Du grain à moudre sur les Néandertaliens.
Sophie A. de Beaune
To cite this version:
Sophie A. de Beaune. Du grain à moudre sur les Néandertaliens.. La Recherche, Sciences et avenir,
2003, pp.56-59. halshs-00407262
HAL Id: halshs-00407262
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00407262
Submitted on 24 Jul 2009
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ARCHÉOLOGIE
❚ LE CONTEXTE ❚ Les deux pierres plates ci-contre
sont des meules, sur lesquelles des hommes préhistoriques ont écrasé des aliments ou des colorants. Les
archéologues trouvent de tels objets en grandes quantités en Europe et en Asie, qui remontent à l’inven-
tion de l’agriculture, il y a environ 8 000 ans : leur
généralisation accompagne la fabrication de farine.
Ils en trouvent aussi, quoique plus rarement, pour la
période du Paléolithique supérieur, qui a commencé en
Europe il y a environ 40 000 ans. Ces meules, datées
d’environ 32 000 ans, ne seraient donc pas exceptionnelles si leurs utilisateurs n’avaient été des hommes
de Neandertal : ce sont les premières meules utilisées par des représentants d’une espèce différente
de la nôtre.
Du grain à moudre
sur les
néandertaliens
Des outils à usage domestique, des meules, perdus pendant trente-cinq ans, ont enfin été
étudiés. Ils apportent un éclairage nouveau sur les comportements des derniers néandertaliens
et sur leurs relations avec les hommes de Cro-Magnon.
Sophie A.
de Beaune
est professeur à l’université
Jean-Moulin à Lyon
et chercheur associé
au laboratoire Archéologies
et sciences de l’Antiquité
à Nanterre.
[email protected]
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LA RECHERCHE | JANVIER
2003 | Nº 360
n 1964, André Leroi-Gourhan mentionne
la découverte, lors des fouilles de la grotte du
Renne, à Arcy-sur-Cure, dans l’Yonne, de
« trois authentiques meules plates » de granite
polies par l’usage [1]. Elles ne sont pas étudiées à l’époque, les préhistoriens s’intéressant plus aux
silex taillés. Elles tombent ensuite doucement dans l’oubli,
à tel point que, lorsque je souhaite les examiner, au début
des années quatre-vingt-dix, plus personne ne sait où elles
se trouvent. Les vestiges recueillis lors de la fouille ont été
dispersés en plusieurs lieux : Collège de France, musée de
Nemours, musée d’Avallon, domiciles de préhistoriens…
Malgré leur volume, ces trois pièces demeurent introuvables. Ce n’est qu’en 1999, à la faveur du regroupement
et du transfert de l’ensemble du matériel à la Maison de
l’archéologie et de l’ethnologie, à Nanterre, qu’elles
« réapparaissent », mélangées aux collections de pierres
E
taillées. Impossible de savoir avec certitude où ces objets
ont passé les trente-cinq années qui nous séparent alors de
leur découverte !
Ces quatre meules (et non trois) sont bien en granite, et
deux seulement sont entières. Les traces qu’elles portent sur
leurs surfaces ne laissent aucun doute quant à leur usage.
Ajoutons qu’elles étaient accompagnées d’une bonne douzaine de broyeurs utilisés sur un ou plusieurs flancs, avec
des surfaces d’usure très nettes, des stries plus ou moins
profondes et abondantes.
Des outils partagés
Depuis leur découverte, ces meules ont fortement gagné en
intérêt, grâce aux évolutions des recherches préhistoriques.
Elles proviennent en effet d’un niveau de la grotte du Renne
dans lequel les outils de silex taillé sont caractéristiques de
la culture châtelperronienne. En 1964, on pensait que cette
ARCHÉOLOGIE
culture, que l’on trouve entre 36 000 et 30 000 ans environ,
était associée à l’homme moderne, Cro-Magnon, arrivé en
Europe il y a environ 40 000 ans. On sait aujourd’hui qu’elle
a en fait été produite par l’homme de Neandertal,
descendant des premiers Homo erectus arrivés en Europe
il y a plus d’un million d’années (lire l’encadré : « Qui a
fait le Châtelperronien ? », p. 58).
Ainsi, les néandertaliens utilisaient-ils des meules
comme les hommes de Cro-Magnon de culture aurignacienne, leurs contemporains. On a trouvé, par
exemple, à la grotte des Hyènes, à Brassempouy, dans
les Landes, site aurignacien daté d’environ 32 000 ans, une
grande plaque de grès ferrugineux de 35 à 40 centimètres
de long sur 25 centimètres de large, couverte de vigoureuses stries d’abrasion longitudinales [2].
Ce n’est pas le premier trait culturel inconnu dans les
périodes précédentes et partagé par les Aurignaciens et
les Châtelperroniens. Il en est ainsi des modes de débitage
du silex, de l’usage de sagaies et de poinçons en os, et de la
possession d’objets de parure. Ce sont d’ailleurs ces similitudes qui justifient le classement du Châtelperronien
dans le Paléolithique supérieur, et qui l’avaient fait attribuer à l’homme moderne.
L’origine de ces innovations communes est aujourd’hui
fortement controversée [3]. Plusieurs scénarios ont été
proposés pour l’expliquer [4]. La majorité des préhistoriens, tels Paul Mellars, de l’université de Cambridge, ou
Jean-Jacques Hublin, de l’université Bordeaux I, admettent
communément que les néandertaliens seraient moins évolués techniquement, et auraient emprunté techniques et
idées aux hommes modernes nouvellement arrivés du
Proche-Orient et mieux équipés qu’eux. Il est vrai que les
néandertaliens acquièrent des comportements qu’ils
CES DEUX PIERRES PLATES EN GRANITE (en haut) ont été utilisées comme
meules il y a environ 32 000 ans par des hommes de Neandertal dans
la grotte du Renne d’Arcy-sur-Cure, dans l’Yonne. La plus grande
mesure 32 centimètres sur 22 (à gauche). Elle est polie et maculée de colorant noir sur la face utilisée, et elle porte les traces
d’un piquetage, probablement destiné à lui rendre sa rugosité. La seconde (à droite), plus petite (27 sur 21 centimètres), présente une surface usée très légèrement
concave, avec des stries d’usure nettes. Deux autres fragments de meules ont été découverts dans le même
niveau archéologique, ainsi qu’une bonne douzaine de
broyeurs, pour la plupart en granite eux aussi, utilisés
sur un ou plusieurs flancs avec des surfaces d’usure
très nettes, des stries plus ou moins profondes et abondantes, et de fréquentes traces de colorant. Par exemple,
ce gros fragment de broyeur (ci-contre), d’une douzaine
de centimètres dans sa plus grande longueur, porte des
traces d’ocre sur les flancs. © SOPHIE A. DE BEAUNE
n’avaient jamais eus auparavant (comme fabriquer des
perles, des pendentifs et des objets gravés), précisément
quelques centaines d’années après l’arrivée des hommes
modernes en Europe : la coïncidence est troublante !
Influence et emprunts réciproques
À l’opposé, quelques auteurs, tels João Zilhão, au Portugal,
et Francesco D’Errico, du CNRS, ont proposé que les
hommes de Neandertal avaient les capacités techniques
et intellectuelles suffisantes pour développer seuls ces
nouveaux comportements, sans copier les Aurignaciens. En
arguant des incertitudes dans les datations relatives pour
les sites de ces périodes, ils suggèrent même que les changements comportementaux de certains néandertaliens
auraient précédé l’arrivée des premiers Aurignaciens en
Europe [5]. Ils n’excluent pas, d’ailleurs, que ces derniers
aient été les vrais imitateurs.
Leroi-Gourhan avait proposé une hypothèse médiane : ➩
[1] André Leroi-Gourhan
et Arlette Leroi-Gourhan,
Gallia Préhistoire, 7, 1, 1964.
[2] H. Delporte
et D. Buisson, Bull.
de la Soc. de Borda,
422, 143, 1991.
[3] F. D’Errico et al., Current
Anthropology, 39s, 1, 1998.
[4] A. Taverne, La Recherche,
334, 48, 2000.
[5] J. Zilhão et F. D’Errico,
L’Anthropologie, 104, 17, 2000.
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ARCHÉOLOGIE
LA GROTTE DU RENNE, DONT ON VOIT ICI L’ENTRÉE (à gauche), fait partie d’un ensemble de cavités disposées sur quelques kilomètres le long
de la Cure, affluent de l’Yonne. Explorées depuis la fin du XIXe siècle, ces cavités ont été fouillées principalement de 1946 à 1968. L’importance
particulière de la grotte du Renne réside dans le fait que c’est le seul site où des outils en os, des objets de parure et, aujourd’hui, des meules
sont associés à l’homme de Neandertal. © A.LEROI-GOUHRAN / B. SCHMIDER
semblables, ils le font avec des techniques différentes, que ce soit pour
l’appointement de poinçons en os ou
❚ LE 16 MAI 1996, LA REVUE NATURE ARBORE EN Leroi-Gourhan dans les mêmes couches sédimenle percement de perles.
COUVERTURE DES RONDELLES EN OS et des dents taires [9]. C’est le deuxième exemple d’une présence
C’est cette dernière hypothèse qui me
percées trouvées dans les niveaux néandertalienne sur un site châtelperronien, après
semble la plus solide. Après tout, néanchâtelperroniens de la grotte du la découverte de Saint-Césaire, en Charente, en 1979.
dertaliens et hommes modernes ont
Renne, à Arcy-sur-Cure (Yonne). Et c’est la première fois que les néandertaliens seraient
aussi cohabité au Proche-Orient il y
À l’intérieur, Jean-Jacques directement associés à des objets de parure, telle
a 200 000 à 100 000 ans : ils y ont
Hublin, alors au Musée de cette pendeloque (à gauche). En 1998, Francesco
fabriqué et utilisé les mêmes outils, y
l’homme, et quatre autres D’Errico, du CNRS à Bordeaux, et ses collègues
ont exploité les mêmes ressources,
spécialistes de l’anato- démontrent que ce objets ont bien été fabriqués sur
sans qu’aucun des deux fasse preuve
mie démontrent que les place. D’après Randall White, de l’université de New
d’une supériorité technique, ni psyoccupants du site étaient York, les techniques utilisées sont originales [10]. Si
chique par rapport à l’autre. Il y a plus
des néandertaliens [8]. la présence de ces objets dans un niveau châtelperde 100 000 ans, les deux espèces enterIls tirent leur conviction de ronien n’est pas due à un bouleversement stratigraraient leurs morts.
l’étude de la géométrie de phique, ce qui reste discuté, les néandertaliens en seIl faut bien admettre que le concept
l’oreille interne conservée raient donc les véritables fabricants, avec des méde culture ne peut plus être assimilé
dans un fragment d’os temporal, thodes de fabrication propres, non empruntées aux
au développement biologique. On
trouvé jadis par l’équipe d’André Cro-Magnons. © R. WHITE
peut supposer que, pendant la période
charnière de 40 000 à 30 000 ans,
toutes les cultures existantes avaient
➩ des inventions indépendantes, mais des influences et atteint, malgré leurs différences, un stade de maturation
des emprunts réciproques. Randall White, de l’université suffisant pour créer elles-mêmes un certain nombre d’inde New York, a donné la meilleure formulation de cette novations. Les progrès techniques ou l’expression de la
hypothèse, en insistant sur le fait que le Paléolithique pensée symbolique auraient évolué de façon à peu près
supérieur traduit une révolution sociale plutôt que synchrone chez les deux types humains.
biologique, et que rien n’empêche d’envisager des Les idées et les symboles auraient alors été véhiculés de
trajectoires évolutionnistes différentes. Cela expliquerait groupe en groupe, sans qu’il y ait forcément eu de contacts
que, bien que les deux groupes fabriquent des objets entre hommes modernes et néandertaliens. Il suffit qu’un
TRAVAUX
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LA RECHERCHE | JANVIER
Qui a fait le Châtelperronien ?
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ARCHÉOLOGIE
groupe de néandertaliens ait été intrigué par
les parures d’un groupe de Cro-Magnon
HYPOTHÈSES
pour qu’à son tour il produise des pendeloques et des bijoux. Puis cette idée se serait
répandue de proche en proche entre les
❚ D’ABONDANTES TRACES DE COLORANT figurent la surface de meules et de broyeurs trouvés lors
groupes de néandertaliens. Cela expliquerait
sur la plupart des meules et broyeurs du Paléoli- de fouilles récentes permettraient de trancher.
que les deux groupes aient échangé des idées
thique : ces objets servaient-ils exclusivement à La seconde hypothèse est cependant la plus
d’objets sans nécessairement en échanger les
la préparation de colorant ? Étaient-ils utilisés séduisante : les outils plurifonctionnels sont frétechniques. Une dernière explication, d’ordre
pour moudre et pour broyer toutes sortes de den- quents au Paléolithique, et il est difficile d’envisociologique, et qui va dans le même sens,
rées animales et végétales, seul le colorant ayant sager une fonction spécifique pour de tels outils
est que ces deux populations, si semblables et
alors laissé des traces à leurs surfaces ? Des ana- volumineux qui occupaient vraisemblablement
si différentes à la fois, auraient simultanélyses physico-chimiques de résidus prélevés sur une place fixe dans l’habitat.
ment et volontairement modifié leurs
comportements pour affirmer leur identité.
Revenons aux meules d’Arcy-sur-Cure si opportunément d’un animal fouisseur ou d’un fouilleur maladroit,
retrouvées. Qu’apportent-elles de neuf à ce débat ? En comme l’a défendu par exemple Yvette Taborin, de
premier lieu, elles confortent l’authenticité des objets l’université Paris I ? On a du mal à le croire dans le cas
châtelperroniens à « allure » aurignacienne. La grotte du d’une meule – ou plutôt de quatre meules – de plusieurs
Renne a été occupée successivement par des Châtel- kilogrammes.
perroniens et par des Aurignaciens. Une couche En second lieu, ces meules châtelperroniennes montrent
d’occupation aurignacienne surmonte donc la couche que les néandertaliens étaient, comme nous, parfaitement
châtelperronienne. Or, ces superpositions sédimentaires capables de maîtriser le geste de la percussion posée. Un
ont subi quelques bouleversements, en particulier à cause petit broyeur provenant de l’abri de Laussel, en Dordogne
du creusement de terriers par des animaux. Les éléments [6], le laissait déjà supposer. Mais que les néandertaliens
de parure trouvés dans le Châtelperronien provien- aient eu les mêmes capacités motrices que nous n’était pas
draient-ils, en réalité, de la couche aurignacienne, à cause encore évident pour tous. Ainsi, Robin Dennell, de l’université de Sheffield, a-t-il tenté de montrer qu’ils avaient
beaucoup moins d’habileté technique et qu’ils ne pouvaient
réaliser que de petites séries de gestes simples [7].
L’usage des meules du Paléolithique
Coexistence pacifique
© J. VERTUT
Enfin, ces meules sont des outils lourds, encombrants,
difficilement transportables et éminemment domestiques. Elles ont leur place dans des campements de base,
où elles devaient servir à des usages multiples, tant
alimentaire que technique, si l’on en juge par la nature des
traces visibles à leurs surfaces. Les éléments de parure et
les pointes de silex ont pu circuler dans la besace des
chasseurs, mais si le concept de meule a circulé entre
Cro-Magnons et néandertaliens, ces objets ont
forcément été vus dans l’habitat, où s’effectuaient les
tâches domestiques quotidiennes, c’est-à-dire dans le
camp de base réunissant l’ensemble du groupe humain,
hommes, femmes et enfants. Pourquoi ne pas imaginer
alors une coexistence entre néandertaliens et CroMagnons, non seulement pacifique mais conviviale, avec
échanges de biens et de techniques lors de visites d’un
campement à l’autre ? ❚❚ S. A. B.
ANDRÉ LEROI-GOURHAN A ÉTÉ UNE FIGURE MARQUANTE de la
préhistoire en France dans la seconde moitié du XXe siècle. Dans
les années cinquante et soixante, il a expérimenté dans les grottes
d’Arcy-sur-Cure la fouille extensive de niveaux d’occupation. Cette
méthode, devenue aujourd’hui classique, vise la reconstitution des
comportements des hommes préhistoriques.
[6] S. A. de Beaune,
Pour une archéologie
du geste. Broyer, moudre,
piler, des premiers chasseurs
aux premiers agriculteurs,
CNRS Éditions, Paris, 2000.
[7] R. Dennell, European
Economic Prehistory,
Academic Press, 1983.
[8] J.-J. Hublin et al., Nature,
381, 224, 1996.
[9] A. Leroi-Gourhan,
Annales de paléontologie,
XLIII, 87, 1957.
[10] R. White,
L’Aurignacien de la grotte
du Renne. Les fouilles d’André
Leroi-Gourhan à Arcy-sur-Cure
(Yonne), B. Schmider (dir.),
XXXIVe supplément à Gallia
Préhistoire, CNRS Éditions,
Paris, 2002.
POUR EN SAVOIR PLUS
❚ Dominique Baffier, Les Derniers Néandertaliens,
le Châtelperronien, La Maison des roches, 1999.
❚ S. A. de Beaune, Pour une archéologie du geste. Broyer,
moudre, piler, des premiers chasseurs aux premiers agriculteurs,
CNRS Éditions, 2000.
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