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Le travail, combien de divisions

2024, Actes des 43es rencontres internationales d’archéologie et d’histoire

La division du travail constitue une dimension majeure des sociétés humaines, intimement liée aux progrès de leur technique et de leur productivité. Les voies et les mécanismes de son émergence restent cependant l'objet de nombreuses interrogations. Après être revenu sur quelques questions essentielles de définitions, on reviendra sur l'état des connaissances en ce qui concerne sa plus ancienne forme, celle qui s'opère selon le sexe, qui a récemment suscité un intérêt renouvelé. Après avoir rapidement évoqué les interrogations qui subsistent sur la nature des premières activités à avoir été concernées, on questionnera enfin la théorie standard, qui, depuis le xviii e siècle, voit dans la présence d'un « surplus » la condition nécessaire et suffisante de l'existence d'un artisanat spécialisé. On suggèrera un raisonnement alternatif, qui situe la variable-clé non dans la productivité alimentaire, mais dans la taille des unités sociales.

43 ACTEURS TECHNIQUES, ACTEURS SOCIAUX. DES VESTIGES MATÉRIELS À L’ORGANISATION SOCIALE DU TRAVAIL, DE LA PRÉHISTOIRE À NOS JOURS TECHNICAL ACTORS, SOCIAL ACTORS. FROM THE MATERIAL REMAINS TO THE SOCIAL ORGANISATION OF LABOUR, FROM PREHISTORY TO PRESENT 43es rencontres internationales d’archéologie et d’histoire – Nice Côte d’Azur Sous la direction de Carole Cheval, Olivier Langlois, Michel Lauwers, Giulio Palumbi, Haris Procopiou Éditions APDCA, Nice, 2024 LE TRAVAIL, COMBIEN DE DIVISIONS ? Quelques réflexions sur la notion de spécialisation Christophe Darmangeata Résumé la division du travail constitue une dimension majeure des sociétés humaines, intimement liée aux progrès de leur technique et de leur productivité. Les voies et les mécanismes de son émergence restent cependant l’objet de nombreuses interrogations. Après être revenu sur quelques questions essentielles de définitions, on reviendra sur l’état des connaissances en ce qui concerne sa plus ancienne forme, celle qui s’opère selon le sexe, qui a récemment suscité un intérêt renouvelé. Après avoir rapidement évoqué les interrogations qui subsistent sur la nature des premières activités à avoir été concernées, on questionnera enfin la théorie standard, qui, depuis le XVIIIe siècle, voit dans la présence d’un « surplus » la condition nécessaire et suffisante de l’existence d’un artisanat spécialisé. On suggèrera un raisonnement alternatif, qui situe la variable-clé non dans la productivité alimentaire, mais dans la taille des unités sociales. Abstract The division of labour is a major aspect of human society, intimately linked to advances in technology and productivity. However, the pathways and causes of its emergence remain the subject of much debate. After returning to some of the basic issues of definition, we will review the state of our knowledge of its oldest form, that based on gender, which has recently attracted renewed interest. After briefly mentioning the questions that remain as to the nature of the first activities involved, we will then critique the standard theory, which since the eighteenth century has seen the presence of a “surplus” as a necessary and sufficient condition for the existence of a specialised craft. We suggest an alternative line of reasoning, in which the key variable is not food productivity, but instead the size of social units. Keywords Division of labour, Specialisation, Expertise, Craftsmanship, Surplus Mots clés Division du travail, spécialisation, expertise, artisanat, surplus a. Université Paris Cité, LADYSS (UMR 7533), Paris. 15 CHRISTOPHE DARMANGEAT a division sociale du travail – en particulier, la question de ses origines – fait partie de ces quelques grands thèmes qui hantent la pensée moderne. Depuis la fin du xviiie siècle et la naissance de l’économie politique classique avec Adam Smith, la répartition de plus en plus poussée des tâches entre les humains a été vue comme le facteur majeur des progrès de productivité et de l’avènement de l’économie de marché (smith 2000). Smith, qui partageait en cela les conceptions dominantes de son temps, y voyait le fruit de la propension « naturelle » des humains à échanger – une nature qui, on le sait aujourd’hui, aurait ainsi curieusement mis des centaines de millénaires à s’exprimer pleinement. Quoi qu’il en soit, au cours des deux derniers siècles, la science a amplement confirmé que l’évolution sociale humaine s’était inscrite dans un mouvement d’approfondissement croissant de la division du travail. Limitée à l’âge et au sexe dans les sociétés les plus anciennes, cette division a peu à peu débordé de ses cadres initiaux, gagné en étendue et en profondeur, pour connaître une accélération foudroyante avec l’avènement de la révolution industrielle et du capitalisme. Ce constat général est cependant probablement le seul point à faire l’unanimité. Dès lors que l’on entre un peu plus avant dans les détails, les questions surgissent, qui sont loin d’être résolues. On en retiendra ici quatre. La première est celle des choix terminologiques ou, si l’on préfère, des concepts. De quoi parle-t-on au juste ? L’existence de la division du travail recoupe-t-elle celle d’experts ? De professionnels ? De spécialistes ? Quelles définitions convient-il d’employer afin d’éviter les quiproquos ? La seconde concerne en quelque sorte le point d’origine, puisqu’elle porte sur la plus ancienne des divisions sociales du travail – celle qui opère selon le sexe1. Pour des raisons qui relèvent davantage de son écho politique que de la découverte d’éléments nouveaux, elle a récemment été replacée au cœur du débat scientifique et public par une série de publications qui entendent dénoncer les erreurs, selon elles, traditionnellement commises à ce propos. Dès lors, quel est à l’heure actuelle l’état des connaissances sur le sujet ? Les sociétés du Paléolithique supérieur, en particulier, étaientelles marquées par une stricte division sexuée du travail, ou cette idée n’a-t-elle prévalu qu’en raison de la projection de nos propres préjugés sur ces sociétés lointaines ? La troisième question – que l’on ne fera qu’effleurer – porte sur l’histoire (ou la préhistoire) du phénomène : à L quelle époque, dans quels contextes et pour quelles activités la division du travail s’est-elle étendue au-delà du critère ancestral du sexe ? Enfin, la quatrième et dernière question concerne les causes de cette évolution. Par quels mécanismes, sous l’influence de quels facteurs la division du travail s’est-elle généralisée ? Ou, ce qui revient au même, quelles sont les raisons pour lesquelles la division du travail est restée inexistante (la division sexuée mise à part) durant la très grande majorité des temps anciens ? QU’EST-CE QUE LA DIVISION DU TRAVAIL ? La question peut paraître incongrue. Rien de plus simple, apparemment, que cette division du travail qui « concerne toute organisation stable ayant pour effet de coordonner des individus ou des groupes se livrant à des activités différentes, mais intégrées les unes par rapport aux autres » (javeau s. d.). Pourtant, cette simplicité est plus apparente que réelle. Si, en France, cette question a rencontré assez peu d’intérêt, il n’en va pas de même dans le monde anglo-saxon où, depuis le début des années 1980, une littérature abondante a tenté de démêler l’écheveau et de proposer une typologie opérationnelle. Il serait évidemment bien hardi de prétendre embrasser en quelques lignes l’ensemble de ces très riches échanges et d’en présenter une synthèse. On relèvera simplement que, comme pour tout phénomène complexe, possédant de multiples déterminations, la difficulté est de savoir comment s’orienter parmi celles-ci ; en d’autres termes, comment organiser les dizaines de variables susceptibles de le décrire et qui relèvent de différents plans de la réalité ? Pour illustrer ce problème, on mentionnera par exemple la controverse qui opposa Costin (1991) à Clark (1995) au sujet du statut de l’opposition entre les spécialistes dit « indépendants » et « attachés »2. Aux yeux de la première, cette opposition n’était qu’une variable parmi d’autres – sa typologie en retenait en tout quatre. Le second répliquait qu’une bonne classification ne pouvait être que taxonomique, c’est-à-dire qu’elle devait hiérarchiser ses critères afin de faire apparaître un emboîtement d’ensembles ; l’opposition entre spécialistes indépendants et attachés constituait donc un embranchement de niveau supérieur, qui était lui-même marqué par diverses subdivisions. On ne reprendra pas ici cette discussion qui exigerait de longs développements. Faisons simplement remarquer qu’une approche correcte de la division du travail devrait permettre d’en englober les différents aspects ; en particulier, elle doit nécessairement inclure sa forme primordiale, celle 1. On peut se demander s’il est plus juste de parler de division sexuée ou de division genrée du travail, les deux expressions étant en pratique utilisées assez indifféremment. Suggérons que si l’on admet, selon la définition commune, que le genre est le traitement social du sexe (biologique), on constate que chacune des formulations prend le même bâton par un bout différent. En parlant de division du travail sexuée, on met l’accent sur la matière première biologique à partir de laquelle elle opère ; en parlant de division genrée, on se focalise sur résultat social obtenu. Dans un cas comme dans l’autre, c’est bien d’une même réalité qu’il s’agit. 2. En anglais, independent versus attached. Cette dichotomie a été proposée pour la première fois par EARLE 1981. Voir aussi BRUMFIEL, EARLE 1987. 16 Le travail, combien de divisions ? Quelques réflexions sur la notion de spécialisation qui s’opère selon le critère du sexe. Or, assez curieusement, plusieurs définitions entendent explicitement l’exclure de leur champ et théorisent ce choix. En France, c’est par exemple le cas de Claude Meillassoux, qui écrivait : tous les individus d’une population donnée). Le spécialiste, lui, se voit défini de deux manières : soit comme celui qui consacre une partie significative de son temps à produire pour d’autres que lui-même, soit comme celui qui s’adonnerait à des activités spécifiques, inaccessibles au commun. Le premier problème de cette opposition est qu’elle n’en est pas vraiment une : selon cette définition, on peut être à la fois expert et spécialiste, tout comme on peut être l’un et non l’autre. D’autre part, le même terme de « spécialistes » est utilisé pour recouvrir des réalités fort diverses puisqu’il peut s’agir, dans un cas, d’un artisan produisant des lames taillées ou des poteries pour toute une communauté et, dans l’autre, d’un individu s’adonnant à l’ensemble des activités de subsistance, mais ayant par exemple en charge l’entretien d’un site sacré ou la fabrication ponctuelle d’un bien utilisé dans un rituel. On suggèrera ici qu’un pas en avant vers une clarification conceptuelle consiste à prendre plus sérieusement en compte un élément souvent négligé dans les typologies précédentes. Avant de pouvoir être caractérisée, par exemple, par les relations entre les artisans et les destinataires de leurs produits (ce que recouvre l’opposition indépendants/ attachés) indépendamment de la forme des relations sociales dans lesquelles elle s’inscrit, la division du travail possède ce qu’on pourrait appeler, faute de mieux, une morphologie : elle répartit un ensemble de tâches entre un ensemble d’individus. Or cette répartition peut être considérée sous deux angles symétriques : — Celui des individus : tout le monde accomplit-il l’ensemble des tâches, ou certains individus sont-ils spécialisés dans un nombre restreint de tâches ? — Celui des tâches : au lieu d’être accomplies par tous, certaines sont-elles dévolues, de fait ou de droit, à certains individus ? Il y a division sociale du travail lorsque les cellules de production ne peuvent subvenir à leurs besoins qu’à travers l’échange équivalent de leurs produits. Dans la société domestique, il y a répartition des tâches [souligné par l’auteur (meillassoux 1975 : 63)]. Le problème que pose une telle option est double. D’une part, la terminologie préconisée suggère de considérer la division sociale du travail et sa division sexuée comme deux phénomènes de nature différente. On voit cependant mal ce qui justifie une telle position, et pourquoi la division sexuée des tâches au sein d’une unité domestique ne devrait pas être considérée comme un cas particulier d’un phénomène plus général. Ensuite, indépendamment même du statut de cette coupure, c’est le critère utilisé pour l’effectuer qui interroge. Celui-ci ne porte en effet pas sur ce qu’on pourrait appeler la morphologie de la division du travail (qui accomplit quelles tâches, et dans quelles proportions ?), mais sur les modalités par lesquelles sont coordonnées ces tâches divisées : au sein de l’espace domestique et par des relations non marchandes dans un cas, hors de cette sphère et par des relations marchandes dans l’autre. Une autre proposition illustre ces difficultés et la tentation de télescoper ainsi des dimensions que l’analyse devrait au contraire s’efforcer de distinguer. On doit l’un des textes francophones les plus fameux concernant les premières formes non sexuées de division du travail au lithicien Jacques Pelegrin qui, à propos du Paléolithique, proposait pour sa part de distinguer entre « experts » et « spécialistes » : L’importance qu’il y a à distinguer ces deux approches est d’autant plus difficile à percevoir que nous raisonnons à partir d’une société – la nôtre – qui a avancé simultanément dans les deux directions. Ainsi, dans un capitalisme développé, il paraît aller de soi qu’une bonne partie des tâches ne peuvent être accomplies que par des spécialistes, et que ces spécialistes peuvent l’être uniquement parce qu’ils s’y consacrent à plein temps : cette règle se vérifie en particulier pour les métiers très qualifiés, qu’il s’agisse de professions médicales, de sportifs de haut niveau ou de scientifiques. Cependant, même dans le capitalisme moderne, cette corrélation est loin d’être générale. Pour commencer, il existe une foule de tâches qui sont ordinairement accomplies par une grande partie de la population, mais qui constituent parallèlement une activité professionnelle (autrement dit, spécialisée) pour une fraction de celle-ci. Ainsi en va-t-il de la cuisine, du jardinage ou du soin aux enfants, dans la mesure où les conditions d’exercice Nous pouvons désigner comme ‘experts’ […] ceux […] qui […] furent sans doute reconnus par leurs congénères comme des tailleurs très expérimentés, sinon exceptionnels. Nous proposons de réserver le terme de ‘spécialistes’ à ceux qui, comme au Néolithique, produisirent beaucoup plus que pour leur propre consommation, ou produisirent des objets particuliers dont ils avaient l’exclusivité (Pelegrin 2007 : 317). Là encore, s’il faut saluer la volonté d’analyse et de mise en ordre des concepts, la réponse apportée peut laisser une certaine insatisfaction. Le principal reproche qu’on peut lui adresser est que les deux catégories sont définies par des critères qui relèvent de registres fort différents. La notion d’expertise est ici liée à celle de qualification (voire aux talents personnels qui pourraient ne pas se rencontrer chez 17 CHRISTOPHE DARMANGEAT A Individus spécifiques de ces activités n’exigent pas des qualifications très poussées. Quant aux situations inverses, où une tâche ne pourrait être accomplie que par un nombre restreint d’individus sans pour autant que ces individus aient besoin de s’y consacrer à plein temps, elles sont devenues très rares. Dans une société qui regroupe les populations sur une échelle jamais vue, où l’économie est organisée sur la base d’une interdépendance généralisée et de la disparition des discriminations juridiques, même les activités correspondant aux besoins les plus rares peuvent suffire à occuper à plein temps ceux qui s’y consacrent. Pour autant, la situation qui prévalait dans les sociétés plus anciennes était toute différente, et l’une des premières formes de division du travail concernait précisément ce type de situation. L’ethnologie des chasseurs-cueilleurs fourmille ainsi d’exemples où certains actes en lien avec le surnaturel ne pouvaient être accomplis que par quelques individus particulièrement qualifiés (« chamanes » ou aînés australiens en charge des cérémonies), sans pour autant que ces individus cessent de s’adonner aux activités de subsistance. C’est également sous ce prisme que sont généralement interprétés deux ensembles de réalisations saillantes (et ô combien intrigantes !) du Paléolithique supérieur. Citons, pour commencer, ces lames de pierre taillée – parmi lesquelles les fameuses « feuilles de laurier » solutréennes – dont la production exigeait, en plus d’une matière première spécifique, un savoir-faire peu commun. Mentionnons ensuite ces œuvres artistiques, en particulier pariétales, qui suscitent encore l’admiration des millénaires plus tard. Les préhistoriens sont unanimes pour dire que ces peintures et ces gravures n’ont pu être l’œuvre de tout un chacun. En plus d’un apprentissage particulièrement long, il est clair à leurs yeux qu’elles exigeaient des aptitudes qui ne se rencontrent que chez une minorité d’individus. Ces tâches n’étaient donc pas accomplies par n’importe qui : au sein des groupes, elles étaient manifestement l’apanage, de fait ou de droit, d’un sous-ensemble restreint. Pour autant, constituaient-elles pour les individus qui s’y adonnaient une occupation à temps plein ? Dès lors, il faut envisager que, comme il est de règle en sciences sociales, le vocabulaire courant, par sa polysémie, soit plus gênant qu’utile pour appréhender finement les modalités de la division du travail – une finesse d’autant plus nécessaire que l’on s’intéresse au moment de son émergence et non de son plein développement. Parler de « spécialisation », en particulier, ne dit pas si l’on évoque la restriction de certains individus à certaines tâches, ou la restriction de certaines tâches à certains individus. C’est pourquoi on plaidera ici pour la nécessité de cartographier la répartition des tâches en la disposant, pour une société donnée, sur un graphique à deux axes figurant la proportion de différenciation, respectivement pour les individus et pour les tâches (fig. 1). Ainsi, la zone située en haut de l’axe vertical correspond au cas de figure évoqué à e.s ié. nc re iffé ind B Tâches spécifiques Fig. 1. Représentation formalisée de la division du travail. l’instant : celui d’une tâche réservée à un petit nombre d’individus mais qui ne représente, pour ces individus, qu’une occupation parmi toutes les autres (A). Inversement, l’extrémité de l’axe horizontal concerne une tâche accomplie par l’essentiel de la population, tout en constituant l’occupation exclusive d’une partie d’entre elle (B). Les exemples donnés précédemment de la cuisine, du jardinage ou du soin aux jeunes enfants entrent dans cette catégorie. Enfin, la diagonale principale correspond à l’évolution incarnée par nos professions « expertes » : celles de tâches effectuées de manière de plus en plus exclusive par une proportion de plus en plus restreinte de la population. Il va de soi qu’une telle représentation est loin d’épuiser l’ensemble des dimensions sociologiques du phénomène. Elle laisse en particulier de côté deux aspects déjà évoqués : celui du critère sur lequel s’opère la sélection des individus qui accompliront une tâche donnée (aptitude et aspiration individuelles, ou fait de naissance, à commencer par le sexe), et celui du mode de coordination des activités ainsi réparties (par le marché ou par une coutume, au sein de l’espace domestique ou sur une échelle plus large, etc.). Mais elle permettrait de gagner en clarté en dissociant clairement deux questions trop souvent confondues. Terminons par deux remarques supplémentaires. Pour commencer, bien que ce soit elle qui ait tendance à venir spontanément à l’esprit, l’expertise ou la difficulté technique est loin d’être la seule raison pour qu’existe une spécialisation. De manière presque strictement inverse, il n’est pas rare que certaines tâches soient attribuées à une fraction de la population considérée comme inférieure en raison de leur caractère supposément dévalorisant ou 18 Le travail, combien de divisions ? Quelques réflexions sur la notion de spécialisation dégradant (même si en pareil cas, le rapport entre la dévalorisation de la tâche et celle de ceux qui l’accomplissent est une question de poule et d’œuf). À titre d’exemple, on peut évoquer les occupations réservées aux intouchables en Inde, mais aussi, bien souvent, certains travaux considérés comme purement serviles… ou féminins. Ensuite, on a jusque-là négligé une série d’autres considérations qui viennent compliquer le tableau. La première est celle de ce que l’on pourrait appeler les « spécialisations successives ». C’est en effet un lieu commun que de dire que, dans toutes les sociétés, la division du travail en fonction du sexe coexiste avec celle en fonction de l’âge. À l’époque moderne, il n’est pas rare que certains individus exercent plusieurs métiers au cours de leur existence. La vision de la réalité serait ainsi un peu différente selon qu’on la considère en synchronie ou en diachronie, la spécialisation apparaissant par définition plus poussée dans le premier cas que dans le second. Pour en revenir aux sociétés les plus anciennes, on peut souligner que, même si elles portent le même nom, les divisions du travail par sexe et par âge ne possèdent pas la même portée sociale. Alors que la seconde signifie simplement qu’un individu donné exercera différentes activités au cours de sa vie, la seconde restreint cette gamme d’activités – ou, ce qui revient au même, elle en impose une – en fonction de son appareil génital. que la vision traditionnelle procédait de préjugés occidentalistes ou masculinistes. Sans pouvoir discuter ici cette argumentation en détail, on peut en reprendre les éléments principaux. En ce qui concerne les données ethnologiques, l’étude menée par Anderson et al. soulève trois problèmes essentiels. Tout d’abord, celui de la constitution de son échantillon, puisque celui-ci, censé rassembler uniquement des chasseurs-cueilleurs, compte également plusieurs cas de cultivateurs (dont les célèbres Iroquois) ; ensuite, l’interprétation et le codage de certains témoignages semble très contestables ; mais le point sans doute le plus crucial est la manière dont les données concernant la chasse sont consolidées. La simple « participation » féminine à la chasse est ainsi enregistrée et comptabilisée comme telle, sans que la fréquence de cette activité ou le rôle précis occupé par les femmes soit distingué. Dans un ordre d’idées similaire, la classification des proies selon leur taille apparaît très approximative et tend à étendre indûment les limites du « gros » gibier. En réalité, le réexamen attentif de ces mêmes données ethnologiques par Hoffman et al. (2023), puis par Venkataraman et al. (2024) rappelle la validité des propositions traditionnelles sur la chasse féminine3 : celle-ci se focalise avant tout sur le petit gibier ; lorsqu’elle concerne des proies plus imposantes, le rôle des femmes tend à se distinguer nettement de celui des hommes. Enfin, à titre général, se vérifie l’idée émise par Judith brown (1970) selon laquelle les femmes s’investissent dans des activités (dont la chasse) qui restent compatibles avec la maternité et le soin aux jeunes enfants. Au demeurant, cette discussion illustre la pertinence de la remarque que Costin émettait à titre plus général, et selon laquelle : LA DIVISION SEXUÉE DU TRAVAIL PALÉOLITHIQUE : UN « MYTHE » ? Si ses causes ont fait couler beaucoup d’encre, la réalité de la division sexuée du travail dans les sociétés paléolithiques faisait jusque-là l’objet d’un solide consensus dans la communauté scientifique. Les convictions à ce sujet s’appuyaient essentiellement sur les observations menées sur les sociétés étudiées en ethnologie qui, au-delà de leur variabilité, laissaient entrevoir un certain nombre de constantes remarquables (voir en particulier murdoCk, Provost 1973). Pour commencer, aucune de ces sociétés n’était exempte de cette division sexuée, même si sa rigueur pouvait être très variable, depuis quelques rares peuples où elle était à peine perceptible (noss, hewlett 2001) jusqu’à d’autres où « la division sexuelle du travail […] est si poussée et si complète qu’on peut mieux la comprendre comme deux systèmes séparés » (hamilton 1980 : 12). Pourtant, ces dernières années, diverses publications sont venues contester ce consensus, en le qualifiant volontiers de « mythe » (anderson et al. 2023). Se fondant sur des données ethnologiques, mais aussi archéologiques (haas et al. 2020 ; laCy, oCoboCk 2023), ces publications se focalisent en particulier sur la chasse aux gros animaux, en défendant l’idée qu’elle constituait un domaine beaucoup moins masculin que ce que l’on avait affirmé jusque-là, et Des analyses plus approfondies révèlent que dans la plupart des cas où les hommes et les femmes exercent apparemment la même activité (par exemple, le tissage), ils utilisent en fait des techniques différentes, fabriquent des produits différents, travaillent pour des consommateurs/ patrons différents et/ou sont organisés selon un mode de production différent (Costin 2015 : 2). Quant aux arguments archéologiques, ils n’emportent guère plus l’adhésion. L’affirmation de Haas, largement relayée dans les media4 selon laquelle le Paléolithique 3. On notera au passage le rôle de repoussoir régulièrement tenu par les Actes du colloque Man the Hunter (LEE, DEVORE 1968), auquel on prête des positions d’un machisme caricatural et qui aurait invisibilisé l’apport économique des femmes. Man the Hunter était pourtant loin de résumer l’approvisionnement des chasseurs-cueilleurs au seul gibier, et de nier l’implication des femmes dans certaines formes de chasse (cf. WATANABE 1968). 4. Voir, par exemple, le livre, documentaire et jeu vidéo Lady Sapiens (CIROTTEAU, KERNER, PINCAS 2021). 19 CHRISTOPHE DARMANGEAT américain comptait une forte proportion de femmes chasseuses, repose sur deux éléments. Le premier est le squelette d’un jeune adulte enterré avec des pointes de projectiles, et identifié comme féminin. Le second est une base de données croisant sexe et biens funéraires des squelettes paléolithiques. Les informations fournies par les auteurs de l’article eux-mêmes soulignent la fragilité de leurs conclusions : d’une part, la « chasseuse » andine n’avait été sexée qu’avec une probabilité de 82 % ; d’autre part, les squelettes pour lesquels l’association entre sexe et biens funéraires pouvait être considérée comme sûres (« secure ») étaient en tout et pour tout au nombre de quatre – dont, en plus de la présumée chasseuse, deux jeunes enfants : une base bien fragile pour établir une statistique générale. En fait, le problème majeur reste celui de la visibilité – ou de l’invisibilité – archéologique de la division sexuée du travail pour ces périodes reculées. Selon un vieil adage, l’absence de preuves n’est pas la preuve de l’absence, et la division sexuée du travail a fort peu de chance de s’être inscrite dans les quelques dizaines de squelettes paléolithiques qui sont parvenus jusqu’à nous. À ce jour, le principal indice, et le plus probant, demeure celui relevé par S. Villotte (Villotte et al. 2010 ; villotte, knüsel 2014 ; Villotte, samsel, sParaCello 2017), qui a identifié sur les coudes droits des squelettes masculins, et sur eux seuls, une lésion typique d’un geste répété, probablement celui du lancer. Cette constatation doit évidemment être rapprochée des données ethnographiques – le maniement de lances ou de sagaies est typiquement l’apanage des hommes. paléolithiques n’étaient pas réalisées par tout un chacun et que leurs auteurs avaient fait l’objet d’une sélection et d’un apprentissage spécifique, la question de savoir quelle part de leur temps ces artistes consacraient à cette activité reste débattue. L’hypothèse – minoritaire – de peintres et de sculpteurs à plein temps et totalement détachés du travail productif a récemment été soutenue par Guy (2017 ; 2021) ; on peut d’ailleurs noter qu’il y a près d’un siècle, elle avait déjà été avancée par Childe, avec des arguments un peu différents. Celui-ci, présumant que l’art paléolithique satisfaisait des fonctions magico-rituelles, en déduisait que ses auteurs cumulaient une double expertise, qui couvrait à la fois la technique artistique et la maîtrise du surnaturel : En fait, cet art magique était si important aux yeux de la société du Paléolithique supérieur que les artistes magiciens ont pu être libérés des tâches astreignantes de la chasse pour se concentrer sur le rituel réputé plus productif ; ils se voyaient attribuer une part du produit de la chasse en échange d’une participation purement spirituelle à ses épreuves et à ses dangers. En tout cas, les images sont si magistrales qu’elles semblent être l’œuvre d’artisans formés et spécialisés. […] C’est ainsi que l’on peut discerner l’émergence des premiers spécialistes, les premiers hommes à être soutenus par un surplus social de denrées alimentaires qu’ils n’ont pas directement contribué à collecter (Childe 1942 : 41). Que les arguments de Childe ou ceux de Guy emportent ou non l’adhésion (fig. 2), on perçoit en tout cas un net spécifiques QUI ÉTAIENT LES PREMIERS SPÉCIALISTES ? Hypothèse standard Hypothèse Childe / Guy Individus Si l’on met de côté la division par sexe et par âge, on doit se demander quelles ont été les premières activités à faire l’objet d’une spécialisation. Pour reprendre l’analyse proposée plus haut, un consensus semble se dégager autour du fait que cette spécialisation a d’abord concerné les individus avant de s’étendre aux tâches elles-mêmes. Autrement dit, la spécialisation partielle de certains individus, liée au fait que certaines tâches étaient réservées à une minorité de la population, semble avoir précédé l’apparition de spécialistes à temps plein. L’ensemble des chercheurs s’accorde sur le fait que les premières spécialisations, que l’on situe très généralement durant le Paléolithique supérieur, étaient intimement liées à la maîtrise de quelque savoir particulier et particulièrement complexe. Ainsi qu’on l’évoquait plus haut, du côté des préhistoriens, cette spécialisation partielle est essentiellement évoquée à propos de deux types de tâches. La première est la taille de la pierre, avec certaines réalisations dont la technicité – pour ne pas dire la virtuosité – est spectaculaire. La seconde est l’art. Si chacun s’accorde à dire que les œuvres ié. nc re iffé ind e.s Tâches Fig. 2. Deux hypothèses sur la spécialisaton des artistes paléolithiques. 20 spécifiques Le travail, combien de divisions ? Quelques réflexions sur la notion de spécialisation possible que, faute d’informations suffisamment précises, il soit fort difficile d’aboutir à des réponses plus satisfaisantes que celles dont, pour l’heure, nous devons nous contenter. contraste avec le sentiment qui se dégage de la littérature anthropologique. Dans l’émergence de la spécialisation, loin de privilégier le domaine des expertises matérielles (productives ou non), celle-ci considère en effet généralement que la place primordiale a été tenue par les activités magico-religieuses dans leur dimension la plus spirituelle. Albert Radcliffe-Brown écrivait ainsi que « la spécialisation de la plus vieille profession du monde [était] celle du medicine-man » (RadCliffe-brown 1940 : xxi). Plus récemment, Charles Stépanoff plaidait dans le même sens : « Dans plusieurs sociétés de Sibérie, la position de chamane est le seul statut notable, la seule manifestation de division sociale du travail au-delà de la répartition universelle des tâches entre catégories de sexe et d’âge » (StéPanoff 2019 : 438). Enfin, on ne manquera pas de se reporter à la contribution de Pierre Lemonnier dans le présent volume. Pour rendre compte de ce hiatus entre archéologie et anthropologie, la première explication qui vient à l’esprit est celle que l’on pourrait qualifier de « biais de l’indice survivant ». Les lames de pierre et les œuvres pariétales laissent bien davantage de traces matérielles que la connaissance des mythes ou l’accomplissement des rituels. Il n’est donc pas étonnant que la réflexion préhistorique se soit appuyée sur les éléments dont elle disposait, et qu’elle ait privilégié les activités ayant laissé des éléments tangibles qui constituent sa matière scientifique première. Inversement, il semble surprenant que les anthropologues, tout en notant la présence de spécialistes du rituel ou du surnaturel, n’aient pas également observé des experts techniques ou artistiques. Pour expliquer la discrétion avec laquelle de tels experts sont mentionnés, une hypothèse est que les sociétés étudiées par l’ethnologie avaient déjà été suffisamment modifiées par le contact avec l’Occident pour que leurs productions matérielles traditionnelles les plus élaborées aient cessé au profit de l’utilisation d’outils industriels. Peut-être aussi l’anthropologie souffre-t-elle d’un biais consistant à se focaliser soit sur les dimensions immatérielles de la culture, soit sur l’observation et la description minutieuse des gestes techniques, mais trop rarement sur les deux à la fois. Ainsi, ce qui constitue à notre connaissance la seule base de données interculturelles concernant la nature et le degré de spécialisation de différentes sociétés ne prend-elle en compte que les seuls domaines relevant de l’artisanat (Clark, Parry 1990). Bien que cette base soit très informative – employant une typologie fine, elle prend par exemple soin de distinguer les formes occasionnelles, partielles et complètes de spécialisation – elle laisse ainsi dans l’ombre la question des activités artistiques ou qui touchent au surnaturel. Cette question reste donc sans réponse assurée, et incite donc à retourner aux sources afin de tenter d’évaluer le temps consacré aux différentes activités, en particulier dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs, et de percevoir ainsi les lignes de force de la spécialisation naissante. Il est cependant LA DIVISION DU TRAVAIL ET LE « SURPLUS » Le dernier point que l’on abordera ici est celui des causes – ou des mécanismes – de la spécialisation. Précisons qu’on s’intéressera ici aux seuls phénomènes postérieurs à la division par âge et par sexe (si la première ne fait guère mystère, la seconde constitue un champ d’études spécifique, qui a déjà fait couler une certaine quantité d’encre5). Toujours est-il que depuis le xviiie siècle, l’explication qui a prévalu dans l’émergence de la division du travail est celle dite du « surplus ». Le raisonnement se fonde sur la nécessité, pour des artisans totalement dévolus à leur activité, d’être nourris par les excédents (les « surplus ») de ceux qui se consacrent à la production de nourriture. Dans cette optique, c’est parce que de tels excédents existent que l’artisanat spécialisé est possible et nécessaire ; inversement, c’est parce que ces excédents étaient hors de portée d’une économie de chasseurs-cueilleurs que la spécialisation artisanale y restait impossible. Au sein de ce raisonnement, il convient de distinguer deux propositions qui possèdent un statut très différent vis-à-vis de celui-ci. La première est centrale : c’est celle qui identifie la clé de compréhension de la spécialisation dans la productivité du travail alimentaire. C’est bel et bien en effet cette variable qui se cache derrière le phénomène visible du surplus : si les chasseurs-cueilleurs, dans des conditions usuelles, ne dégagent pas de surplus alimentaire, c’est parce que, même sur la base d’une activité soutenue, leur mode d’approvisionnement ne dégage aucun excédent et ne permet donc pas de nourrir durablement des bouches inutiles. Inversement, c’est parce que la productivité du travail alimentaire s’accroît avec l’agriculture que le producteur peut désormais nourrir, en plus de lui-même et de sa descendance, des individus qui se consacrent à d’autres activités… ou qui, détachés de tout travail productif, sont de purs exploiteurs6. Le second élément du raisonnement, qui y occupe pour sa part une place tout à fait secondaire, consiste à relier cette augmentation de la productivité du travail à l’invention de l’agriculture. Cette connexion ne possède aucun caractère 5. Rappelons, parmi de nombreuses autres, les contributions de TABET 1979, TESTART 1986a, BRIGHTMAN 1996. Plus récemment, voir DARMANGEAT 2021 ; LAHIRE 2023. 6. Remarquons que, dans le cadre traditionnel du raisonnement, l’augmentation de la productivité du travail constitue à la fois la cause de la division du travail (via le « surplus ») et son effet – ce qu’A. Smith illustrait avec son fameux exemple de la manufacture d’épingles. Suggérons qu’il y a là, à tout le moins, un problème de poule et d’œuf. 21 CHRISTOPHE DARMANGEAT convaincant, avouons-le volontiers – consiste à introduire une dimension temporelle : c’est parce que, au départ, les sociétés se consacrent à la production de nourriture et non à l’artisanat, que la première a pu constituer un point de blocage pour l’émergence du second, et non l’inverse8. Le problème de cette réponse de bon sens est qu’elle est contredite par les faits. Il n’existe en effet aucune société humaine qui produise sa nourriture sans produire également les outils qui lui permettent de l’acquérir. Autrement dit, bien avant même que n’apparaisse homo sapiens, l’économie de chasse-cueillette était une économie où les individus, par la force des choses, consacraient une part de leur temps à la fabrication d’artefacts. Cette constatation, à elle seule, remet en cause la primauté accordée dans le raisonnement à la productivité directement alimentaire : si, dans un groupe de chasseurs-cueilleurs mobiles, on passe les trois-quarts du temps de travail à acquérir la nourriture et le quart à la fabrication d’outils, il faut se demander ce qui empêcherait les trois-quarts des individus de ce groupe de se spécialiser dans l’acquisition de nourriture, et le quart restant dans l’artisanat. Par définition, la réponse ne peut être cherchée du côté de la productivité de l’une ou l’autre de ces activités. Dès lors, il faut envisager une autre possibilité, elle aussi fort simple, mais qui n’a sans doute pas assez été considérée : que le verrou vers la division du travail ait été avant tout constitué par la taille des unités sociales. Dans des sociétés dépourvues de moyens élaborés de communication et de transport, se consacrer de plus en plus exclusivement à une activité spécifique suppose en effet que cette activité puisse s’exercer sur une échelle suffisante au sein du groupe local. Chez des chasseurs-cueilleurs mobiles, et même chez de petits cultivateurs, la restriction des ensembles locaux à quelques dizaines d’individus représente ainsi un obstacle majeur à la spécialisation des individus dans des tâches données. Cet obstacle est ensuite peu à peu levé au cours de l’évolution technique – en particulier, par le passage à une agriculture de plus en plus intensive. Au demeurant, il est bien possible que le blocage lié à la taille des groupes humains sur le degré de spécialisation s’exerce d’une double manière. Au sein d’un groupe restreint, la spécialisation ne pose en effet pas seulement problème pour le spécialiste lui-même, mais aussi pour le groupe dans son ensemble : « La délégation exclusive d’une fonction essentielle comme la production de l’outillage et de l’armement à un seul individu eût fait prendre au groupe un risque excessif en cas de décès inopiné du tailleur » (Pelegrin 2007 ; 317). Ce raisonnement suggère donc que le progrès technique pourrait avoir joué un rôle bien différent de celui qu’on lui attribue généralement dans l’apparition de la spécialisation. de nécessité : on peut ainsi fort bien imaginer que l’agriculture, dans certains environnements, ne produise pas de surplus et n’engendre ainsi aucune division du travail particulière. Inversement, on peut postuler que l’augmentation de la productivité ait été possible dans certaines économies spécifiques de chasse-cueillette, et que la marche à la division du travail s’y soit ainsi enclenchée. C’était d’ailleurs très exactement l’hypothèse qu’émettait Childe dans la suite de son texte, à propos des magiciens-artistes magdaléniens mentionnés précédemment : Les prérogatives économiques du magicien spécialisé étaient fondées sur des superstitions validées par la société. Mais le surplus ainsi approprié par le magicien était disponible uniquement parce qu’à cette époque précise, les terrains de chasse et les rivières de France étaient exceptionnellement riches en gibier et en poisson. Lorsqu’à la fin de l’ère glaciaire, la forêt se mit à envahir la steppe, la magie ne servit à rien ; bisons, rennes et mammouths disparurent, et avec eux les Magdaléniens et leur art (Childe 1942 : 41). En dépit des nombreuses critiques qui lui ont été adressées, et sans leur avoir réellement répondu, la théorie du surplus reste une référence très largement partagée7. Il y aurait sans nul doute matière à s’interroger sur les raisons d’un succès en partie paradoxal. On se contentera ici de développer une objection qui touche au fond de l’argumentation, et sur laquelle Alain Testart avait déjà attiré l’attention. Son point de départ consiste à observer que le surplus alimentaire, censé représenter la condition nécessaire et suffisante de la division du travail, a pour corollaire obligé un surplus dans chacune des branches indépendantes de l’artisanat. Si, dans une communauté villageoise, il y a 99 paysans pour un seul forgeron, il faut certes que les 99 paysans soient capables de nourrir le forgeron ; mais il faut également que le forgeron soit capable d’approvisionner en outils métalliques les 99 paysans. Si l’on raisonne à partir de cette situation statique, il n’y a donc aucune raison de privilégier la productivité alimentaire dans la chaîne causale. On pourrait fort bien imaginer une version alternative de la théorie du surplus qui se focaliserait sur l’artisanat et qui affirmerait ainsi que c’est uniquement lorsque la productivité de la poterie, de la métallurgie ou de la menuiserie sont devenues suffisantes que ces activités ont pu constituer des spécialisations à plein temps. La seule objection possible à ce raisonnement – assez peu 7. Citons, parmi de très nombreuses contributions, celles de DALTON 1963 ; 1960 ; ORANS 1969 ; TESTART 1986b ; DARMANGEAT 2018. Le concept de surplus, en tant que clé explicative de l’évolution sociale, reste de nos jours largement utilisé, comme dans la synthèse de référence proposée par JOHNSON, EARLE 2000. 8. On trouve déjà cet argument chez un auteur aussi ancien que Turgot [TUR(1766) 1769 : 21-22)]. GOT 22 Le travail, combien de divisions ? Quelques réflexions sur la notion de spécialisation S’il en a bel et bien été une cause nécessaire et suffisante, ce n’est pas de manière directe, en augmentant la productivité du travail et en générant un « surplus » inexistant jusque-là, mais de manière indirecte, en provoquant, via le « piège malthusien », une augmentation des effectifs et de la densité des groupes humains9. brightman r. 1996. « The Sexual Division of Foraging Labor : Biology, Taboo, and Gender Politics ». Comparative Studies in Society and History, 38 (4) : 687-729. brown j. K. 1970. « A Note on the Division of Labor by Sex ». American Anthropologist, 72 (5) : 1073-1078. b rumfiel e. & e arle t. k. 1987. « Specialization, Exchange, and Complex Societies : An Introduction », in : brumfiel e., earle T. K. (eds.), Specialization, Exchange, and Complex Societies. Cambridge, Cambridge University Press : 1-9. Childe v. g. 1942. What Happened in History. Harmondsworth : Penguin Books. 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Malgré les nombreuses pages qui lui ont déjà été consacrées, il reste encore beaucoup à faire pour parvenir à une compréhension claire de ces processus et de leurs causes. Ces difficultés sont loin d’être les seules : elles ne font en effet que précéder les questions plus spécifiquement archéologiques, qui touchent à l’identification des éléments de spécialisation à partir de leurs traces matérielles, et qui sont tout aussi redoutables. Rappelons néanmoins pour finir, à la suite de Clark, que cette réflexion sur la méthode archéologique ne peut en aucun cas précéder, et a fortiori remplacer, la réflexion sociologique : Si l’interprétation des réalités du passé représentées par les données archéologiques constitue l’objectif ultime de nos de recherches et le premier critère pour juger de l’adéquation de nos catégories, il s’ensuit que nous devons fonder celles-ci (tant en ce qui concerne leur contenu définitionnel que leurs interrelations taxonomiques) sur des phénomènes sociaux connus afin d’établir une base inférentielle pour l’interprétation. Aucune autre voie n’est possible (Clark 1995 ; 288). BIBLIOGRAPHIE a nderson a., C hilCZuk s., n elson k., r uther r. & w all sCheffler C. 2023. « The Myth of Man the Hunter : Women’s Contribution to the Hunt across Ethnographic Contexts ». Édité par Raven Garvey. PLOS ONE, 18 (6) : e0287101. https ://doi. org/10.1371/journal.pone.0287101. 9. Le lien entre taille des unités sociales et division du travail est bien perçu par un auteur tel que Durkheim, qui l’attribue toutefois de manière très discutable au fait que la « lutte pour la vie y est plus ardente » [DURKHEIM (1930) 1986 : 238]. 23 CHRISTOPHE DARMANGEAT tabet P. 1979. « Les mains, les outils, les armes ». L’Homme, 19 : 5-61. testart a. 1986a. Essai sur les fondements de la division sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs. Paris : Éditions de l’École des Hautes Études en sciences sociales. testart a. 1986b. Le communisme primitif. I - Idéologie et économie. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme. turgot A. R. J. 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