture ou d’analyse qu’un gamin de 14 ans
n’a pas. »
Les suppresseurs de films considèrent donc que
leur interprétation l’emporte sur celle de l’auteur,
ou sont mis dans cette position. L’interprétation
d’une œuvre ne peut être réduite à celle émise par
A. ESQUERRE
son auteur, et le spectateur supprimable est considéré comme ignorant celle-ci. Pourtant, bien que
les commissaires affirment ne pouvoir connaître
l’intention authentique d’un réalisateur, celle-ci
peut être rappelée lors du débat. Cette intention
Terrain 72
Censures
40
les membres de la
Commission de classification
des films sont chargés de
s’inquiéter d’autres effets
attribués spécifiquement
aux images.
s’avère même parfois déterminante à propos d’images
filmées sur lesquelles les suppresseurs sont appelés
à veiller particulièrement : celles d’actes sexuels.
Car en faisant appel à l’intention « artistique » de
l’auteur, ils peuvent justifier la distinction entre des
images d’actes sexuels classifiés comme « pornographiques » et celles relevant d’une seule interdiction aux mineurs de moins de 18 ans.
Un État se présentant comme démocratique a la
possibilité de fixer des limites à la liberté d’expression. Celles-ci sont fondées sur les effets qu’on prête
aux énoncés – l’État peut y interdire notamment
l’apologie de crimes de guerre, contre l’humanité,
du terrorisme, l’incitation à la haine, et à commettre
des violences –, ou sur leur caractère véridique ou
mensonger. Cette limitation en fonction de la vérité,
définie par l’État, est temporaire ou permanente.
Les images de cinéma ne peuvent circuler qu’à
l’intérieur de ces limites. Mais les membres de la
Commission de classification des films sont chargés
de s’inquiéter d’autres effets attribués spécifiquement aux images. Premièrement, ils veillent au
psychisme des sujets, à leur « sensibilité » qui ne
doit pas être heurtée, particulièrement pour les plus
jeunes. Cette attention particulière de l’État s’est
amorcée à partir du milieu des années 1970, lorsque
la loi dite X a été votée, visant non seulement les films
« pornographiques », mais aussi ceux « incitant à
la violence ». Elle peut être comprise comme une
composante d’un mouvement étatique plus large
investissant le psychisme des sujets par le droit, qui
n’a cessé de se développer depuis les années 1980
jusqu’au début du xxie siècle, et qui s’étend de la
lutte contre la « manipulation mentale » ou la « sujétion psychologique » (Esquerre 2009) à la prise en
compte du « travail de deuil » pour empêcher les
cendres d’être localisées dans des espaces privés
(Esquerre 2011).
Deuxièmement, l’État s’inquiète des effets des
images sur les relations sociales et particulièrement
sur celles qui conduisent les plus jeunes spectateurs
à de potentielles actions violentes. On est loin, ici,
des actions imputées à des images ou à des objets
– tel un fétiche à clous dans le cadre de rituels (Gell
2009 [1998] : 73-76 ; Severi 2017) –, souvent décrites
cependant comme s’il n’existait nul flottement, ni
conditions d’échec de ces actions. De leurs effets sur
des spectateurs projetés, les commissaires chargés
de les déterminer savent peu de choses : il y a une
évanescence de l’effet « perturbant » des images. C’est
la raison pour laquelle les commissaires procèdent
principalement en comparant les films entre eux,
indexant, sans le formaliser, des catégories d’âge sur
des genres de films. En isolant des jeunes spectateurs,
ils participent au toujours difficile tracé des frontières de la liberté d’expression, frontière délimitée
par les effets attribués aux énoncés et aux images.
DESCOLA PHILIPPE (dir.), 2010.
La fabrique des images. Visions
du monde et formes de la
représentation, exposition au musée
du quai Branly, 16 février 201011 juillet 2011, Paris, Somogy &
Musée du quai Branly.
ESQUERRE ARNAUD, 2009.
La manipulation mentale. Sociologie
des sectes en France, Paris, Fayard.
MÉON JEAN-MATTHIEU, 2005.
« Contrôle concerté ou censure ?
L’euphémisation du contrôle public
des médias et sa légitimation »,
Raisons politiques no 17/1,
p. 149-160.
SEVERI CARLO, 2017.
L’objet-personne. Une anthropologie
de la croyance visuelle, Paris, Rue
d’Ulm & Musée du quai Branly.
CLASSEZ CE FILM QUE LES ENFANTS NE SAURAIENT VOIR
DERRIDA JACQUES, 1990.
« Chaire vacante : censure, maîtrise
et magistralité », in Du droit à la
philosophie, Paris, Galilée,
p. 343-370.
BÉGUIN MARCEL, 1995.
Le cinéma et l’Église. 100 ans
d’histoire(s) en France, Versailles,
Chrétiens-média-cinéma/Fiches
du cinéma.
BERTIN-MAGHIT JEAN-PIERRE,
2002 [1989].
Le cinéma français sous
l’Occupation. Le monde du cinéma
français de 1940 à 1946, Paris,
Perrin.
BOURDIEU PIERRE, 1984.
« La censure », in Questions de
sociologie, Paris, Éditions de Minuit,
p. 138-142.
CRÉPIN THIERRY & THIERRY
GROENSTEEN, 1999.
On tue à chaque page ! La loi
de 1949 sur les publications
destinées à la jeunesse,
Paris & Angoulême, Éditions
du Temps & Musée de la bande
dessinée.
—, 2019.
Interdire de voir. Sexe, violence et
liberté d’expression au cinéma, Paris,
Fayard.
FREUD SIGMUND, 2010 [1899].
L’interprétation du rêve, trad. Janine
Altounian et al., Paris, PUF.
GELL ALFRED, 2009 [1998].
L’art et ses agents, une théorie
anthropologique, trad. Sophie &
Olivier Renaut, Dijon, Les Presses
du réel.
GRIMAUD EMMANUEL, 2004.
Bollywood Film Studio ou comment
les films se font à Bombay, Paris,
CNRS Éditions.
KUHLMANN MARIE, NELLY
KUNTZMANN & HÉLÈNE BELLOUR,
1989.
Censure et bibliothèques au
XXe siècle, Paris, Éditions du Cercle
de la librairie.
Censures
BANCAL JEAN, 1934.
La censure cinématographique, thèse
de doctorat de l’université de Paris,
Faculté de Droit.
Terrain 72
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
—, 2012.
« Jusqu’où le cinéma peut-il être
critique ? À propos du festival de
Cannes », Mouvements no 71,
p. 162-179.
41
—, 2011.
Les os, les cendres et l’État, Paris,
Fayard.