Les divisions de la ville
Christian Topalov (dir.)
DOI : 10.4000/books.editionsmsh.1233
Éditeur : Éditions de la Maison des
sciences de l’homme, Éditions Unesco
Année d'édition : 2002
Date de mise en ligne : 25 janvier 2013
Collection : Les mots de la ville
ISBN électronique : 9782735116652
Édition imprimée
ISBN : 9782735109258
Nombre de pages : 472
http://books.openedition.org
Référence électronique
TOPALOV, Christian (dir.). Les divisions de la ville. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la
Maison des sciences de l’homme, 2002 (généré le 26 janvier 2017). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/editionsmsh/1233>. ISBN : 9782735116652. DOI : 10.4000/
books.editionsmsh.1233.
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© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002
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1
Les villes sont divisées, partout et depuis longtemps, en fractions distinctes et contrastées. Mais
c’est rarement de la même façon que les découpent et en nomment les parties ceux qui y vivent,
ceux qui les administrent et ceux qui les étudient. Ces mots ne désignent pas des choses qui
seraient déjà là : ils contribuent à la division même de l’espace et à sa qualification. C’est par eux
que des locuteurs – qui sont aussi des acteurs sociaux - désignent des lieux, distinguent des
territoires, les regroupent, les classent et les ordonnent. Les mots sont des formes d’objectivation
de la diversité spatiale et sociale des villes, des moyens pour s’y mouvoir et en jouer, parfois des
armes pour la changer. L’évidence que l’on accorde aujourd’hui à un plan de ville usuel qui
distingue les arrondissements par des couleurs, ou à la carte du géographe qui divise le territoire
urbain en fonction de la morphologie ou des activités de ses parties, doit être interrogée. Qui y
souscrit, dans quelles situations et à la suite de quelles conventions historiquement établies ? Qui
la récuse ou la néglige en pratiquant et énonçant au quotidien d’autres dénominations des lieux
ou d’autres découpages de l’espace ? L’enquête sur les mots des divisions de la ville vise à
recueillir les traces dans les lexiques et leurs usages de la variabilité historique, sociale et
situationnelle des façons de partager l’espace urbain. Cet ouvrage repose donc sur un pari : en
prenant les mots pour objet, l’on peut mieux comprendre les divisions des villes. On aperçoit,
sous l’apparente simplicité des découpages spatiaux de l’administration moderne, les traces
d’institutions anciennes, les mises au présent du passé, les revendications spatiales des groupes.
Le lecteur est invité à un voyage dans l’espace, dans le temps et dans les langues, en parcourant
une série de villes, de l’Occident à l’Orient, de l’Afrique aux Amériques, des mises en ordre
entreprises au siècle des Lumières aux explosions urbaines les plus contemporaines.
2
SOMMAIRE
Les auteurs
Introduction
Christian Topalov
Les divisions de la ville : une approche par les mots
I. Des Anciens Régimes aux Lumières
Lexiques et découpages territoriaux dans quelques villes italiennes ( XVIe-XIXe siècle)
Brigitte Marin
Les découpages politico-administratifs : répertoire des mots selon les villes
Agrégations familiales, voisinages, solidarités et quartiers urbains
Portes et rues dans les modalités du découpage spatial
Lexiques locaux, lexique national : des divers usages des mots contrada, rione et quartiere
Réformes administratives et choix lexicaux : deux exemples d’introduction tardive du mot
quartiere dans la langue administrante
La croissance de Londres : une description par le vocabulaire des formes urbaines ( XVIe-XIXe
siècle)
James Higgins
Westminster, la City et le Borough sous les Tudors et les premiers Stuarts (1530-1660)
Le développement de l’East End
Les origines du « West End » (1600-1666)
Londres sous les derniers Stuarts (1660-1714)
Divisions administratives, forme urbaine et structure sociale dans la période georgienne
(1715-1810)
Divisions administratives et « metropolitan improvements » pendant la Régence (1810-1830)
Topographie sociale et administration de Londres pendant la période victorienne (1837-1900)
Nommer et diviser la ville portuaire : le lexique politico-administratif toscan et Livourne
(XVIIIe-XIXe siècles)
Samuel Fettah
Livourne et les réformes de l’État toscan
La production du langage administratif
Les mots du découpage administratif
Comunità et comunisti
Città et cittadini
Cure ou parrocchie
Les mots qui qualifient : seuils, dangers, privilèges
L’ordre des mots : système binaire et cité duale
Les divisions de Mexico aux XVIIIe et XIXe siècles : de la ville des deux Républiques à la ville
républicaine
Andrés Lira
La ville des deux Républiques
La ville républicaine
3
II. Le choc de l'expansion occidentale
La ville imaginée : nommer les divisions de Bombay coloniale (1800-1918)
Preeti Chopra
Donner des noms, changer des noms comme prise de possession : la version britannique
Fort, Black Town, suburbs : la séparation des races
La version indienne
Gérer les « demeures héréditaires [hereditary homes] »
Rencontres entre anciennes et nouvelles divisions de la ville
Les divisions de la ville à Shanghai (XIXe-XXe siècles)
Christian Henriot et Zheng Zu’an
De la ville fortifiée à la métropole internationale : fragmentation, expansion, intégration
Dénominations et divisions de l’espace à Shanghai
Divisions administratives et perceptions de l’espace
Réformer et nommer les divisions de la ville à Tokyo : machi et ku depuis la Restauration
Meiji
Yorifusa Ishida
Les divisions d’Edo : statuts du sol et des hommes
Réformes de l’administration et des divisions de la métropole au début de l’Ère Meiji (1868-1872)
Stabilisation et évolution du système des ku
Machi et noms de machi au XXe siècle
Machi et chônai-kai
Le présent et le futur des ku et machi
Références bibliographiques
Quartiers et faubourgs de la médina de Kairouan : des mots aux modes de spatialisation ( XIX
e-XXe siècles)
Mohamed Kerrou
Découpages administratifs et significations des quartiers
Bédouins, citadins et métamorphoses des faubourgs
Les significations des rbat-s kairouanais
III. Modernisations contemporaines
Le temps des mots : le lexique de la ségrégation à São Paulo dans les discours de ses
réformateurs (1890-1930)
Margareth da Silva Pereira
Des mots en scène dans le Brésil du XIXe siècle
Les divisions de la São Paulo moderne : la polarité des mots dans le temps
Comment se structurent et se dénomment les parties d’une ville ? Le cas d’Oussouye
(Sénégal)
Marie-Louise Moreau
Structurer la commune
L’enquête
À quelle entité se rattachent les nouveaux secteurs ?
Dénommer les lieux
Leçons d’Oussouye ?
4
Nommer les quartiers d’Abidjan
François Leimdorfer, Dominique Couret, Jérémie Kouadio N’Guessan, Christelle Soumahoro et Christine Terrier
Nommer et lister les quartiers
Des quartiers et des noms
Des quartiers et des langues
Le registre de l’urbain
L’énonciation des noms de quartiers
De la géographie à l’histoire des noms de quartiers
Le registre de l’urbain abidjanais et le pouvoir sur la ville
Les images identitaires à Fès : divisions de la société, divisions de la ville
M’hammed Idrissi Janati
Fès : un système social, spatial et linguistique dualiste
Les images identitaires à Fès : des mots et des oppositions sémantiques
Deux mots pour une division spatiale et sociale : al-taht (le bas) et al-fouq (le haut)
Conclusion
Langage, société et divisions urbaines
Christian Topalov
Les divisions territoriales modernes
Les voies de l’enquête
Plusieurs villes en une
Statuts personnels et divisions spatiales
Propriété foncière et extensions urbaines fragmentées
Les mots des divisions de la ville : réformes et réinterprétations
Liste des figures
Index
5
Les auteurs
1
PREETI CHOPRA, historienne de l’architecture de l’architecture et de la ville, University of
California Berkeley
2
DOMINIQUE COURET, sociolinguiste, Institut de recherches pour le développement, Paris
3
SAMUEL FETTAH, historien, Université de Provence, Aix-en-Provence
4
CHRISTIAN HENRIOT, historien, Institut d’Asie orientale, Lyon
5
JAMES HIGGINS, géographe, University of Birmingham
6
YORIFUSA ISHIDA, historien de la planification urbaine,
7
Kogakuin University, Tokyo
8
M’HAMMED IDRISSI JANATI,
géographe, École normale supérieure, Fès et Centre Jacques
Berque, Rabat
9
MOHAMED KERROU, historien, Université de Tunis
10
JÉRÉMIE KOUADIO N’GUESSAN , sociolinguiste, Université d’Abidjan
11
FRANÇOIS LEIMDORFER,
sociolinguiste, Laboratoire Printemps (CNRS), Saint-Quentin-en-
Yvelines
12
ANDRÈS LIRA, historien, Colegio de Mexico, Mexico
13
BRIGITTE MARIN, historienne, Université de Provence, Aix-en-Provence
14
MARIE-LOUISE MOREAU , sociolinguiste,
15
Université de Mons-Hainaut
16
MARGARETH DA SILVA PEREIRA,
historienne de l’architecture et de la ville, Universidade
Federal do Rio de Janeiro
17
CHRISTELLE SOUMAHORO,
sociolinguiste, Institut de recherches pour le développement de
Petit Bassam, Abidjan
18
CHRISTINE TERRIER,
sociolinguiste, École des hautes études en sciences sociales, Paris et
Institut de recherches pour le développement de Petit Bassam, Abidjan
19
CHRISTIAN TOPALOV,
20
ZHENG ZU’AN, historien, Académie des sciences sociales de Shanghai
sociologue, École des hautes études en sciences sociales, Paris et
Cultures et sociétés urbaines (CNRS), Paris
6
Introduction
Christian Topalov
Les divisions de la ville : une approche par les mots
1
Les villes sont divisées, partout et depuis longtemps, en parties distinctes et contrastées.
Mais c’est rarement de la même façon que découpent et nomment ces parties ceux qui y
vivent, ceux qui les administrent et ceux qui les étudient. On pourrait croire que les mots
que les uns et les autres utilisent désignent des choses qui sont déjà là : c’est ce
qu’implique l’acte de dénomination. Les mots, pourtant, contribuent à la division même
de l’espace et à sa qualification. C’est par eux que les locuteurs désignent des lieux,
distinguent des parties de la ville, les regroupent, les classent et les ordonnent. Les mots
sont des formes d’objectivation de la diversité spatiale et sociale des villes, et des moyens
pour s’y mouvoir et en jouer. L’évidence que l’on accorde aujourd’hui à un plan de ville
usuel qui distingue les arrondissements par des couleurs, ou à la carte du géographe qui
divise le territoire urbain en fonction de la morphologie ou des activités de ses parties,
doit être interrogée. Qui y souscrit, dans quelles situations et à la suite de quelles
conventions historiquement établies ? Qui la récuse ou la néglige en pratiquant et
énonçant au quotidien d’autres dénominations des lieux ou d’autres découpages de
l’espace ? L’enquête sur les mots des divisions de la ville vise à recueillir les traces dans
les lexiques et leurs usages de la variabilité historique, sociale et situationnelle des façons
de partager l’espace urbain.
2
L’ouvrage que l’on va lire repose sur un pari : en prenant les mots pour objet, l’on peut
mieux comprendre les divisions des villes. On aperçoit, sous l’apparente simplicité des
découpages spatiaux de l’administration moderne, les traces d’institutions anciennes, les
mises au présent du passé, les revendications spatiales des groupes. Le lecteur est invité à
un voyage dans l’espace et dans le temps, dans les langues et dans les disciplines, en
parcourant une série de cas, de l’Occident à l’Orient, de l’Afrique aux Amériques, des
mises en ordre entreprises au siècle des Lumières aux explosions urbaines les plus
contemporaines. L’échelle de l’enquête est toujours une ville singulière – plus rarement
une série de villes – et non une langue ou un pays entier, cette méthode permettant
7
d’étudier la dimension locale des situations de création lexicale. Deux points de vue sur le
thème sont privilégiés.
3
Une première série de questions concerne les formes de classement et de qualification des
espaces qui résultent de l’action des institutions. On s’intéresse ici aux noms communs
plutôt qu’aux noms propres, aux logiques ou régimes classificatoires dans lesquels
s’inscrivent les désignations des parties de la ville. On regarde ces dernières comme un
système de catégories plutôt que comme une collection d’unités. On met la focale sur des
périodes, qui peuvent être très espacées dans le temps, où sont mises en place les
divisions administratives modernes. Celles-ci sont territoriales : elles découpent
exhaustivement l’espace en unités dont les limites sont susceptibles d’être représentées
par une carte. Cette forme particulière de division de l’espace, relativement récente dans
l’histoire, suppose et contribue à instaurer l’homogénéité des territoires et des individus.
Elle vient remplacer ou déplacer d’autres divisions spatiales organisées par des
institutions qui segmentaient ou hiérarchisaient les populations. L’enquête s’attache
particulièrement aux moments de passage d’une division spatiale à base sociale à une
division territoriale moderne, aux difficultés de ce processus et à leurs traces dans la
langue.
4
Un second ensemble de questions concerne les toponymes et leurs usages sociaux. Les
noms propres des divers espaces dont une ville singulière se trouve composée ont une
histoire, faite d’inventions et de réinterprétations, de négociations entre les parlers
communs et les désignations officielles. Ces noms sont chargés de significations et de
connotations qui peuvent être observées dans des corpus oraux ou écrits. Leurs origines
et modes de formation, leurs contenus sémantiques, les formes dans lesquelles ils se
présentent à l’observation ou sont susceptibles d’être représentés – comme la carte, la
liste, l’opposition binaire ou la désignation singulière – offrent autant de directions pour
la réflexion. En outre, les toponymes s’offrent comme des ressources diversement
utilisées. Les parties de la ville peuvent être nommées à des échelles et à l’aide de noms
différents selon le locuteur, sa position dans l’espace, l’identité dont il se réclame, le
contexte d’interlocution : l’enquête sociolinguistique vient ici compléter l’enquête
historique.
5
Chaque étude de cas prend généralement en compte les deux dimensions d’analyse que
l’on vient de distinguer tout en mettant l’accent sur l’une d’elles. D’où le choix
d’organiser l’ouvrage par grandes catégories de situations historiques plutôt que par
thèmes. La variété des villes étudiées permet de mettre en lumière et d’explorer la
diversité des formes de la division sociale de l’espace qui précédaient les divisions
territoriales modernes et qui, souvent, coexistent encore avec celles-ci. Elle permet aussi
d’observer la diversité des registres de langue dans lesquels s’opèrent les divisions de la
ville et le poids des disputes qui portent sur les mots. Les modalités de l’enquête sont
diverses, du travail sur archives au recueil d’énoncés oraux, et entraînent nécessairement
des différences d’accent. L’attention aux usages communs est néanmoins présente chez
les auteurs qui privilégient les sources administratives et l’étude des périodes anciennes
est parfois prolongée vers le présent par des approches d’inspiration anthropologique ou
sociologique. De la même façon, ceux qui pratiquent l’enquête de terrain ne laissent pas
de côté les vocabulaires du registre bureaucratique.
6
Une première partie du livre s’arrête sur divers cas de passage des « anciens régimes » à
la modernité territoriale, en privilégiant l’époque des Lumières. Celle-ci apparaît comme
cruciale dans l’évolution des lexiques administratifs italiens, qui sont analysés depuis la
8
Renaissance jusqu’à l’Unité, et même au-delà (Brigitte Marin). L’étude détaillée de
Livourne s’attache particulièrement aux réformes du XVIIIe siècle, qui se révèlent tout
aussi décisives qu’elles le furent à Naples ou à Rome (Samuel Fettah). Le cas de Mexico,
examiné du XVIIe au début du XIXe siècle, permet aussi d’observer le tournant des
Lumières, qui inaugure ce que l’Indépendance conclura (Andrés Lira). L’étude de Londres
porte sur la longue période, depuis la Réforme jusqu’à l’avènement, à fin du XIXe siècle,
d’une autorité municipale, l’accent étant placé sur les formes urbaines et le vocabulaire
qui les énonce (James Higgins).
7
La deuxième partie envisage une série de situations où le choc des impérialismes
occidentaux vient, au XIXe siècle ou au début du XXe, imposer ou surimposer une nouvelle
administration territoriale aux anciennes divisions de l’espace urbain. Les réformes
interviennent parfois dans une situation coloniale, comme à Bombay (Preeti Chopra) ou
Kairouan (Mohamed Kerrou), parfois dans le cadre de modernisations soumises à la
pression de l’Occident, comme à Tokyo (Yorifusa Ishida) ou Shanghai (Christian Henriot
et Zheng Zu’an). On observe le contraste entre les découpages urbains liés aux institutions
et usages autochtones et les logiques des administrations coloniales ou modernisatrices.
On aperçoit aussi dans quelles étroites limites les nouvelles divisions de la ville et leurs
lexiques, pourtant repris par les autorités après les indépendances ou renaissances
nationales, parviennent à entrer dans les usages des citadins.
8
La troisième partie, enfin, s’attache aux modernisations contemporaines, souvent dans
des situations d’explosion urbaine. A São Paulo dans le premier XXe siècle (Margareth da
Silva Pereira), à Abidjan dans le second (François Leimdorfer et al.), la ville s’étend
brusquement et divers acteurs entrent en concurrence pour donner des noms aux
nouveaux espaces ainsi apparus, les toponymes signalant souvent des classements
sociaux en cours de redéfinition. Les cas d’Oussouye (Marie-Louise Moreau) et de Fès
(M’hammed Idrissi Janati) mettent en lumière la faible prégnance des divisions
administratives et l’apparente solidité des divisions spatiales anciennes, supports
d’identités sociales elles-mêmes constamment renégociées.
9
Cet ouvrage a été écrit par une vingtaine d’auteurs d’une dizaine de nationalités
différentes, qui ont accepté de jouer, pour l’occasion, une partie commune : celle de
s’intéresser de plus près aux mots de la ville. Mais leur travail s’inscrit habituellement
dans des conversations scientifiques distinctes et les différences entre leurs
questionnements, leurs méthodes d’enquête, les genres auxquels appartiennent leurs
textes apparaîtront bientôt. Les comparaisons auxquelles ce livre invite sont donc assez
complexes. Ce ne sont pas simplement des villes qui sont offertes à la réflexion, mais des
strates de mots posés sur elles : des traditions disciplinaires et nationales, des décalages
entre langues.
10
S’agissant d’un livre qui porte sur les mots, cette dernière question ne peut être esquivée.
Les chapitres qui le composent ont été écrits en français, en anglais ou en espagnol,
souvent pour traiter d’une autre langue que celle dans laquelle ils ont été écrits.
Dissimulée sous l’apparente uniformité de la langue de publication, la question de la
traduction est donc omniprésente.
11
Dans des travaux d’histoire urbaine ou d’histoire sociale plus traditionnels, ce problème
est généralement résolu d’une façon simple : après avoir décrit la chose que désigne le
mot inconnu du lecteur, l’auteur adopte un parti de traduction en prenant les précautions
nécessaires lorsque l’équivalence n’est qu’approximative – ce qui est toujours le cas en
9
matière d’institutions et, particulièrement, de découpages de l’espace. Parfois, il se tient
constamment à sa solution, parfois, observant que le mot change de sens selon les
contextes d’usage, il fait varier la traduction au fil des analyses. Consulter des ouvrages
traitant des mêmes sujets en anglais, en allemand ou en espagnol est édifiant : les
équivalents adoptés dans ces langues sont souvent plus éloignés encore de la traduction
française que ne l’était de celle-ci le mot de la langue originale – bien que l’anglais, du fait
de son hégémonie dans le commerce international de nos disciplines, joue un tôle très
particulier dans la fixation des langues savantes.
12
Un usage prudent de la traduction est néanmoins raisonnable lorsqu’il s’agit de faire
comprendre au lecteur des situations éloignées de celles qui lui sont familières. Mais dans
un livre comme celui-ci où l’attention est portée aux mots eux-mêmes et à leurs
variations sémantiques au cours du temps et selon les registres de langue, il fallait
s’interdire une telle option. La première raison, la plus forte, est que traduire suppose une
stabilité de la signification du mot dans la langue originelle, ce qu’il s’agit précisément de
mettre à l’épreuve. La seconde, plus attendue, est que cela suppose en outre une
correspondance suffisante du mot étudié avec un mot du français. Il faudrait ajouter : du
français tel que le lecteur l’entend, c’est-à-dire du français d’aujourd’hui. Or, dans
certains cas, la variabilité n’est pas moindre dans la langue de traduction que dans la
langue traduite, situation intéressante qui ne doit pas être effacée.
13
Le parti général a donc été de ne pas traduire les mots sur lesquels porte l’analyse. Il en
coûtera au lecteur un peu d’inconfort mais, au moins, les questions que nous souhaitons
poser restent ainsi constamment présentes dans la matérialité même du texte qu’il aura
sous les yeux. Les mots étudiés seront donc toujours donnés dans leur langue d’origine,
en italique s’il s’agit d’un nom commun, en romain s’il s’agit d’un toponyme ou du nom
d’une institution singulière. Ils seront ainsi clairement distingués des mots utilisés pat les
auteurs dans leur commentaire. L’austérité d’un tel dispositif a été toutefois tempérée par
la mention d’équivalents français possibles, toujours précédés ou suivis du mot dans sa
langue originale.
14
Dans certains chapitres, les auteurs ont été attentifs à la variabilité au cours du temps des
solutions de traduction vers le français ou vers l’anglais, travaillant ainsi sur un double
glissement sémantique. Leurs analyses nous placent devant des situations analogues dans
leur forme avec celle où nous nous trouvons en publiant ce livre. La traduction devient
alors autre chose que le médium de la transmission des significations. Elle apparaît pour
ce qu’elle est à nos yeux : une solution qui est en elle-même un problème, bref comme une
matière de l’analyse historique.
AUTEUR
CHRISTIAN TOPALOV
10
I. Des Anciens Régimes aux Lumières
11
Lexiques et découpages territoriaux
dans quelques villes italiennes (XVIeXIXe siècle)
Brigitte Marin
Fig.1. Plan de Naples en 1560 « Neapolis urbs ad verissimam effigiem » (détail). Plan gravé par
Sebastiano di Re d’après un dessin de Carlo Theti, édité à Rome en 1560. Gravure sur cuivre, 410 x
545 mm.
Dans la légende, seggio désigne un édifice (n° 30, 35, 81).
12
1
En Italie, les autorités urbaines ont précocement divisé le territoire urbain en portions
précisément circonscrites et nommées – l’appellatif générique est complété par un
déterminant toponymique – pour leurs besoins administratifs et politiques. Ces divisions
offrent aux officiers chargés de la gestion urbaine le cadre spatial d’exercice de leurs
juridictions et compétences, ainsi qu’une lisibilité, un ordonnancement du territoire
citadin, collection d’unités administratives aux frontières soigneusement tracées,
confinant les unes aux autres, sans interstices. L’opération, voulue et imposée par les
pouvoirs urbains, tient du quadrillage. Le choix des limites n’y est jamais une question
neutre ; souvent négocié, il n’est pas toujours unanimement consenti. En effet, ces
découpages, et les mots qui servent à désigner les portions de territoire ainsi délimitées,
varient selon les institutions qui les mettent en œuvre et les utilisent. Le lexique des
circonscriptions politico-administratives reflète ainsi la coexistence de pouvoirs, parfois
concurrents, dans la ville ; leurs découpages du territoire urbain se superposent et sont à
l’origine d’une stratification de dénominations qui renvoient à des autorités et des
fonctions variées. En outre, les divisions territoriales sont d’autant moins neutres qu’elles
engagent aussi des partitions sociales ; elles découpent la population en autant de
groupes, aux degrés de cohésion très variables selon les situations, constitués par la
résidence commune dans une subdivision spatiale immédiatement identifiable par les
autorités gouvernant la ville.
2
Le vocabulaire des circonscriptions politico-administratives des cités italiennes est
particulièrement riche, et constitue ainsi un point de départ fécond pour l’étude des
désignations génériques des quartiers. Dans cette variété lexicale se traduisent à la fois la
multiplicité et le profond enracinement territorial des institutions locales du
gouvernement des villes d’Ancien Régime – institutions politiques, administratives,
fiscales, militaires ou religieuses – et les spécificités historiques régionales des cités, du
nord au sud de la péninsule. Ce lexique administratif a pu s’enrichir, ou se consolider,
dans la longue durée, de l’époque médiévale à nos jours : les contrade de Sienne ou les
sestieri de Venise, par exemple, expriment cette étonnante longévité d’une partition
spatiale urbaine remontant au Moyen Âge. En effet,
dans les grandes et les petites villes, à Milan, Pise ou Pérouse, selon une chronologie
propre à l’histoire de chaque communauté, à la première phase d’institution du
régime communal correspond une division de l’espace urbain. Ces nouveaux
quartiers, qui n’ont rien à voir avec les anciennes circonscriptions romanobyzantines, sont surimposés sur le puzzle des paroisses. Ils assurent, grâce à une
répartition équilibrée de la population entre ces cadres, une participation
relativement égalitaire dans le choix des divers magistrats (Crouzet-Pavan 1993 :
200).
3
Les exemples de Sienne ou de Venise ne doivent cependant pas suggérer que les divisions
administratives sont généralement stables sur plusieurs siècles. Il n’est pas rare que ces
circonscriptions, à l’occasion d’agrandissements urbains ou de mutations
institutionnelles, soient remaniées. Certes, une réforme des découpages n’est pas
nécessairement accompagnée de celle des désignations génériques des subdivisions, mais
un changement de mot témoigne assurément d’une transformation institutionnelle dont
les aspects lexicaux peuvent contribuer à éclaircir le sens.
4
Dans une perspective de longue durée, il ne semble donc pas inutile, dans un premier
temps, de s’attacher à établir des séries chronologiques d’appellatifs génériques du
quartier, tels qu’ils apparaissent dans les documents consultés (textes législatifs,
descriptions, guides et éloges des cités, plans anciens) pour quelques villes particulières 1.
13
On peut ainsi tenter de suivre l’émergence des mots et leur élimination par d’autres
désignations concurrentes lors des moments de réforme, étape préalable à l’analyse des
logiques et des enjeux de ces nouvelles dénominations2.
5
Cette démarche permet également de collecter les mots utilisés pour désigner des
circonscriptions politico-administratives à l’échelle de l’aire linguistique italienne et
d’introduire ainsi une dimension comparative dans l’étude. Si certains mots restent d’un
usage très local, d’autres sont plus amplement diffusés et partagés, changeant parfois de
registre de langue lorsque l’on passe d’une ville à une autre. Des mots qui s’effacent du
vocabulaire administratif peuvent en effet trouver un usage dans d’autres registres. Car le
lexique institutionnel ne rend évidemment pas compte de l’ensemble des façons de
nommer les quartiers. À côté des désignations qui trouvent leur origine dans les
institutions de gouvernement et de gestion de la ville, d’autres mots divisent l’espace
urbain en caractérisant des territoires d’ampleurs variées par des traits sociaux ou
morphologiques ; ils relèvent des registres techniques ou des parlers communs. Ces
diverses unités territoriales et sociales coïncident-elles parfois ? Quels vocables
appartiennent à plusieurs de ces registres, comme celui de la langue administrante et
celui des parlers communs, avec quelles variations de sens éventuelles ? Quels facteurs
ont rendu possible cette perméabilité ? Les mots du quartier de ces différents registres
entrent aussi parfois en concurrence, et l’on peut alors s’interroger sur les résistances des
habitants à l’adoption d’un vocable.
6
Le panorama esquissé du lexique des divisions administratives de la ville permettra enfin
d’analyser l’introduction tardive, à Naples, du mot quartiere dans la terminologie
institutionnelle, à l’occasion d’une réforme des découpages territoriaux voulue par la
monarchie éclairée des Bourbons à la fin du XVIIIe siècle, dans la perspective de garantir
l’ordre public dans une capitale en croissance et d’affirmer la tutelle royale sur les
pouvoirs locaux. Nous tenterons d’expliquer le choix de ce mot, dans l’ensemble des
ressources lexicales dont disposaient les promoteurs de la réforme, pour désigner la
nouvelle partition de la ville en douze portions. Cet exemple sera confronté à celui de
Montalcino, où l’utilisation récente de ce même mot, quartiere, prend un tout autre sens.
Les découpages politico-administratifs : répertoire des
mots selon les villes
7
Un relevé, chronologiquement ordonné, des mots désignant les quartiers administratifs
dans quelques villes, permet de prendre rapidement la mesure de la richesse du
vocabulaire employé et de sa variété régionale. On peut en particulier y noter les
moments de réforme des découpages et des mots qui les établissent.
8
Florence est divisée dès le XIe siècle en quatre quartieri qui tirent leur nom des quatre
portes principales de la ville : San Piero, del Vescovo, San Pancrazio et Santa Maria.
Cependant, au siècle suivant, une nouvelle enceinte inclut dans le périmètre fortifié le
faubourg qui s’était développé au-delà de l’Arno. L’expansion de l’espace intra-muros
entraîne une réorganisation administrative. La ville est alors divisée en six sestieri, ou sesti
, subdivisés en vingt gonfaloni : la partie sud est découpée en trois sestieri tandis que les
trois quartieri du nord sont transformés en trois sestieri. Chaque sestiere a le contrôle
d’un territoire compris dans les murs et d’un territoire extra-muros ; chacun dispose de
ses propres magistrats, droits, franchises et juridiction, et a donc son tribunal, ses murs à
14
défendre, ses églises. Mais il y a encore d’autres territoires dans le sestiere : la parrocchia
(paroisse) et la contrada. Les habitants de la contrada – territoire de moindre ampleur que
le sestiere – ont des droits majeurs sur ce territoire par rapport aux habitants qui lui sont
extérieurs. Puis, avec la nouvelle enceinte de la fin du XIIIe siècle, on revient à un
découpage en quatre quartieri. En 1343, la ville est découpée selon les quartieri de S.
Giovanni, S. Croce, S. Maria Novella et S. Spirito Oltrarno, chaque quartiere étant divisé en
quatre gonfaloni. Dénominations et divisions restent inchangées par la suite (Fanelli
1980 : 18-20, 44-45). En témoigne, par exemple, le plan de Ferdinando Ruggieri, édité en
1731, qui comporte les limites des quatre quartieri et un cartouche pour chacun d’eux,
inventoriant les édifices les plus remarquables qu’ils contiennent. Le plan de 1783 dessiné
par Francesco Mangelli les représente également, selon le même principe3.
9
On retrouve la division en sestieri à Venise, dans le derniers tiers du XIIe siècle (San
Marco, Castello, Cannaregio, San Polo, Santa Croce et Dorsoduro) : « L’organisation
institutionnelle et administrative s’appuie sur cette partition. Les membres des différents
Conseils sont, à l’origine, issus des diverses unités territoriales » qui correspondent au
ressort juridictionnel des principales magistratures (Crouzet-Pavan 1993 : 202). Ce
découpage a survécu jusqu’à nos jours. La sous-division administrative du sestiere est la
contrada, qui se confond, dans ce cas précis, avec la paroisse.
10
Quartieri pour une division en quatre parties, sesti ou sestieri pour six portions : on
rencontre également la division en trois terzi ou terzieri. C’est le cas de Sienne, découpée
dès le XIIe siècle en trois triangles se joignant à la Croce del Travaglio (Terzo di Città,
Terzo di S. Marrino, Terzo di Camollìa) : « Chaque tiers était structuré par ses églises et
par les tours de ses familles aristocratiques qui, les unes et les autres, servaient à définir
les circonscriptions plus petites des “lire” et des “popoli”. Les tiers avaient aussi une
existence sociale et politique, par la force de ces familles et aussi des associations de
quartier qui constituaient les cellules du Popolo. La commune préférait toujours les
institutions collégiales où le nombre des membres était multiple de trois, pour que
chaque tiers de la ville y fut également représenté » (Redon 1994 : 100). Chaque terzo avait
son gonfalonier et se subdivisait en compagnies militaires.
11
Parmi les villes qui connaissent une grande stabilité des découpages et de leurs
désignations depuis le Moyen Age, citons encore Rome où les rioni divisent la ville en
douze, treize puis quatorze portions. Ils se présentent comme l’héritage des regiones
antiques, contribuant ainsi à forti-fiet le mythe de la continuité romaine.
12
D’autres villes ont connu, en revanche, des réformes des divisions territoriales fortement
inscrites dans le vocabulaire. Ainsi, Milan, au Moyen Âge, est divisée en quartieri qui tous
partent du centre, de la piazza de’Mercanti, en suivant les axes principaux, et aboutissent
à une porte dont ils prennent le nom. Le 8 novembre 1796, une réforme administrative
met en place de nouvelles circonscriptions : huit rioni. Après la Restauration, une nouvelle
réforme impose des circondari.
13
À Naples, on rencontre d’abord les mots ottina, piazza, sedile, seggio pour désigner les
circonscriptions civiles puis, à partir de la fin du XVIIIe siècle, le mot quartiere s’impose
pour désigner un nouveau découpage en douze fractions : Avvocata, Chiaia, Mercato,
Montecalvario, Pendino, Porto, S. Carlo all’Arena, S. Ferdinando, S. Giuseppe, S. Lorenzo,
Stella, Vicaria. Le passage de quartiere à sezione s’opère lors de l’Unité : une Pianta topografiche dei quartieri di Napoli dell’Officio Topogafico est encore rédigée en 1853 et publiée en
1861, mais en 1866 l’ouvrage de M. Turchi s’intitule désormais : Notizie e documenti
15
riguardanti le condizioni igieniche della città raccolte nelle 12 sezioni. L’introduction de ce
nouveau vocable pour désigner les unités administratives internes à la ville met fin au
sens du mot quartiere comme circonscription administrative. Les sezioni reprennent les
mêmes noms propres que les douze quartieri instaurés à la fin du XVIIIe siècle.
14
Enfin, à Gênes, dès le XIIe siècle, on compte d’abord sept puis huit compagne ; on en compte
dix au XIVe siècle : Borgo San Tommaso, Borgo, Porta Nova, Soziglia, Porta, San Lorenzo,
Maccagnana, Piazza Lunga, Castro, Borgo San Stefano. Ces circonscriptions juridiques,
fiscales et militaires s’étendent de l’enceinte au littoral, chacune ayant ainsi un accès à la
mer. Elles sont subdivisées en conestagie ou conestagerie (56 au XIVe siècle)4. À partir du XVIe
siècle, s’impose une nouvelle division en sestieri (Heers 1979 : 392). Ces mots désignent
tous des quartiers précisément délimités, à l’usage des autorités urbaines. On les trouve
mêlés, dans les textes officiels, avec d’autres termes : platea, contrada, curia – espaces non
construits entre les maisons – et surtout albergo, qui se réfèrent à des portions du
territoire définies par l’installation de grands clans familiaux.
15
Les mots terziere, quartiere et sestiere peuvent suggérer une modalité relativement
uniforme de division de la ville, réalisée à des fins militaires, fiscales ou administratives,
en trois, quatre ou six portions5. Et, en effet, on les rencontre dans l’histoire de plus d’une
cité. L’usage administratif de ces mots, relativement étendu géographiquement et
chronologiquement, leur conférait le sens générique de quartier administratif en dehors
d’un contexte local déterminé. Ils n’épuisent cependant pas les ressources lexicales
italiennes : ils taillent de larges territoires, subdivisés à leur tour en contrade, gonfaloni, ou
autres. En outre, une ville peut ignorer ces mots, au profit de vocables locaux, qui n’ont
de sens qu’en référence à cette ville particulière et à une de ses institutions : c’est le cas à
Naples, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, où le mot ottina ne peut évoquer que cette cité,
puisque c’est la seule ville d’Italie où ce mot ait été en usage6. Toutes les villes connaissent
en revanche la division en paroisses (parrocchia), circonscriptions ecclésiastiques
fondamentales pour la vie de la communauté et l’identification des espaces
d’appartenance, dont les frontières peuvent coïncider, ou pas, avec les circonscriptions
civiles.
16
Contrairement à quartiere ou rione qui sont passés dans d’autres registres de langue,
certains de ces mots comme terziere, sestiere ou ottina n’ont pas d’autre sens que celui d’un
découpage voulu par les autorités, servant à l’exercice du gouvernement urbain. Quel que
soit le locuteur ou le contexte, ces mots désignent des découpages liés à l’exercice des
pouvoirs urbains. Pour autant, leurs contenus politico-administratifs ne sont pas
nécessairement tout à fait identiques.
Agrégations familiales, voisinages, solidarités et
quartiers urbains
17
À origine, les membres des différents conseils ou assemblées politiques, les divers
officiers du gouvernement urbain sont liés à des découpages territoriaux. Ainsi, à Naples
par exemple, le Corps de Ville est organisé sur une base topographique : les charges sont
partagées, à l’époque moderne, entre les citoyens du Peuple et la noblesse patricienne. La
désignation de leurs représentants se fait, pour le Peuple, dans le cadre de vingt-neuf
circonscriptions, appelées ottine, où s’assemblent les chefs de famille citoyens et, pour les
patriciens, dans celui des cinq seggi ou piazze nobiliaires (Capuana, Nido, Montagna, Porto
16
et Portanuova)7. Ces deux découpages quadrillent l’ensemble du territoire urbain,
faubourgs compris, et ne sont pas complètement indépendants puisque chaque seggio
regroupe plusieurs ottine8. Ces mots renvoient donc à la fois à une division de l’espace et à
une partition des habitants reposant sur le statut social et les droits ou privilèges
politiques des citadins. Selon que le découpage territorial est davantage imposé par le
haut, inspiré par une rationalité toute géométrique, ou bien davantage l’émanation de
groupes sociaux urbains devenus des « corps », des institutions de caractère officiel et des
cadres de la vie politique, le degré de sentiment d’appartenance qui s’y trouve attaché
varie fortement et, avec lui, les perméabilités possibles entre langue administrante et
usages vernaculaires. Les mots du lexique politico-administratif sont ainsi plus ou moins
investis, selon les villes et les époques, d’un sens politique, voire identitaire, qui s’ajoute à
leur définition administrative et spatiale ; dans ce cas, le sujet intervient de façon
centrale en négociant le sens des mots en fonction des situations où il les prononce.
18
Ainsi, le mot seggio à Naples a un sens variable selon les contextes dans lesquels il est
employé, comme en témoignent d’abord les définitions des dictionnaires. Par exemple, le
Lessico universale italiano di Lingua Lettere Arti Scienze e Tecnica, édité à partir de 1968, donne
de ce mot la définition suivante : « Dans le royaume de Naples, il était synonyme de sedile,
agrégation de familles nobles ». La définition insiste ici sur le sens institutionnel et social
plus que spatial ; mais pour le synonyme, sedile, on lit : « À Naples, c’était autrefois la
dénomination des sezioni [sections] urbaines (correspondant à l’origine aux circoscrizioni
[circonscriptions] de la ville instaurées pour la collecte annuelle des taxes dues à l’État)
dans lesquelles les nobles étaient regroupés et organisés pour la tutelle de leurs intérêts ;
on les appelait aussi seggi, portici, teatri, piazze… » La définition renvoie donc à une série de
termes équivalents, mais insiste cette fois sur le découpage de l’espace en introduisant
dans la définition les mots sezioni et circoscrizioni.
19
Les écrits des contemporains indiquent également cette série de termes apparemment
interchangeables : seggio peut aussi se dire sedile ou piazza, et plus anciennement teatro,
tocco et portico9. Ces sources confirment en outre les variations de sens du mot seggio :
tantôt une circonscription urbaine, dans laquelle la noblesse patricienne se regroupe et
délibère de ses intérêts, tantôt le groupe nobiliaire solidaire lui-même, qui est aussi une
institution, une structure fondamentale du pouvoir communal, introduisant un principe
de division sociale à l’intérieur de la noblesse citadine puisqu’une partie de l’aristocratie,
dite fuori piazza, est exclue des seggi et, par conséquent, de l’exercice des charges
municipales (Visceglia 1993). À ce double sens, qui renvoie du reste à l’ambiguïté même
de la ville, tantôt entendue comme urbs (espace construit) tantôt comme civitas
(communauté d’habitants), s’ajoute celui d’un bâtiment destiné aux assemblées
nobiliaires (fig. 1)10. Giovanni Antonio Summonte écrit ainsi, « en premier lieu, par seggi
[sic], j’entends un bâtiment, c’est-à-dire le Teatro [Théâtre], ou le Portico [Portique] réduit
en forme d’habitation, car à Naples, et ailleurs, les lieux où les personnes rassemblées
peuvent s’asseoir ou se promener s’appellent Portici » (Summonte 1601, éd. 1748, 1 : 235).
Pour Camillo Tutini, en 1644,
20
parlant de Seggio, il y a deux manières d’en formuler le concept […]. D’un côté, on entend
par Seggio un lieu particulier de la ville, où certaines familles nobles se rassemblent pour
les affaires publiques. D’un autre côté, le Seggio peut être décrit comme une division et
distinction entre citoyens, par laquelle les Nobles se distinguent du Peuple, et se
distinguent en même temps entre eux. De ce fait, il semble nécessaire de rechercher
quelles furent les divisions plus anciennes et générales des gens comme des parties de la
17
ville matérielle ; afin de pouvoir facilement en signaler les Seggi particuliers, et les
séparations des familles nobles qui constituent formellement les Seggi : et décrite en
même temps cette ville, et tout d’abord ses divisions en regioni [régions], et quartieri
[quartiers] (Tutini 1644 : 3).
21
Derrière un usage apparemment indifférencié des divers vocables donnés comme
équivalents de seggio, se cachent, à y regarder de plus près, des nuances qui tiennent
précisément aux divers sens du mot. Ainsi, seggio peut être, dans certains cas, remplacé
par le mot piazza, car « les nobles de cette cité se plaisent à appeler leurs parties de la ville
Piazze, du nom le plus noble que l’on puisse leur donner. Ainsi, de nos jours, tout comme
les autres villes sont divisées en Regioni, Sestieri, Quartieri, Portaggi, ou d’autres façons
encore, qui sont dites leurs parties ; de même la ville de Naples est divisée en six Piazze
principales seulement » (Summonte 1601, éd.1748 : I, 152). Camillo Tutini précise que
piazza « se dit Platea en latin, du mot grec Platir, c’est-à-dire lieu plat et spacieux ; en tout
cas, Seggio est à Piazza ce qu’est l’espèce au genre, d’où l’on peut dire, c’est un Seggio donc
une Piazza, parce que c’en est une partie ; où se retrouvent les Nobles, qui demeurent dans
cette Piazza. Mais on ne peut dire, c’est une Piazza donc un Seggio, parce que la Piazza
comprend les Nobili [Nobles], qui sont hors du Seggio, et les Cittadini [Citadins/Citoyens]
qui habitent en cette Piazza » (Tutini 1644 : 37). Piazza désigne donc, pour cet auteur, la
portion de territoire avec tous ses habitants, tandis que seggio renvoie au contenu
politique et social de ce découpage, et ne se réfère donc qu’à la seule noblesse dite de
seggio, c’est-à-dire jouissant de prérogatives au sein du gouvernement urbain. Piazza, qui
vient en effet du latin platea (rue large et principale) a une acception plus strictement
territoriale que les synonymes seggio et sedile. Aussi, seuls ces derniers désignent-ils
également l’édifice servant aux assemblées nobiliaires. L’expression « Sedile della piazza
di Porto », contenue dans la légende du plan de Naples de 1775 de Giovanni Carafa 11, pour
désigner « le nouvel Édifice noble » (Carletti 1776 : 91), terminé en 1748, rend bien compte
du fait que piazza d’un côté, sedile et seggio de l’autre ne sont pas tout à fait des équivalents
linguistiques.
22
Le seggio est donc une circonscription territoriale définie à l’origine par l’implantation et
le regroupement des familles aristocratiques, même si, à partir du XVIe siècle, la résidence
des familles inscrites dans les seggi commence à sortir de ce cadre spatial 12. Se dire de tel
ou tel autre seggio ne signifie donc plus nécessairement y habiter : la distinction
sociopolitique en termes de privilèges, puisque seule l’appartenance à un seggio permet à
un noble de participer à la gestion politique de la cité, prévaut sur la division territoriale
à laquelle elle est liée. L’importance de l’enracinement territorial de la noblesse citadine
dans les seggi est toutefois soulignée dans le vocabulaire employé par les auteurs traitant
de la ville, durant toute la période moderne. Ainsi, si certains font remonter l’institution
des seggi à Charles Ier d’Anjou, d’autres en font un héritage antique :
23
Toute la ville de Naples […] fut divisée en 5 Tribù [tribus], ou encore Fratrie [fratries] […]
portant les noms de Nilo, Forcellese, Montagna, Capoana, et Termense […] ; et nous
observons que toutes ces Regioni [régions], bien que n’étant pas positivement limitées, ont
conservé les mêmes noms que ceux qui leur furent donnés dans les temps très anciens
(Carletti 1776 : 26).
24
On retrouve ce mot de tribù au sujet de Venise et de sa division en sestieri : Gasparo
Contarini évoque, dans sa description de la république de Venise les « six tribu, selon
lesquelles toute la ville est divisée » (Contarini 1591 : 34). Dans la traduction française de
cet ouvrage, d’après l’édition en latin de 1544, on lit : « Le Prince ha six Conseillers
18
adiointz à luy, qui sont isseus des six lignées, ou quartiers, esquels la cité est divisée, c’est
de chacun quartier un Conseiller13 ». Pour Bologne, un chroniqueur du XVIIe siècle rappelle
qu’« en 1088, la ville fut divisée en quatre Quartieri, et Tribù » et que, en toutes occasions,
chacun devait se placer « sous l’enseigne de sa Tribù, ou Quartiere » (Alidosi 1621 : 2 et
157). Ces citations, en établissant une équivalence entre « quartier », « sestier » d’une part
et « lignée » ou « tribu » d’autre part, montrent bien comment les unités territoriales
politico-administratives ont pu être dessinées, dans les villes italiennes, par
l’implantation des clans nobiliaires urbains.
25
Il apparaît donc que, si les villes italiennes élisent leurs officiers et magistrats, organisent
leur défense ou perçoivent leurs taxes sur la base de subdivisions topographiques de
l’espace urbain, il n’en reste pas moins que les quartiers ainsi définis restent plus ou
moins, selon les cas, l’expression de groupes ou de fédérations de groupes familiaux, dont
les liens sont renforcés par le voisinage et les solidarités politiques ou militaires (Heers
1974). Cette cohésion peut se manifester, par exemple, par l’investissement collectif dans
certains lieux de culte du quartier.
26
À Gênes, du XIIIe au XVIe siècle, l’albergo rassemble dans une étroite proximité de l’habitat
plusieurs familles, alliés, parents et clients, symboliquement réunis autour d’un
patronyme, d’un emblème et de la maison, et assurant la gestion commune de certains
espaces14. Le voisinage cimente le clan par l’étroite solidarité de l’habitat – les maisons,
serrées les unes contre les autres, sont tournées vers l’espace clos de la vie sociale du
groupe – et le contrôle de la propriété immobilière (Poleggi 1999 : 249). Comme dans le
cas de la vicinia du XVe siècle, association d’habitants avec ses gouverneurs et ses biens
propres, fondée uniquement sur les liens de voisinage, le partage des lieux de résidence y
tisse l’essentiel des solidarités. Cependant, les vicinie « vivent hors des cadres
traditionnels et institutionnels des conestagie seules reconnues par la commune », et
n’élisent jamais de représentants aux différents conseils (Heers 1974 : 150) alors que les
alberghi, sans quadriller l’espace citadin comme les circonscriptions administratives, n’en
sont pas moins des institutions et des cadres politiques « reconnus par toutes les
instances de la cité » (ibid. : 91).
27
Dans la Florence médiévale, la géographie sociale et politique était organisée par des
regroupements topographiques familiaux qui dominaient les différentes parties de la
ville, les consorterie. En dépit du déclin de ces clans, des études ont montré combien le
gonfalone, subdivision du quartiere, faisait encore l’objet, à la Renaissance, d’un puissant
investissement lignager15. Dans ce cas encore, on peut souligner le double sens du mot, à
la fois district territorial précisément délimité, qui pouvait être le cadre de formation et
d’expression d’un « esprit de corps » pour ses habitants (solidarités de voisinage, liens
économiques, confréries, etc.) et institution politique pour une élite16.
28
Même en dehors des grands clans nobiliaires qui ont pu s’imposer comme cadres
politiques, les unités territoriales qui divisent la ville italienne d’Ancien Régime sont
souvent bien plus que de simples circonscriptions administratives : ce sont aussi des
unions de voisinage, des communautés politiques (assemblée des chefs de familles,
élection de représentants), des cellules sociales gérant leur territoire d’appartenance
(police des lieux, secours des pauvres, entretien de l’église, etc.) et affirmant parfois leur
identité à travers bannières, couleurs et insignes. Les coïncidences ne sont donc pas rares
entre les divisions administratives et les cadres de vie ou les quartiers vécus. Souvent, les
circonscriptions territoriales de la ville ne sont pas seulement destinées à faciliter
l’administration quotidienne de la cité (finances, ravitaillement, défense, police, travaux
19
publics, etc.), mais jouent un rôle proprement politique dans les processus de désignation
des officiers et des magistrats urbains.
29
Aussi ne peut-on s’étonner, dans ce cas, de voir les désignations administratives des
quartiers envahir tout discours sur la ville, dépassant très largement les seuls usages des
autorités.
30
Un bon indice de l’attachement à ces unités territoriales, dans la vie quotidienne comme
dans l’imaginaire urbain, serait sans doute donné par la mesure de la diffusion des mots
du quartier, repérés d’abord dans les sources institutionnelles, et relevant donc d’une
terminologie officielle, dans d’autres registres de langue. Or, pour les époques passées,
l’enquête n’est pas facile à mener. Où trouver les sources permettant de vérifier ces
perméabilités entre langue administrante et parlers communs ? À ce titre, les procès
anciens peuvent se révéler riches d’enseignements. Certes, les témoignages produits
devant les tribunaux ont été retranscrits par un officier médiateur, souvent
« traducteur » des parlers populaires selon les normes acceptables par l’administration,
sans compter que le témoin lui-même sait qu’il s’exprime au sein d’une institution. Sans
naïveté excessive, on peut néanmoins exploiter ces documents pour tenter d’approcher
les « façons de dire » des citadins.
31
On l’a noté plus haut, Naples était divisée, du XVIe au XVIIIe siècle, en cinq seggi nobiliaires
et vingt-neuf ottine populaires, circonscriptions de base pour l’élection des représentants
du Peuple (Popolo) au sein des magistratures citadines. Une enquête menée sur des
archives judiciaires du XVIIIe siècle 17 montre que la localisation de la résidence se fait
ordinairement par l’indication de la rue (vicolo, vico, strada, rua, salita), ou d’un édifice
connu (porte, église, monastère), ou encore d’un toponyme seul, sans appellatif
générique. Les circonscriptions administratives n’y apparaissent guère mais il faut noter
toutefois que de nombreux recours au roi émanent des complateari (habitants de la même
platea), ou encore du « prêtre de l’ottina et des complateari di strada » comme on peut le lire
dans un document parvenu aux officiers royaux de police en 179618. Cette dernière
expression, dans la confusion qu’elle semble introduire entre la paroisse et l’ottina,
indique du moins que l’ottina était perçue comme une communauté d’habitants solidaires.
Les recherches de Piero Ventura sur des séries de documents judiciaires des XVIe et XVIIe
siècles19 montrent aussi que si le toponyme seul domine dans les localisations
résidentielles, la terminologie officielle (ottina, seggio, parrocchia) n’est pas absente pour
autant. On peut même se demander dans quelle mesure les noms propres associés aux
circonscriptions urbaines ne sont pas entrés plus aisément dans la toponymie consolidée.
Piero Ventura remarque aussi l’importance du mot platea, ou complateari, qui semble
désigner une subdivision de l’ottina, voire l’ottina elle-même. La description minutieuse de
Naples et de ses institutions qu’offre l’ouvrage de Giulio Cesare Capaccio peut aider à
éclaircir le sens de platea. Au sujet du rôle des capitaines de l’ottina, il précise en effet :
« Leur office jouit d’une grande réputation car ils doivent s’occuper de leurs Complateari,
et de tous les habitants de l’ottina, natifs ou étrangers, dont ils doivent prendre soin qu’ils
ne soient ni offensés ni offenseurs » (Capaccio 1634 : 647). Voisins, les complateari
apparaissent comme un groupe quasiment institutionnel, représentatif de l’ottina. En
outre, Piero Ventura a remarqué la similitude entre strada et ottina, souvent
accompagnées des mêmes déterminants topo-nymiques. Strada est donc un terme
générique désignant une portion de territoire, le cœur de l’ottina, ou par métonymie, l’
ottina même.
20
32
À travers les mots platea, complateari, strada s’expriment, semble-t-il, dans le langage
commun comme dans le lexique officiel, des groupes solidaires de voisins dont les liens
doivent beaucoup à l’organisation des pouvoirs du Peuple à son niveau le plus
élémentaire : contrôle social exercé sur de petites fractions du territoire par les
capitaines des ottine, personnages respectés connaissant bien tous les habitants, leurs
activités et leurs affaires ; assemblées des chefs de familles citoyens pour l’élection des
capitaines et autres nécessités.
33
Cependant, toutes les unités administratives territoriales des villes italiennes d’Ancien
Régime ne constituent pas un espace social animé d’intenses solidarités ni d’identités
corporatives. Il en est ainsi à Venise, partagée depuis le XIIe siècle en six sestieri, subdivisés
en contrade qui se confondent avec les paroisses. Élisabeth Crouzet-Pavan (1993) a utilisé
des témoignages déposés devant les cours criminelles pour évaluer la reconnaissance des
unités administratives dans les usages communs. Le sestiere, hors des décisions
administratives, n’est jamais nommé. La contrada devait apparaître obligatoirement dans
tous les actes publics et privés. Or, dès le XVe siècle, « l’individu ne souscrit pas
spontanément à cette définition officielle de l’identité ». D’où une « distorsion effective
entre la représentation publique de l’espace et la perception des contemporains. Le
témoin ne se pense pas, ne pense pas les autres et ne pense pas ses trajets dans les cadres
des circonscriptions territoriales. Cette géographie, bien sûr, ne lui est pas étrangère. Elle
forme une strate, plus ou moins bien constituée, de sa mémoire mais ne sert cependant
pas à la localisation de tous les souvenirs. Les frontières administratives et de
l’expérience ne se superposent pas » (Crouzet-Pavan 1993 : 203 et 1992, 1 : ch. 7). Les
solidarités de la contrada connaissent ainsi un étiolement, au profit du déploiement des
réseaux dans le cadre unitaire de la ville. Les patriciens ne choisissent pas de construire
et d’habiter dans un sestiere ou une contrada préférés (Romano 1987 : 120 sq.), entendus
comme bases locales du pouvoir. Activités économiques et surtout mutations du système
politique avec l’affirmation du régime patricien, imposent l’élargissement de la sphère
des relations aux dépens du jeu des influences locales, même si la contrada peut se
recharger de sens temporairement, par exemple pour une fête.
Portes et rues dans les modalités du découpage
spatial
34
Les désignations du quartier ne sont pas isolées des autres mots de la ville ; elles forment
souvent système avec un vocabulaire désignant d’autres niveaux de la réalité urbaine. La
recherche ne doit donc pas négliger cette articulation avec d’autres catégories de
vocables, d’autres champs sémantiques, car les logiques des découpages ne reposent sans
doute pas seulement sur des considérations politiques, administratives ou sociales, mais
aussi sur des façons de se repérer dans la cité, de percevoir le tissu urbain et de lui donner
sens en faisant émerger des points de référence. Il n’est donc pas indifférent que les mots
du quartier s’articulent à d’autres mots de la ville comme les portes, les églises, les places
ou les rues.
35
Notons en premier lieu la fréquence de l’association des mots désignant les quartiers au
mot porta, et donc à l’enceinte. Cela s’explique par le découpage traditionnel des villes
médiévales divisées per portas, et témoigne d’un ordre lié au périmètre défensif, et aux
fonctions militaires qu’avaient ces circonscriptions (surveillance des portes, de l’enceinte,
21
levée des milices). À Milan, le mot porta devient synonyme de quartiere, comme le montre
l’expression de Serviliano Latuada, dans sa description de Milan en 1737 : « Chaque Porta
de la Ville forme une compagnie de la milice » (Latuada 1737-1738, 5 : 163). Porta, dans ce
cas, ne désigne plus la porte ouverte dans les remparts urbains, mais bien une portion de
territoire en correspondance avec une porte, qui en prend le nom, et qui sert de base
territoriale à l’organisation défensive de la Commune. La division en quatre quartieri
caractérise, au Moyen Âge, de nombreuses villes d’origine antique, comme Florence ou
Bologne par exemple. Le castrum romain était en effet percé de quatre portes
correspondant aux extrémités du decumanus et du cardo ; ces quatre portes principales
commandaient la partition de l’espace intra-muros en autant de portions. Ainsi, à
Bologne, les quartiers « sont appelés par le nom des quatre Porte, à savoir Stiera,
Ravennata, Procolo et de S. Cassiano, et à chacun fut assignée une église, dans laquelle
devaient se rassembler à chaque occasion les hommes du Quartiero. […] On l’institua pour
ordonner la Milice, afin qu’en cas de besoin, le Peuple puisse promptement secourir » la
ville (Alidosi 1621 : 157). À Florence aussi, les quartiers tiraient leur nom des quatre
portes principales de la ville. À Milan, après la destruction des remparts par les troupes
impériales, en 1162, l’enceinte est reconstruite, et six portes en commandent désormais
l’accès. La ville est alors divisée en six unités20 qui sont cependant toujours désignées
comme quartieri – le découpage en six aurait dû imposer le mot sestiere –, ce qui vient
renforcer l’idée d’un lien très étroit entre les mots porta et quartiere. Quartiere désigne
alors un mode de découpage de l’espace dicté par l’enceinte et ses ouvertures, dessinant
des aires triangulaires, dont la pointe est la place civique tandis que la base est formée
par une portion d’enceinte percée de la porte éponyme.
36
Comme le souligne, dans la définition du mot quartiere, le Grande Dizionario della lingua
italiana, dans de nombreux cas, la division en quatre quartieri « semble trouver son origine
dans la structure typique du castrum romain dont les rues principales, perpendiculaires
[…], distinguaient l’habitat en quatre parties ». À y regarder de plus près, ce ne sont pas,
comme le laisse entendre cette définition, les axes principaux (decumanus et cardo) qui
servent de limites aux quartiers et permettent de découper rigoureusement la ville en
quatre parties à peu près égales. Ces rues principales et les portes sur lesquelles elles
débouchent forment au contraire le cœur de ces quartiers. Ainsi, à Florence, « les limites
des quartiers suivent grosso modo les diagonales de la ville romaine rectangulaire »
(Fanelli 1980 : 10).
37
Ces remarques doivent attirer l’attention sur les rapports entre le quartier et la rue. À un
découpage qui inscrit la rue principale à l’intérieur du quartier semble faire suite, selon
une chronologie variable suivant les agglomérations, un autre usage de la rue, celui de
ligne de partage. Les textes qui cherchent à décrire les quartiers et à les distinguer les uns
des autres procèdent en fait de deux façons distinctes. Certains en présentent le contenu,
dressant en quelque sorte un inventaire de ce qu’ils englobent (rues, monuments),
d’autres au contraire en tracent le circuit qui passe alors par des rues rigoureusement
nommées. Trois exemples peuvent illustrer cette observation.
38
Sienne fut divisée en trois terzi et un nombre variable de contrade. Très nombreuses au XIII
e
siècle, ces dernières furent réduites à quarante-deux après la peste de 1348, puis à dixsept en 1729, et forment aujourd’hui encore « un exemple unique de structure sociale, qui
se plaît à se penser en termes de petite patrie, de ville dans la ville, libre, indépendante et
souveraine » (Falassi & Catoni 1982 : 26)21. Ces contrade étaient des agglomérations de
population qui correspondaient à l’origine à un organe de gouvernement local
22
subordonné à la commune (sindaci et consiglieri) et à une compagnia, organisation militaire
comprenant tous les hommes adultes de la contrada. Dès le XVe siècle, les contrade
commencèrent à participer directement au Palio, la plus solennelle des fêtes citadines, et
prirent progressivement complètement en charge son organisation. Après l’Unité, elles
sont animées par une myriade de « sociétés », et cette réalité associative est encore très
vive de nos jours. Un règlement de 1729, toujours en vigueur, établit les limites exactes
des contrade et fixe leur nombre à dix-sept22. La description indique ce qui est compris, ou
ce qui est exclu de chacune des contrade comme en témoignent les adjectifs « inclusivo »,
ou « esclusivo » lorsqu’il s’agit d’un bâtiment (église, campanile, couvent ou autres), ou
encore les formules « comprendendo le case », « comprenda la strada », « comprenda la chiesa
», « comprenda la strada da ambe le parti », « prenda tutta la piazza », etc. 23.
39
Une description des rioni de Rome de 1744 procède en revanche d’une façon plus
« moderne » en indiquant le circuit des rues qui en forment les limites : « per la via »,
« entra nella strada », « prende la strada », etc. Il s’agit en fait d’une réforme du
découpage de la ville en quatorze rioni, réalisée par Bernardino Bernardini, prieur des
Caporioni de Rome24, pour remédier « aux graves désordres engendrés par l’ignorance des
confins de chaque Rione, née peu à peu de la construction de nouveaux édifices, du
changement de nom des Contrade, et plus encore de l’obscure description des rioni25 ».
Pour remettre les différentes instances du gouvernement local en accord sur les limites
des différents rioni, une nouvelle « répartition » est ainsi déterminée. Si la description
présente aussi l’inventaire des monuments, places et rues, ainsi que le nombre d’îlots
contenus dans chaque quartier, les limites passent désormais par des rues bien définies,
et marquées par des bornes : il est précisé que les confins sont situés au milieu de la rue,
23
dont chacune des rives appartient alors à un rione différent (Bernardini 1744 : 19) (fig. 2)
26.
Fig. 2. Plan du nouveau tracé des rioni de Rome (1744). « Planta Del nuovo Ripartimento de Rioni di
Roma ». Par Bernardino Bernardini. Gravure sur cuivre, 220 x 260 mm. Le plan donne le nouveau tracé
des quatorze rioni (Monti, Trevi, Colonna, Campo Marzo, Ponte, Parione, Regola, S. Eustachio, Pigna,
Campitelli, S. Angelo, Ripa, Trastevere, et Borgo).
Les chiffres arabes renvoient aux édifices cités dans la description, les astéristiques aux bornes
indiquant les confins des rioni.
40
À Naples, la rue, expression de la communauté de voisinage, constitue d’abord le cœur, le
centre du quartier comme en témoignent, dans de nombreux textes des XVIe et XVIIe
siècles, les équivalences entre ottina, piazza et strada Selon Giovanni Antonio Summonte, la
ville fut anciennement « divisée en trois strade [rues] », appelées aussi Piazze 27, traduction
en italien du latin platea28. Camillo Tutini évoque les « vingt-neuf Strade, ou Vicoli [rues]
principaux de Naples [qui] chez les Anciens s’appelaient ottine, à la différence de ceux des
Nobles » (Tutini 1644 : 171). Piazza ou strada appartiennent à un registre de langue plus
commun que ottina. Ainsi, il n’est pas rare que les capitani delle ottine soient aussi
appelés capitani di strada : « Vingt-neuf capitaines des Ottine, ou des Quartieri, appelés
vulgairement capitaines de Strada » (Di Blasio 1739 : 12). Dans sa Chronique, Giovan
Francesco Araldo évoque les Piazze Mercato, S. Giovanni a mare, Seleria et Scalesia
(Divenuto 1998 : 143) : les déterminants toponymiques sont bien ceux des ottine. En
revanche, dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, les nouveaux découpages administratifs
(quartiers de police) reconnaissent moins la rue comme le noyau du quartier, comme une
unité territoriale inséparable des îlots qui la bordent et donc espace de déploiement des
solidarités de voisinage, que comme un repère topographique clair, utilisable par
conséquent sans ambiguïté, dans son abstraction géométrique, comme une ligne de
démarcation, sans prise en compte des pratiques sociales qui lient les habitants des deux
rives. Ainsi, en 1784, dans son plan d’établissement d’un Département de police, Giuseppe
Franci propose de définir d’abord l’exacte « circonférence » du territoire urbain, puis de
24
la faire diviser « par un Topographe expert et habile en douze parts aussi égales que
possible, et de la façon la plus claire en les circonscrivant par les rues principales » 29.
41
Ce parti pris de géométrisation qui impose la rue comme frontière s’accompagne du
recours à l’outil cartographique. Si l’on dispose précocement de descriptions des
quartiers, leurs limites ne sont généralement pas tracées sur des plans avant le XVIIIe
siècle, en coïncidence avec les premiers grands plans urbains zénithaux au relevé
topographique précis. Ainsi lorsque Giovanni Carafa entreprend de réaliser, au milieu du
XVIIIe siècle, une carte scientifique de Naples, il souligne qu’elle permettra une « plus juste
division des Parrocchie et des Quartieri (appelés chez nous ottine à cause de leur nombre
initial) qui sont aujourd’hui d’une disparité extravagante » (Carafa 1750 : 23).
Lexiques locaux, lexique national : des divers usages
des mots contrada, rione et quartiere
42
En inventoriant les différentes façons de désigner les circonscriptions politicoadministratives dans des villes italiennes appartenant à des ensemble régionaux distincts,
on a mesuré la richesse des lexiques institutionnels. Ce vocabulaire, souvent propre à une
ville ou à un ensemble de villes, a été très largement diffusé, en dehors de la sphère des
administrations locales urbaines, grâce, en premier lieu, à une vaste littérature érudite,
qui s’épanouit à partir du XVIe siècle, de descriptions, éloges et guides urbains. Ces textes
exaltent, dans leur dimension historique, les éléments fondateurs de l’identité citadine, à
travers inventaires de monuments et descriptions argumentées des institutions locales.
Ce faisant, leurs auteurs s’interrogent sur les mots qui les désignent, sur leurs origines,
leur sens et ses évolutions ; ils tentent, par des comparaisons et des équivalences, d’en
éclaircir le contenu pour un esprit « étranger » à la ville dont ils parlent. À travers ces
pratiques de la comparaison, il apparaît que les mots contrada, rione et quartiere qui
désignent respectivement des circonscriptions civiles à Sienne, Rome, et Florence, sont
utilisés, contrairement à d’autres mots comme seggio, ottina, albergo, etc., dans toute la
péninsule italienne. C’est ainsi que les ottine de Naples sont parfois appelées quartiere, ou
rapprochées des rioni de Rome. En outre, par rapport à des mots comme terziere ou
sestiere qui signifient toujours des découpages administratifs, ces termes ont précocement
acquis un sens générique pour désigner des unités territoriales identifiables par quelque
caractéristique que ce soit ; aussi relèvent-ils de registres de langue variés. La fluidité de
ces termes et l’extension de leurs usages invitent à analyser leurs variations de sens, en
tenant compte de la chronologie tout comme de la diversité des usages régionaux.
43
Le mot contrada évoque d’abord la ville de Sienne, où il désigne des quartiers strictement
délimités, d’origine politico-administrative et médiévale, qui forment encore de nos jours
les cadres territoriaux de la fête du Palio ; les contrade s’affrontent alors dans une course
de chevaux organisée sur la piazza del Campo deux fois par an. Aujourd’hui, autant
qu’autrefois, l’appartenance à une contrada, avec ses banquets, ses cercles de sociabilité et
ses fêtes, constitue un élément essentiel d’identité siennoise. À Montalcino, petite ville
proche de Sienne, le sens du mot n’est déjà plus le même : on retrouve le terme contrada à
l’époque moderne, mais pour désigner une région urbaine, un lieu-dit, correspondant à
une rue et ses alentours (Carie 1993 : 429). Hors de l’ancien État de Sienne, le mot est aussi
employé. Dans sa description de Naples, Camillo Tutini évoque une division antique de la
cité, au temps de la fondation grecque, en quatre quartieri ; contrada est alors, sous sa
25
plume, synonyme de quartieri30. À l’époque moderne, les auteurs de descriptions de Naples
l’emploient assez rarement dans le sens indéfini de « région », « contrée », « quartier ».
On trouve sous la plume de Giuseppe Maria Galanti l’expression « contrada del Pendino »
31
ou « contrada del Mercato », mais le plus souvent le toponyme seul est employé pour
désigner ces espaces infra-urbains ayant acquis une identité sociale ou morphologique
propre, comme par exemple la Duchesca, lotissement du XVIe siècle des jardins d’une
résidence aragonaise. Dans d’autres cas, le mot est synonyme de rue. Pour Milan, Carlo
Torre évoque « la longue et spacieuse strada [rue] » appelée « contrada di Pantano »
(Torre 1674 : 38) ; et Turin comprend, au XVIIIe siècle, trente-deux « contrade principales »,
treize orientées est-ouest, et dix-neuf nord-sud (Craveri 1753 : 148). Ce double sens,
quartier et rue, fait qu’il n’est pas toujours aisé de saisir le sens exact du mot contrada,
tantôt rue au sens strict, voie de circulation, tantôt portion de territoire située autour de
la rue.
44
Ce sens générique du mot permet de mieux comprendre la légende du plan de Naples de
Carlo Theti, édité en 1560 (fig. 1). Le principe organisateur de cette légende est la division
de la ville en cinq contrade, choix surprenant puisque ce mot n’a jamais eu, à Naples, le
sens de quartier administratif. Ces contrade ne correspondent à aucune division connue de
la ville, mais forment cinq bandes couvrant tout le territoire urbain, qui s’étirent d’est en
ouest, et se succèdent du nord au sud, arbitrairement semble-t-il. En fait, cette perception
de l’espace, et l’organisation de sa lecture par la légende, a sans doute été suggérée par les
trois anciens decumani, grands axes viaires est-ouest, qui correspondent aux trois
premières contrade. L’auteur du plan a maintenu ce principe ordonnateur dans la suite de
la légende, même en l’absence de grands axes parallèles au sud de la cité. Le choix du mot,
moins entendu comme quartier que comme rue, ou plutôt région urbaine définie par la
rue, trouve sans doute ainsi une explication. Aujourd’hui, le Grande Dizionario della lingua
italiana indique « rue » comme premier sens de contrada, avant sa définition comme «
quartiere, rione d’une ville ».
45
Quartiere et rione ont une origine administrative. Selon le Vocabolario universale italiano,
publié à Naples de 1829 à 1840, quartiere se dit d’une « partie de ville […] à laquelle préside
un magistrat pour le gouvernement municipal ». Le Grande Dizionario della lingua italiana
en donne le sens premier suivant : « À l’époque médiévale, chacun des quatre settori
[secteurs] selon lesquels de nombreuses villes (comme Florence) étaient subdivisées. » Le
Lessico universale italiano di Lingua, Lettere Arti Scienze e Tecnica, édité à partir de 1968,
précise aussi que sa première signification historique est liée à la division en quatre
parties de certaines villes :
De la même façon, d’autres villes sont divisées en trois terzi ou terzieri, d’autres en
six sesti ou sestieri, d’autres encore en un nombre variable de rioni. De ces termes,
seul rione a en commun avec quartiere le double sens plus générique et plus
spécifique.
46
Le sens de ces deux mots s’est donc étendu : ils désignent des divisions administratives
urbaines quel qu’en soit le nombre ou la nature. Aussi sont-ils, dès la période moderne,
des mots italiens génériques qui peuvent servir à traduire une terminologie locale. Dans
de nombreux textes législatifs concernant Naples sous la domination espagnole, on
rencontre l’expression « ottina à savoir quartiere », qui met bien en évidence cet emploi du
mot dans un sens générique, donc compréhensible à l’échelle de l’aire italienne, de
découpage administratif. Rione évoque Rome avant tout, même si dans d’autres villes,
comme à Orvieto ou Pesaro, les circonscriptions administratives ont pris ce nom. Ce sens,
26
localisé d’abord à certaines villes, s’est ensuite élargi. Ainsi, pour Naples, où rione n’eut
jamais de signification institutionnelle comme à Rome, Carlo Celano évoque « vingt-neuf
ottine, ou rioni » (Celano 1692, éd. 1856, 1 : 208-209) et Domenico Antonio Parrino signale
que « la ville se divise en vingt-neuf Rioni ou Regioni que nous appelons ottine » (Parrino
1751 : 50). La référence romaine, fondée sur l’exceptionnel prestige de cette cité, fait de
rione, découpage administratif de la caput mundi, l’équivalent linguistique d’autres
circonscriptions urbaines, dont la dénomination, comme ottina, n’est claire que pour qui
connaît les institutions particulières de Naples. Il s’agit bien sûr ici d’une « traduction »
d’érudits, cherchant dans la culture latine les origines ou le modèle des institutions
locales. Ainsi, Camillo Tutini compare les fonctions des capitaines des ottine à celles des
Caporioni, tout comme Giulio Cesare Capaccio dans son dialogue Il florastiero : « D’où vient
le nom des Capitaines, et quel est leur charge ? » demande l’étranger, auquel le citadin
répond qu’« ils sont ainsi nommés pour être les chefs de leurs ottine, ou regioni, tout
comme à Rome ils sont appelés les Caporioni » (Capaccio 1634 : 646).
47
Quartiere et rione appartiennent désormais à des registres linguistiques très variés. Ainsi
quartiere désigne « dans la terminologie urbanistique et dans l’usage commun, une sezione
[section] de ville constituant un organisme reconnaissable par rapport au reste de
l’agglomération urbaine » (Lessico… 1977), tandis que son sens administratif a été réactivé
récemment : « Dans le langage commun et politique, chacune des entités, appelées
circoscrizioni [circonscriptions] par la loi n°278 du 8 avril 1976, d’après laquelle une
municipalité peut subdiviser son territoire pour permettre une expression plus directe
des exigences des citadins et décentraliser certaines activités administratives » (Grande
Dizionario… 1990).
48
Bien que ces mots soient donnés comme synonymes dans les dictionnaires, à cause du
sens générique de « quartier » qui leur est attribué, ce ne sont pas des équivalents
neutres ; leur usage varie singulièrement selon les contextes urbains comme nous le
montrent les cas de Rome et de Naples. Dans une longue continuité historique, rione
désigne les circonscriptions de la Rome ancienne. En revanche, quartiere a été retenu pour
découper le territoire urbanisé au-delà des murs. Dans le sens de quartier, sans
détermination de nature administrative, rione est rarement employé à Naples durant la
période moderne, mais ses occurrences se multiplient, au cours de la seconde moitié du
XIXe siècle, dans la langue technico-administrative et la littérature : il désigne alors des
quartiers d’habitat populaire, nés de la croissance urbaine. Quant au mot quartiere, il se
réfère d’abord, à Naples, à un découpage institutionnel : il peut être synonyme d’ottina,
désigner des regroupements d’ottine au XVIIe siècle, puis c’est la désignation retenue, à la
fin du XVIIIe siècle, pour la nouvelle répartition en douze quartiers. Son sens générique de
fraction du territoire dotée d’une homogénéité reconnue se développe plus tard.
49
Le recours aux dictionnaires se révèle insuffisant pour saisir la terminologie en usage
dans chaque ville, et la variabilité des sens qui peuvent être attribués aux mêmes mots
selon les localités. Seul un inventaire précis des mots du quartier propres à chaque ville,
et le classement de ces mots à l’échelle de la péninsule, en fonction de leur diffusion dans
divers registres de langue, ou dans un plus ou moins grand nombre de villes, fournit des
données permettant d’interpréter les réformes des découpages et de leurs dénominations
réalisées dans certaines cités italiennes.
27
Réformes administratives et choix lexicaux : deux
exemples d’introduction tardive du mot quartiere dans
la langue administrante
50
Au moment de l’Unité, Naples fut divisée en douze sezioni : Avvocata, Chiaia, Mercato,
Montecalvario, Pendino, Porto, S. Carlo all’Arena, S. Ferdinando, S. Giuseppe, S. Lorenzo,
Stella, Vicaria. L’introduction de ce nouveau vocable pour désigner les circonscriptions
administratives internes à la ville met fin au double sens que le mot quartiere avait
jusqu’alors dans la ville (quartier administratif et désignation générique d’une portion de
ville). En effet, ces sezioni reprennent les mêmes déterminants toponymiques que les
douze quartieri instaurés à la fin du XVIIIe siècle.
51
La capitale avait en effet été divisée en douze quartieri de police en 1779 et, par un décret
du 4 août 1812, Murat confirma cette partition territoriale, n’y introduisant que des
modifications mineures de frontières. Non seulement les douze quartieri sont maintenus
mais, de simples quartiers de police, ils deviennent les circonscriptions en usage pour
l’ensemble de l’administration (état civil, fiscalité, administration municipale, justices de
paix, etc.). À la suite de ce décret, l’ingénieur Luigi Marchese réalise en 1813 les plans des
douze quartieri de la ville 32, après avoir dressé en 1804 les premières cartes des douze
quartiers de police en 1804 (fig. 3), ainsi qu’un plan d’ensemble où les quartiers sont
distingués par des couleurs différentes33. D’autres représentations cartographiques des
quartieri sont éditées dans les années qui suivent, comme la Pianta della Città di Napoli de
Giosuè Russo (1815) (fig. 4), ou les Piante Topografiche des différents quartieri du Reale
Officio Topografico (1840). Le mot quartiere s’impose ainsi durablement, à Naples, dans la
langue administrante, alors que jusqu’à cette date, il n’y était entré que très
marginalement, en particulier comme traduction, dans les textes officiels ou les
descriptions érudites de la cité, de mots d’un usage ancien et local comme ottina.
28
Fig. 3. Détail du plan du quartiere de S. Giuseppe Maggiore à Naples (1804). « Pianta Topografica del
Quartiere di S. Giuseppe Maggiore ». Réalisé par l’ingénieur Luigi Marchese. L’original du plan publié ici
est en couleurs.
Le tissu urbain du quartier représenté est d’une seule et même couleur, distincte de celle des îlots des
quartiers limitrophes, mettant ainsi en valeur les limites qui passent toutes par des rues.
52
Au XVIIe siècle, le mot quartiere est introduit pour désigner une nouvelle circonscription
civile, mais qui n’est établie que temporairement. Giulio Cesare Capaccio nous apprend
que les vingt-neuf ottine sont regroupées en neuf quartieri. La Ville paie neuf médecins, un
par quartier, pour visiter les pauvres malades et leur administrer gratuitement des
médicaments (Capaccio 1634 : 849). Une loi du 13 avril 1638, « De Officio Magistratus
Politiae in Urbe, et Regno », prévoit de regrouper les vingt-neuf ottine en huit quartieri
pour le contrôle des étrangers qui entrent dans la cité. Puis, dix quartieri sont formés,
selon le même principe, par la loi du 30 janvier 1643, neuf par celle du 10 février 1643, dix
à nouveau par celle du 28 novembre de la même année. Des dispositions législatives
reprennent cette question en 1667, 1676 et 1684. Le nombre de ces quartieri est donc
variable, et leur formation occasionnelle ; ce sont toujours des regroupements d’ottine.
53
Il faut attendre l’institution d’une police royale, par la pragmatique du 6 janvier 1779,
pour que soit opéré un nouveau découpage de la ville : « Que cette ville soit répartie en
douze Quartieri, et que soit établi dans chacun d’eux un des juges de la Grande Cour
criminelle. » Plus loin, le même texte législatif en donne un synonyme : le ripartimento du
juge. Ces douze quartieri34 ne correspondent plus, comme au siècle précédent, à un
regroupement d’ottine, mais de paroisses. Le guide de Naples de Giuseppe Maria Galanti,
Breve descrizione della città di Napoli e del suo contomo (1792), adopte ce nouveau découpage
urbain pour ordonner sa description : « Dans son gouvernement civil de police, Naples se
divise en douze quartieri ; c’est pourquoi nous la décrirons selon ses quartieri, en rappelant
leurs édifices principaux »35. Avec la réforme de cette police monarchique, le 7 novembre
1798, la répartition en douze quartieri est confirmée. Le mot ripartimento définit alors
29
l’aire de compétence du sous-inspecteut, et apparaît ainsi comme une subdivision du
quartiere : les 1315 rues et ruelles de la capitale sont « divisées entre les 72 SousInspecteurs de telle sorte que chacun d’eux aura un ripartimento de 19 rues [strade], et
ruelles [vichi] environ, dont on lui donnera la carte correspondante ». À chaque charge
précisément définie correspond un territoire d’exercice des compétences : Commessario
del Quartiere, Ispettore del Ripartimento. Enfin, le 2 janvier 1807, selon la circulaire du
Commissaire général de police, la ville est divisée en douze quartieri et quarante-huit
sezioni.
54
Les douze quartieri institués à partir de 1779 font l’objet de divers ajustements de
frontières au cours des décennies suivantes, mais l’appellatif générique et même, très
rapidement, les déterminants toponymiques ne sont plus remis en question : le mot
quartiere prend ainsi, à Naples, une signification administrative ordinaire. Comment
expliquer le choix de ce vocable dans une opération de réforme du découpage de l’espace
et des institutions comme celle qui intervient à Naples dans les deux dernières décennies
du siècle des Lumières ?
55
Cette création de nouvelles circonscriptions et l’innovation lexicale qui l’accompagne –
même si le mot existait dans la langue italienne, il passe localement dans un registre de
langue où il n’avait guère sa place jusqu’alors – correspondent aussi à une profonde
réforme opérée par les pouvoirs publics en matière de contrôle du territoire urbain. Les
quartieri nouvellement créés entrent en concurrence avec l’organisation territoriale des
pouvoirs municipaux (division en ottine populaires et seggi nobiliaires). Jusqu’en 1799,
date de l’abolition du gouvernement citadin à la faveur des événements révolutionnaires,
découpages et dénominations anciens et nouveaux coexistent et se superposent. La
réforme des Bourbons vise à imposer un contrôle territorial monarchique, par
l’intermédiaire d’officiers royaux établis dans des circonscriptions qui délimitent
30
clairement leur rayon d’action et à ôter progressivement ses prérogatives en matière de
gestion urbaine au gouvernement municipal et aux élus du patriciat et du peuple.
Fig. 4. Plan de la ville de Naples (1827) « Planta della Città di Napoli deli-neatanel 1827 ». Réalisé par
Giosuè Russo et gravé par Domenico Guerra, édité pour la première fois en 1815.
56
Le découpage effectué rompt radicalement avec l’organisation territoriale ancienne des
pouvoirs. En effet, en se fondant sur un regroupement de paroisses et non plus d’ottine,
comme cela s’était fait ponctuellement au XVIIe siècle, le nouveau découpage ne reconnaît
pas la légitimité de ce petit territoire, cellule politique de base avec son assemblée des
chefs de famille et son capitaine sous l’autorité de l’Élu du Peuple. La loi de police précise
en outre que les officiers des ottine passent sous l’autorité des juges des quartieri. Par
ailleurs, les frontières des quartieri font l’objet de plusieurs ajustements entre le XVIIIe et
le XIXe siècle, dans un souci de rationalité : les aires sont précisément délimitées par des
rues, et doivent contenir à peu près le même nombre d’habitants. Les autorités civiles
parviennent même à obtenir une réforme des paroisses afin de les faire coïncider
précisément avec des quartiers géométriquement mieux définis. Ainsi, alors que dans un
premier temps le maillage des paroisses a guidé la formation des nouveaux quartieri, la
rationalisation du découpage civil conduit peu après à une redéfiniton des circonscriptions
ecclésiastiques. S’impose donc un découpage reposant sur une analyse spatiale de la ville
et nécessitant par conséquent des instruments cartographiques, alors que le découpage
en seggi ou ottine s’appuyait sur des groupes disposant de droits politiques spécifiques
(Marin 1993). Cette rationalité spatiale est évoquée dès le XVIIIe siècle pour justifier la
réforme et démontrer que, par leur mosaïque irrégulière, les anciennes circonscriptions
constituent un cadre obsolète. Le 11 août 1794, le magistrat à la tête de la police royale
écrit : « Naples connaît cependant encore l’ancienne division en ottine qui est
disproportionnée et mal établie36 ». Avec la création des quartieri de police, le pouvoir
monarchique cherche ainsi à éliminer un pouvoir concurrent dans la gestion et le
contrôle de la ville, à en briser l’organisation territoriale et les solidarités qu’elle
31
engendrait perçues comme dangereuses pour la monarchie absolue. Les résistances de la
population sont visibles lorsqu’en 1799 par exemple, profitant des événements
révolutionnaires, on arrache les panneaux qui indiquent le nom des rues et les numéros
des bâtiments, précisément mis en place à l’usage de la police royale en 1792.
57
Le choix de l’appellatif générique de ces nouvelles circonscriptions est cohérent avec
l’ensemble du projet modernisateur. Alors que ottina et seggio sont des mots propres à la
ville de Naples et renvoient à un héritage, celui de l’organisation séculaire des pouvoirs
locaux, quartiere est beaucoup plus universel, ne participe d’aucun particularisme
napolitain et désigne en premier lieu, dans la langue italienne, une circonscription
administrative. À une terminologie locale qui reflète le poids de la tradition
institutionnelle municipale est préféré un mot italien générique, donc facile à adopter par
les habitants, et dont le sens est clair pour tous. En outre, au moment où il est introduit
dans le vocabulaire administratif napolitain, il n’appartient quasiment pas aux usages
communs37. Localement, l’emploi du mot ne peut donc guère entraîner de confusion ; il
n’est que fort peu polysémique. Le terme relève alors plutôt des lexiques techniques.
Contrada, quartiere et isola semblent être en effet les mots les plus couramment utilisés par
experts, ingénieurs et architectes pour désigner, à l’époque moderne, dans le royaume de
Naples, des unités spatiales (Labrot 1995 : 290 sq.). Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
quartiere est surtout employé par les architectes et les topographes dans un sens
générique, sans connotation administrative. Ainsi, c’est le mot qui revient le plus souvent
sous la plume de l’architecte Vincenzo Ruffo, dans son plan d’embellissement de la ville,
pour désigner une portion du tissu urbain (Ruffo 1789). La légende du plan de Giovanni
Carafa est également intéressante car quartiere y figure dix fois38. L’homogénéité sociale et
productive semble dicter le choix lexical puisque dans neuf cas le déterminant
toponymique est celui d’un métier ou d’une nation : « quartiere de’ ramari », « quartiere
degli Argentieri », « quartiere de’ spadari », « quartiere de’ dipintori de’ quadri ordinari »,
« quartiere de’ Genovesi », etc. Une seule fois, « quartiere della Duchesca », l’unité
morphologique (jardins lotis), semble l’emporter39.
58
Lors de la réforme de 1779, retenir le mot quartiere pour la nouvelle division territoriale,
ce n’était sans doute pas seulement se référer à un mot désignant de longue date dans
d’autres régions italiennes une circonscription administrative et ayant ainsi acquis ce
sens générique. C’était aussi emprunter un mot au lexique technique et donc opérer un
découpage savant de l’espace urbain en unités mesurables et cartographiables, aux
limites clairement tracées par des rues, fondées enfin sur des connaissances
topographiques, géométriques et statistiques.
59
Les citoyens de la ville se sont certainement reconnus, tant que fonctionnait le tribunal
de San Lorenzo, dans l’ottina ou le seggio. Après 1799, le quartiere de police, qui devient
rapidement celui de toutes les branches de l’administration, est la seule circonscription
qui subsiste. On peut penser que la population n’y eut jamais le même attachement
qu’aux circonscriptions anciennes, fondées sur des liens familiaux ou d’homme à homme,
qui représentaient des groupes privilégiés enracinés et solidaires. Certes, cet espace
restreint permet aux Napolitains de se rapporter aux formes du pouvoir : c’est dans leur
quartier de résidence qu’ils vont porter plainte devant le juge de paix, déclarer leur
changement de résidence pour l’état civil (loi de 1813), se rapporter aux officiers
municipaux car l’eletto du quartier gère tout ce qui a trait aux fêtes publiques, à la
bienfaisance, aux eaux, aux égouts, à l’occupation de la rue, etc. Mais le quartier est
désormais totalement administré par le haut, et ces formes de gouvernement
32
n’engendrent pas, à proprement parler, de vie de quartier ; rien de comparable en somme
avec les assemblées des ottine. Cependant, par la multiplication des actes administratifs à
réaliser à l’intérieur de ce cadre, la population est progressivement accoutumée aux
limites de ces nouvelles circonscriptions. Aussi faudrait-il tenter d’enquêter sur d’autres
sources pour voir comment s’affirme progressivement le quartiere comme espace de
référence pour tous les habitants de la capitale, voire comme cadre d’expression des
intérêts locaux.
60
Un cas beaucoup plus récent de création de nouveaux quartieri nous est fourni par la
petite ville de Montalcino, près de Sienne, étudiée par Lucia Carie (1993 et 1996). En 1961,
un groupe d’habitants décide de diviser la ville en quatre quartieri (Ruga, Pianello,
Travaglio, Borghetto)40. Ils servent de cadre aux fêtes citadines, en particulier la Sagra del
tordo, « fête populaire historico-gastronomique » créée en 1958, et à des compétitions de
tir à l’arc dans lesquelles rivalisent les équipes représentant les nouveaux quartieri qui
sont progressivement devenus le lieu principal de l’agrégation sociale et de la vie urbaine
(banquets, cérémonies, et même distribution de bourses d’étude). Le choix du mot
quartiere est significatif. Interrogés, les habitants tiennent à se distinguer de Sienne, et à
ne pas faire apparaître leurs fêtes comme une pâle imitation des réjouissances siennoises.
En effet, cette rivalité des quartieri évoque nécessairement celle des contrade. Se distinguer
de Sienne imposait donc d’exclure les mots terzo et contrada, trop « siennois », et par
conséquent de renoncer à inscrire cette recréation dans la continuité historique en
réactivant précisément le mot terzo, circonscription en vigueur à Montalcino (terzi de S.
Salvatore, de S. Angelo et de S. Egidio), comme dans de nombreuses localités de l’État de
Sienne, jusqu’à ce qu’une réforme des pouvoirs locaux abolisse, en 1778, ce découpage. Le
mot quartiere présente alors l’avantage de renvoyer également à un découpage
administratif que l’on peut croire d’origine médiévale, comme à Florence. Ces quartieri
sont en outre reconnus par les lois administratives italiennes ; ils possèdent chacun des
statuts, un conseil, un président, un budget et bien sûr une équipe d’archers formée par
les jeunes gens du quartiere.
61
À Naples, la réforme a créé des quartieri strictement administratifs, concurrents des
circonscriptions traditionnelles (ottina, seggio) liées à des solidarités sociales, à des droits
politiques et donc investies de sentiments d’appartenance. À Montalcino, le mot quartiere
permet au contraire d’inventer une continuité historique et de ranimer des communautés
de voisinage. Cela nous renvoie à des histoires, des sociétés et des cultures urbaines très
différentes. Qu’un mot identique, quartiere, soit utilisé pour mettre en œuvre des
intentions aussi manifestement antinomiques montre bien toute l’ambiguïté de ce terme,
ses sens et connotations variables selon les lieux et les moments. Les choix linguistiques
qui accompagnent les réformes des divisions urbaines ne se comprennent qu’en référence
à une histoire locale des mots utilisés tout en saisissant leur circulation et diffusion dans
les divers registres de langue à l’échelle de la péninsule.
62
L’enquête sur les mots du quartier permet, sur le cas italien, de mesurer l’importance
historique des divisions administratives. Les quartiers objectivés par les pouvoirs locaux à
travers leurs procédures de découpage doivent parfois beaucoup à des regroupements
sociaux nettement définis ; les institutions, dont ils sont le cadre opératoire, contribuent
à en modeler la physionomie. Il est remarquable que, même lorsqu’ont disparu les
pratiques fonctionnelles, les principes représentatifs, les conditions sociales qui fondaient
une subdivision urbaine, et alors que son appellation même semble être définitivement
tombée en déshérence, celle-ci conserve une inscription dans l’histoire et la mémoire
33
urbaines qui la rend toujours susceptible d’être rappelée à de nouveaux usages. Ainsi,
deux siècles après leur abolition, les seggi retrouvent aujourd’hui, à Naples, une actualité
grâce à l’institution du « Palio dei Sedili », manifestation accompagnée d’un cortège
historique, destinée à revaloriser la patrimoine culturel de la cité41.
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NOTES
1. L’enquête ne pouvait aborder, dans le cadre réduit de cette contribution, un grand nombre de
sites. Nous avons donc retenu, pour nourrir nos réflexions, quelques villes, grandes et moyennes,
situées dans différentes régions de la péninsule : Gênes, Milan, Venise, Florence, Bologne, Sienne,
Naples. Nous insisterons notamment sur le cas de Naples, mieux documenté, mais dans une
perspective comparative.
2. Une recherche plus étendue, rassemblant des données sur des centres urbains plus nombreux,
pourrait peut-être permettre de saisir des périodes de stabilité lexicale et de mettre
parallèlement en valeur des moments d’importants changements de dénominations à l’échelle
régionale ou péninsulaire, qui correspondraient à des temps forts de réforme des institutions
urbaines, à de nouvelles modalités de gestion du territoire et des hommes dans la ville, à de
puissants projets modernisateurs.
3. Pianta delia città di Firenze rilevata esattamente nell’anno 1783, e dedicata a S.A.R. Pietro Leopoldo P.R.
di Ungheria e di Boe. e Granduca di Toscana &&&, gravé sur cuivre par C. Zocchi, 140 cm x 153 cm.
Notons qu’un plan manuscrit de 1765, Pianta della città di Firenze divisa nei quattro quartieri i quali la
compongono […] représente, sur des feuillets séparés, chacun des quartiers de la cité. Voir Fanelli
1980 : 273.
4. Voir Heers 1979 : 382. Pour la délimitation des conestagie, voir Grossi Bianchi & Poleggi 1987 :
196-197.
5. Notons que la France offre une terminologie semblable avec des divisions en quatre quartiers
(Toulon au
XVe
siècle par exemple), ou six sizains (comme à Marseille au
XIVe
siècle). Voir Coulet
1989.
6. Sestiere évoque assurément Venise, à cause de la longue durée de son usage dans cette ville
mais, comme on l’a remarqué pour les cas de Florence et de Gênes, il a aussi été utilisé, pour une
période donnée, dans d’autres cités.
7. Six Élus nobles (le seggio de Montagna en avait deux car il représentait aussi l’ancien seggio de
Forcella) formaient, avec l’Élu du Peuple, le tribunal de San Lorenzo, organe politique et
administratif chargé de la gestion urbaine (approvisionnements, constructions, police, etc.). Sur
ces circonscriptions et l’organisation des institutions du gouvernement citadin, voir Capasso
1883, Capasso 1876-1899 et Faraglia 1898.
8. Piazza di Capuana : ottine di Capuana, Fistola e Baiano, Selleria, delle Case Nuove, del Mercato
Vecchio, di S. Giovanni a Mare ; Piazza di Montagna : ottine di Forcella, di S. Arcangelo a Segno, di
S. Gennaro all’olmo, della Vicaria Vecchia, della Porta di S. Gennaro, di S. Maria Maggiore ; Piazza
di Nido : ottine di Nido, di Donn’Alvina, di S. Giuseppe, della Rua Catalana, della Speziaria antica ;
Piazza di Porto : ottine di Porto, di S. Giovanni Maggiore, di S. Spirito di Palazzo, di S. Pietro
Martire, della Porta del Caputo, della Loggia ; Piazza di Portanova : ottine del Mercato, degli
Armieri, di S. Caterina Spina Corona, di Rua Toscana, della Selice, della Scalesia (De officio
deputationis pro sanitate tuenda… prammatica seconda, 30 mai 1656). Si les noms des ottine ne
changent pas pendant toute la période moderne, il ne semble pas en être de même avec leur
distribution par piazza. Une description des ottine du notaire Francesco Gennaro (20 octobre 1595)
fait en effet état d’une autre « union » entre ottine et piazze nobiliaires. Voir Faraglia 1897.
37
9. « La diversité des noms qu’eurent autrefois nos Seggi peut se déduire de nombreux documents
conservés en divers lieux de Naples. Ils furent dits Tocchi, Teatri, Piazze, Portici et Seggi » (Tutini
1644 : 35) ; « ces seggi […] étaient appelés de divers noms, comme Tocchi, Teatri, Piazze, Portici, Vichi
et Sedili. Aujourd’hui, on ne retient plus que ceux de Piazza ou de Seggio » (Celano 1692, éd. 1856,
1 : 186-187).
10. De la même façon, dans la légende du plan de Naples édité par Antoine Lafréry en 1566, seggio
désigne un édifice (n° 42 à 46 de la légende).
11. Dans le « Plan de Naples » qui accompagne le Voyage d’un François en Italie de Lalande (t. IV),
publié en 1769, ce type de bâtiment est également appelé sedile dans la légende (n° 41 « Sedile
Capuano » et n° 52 « Sedile di Porto »).
12. Dans ses études sur la demeure aristocratique à Naples à l’époque moderne, Gérard Labrot a
bien montré comment on passe, à partir des années 1550-1560, de la Casa Grande, qui héberge le
clan patricien, au palais, devenu nécessaire pour chacune des branches d’une même famille, dont
la localisation répond certes encore à la « logique du seggio » (avec ses chapelles gentilices et ses
sépultures familiales), mais sans tyrannie. Pour trouver l’espace nécessaire au palais, une partie
de la noblesse de seggio doit construire et habiter en dehors de son espace originel
d’appartenance. Voir Labrot 1993.
13. La Police et le gouvernement de la République de Venise, par Gaspar Contarin, traduite de Latin en
François, par Jean Charrier, Lyon, Par Benoist Rigaud et Ian Saugrain, 1557, p. 103.
14. Voir Grendi 1975, désormais dans Grendi 1987 : 49-102. La réforme institutionnelle de 1 528
réduit à vingt-huit le nombre des alberghi, unions des familles nobles et populaires inscrites dans
le Liber Civilitatis, qui ouvre l’accès aux charges de l’État.
15. « […] parce que les hommes ont de bonnes raisons politiques de vouloir rester dans un district
traditionnel » (Kent 1977 : 230). Voir aussi Kent & Kent 1982. Sur l’importance de l’enracinement
topographique de la lignée et la recherche d’alliances dans le gonfalone, voir Klapisch-Zuber 1990.
16. C’est dans le cadre du gonfalone qu’était dressée la liste des hommes adultes résidents éligibles
aux plus hautes magistratures ; le système politique restait fermé à une grande partie de la
population qui pouvait cependant investir le gonfalone d’un sentiment d’appartenance,
notamment à travers d’autres institutions s’inscrivant dans ce cadre territorial comme les
confréries. Voir à ce sujet l’étude du gonfalone du Drago Verde, Eckstein 1995.
17. Archivio di Stato de Naples (dorénavant ASN), procès civils de la Gran Corte della Vicaria
concernant des conflits de voisinage ou des questions locatives pour la seconde moitié du
XVIIIe
siècle.
18. ASN, Archivio di Polizia, Consulte 24, fol. 306 sq.
19. Je remercie Piero Ventura de m’avoir communiqué les résultats de ses recherches sur la
désignation des lieux de résidence dans les Acta Civilitatis aux
XVIe
et
XVIIe
siècles (« Le parole del
quartiere a Napoli tra XVI e XVII secolo », à paraître dans Cahiers « Les mots de la ville », n° 5, en
2002).
20. Porta Comacina, Porta Nuova, Porta Orientale, Porta Romana, Porta Ticinese et Porta
Vercellina. Voir Boucheron 1998 : 98. L’auteur souligne aussi que « unité topographique de base
de l’administration communale, la Porta remplace très précocement, et, semble-t-il,
radicalement, la vicinia comme référence de localisation, associée à la paroisse. Il semble bien que
la Porte ait même été vécue à Milan comme un cadre de solidarité effective, provenant du service
de la garde » (p. 99). L’extension du périmètre de l’enceinte, sous la monarchie espagnole, ne
modifie pas cette division de l’espace.
21. Voir aussi Dundes & Falassi 1975.
22. Terzo di Città : Chiocciola, Pantera, Tartuca, Aquila, Selva, Onda. Terzo di S. Martino : Torre,
Val di Montone, Nicchio, Liocorno, Civetta. Terzo di Camollia : Giraffa, Bruco, Lupa, Istrice, Drago,
Oca. Voir « Nuova divisione dei confini delle Contrade, decretata dalla prin-cipessa Violante di
Baviera, governatrice di Siena, il 13 Settembre 1729 », document publié par G. Cecchini, Palio e
38
Contrade nella loro evoluzione storica (1958), texte réédité in Falassi & Catoni 1982. Pour un plan des
limites des terzi et des contrade, voir Bortolotti 1982 : 21.
23. Par exemple, la contrada de la Licorne est décrite de la façon suivante : « De l’église de S.
Giorgio elle tient toute la rue de Pantaneto des deux côtés jusqu’à la Loggia del Papa, ainsi que les
deux côtés de la rue de S. Giovannino jusqu’à la ruelle située au-dessus de la maison Piccolomini,
puis en se tenant à gauche seulement, elle comprend l’église de S. Virgilio […]. »
24. Chaque rione est placé sous la tutelle d’un Caporione, chargé de l’ordre public et de la défense
du quartier. Le prieur des Caporioni commande les milices de tous les rioni. En 1743, Benoît XIV
charge le cardinal camerlingue Annibal Alberoni de procéder à la révision des confins de ces
circonscriptions. C’est l’œuvre de Bernardino Bernardini, qui travaille rapide ment : le
28 janvier 1744 cette révision est rendue executive grâce à un décret, et la nouvelle organisation
est immédiatement publiée. Bernardini décrit les anciens et les nouveaux confins des rioni, et
dresse la liste de leurs rues, places, églises et autres édifices : la nouvelle répartition
administrative s’accompagne d’une fixation toponymique.
25. Bernardini 1744 : dédicace à Benoît XIV. Voir aussi p. 8-9, les désaccords entre le Sénat et
d’autres institutions urbaines sur ces limites, avec leurs conséquences sur l’encadrement des
habitants (certains sont ignorés tandis que d’autres profitent de l’assistance d’officiers de
plusieurs rioni) ; parfois une même bâtisse se trouvait divisée entre deux quartiers.
26. Des plans de chaque rione sont réalisés quelques années plus tard et insérés dans Magnan
1778.
27. Summonte 1601, éd.1748 : I, 151. Cette équivalence entre strada et piazza apparaît clairement
dans la chronique du jésuite Giovan Francesco Araldo (1595) : l’église de S. Maria Incoronatella se
trouve « dans la Piazza ou Strada de la Rua Catalana » (manuscrit édité par Divenuto 1998 : 128).
28. Le mot latin platea (du grec plateia odos, rue large) signifie toujours la rue (voir Térence, And.
4, 6, 1), sauf dans l’Histoire Auguste, Héliogabale, 24, où il semble désigner plutôt une cour, qui
pourrait être aussi une voie d’accès monumentale.
29. Giuseppe Franci, Piano politico, ed economico di un Dipartimento di Polizia per la Città di Napoli,
Bibliothèque de la Società napoletana di storia patria, ms XXXII.C.2, f°. 10.
30. Par exemple : « la troisième Contrada à savoir Quartiero antique » (Tutini 1644 : 23).
31. « Cette contrada, dans l’Antiquité, était recouverte par la mer, et aujourd’hui, c’est un vrai
labyrinthe à cause de la mauvaise qualité des édifices, de l’étroitesse des rues et d’une population
nombreuse étant établis ici les arts et manufactures » (Galanti 1803 : 167).
32. ASN, Plans et Dessins, cart. I, 1-12.
33. Pianta Topografica della Città di Napoli Seconda lo Stato Attuale divisa in dodici Quartieri […]. Voir
Napoli 1804. .. 1990.
34. S. Ferdinando, S. Maria della Vittoria (puis Chiaia), Monte Calvario, S. Giuseppe, S. Giovanni
Maggiore (puis Porto), Portanova (ou S. Maria in Cosmodin, puis Pendino), S. Lorenzo, Avvocata,
Stella, S. Carlo all’Arena, Vicaria, Carmine Maggiore (puis Mercato).
35. Dans la réédition napolitaine de 1803 : 21.
36. ASN, Archivio di polizia, Consulte 23, f° 734.
37. Les sondages réalisés dans des fonds d’archives judiciaires de la fin du
XVIIIe
siècle (procès
civils de la Gran Corte della Vicaria conservés à l’Archivio di Stato de Naples) n’ont révélé aucun
emploi de ce mot pour la localisation de la résidence.
38. Giovanni Carafa, duc de Noja, Mappa topografica della città di Napoli e de’suoi contorni, éditée à
Naples en 1775. Voir De Seta 1969 : vol. III.
39. Notons que le mot quartiere est devenu à Naples toponyme dans un cas, celui des Quartieri
spagnoli (agrandissement de la ville du
XVIe
siècle dû au vice-roi Pierre de Tolède). Ainsi, Jean-
Jacques Bouchard, visitant la ville en 1632, écrit : « en somme il Quartiero est l’habitation des
Espagnols et des garces » (Bouchard 1977 : 255).
40. On trouvera un plan de ce découpage dans Carie 1993 : 428.
39
41. Cette fête est organisée en mai, à l’initiative de l’association culturelle « Napoli è », née en
1994, qui vise à promouvoir les traditions historiques urbaines, à revitaliser son patrimoine, avec
la participation des écoles napolitaines.
AUTEUR
BRIGITTE MARIN
40
La croissance de Londres : une
description par le vocabulaire des
formes urbaines (XVIe-XIXe siècle)
James Higgins
Fig. 1. Londres et Westminster vers 1630. La ligne continue indique la muraille médiévale de la City et
la ligne pointillée (« Outer London, 1643 ») la levée de terre édifiée pour la défense de Londres pendant
la guerre civile.
1
Ce texte a pour propos de donner un cadre linguistique qui permette de décrire la
croissance de Londres depuis le début de la Réforme dans les années 1530 jusqu’à la
création du London County Council en 1888. On examinera surtout la construction
d’habitations et le marché immobilier, en insistant sur les rapports entre la production de
41
l’espace urbain et les formes de la propriété foncière et de sa mise en valeur. On étudiera
ces processus d’un point de vue historique et topographique, en essayant d’éclairer la
façon dont les contemporains ont créé et fait évoluer un vocabulaire des formes urbaines
pour décrire et définir les changements dont ils étaient témoins.
2
On considérera successivement cinq grandes périodes en reprenant les découpages
dynastiques conventionnels de l’historiographie politique britannique, qui se trouvent
être aussi ceux qu’utilise l’histoire de l’architecture anglaise : les Tudors et les premiers
Stuarts (1530-1660), les derniers Stuarts (1660-1714), la période georgienne (1715-1810), la
Régence (1810-1830) et la période victorienne (1837-1900). Du point de vue
topographique, ce travail porte sur les quatre grands secteurs1 qui correspondent au
cœur historique et aux premiers suburbs (faubourgs, banlieues) du Grand Londres : la City
of London et la City of Westminster, l’East End, Southwark et la South Bank, enfin le West
End. Les « divisions » de la ville que nous étudierons – le terme n’est pas usité en anglais
pour décrire l’espace urbain – envisagent l’espace selon différents points de vue et à
différentes échelles. Quand on s’intéressera aux divisions urbaines dont les fonctions sont
administratives, nous rencontrerons notamment les termes city, borough ou parish. Quand
il s’agira de réalités sociales ou économiques, nous rencontrerons suburb, neighbourhood,
square ou, à une échelle plus fine encore, street, alley ou court.
Westminster, la City et le Borough sous les Tudors et
les premiers Stuarts (1530-1660)
3
La tendance de la population de Londres à croître plus vite que celle des capitales
provinciales fut de plus en plus marquée entre les années 1530 et 1689, date à laquelle
Londres atteignit un demi-million d’habitants – soit plus de la moitié de la population
urbaine de la Grande-Bretagne –, ce qui en faisait la plus grande ville d’Europe. Cette
croissance accélérée, qui inquiétait beaucoup les autorités, résultait principalement d’une
immigration venue des provinces et qui s’établissait pour une large part hors des limites
des 260 hectares2 administrés par la Corporation of the City of London. À la fin du XVIIe
siècle, plus de la moitié des habitants vivait donc dans des unités urbaines qui, d’un point
de vue administratif, étaient des paroisses (parishes) et allaient le rester jusqu’à la
création des metropolitan boroughs dans le cadre du County of London en 1899.
4
L’accroissement du rôle de l’État sous les Tudors conduisit à un développement des
fonctions administratives localisées à Westminster, dans Whitehall Palace et ses environs
où sont aujourd’hui encore concentrées les principales administrations de l’État (fig. 1).
La cour royale était un élément plus mobile de l’appareil d’État, et Henry VIII avait un bon
nombre de palais à Westminster et dans les environs. Le plus utilisé pour les cérémonies
de cour sous les Tudors était Hampton Court dans le Middlesex, mais Henry avait aussi
construit un palais à Nonesuch, dans le Surrey. Les premiers Stuarts, Jacques I er et Charles
Ier, préféraient Whitehall Palace, agrandi au début du XVIIe siècle par Inigo Jones, qui fut
aussi l’architecte du palais construit à Greenwich pour la reine Henrietta Maria.
5
La dissolution des grands ordres monastiques par Henry VIII en 1539 eut un impact
physique considérable sur la forme et la structure urbaines de la City of London.
L’ambassadeur de Venise remarquait en 1551 « de nombreux grands palais ayant belle
apparence, mais […] défigurés par les ruines d’une multitude d’églises et de monastères ».
Les propriétés monastiques furent attribuées par le roi à ses amis et courtisans ou
42
vendues à des constructeurs immobiliers (developers)3. Le monastère de Blackfriars revint
à Sir Thomas Cawarden qui démolit l’église paroissiale et remplaça le monastère par des
boutiques et des maisons, dont dix-huit mansions (grandes maisons patriciennes). Le
réfectoire des moines fut transformé en théâtre et Ben Johnson ainsi que Shakespeare
possédèrent une maison dans le périmètre. Une nouvelle « division » de la ville naquit
ainsi au milieu de ce qui restait des bâtiments monastiques. Elle prit le nom du
monastère : Blackfriars, mais c’était désormais un housing estate4 relevant d’une paroisse
située dans l’enceinte de la City.
6
Le périmètre de St Bartholomew fut pour une part transformé en hôpital par la
Corporation, mais il fut aussi – autre exemple de spéculation immobilière – construit de
plusieurs rues : Middle Street, Newbury Street et Cloth Fair, bordées de maisons de trois
ou quatre étages. Le nouveau propriétaire, Sir Richard Rich, un officer d’Henry, fit de
Lady Chapel sa propre résidence au centre du nouvel housing estate auquel le chœur de
l’église monastique servit d’église paroissiale.
7
Le prieuré de Holy Trinity fut attribué au Lord Chancellor, Thomas Audley. Deux cours (
courtyards) d’habitations furent construites et les chapelles médiévales qui entouraient le
cloître furent transformées en tenements (maisons à loyers divisées en plusieurs
logements). Le prieuré de St John of Jerusalem à Clerkenwell devint un lieu d’amusement
où se donnaient des mascarades et des pièces, des fêtes et des tournois. Beaucoup des
premières représentations des œuvres de Shakespeare eurent lieu à cet endroit. La crypte
fut transformée en une cave à vin et en une public house (taverne, « pub ») connue sous le
nom de Old Jerusalem Tavern. Le plus vaste domaine monastique était la Charterhouse,
achetée par Sir Richard North qui y bâtit une mansion moderne, assez vaste pour que la
reine Elizabeth s’y arrête en 1558 et 1561. Elle fut achetée en 1565 par le duc de Norfolk et
devint une école (public school) en 1611.
8
Au moment de la Dissolution, il y avait quelque vingt-trois monastères avec leurs cloîtres
et leurs vastes bâtiments, souvent entourés de jardins et de vergers. Lorsque ces terrains
furent réaffectés, beaucoup des jardins furent bâtis et peu d’espaces libres préservés. La
principale exception fut les Inns of Court : Lincoln’s Inn et Gray’s Inn au nord de Fleet
Street, Inner Temple et Middle Temple entre Fleet Street et la Tamise. Ces institutions
constituaient, en effet, l’Univetsité de Londres bien avant que l’université moderne fût
construite à Bloomsbury à partir de 1829. Étant des organisations séculières, elles ne
furent pas affectées par la dissolution et évoquent aujourd’hui encore des sites
monastiques médiévaux semblables aux collèges d’Oxford et Cambridge.
9
Sur l’autre rive de la Tamise, se trouvait South Bank, un secteur de Londres renommé
pour le théâtre et la prostitution, auquel on accédait par London Bridge, le seul pont qui
existât avant la construction de Westminster Bridge au XVIIIe siècle et qui, bâti sur toute
sa longueur, constituait en lui-même une communauté distincte de boutiques et
d’habitations. Le pont appartenait à la Corporation of London et faisait par conséquent
partie de « The City », terme qui désignait et désigne encore exclusivement le secteur
dépendant de la juridiction de la Corporation. Par opposition, Southwark était désigné
comme « The Borough », sa partie riveraine de la Tamise étant appelée « South Bank ». Le
secteur qui se trouvait à l’ouest des abords du pont s’appelait « Bankside » et les résidents
de Londres et de Southwark pouvaient y trouver des combats de coqs et d’ours, des jeux
de boules et des tavernes, des bordels et des théâtres. Parmi ces derniers, les plus célèbres
étaient The Rose, reconstruit sur le modèle du Curtain Theatre de Shoreditch, et The
Globe, celui de Shakespeate. Tout aussi réputées étaient les maisons de prostitution,
43
appelées « The Stews », dont les tenanciers payaient loyer à l’évêque de Winchester,
propriétaire du terrain – d’où le nom de « Winchestet Geese » donné à la communauté des
prostituées. Le palais de l’évêque aussi se trouvait à Bankside et constituait l’une des
nombreuses propriétés de ce genre qui bordaient la rivière, la plupart étant toutefois
situées sur l’autre rive. Ce domaine était une « liberty » qui avait ses propres pouvoirs et
privilèges et ne relevait ni de la juridiction de la City ni de celle du Borough.
10
Parmi les propriétés ecclésiastiques situées hors des murs de la City, la Dissolution mit sur
le marché les palais urbains des évêques de province, qui constituaient une division
distincte de la ville s’étirant sur un kilomètre et demi le long de la rivière, de la City à
Westminster Hall, et donnant à l’arrière sur le Strand. Chacune de ces vastes mansions,
appelées inns (hôtels) comme les Inns of Court à l’intérieur de la City, formait un ensemble
de bâtiments palatiaux et de collèges, de cours intérieures, de salles de cérémonie et de
chapelles. Certaines furent conservées, d’autres agrandies, d’autres encore reconstruites
après qu’elles furent tombées aux mains de grands seigneurs laïcs. Le Lord Protector of
Somerset construisit Somerset House en 1547 sur l’emplacement de l’une des inns d’un
prince de l’Église, mais il fut décapité sur Tower Hill en 1552, juste au moment où son
palais de style Renaissance franco-italienne allait être terminé. Entre Somerset House et
le Temple, le duc de Norfolk bâtit Arundel House et la famille Deveraux, Essex House. À
l’ouest de Somerset House fut construit Savoy Palace, puis Burleigh House par Lord Cecil
et Bedford House, jouxtant Covent Garden de l’autre côté du Strand par Lord Russell.
Venait ensuite le palais du prince-évêque de Durham, Durham House, jusqu’à ce qu’à la
fin du xviiie siècle son emplacement fut utilisé par Adam pour construire l’Adelphi. Plus
loin en direction du palais de Westminster, furent édifiés York House – le palais du duc de
Buckingham –, Northumberland House et Suffolk House.
11
Chacune de ces résidences aristocratiques, comme les inns épiscopales auxquelles elles
succédaient, étaient de véritables communautés, à la manière des villages dépendant des
grands seigneurs fonciers dont elles étaient les palais urbains. Lorsque, plus tard, ces
mêmes aristocrates se mirent à construire leurs autres domaines urbains – créant ainsi
« The West End » – ces propriétés furent démolies et les terrains réutilisés. La plupart
devinrent des housing estates au cours de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle, réalisée
par des constructeurs immobiliers comme Nicholas Barbon et Robert Adam, la première
opération de ce genre étant Covent Garden, réalisé par le duc de Bedford en 1635 –
nouvelle division dans le tissu urbain du Strand, qui finira par donner son nom au secteur
dans son ensemble.
12
Le roi se réserva les plus somptueuses de ces demeures épiscopales et ajouta à sa
collection de quatorze palais royaux de Londres et ses environs York House, qui avait
appartenu au cardinal Wosley – ainsi que son Hampton Court – et qui devint le palais de
Whitehall et, depuis lors, le centre de l’administration gouvernementale britannique.
« Whitehall » en vint à désigner les alentours urbains du palais et la principale voie qui y
conduisait, mais aussi l’ensemble de l’appareil administratif du gouvernement. De la
même façon, « Westminster », le nom administratif de la City où siège le Parlement, est
devenu synonyme de « pouvoir législatif » et Downing Street, une impasse donnant sur
Whitehall construite en 1680 pat Sir George Downing et où habitent le Premier ministre,
le chancelier de l’Échiquier et le chef de la majorité parlementaire, est devenu synonyme
de « pouvoir exécutif ». En 1776, Somerset House fut reconstruit – innovation majeure –
en vue d’abriter les départements du gouvernement central, en complément des locaux
de Whitehall Palace désormais entièrement conquis par les bureaux.
44
Le développement de l’East End
13
L’East End, le secteur d’environ 780 hectares limité à l’ouest par la City of London et à l’est
par la rivière Lea, correspond à peu près à la juridiction du manoir médiéval de Stepney,
dont le seigneur était l’évêque de Londres. Cette zone, qui a toujours été communément
désignée comme « The Manor », était une ancienne juridiction seigneuriale qui fit partie
jusqu’en 1652 de Hackney, unité administrative relevant de la juridiction civile du comté
de Middlesex. Defoe écrivait en 1719 : « Cette town de Hackney est d’une grande étendue
et ne contient pas moins de douze hamlets [hameaux] ou villages [villages] distincts, bien
que maintenant certains d’entre eux se sont rejoints. » (Defoe 1769, éd. 1962, 2 : 1). Huit
de ces hameaux étaient compris dans la paroisse de Stepney : Mile End Old Town, Mile
End New Town, Limehouse, Ratcliff, Spitalfields, Wapping, Poplar et Shadwell. On a
remarqué récemment que « les “villages perdus” ne correspondent exactement à aucun
neighbourhood [voisinage] ou autre division [actuelle] » (Cox 1997 : 11).
14
La population du Manor connut une croissance rapide sous les derniers Tudors et les
premiers Stuarts, passant de 16 000 habitants en 1590 à 48 000 en 1630. Ce secteur était la
principale destination des immigrants venus des îles Britanniques et des Pays-Bas,
particulièrement après l’invasion de ceux-ci par le duc d’Albe en 1567. Vice Iniquity, un
personnage de Ben Johnson, allait à East Smithfield pour « boire avec les Hollandais ». La
diversité des origines des immigrants se reflétait dans leurs lieux de culte, qui
comprenaient vers 1700 une chapelle luthérienne allemande, une chapelle danoise, la
synagogue Bevis Marks construite en 1701, trois chapelles baptistes et d’autres
sabbatarienne5, indépendante et quaker. L’Église d’Angleterre officielle fit face à cette
population croissante en élevant les « Tower Hamlets » au statut de paroisses et en
construisant des églises anglicanes à Shadwell (1669), Wapping (1694), Bow (1719),
Spitalfields (1729), Limehouse (1730), Shoreditch (1736) et Bethnal Green (1743).
15
Shoreditch, situé au nord-est de la City et qui demeura un hamlet relevant de Hackney
jusqu’à ce qu’il soit élevé au statut de paroisse en 1736, était nettement la partie la plus
gentrified6 de l’East End. C’est un exemple précoce du culte du square comme forme de
construction urbaine : Hoxton Square fut bâti en 1683 par un constructeur immobilier, à
peu près en même temps que Soho Square par Gregory King (1681) dans le West End et
Red Lion Square par Nicholas Barbon dans Holborn. Shoreditch est un exemple
caractéristique de ce que Pevsner a décrit comme « une architecture domestique outer
suburban [des faubourgs éloignés] » (1952 : 321) et conserva son caractère de gentility tant
que la croissance démographique resta relativement modérée. La population de Londres
était passée de 675 000 à 859 000 habitants entre 1700 et 1801, date à laquelle Soreditch
comptait 35 000 habitants. Entre les recensements de 1801 et de 1831, la population de la
paroisse doubla, passant à 69 000, et cette arrivée massive eut pour résultat la subdivision
des maisons en tenements et une forte surpopulation. Cette croissance débordait sur
Bethnal Green, encore rurale vers 1800 et entièrement construite de terraced houses
(maisons en bande) ouvrières quarante ans plus tard. L’âge du slum housing (taudis) avait
sonné pour Londres.
16
Notons que c’est à Londres que le mot slum est entré dans le vocabulaire urbain,
initialement (1824) pour désigner une pièce dans une maison en mauvais état,
particulièrement le « back parlour » (pièce de réception sur l’atrière), souvent désigné
aussi comme « back slum ». Ce terme dérivait d’une façon de caractériser péjorativement
45
le jargon des bohémiens : « une manière slummy de parler ». Dès 1751, le romancier
Henry Fielding avait décrit ce qu’on appellera par la suite slum dans son Enquiry into the
Causes of the late Increase of Robbers :
Fig. 2. Un secteur caractéristique de la City of London après la reconstruction qui suivit le grand
incendie (1666). La ligne sinueuse indique la limite de la paroisse de St. Stephen Coleman et la ligne
brisée celle du city ward. Les limites des city wards (unités administratives civiles et électorales
relevant de la Corporation of the City of London) ne coïncident qu’accidentellement avec celles des
paroisses (unités administratives ecclésiastiques relevant de l’évêque de Londres). La structure des
alleys, courts et inns apparaît, ainsi que quelques jardins survivants.
Quiconque considère les Cities of London and Westminster, avec la vaste addition
récente de leurs Suburbs, la grande Irrégularité de leurs Bâtiments, l’immense
Nombre de Lanes, Alleys, Courts et Bye-Places, doit penser que si elles avaient été
conçues dans le But même de la Dissimulation elles n’auraient pas été mieux
agencées. Vu de cette façon, l’ensemble apparaît comme un vaste Bois ou Forêt,
dans lequel un Voleur peut se réfugier avec autant de Sécurité que les Bêtes
sauvages dans les Déserts d’Afrique ou d’Arabie.
17
Par comparaison, la définition de slum que l’Oxford English Dictionary emprunte au
English Spy de Westmacoot (1825-1826) est relativement sobre :
Une street, alley, court, etc., située dans un district congestionné [crowded] […] et
habitée par des gens de classe inférieure [low class] ou par les très pauvres ; un
certain nombre de ces streets ou courts formant un voisinage [ neighbourhood]
densément peuplé ou un district où les maisons et les conditions de vie sont d’un
caractère sordide et misérable [squalid and wretched].
18
La mention des alleys et courts renvoie à deux des manières dont le tissu urbain fut
densifié à Londres (fig. 2). Dans le cas des alleys, les espaces disponibles entre des
bâtiments existants étaient construits en parcelles longues et étroites, tandis que les
courts étaient bâties dans les jardins arrière, un passage les reliant à la rue. Le parc de
logements existants fut ainsi bourré de constructions généralement de mauvaise qualité
et qui manquaient souvent des équipements sanitaires les plus élémentaires. Le
46
vocabulaire du slum évolua au fur et à mesure que la classe moyenne prit conscience de
l’ampleur de cet « insanitary housing » (habitations insalubres) dans l’East End et réagit de
plus en plus vivement au phénomène. Vers 1860, « to go slumming » signifiait fréquenter
les slums dans un but inavouable, la prostitution. En 1884, cette implication immorale
avait disparu au profit d’une autre, charitable et philanthropique, comme dans : « Une
dame riche went slumming dans les Dials l’autre jour ». Cette activité était
particulièrement à la mode à Londres à la fin de la période victorienne, et Gladstone, qui
fut quatre fois Premier ministre, était l’un de ses plus célèbres pratiquants et professait
une grande sollicitude pour le sort des prostituées de Londres.
19
Sous la Régence et dans la période victorienne, un autre terme entra dans le vocabulaire
courant à Londres : rookery, qui désigne « un amas de mauvaises maisons à loyer [
tenements] densément peuplées de gens de la classe la plus basse [of the lowest class] »,
usage attesté en 1829 dans : « une rookery de prostituées à Bethnal Green » (Oxford English
Dictionary 1933). Le mot suburb et, surtout, l’adjectif suburban n’étaient pas non plus
dépourvus de connotations négatives. La première attestation de suburb concerne « cette
partie des Suburbs de Londres communément appelée Covent Garden » (1665) et, dans les
années 1660, John Evelyn, le mémorialiste, note dans son journal : « Je suis allé au Ghetto,
où habitent les juifs, isolés comme dans un suburbe. » En 1817, suburban signifiait « avoir
les manières inférieures, l’étroitesse de vue, etc., attribuées aux habitants des suburbs » (
Oxford English Dictionary 1933).
20
Le surpeuplement qui transforma en slums de vastes secteurs de l’East End fut accéléré
par le déplacement de population qui résulta de la grande vague de construction de docks
en aval de la City à partir du début du xixe siècle. La construction des West India Docks
(1804), des London Docks (1805) et des East India Docks (1806), avec leurs immenses
entrepôts fermés, eut pour conséquence la destruction de secteurs entiers de Wapping et
de la plus grande part de Shadwell. Cette dernière localité était une « new town » du début
du XVIIe siècle construite par Thomas Neale, Master of the Mint, qui avait acheté le terrain
dans les années 1620 au chapitre de la cathédrale St Pauls et y avait édifié 289 maisons,
une chapelle – devenue église paroissiale en 1669 –, un marché et un système d’adduction
d’eau. « Shadwell était au xviie siècle un lieu de travail et une town autosuffisante » (Cox
1997 : 90).
21
Les docks de Londres furent agrandis en 1824 par la construction de St Katherine’s Docks
entre ce qui avait été Shadwell et la Tour. Onze mille trois cents occupants furent
expulsés de leurs maisons pour créer deux docks, chacun de deux hectares, et des
entrepôts fermés de quatre étages dont l’architecte était Thomas Telford, et
l’entrepreneur Thomas Cubitt, qui avait construit le Bedford Estate à Bloomsbury et, plus
tard, le Grosvenor Estate à Belgravia. Cubitt lui-même bâtit une « new town » pour ses
propres ouvriers et son entreprise, connue sous le nom de « Cubitt Town » et située à Isle
of Dogs, sur la rive nord de la Tamise, en aval des docks et en face du Greenwich Royal
Hospital de Wren. Le déplacement des populations entraîna une forte pression sur les
secteurs adjacents, comme « The Highway » – un district appelé ainsi à cause de la route
principale conduisant à la City depuis l’est – Mile End, Limehouse et Poplar. À cela
s’ajoutait une importante immigration de manœuvres irlandais, écossais et gallois venus
construire les docks, qui s’installaient souvent dans l’East End à la fin des chantiers. En
outre, l’East India Company avait importé une main-d’œuvre chinoise à bon marché pour
le déchargement des navires et Limehouse devint la « Chinatown » de l’East End, avec ses
blanchisseries et ses fumeries d’opium. Enfin, il fallait loger des marins en nombre
47
croissant, comme le signale Dickens dans Our Mutual Friend : « Là-bas vers les Docks on “
board seamen” [loge les marins en pension] dans les eating bouses, les public houses, les coffee
shops, les tally shops, dans toutes les sortes de shops avouables ou inavouables. » Dans les
années 1820, « les hamlets du bord de la rivière formaient désormais un tissu urbain
continu » (Cox 1997 : 75).
22
La transformation des secteurs jadis peu denses de l’East End en slums par la
surpopulation, la construction anarchique d’alleys et de courts et la conversion de town
houses (maisons de ville occupées par une seule famille) en tenements n’est nulle part
mieux étudiée qu’à Spitalfields et Mile End Town (Sheppard 1957). Spitalfields fut la
principale destination de quelque quinze mille huguenots français qui émigrèrent après
la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Au XVIIIe siècle, il y avait 12 000 à 15 000 métiers
à tisser la soie et 30 000 ouvriers dans cette zone. Mile End New Town, un hamlet de
Stepney, fut érigé en paroisse en 1690 pour accueillir les tisserands. Ces localités furent
construites à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècles sous la forme d’une série de petits domaines
urbains : le St John and Tillard Estate, le Wood-Mitchell Estate, le Halifax Estate, le Tenter
Ground Estate et le Fossan Estate à Spitalfields, le Tylney Estate et le Halifax Estate à Mile
End Town. Bâti à l’origine surtout pour les marchands de soie huguenots par des dizaines
d’entrepreneurs spéculatifs, tout le secteur commença à décliner socialement et
matériellement au début du XIXe siècle.
Les origines du « West End » (1600-1666)
23
La carrière de Inigo Jones comme Surveyor of the Kings Works eut pour résultat de
notables additions au patrimoine de la Couronne à Londres au début du XVIIe siècle. C’est
lui qui fit construire Queen’s House à Greenwich (1616) – qui devint le cœur du Greenwich
Hospital et du Royal Naval College –, Banqueting House à Whitehall Palace (1619) et
Queen’s Chapel à St James’s Palace (1623). Les principales forces qui produisaient la
croissance étaient néanmoins d’ordre démographique. Londres et ses suburbs comptaient
120 000 habitants en 1550 et plus de 200 000 au début du XVIIe siècle lorsque Inigo Jones se
tourna vers la construction résidentielle. Comme le reste de son œuvre, son travail dans
ce domaine fut entièrement original pour l’Angleterre et il créa la division spatiale qui
devait être la plus caractéristique de Londres pendant deux siècles et demi : le square.
24
Sir John Russel, comte de Bedford, avait acheté le terrain d’un couvent au nord du Strand
lors de la dissolution de Westminster Abbey et, en 1631, il obtint une autorisation royale
pour bâtir dans ce qui allait s’appeler Covent Garden « autant de maisons et de bâtiments
convenables pour l’habitation des gentilshommes et hommes de talent » qu’il lui plairait.
Jones s’inspira de la piazza de Livourne en Toscane et ouvrit la façade des maisons sur une
arcade. Les écuries au fond des jardins à l’arrière des propriétés avaient un accès distinct :
ce furent les premières mews, élément qui allait se répandre ensuite largement. Covent
Garden fut un grand succès commercial et marqua le début d’un boom immobilier qui
allait couvrir de constructions les champs situés à l’ouest de la City. Le square devint
l’élément architectural central du housing estate aristocratique à Londres, équivalent
urbain du grand domaine foncier de l’Angleterre rurale et pour une part financé par les
ressources de ce dernier. Le domaine urbain était une unité de propriété aristocratique,
administrée par un bureau central et conçue comme une communauté dont le point de
mire social était la town house du propriétaire foncier. À Covent Garden, Bedford House
occupait le côté sud du square. Sur le côté ouest, s’élevait l’église St Paul’s dessinée par
48
Inigo Jones et connue comme « l’église des acteurs », les théâtres s’étant déplacés de
Bankside vers cette partie du Bedford Estate, appelée « Theaterland » depuis la fin du XVII
e
siècle. Au centre du square – ce fut ensuite souvent le cas dans ce genre d’opération –,
Bedford construisit un marché. Lorsque celui-ci devint dans les années 1820 un marché de
fruits et légumes en gros, les habitants les plus riches partirent pour des quartiers à la
mode plus à l’ouest, les commerçants du marché les remplacèrent et le caractère du
domaine se modifia en conséquence.
25
Le deuxième square de Londres fut Lincoln’s Inn Fields, pour lequel l’autorisation fut
obtenue par l’un des premiers constructeurs immobiliers importants, William Newton.
Inigo Jones dessina pour ce square une maison qui devint le prototype de la town house
georgienne d’Edimbourg à Dublin et de Boston à Sydney. La composition en était
syméttique. Les façades étaient caractérisées par de hautes fenêtres à fronton
triangulaire au premier étage, celui des pièces de réception et de séjour. Au-dessus de ce
piano nobile, les étages suivants avaient des fenêtres de moins en moins grandes jusqu’à
former des carrés parfaits au dernier étage. La plupart des maisons de ces deux premiers
squares furent achetées ou louées par de petits nobles ruraux qui venaient à Londres en
nombre croissant pour y faire éduquer leurs fils ou visiter les bordels et les théâtres de la
capitale. Lincoln’s Inn Fields était complètement habité vers 1658 et suffisamment à
l’écart du cœur de la City pour ne pas être touché par le grand incendie de 1666.
26
Celui-ci détruisit 176 hectares de propriétés immobilières dans la City of London : 13 000
maisons, 87 églises paroissiales, 44 bâtiments de compagnies, ainsi que le Guildhall, le
Royal Exchange et la cathédrale St Paul’s. Dix jours plus tard, John Evelyn et Christopher
Wren, professeur d’astronomie à Oxford, avaient l’un et l’autre produit des plans pour
reconstruire la City. Les deux plans étaient basés sur des principes inspirés de la
Renaissance et du baroque romain et parisien, avec de larges rues droites, des places
carrées et des ronds-points. Cette conception, trop radicale et trop indifférente au
parcellaire et aux droits de propriété dans la City, devait fournir une esquisse au
développement du West End qui commençait alors. Evelyn avait observé en 1665 que le
comte de Southampton construisait à Bloomsbury « un noble square ou piazza, a little
towne ». La « little towne » dont Bloomsbury Square était le centre était bâtie sur le terrain
qui entourait la mansion urbaine du comte, et le Southampton Estate mit au point
l’organisation économique qui allait être la plus répandue dans la construction urbaine à
Londres pendant deux cent cinquante ans. Les trois côtés du square qui n’étaient pas
occupés par la mansion du propriétaire foncier furent divisés en parcelles louées pour un
faible loyer à des particuliers afin qu’ils y construisent leur maison. Au terme d’un bail
foncier habituellement conclu pour « three lives » – soit quatre-vingt dix-neuf ans – le
propriétaire du sol prenait possession des constructions7. C’était un remarquable
mécanisme pour assurer, grâce à la construction résidentielle spéculative, la mise en
valeur de la richesse foncière aristocratique et son transfert entre générations.
27
Au moment où Evelyn notait dans son journal ses observations sur Bloomsbury Square,
Pepys écrivait dans le sien que « la construction dans St James’s par Lord St Albans bat
son plein » (Pepys 1660-1669). Henry VIII avait créé St James’s Palace à partir d’un hôpital
confisqué à St Margaret’s Westminster et St Albans avait compris les potentialités du
secteur aristocratique en train de naître dans ce qu’on appelait désormais « St James’s ».
Adoptant la même stratégie que Southampton, il acheta quelques champs du domaine
royal de St James’s Palace, construisit St James’s Square comme centre de son domaine
urbain et commença en 1663 à conclure des baux avec des amis et des entrepreneurs
49
spéculatifs. Ce secteur – qui incluait Pall Mall, une promenade dont le nom venait du jeu
de paume français qui se pratiquait non loin de là – devint rapidement le plus recherché
dans l’aristocratie et la petite noblesse.
28
Avec le développement du West End et l’incroyable accumulation à long terme de
propriétés immobilières dans les domaines londoniens, la hiérarchie du rang et de la
richesse au sein de l’aristocratie anglaise, basée jusque-là sur la possession de grands
domaines fonciers ruraux dans les comtés du cœur de l’Angleterre – qui remontait
souvent à la conquête normande de 1066 – fut progressivement modifiée. Un processus
d’accumulation du capital, commencé avec la distribution de la propriété ecclésiastique
par la Couronne après la dissolution des monastères dans les années 1530, devint ainsi un
puissant moteur de la création d’espace urbain dans la métropole en expansion. En même
temps, un modèle de division de la ville qui allait se répéter pendant plus de deux siècles
avait pris forme : l’unité morphologique, architecturale et sociale que constituait chacun
des grands domaines urbains des familles aristocratiques constituait une « division »
urbaine durable, inscrite dans les constructions comme dans les toponymes, et à bien des
égards plus concrète pour les habitants que des découpages administratifs dans la gestion
desquels ils n’étaient pas, ou peu, impliqués.
Londres sous les derniers Stuarts (1660-1714)
29
La puissance de la City of London et des capitales provinciales fut un facteur décisif dans
la victoire du Parlement lors de la guerre civile du milieu du XVIIe siècle, mais les menaces
sur leur autonomie n’en furent pas éloignées pour autant. Les édits Quo warranto pris par
Charles II en 1683 déclarèrent forclos les privilèges de la Corporation of the City of
London et, de fait, l’existence même de celle-ci. Beaucoup d’autres corporations
(municipalités) durent renoncer à leurs chartes, que la Couronne remplaça par de
nouvelles qui stipulaient que la nomination des officiers municipaux était subordonnée à
l’approbation royale. Les pouvoirs originels des municipalités furent restaurés par la
Glorieuse Révolution de 1689 et ce compromis constitutionnel entre la Couronne et les
autorités locales fut désormais intouchable (Webb & Webb 1908). Ce fut donc l’accès au
trône de William et Mary plutôt que la guerre civile qui inaugura l’ère de la nonintervention durable de la Couronne ou du Parlement dans les affaires des autorités
locales.
30
Après 1689, l’époque de la création de nouveaux palais royaux étant révolue, les
principaux changements de la société londonienne liés au cadre politique n’étaient plus
associés à la Cour mais à l’oligarchie whig, la nouvelle élite de grands propriétaires
ruraux qui domina la vie politique britannique pendant la période georgienne et fut aussi
le principal agent de la construction du West End. Il fallut attendre la Régence pour que la
Couronne redevienne un acteur important sur le marché foncier et immobilier de
Londres. Aucun gouvernement ne tenta d’interférer avec les pouvoirs et privilèges des
grands propriétaires et des municipalités urbaines jusqu’à ce qu’en 1832 le Parlement
affirme son pouvoir en réformant la Chambre des Communes et qu’en 1835 le Municipal
Reform Act crée les chartered and incorporated boroughs.
31
À la fin du XVIIe siècle, le secteur compris entre Charing Cross et les parcs royaux (St
James’s Park, Green Park et Hyde Park) commença à être identifié comme « The West
End », une zone qui, pour l’essentiel, relevait administrativement de la City of
50
Westminster. Ce terme ne désignait pas seulement la plus vaste « division » de la
métropole, mais aussi bien le type de personnes qui y habitaient et, finalement, la partie
la plus élégante de toute ville anglaise de quelque importance sociale et culturelle. Cette
réputation de plus en plus marquée conduisit à la création de nouveaux squares, tantôt
par des propriétaires fonciers urbains aristocratiques, tantôt par des constructeurs
immobiliers. Le comte de Leicester aménagea à partir de 1670 environ Leicester Fields,
qui devinrent Leicester Square. Suivit en 1681 King’s Square, dont le nom n’est pas
emprunté à Charles II mais au constructeur Gregory King, un grand représentant de
l’« arithmétique politique » d’alors. L’endroit fut ensuite rebaptisé Soho Square et Soho
devint finalement le nom de cette « division » qui resta à la mode jusqu’à ce que Nash
construise Regent Street qui la coupait des secteurs plus distingués de St James, Piccadilly
et Mayfair.
32
Suivant la voie ouverte par William Newton et Gregory King, Nicholas Barbon fut le plus
important constructeur immobilier de Londres à la fin du xviie siècle. Il édifia Red Lion
Square à Holborn et de vastes secteurs du Strand sur des propriétés d’origine monastique
abandonnées par de grands aristocrates partis pour le West End. Selon le modèle des
domaines urbains aristocratiques, il donna aux rues le nom de leurs anciens
propriétaires. George Street, Villiers Street, Duke Street et Buckingham Street furent
ainsi construites sur l’emplacement de York House, l’ancienne résidence de George
Villiers, duc de Buckingham. Moins distingué que le côté de St James’s Square donnant
sur St James’s Palace, celui qui donnait sur Westminster Palace avait l’avantage d’être
proche du Parlement et des administrations de Whitehall. C’est là que, en 1704, furent
construits Queen’s Square et Park Street, les meilleurs exemples de l’architecture
domestique moyenne de l’Angleterre urbaine.
Divisions administratives, forme urbaine et structure
sociale dans la période georgienne (1715-1810)
33
La réforme avait attribué constitutionnellement les compétences en matière
d’administration ecclésiastique aux autorités laïques de la paroisse – les vestrymen –
techniquement responsables des ornements du culte, des meubles et des bâtiments des
églises. Les parish vestries, qui en vinrent peu à peu à gouverner la population urbaine du
Grand Londres, furent appelées metropolitan vestries et leurs pouvoirs s’accrurent en
taillant dans ceux des magistrats des comtés adjacents de Middlesex, Essex, Kent et
Surrey. Lors de la « révolution municipale » de 1835 – qui transforma 187 corporations
municipales en municipalités modernes (Webb & Webb 1908) – la puissance de la
Corporation of London empêcha que ces changements fussent appliqués à la capitale. Au
début du XIXe siècle, Joshua Toulmin Smith, un expert en gouvernement municipal,
remarquait que « la situation actuelle de cette énorme métropole constitue en Angleterre
l’anomalie la plus extraordinaire. Alors qu’elle regorge de richesse et d’intelligence, de
loin sa plus grande partie est absolument dépourvue de tout gouvernement municipal ».
Smith fut nommé membre de la commission royale qui fut chargée en 1833 de réformer le
gouvernement municipal et qui élabora le Municipal Reform Act de 1835. En dépit du
point de vue exprimé par Smith, ni les metropolitan vestries ni la City of London ne furent
affectées par la réforme et si les premières furent supprimées en 1888, la City a résisté à
toute réforme jusqu’à nos jours. Les metropolitan vestries devinrent néanmoins les
premières « démocraties de contribuables » d’Angleterre et le fait qu’elles étaient des
51
assemblées représentatives les protégea du zèle des réformateurs radicaux de 1835. Leur
situation était toute différente de celle des « pocket boroughs » où le grand propriétaire
était assuré de l’élection de la personne de son choix à la Chambre des Communes –
parfois parce qu’il n’y avait qu’un seul candidat et que l’élection était alors
constitutionnellement inutile – ou des « rotten boroughs » où le même résultat était obtenu
en achetant à grand frais les électeurs.
34
Sous Elizabeth Ire, Westminster avait reçu de Burleigh en 1585 une Constitution urbaine
faible, précisément pour éviter qu’elle ne gagne un pouvoir comparable à celui de la City
of London alors qu’elle était le siège du gouvernement royal. La City of Westminster
demeura donc un ecclesiastical borough un peu modifié, sans grand pouvoir. Avec la
croissance de la population, cela posa de nombreux problèmes auxquels les citadins
parvinrent à faire face au moyen d’actes privés du Parlement en 1761 et 1765 qui
autorisaient à lever un impôt pour le pavage et l’éclairage des rues (Summerson 1945). Un
ensemble d’institutions, administrées pour l’essentiel par des commissioners non élus, se
développa ainsi et donna à Westminster et aux paroisses urbaines de Londres des
pouvoirs pour procéder à des « improvements » (améliorations) comparables à ceux dont
disposaient les corporate boroughs établis depuis longtemps, dont la City of London ellemême. Ces organismes – Paving Commissioners, Lighting Commissioners, Improvement
Commissioners, Police Commissioners -avaient des fonctions très diverses et
constituaient des « entreprises semi-privées détenant les pouvoirs nécessaires à l’exercice
de compétences particulières sur des territoires très limités » (Jackson 1945 : 35). Ils
étaient autorisés à lever des impôts locaux sur les résidents pour financer le coût de leurs
opérations, la présence de représentants élus par les contribuables constituant parfois
une ébauche de démocratie locale. Ces organismes n’étaient pas dominés par la vieille
oligarchie foncière urbaine et échappaient aux restrictions qui régissaient l’appartenance
aux incoporated boroughs : leurs membres pouvant ne pas être de confession anglicane, ils
étaient souvent catholiques, juifs ou non-conformistes, ce qui avait une certaine
importance car le non-conformisme était très répandu à Londres et l’appattenance aux
vestries limitée aux anglicans. Ces institutions jouèrent ainsi un rôle crucial dans
l’expansion de la métropole : en gérant l’environnement urbain, elles constituaient un
lien entre les magnats urbains et les officiers administratifs du gouvernement local.
35
Un changement radical s’était produit dans l’architecture domestique et urbaine anglaise
avec la mort de la reine Anne en 1714 et l’accès au trône de George Ier. Le principal
protagoniste de ce goût nouveau fut le jeune Lord Burlington qui, en 1715, réaménagea
Burlington House, sa majestueuse mansion urbaine sur Piccadilly qui devint pat la suite la
Royal Academy. Il la fit reconstruire dans le style d’un palais de Palladio à Vicence qui
l’avait impressionné lors de son Grand Tour en Italie, conclusion de l’éducation d’un
aristocrate anglais au XVIIIe siècle. Burlington, comme Bedford, Southampton et Leicester,
avait la chance de posséder un domaine champêtre à la limite ouest de Londres qui
pouvait être bâti pour les Londoniens distingués et fortunés. En 1717, Burlington
entreprit de le mettre en valeur et construisit Burlington Gardens, Old Burlington Street,
Clifford Street et Saville Row dont le style néo-palladien devait influencer massivement
l’architecture anglaise urbaine et rurale.
36
En 1715, le deuxième comte d’Oxford commença à construire son vaste domaine urbain
au nord d’Oxford Street, rue à laquelle il avait donné son nom. New Road – aujourd’hui
Marylebone Road – fut ouverte en 1756 pour desservir les rues et squares distingués de ce
domaine et devint la première radiale urbaine en réorientant la circulation ouest-est de
52
sorte que les grosses voitures n’eurent plus à passer par le West End. Oxford créa une
division qui comprenait Cavendish Square, Wimpole Street et Harley Street, dont les
noms venaient de membres de sa famille. Dans les années 1760, le reste du secteur fut
construit par les Estates Portman et Portland, les noyaux de cette division étant Portman
Square (1764), Manchester Square (1776) et Portland Place (1775), Baket Street
complétant l’opération peu après 1800. Robert Adam, un Écossais talentueux et énergique
qui lui-même édifia l’Adelphi en bordure du Strand et était le membre le plus en vue d’un
groupe d’architectes appelés « les néo-classiques », contribua à fixer le style et la qualité
de cette division destinée à des juges, des généraux et des évêques irlandais absentéistes.
37
Au sud d’Oxford Street, le plus grand propriétaire était le Grosvenor Estate qui avait
acquis 50 hectares dans ce qu’on appelait Mayfair, grâce au mariage de Sir Thomas
Grosvenor, un propriétaire foncier du Cheshire, avec une héritière âgée de douze ans –
160 hectares entre Hyde Park et la Tamise complétant la transaction. La première partie
du domaine fut développée à partir de 1737 autour du noyau de Grosvenor Square et la
deuxième à partir des années 1820 reçut le nom de Belgravia. Le Berkeley Estate, plus
petit, fut détaché du Grosvenor Estate de Mayfair à la suite d’un mariage arrangé entre
deux aristocrates encore mineurs et Berkeley Square fut commencé en 1738, ainsi que
Burton Street (1738), Hill Street (1745) et Charles Street (1750). La petite noblesse rurale
et les grands marchands qui firent construire des town houses sur ces domaines de Mayfair
se conformèrent à la retenue digne et à l’architecture relativement uniforme du style
georgien londonien, mais les intérieurs exprimaient richesse et statut par une décoration
somptueuse et une architecture qui ménageait des espaces novateurs à l’abri des façades
austères.
38
Adam fut également impliqué dans le développement de Fitzroy Estate, situé entre
Bloomsbury et Portland Estate, dont la rue principale était Charlotte Street et le noyau
Fitzroy Square. Ce domaine devint un secteur d’artistes et d’intellectuels qui fut appelé
« Fitzrovia » par les contemporains et reste connoté depuis de prétentions esthétiques et
culturelles. Les propriétés ayant été mises sur le marché pendant les guerres contre la
France, l’opération fut un échec commercial retentissant jusqu’au congrès de Vienne.
39
Le riche et puissant Bedford Estate, qui avait été à l’origine du développement du West
End et de l’adoption du square comme forme urbaine à Covent Garden en 1635, mit en
œuvre à la fin du XVIIIe siècle deux autres innovations formelles sur son Bloomsbury
Estate (fig. 3). Bedford Square, commencé en 1775, est le plus bel exemple d’urbanisme
georgien et le premier square de Londres à avoir été dessiné et bâti dans un style
uniforme, à la manière française. Avec l’opération liée de Gower Street, les Bedford
créèrent une divison de town houses très respectables pour juristes et autres membres des
professions libérales. Ce n’était pas un quartier destiné à l’aristocratie mais à la classe
moyenne supérieure et, matériellement comme socialement, il ne faisait pas partie du
West End, plus distingué. Le développement du Bedford Estate reprit en 1800 avec Great
Russell Street et Russell Square. Nouvelle innovation, ce square fut le premier à être
dessiné par un professionnel, Humphry Repton. Au même moment, un constructeur
immobilier non aristocrate, James Burton, bâtissait six cents maisons sur des terrains
acquis à bail du Foundling Hospital adjacent, qui constituaient une partie de la dotation
reçue par cet hôpital créé en 1742. Entre 1775 et 1859, presque tout Bloomsbury fut
construit. Le processus fut achevé par le grand entrepreneur de bâtiment Thomas Cubitt
qui remplaça Burton sur le Foundling Estate, puis vint travailler sur le Bedford Estate. Il
créa quatre nouveaux squares qui fixèrent la forme urbaine de Bloomsbury : Tavistock,
53
Gordon, Woburn et Torrington, chacun d’une taille et d’une forme différentes. Les
institutions universitaires de Londres commencèrent à coloniser Bloomsbury en édifiant
University College sur Gower Street en 1825, afin de fournir un enseignement supérieur
différent de celui dispensé aux Inns of Court.
Fig. 3. La structure de Southampton Estate, Bedford Estate et Foundling Estate. Ces estates Jurent
construits à Bloomsbury par Burton et Cubitt pour leurs propriétaires fonciers respectif.
Fig. 4.Schéma des principaux estates du Nord-Ouest de Londres.
54
Divisions administratives et « metropolitan
improvements » pendant la Régence (1810-1830)
40
Vers 1800, il y avait quatre-vingt-dix metropolitan parish vestries dont la population
variait entre 1 500 et 60 000 habitants. Ces « démocraties urbaines », comme on les
appelait, étaient des open vestries, les vestrymen étant élus lors de réunions de paroisse
ouvertes à tous les communiants mâles de l’Église d’Angleterre. Les plus grandes vestries
dont la population ne cessait de croître, comme St Pancras et Marylebone, devenaient
ingouvernables par ce système et furent transformées en select vestries par des actes
privés du Parlement pris à l’initiative des nobles et des grands propriétaires fonciers : ce
fut le cas en 1819 de St Pancras, à la demande du duc de Bedford, du marquis de Camden
et des Lords Southampton, Calthorpe et Somers, ces familles devenant ainsi une
oligarchie urbaine autodésignée qui pouvait contrôler le contexte politique et
administratif dans lequel elle mettait en valeur ses propriétés. Leurs noms, fixés dans le
cadre bâti de leurs domaines, sont encore familiers aux Londoniens d’aujourd’hui :
Bedford Square, Camden Town, Southampton Row, Calthorpe Street et Somers Town.
41
Depuis le Poor Law Act de 1601, les parish vestries étaient tenues de pourvoir aux
« logement, surveillance, entretien et emploi de tous et chacun des pauvres dans la
paroisse ». Leur durabilité tint en effet aussi à leur capacité à assurer un certain contrôle
social sur la population de Londres qui s’accroissait rapidement : elle atteignait le million
d’habitants au XVIIIe siècle, avait doublé à la date du recensement de 1841 et encore
doublé lorsque le London County Council fut créé en 1888. La première autorité
véritablement métropolitaine fut justement une institution de contrôle social : la
Metropolitan Police, créée par Peel en 1829 et inspirée du style colonial de contrôle social
et politique qu’il avait mis au point en Irlande. Le territoire de compétence de la
Metropolitan Police couvrait un rayon de douze miles à partir de Charing Cross, à
Westminster. Par la suite, le territoire du London County Council étendra ce rayon à
quinze miles, limites qui indiquent mieux que toute autre quelle était la taille effective de
la conurbation du grand Londres.
42
L’apogée de la création de nouvelles communautés à Londres par les propriétaires
fonciers aristocratiques fut le fait du plus grand magnat foncier d’Angleterre, le roi
George IV, qui exerça la Régence, après que son père fut devenu dément, de 1811 à 1820 et
régna de 1820 à 1830. En 1811, une vaste portion de presque 200 hectares du domaine de
la Couronne connu sous le nom de Marylebone Fields se trouva disponible pour être
construite à l’expiration du bail dont le duc de Portland était titulaire. Le prince régent
décida de développer ce secteur comme un exercice de « metropolitain improvement »,
terme utilisé alors par les propriétaires fonciers et les constructeurs immobiliers. Du
point de vue administratif, St Marylebone était une paroisse gouvernée par une closed
metropolitan vestry, comme sa voisine St Pancras. Au début du XIXe siècle, les deux
paroisses étaient la partie de Londres qui croissait le plus rapidement : elles comptaient
96 000 habitants au recensement de 1801, soit les trois quarts de la population de la City
of London (128 000) et les six dixièmes de celle de la City of Westminster (161 000) ; en
1841, elles avaient atteint 268 000 habitants, plus du double de la City (123 000) où les
affaires avaient commencé à remplacer les résidences, et presque un cinquième de plus
que Westminster (229 000). Tout au long de la période, les vestries n’eurent aucun rôle à
55
jouer ni aucune autorité pour intervenir dans le développement du secteur par la famille
royale. En 1832, St Marylebone devint un parliamentary borough, mais elle resta une
paroisse sans pouvoir administratif jusqu’à la création des metropolitan boroughs en 1899.
43
Sous les Hanovres, la nouvelle demeure que le duc de Buckingham s’était fait construire
était restée à la périphérie de l’extension que Westminster allait connaître tout au long
du XVIIIe siècle. Après que George III fut parvenu à acheter Buckingham House en 1762,
Nash transforma le site pour créer Buckingham Palace et relia celui-ci – cas unique
d’aménagement urbain réalisé pour la Couronne – à Regent’s Park par le Mall, Trafalgar
Square, Piccadilly Circus, Portland Place et Park Crescent. Exactement comme les autres
grandes familles foncières (fig. 4), la famille royale entreprit alors de développer ses
domaines urbains du West End (Summerson 1945). Cette opération était à la fois la phase
ultime de la construction de la Londres georgienne et le premier exemple d’une nouvelle
échelle de town planning. Bien que ce terme ne soit pas entré dans la langue anglaise avant
1906, le mot plan était en usage dans ce genre de contexte dès le début du XVIIIe siècle,
avec des attestations imprimées en 1728, 1737 et 1748. Plusieurs « plans » furent établis et
celui de John Nash fut retenu, pour son expérience d’architecte du Royal Pavilion de
Brighton et son travail avec Repton, mais aussi pour des raisons de nature plus
personnelle (Pevsner 1952 : 347).
44
L’idée proposée par Nash en 1811 était beaucoup plus audacieuse que celle des architectes
officiels du Land Revenue Office qui répétaient le modèle en squares et rues de
Bloomsbury. Le plan de Nash comprenait toute une série d’innovations centrées sur un
parc public, qui fut finalement ouvert sous le nom de Regent’s Park dans la deuxième
année du règne de Victoria (1838), après une période de gestation de vingt-sept ans. Le
parc devait être une rus in urbe solument anglaise, un ensemble de palais disposés en
terraces formant cercle autour d’un vaste paysage de jardins parsemé de « villas », c’est-àdire de petites country houses. Ce projet, dont l’ampleur n’avait alors d’autre équivalent en
Europe que la Saint-Pétersbourg de Pierre le Grand, faisait appel au snobisme et à l’amour
des Anglais pour la campagne, les terraces évoquant sur une grande échelle les
majestueuses demeures rurales de l’aristocratie foncière. Les sept terraces reçurent pour
nom ceux de titres royaux, dans la tradition établie par les aristocrates sur leurs grand
domaines urbains. Elles étaient conçues comme des communautés distinctes, dotées
chacune d’une forme architecturale particulière et uniforme – dans le style classique – et
constituaient l’équivalent, en forme de terrace, des squares du West End de la génération
précédente. Comme dans ceux-ci, il y avait un jardin privé, situé à l’avant des bâtiments,
entre l’allée à voitures qui donnait accès à la propriété et la grande voie qui desservait
l’ensemble du parc, The Inner Circle. Au première étage, des balcons de style Régence
surplombaient ce jardin et, au-delà, donnaient sur le vaste paysage du parc que
partageaient les terraces voisines. Un autre trait de ce projet de garden city aristocratique
avant la lettre était une série de vingt-six villas disséminées dans le parc, qui inspirèrent
tout au long du XIXe siècle de nombreuses constructions de même type aux alentours de
chaque ville de la province anglaise.
45
Le projet comprenait aussi une section ouvrière, constituée de longues rues de terraced
houses construites en briques à l’arrière des résidences et qui permettaient de loger les
domestiques tout en formant un cordon sanitaire entre le Royal Estate et Somers Town, le
domaine adjacent et moins salubre de Lord Somers. Elles étaient l’équivalent, mais à
beaucoup plus grande échelle, des rues modestes qui formaient la limite extérieure des
squares du XVIIIe siècle dans le West End. Trois marchés étaient localisés dans ce secteur
56
ouvrier. L’un d’entre eux, Cumberland Market, comportait une innovation : un bassin
relié à Regent’s Canal facilitait l’arrivée de viande fraîche et de légumes fournis par les
maraîchers des environs de Londres. Non sans rapport avec l’obsession de l’époque de
tenir la classe ouvrière sous contrôle, une caserne fut construite au nord d’Albany Sreet,
la principale artère du quartier ouvrier. Le projet comprenait aussi des portes
monumentales flanquées de pavillons, un hôpital général et un autre spécialisé dans les
maladies oculaires, une public house, un jardin zoologique auquel on accédait par une
promenade qui passait par un tunnel ménagé sous Regent’s Canal, des écoles et des
boutiques pour les ouvriers à l’arrière du décor.
46
Plus au nord était situé un dernier élément du grand projet : Park Village East et Park
Village West, deux opérations très novatrices construites pour la classe moyenne et qui
furent des prototypes pour des housing estates semblables qui allaient être construits dans
les suburbs des villes anglaises tout au long du XIXe et même du XXe siècle. Chaque maison
était différente : certaines étaient de style italien, d’autres gothiques, d’autres Tudor.
Toutes étaient petites et charmantes, comme l’antithèse de la pompe des Royal Terraces,
et elles furent décrites par Summerson comme « les ancêtres de tout le pittoresque de
suburbia » (1945 : 168).
47
Une via triumphalis reliait l’ensemble à Carlton House, le palais du prince régent à
Westminster qui dominait St James’s Park. Elle incorporait Portland Place que les frères
Adam avaient commencé à construire en 1774 et était reliée par Langham Place à Regent
Street, qui allait jusqu’à Waterloo Place et Carlton House. Afin d’assurer l’unité
architecturale du Quadrant, qui articulait Regent Street à Piccadilly Circus et devint le
cœur de la partie distinguée de Londres, Nash s’occupa lui-même de construire et
commercialiser les terrains. Quant au circle, c’était la forme urbaine à la mode de
l’urbanisme georgien : un cercle de bâtiments de style classique qui avait pour origine le
modèle établi à Bath pat John Wood et ne fut pas seulement imité par Nash mais aussi par
le Pittville Circus à Cheltenham, une autre grande ville d’eau de la période georgienne.
Aujourd’hui encore, Piccadilly Circus symbolise tout ce que pouvait représenter le West
End et la signalisation particulière des rues du secteur rappelle encore qu’il s’agit d’une
partie du Crown Estate et de la City of Westminster.
Topographie sociale et administration de Londres
pendant la période victorienne (1837-1900)
48
Piccadilly Circus et Regent Street, qui définissaient désormais le cœur du West End
distingué, entraînèrent un vaste déplacement des hôtels (hotels) depuis la City vers le
nouveau secteur du Crown Estate dessiné par Nash : entre 1820 et 1830, Warren’s, au n° 1
de Regent Street, Golden Cross sur le West Strand et Garland’s sur Suffolk Street
devinrent des institutions sociales et des repères spatiaux importants, précédant les
grands hôtels de l’âge des chemins de fer qui s’établiront tous hors du West End, et, pour
la plupart le long de la New Road aux gares de Paddington, Euston, St Pancras et Kings
Cross. Ces vastes établissements étaient les successeurs des auberges (inns) de la City et de
Southwark où logeaient les voyageurs des XVIe et XVIIe siècles, mais aussi des grands palais
des dignitaires ecclésiastiques et laïques qui, alignés le long de la Tamise et du Strand,
remplissaient une fonction semblable à la fin du Moyen Âge. Ceux-ci étaient à leur
manière de petites communautés villageoises, de petites divisions de la ville, et leur
57
similitude architecturale avec les inns du début des temps modernes et les hotels du XIXe
siècle est remarquable. Le Savoy, l’hôtel le plus élégant de Londres, donne encore son
nom au secteur qui l’entoure et comprend le Savoy Theatre dont le directeur créa l’hôtel
dans les années 1880 sur le site du palais médiéval de John of Gaunt. Il était conçu pour
supporter la comparaison avec les meilleurs hôtels d’Amérique, avec six ascenseurs
hydrauliques, soixante-dix salles de bains, l’éclairage électrique partout et une décoration
intérieure signée par le Parisien René Sergent.
49
Le monde social des grands hôtels victoriens, où descendaient hommes d’affaires,
professions libérales et industriels de province, était le point de contact entre la culture
de la métropole et le reste de la société anglaise. Les hôtels étaient représentatifs de la
mobilité et de la fluidité sociales, professionnelles et géographiques qui, de plus en plus,
caractérisaient la Grande-Bretagne victorienne. Un fort contraste opposait ce monde à
celui des clubs londoniens, dont la culture était patricienne et plouto-cratique. Les clubs
du West End étaient des espaces beaucoup plus fermés : enclaves exclusivement
masculines, héritiers des coffee houses où la classe supérieure allait jouer, ils étaient la
marque de la qualité aristocratique des secteurs les plus riches de Londres. White’s, établi
sur St James’s Street en 1736, fut longtemps le plus élégant, comme St James’s, autour du
square et du palais, était le secteur le plus élégant de Londres. Boodle’s et Crockford’s
partagèrent d’abord leurs locaux avec Almack’s Club, fondé en 1762 sur Pall Mall, puis
s’installèrent dans leurs propres murs sur St James’s Street en 1775. Brook’s, construit en
1777 en face de Crockford’s, devint le tripot aristocratique le plus fameux de tous. Leurs
façades à fenêtres vénitiennes et leurs intérieurs luxueux aménagés de bars, salles à
manger, bibliothèques et appartements forment le paysage urbain caractéristique de
cette division de Londres connue sous le nom de « Clubland ». Celle-ci connut un profond
changement après la mort de George IV qui entraîna la dispersion du groupe de Carlton
House auquel Nash était étroitement associé et qui constituait jusque-là une cour royale
de fait. Une nouvelle époque de construction de clubs commença, qui employa les
meilleurs architectes du temps, avec le bâtiment du United Service Club intégré par Nash
à Waterloo Place (1827) et ceux du Carlton Club sur St James’s Street (1827), du Grecian
Atheneum (Decimus Button, 1830), du Traveller’s Club (Charles Barry, 1832) et du Reform
Club (Barry, 1837), ces deux derniers de style italien. En l’absence d’une réelle cour royale
dans le centre de Londres, après 1830, ces clubs devinrent quasiment des institutions
d’État. Leurs impressionnantes façades symbolisaient la solidité du pouvoir de la classe
dominante anglaise et marquaient le paysage du centre de Londres.
50
Clubland et l’urbanisme de Nash, en contribuant à structurer comme masculin le
territoire central de la classe dominante, avaient aussi défini celui de la prostitution. La
division jadis élégante de Soho, désormais séparée par Regent Street des grands domaines
urbains de la Couronne et des Grosvenor, devint peu à peu un un secteur de théâtres et de
prostituées, stratégiquement placé pour servir la clientèle du West End, et un slum. Lord
Shaftesbury, grand réformateur, y ouvrit une rue nouvelle en 1877, Shaftesbury Avenue,
qui fut un premier exercice de slum clearance. Sa propre adresse londonienne était 24
Grosvenor Square, au cœur de l’élégante division de Mayfair construite par Lord
Grosvenor au XVIIIe siècle comme quartier aristocratique entre le Crown Estate et Hyde
Park.
51
L’exode des habitants élégants de Soho offrit aux Grosvenor de nouvelles possibilités pour
développer les terrains qui leur restaient dans un secteur appelé The Five Fields. C’était le
dernier à n’être pas construit dans la City of Westminster parce qu’il était marécageux,
58
mais son potentiel augmenta lorsque, à partir de 1826, George IV fit transformer
Buckingham House en palais, le mur du jardin étant la limite entre le Crown Estate et Five
Fields. Cubitt fut choisi pour réaliser l’opération et les travaux commencèrent en 1826 sur
le premier et le plus majestueux des huit squares projetés, Belgrave Square, nom
emprunté à l’un des titres mineurs de Grosvenor, un village de son vaste domaine rural
près de Chester. Il en résulta une nouvelle division urbaine qui fut communément appelée
« Belgravia » et eut un immense succès : « La vaste entreprise de Belgravia […] donna à
Londres son quartier le plus aristocratique » (Pevsner 1957 : 554).
52
Le succès de Belgravia est d’autant plus remarquable que les terraces de Regent’s Park
étaient au même moment en voie d’achèvement et trouvaient difficilement preneur, la
beauté de leur conception ne compensant pas leur situation peu commode pour une élite
sociale et politique basée au Parlement, à Whitehall et dans le West End. Ce succès très
modéré n’empêcha pas les propriétaires d’autres grands domaines de construire, pour la
même catégorie de locataires, le Bedford Estate à Bloomsbury et le Grosvenor Estate à
Belgravia. Tous deux avaient pour principal entrepreneur Cubitt qui inventa alors la
technique de ce qu’on appelle aujourd’hui la « maison modèle » : tout en préservant
l’unité des façades de chaque square, conçues dans le nouveau style des clubs du West End,
il ne construisait que lorsque le client avait passé commande et pouvait ainsi
personnaliser les intérieurs. Les opérations de construction s’étalaient donc sur un temps
plus long : Belgrave Square et Wilton Crescent ne furent achevés qu’en 1850, alors que
Belgrave Place et Upper Belgrave Street, Eaton Square et Chester Square étaient encore
en chantier. La construction d’Eccleston Square ne commença qu’en 1835 et celle de
Warwick Square en 1843.
53
Toutes les divisions résidentielles de la partie ouest de la métropole ne furent pas des
réussites. Un bon exemple est le secteur connu sous le nom de « Pimplico », finalement
abrégé en « Pimlico ». Ce terme aux origines obscures – une tribu indienne disparue, un
oiseau tropical ou un tissu d’Extrême-Orient sont les principales hypothèses – désignait
un secteur de prairies marécageuses au bord de la Tamise entre Millbank et Chelsea, une
ancienne dépendance du manoir médiéval de Ebury à proximité de laquelle fut construit
en 1705 ce qui était alors Buckingham House. Encouragé par le succès de Belgravia, Cubitt
entreprit de bâtir sur ces terrains humides une division résidentielle aux rues de laquelle
il donna des noms aristocratiques à souhait : Cambridge, Cumberland, Warwick et
Winchester. Mais les façades étaient monotones, les maisons, conçues pour la classe
moyenne, étaient plus petites qu’à Belgravia et le district, une vingtaine d’années après,
avait décliné socialement. Les maisons furent divisées et converties en tenements, sans
jamais pour autant devenir des slums.
54
Le concurrent de Pimlico était à l’époque South Kensington, dont la principale artère était
Cromwell Road. À l’entrée occidentale de la grande ville, ce qu’on appela bientôt « South
Ken » était marqué par Queen’s Gate et construit de larges rues bordées de belles maisons
et de grands musées – le Victoria and Albert Museum et le Natural History Museum
étaient les projets favoris du prince consort allemand Albert, d’où le nom
d’« Albertopolis » ironiquement donné à la zone. Malgré l’admiration que Taine exprimait
en 1862 pour South Kensington, le secteur était dédaigné par les grandes familles titrées
qui ignoraient tout ce qui pouvait exister au-delà de Belgravia et il n’attira que des
nouveaux riches qui avaient fait fortune dans le commerce et l’industrie. Le déclin de la
zone commença dès les années 1890 et les grandes maisons de Cromwell Road et Queen’s
Gate furent converties en hôtels pour la classe moyenne et en appartements.
59
55
Du côté nord de Hyde Park, le long de l’ancienne Great West Road qui sortait de Londres
dans le prolongement d’Oxford Street, un autre district résidentiel s’était développé au
début de la période victorienne. Désigné par les contemporains comme « la splendide new
town de Bayswater », son plan en squares, crescents et rues était celui qui était devenu
traditionnel à l’ouest de Londres. Il ne cherchait pas à rivaliser avec Belgrave Square ou le
Portman Estate construit dans le secteur d’Oxford Street une décennie plus tôt. Destiné à
une classe moyenne prospère et en plein développement, il trouva durablement son
marché.
56
Bayswater ne serait certainement pas considéré comme « town » aujourd’hui, mais l’usage
de ce terme pour désigner certains types de divisions urbaines était fréquent aux XVIIIe et
XIXe siècles, dans l’East End comme dans le West End. Il était aussi utilisé en combinaison
avec les noms de propriétaires fonciers aristocratiques – comme dans « Somers Town » ou
« Camden Town » – ou de constructeurs immobiliers – comme dans « Cubitt Town ». Un
secteur de Chelsea à l’ouest de Five Fields, qui avait été construit par Henry Hilland dans
les années 1770 sur 45 hectares loués sur le domaine de Lord Cadogan, fut appelé « Hans
Town » – du nom de Sir Hans Sloane – et sa partie principale devint Sloane Square. Le
caractère élégant de Chelsea avait été auparavant relevé par Defoe qui la décrivait en
1728 comme « une town de palais, et qui semble être promise par les nouveaux
agrandissements de ses bâtiments à devenir un jour ou l’autre une partie de Londres. Je
veux dire Londres dans sa nouvelle définition élargie et si cela doit se produire un jour,
quel monstre Londres sera devenue » (Defoe 1769, éd. 1962 : 11). Defoe écrivait aussi :
« Les towns adjacentes à Londres sont Kensington, Chelsea, Hammersmith, Fulham,
Twickenham, etc., toutes voisines ou riveraines de la Tamise, […] par la beauté de leurs
bâtiments [elles] font l’excellence de la rive nord de la rivière. » Ces divisions du début de
la période georgienne, en particulier à Chelsea, on conservé leur charme propre,
notamment pour l’élite artistique et littéraire, en dépit de toutes les variations de la mode
dans la période victorienne. Et la prédiction de Defoe sur l’absorption de Chelsea par
Londres s’est finalement réalisée.
Fig. 5. Boundary Street Estate à Bethnal Green (1895). Un exemple précoce de coucil estate : slum
clerance et reconstruction par le London County Council.
57
À partir de 1835, et surtout vers la fin du XIXe siècle, une nouvelle législation tendit à
simplifier les structures administratives urbaines. Des lois sanitaires encadrèrent de
façon plus stricte la construction de logements (1872 et 1875), autorisèrent les
60
municipalités à entreprendre des opérations de slum clearance (1875), puis à construire
des logements pour la classe ouvrière (1889). Un Metropolitan Board of Works fut créé
par le Parlement en 1855 avec de larges pouvoirs pour administrer les égouts et la voirie
(Gauldie 1974) et constitua dès lors la plus importante des nombreuses autorités chargées
des différents aspects de l’administration urbaine de Londres. Le Municipal Corporations
and County Councils Act de 1888, qui réformait l’administration des comtés et des zones
rurales, mit en place un London County Council (lcc) à qui furent attribuées les
compétences des parish vestries et du Metropolitan Board of Works et dont les limites
coïncidaient avec celles qu’avait définies le Metropolis Management Act de 1855. En 1899,
le gouvernement local de Londres fut à nouveau réformé avec la création des metropolitan
borough councils, premières municipalités modernes couvrant uniformément l’ensemble
du territoire du comté – à l’exception notable de la City.
58
Le lcc devint rapidement l’archétype de la housing authority moderne en entreprenant des
opérations de slum clearance à grande échelle et en construisant ce qu’on appelle
aujourd’hui council houses et council flats. Des secteurs entiers de Londres furent rasés et
reconstruits de cette manière, un exemple notable étant le Boundary Street Estate
construit par le LCC à Bethnal Green en 1895 (Tarn 1973) (fig. 5). Ainsi, à partir de la fin du
XIXe siècle, le mot estate prit, à Londres comme dans le reste du pays, un sens entièrement
nouveau aux connotations sociales diamétralement opposées à celles qui lui étaient
associées depuis le XVIIe siècle.
59
Au moment où fut créé le London County Council, le contraste entre les secteurs élégants
de Londres et les secteurs de slums de l’East End n’avait jamais été si marqué. Dans l’East
End comme dans le West End, les propriétaires fonciers décidaient du type de bâtiments à
construire, mais la topographie sociale de chaque division urbaine était déterminée par le
caractère de ses habitants. Dans les années 1880, Andrew Mearns, dans The Bitter Cry of
Outcast London, faisait cette description apocalyptique d’un secteur habité par les
ouvriers :
Peu de personnes extérieures peuvent imaginer ce que sont ces pestilentielles
rookeries humaines où des dizaines de milliers de gens sont entassés au milieu
d’horreurs qui évoquent les navires des négriers. […] Pour s’y rendre, il faut
pénétrer dans des courts empestées de gaz empoisonnés et malodorants qui
émanent des égouts et des détritus, […] des cours dont beaucoup ne sont jamais
visitées par un souffle d’air frais et qui connaissent rarement les vertus d’une
goutte d’eau purifiante (Mearns 1883 : 84).
60
Les propriétaires construisaient de façon dense sur les propriétés foncières plus petites
de l’East End, et celles-ci n’étaient pas protégées contre une densification ultérieure par
subdivision des parcelles et bourrage de celles-ci par des constructions insalubres. En
revanche, sur les grands domaines aristocratiques du West End, les titulaires des baux
fonciers étaient liés par des restrictions concernant la taille et la qualité des maisons
qu’ils étaient autorisés à construire, et les vastes espaces libres plantés qui augmentaient
la valeur des propriétés étaient protégés par le cahier des charges. Au XIXe siècle, ces
facteurs contribuèrent à une différenciation sociale croissante de Londres qui conduisit à
une ségrégation effective des classes sociales en secteurs nettement définis. Au fil du
siècle, ces distinctions devinrent plus subtiles, mais les contemporains n’en avaient
qu’une connaissance limitée jusqu’à ce que les enquêtes statistiques de Charles Booth
(1889-1903) offrent la première analyse spatiale moderne de l’étendue et de la misère
physique et sociale qui caractérisait de nombreux secteurs ouvriers de Londres à l’aube
du XXe siècle.
61
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Londres, Edward Arnold.
63
NOTES
1. On rendra area (terme le plus neutre pour désigner une partie ou région de l’espace) par
« secteur », parfois par « localité » ; district (plus déterminé et évoquant une notion de limite) par
« district » ou « zone » ; precinct (espace défini par des limites précises) par « périmètre » ; quarter
(un lieu ou une région habitée, souvent par un groupe particulier) par « quartier » ; neighbourhood
(qui implique des rapports de proximité entre habitants) par « voisinage » ; division, qu’utilise
l’auteur – souvent avec des guillemets – en référence au titre français du présent ouvrage, sera
rendu selon les contextes par « secteur », « section » ou « division ». (NdT.)
2. On a pris le parti de traduire les mesures britanniques en unités métriques. S’agissant souvent
d’ordres de grandeur, on arrondira. (NdT.)
3. Quand developer désigne un agent qui fait profession de mettre en valeur des terrains par des
aménagements et des constructions et d’en faire commerce (property developer), on le rendra par
« constructeur immobilier ». (NdT.)
4. Le terme estate – qu’il s’agisse d’un urban estate ou d’un rural estate – sera traduit par
« domaine » lorsqu’il désigne une propriété foncière déterminée et plus ou moins d’un seul
tenant. Lorsque estate signifie l’ensemble du patrimoine foncier et immobilier d’une famille
aristocratique, il sera traduit par « patrimoine ». On laissera en anglais housing estate (ensemble
de logements construits sur un même domaine foncier) et, pour le
XXe
siècle, council estate
(ensemble de logements construit par une autorité municipale) : « domaine » serait alors
incongru, « lotissement » techniquement inadéquat et « grand ensemble » anachronique. Estate
ne sera pas traduit lorsqu’il entre en combinaison dans un toponyme (même tombé en
désuétude) ou pour désigner un patrimoine aristocratique considéré comme institution. (NdT.)
5. Confession chrétienne pratiquant une stricte observance du repos du dimanche. (NdT.)
6. On traduira gentry par « petite noblesse », équivalent adéquat pour la période étudiée ici. Dans
une acception plus large et plus actuelle, gentry, gentility , gentrified évoquent le statut d’une
couche sociale qui n’appartient pas à la upper class mais prétend s’en rapprocher en se
distinguant par ses manières du gros de la middle class. Lorsque ces termes comportent cette
connotation, on a pris le parti de les laisser en anglais. (NdT.)
7. Cette forme de production immobilière est décrite par un lexique qui n’a pas toujours
d’équivalent en français. Dans la division du travail la plus développée, le ground landlord
(propriétaire foncier) consent un long lease (bail foncier, bail emphytéotique) ou building lease
(bail à la construction) à un developer (lotisseur, aménageur), tout en conservant le freehold
(propriété du sol nu). Le developer assure le lay out des terrains (tracé des voies et division en
parcelles) et revend le leasehold (propriété du bail foncier) des parcelles à des lessees ou
leaseholders (titulaires du bail foncier) qui s’obligent à édifier des maisons dans certaines
conditions fixées par un cahier des charges (covenant) et font à leur tour appel à un contractor
(entrepreneur de bâtiment). Les maisons une fois construites pourront être occupées par le
leaseholder lui-même ou par des tenants (locataires) de celui-ci. Le freeholder ou ground landlord
reçoit du leaseholder une ground rent (loyer foncier) pendant la durée du lease et, au terme de
celui-ci, prend possession du terrain et des constructions. Les combinaisons effectives de ces
positions sont nombreuses : le ground landlord peut assurer lui-même la fonction de developer, le
developer peut être un building contractor, l’entrepreneur de bâtiment peut être un speculative
builder (entrepreneur spéculatif) qui ne construit pas sur commande d’un leaseholder mais pour
vendre lui-même les maisons, etc. (NdT.)
64
AUTEUR
JAMES HIGGINS
65
Nommer et diviser la ville
portuaire : le lexique politicoadministratif toscan et Livourne
(XVIIIe-XIXe siècles)
Samuel Fettah
FIG.
1. Plan de Livourne et ses fortifications (1749). « Pianta di Livorno e sue fortificazioni come sono
l’anno MDCCXLIX » (détails).
66
1
Les caractères originaux de Livourne expliquent l’attention toute particulière que
l’administration toscane lui porte. Fondation princière (fin du XVIe siècle) dont la
croissance coïncide avec la construction du grand-duché de Toscane, elle est la deuxième
ville de cet État et son premier port. Livourne a aussi une dimension internationale : c’est
un des grands ports de commerce de la Méditerranée, dont l’activité dépend de réseaux
négociants transnationaux.
2
Bien qu’elle soit intégrée à l’organisation administrative du territoire toscan, Livourne
présente les caractéristiques d’une ville portuaire et cosmopolite. La composition de la
population locale diffère sensiblement de celle des autres villes du grand-duché par
l’importance des populations liées à la mer (négociants, portefaix, marins, bateliers…),
dont certaines, mal fixées dans la ville, peuvent être qualifiées de flottantes. L’originalité
de la composition démographique de Livourne tient aussi à l’importance des mouvements
migratoires et à la forte présence de groupes allogènes non catholiques (orthodoxes,
protestants et surtout juifs), certes minoritaires, mais reconnus par le souverain et
organisés en communautés, les nazioni (par exemple la nazione ebrea di Livorno ou la nation
juive de Livourne).
3
Outre cette assise pluriséculaire, il convient de prendre en compte le contexte propre à la
période étudiée : croissance de la population et des faubourgs suburbains, réforme de
l’État et étoffement progressif de la bureaucratie toscane, développement de la
surveillance policière, en particulier en direction des populations portuaires et
faubouriennes, importance croissante des préoccupations hygiénistes, progrès de la
société civile et des idéaux du Risorgimento… Autant de traits qui marquent le passage de
la ville d’Ancien Régime à la ville contemporaine et font évoluer les modes de désignation
de l’espace urbain.
67
Livourne et les réformes de l’État toscan
4
L’organisation territoriale et administrative du grand-duché de Toscane a été réformée à
l’époque du despotisme éclairé. Le système de monarchie administrative mis en place à
cette époque a perduré – si l’on excepte la courte période d’annexion à la France
(1808-1814) – jusqu’au rattachement de la Toscane au nouvel État italien (1860). Les
réformes de cette période, voulues par le grand-duc Pierre Léopold (1765-1790),
représentent un effort de rationalisation administrative dont l’objectif initial est de
revitaliser le contrôle exercé sur les habitants et le territoire du grand-duché (Sordi 1991,
La Rosa 1992). Les villes sont les instruments et l’objet privilégié de cette politique de
renforcement de l’État. L’administration urbaine est réorganisée entre 1774 et 1780. Le
pouvoir central souhaite surtout favoriser la progression des rentrées fiscales et
développer son contrôle sur l’espace urbain : action sur l’urbanisme, avec l’apparition des
premiers plans régulateurs, développement des règlements municipaux et contrôle accru
des déplacements dans la ville.
5
C’est en partie dans le cadre de cette politique générale que l’administration centrale
traite Livourne. Cependant, elle doit tenir compte des singularités fonctionnelles de la
cité portuaire. Livourne est tout à la fois un port et une place forte. L’enceinte fortifiée,
mise en place au moment de la fondation, ne commence à être démantelée qu’à la fin du
XVIIIe siècle à la faveur de l’expansion urbaine et, dans le premier tiers du XIXe siècle, elle
reste encore un élément fondamental de délimitation de l’espace urbain. Car Livourne est
aussi une exception douanière. Port franc depuis 1676, son périmètre intra-muros
coïncide avec l’espace des franchises portuaires1. Pour l’administration toscane, Livourne
intra-muros est le porto franco de Livourne, par opposition au territorio riunito (le reste de
la Toscane). Les entrées et les sorties du périmètre urbain représentent donc, plus que
dans d’autres villes toscanes, un enjeu fiscal important, ce qui confère à l’administration
des douanes un rôle majeur dans la définition et la surveillance des limites urbaines. Du
fait de l’imposant dispositif de contrôle sanitaire mis en place par les grands-ducs, la
santé maritime est une autre administration très présente dans Livourne. Elle gère en
particulier les trois vastes lazarets dont est dotée la ville. La présence policière, qui
s’étoffe dans la première moitié du XIXe siècle, complète ce dispositif de surveillance des
limites de la ville franche.
6
Les particularités du dispositif administratif appliqué à cette ville sont donc largement
liées à sa fonction portuaire. Or, l’enveloppe urbaine dans laquelle l’espace du port et
l’espace de la ville se confondent est remise en cause par la croissance démographique,
autre particularité de Livourne. Tandis que la population des autres centres urbains de la
Toscane stagne jusqu’au milieu du XIXe siècle, Livourne passe de 50 000 à plus de 80 000
habitants entre la fin du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle. Ce dynamisme démographique
est le principal facteur d’expansion de l’espace urbain hors les murs. Pour
l’administration toscane, cette croissance rend Livourne plus problématique encore, non
seulement parce que l’activité portuaire ne suffit plus à absorber la demande d’emploi,
mais aussi parce qu’elle remet en cause le système urbain conçu au moment de la
fondation de la ville. Toute la difficulté est de maintenir les franchises portuaires,
nécessaires à l’équilibre économique et social de Livourne mais édictées pour la ville
intra-muros, dans une situation d’expansion de l’espace urbain. Livourne a été conçue
comme une ville au service du port, mais l’espace de la ville et celui du port, désormais,
68
ne coïncident plus. Entre le milieu du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle, la plupart des
réformes de l’organisation urbaine engagées par l’État toscan tendent d’abord à
maintenir la cohésion de la cité.
La production du langage administratif
7
Le corpus étudié ici livre un vocabulaire non pas technique mais généraliste, au sens où il
n’est pas produit par un corps de spécialistes pouvant se prévaloir d’un savoir spécifique,
mais par des individus dont le point commun est d’avoir pour tâche de maintenir l’ordre
urbain et l’intégration de la ville dans l’État toscan2. Pour élargir le lexique et repérer
d’éventuelles oppositions au sein de l’administration toscane, j’ai constitué ce corpus en
relevant les mots employés par tous les échelons, du souverain au simple agent de police.
Leurs vocabulaires, toutefois, vont en règle générale dans le même sens, cette
homogénéité du lexique montrant que les échelons inférieurs de l’administration ont
bien intégré, au moins formellement, l’orientation des directions. Il faudrait déterminer
jusqu’à quel point ces échelons subalternes, par ailleurs mal connus, adhèrent au discours
des dirigeants et s’y conforment dans leur pratique de la ville. Autrement dit, s’ils n’ont
pas un double langage, écrit et administratif d’une part, oral et pratique de l’autre 3.
8
À ce problème s’ajoute celui des groupes peu représentés dans l’administration toscane.
Les négociants, qui constituent l’élite de la richesse livournaise, occupent une place très
marginale dans le système administratif toscan, pour des raisons culturelles (les postes
administratifs importants sont occupés par des docteurs en droit sortis des universités),
professionnelles (diriger la ville suppose l’otium, c’est-à-dire de disposer de son temps
pour gérer les affaires publiques, ce qui n’est pas toujours le cas du négociant), religieuses
(la majorité des grands négociants sont des étrangers non catholiques, ce qui leur interdit
les fonctions publiques) et censitaires (beaucoup de négociants n’ont pas le cens
nécessaire – constitué sur la propriété de biens immeubles – pour être élus membres du
conseil des prieurs qui dirige la ville). Leur approche de la ville doit être envisagée par
d’autres sources. Il en est de même en ce qui concerne la plèbe livournaise. Ces deux types
d’acteurs sont très présents dans les sources administratives, mais surtout comme objets.
9
Si Livourne apparaît comme une cité-problème, c’est aussi parce que l’administration du
grand-duché de Toscane est dirigée par l’aristocratie florentine. La littérature
administrative est d’abord un reflet de ses conceptions et de l’ordre étatique imposé à la
ville à partir de Florence. Par ailleurs, si l’élite toscane qui dirige l’administration est
traditionnellement urbaine, ses revenus proviennent majoritairement de la rente
foncière. La cour et les échelons supérieurs de l’appareil d’Etat sont peuplés de membres
de l’aristocratie toscane, au sein de laquelle ne figure qu’un nombre très réduit de
Livournais. L’administration locale est dirigée par des propriétaires qui appartiennent en
général à la noblesse toscane, et la municipalité est composée de propriétaires locaux. Il y
a donc, à la direction des échelons centraux et locaux, une certaine unité sociale.
10
Une autre limite inhérente au corpus tient au statut des administrations municipales.
L’État les considère d’abord comme un instrument du pouvoir central. Le self-government
n’est pas totalement absent, mais le langage utilisé à l’échelon local et municipal tend à se
conformer aux orientations données par le centre. Le discours de la municipalité est érigé
en point de vue local clairement explicité lorsqu’il s’agit du domaine pour lequel le centre
reconnaît un droit de proposition et de représentation aux autorités municipales : la
69
défense des intérêts des propriétaires. La municipalité intervient en effet le plus souvent
sur le taux de l’impôt direct, lequel pèse sur la rente immobilière et foncière. Ce
vocabulaire obéit aussi à des temporalités différentes : certains mots sont fortement
employés lorsque le problème livournais devient plus difficile à gérer ou lorsqu’il s’agit
d’appliquer des décisions modifiant l’espace urbain, comme dans les années 1830.
D’autres tiennent davantage de la longue durée, et représentent le rapport pluriséculaire
que les élites toscanes entretiennent avec la mer et le port.
11
Il faut donc tenir compte de tendances lourdes qui encadrent le champ lexical utilisé.
Certaines sont communes à toutes les villes de Toscane (forte volonté de contrôle étatique
et poids de l’élite propriétaire dans l’administration), d’autres propres à Livourne (ville
portuaire, population cosmopolite, importance de l’enceinte, situation douanière
spécifique, composition originale des élites locales, évolution démographique divergente
des autres villes).
12
Les mots que l’administration toscane utilise pour diviser la ville peuvent être classés en
deux catégories. La première est constituée des mots qui ordonnent la ville, fixent ses
divisions et définissent les cadres de lecture et d’intervention de l’administration. La
plupart rendent compte de créations étatiques, mais d’autres de réalités préalables qui se
sont imposées à l’administration. La seconde catégorie est constituée de mots qui
illustrent, précisent et qualifient les divisions de la ville. Trois thématiques, liées entre
elles, dominent ce vocabulaire : la clôture, le privilège, le danger. Elles permettent de
préciser ce que les « mots-cadres » laissent entrevoir, c’est-à-dire une perception de la
ville portuaire à la fois comme un système cohérent et comme un espace-problème.
Les mots du découpage administratif
13
L’administration toscane utilise surtout deux mots pour désigner Livourne : comunità et
città.
Premièrement, dans tous les sens voulus et exposés dans la présente décision, on
devra entendre par Comunità di Livorno la Città di Livorno et toute cette estensione
di Campagna [extension de Campagne] adjacente connue sous la dénomination de
Capitanato Vecchio [Vieille Capitainerie]…4.
Comunità et comunisti
14
À partir de 1774, la comunità est la division administrative fondamentale de la Toscane,
qui sert de cadre aux opérations se rapportant au cadastre, à la fiscalité, aux
recensements. Dans la langue de l’administration, le terme de comunità remplace celui de
capitanato pour désigner Livourne, les deux mots recouvrant une unité territoriale
comprenant la ville et la campagne qui en dépend. Le capitanato était une circonscription
territoriale dont l’organisation répondait à des impératifs de défense, la comunità est
davantage tournée vers l’administration civile et, surtout, étant une communauté
humaine, se réfère à un self-government local. Elle est organisée et dirigée par la ville dont
elle porte le nom : « Comunità di Livorno ».
15
Ce changement, qui n’entraîne pas de modification substantielle du territoire livournais,
a pour objectif premier l’efficacité administrative, l’État cherchant avant tout à s’appuyer
sur des structures locales. Auparavant, le terme de comunità n’était pas spécifiquement
utilisé dans ce sens : il s’appliquait aussi à des groupes, dotés d’un statut et reconnus par
70
les autorités supérieures de l’État5. Tout en recouvrant un espace désormais centré sur la
ville, il garde une bonne partie de son acception antérieure car, tout autant qu’un
territoire, il désigne une communauté dont les habitants peuvent être appelés comunisti.
16
Ce mot, dans le langage administratif courant, ne désigne pas tous les habitants de la
comunità, mais seulement ceux qui détiennent des propriétés dans ce territoire et peuvent
à ce titre être membres de la municipalité. Bien que la résidence en ville soit nécessaire à
toute intégration aux cadres dirigeants locaux, une partie des comunisti de Livourne
n’habite pas la ville ou n’y a pas de propriété : la comunità, en tant qu’institution politique,
inclut en effet les hommes en fonction d’un statut social et non de leur résidence sur le
territoire urbain : tous les abitanti ne sont pas comunisti, et certains comunisti ne sont pas
pour autant abitanti. La création des comunità est la reconnaissance d’une communauté de
propriétaires qui constitue l’élite locale reconnue par l’Etat et considérée comme apte à
l’administration locale. Par extension, comunità est employé dans le sens de comune ou
municipio, c’est-à-dire de municipalité, laquelle représente les comunisti. C’est parmi ces
derniers que sont choisis les membres du conseil municipal (Consiglio Generale) et du
collège des prieurs (Magistrato).
17
L’usage du terme comunità est donc double : il désigne une circonscription administrative
et une communauté d’où est issue la représentation locale. Cela reflète l’ambiguïté des
réformes administratives dans la Toscane des Lumières, la municipalité devant être tout à
la fois un rouage administratif au service de l’administration centrale et un organe de
représentation des propriétaires. Cette ambiguïté est aussi celle de la politique
d’intégration de Livourne à la Toscane, politique autoritaire qui vise à contrôler
davantage l’espace livournais tout en favorisant la création d’une citadinité commune aux
élites locales sur lesquelles le souverain cherche à s’appuyer. Le principal enjeu de la
réforme municipale est ainsi l’émergence d’une generalità dei comunisti 6 livournaise.
18
Le terme ne suffit pourtant pas à définir les élites locales, généralement évoquées par les
dénominations collectives il negozio (ou il commercio) et il possesso.
Est institué et autorisé, à Livourne, un corps de négociants qui représentera
légalement il commercio di detta città [le commerce de la dite ville], sous la
dénomination de Camera di Commercio di Livorno [chambre de commerce de
Livourne]7.
[…] il Possesso livornese [la Propriété livournaise], qui est lié à la prospérité de la ville
qui le contient8.
19
La première dénomination désigne le groupe des négociants, qui sont les plus riches et les
plus nombreux. Le groupe bénéficie d’une reconnaissance : c’est un corpo, représenté par
des députations ponctuelles puis, à partir de 1801, par les députés de la chambre de
commerce. La seconde désigne le groupe des propriétaires, qui coïncide avec l’ensemble
des comunisti et comprend aussi des négociants. Les deux termes font référence aux deux
modes reconnus d’appartenance aux élites, l’un dépendant d’un système de
représentation sociale toscan (possesso), l’autre plus proprement livournais. La fréquence,
dans le recensement de 1841 et dans les enquêtes administratives, de l’expression
negoziante e possidente, montre que nombre d’individus ont intégré les deux modèles 9.
Néanmoins, le prestige local des négociants ne leur permet pas, en tant que tels,
d’accéder au pouvoir municipal : il faut pour cela être propriétaire. À ce dispositif
institutionnel s’ajoute la défiance des grands-ducs et de l’administration centrale vis-à-vis
des négociants livournais, de sorte que ce groupe, dont les compétences professionnelles
et le rôle essentiel dans l’économie portuaire sont largement reconnus, est néanmoins
l’objet d’une stigmatisation. Celle-ci a une fonction très politique : elle sanctionne, dans
71
les représentations dominantes, la supériorité de l’aristocrate sur le négociant et la
prépondérance de Florence sur Livourne.
Città et cittadini
20
L’usage de ces termes est antérieur au XVIIIe siècle. Les grands-ducs ont concédé à
Livourne la qualité de città en 1606. La città est le siège traditionnel du pouvoir et, avant la
création de l’État toscan, des villes comme Florence ou Pise étaient indépendantes. Au XVI
e siècle, lorsque l’État régional s’impose aux anciennes cités-États médiévales, la ville perd
son indépendance mais, lieu de résidence des élites locales, elle reste un lieu de pouvoir
sur les campagnes. À partir des réformes léopoldines, elle est le centre de la comunità. Les
comunisti résident pour la plupart dans la ville, et c’est bien souvent à eux que
l’administration se réfère lorsqu’elle évoque les cittadini, préférant utiliser le mot abitanti
pour désigner l’ensemble des habitants de la ville. D’où aussi l’emploi générique de la
formule possidenti e abitanti, pour désigner les habitants d’un quartier ou d’un village.
21
Città désigne l’espace urbain, le territoire qui se voit reconnaître les qualités de l’urbanité.
A Livourne, elle est le pentagone clairement délimité à l’époque de la fondation par les
murs et les fortifications, si bien que la città est assimilée à la ville intra-muros. C’est un
espace préalablement planifié par le prince et ses architectes, avec un tracé des rues
orthogonal inspiré des cités idéales de la Renaissance. L’enceinte fortifiée est la limite qui
permet de déterminer l’appartenance à la città. D’ailleurs, l’administration toscane
distingue souvent abitanti della città et abitanti dei sobborghi (faubourgs).
22
L’administration toscane utilise très souvent città en opposition avec un autre mot qui
désigne un autre espace, si bien que città se définit par ce qu’il exclut. Ainsi, le couple città
et campagna, la campagna de Livourne étant le territoire non urbain compris dans la
comunità et qui dépend de la ville (on dit parfois agro livornese) mais en est
fondamentalement différent. Pour qualifier les groupes humains de la campagna on
emploie, plutôt que abitanti della campagna, le terme de popolani (habitants d’un popolo,
unité de population campagnarde). La muraille matérialise et perpétue cette division
ville/campagne, et cela d’autant plus qu’il est longtemps interdit de construire dans la
zone des fortifications. Jusqu’au derniers tiers du XVIIIe siècle, un glacis inconstructible
permet ainsi de rejeter nettement hors des limites de l’urbain les édifices construits
extra-muros.
23
Città et porto est un autre couple fondamental évoqué dans les sources. La città e il porto di
Livorno est fréquemment employé pour désigner la ville. L’espace portuaire se confond
avec la ville intra-muros, non sur le plan morphologique puisque les installations
portuaires se limitent à une partie de la ville, mais sur le plan douanier. Dans Livourne
port franc, l’espace des franchises est appelé porto franco et comprend toute la ville intramuros.
24
Le langage administratif définit donc souvent la città de Livourne par des oppositions
binaires, pratique sémantique que l’on observe aussi avant la période considérée ici. Ce
qui est nouveau, à partir de la fin du XVIIIe siècle, c’est l’apparition d’une triade città/
sobborghi/campagna, qui alterne avec le couple città/campagna dans les sources
administratives. Le terme sobborghi (on dit parfois subborghi) est très fréquemment
employé dans les décennies 1780-1830. Il concurrence puis remplace le mot borgo,
auparavant utilisé pour désigner des concentrations d’habitants de la comunità bien
72
distinctes de la città, ensuite absorbées par l’expansion urbaine : dans ce cas, le borgo
devient sobborgo, le glissement sémantique entérinant l’évolution spatiale. Désignant les
faubourgs, sobborgo qualifie ce qui participe de l’urbain mais n’est pas compris dans la
ville intra-muros. Avec la Restauration, la ville est divisée en deux commissariati, un dit de
l’interno et l’autre dei sobborghi. Cette reconnaissance des sobborghi, dans le lexique puis
dans les institutions, représente donc une rupture avec la division antérieure ville/
campagne.
25
Les trois faubourgs du début du XIXe siècle sont San Jacopo (sud-ouest), Porta a Pisa (nord)
et Porta dei Cappuccini (sud). L’appellation des faubourgs est souvent liée au nom d’une
porte de la ville, l’expansion suburbaine se faisant le long des voies qui s’étendaient
radialement à partir des portes. Les faubourgs sont contigus à l’enceinte et se sont
surtout développés à partir de 1776, lorsque, sous la pression de la croissance
démographique, de la cherté des loyers intra-muros et des nouveaux besoins de la
population, il est devenu possible de construire dans la zone des servitudes militaires
(décret du 15 décembre 1776). Mis à part le faubourg San Jacopo, qui reste longtemps un
échec, la création des faubourgs n’est pas due à l’intervention administrative, mais à
l’initiative privée. Celle-ci s’impose à l’État et à la municipalité, qui greffent ensuite sur
cette réalité des cadres administratifs, comme les commissariati.
Cure ou parrocchie
26
S’agissant des divisions de la ville plus réduites, les termes les plus fréquemment
employés sont quartiere et parrocchia. Les paroisses sont les divisions de base de la
comunità, qui ont un rôle d’encadrement de la population, à la fois religieux et
administratif (état civil, recensement, cadastre). Intra-muros, les églises paroissiales
servent à nommer les quartieri fiscaux, mais elles ne correspondent pas exactement à leur
tracé (sauf pour la Venezia), ce qui est en revanche le cas des quartieri di campagna. On
distingue les paroisses della città et celles di campagna ou suburbane. La reconnaissance des
faubourgs comme composantes de la comunità se traduit, au XIXe siècle, par l’usage du
terme suburbane pour désigner les paroisses hors les murs. Le nombre de paroisses croît
en conséquence (8 à la fin du XVIIIe siècle, 12 en 1829, 24 en 1861). Certaines d’entre elles
sont des cures attachées à un groupe ou à une communauté (cure militaire, cure
hospitalière, cure des Arméniens…).
27
Liés au cadre paroissial, les termes « église » (chiesa) et surtout « cime-tière » (cimitero)
sont fréquemment utilisés comme repères, surtout dans les faubourgs. Mais le nombre
important des cimiteri hors les murs tient à la tolérance dont jouissent les différentes
communautés religieuses de la ville (cimitero degli Inglesi, cimitero della nazione
olandese-alemana…). Il apparaît ainsi que le cosmopolitisme, bien qu’il soit contenu dans
les limites du privilège communautaire, participe lui aussi à la définition de l’espace
urbain et s’impose dans le vocabulaire administratif.
Quartiere/i
28
Le mot quartiere a deux sens, recouvrant des réalités et des échelles différentes. Il peut
désigner, dans un immeuble, l’unité d’habitation et comprend en général un étage ou une
partie d’étage10. Mais, à partir de 1783, le quartiere est aussi une division administrative de
la comunità : on divise la città en cinq quartieri puis la campagna en trois quartieri. Il y a là
73
un objectif fiscal : le recouvrement de l’impôt direct qui pèse sur les revenus immobiliers.
Enfin, le langage des administrateurs utilise quartiere pour désigner des parties de la ville
présentant des caractéristiques morphologiques et humaines particulières. Le terme est
parfois accolé aux topo-nymes des faubourgs, mais le plus souvent il désigne deux espaces
singuliers de la ville intra-muros, le quartier de la Venezia (ou de la Venezia Nuova) et
celui des Israeliti.
29
La Venezia est le quartier du négoce. Elle a une forte singularité paysagère (canaux,
entrepôts) et une population dans laquelle les négociants, les bateliers et les portefaix
sont plus représentés qu’ailleurs. La Venezia n’a donc pas une existence seulement
administrative. Certains mots (fossi : les canaux, scali : les plans inclinés reliant les canaux
à la voirie, ponti : les ponts, magazzini : les entrepôts), tous liés à la présence de l’eau,
permettent de qualifier les particularités paysagères de La Venezia. L’on trouve d’ailleurs
le terme de « Veneziani » pour qualifier ses habitants, ce qui n’apparaît pas pour les
autres quartieri, mis à part celui des juifs11. C’est aussi la présence d’une communauté
humaine distinguée par des attributs spécifiques qui qualifie de quartier toute la zone à
l’arrière de la cathédrale, peuplée essentiellement de juifs (quartiere degli Israeliti), et cela
sans qu’existe un quartier fiscal correspondant à cet espace.
[…] une quantité de sel étranger fut déchargée d’une petite barque appartenant à
Silvestro Fedi, contrebandier notoire et habitant de Venezia [le quartier], et
transportée chez lui. Matilde Petracchi, elle aussi de Livourne, habitant près du
pont de Venezia, d’où elle se livrait à son habituelle vente au détail pour le compte
dudit Fedi, le soit dernier […] dit clairement au caporal Giuseppe Falconi, qui
intervint dans cette affaire, d’aller au diable, lui et le grand-duc qui interdisait […]
[suite illisible]12.
30
Cette distinction s’accompagne d’une stigmatisation. Ainsi les Veneziani, qui ont une
réputation d’indiscipline, sont considérés comme les principaux responsables de la
délinquance urbaine. Les juifs ne sont pas enfermés dans un ghetto et leur quartier n’est
pas clos par des murs et des portes. Outre la liberté de culte et de mouvement dans la
ville, ils peuvent posséder librement des biens dans l’espace communal. Mais l’existence
d’un fort sentiment antisémite, au sein tant des élites que de la plèbe catholique, les
maintient dans un statut de minorité protégée par le souverain. Par ailleurs, le
confinement des juifs est une pratique courante dans les villes italiennes de l’époque.
C’est donc une division imposée par la volonté sociale qui explique que le quartier juif soit
parfois qualifié de ghetto13. Cette stigmatisation doit aussi être reliée aux termes de nazioni
ou universitas, qui désignent des groupes allogènes jouissant de privilèges
communautaires et dans lesquels les populations liées à l’activité portuaire sont
dominantes (nazione dei Greci di rito orientale, universitas degli Ebrei…).
Les mots qui qualifient : seuils, dangers, privilèges
[…] les sobborghi [faubourgs], entièrement ouverts sut la campagna [campagne],
offrent en tous points une entrée facile aux malfaiteurs, sans que les yeux de
quiconque puissent exercer une meilleure vigilance, laquelle est mise en défaut pat
les multiples et occultes passages qui sont toujours ouverts au délit et dont on ne
peut se garder, ni prévenir la città chiusa [ville close], laquelle a avec les sobborghi
une trop immédiate et trop importante communication14.
Et donc, au lieu d’un déploiement de moyens de surveillance plus important, plus
coûteux et de surcroît incertain, nous croyons préférable une plus grande et plus
74
efficace simplification de ces passages. On pourrait sûrement l’obtenir en enserrant
les faubourgs dans une barrière15.
31
Les mots – noms ou adjectifs – que l’on peut relier à une perception de la ville par la
limite, la clôture, le seuil, le passage sont particulièrement importants. L’entrée dans la
ville par le port est évoqué par le terme la bocca del porto. À côté de mots signifiant
l’entrée, l’issue : ingresso, sbocchi, les lieux de passage sont en effet des repères essentiels :
porte, ponti , barriere , comme les mots qui évoquent la fermeture, la clôture : cinta,
circonvallazione, città murata, città chiusa…
32
L’ambivalence passage/fermeture est bien évoquée par les fossi, un terme essentiel pour
se repérer intra-muros. Ces canaux, utilisés par les bateliers pour transporter des
marchandises de l’entrée du port aux entrepôts de la ville, assurent la transition entre la
mer et la terre, le port et la ville, mais en même temps véhiculent, aux yeux de
l’administration, la délinquance et le danger venu de l’extérieur, la contrebande surtout.
33
Les porte (portes) sont avec les fortifications le repère essentiel pour déterminer le
passage dans la ville intra-muros. C’est leur nom qui sert à nommer la plupart des
faubourgs, lesquels se développent à partir de ces portes. Elles sont donc ambivalentes,
car elles identifient la ville mais contribuent aussi à perturber l’ordre urbain, puisqu’elles
ouvrent sur les dangers venus de l’extérieur. Le danger, en effet, est lié à deux facteurs de
désordre : la mer et, de plus en plus, les faubourgs. À ces espaces sont associés des termes
comme delitti, vagabondi , fuga , occulti , insinuarsi , garantirsi , emergenti , tous liés au
mouvement clandestin et indiquant une anxiété du contrôle. Ces mouvements dans la
ville, du port à la ville, des faubourgs à la ville intra-muros, mettent en péril, aux yeux des
administrateurs, la sûreté de la ville close dans son enceinte. Ils menacent les ressources
fiscales et la stabilité de l’État. Ils sont porteurs de délits dont il faut protéger la ville
princière.
[…] pendant qu’au nombre d’une vingtaine, sortant de la gargote des Cavalleggeri et
parcourant les rues des sobborghi [faubourgs], ils proféraient les cris de Liberté, ils
s’insinuèrent in città [en ville] par la porte San Leopoldo […] 16
[…] deux individus qui se trouvaient dans une petite barque et se dirigeaient vers
l’intérieur de Livourne […] ont répondu ne pas vouloir accoster et, ayant fait force
mouvements de rames, ont pris la fuite, si bien que les gardes, avec un soldat, se
sont, en hâte, employés à les rejoindre par la voie de terre, et ont finalement réussi
à arrêter la dite barque à un scalo [quai de chargement] de Livourne, près de la
Fortezza Nuova ; mais un de ces individus s’était déjà enfui, de telle sorte qu’on ne
sait s’ils avaient eu, à bord ou sur eux, des marchandises soumises à taxation ou de
contrebande […]17.
34
Le privilège est un autre élément important de définition et de division de la ville. Le
terme de privilegio, mais surtout ceux de franco/a (città franca, porto franco) et de franchigia
sont souvent utilisés. Le privilège est lié, comme on l’a vu, à des groupes sociaux,
communautés d’allogènes (nazioni) ou groupe professionnel (corpo dei negozianti, dei
mezzani : courtiers, dei facchini : portefaix…). Mais il s’attache aussi au territoire, comme
dans le cas du faubourg San Jacopo, qui bénéficie d’exemptions fiscales destinées à attirer
des habitants. Certaines parties de la ville sont ainsi marquées par des privilèges
spécifiques. Dans le premier tiers du XIXe siècle, le principal privilège territorial reste
attaché à la limite de la franchise et échappe au régime douanier du territorio riunito,
lequel inclut la campagne et les faubourgs.
35
Dans le deuxième tiers du XIXe siècle, il n’y a pas création de privilèges nouveaux et ceux
qui existent sont discutés. La contiguïté des faubourgs avec la ville intra-muros perturbe
75
le système et génère une forte contrebande. L’anxiété administrative est liée à la remise
en cause par l’extérieur du système urbain. Clore la ville, de ce point de vue, consiste
aussi à uniformiser les statuts et à remettre en cause les avantages accordés à des
groupes, certes nécessaires au fonctionnement du port franc, mais jugés de plus en plus
dangereux.
L’ordre des mots : système binaire et cité duale
36
Très souvent, les mots se répondent, formant des couples qui montrent un discours
administratif très marqué par la dualité : vecchia città/nuova città ; aperti/chiusi ; esterno/
interno ; via di terra/via di mare ; città/porto, città/sobborghi… Ces couples renvoient tout à la
fois à la nature du système livournais et aux difficultés qu’il rencontre au XIXe siècle. La
dualité est un élément fondamental de l’ordre urbain (città/porto) mais elle est en même
temps porteuse de menace (città/sobborghi, perturbant l’ordre città/campagna). Elle
conduit à réfléchir en termes d’évolution et de contradictions.
37
Au début de la période considérée, l’administration toscane crée des termes qui nomment
et divisent la ville. Cette grille de lecture doit cependant tenir compte de réalités,
anciennes (les paroisses) ou plus récentes (les faubourgs), qui s’imposent, bon gré, mal
gré, dans le langage administratif.
38
Ce langage est structuré par une forte dialectique de la clôture qui recouvre deux
tensions. La première est consubstantielle au système urbain mis en place dès la
fondation de Livourne au XVIe siècle et s’articule sur la relation ville/port. Fondation de
l’État régional qui s’était imposé aux anciennes communes indépendantes, la ville de
Livourne n’a pas, à la différence des autres grandes villes de Toscane, de passé
d’autonomie communale. Elle est la création urbaine des grands-ducs de Toscane et le
modèle d’une politique. Son plan orthogonal, entouré d’une enceinte, reprend le schéma
princier des cités idéales de la Renaissance. Mais elle est aussi fondée pour être le port du
grand-duché et un emporium méditerranéen inséré dans les réseaux du grand
capitalisme commercial. C’est pourquoi la ville se définit dualement, autour des couples
terre/mer, port/ville, négoce/propriété… On peut ainsi associer dans la ville deux
ensembles de mots, l’un autour de città/possesso/terra et l’autre autour de porto/negozio/
mare.
39
Le principal élément de tension du système tient à la contradiction entre l’ouverture sur
la mer et la clôture sur terre, qui se manifeste spatialement par un vaste territoire
maritime tissé par les négociants et un territoire urbain étriqué. La mer apporte le
désordre (population flottante non intégrée à l’ordre urbain, épidémies, contrebande…),
sans parler de l’anxiété provoquée par l’élément liquide dans une Toscane où la terre est
la base de la richesse et de la stratification sociale18. Le cosmopolitisme, surtout, constitue
un problème. Il fait la richesse de Livourne mais apparaît comme un facteur essentiel de
désordre. Si bien que les mots servant à désigner les groupes d’habitants liés au port
(professions, communautés) sont des éléments indispensables pour identifier la ville,
mais servent aussi à stigmatiser : que l’on pense aux Veneziani, considérés comme des
délinquants et des fauteurs de troubles. Il y a là une contradiction, une tension
fondamentale, accentuée par le fait que l’administration toscane soutient une politique
économique favorable au libre-échange et souhaite développer la circulation
commerciale. Au XIXe siècle, bien que la vogue des bains de mer marque le recul de la
76
répulsion du rivage, cette tension est alimentée par la peur des révolutions. La mer et le
port sont l’objet d’une surveillance particulière, car c’est par là qu’arrivent et transitent
les écrits séditieux, les armes destinées aux révolutions et les suspects politiques. Les
mots de la ville traduisent aussi la crispation d’une administration qui assimile opposition
politique et délinquance.
40
La deuxième tension fondamentale se greffe sur la première et concerne les faubourgs,
qui sont considérés comme un véritable problème urbain. Ils apparaissent comme un
deuxième front dans l’attaque que subirait l’ordre urbain (contrebande, désordre
politique, risque épidémique…). Ils représentent un facteur d’anxiété pour les dirigeants
de la ville, car ils brouillent la limite clairement établie entre l’espace des franchises et le
territoire réuni, entre l’urbain et le rural, entre l’enclos et l’ouvert. Ils constituent un
élément étranger dans l’ordre binaire de la cité. Les faubourgs sont perçus comme un lieu
de refuge pour la délinquance et un lieu de fuite pour les fauteurs de troubles, un passage
vers la campagne ouverte, l’incontrôlable19. Ils représentent donc un danger sournois,
participant de l’urbain tout en brouillant la perception de celui-ci.
41
Un des thèmes le plus souvent abordés par l’administration grand-ducale des années 1830
est la constitution d’une città sola. Léopold II rappelle dans ses mémoires :
Faire de tout le fabbricato [bâti], subborgbi [faubourgs] compris, una città sola, un solo
porto franco [une seule ville, un seul port franc], paraissait à tous une bonne
intention (cité in Pesendorfer 1987 : 191-192).
42
En 1834, cette volonté d’unité urbaine débouche sur la mise en place d’une nouvelle
enceinte englobant les faubourgs. La réponse est donc de conserver l’ordre urbain en
intégrant la nuova e la vecchia città, la ville intra-muros et les faubourgs, dans une nouvelle
clôture. Cette nouvelle enceinte servit jusqu’à l’abolition du port franc, en 1868. Le souci
de clôture est d’ailleurs confirmé en 1836, avec l’obligation faite aux habitants de fermer
les portes extérieures des immeubles passé minuit.
43
Le vocabulaire administratif met en évidence la volonté du pouvoir central, mais aussi des
élites locales, de préserver la ville de l’instabilité. Les réformes administratives de la fin
du XVIIIe siècle ne sont, à cet égard, qu’un moyen d’intégrer davantage le port franc
cosmopolite à l’ordre étatique, une bonne dose d’illusion techniciste conduisant à penser
qu’il est possible de régler les contradictions fondamentales de la société urbaine par des
règlements ou des mesures de redécoupage de l’espace. Ce conservatisme réformateur,
qui se prolonge dans la première moitié du XIXe siècle, doit être rattaché à la peur des
révolutions et à l’inquiétude croissante des élites face aux classes populaires.
44
L’analyse du corpus montre qu’il s’agit aussi de préserver un ordre urbain dual hérité de
l’Ancien Régime. Bien qu’il fût source de contradictions, cet ordre avait assuré la réussite
du port, offrait à l’État comme au grand négoce une source de revenus bien établie et
intégrait la ville franche dans le grand-duché. De ce point de vue, les réformes des
Lumières refondent et prolongent, plus qu’elles ne les modifient, les équilibres urbains de
l’Ancien Régime, fondés sur le privilège, les communautés et la franchise.
45
Loin d’être édifiée contre toute la société locale, la réforme administrative léopoldine
tient compte des demandes des élites et tente de les concilier avec les réaménagements
nécessaires de l’ordre urbain. Le langage administratif toscan mêle ainsi les divisions
apparues avec la réforme et celles héritées du passé. Il innove, mais reprend à son compte
des divisions de la ville produites par la société locale. Il donne non seulement à voir la
façon dont un pouvoir considère et gère une ville atypique – dominée tout en étant
77
nécessaire – mais aussi la complexité des rapports établis entre ce pouvoir et la société
urbaine.
BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
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CORBIN, Alain. 1988. Le territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage. Paris, Aubier.
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Uniedit.
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temps du Risorgimento », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 48, 2-3 : 148-161.
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di Pietro Leopoldo », Nuova rivista storica, 76 : 99-134.
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nella Toscana leopoldina. Milan, Giuffrè.
Sources d’archives
Archivio di Stato di Livorno : Comunità (1780-1808) (1808-1860) ; Commissariati di polizia
(1818-1848), puis Delegazioni di governo (1848-1860) ; Governo civile e militare di Livorno
(1764-1808) (1814-1860) ; Auditore del governo di Livorno (1814-1848) ; Deputazione per le opere
di pubblica utilità e ornato (1837-1860) ; Capitaneria di porto di Livorno (1841-1860).
Archivio della Camera di commercio di Livorno, Registri di deliberazioni (1801-1860).
Archivio di Stato di Pisa : Camera di soprintendenza comunitativa (1814-1848).
78
Archivio di Stato di Firenze : Avvocato regio (1777-1860) ; Stato civile della Toscana, Censimento
del 1841 ; Presidenza del Buongoverno (1784-1808) (1814-1848), puis Ministero dell’interno
(1848-1862).
Consiglio e Segreteria di Finanze (1737-1808) (1814-1848), Capirotti della segreteria di finanze
(1781-1861) ; Segreteria di Stato (1765-1808) (1814-1848) ; Consiglio di Stato (1848-1860).
NOTES
1. Les marchandises entrant dans le port ne sont pas soumises à des droits de douane, pourvu
qu’elles soient réexportées ou consommées sur place. Si elles sont destinées à l’hinterland, elles
sont taxées par la douane de Livourne.
2. Il existe des corps de spécialistes intervenant sur l’espace urbain, dont le plus important est
celui des ingénieurs-architectes du grand-duc. Leur rôle dans la politique d’urbanisme toscane
est essentiel, mais nécessiterait une étude spécifique (voir Cresti & Zangheri 1978, Rombai 1993,
Matteoni 1992).
3. C’est le sentiment que donne l’écart existant entre les rapports très fermes vis-à-vis de la
contrebande aux portes de la ville, et les tolérances permettant à cette contrebande de se
déployer à grande échelle de part et d’autre de l’enceinte urbaine (voir Fettah 2002).
4. Règlement de la municipalité de Livourne édicté en 1780 (Bandi e ordini… 1784, XVIII).
5. Cet aspect ne s’est d’ailleurs pas perdu : aux
XVIIIe
et
XIXe
siècles, le terme de comunità est
parfois appliqué aux communautés urbaines composées de minoritaires (au sens ethnique et
religieux), comme la comunità israelitica di Livorno.
6. Mémoire du 8 octobre 1816 relatif à la vacance du siège épiscopal de Livourne (Archivio di
Stato di Firenze, Segreteria di Stato 2585, 2).
7. Registre des délibérations, règlement de la chambre de commerce de Livourne édicté le
8 septembre 1815 (Archivio della Camera di commercio di Livorno).
8. Rapport du 21 juillet 1842 (Archivio di Stato di Livorno, Comunità 649).
9. Censimento del 1841, f°s 12127-12130 (Archivio di Srato di Firenze, Srato civile della Toscana).
10. Commentant le décret du 20 décembre 1836, qui impose aux propriétaires d’immeubles la
fermeture des portes après minuit, l’auditeur Cerboni précise ainsi qu’il s’agit de « la fermeture
de la porte externe, outre celle, interne, de l’habitation [quartiere] » (Archivio di Stato di Firenze,
Presidenza del Buongoverno 3183, Affaire 446, 1837).
11. L’usage des termes de « Venezia » et de « Veneziani » renvoie à la morphologie particulière
de ce quartier : construit dans le deuxième tiers du
XVIIe
siècle, il est entouré et traversé de
canaux, ce qui rappelle aux contemporains, toute proportion gardée, le modèle vénitien.
12. Rapporti sciolti del primo caporale di polizia, 12 janvier 1819 (Archivio di Stato di Livorno,
Commissariati di polizia 22).
13. Énumérant les travaux publics opérés à Livourne sous son règne, le grand-duc Léopold II luimême utilise le terme ghetto pour désigner le quartier juif de Livourne : « Le ghetto, sans tenir
compte des réticences des juifs, fut purgé de la grande quantité d’immondices accumulée dans
ses cours » (cité in Pesendorfer 1987 : 195).
14. Prospetto della comunità di Livorno, 4 août 1830 (Archivio di Stato di Livorno, Comunità 644).
15. Mémoire du 9 novembre 1816 envoyé au gouvernement sur la situation de Livourne (Archivio
di Stato di Firenze, Segreteria di Stato 2585, 2).
16. Rapporti giornalieri, Commissariato della città e porto, 20 mars 1837 (Archivio di Stato di
Livorno, Commissariati di polizia 27).
17. Rapporti sciolti dei primo caporale di polizia, 23 juin 1819 (Archivio di Stato di Livorno,
Commissariati di polizia 22).
79
18. On reliera cette anxiété à la thématique de la répulsion du rivage (voir Corbin 1988 : 11-30).
19. Voir sur ce thème le cas français étudié par Merriman 1994, en particulier : 41-106.
AUTEUR
SAMUEL FETTAH
80
Les divisions de Mexico aux XVIIIe et
XIXe siècles : de la ville des deux
Républiques à la ville républicaine
Andrés Lira
1
Peu de villes portent autant que Mexico la marque de leur fondation coloniale1. Lorsque
les conquérants espagnols s’installèrent dans ce qui était alors le centre de la cité mexica,
ils se réservèrent la plus grande part de l’aire cérémonielle de Tenochtitlan où ils
délimitèrent les espaces destinés aux autorités, à l’Église et aux places publiques, et
divisèrent le reste en lots (solares) attribués à des particuliers. Au nord se trouvait la cité
jumelle, la vaste agglomération de Tlatelolco. Vinrent se superposer à son centre cérémoniel – sans le faire disparaître – l’église de Santiago, le couvent franciscain et, plus à
l’est, le bâtiment du gouvernement indigène et sa prison. À Tenochtitlan, qui était
entourée d’eau au nord-est et au sud, c’est au sud-ouest que l’on édifia l’église de San José
de los Naturales et le bâtiment du gouvernement indigène chargé de ce qu’on appellera,
dès la fin du XVIe siècle, la Parcialidad de San Juan Tenochtitlan.
La ville des deux Républiques
2
À l’origine, la traza (la ville espagnole en damier) comprenait treize cuadras (îlots réguliers
de forme carrée) du nord au sud et sept d’est en ouest, mais elle se modifiait au nord pour
que sa limite coïncidât avec le canal qui passait derrière l’église et le couvent de Santo
Domingo. Ces bornes furent vite franchies lorsque des Espagnols s’établirent dans des
lieux limitrophes mais, néanmoins, l’ordre régulier de la traza espagnole faisait contraste
avec la dispersion et l’irrégularité des barrios et pueblos des deux parcialidades de indios, San
Juan Tenochtitlan et Santiago Tlatelolco, dont l’administration civile et religieuse était
séparée de celle de la ville espagnole. La cité de la Nouvelle Espagne était la
matérialisation d’une société composée de deux repúblicas : celle des Indiens et celle des
Espagnols, à laquelle étaient agrégés sans y être pleinement inclus mestizos et castas 2
81
(O’Gorman 1938, éd. 1960 : 11-40 ; Gibson 1967 : 377-411 ; Moreno de los Arcos 1982). La
traza d’un côté, les parcialidades composées de nombreux barrios et pueblos, de l’autre,
s’opposaient donc dans l’ordre urbain comme s’opposaient les deux républiques dans
l’ordre social et politique.
3
Les mots pueblo et barrio étaient en général utilisés indifféremment pour désigner les
peuplements3 indigènes. On peut le voir dans un texte de 1746 donnant une description
officielle des royaumes et provinces de Nouvelle Espagne, le Theatro americano de
Villaseñor y Sanchez.
La ciudad est divisée, pour ce qui concerne la República de Indios [république des
Indiens] en deux Parcialidades, comme il fut fixé à sa fondation, l’une de Tenucas
[Tenochcas], appelée aujourd’hui Parcialidad de San Juan, et l’autre de Tlatelulcas,
appelée Parcialidad de Santiago, et toutes deux ont leurs Gobernadores, Alcaldes ,
Regidores, Escribanos, Topiles, ceux que l’on nomme en Castille Alguaciles, et leurs
Merinos, ceux qui connaissent chaque chose et chaque individu en particulier 4.
>La Parcialidad de San Juan a soixante-neuf Pueblos et Varrios [barrios] et s’étend
vers l’est et le nord. Cette Parcialidad de San Juan fut, dans les temps anciens, la
principale, la plus vaste et celle qui comprenait le plus de Nobles, aujourd’hui on
compte dans sa juridiction cinq mille neuf cents familles d’indiens.
La Parcialidad de Santiago, composée de soixante-douze Pueblos et Varrios, fut
toujours plus petite et tient sa force non de la discipline des armes, mais du fait que
c’était l’endroit où il y avait le plus de commerce et de faux dieux. On y compte
aujourd’hui deux mille cinq cents familles d’Indiens et dans les Varrios des deux
Parcialidades on trouve aujourd’hui les sanctuaires de leurs saints patrons
(Villaseñor y Sanchez 1746-1748, éd. 1952 : 58-59).
4
Toutefois, lorsque c’était nécessaire, on faisait une différence. Pueblo est alors un
peuplement d’Indiens doté de ses propres autorités, tandis que barrio est une unité qui
dépend d’un pueblo ou d’une ciudad dont il peut être proche ou éloigné. Les parcialidades,
c’est-à-dire les parties indigènes de la ville considérées comme unités politiques et
administratives, comprenaient donc des barrios sujetos (sujets) et des pueblos dotés
d’autorités particulières. Certains pueblos foráneos (éloignés) ne faisaient pas partie de la
ciudad, mais ils dépendaient des autorités indiennes de San Juan et de Santiago (Lira 1995 :
303-306). Il était fréquent de trouver des barrios dépendant de Tacubaya, par exemple,
situés sur le territoire de Coyoacán, c’est-à-dire à une grande distance.
5
L’ambivalence et le caractère relatif des termes pueblo et barrio apparaissent aussi dans le
fait que San Juan Tenotchtitlan comme Santiago Tlatelolco, bien que cabeceras, c’est-àdire lieux de résidence des gouvernements indigènes de ces parcialidades, étaient
communément appelés barrios parce qu’ils étaient situés dans la ville. On constate aussi
que, avant la réorganisation qui suivit l’indépendance, quelques peuplements situés très
au nord de Tlatelolco étaient des barrios sujets de San Juan, bien que dans l’usage commun
ils fussent considérés comme des pueblos (Gibson 1967 : 380-384 ; Lira 1995 : 34).
6
La notion de barrio comme unité spatiale de petite taille dépendant d’une unité
supérieure est celle qu’utilise le règlement instituant en 1782 les alcaldes de barrio 5.
L’article III parle de « Los cargos de los Alcaldes de cuartel o barrio », tandis que l’article V les
nomme « Juez de Cuartel Menor » et les distingue du « Señor Ministro o Juez de Cuartel Mayor
». Ce qui est certain, c’est que le terme alcalde de barrio s’imposa dans l’usage, même si les
cuarteles menores ne coïncidaient pas avec les barrios puisqu’en général chacun de ceux-là
comprenait plusieurs de ceux-ci. Ainsi, en 1785, Hipólito de Villaroel, critiquant le
système instauré en 1782, parle de « Alcades barrio » (Villaroel 1785 : 120), tandis qu’en
1788, l’auteur anonyme du « Discurso sobre la policía de Mexico » les appelle « comisarios
82
de barrio » et nomme leur charge « Comisarías de barrio » (« Discurso… » 1788, éd. 1984 : 77
et 80), ce qui confirme l’usage officiel de barrio pour désigner l’unité territoriale
inférieure et dépendante.
7
Il y eut des tentatives précoces pour intégrer les parcialidades de indios au gouvernement
espagnol du cabildo de Mexico 6. En 1532, une mesure royale ordonna que les chefs
indigènes assistent aux réunions du cabildo pour qu’ils apprennent à gouverner comme
des chrétiens, mais cela parut peu opportun car il fallait traiter de questions qui
concernaient les Indiens et il était imprudent de le faire en leur présence. Plus tard, en
1562, on proposa de constituer un cabildo mixte, composé de douze regidores, six Espagnols
et six Indiens issus par moitié de chacune des parcialidades (Porras Muñoz 1987 : 29-33).
L’échec de ces mesures montre que rien dans l’architecture de l’ordre politique n’allait
dans le sens de l’intégration des deux républiques en une seule ville.
8
L’apparence physique de la ville le montre aussi, du XVIe au XIXe siècle, dans de multiples
représentations cartographiques. La traza espagnole primitive et son extension
immédiate se détachent sur ces plans ou cartes comme mancha urbaine 7, de façon
évidente dans le superbe dessin fait en 1789 par l’illustre lettré mexicain José Antonio
Alzate, qui montrait comment l’expansion de la ville espagnole faisait disparaître les
anciens barrios indigènes (pl. I)8. Toutefois, cette absorption des barrios dans le profil de la
ville était plus un souhait qu’une réalité tangible : l’existence des deux républiques
s’imposait comme un obstacle à l’ordre urbain intégré auquel aspiraient les hommes
éclairés du dernier tiers du XVIIIe siècle. Ces rationalistes, qui annonçaient le projet
libéral, ne cessèrent de souligner les contradictions qu’impliquait toute tentative de mise
en ordre générale de la ville, qu’il s’agisse de l’ordre religieux ou de l’ordre séculier.
La ville dévote et l’ordre ecclésiastique
9
Nombre de témoins du XVIIIe siècle, dans leur enthousiasme religieux, désignent comme
points remarquables du paysage les lieux de culte qui annoncent l’approche de la ville.
Ainsi le frère capucin Francisco Ajofrín, en prélude à sa description de la ville de Mexico :
Aux quatre vents, la ciudad est défendue par de célèbres sanctuaires de Marie la
Très Sainte. À l’orient se trouve l’image miraculeuse de Nuestra Señora de la Bala,
dans l’hôpital San Juan de Dios que l’on appelle San Lázaro. Au ponant, on vénère
sur une colline, à une distance de trois lieues, la prodigieuse image de Nuestra
Señora de los Remedios. […] Du côté nord (pour que ce soit tout à fait la NouvelleEspagne), et à une distance d’une lieue, on vénère en sa magnifique collégiale royale
l’image prodigieuse de Nuestra Señora de Guadalupe de Méjico, Patronne première
et principale de tout le royaume. […] Du côté sud […], à une lieue de Mexico, Nuestra
Señora de la Piedad (Ajofrín 1763-1766, éd. 1964 : 99-101).
10
Ce voyageur convaincu et diligent souligne ainsi, avant même d’entrer en ville, que les
quatre points cardinaux sont consacrés par la dévotion mariale. Il décrira ensuite les
églises paroissiales, couvents, collèges, édifices publics, rues et places de la ville de
Mexico, non sans prévenir auparavant le lecteur :
Je mets aussi les effigies que l’on vénère aux alentours de cette capitale, pour ton
divertissement et réconfort. Va voir toutes ces images sacrées, et avec de pieux
souvenirs récite les demandes de leurs panonceaux et tu gagneras de nombreuses
indulgences ; et je te supplie maintenant de m’en obtenir quelques-unes si tu
apprends que je suis mort. (ibid. : 106).
83
11
Chez Ajofrín sont mis en évidence la vigueur de la dévotion, l’abondance de ses
manifestations et le défi que constituait pour les autorités ecclésiastiques la mise en ordre
d’un ensemble aussi bigarré. Rappelons que cette description est faite à un moment où
avait pris forme le projet de soumettre à un critère territorial une ville dévote née dans le
cadre d’une division raciale de ses habitants et dans le bouillonnement de dévotions
populaires et lettrées que la discipline ecclésiasrique n’avait pas toujours pu assimiler.
12
À la fin du XIXe siècle, José Maria Marroqui retraça l’histoire de la division de Mexico en
paroisses9. La ville fut d’abord répartie en une parroquia de españoles à la charge du clergé
séculier et cinq doctrinas d’Indiens placées entre les mains des franciscains. La paroisse
espagnole du Sagrario de la cathédrale métropolitaine coïncidait avec la traza, tandis que
les visitas de San Francisco ou doctrinas délimitaient les quatre grands sec-teurs ou barrios
de Tenochtitlan : San Juan Moyotla au sud-ouest, Santa Maria Cuepopan au nord-ouest,
San Sebastián Atzacoalco au nord-est et San Pablo Teopan au sud-est – ces deux dernières
devant être confiées par la suite aux augustins. Il restait au nord un secteur indépendant,
Santiago Tlatelolco, placé sous la responsabilité des franciscains du monastère de même
nom (Marroqui 1900-1903, 1 : 101-102). Roberto Moreno de los Arcos a montré les
rapports entre cette division et l’organisation de la ville pré-hispanique dont la ville
chrétienne adopta les lieux de culte et les concurrences (Moreno de los Arcos 1982 :
152-158).
FIG.
13
1. Délimitation des paroisses d’Indiens (1633-1772)
Il était toutefois difficile que se maintienne cet ordre fondé sur l’exclusion dans une ville
qui devenait de plus en plus complexe à mesure que la population augmentait et
s’installait dans la coexistence. Roberto Moreno a retracé la suite de l’histoire de la
division en paroisses et montré comment s’affaiblirent les limites de la traza espagnole.
Les franciscains s’occupèrent de leurs paroissiens indiens qui habitaient à l’intérieur de
celle-ci et, en conséquence, entre 1534 et 1633, les quatre doctrinas qui étaient à l’origine
84
situées hors de la traza pénétrèrent celle-ci jusqu’à se rencontrer en son centre (fig. 1). De
la même façon, le clergé séculier, qui s’occupait de ses paroissiens espagnols et métis,
c’est-à-dire tous les non-Indiens inclus dans la république des Espagnols, étendit l’action
du Sagrario aux barrios indigènes. Plus tard, entre 1568 et 1690, il créa de nouvelles
paroisses d’Espagnols à l’extérieur de la traza : Santa Cruz couvrait l’ouest, Santa Catarina
le nord-est, et il restait pour le Sagrario la traza elle-même plus l’est et le sud-est (fig. 2).
Ces extensions n’avaient pas de limites définies, car le critère personnel rendait
impossible de délimiter un territoire fixe, bien que, dans l’ordre des deux républiques
séparées, la population « espagnole » et la population indienne tendaient à se concentrer
dans des espaces distincts.
FIG.
14
2. Délimitation des paroisses d’Espagnols (1690-1772).
Commentant en 1769 une carte des paroisses de Mexico, Antonio Alzate relevait :
Le curato de indios [cure d’indiens] de S. Joseph [sic] comprend la plus grande part de
ceux qui vivent sur le territoire des paroisses du Sagrario, de la Sta Vera Cruz et
aussi de S. Miguel. S. Joseph possède neuf vicarías [vicariats] dans les barrios de cette
ciudad ex. en dehors de celle-ci, avec un grand nombre de chapelles où se célèbre la
messe, et leur construction et entretien sont très coûteux pour les indiens et
entraîne du désordre dans l’administration matérielle (Alzate 1769).
15
Dans cette répartition entre ordres religieux et clergé séculier, les dominicains obtinrent
en 1571 une parroquia de lengua (paroisse de langue) chargée des « indios de lengua mixteca
» qui habitaient la ville. À cette paroisse étaient rattachés non seulement les mixtèques
originaires de Oaxaca où les dominicains étaient chargés de l’évangélisation, mais aussi
les « indios chinos » (Philippins) et autres « indios extravagantes » (errants). Cette paroisse
sans territoire résultait dans une large mesure d’arrangements entre les principaux
protagonistes de l’administration religieuse, mais elle avait de fâcheuses conséquences
pour l’organisation religieuse de la ville, ce qui entraîna sa disparition. C’est ce
85
qu’explique en 1755 José Antonio de Villaseñor y Sánchez, lorsqu’il parle du couvent de
Santo Domingo dans la cour duquel s’élevait une chapelle
[…] qui était l’église paroissiale des indiens appelés mixtèques, et dont la juridiction
n’avait pas de territoite détetminé car elle avait pour origine et destination tous les
indios foráneos [venus de loin] qui venaient se mêler aux mexicanos [mexicains] et
habitaient ainsi dans divers barrios de la ciudad mélangés à divers territoires de
cures, raison pour laquelle on mit fin à cette paroisse de sorte que les indiens qui en
dépendaient puissent être administrés dans la paroisse correspondant au territoire
où vit leur famille, ce qui fit disparaître tous les inconvénients qui pouvaient
résulter de ce qu’un párroco [curé] pénètre dans la juridiction des autres, et ainsi il
n’y eut plus besoin d’une nouvelle cure pour de tels paroissiens (Villaseñor y
Sánchez 1755, éd. 1980 : 109).
16
Le critère territorial s’imposa vers cette époque comme étant de nature à résoudre tous
les problèmes de la ville et, plus généralement, de la société. La solution, envisagée depuis
longtemps, fut d’attribuer pleine juridiction au clergé séculier et de limiter le rôle du
clergé régulier à celui d’auxiliaire là où les ressources des séculiers étaient insuffisantes.
Or, les avantages matériels dont ceux-ci disposaient étaient évidents dans la zone urbaine
et ses alentours, même si les traditions dévotes conféraient un pouvoir énorme aux
réguliers, surtout dans la population indigène.
17
Avant que le critère territorial ne s’impose en 1772, la division de la ville en paroisses
connut des réarrangements. Entre 1663 et 1772 la ville comprenait dix paroisses. Quatre
étaient des paroisses d’Espagnols : aux trois déjà mentionnées – le Sagrario, Santa
Veracruz et Santa Catarina – s’ajouta San Miguel qui naquit de la subdivision de la partie
sud du Sagrario. Six autres étaient des paroisses d’Indiens : San José, Santa Maria, San
Sebastián, San Pablo et Santa Cruz (qui résultait d’une subdivision de San Pablo et d’un
réaménagement de plusieurs autres paroisses) dans la parcialidad de San Juan
Tenochtitlan, et Santiago Tlatelolco qui couvrait toute la parcialidad de même nom (fig. 1
et 2).
18
Du point de vue des autorités épiscopales dont la vision organisatrice reposait sur une
conception territoriale, les complications de la division en paroisses redoublaient quand
on considérait chacune de celles-ci. Les origines mêmes de la cité dévote constituaient à
la fois un appui et un obstacle à l’organisation paroissiale. José Maria Marroqui l’expose
fort bien à propos de l’histoire de quelques chapelles :
Les missionnaires de ces doctrinas rencontrèrent dans les barrios qui les
composaient une idolâtrie enracinée que soutenait la présence de ses pénates ou ce
qui en tenait lieu, ou au moins de leur souvenir. Pour la déraciner, les indiens étant
dévôts par inclination ou par habitude, il ne suffisait pas de leur enlever les idoles
et de leur prêcher l’Évangile, il fallait offrir à leur dévotion un objet particulier.
C’est ainsi que l’on attribua à chaque barrio pequeño [petit] un saint patron qui lui
donna son nom, et l’on enseigna aux vecinos [habitants du voisinage] que ce saint
serait leur intercesseur auprès de Dieu. C’est ainsi que les barrios changèrent de
nom, mais pas tous et pas toujours complètement. Certains comme Santa Clarita, le
Calvario, San Ciprián, le Niño Perdido et quelques autres perdirent leur nom
indigène ; beaucoup d’autres gardèrent les deux et c’est ainsi que nous disons Santa
Cruz Acatlán, Magdalena Mixiuca, Candelaria Macuiltapilco, San Jerónimo Atlixco,
etc. ; un petit nombre, enfin, conservèrent leur ancien nom sans celui du saint,
comme Tlaxcuaque et Necatitlan.
En outre, pour mieux enraciner la religion de Jésus-Christ et effacer jusqu’aux
dernières traces de l’idolâtrie, les missionnaires firent construire dans les barrios de
petites chapelles dédiées au saint patron. Les vecinos érigeaient ces sanctuaires et en
confiaient la garde à l’un d’entre eux, nommé mayordomo, qui, entre autres
86
obligations, avait celle de garder les clefs de la chapelle et d’organiser le nettoyage
de celle-ci, les vecinos l’assurant à tour de rôle ou de façon volontaire. Dans la
plupart de ces chapelles, on ne célébrait pas la messe, c’étaient des sortes
d’oratoires communs du barrio, ouverts tous les jours et presque toute la journée,
pour canaliser la dévotion des vecinos qui y plaçaient souvent des cierges et des pots
de fleurs […]. Ils avaient aussi coutume de s’y réunir, avec les religieux ou sans eux,
pour des cérémonies publiques de dévotion, comme la réci-tation du rosaire de la
Très Sainte Vierge ou de la neuvaine du Saint Patron […] (Marroqui 1900-1903, 1 :
102-103).
FIG.
3. Division en paroisses de la ville de Mexico avec ses nouvelles colonias (1904). « Novísimo Piano
de la Ciudad de México con las últimas reformas de colonias y nueva prolongación de las calles del
Cinco de Mayo y División Parroquial ».
19
Le témoignage de Marroqui, écrit à la fin du XIXe siècle, exprime déjà les effets de la
réforme entreprise en 1856-1859, mais il rend compte aussi de l’ensemble bigarré de
dévotions populaires qui venait s’ajouter à celles de la société des puissants.
20
C’est à une telle situation que devait faire face l’archevêque Francisco Antonio Lorenzana
quand il confia à José Antonio Alzate la tâche d’élaborer un plan de transfert des paroisses
au clergé séculier sur la base d’une division territoriale. Alzate commença à travailler à ce
projet en 1769 et celui-ci fut finalement approuvé le 3 mars 1772 par un édit de
l’archevêque. Désormais chaque cura (curé) avait la charge de tous les habitants de la
paroisse quelle que fût leur « calidad » (qualité) – « indio », « español », « mestizo » ou «
casta » – tout en tenant un registre séparé pour chaque « classe » ou « qualité » et en
indiquant celle-ci sur les certificats de sacrement et autres documents délivrés par la
paroisse.
21
Treize paroisses furent alors définies selon des critères strictement territoriaux (fig. 3) :
Sagrario, San Miguel, Santa Veracruz, Santa Catarina Mártir, Santa Maria, Salto del Agua
(nouvellement créée), San Juan de la Penitencia (remplaçant la toute proche San José de
los Naturales qui devint une église la communauté franciscaine sans juridiction
87
paroissiale), Santa Cruz, San Sebastián, San Pablo et Santiago Tlaltelolco (qui resta aux
mains des franciscains jusqu’à ce que la paroisse passe au clergé séculier sous le nom de
Santa Ana). Cette division – à laquelle s’ajouta, à l’extrémité de la calle de Tacuba, la
paroisse de San Antonio de las Huertas (appelée plus tard San Cosme, lorsque l’église fut
démolie) – dura jusqu’au début du XXe siècle. Les territoires de ces paroisses s’agrandirent
« par agrégation » de nouvelles colonias et pueblos jusqu’à ce que le nombre des paroisses
soit porté à 20 en 1920 et, en 1957, à 119 (Moreno de los Arcos 1982 : 171-173). Roberto
Moreno de los Arcos relève que l’imposition du critère territorial à la structure des
paroisses de la ville de Mexico « représenta la fin le la ville coloniale régie par le principe
de la séparation raciale », mais aussi, et « c’est peut-être le plus important […] le début de
la rupture avec les formes qui survivaient dans la ville de façon souterraine ». (ibid. : 170)
22
Il s’agissait du commencement d’une fin qui dura longtemps, mais fut accélérée toutefois
par les transformations politiques qu’imposa le constitutionnalisme libéral, héritier
légitime du rationalisme des Lumières. Mais la conclusion de ce processus historique de
longue durée ne fut pas très nette car la nouvelle division territoriale des paroisses
reflétait souvent, parfois renforçait les anciennes limites de la traza – c’est-à-dire de la
paroisse primitive des Espagnols – désignant du même coup celles qui se trouvaient à
l’extérieur comme des paroisses d’Indiens. Les curés, qui devaient tenir des registres
séparés pour les Espagnols, les meztizos et les castas, furent en outre les auxiliaires des
autorités séculières pour le contrôle et le dénombrement des Indiens, comme cela
apparaît dans les listes d’immatriculation des tributaires des parcialidades de San Juan et
de Santiago, établies en 1807 et 1810, année de l’abolition du tribut. Parmi les 86 barrios et
pueblos comprenant des tributaires, 75 sont alors situés dans les curatos (cures) urbains
(Lira 1995 : 303-306).
23
La rupture avec les formes souterraines de la ville ancienne fut donc très lente et le
nouveau critère territorial dut composer avec le vieil ordre personnel : c’était évident
dans l’organisation ecclésiatique, ça ne l’était pas moins dans celle de l’espace civil.
L’ordre politique séculier
24
Dans ce domaine, la principale préoccupation des réformateurs était la sécurité en ville.
La surveillance et le contrôle de la délinquance furent organisés en prenant pour base une
division en cuarteles, comme à Madrid et dans d’autres villes espagnoles. On tenta
d’implanter cette nouvelle division, mais sans succès durable, en 1713, 1720 et 1750
jusqu’à ce qu’en 1782, sous la vice-royauté de Martin de Mayorga, soit instituée la division
proposée par l’oidor Baltazar Ladrón de Guevara, que le vice-roi avait nommé pour
élaborer le projet (Baez Macías 1969 : 53-55). Ladrón de Guevara étudia les précédents et
parcourut « la ciudad y sus arrabales » (la ville et ses faubourgs), se familiarisant avec les
caractéristiques et les problèmes du centre, des barrios et des peuplements limitrophes
qui devaient être annexés au territoire urbain. Il divisa celui-ci en huit cuarteles mayores,
chacun subdivisé en quatre cuarteles minores, soit un total de trente-deux de ceux-ci. Les
majeurs restaient sous la juridiction des cinq alcaldes del crimen, en partant du premier de
ceux-ci qui s’occuperait du cuartel le plus ancien et, dans cet ordre, jusqu’au cinquième, le
sixième étant confié au corregidor et les deux derniers aux alcaldes de primer voto 10. Les
trente-deux mineurs devaient être à la charge d’alcaldes de barrio, eux-mêmes vecinos
honorablement connus. Là où il n’y aurait pas de personne de qualité digne de confiance,
on ferait appel à une telle personne habitant à proximité.
88
25
La Ordenanza de la división de la nobilísima Ciudad de México en cuarteles […] et le Reglamento
para los alcaldes de cuarteles menores, accompagnés d’un plan en couleurs (pl. II), furent
présentés le 6 septembre 1782 par Ladrón de Guevara au vice-roi et approuvés par celui-ci
le 12 du même mois. L’espace couvert par la description et le plan correspondait à toute la
mancha urbaine et les peuplements limitrophes étaient mentionnés et clairement
représentés. Rien de ce qui pouvait causer des problèmes à la cité ne devait échapper à
l’ordre qu’il s’agissait d’instaurer.
26
L’organisation des cuarteles mayores témoignait clairement de l’intention de déborder les
limites de l’ancienne traza espagnole. Les quatre premiers – qui se rejoignaient à la calle
de Plateros et à la grand-place et étaient numérotés dans le sens contraire aux aiguilles
d’une montre – franchissaient les limites de la traza : au sud, les cuarteles II et III allaient
jusqu’au canal de San Antonio Abad et englobaient les pueblos limitrophes, tandis qu’au
nord les cuarteles I et IV allaient jusqu’au canal de Santa Ana qui traversait d’ouest en est
la parcialidad de Santiago Tlaltelolco. Le cuartel V était situé au sud-est et le VI au nordouest ; le VII occupait un secteur irrégulier à l’est, au nord-est et au nord, englobant une
partie de ce qui avait été les anciens barrios de la parcialidad de San Juan et la partie
centrale de la parcialidad de Santiago Tlatelolco ; finalement, le VIII se situait au sudouest, absorbant ce qui avait été le vieux San Juan Mayotla, le cœur du barrio de San Juan.
27
Si le tracé des cuarteles mayores débordait la traza espagnole, les limites des cuarteles
menores respectaient entièrement celle-ci. C’était inévitable, car les critères personnels
reprenaient le dessus lorsqu’il s’agissait de définir les activités des alcaldes de cuartel menor
ou de barrio, comme les appelait le règlement. Son article XVI contient une intéressante
disposition les concernant :
Ils s’appliqueront à protéger et à aider, autant qu’ils le pourront, les agents
collecteurs du Ramo de Tributos [administration qui collecte le tribut] dans
l’exercice de leurs charges, en leur donnant les informations dont ils ont besoin, en
assistant leurs commissaires, si nécessaire, pour appréhender les défaillants, en
empêchant que la plebe [la plèbe] les insulte en paroles et en actes comme elle le fait
souvent […] (Reglamento… in Baez Macías 1969 : 98).
28
Ce texte tient compte du fait que la ville était traversée de conflits et que la population
soumise au tribut y habitait des lieux séparés. Il est certain que la « plèbe » dont il est ici
question est principalement formée des mestizos et castas qui, bien que sujets de la
république des Espagnols, paient le tribut comme les Indiens. Concernant ces derniers,
l’article XIX stipule :
Conformément à ce que disposent les lois et à que ce Gouvernement supérieur a
ordonné de façon répétée, les alcades feront en sorte que les indiens qui
habiteraient en el centro y casco de la ciudad [dans le centre de la ville] la quittent
pour habiter les pueblos y barrios des parcialidades de San Juan et Santiago ; sans que
pour autant on leur interdise de venir travailler à la ville, ou d’y vendre leurs fruits
de cinq heures du matin jusqu’à l’office du soir, heure à laquelle ils doivent s’être
retirés dans leurs maisons ; mais sont exemptés de cette règle les indiens qui
seraient maîtres reconnus en quelque art et auraient une boutique ou atelier ouvert
au public, qui pourront y f u_, ainsi que les apprentis dont ils auraient la charge
jusqu’à l’âge de quinze ans (Reglamento… in Baez Macías 1969 : 98-99).
29
Cette dernière disposition tempérait la rigueur des frontières de la traza qui, pour le reste,
se renforçaient et dessinaient une ville faite de « ponts intérieurs », comme cela
apparaîtra encore des années plus tard par le pavage et l’entretien des rues (Sánchez de
Tagle 1997 : 141). L’article XIX poursuit :
89
Malgré que ne soient pas compris dans ces cuarteles les pueblos y barrios de indios des
dites parcialidades, où il y a des Governadores, Alcaldes et Regidores, lorsqu’ils sont à
l’extérieur des canaux ; y sont en revanche compris leurs barrios qui sont à
l’intérieur [des canaux] et où habitent aussi des gens d’autres qualités ; parce que
non seulement ceux-ci mais aussi les indiens doivent être placés sous le patronage
et les soins des alcaldes de cuartel, sans que pour autant ceux-ci s’atrogent les offices
et facultés qui appartiennent aux officiers de la république et à ses Gobernadores et
sans qu’ils interfèrent dans le choix de ceux-ci ; mais ils empêcheront avec un soin
particulier les préju-dices dont les indiens sont ordinairement l’objet en informant
de ce qui relève de sa charge le ministro Juez asesor de son Juzgado de naturales
[Tribunal des indigènes] (Reglamento… in Baez Macías 1969 : 99)
30
Les autorités de l’ordre territorial désormais commun étaient donc les premières à devoir
faire respecter la division de l’espace urbain selon la qualité des personnes. Il s’agissait de
concilier le critère territorial et le critère statutaire, mais ceux-ci entrèrent rapidement
en conflit et, en premier lieu, lorsqu’il fallut nommer les alcaldes de barrio. Ceux-ci
devaient être, sinon des personnes illustres de la république des Espagnols, du moins des
notabilités dotées d’honorabilité et de prestige dans leur voisinage immédiat. Or, en 1788,
l’auteur du « Discurso sobre la policía de México » – identifié par l’historien Ignacio
Gonzalez Polo comme étant Baltazar Ladrón de Guevara -affirmait que la réorganisation
territoriale n’avait pas abouti au résultat recherché, dans une large mesure à cause de la
basse qualité de ceux à qui fut confiée cette charge (« Discurso… » 1788, éd. 1984 : 77).
L’auteur précise plus loin sa critique en notant que la réticence à occuper les fonctions d’
alcalde de barrio augmenta quand, en vertu d’une décision de Vicente Herrera, le régent de
la Real Audiencia, on apprit « que la couleur quebrado [mate], qui est la nature des mulatos,
ne devait pas empêcher d’exercer les comisarías [charges d’alcalde de barrio], déclaration
confirmée par la suite par le gouvernement suprême, après quoi il n’y eut plus une seule
personne décente à se présenter pour obtenir ces charges » (ibid. : 78). Dans une société
sourcilleuse sur des positions qui signifiaient des différences d’honneur, la publication de
cette décision égalisatrice fut très mal reçue car elle revenait à dire que quiconque
acceptait d’être alcalde – ou comisario, comme dit l’auteur – était de couleur mate ou
suspect de l’être.
31
Un autre obstacle à l’implantation d’un ordre territorial général était la propriété
foncière des congrégations qui dépendaient de la juridiction ecclésiastique. L’auteur du
« Discurso » relevait qu’au moins un tiers du centre de la ville était en mainmorte et que
ces propriétés s’étendaient parfois à des îlots entiers (ibid. : 105). Les communautés
religieuses, poursuivait-il, négligeaient la propreté des rues et, plus grave, les juges civils
et commissaires de la municipalité, étant donné la considération dont elles jouissaient, ne
pouvaient les obliger à s’en occuper. La collaboration du prêtre qui confessait et prêchait
était pourtant indispensable pour convaincre les paroissiens, ecclésiastiques et laïcs, du
devoir de tous et de chacun envers l’ordre public général et, plus que tout, était urgente
la collaboration de la juridiction ecclésiastique pour obliger les hommes d’Église à remplir
ces devoirs (ibid. : 101-108). Cette observation manifeste l’opposition qui est apparue
entre la cité dévote qu’exaltèrent Ajofrín (1763-1766), Villaseñor (1746-1748 et 1755) et
Juan de Viera (1777), et la cité ordonnée par un critère séculier.
32
La question sera formulée de plus en plus dans le langage du rationalisme. Cela apparaît
pleinement dans la Ordenanza para el estable-cimiento e instrucción de intendentes de ejército y
provincia en el Reino de la Nueva España de décembre 1786 qui détermine qu’en matière de
policía, c’est-à-dire d’ordre public, nul n’est exempté de la loi commune (Real ordenanza…
1786 : art. 57-74). C’était, dans l’ordre administratif, un pas qui annonçait celui que la
90
révolution libérale allait accomplir dans l’ordre politique en se fondant sur le présupposé
d’un peuple uni en une nation.
La ville républicaine
Stabilité des divisions administratives
33
Tout au long du XIXe siècle, il n’y eut pas de changements importants dans l’organisation
administrative de l’espace de Mexico. Malgré la croissance de la population et de
l’étendue de la ville dans la seconde moitié du siècle, les treize paroisses furent
maintenues, tandis que s’y agrégaient les paroissiens des colonias qui se multiplièrent à
partir des années 1860 (fig. 3). María Dolores Morales donne une idée de cette croissance
en montrant la transformation radicale que connut la ville en seulement cinquante ans :
« Sa surface, qui était de 8,5 km2 en 1858, fut multipliée par 4,7 et occupait 40,5 km 2 en
1910. Sa population se multiplia par 2,3 et passa de 200 000 à 471 000 habitants, la densité
de population diminuant considérablement » (Morales 1978 : 190-191).
34
Pour ce qui est de l’ordre civil, la ville resta organisée en huit cuarteles mayores et trentedeux menores créés en 1782. Il n’y eut pratiquement pas de changement jusqu’en 1871,
date à laquelle un trente-troisième cuartel menor fut ajouté au huitième cuartel mayor. En
1882 furent établies huit demarcaciones de inspección de policía dont les limites étaient plus
larges que celles des cuarteles mayores (Colección de leyes… 1884, 2 : 357-361). C’était une
transition entre la vieille division et la nouvelle qui entra en vigueur en 1886 et établit
huit vastes cuarteles ordonnés de façon que les numéros pairs et impairs fussent situés
respectivement à l’ouest et à l’est d’une grande ligne de division constituée par la vieille
calle de San Juan de Letrán et ses prolongements vers le nord et le sud. La subdivision en
cuarteles menores disparut alors, tandis qu’était remise en vigueur la numérotation des
manzanas (autre nom des cuadras) qui avait fonctionné en 185411.
35
Le caractère tardif de ces changements dans l’ordre civil et l’immobilité de l’ordre
ecclésiastique doivent être rapportés à l’histoire politique agitée du XIXe siècle. Au cours
de celui-ci, la ville de Mexico ne cesse jamais d’être la capitale. D’abord cabeza del reino
(capitale du royaume) jusqu’à la fin de la domination espagnole (1821), elle est ensuite
ciudad federal (1824-1835), puis, sous le nom de Distrito de México, capitale sous la
République centrale (1835-1846) et la dictature de Santa Anna (1853-1855), pour devenir
enfin Distrito federal (1857). Si ces changements politiques ne concernaient pas de façon
directe la division interne de la ville, ils affectèrent cependant les acteurs sociaux et ainsi
l’ordre administratif de la ville elle-même. Celle-ci passait, pour ainsi dire, de l’inégalité
inclusive de l’ordre corporatif du vice-royaume à l’égalité excluante de l’ordre
constitutionnel monarchique et républicain.
L’égalité rend visibles les différences
36
À l’époque coloniale, les difficultés qui pouvaient survenir entre la municipalité de la ville
de Mexico et les parcialidades de San Juan Tenochtitlan et Santiago Tlatelolco étaient
réglées grâce à une stricte répartition des compétences sous l’autorité du vice-roi. Les
affaires qui concernaient les Indiens étaient traitées directement par l’instance viceroyale, ce qui évitait des rapports compliqués avec les autorités de la république des
Espagnols.
91
37
Quand cet ordre fut aboli en 1812 au nom de la Constitution de la monarchie espagnole, il
fallut faire face à l’inégalité entre acteurs sociaux vis-à-vis des autorités communes de la
nation espagnole. Les confrontations furent multiples à partir du moment où, en 1808, le
nouveau système constitutionnel commença à prendre forme avec la crise de la
monarchie à la veille de l’invasion napoléonienne. Il suffira toutefois pour notre propos
de partir de 1820, quand l’ordre constitutionnel de 1812 fut restauré et que l’on exigea des
peuples qu’ils se conforment à la Constitution et aux dispositions arrêtées par les Cortes
espagnols.
38
En juillet 1820, la municipalité de la ville de Mexico ordonna au gouverneur de la
parcialidad de Santiago Tlatelolco de s’abstenir de recouvrer les droits d’étal sur le marché
du barrio, puisque celui-ci relevait de la municipalité dont dépendaient désormais tous les
habitants de la ville. Le gouverneur fit valoir au vice-roi – encore à la tête de la NouvelleEspagne jusqu’à l’entrée en vigueur du nouvel ordre – que, si le nouveau système devait
supprimer la parcialidad, il y avait toujours des naturels et que ceux-ci conservaient leurs
biens pour faire face à leurs besoins : la seule différence était qu’ils passaient de l’autorité
directe du vice-roi à celle de la junta provincial (en fait la diputación) qui allait bientôt
s’installer (Lira 1995 : 21-53).
39
Cet argument témoigne de la résistance de la communauté indigène à s’intégrer au
nouveau système politique fondé sur le principe de l’égalité, résistance qui devait se
poursuivre pendant les décennies suivantes, dans le Mexique indépendant. Ses régimes
successifs essayèrent d’abolir un ordre antérieur fondé sur l’inégalité, mais qui était aussi
un ordre inclusif favorisant la formation de systèmes administratifs corporatifs qui
entrèrent en conflit avec l’organisation égalitaire de l’Empire mexicain et de la
République fédérale.
40
Il est intéressant de relever que, malgré l’interdiction en 1822 de désigner les citoyens
mexicains selon leur origine, les membres de la municipalité de Mexico avaient toujours à
faire avec « el indio » dans les barrios où « ceux qu’on appelait jadis principales »
continuaient leurs exactions à l’encontre de leurs vecinos et détenaient une sorte de
juridiction pourtant totalement inconcevable en république fédérale (Lira 1974 : 77).
41
En 1825, l’ordre local fut mis à l’épreuve par le nouvel ordre fédéral. La ville de Mexico
avait été érigée en capitale de la République et centre d’une ciudad federal définie par le
décret du 18 novembre 1824 comme un cercle de deux lieues de rayon à partir de la place
centrale. Pour répondre aux demandes des pueblos et barrios des parcialidades de indios
« éteintes », un décret du 26 novembre de la même année disposa que les biens de ces
corporations devaient être remis en toute propriété aux pueblos qui les composaient.
Cette mesure déclencha des conflits et des tendances à l’exclusion qui étaient jusque-là
contenus par le système administratif des deux républiques de la Nouvelle-Espagne.
Devant la gravité des affrontements et des violences, le système d’administration des
biens des parcialidades fut restauré en 1835, année de l’instauration de la République
centrale. Cela, bien entendu, ne remettait pas en cause l’ordre égalitaire, mais prenait en
compte une diversité qui, qu’on le veuille ou non, révélait une autre division de la ville à
l’œuvre sous l’ordre régulier des parroquias et cuarteles.
42
L’administration séparée des biens indigènes révèle les tendances divergentes qui
jouaient sous l’ordre égalitaire des gouvernements constitutionnels du Mexique
indépendant. En 1792, l’administration des parcialidades comprenait dix pueblos et barrios
qui disposaient d’une caja de communidad (caisse de communauté), dont deux seulement,
92
San Juan et Santiago, pouvaient être considérés comme étant à l’intérieur de la ville. Il
était toutefois évident que ces deux caisses réunissaient les ressources de petits
peuplements qui en dépendaient – barrios proches, barrios et pueblos plus ou moins
éloignés. Entre 1800 et 1820, le nombre des communidades passa à treize, avec l’adjonction
de trois pueblos qui étaient éloignés de la ville mais dépendaient politiquement et
administrativement de la parcialidad de San Juan en tant que cabeza (chef-lieu) du
gouvernement indigène. Entre 1835 et 1849, période où fonctionna le système établi par
la République centrale, le nombre de pueblos et barrios dotés d’une caisse passa à vingtsept, parmi lesquels l’administrateur distinguait, en se basant sur un critère territorial,
quinze barrios ou parties de la ciudad et douze pueblos extérieurs (Lira 1995 : 100-105 et
313-315).
43
Ces faits témoignent, à leur manière, d’une ville où s’imposait la présence de l’ancienne
république des Indiens. Celle-ci était dépouillée de son existence propre et en voie de
dispersion, chaque communauté ayant tendance à s’isoler et à se disputer avec les autres
pour protéger son bien. Mais sa présence n’en était pas moins opérante et les autorités de
la ville de Mexico devaient faire face à l’incertitude qui résultait des revendications de
l’administrateur des biens des parcialidades sur des terrains parfois éloignés de la ville
mais aussi situés à l’intérieur de celle-ci, comme le déplorait Lucas Alamán en 1849
lorsqu’il présida la municipalité (ibid. : 157). De cette présence témoigne aussi le fait que la
zone bâtie du Mexico colonial ne changea pas avant les années 1860, à l’exception d’une
extension mineure au sud-ouest, vers l’ancien barrio de Atlampa où apparut vers 1848 la
« colonia francesa » ou « Barrio de Nuevo México ». Rien de comparable, en tout cas, à ce
qui se produisit entre 1858 et 1910, avec l’explosion des fraccionamientos (lotissements),
vastes extensions situées hors de la ville qui n’avaient plus tien à voir avec la division ou
l’organisation de la ville ancienne, sinon par les problèmes qu’ils posaient aux autorités
municipales.
44
Dans cette nouvelle période de l’histoire moderne de Mexico, l’extension de la zone
urbanisée résultait d’un mouvement commercial qui avait tiré profit de la suppression
des corporations par la réforme de 1856-1859 et du désamortissement de leurs biens. La
désertion des églises et des couvents affecta la ville ancienne, mais la nouvelle impulsion
commerciale se manifesta surtout vers l’extérieur. La légalisation de l’espace sera réalisée
à partit des années 1860 par les autorités du District fédéral qui dépendent du président
de la République et ne tiendront compte que de façon marginale de la municipalité.
Apparurent en conséquence dans la ville ancienne de nouveaux problèmes qui reflétaient
une fois encore les disparités de fortune et de caractère de ses habitants (Lira 1999).
Quant à la nouvelle ville, celle des colonias qui faisaient contraste à tous points de vue avec
les pueblos et barrios, elle sera l’affaire du XXe siècle.
BIBLIOGRAPHIE
93
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— 1755. Suplemento al Theatro Americano (la ciudad de México en 1755). Étude préliminaire et texte
établi par Ramón Maria Serrera, Mexico, Universidad Nacional Autónoma de México, 1980.
NOTES
1. On rendra partout ciudad par « ville », le mot espagnol étant toutefois conservé dans les
citations. On utilisera le français « cité » pour rendre urbe utilisé par l’auteur afin de marquer la
grandeur de Mexico (in la urbe de Nueva España) ou la différence de Tenochtitlan (la urbe mexica)
avec les villes d’Occident, parfois aussi lorsque l’auteur regarde la ville comme une réalité
politique. (NdT.)
2. Étaient classés comme mestizos les sang-mêlé d’Espagnol et d’Indien et comme castas les divers
groupes d’origine africaine.
3. On rendra partout poblado (population agglomérée, agglomération) par « peuplement ». (NdT.)
4. On a pris le parti de ne pas traduire les termes désignant des offices, à l’exception de gobernador (« gouverneur ») et virrey (« vice-roi ») lorsqu’ils apparaissenr hors d’une citation. (NdT.)
95
5. Reglamento para Alcaldes de Cuarteles Menores, joint à la Ordenanza de División de la Nobilísima
ciudad de México, creación de los Alcaldes de ellos y Reglas de su govierno (publiée in Baez Macías 1969)
6. Le cabildo (corps de ville) est la réunion formelle des membres de l’Ayuntamiento. On
conservera cabildo en espagnol et l’on rendra partout ayuntamiento par « municipalité ». (NdT.)
7. La mancha urbana ou mancha est la zone (densément) bâtie d’une ville qui apparaît sur les
cartes comme une « tache ». (NdT.)
8. Ce dessin est reproduit et comparé aux plans de Mexico à la même époque in Caso 1956 (étude
qui fut la base de nombreuses autres portant sur la ville ancienne, coloniale et moderne. Voir
Lomabardo de Ruiz 1978).
9. Marroqui (1824-1908) remplit diverses charges dans l’administration municipale et se donna
pour tâche de reconstituer l’histoire des rues, des places et des lieux de la ville de Mexico à un
moment de transformation intense de celle-ci. Ses travaux furent utilisés avant leur publication
comme des informations utiles sur les propriétés qui restaient à désamortir. Ils constituent aussi
un témoignage précieux sur la façon dont les hommes de la fin du
XIXe
siècle voyaient la
tansformation des barrios indigènes et une restitution de la vie de ceux-ci, sans équivalent dans
des documents plus anciens.
10. Les alcaldes del crimen rendent la justice pénale dans la Real Sala del Crimen de la Real
Audiencia et partagent avec les oidores de cette dernière la place la plus élevée de la hiérarchie
judiciaire (voir Soberanes Fernández 1980 : 49).
11. Archive. Histórico de la Ciudad de Mexico, vol. 650 (« Demarcación de cuarteles »), expediente
29 (« Policía ») : C. Joaquín Alcibar est chargé de définir une nouvelle division en Cuarteles et
Manzanas, le 3 octobre 1884 (je remercie Ernesto Aréchiga, qui m’a fourni une copie de ce
document). Voir Kuri 1996 : 91 et Lafragua & Orozco y Berra 1854, éd. 1987 : 69-103, en particulier
95-103.
AUTEUR
ANDRÉS LIRA
96
II. Le choc de l'expansion occidentale
97
La ville imaginée : nommer les
divisions de Bombay coloniale
(1800-1918)*
Preeti Chopra
1
Un article dans un journal de Bombay – dont le nom officiel est aujourd’hui Mumbai –
attirait récemment l’attention sur un mouvement de protestation contre le projet de
changer le nom d’un rond-point (circle), ce type de changements étant de plus en plus
fréquents depuis que la ville est dirigée par le Shiv Sena, parti fondamentaliste hindou
régional1. Un élu municipal2 de ce parti avait affirmé que Khodadad Circle portait le nom
d’un dieu « afghan » – ce qui signifie ici « musulman », communauté à laquelle le Shiv
Sena est violemment opposé – et ce propos soulevait l’indignation de certains habitants
qui objectaient que cette place importante portait le nom d’un résident de la ville,
Khodadad Irani, membre la communauté des zoroastriens. L’élu municipal du Parti du
Congrès, minoritaire, qui représentait la circonscription de Dadar où se trouve le rondpoint en question, soutenait que « les axes (roads) et rues (streets) ayant des noms indiens
ne peuvent être changés » (Bharucha 1998), contrairement aux noms anglais dont la
plupart avaient déjà été remplacés. Dans une ville caractérisée par une grande diversité
régionale, linguistique et religieuse de la population, on observe une opposition
croissante aux efforts agressifs du Shiv Sena pour redéfinir la ville comme hindouiste et
maharastrienne au moyen de ces changements de noms. Mais, si inquiétante que soit la
situation, il ne s’agit que d’une nouvelle strate dans une histoire longue de la ville.
2
L’affaire évoquée montre en tout cas que l’acte de donner ou de changer un nom peut être
l’affirmation d’une propriété sur un espace3. Je vais examiner ce phénomène à Bombay
entre 1800 et 1918, des deux points de vue, indien et britannique, dont j’étudierai
l’interaction. Les différentes façons de définir les divisions de la ville montrent comment
les habitants interprètent, imaginent et vivent différemment les mêmes espaces.
J’essaierai d’établir que les Britanniques regardaient la ville principalement d’un point de
vue racial, tandis que les Indiens la vivaient et la lisaient de façon plus complexe, prenant
en compte des bâtiments, des réservoirs, des statues, des marchés et des localités habitées
98
par des populations diverses. Les Britanniques, ou certains d’entre eux, ont dû toutefois
s’approprier une partie de ce savoir local pour mieux contrôler la ville réelle.
Donner des noms, changer des noms comme prise de
possession : la version britannique
3
Pour les Britanniques, qui voyaient la ville en termes de couleur de peau et d’occupation
du territoire, les Indiens vivaient dans ce qu’ils appelaient black town (ville noire) ou
native town (ville indigène 4), caractérisée par une haute densité de population et de
constructions, par les bazars et l’enchevêtrement des rues. Les Européens vivaient dans
the European quarter (le quartier européen) ou alors, au-delà des bazars, dans des suburbs
(banlieues) de bungalows spacieux entourés de jardins, zones de basse densité où la
proportion de résidents européens était en effet élevée. Cette lecture des divisions de la
ville exprimait une tentative pour simplifier l’immense complexité de Bombay.
Fort, Black Town, suburbs : la séparation des races
4
Le Fort, construit entre 1715 et 1743, constituait encore le noyau de l’établissement
colonial après que ses murs eurent été détruits en 1862 (pl. III). Il était lui-même divisé en
deux sections selon des critères raciaux : les Britanniques habitaient le Sud et les Indiens,
riches pour la plupart, le Nord. Dans son guide de Bombay, James Mackenzie Maclean
(1835-1906), rédacteur en chef de Bombay Gazette et membre de la municipalité, décrit
South Fort comme the European quarter et North Fort comme « the native bazaar [le bazar
indigène], occupé surtout par les Parsis » (1880 : 224-225). Au centre du Fort et divisant
ses deux parties, se trouvait Bombay Green, un espace poussiéreux entouré des
principales institutions coloniales. En 1772, le gouverneur émit un règlement interdisant
à quiconque n’était pas européen de construire au sud de Church Street, ce qui
contraignit les résidents autochtones à bâtir de nouvelles maisons au nord de cette rue ou
à l’extérieur des remparts (Gazetteer of Bombay… 1909, 2 : 120).
5
Il semble que des Indiens habitaient dans le Fort dès l’origine aux côtés des Européens.
Lorsqu’en 1746 de nouveaux terrains furent alloués à la construction hors les murs,
Européens et autochtones furent encouragés à y construire. En 1750, certaines maisons
bien connues étaient occupées hors du Fort par des Européens, comme la Villa Nuova à
Mahim, que possédait Thomas Whitehall, la vieille Mark House à Mazagon, louée par le
gouvernement à Mr Thomas Byfield en 1750 et Governor’s House à Parel, un ancien
monastère portugais confisqué aux jésuites en 1720, où le gouverneur Hornby fut le
premier à résider de 1771 à 1780 (Gazeetter of Bombay… 1909, 2 : 110-112 et Handbook of the
Bombay Presidency… 1881 : 138). Bien avant 1750, il « devait y avoir à Mazagon de
nombreuses résidences et country houses [maisons de campagne] de riches Portugais et
d’autres » (Douglas 1883 : 178). Des officiers de l’armée britannique avaient vécu à Coloba
sous des tentes ou dans des constructions précaires avant que, au cours du dernier quart
du XVIIIe siècle, un cantonnement militaire y soit officiellement installé (Kosambi 1986 :
43). Il est toutefois difficile de savoir si les Européens résidaient en grand nombre à
l’extérieur du Fort avant 1750 et il est probable que l’installation du gouverneur dans sa
maison de Parel en 1771 les incita à le faire. En 1852, un observateur note qu’« un petit
nombre de familles anglaises préfèrent résider dans le Fort pour la commodité d’habiter
99
près des bureaux », ce qui implique qu’alors la plupart résidaient hors du Fort. À cette
époque, Malabar Hill était encore peu construite, le bungalow du gouverneur qui s’y
trouvait étant décrit comme « une retraite rurale » (Life in Bombay… 1852 : 243).
6
En 1787, les « intrusions » (encroachments) dans le Fort étaient devenues si nombreuses
qu’un comité fut nommé pour examiner les maisons privées construites par les Indiens,
ainsi que les saillies des devantures des boutiques et, par ailleurs, la largeur des rues et la
hauteur des bâtiments, les marchandises déposées sur le Green ou les autres espaces
libres de la ville (Edwardes 1901a : 103-104). Lorsqu’un incendie dévasta un tiers du Fort
en 1803, les Britanniques furent obligés d’opérer certains changements envisagés depuis
longtemps : si une nouvelle ville commençait à apparaître au nord des remparts dès le
milieu du XVIIIe siècle, la principale conséquence de l’incendie fut qu’une native town se
développa rapidement dans ce secteur (Douglas 1883 : 183 ; Gazetteer of Bombay… 1909, 2 :
111).
7
S.M. Edwardes, ancien membre de la municipalité et chef de la police de Bombay,
compilateur de trois volumes de documents d’histoire locale et auteur de plusieurs livres
sur la ville, remarque que le gouvernement avait souhaité depuis longtemps que se
développe une « black town » semblable à celle qui existait à Madras. Il écrit dans un
rapport du recensement :
Il devait probablement sembler préférable à tous points de vue d’allouer un espace
dans les oarts5 adjacents au fort et à l’esplanade, pour la construction d’une black
town comme à Madras ; ou de séparer progressivement la ville et les fortifications
comme à Calcutta (Edwardes 1901a : 104).
8
Pendant de nombreuses années la nouvelle ville fut appelée the Black Town et, plus tard,
the Native Town. Un auteur anonyme la décrivait ainsi en 1838 dans Asiatic Journal :
The Black Town, comme on l’appelle, étend ses innombrables habitations dans un
bois de cocotiers – un curieux quartier [quarter] actif, affairé, mais sale, grouillant
d’hommes mêlés aux animaux inférieurs, montrant toutes les variétés de types
humains que l’Asie peut produire (cité ibid. : 117).
9
En 1880, Maclean appelle ce secteur the Native Town (1880 : 243) mais on ne sait pas
exactement quand apparut ce terme. Le même Maclean explique qu’il était situé au nord
du Fort, au-delà de l’Esplanade, et s’étendait jusqu’à Grant Road, qui en était la limite
nord. Au-delà se trouvaient les northern suburbs de Tardeo, Byculla, Mazagon et Parel, où
« l’élément européen de la population est à nouveau prédominant » (ibid. : 251). À l’ouest,
se trouvait Malabar Hill, qui deviendra à la fin du XIXe siècle le lieu de résidence le plus
recherché par les Indiens riches et les Européens. Si Maclean utilise souvent suburbs, on
ne rencontre ce terme qu’une seule fois dans une description de Bombay écrite en 1838
par Mrs Marianne Postans, épouse du capitaine Postans puis remariée à un missionnaire
du nom de Young et auteur de plusieurs livres sur l’Inde. Décrivant la gamme des
véhicules que l’on trouve à Bombay, elle écrit : « Une heure de voiture depuis le port
jusqu’aux suburbs permettra d’observer une curieuse variété de goûts » (Postans 1839 :
12).
10
Mrs Postans note aussi qu’il y avait à l’intérieur du Fort deux vastes bazars : China Bazaar
et Thieves Bazaar. Les « très grands bazars », cependant, étaient situés de l’autre côté de
l’Esplanade. Pendant l’été, de nombreux Européens construisaient des bungalows
temporaires sur l’Esplanade, qui étaient démontés au début de la mousson, tandis que
leurs occupants allaient s’installer dans « les grosses maisons qui se trouvent soit à
l’intérieur du fort, soit à Girgaum, Byculla, Chintz Poogly et d’autres lieux au-delà des
100
bazars, où les résidents européens ont construit des groupes de belles maisons de pierre [
pucka built], avec d’excellents jardins et dépendances » (ibid. : 14, 25 et 48-49).
11
La division de la ville par les Britanniques selon un critère racial limitait la façon dont ils
pouvaient se la représenter et la vivre. La plupart d’entre eux résidaient dans les suburbs,
tandis que la majorité de la population indienne habitait ce qu’ils appelaient « the native
town ». Celle-ci comprenait de multiples divisions en termes d’activités et d’identités
religieuses, mais la plupart des Britanniques la regardaient comme une seule division de
la ville. The native town leur paraissait être un vaste et unique bazar, dont se détachait un
petit nombre de bâtiments publics signalés par les guides touristiques : un temple, une
mosquée, une rési-dence pour pèlerins (rest house) ou un refuge pour animaux (animal
asylum). C’était un endroit où l’on se rendait en excursion pour faire une visite aux bazars,
voir les foules indigènes ou assister à leurs fêtes. Les Britanniques étaient, de cette façon,
incapables de connaître, de lire la complexité d’une grande part de Bombay ou d’en faire
l’expérience, sinon à un niveau très superficiel.
Malabar Hill et la politique des noms
12
Malabar Hill devint le secteur résidentiel privilégié des Britanniques et de l’élite indienne
à partir des années 1860, et surtout dans les années 1880 lorsque les Britanniques furent
chassés de Byculla et Parel par le développement de l’industrie. Cet exemple permet
d’observer à la fois le changement de nom d’un secteur entier de Bombay et
l’anglicisation des mots indiens pour nommer des divisions de la ville. En m’inspirant des
travaux de Paul Carter (1989) sur l’utilisation de noms aborigènes pour nommer les
paysages australiens, je voudrais montrer que les Britanniques procédèrent de la même
manière pour redessiner le paysage de Bombay et en prendre le contrôle. Le cas de
Malabar Hill est d’autant plus intéressant que les résidents britanniques y étaient en
concurrence avec les fidèles et les habitants de deux très anciens sanctuaires hindous.
13
James Douglas (1826-1904), qui fut homme d’affaires à Bombay pendant trente ans et
auteur de nombreux livres sur la ville, discute les origines de « Cumballa Hill », une partie
de la chaîne de collines connue sous le nom de « Malabar Hill ».
14
Malabar Hill n’est pas un nom nouveau. Ce qu’on appelle aujourd’hui Cumballa Hill était
inclus dans ce nom au siècle dernier et constitue simplement un soulèvement de la même
chaîne (Douglas 1886 : 65-66 cité in Karkaria 1915 : 572-573).
15
Samuel T. Sheppard, historien de Bombay et rédacteur en chef du Times of India, a publié
un petit livre sur les noms de lieux à Bombay (1917) auquel je ferai souvent référence
dans ce chapitre. Son projet naquit du désir de comprendre pourquoi de si nombreuses
voies (roads) de Bombay avaient reçu des noms anglais. Il admet volontiers avoir pillé les
écrits d’autres auteurs – qu’il cite – et consulté divers savants. Parmi ceux-ci, Rao
Bahadur PB. Joshi, qui écrivait lui aussi pour les gazettes de Bombay et a traité de la
période hindoue dans un rapport du Recensement faisant la chronique de l’histoire de
Bombay6. Par ailleurs, R.P. Karkaria, auteur d’une anthologie parue sous le titre The Charm
of Bombay (1915), a assisté Sheppard en visitant de nombreuses rues dont le nom avait une
origine incertaine. Sheppard explique qu’il ne donnera pas ses sources lorsqu’il n’y a
qu’une seule théorie sur l’origine d’un nom, mais qu’il le fera seulement lorsqu’il y en a
plusieurs divergentes7.
101
16
Sheppard mentionne deux étymologies différentes de « Cumballa ». La première est celle
de Sir James Macnabb Campbell (1847-1903) : « Kamballa Hill, apparemment le bosquet de
Kambalou Kamal, appelé aussi shimti ou Odina wodier8 ». Sheppard écarte cette hypothèse,
car il n’y a aucun arbre local dont le nom ressemble, même de loin, à ce mot, et adopte
plutôt l’opinion de Joshi, qu’il cite en ces termes :
À mon avis, le nom exact de la colline est Khambala et non Cumballa. L’endroit est
connu des vieux habitants comme Khambala tekdi ou hill. La colline est proche de
Gowalia Tank où les Gowalas, ou éleveurs de vaches de Bombay, menaient boire le
bétail de la localité. La colline était une jungle et, au fil du temps, comme un certain
nombre de khambs y furent placés, l’endroit fut appelé Khambalaya ou Khambala,
c’est-à-dire la demeure ou le lieu des khambs. Mais qu’étaient ces khambs ?
Quiconque est familier du folklore et des coutumes religieuses des hindous des
basses classes de l’ancien Bombay vous dira que ces khambs étaient les demeures ou
lieux de repos des esprits de certains ancêtres défunts […] (Sheppard 1917 : 55).
17
Si les Britanniques s’amusaient souvent de la mauvaise prononciation des mots anglais
par les Indiens9, eux-mêmes prononçaient mal les noms indiens. Dans la plupart des cas,
et en particulier dans les localités où ils habitaient, ils adoptaient le nom donné à un lieu
par les Indiens et, en le prononçant à leur manière, le transformaient en un mot à
consonance anglaise. D’où l’anglicisation de « Khambala » en « Cumballa », qui résulte de
la difficulté des Britanniques à prononcer la consonne « kh », ou de « Bhayakhala » en
« Byculla » – un suburb habité par les Britanniques – à cause des consonnes « bh » et
« kh ». « Chinz Poogly », mentionné plus haut par Mrs Postans, est en réalité
« Chinchpokli », qui signifie « vallon des tamariniers » (du marathi : chinch, tamarinier et
pokli, vallon). La prononciation de chinch en marathi est en effet proche de chintz, mais il
est difficile d’approcher pokli en anglais.
18
Ni la signification, ni la prononciation correcte de ces mots ne semblaient importer aux
Britanniques. Comme l’écrit Paul Carter, « corrects ou pas, les noms, transcrits, fixés dans
des cartes et des récits, avaient du sens » (1989 : 329). N’importe quel nom aborigène, ou
plutôt n’importe quel son, permettait aux premiers voyageurs et explorateurs de tracer la
carte du paysage australien et de désigner un lieu. Il en était de même à Bombay. Si
Sheppard recherchait l’origine et la signification de « Cumballa » en faisant appel à des
informateurs locaux, ce n’était pas pour en restaurer la prononciation correcte ou rendre
le lieu aux khambs, mais pour affirmer une autorité sur un nom en le plaçant « à
l’intérieur de la compétence rhétorique du discours géo-historique des Blancs ». C’est le
Blanc, en effet, qui « décide si un nom sera ou non conservé et, s’il l’est, c’est parce qu’il a
autorité sur la citation. » (ibid. : 328).
19
Dans le cas de « Cumballa », l’anglicisation eut pour premier résultat d’effacer le nom
originel et sa signification. En 1917, les résidents de l’élite avaient monopolisé la colline et
probablement bâti leurs maisons là où se trouvaient jadis les khambs des classes
inférieures. Les plus âgés connaissaient encore le lieu sous le nom de « Khambala tekdi »
(du marathi : tekdi, colline), mais la génération suivante l’aura sans doute oublié. Le
second résultat est que, même si « Cumballa Hill » ne signifie rien en anglais, il ressemble
à un son anglais et devient la façon correcte ou acceptée de le prononcer, y compris pour
l’élite indigène anglicisée. C’est ainsi que les Anglais donnèrent un nouveau nom à ce
secteur10.
20
Cumballa Hill n’est qu’une partie de Malabar Hill, nom auquel Douglas attribue l’origine
suivante :
102
La première évocation de Malabar Hill sous ce nom se trouve chez Fryer en 1673,
soit onze ans après que nous fîmes notre première apparition sur l’île de Bombay.
Mais pourquoi Malabar ? La côte de Malabar commence beaucoup plus au sud, après
Coorg. Il nous semble que Fryer lui-même nous donne son origine lorsqu’il décrit le
réservoir qui se trouve au bout de la colline, et dit qu’il devait se baigner là où « les
Malabars viennent surtout pour cela », en réalité un lieu de pèlerinage fréquenté
par les gens de la côte du sud de Bombay, qui étaient alors tous confondus sous le
nom générique de « Malabars ». D’où Malabar Hill (Douglas 1886 : 65-66) 11.
21
Malabar Hill n’est toutefois pas le nom le plus ancien de l’endroit, qui est le site de l’un
des sanctuaires les plus sacrés de Bombay, le temple de Walkeshwar. Douglas note que
l’extrémité caractéristique de la colline fut très tôt remarquée par les géographes et
qu’un portuaire de 1583 le signale comme « Cap Bombaim », mais il ajoute que son nom le
plus ancien était « Walkeshwar » (Douglas 1886 : 67).
22
Le vénérable sanctuaire de Walkeshwar est situé au bout de Malabar Hill, à proximité de
Government House, un des principaux symboles de la domination coloniale. Quelques
marches conduisent, en contrebas de la route principale, au réservoir de Banganga autour
duquel sont groupés de nombreux temples, des dharamshala-s ou maisons de repos de
pèlerins et des résidences formant le village de Walkeshwar, lieu de grande sainteté.
Pendant le règne des rois Silhara (810-1260), ceux-ci nommèrent l’endroit
« Srigundi »/« Shri-gundi » (du télugu : gunde, ou du tamoul : kundi, trou, puits ou creux)
qui signifierait « la pierre de chance » à cause d’un rocher sur la colline dont la forme
particulière évoque le yoni, symbole de la puissance féminine. L’endroit et le temple
devinrent rapidement un lieu important de pèlerinage pour la population du royaume de
Konkan, ce qui donna naissance à l’une des plus ancienne routes du secteur. Le nom du
lieu fut d’abord « Srigundi », mais les brahmanes lui donnèrent un peu plus tard celui de
« Walkeshwar » et, enfin, les Britanniques nommèrent l’extrémité du cap, marquée par
une falaise rocheuse, « Malabar Point » (Edwardes 1901a : 8).
23
Par le nom de « Walkeshwar », les brahmanes avaient adopté une histoire locale du
sanctuaire qui le reliait à une antique légende, incorporant ainsi une tradition populaire à
la tradition lettrée. Le Dr J. Gerson da Cunha (1842-1900), médecin et orientaliste connu
qui avait quitté Goa pour s’installer à Bombay dont il écrivit plus tard l’histoire, a proposé
une étymologie de « Walkeshwar » :
Walukesvara, appelé aujourd’hui Malabar Hill, vient de deux mots d’origine
sanscrite – (valûka), qui veut dire « sable », et (isvara), « seigneur » ; Waluke’sevara
signifie donc « le seigneur du sable » (Da Cunha 1874 : 247).
24
Da Cunha s’appuyait sur un Mr Yashvant Phondba Nayak Danaita, qui avait lu un ancien
manuscrit sanscrit, le Wâlukeshvara Mahâtmya, ou « la grandeur de Walukesvara », où l’on
trouvait la légende de ce temple dans sa version brahmanique. Selon celle-ci, le Seigneur
Rama, héros de l’épopée du Ramayana, en route pour le Sri Lanka pour secourir son
épouse Sita enlevée par Ravana, s’arrêta avec son frère Lakshmana à l’endroit aujourd’hui
appelé Walukesvara et y fit un lingam avec du sable. Le lingam de Rama fut placé dans un
temple et se jeta dans la met lorsqu’il vit les premiers Mlechcha-s, ou envahisseurs
étrangers (Da Cunha 1874 : 247-248).
25
Si le temple de Walkeshwar et Government House marquent l’une des extrémités de
Malabar et Cumballa Hills, le temple de Mahalakshmi marque l’autre, à l’ouest de Breach
Candy. Il est intéressant que les mythes de fondation de ces deux temples, qui comptent
parmi les plus importants de Bombay, incorporent les dominations musulmane,
portugaise et britannique. Ils nous permettent d’imaginer à nouveau ces parties de
103
Bombay comme des espaces sacrés témoins d’événements qui eurent lieu dans des temps
très reculés.
26
Le nom de « Mahalakshmi » est composé de maha, grand et lakshmi, prospérité, soit
« grande prospérité » (Da Cunha 1900 : 54). Dans l’histoire associée à la fondation du
temple, des déesses hindoues viennent au secours des Britanniques. Lorsque les
musulmans atteignirent Bombay au XIVe siècle, les trois déesses qui résidaient à Varli/
Worli sautèrent dans la mer pour échapper à la profanation. À partir de 1680, les
Britanniques tentèrent sans succès de relier Bombay et Worli par une digue.
Heureusement, une nuit, l’entrepreneur de travaux publics Ramji Sivaji fit un rêve dans
lequel les trois déesses exprimèrent le désir de revenir sur la terre ferme, ce qui indiquait
que, cette fois, la construction de la digue aboutirait. Ramji jeta un filet à la mer et les
ramena vers le rivage, puis raconta ce qui s’était passé aux autorités britanniques qui
offrirent la terre aux déesses : les deux îles furent ainsi reliées entre elles (ibid. : 56). La
chronique du Gazetteer of Bombay ajoute que « la proximité du sanctuaire de Mama
Hajiyani (la mère pélerin) a donné naissance à un dicton selon lequel, sous la domination
britannique, Mama et Mahalakshmi se sont donné la main, en d’autres termes que la
vieille animosité entre les saints musulmans et les dieux hindous a disparu » (Gazetteer…
1910 : 356-357). On peut soupçonner que cette affirmation est d’origine entièrement
britannique.
27
Malabar-Cumballa Hill a été nommée de différentes façons par les autorités britanniques.
En 1864, le Times relevait que, parmi les subdivisions (areas) de Bombay définies par le
gouverneur, étaient mentionnées « Breach Candy » et « Malabar Hill » (cité in Edwardes
1901a : 134), qui correspondent au secteur dont nous parlons. Breach Candy est une
dépression entre la bordure nord de Malabar Hill et la bordure sud de Cumballa Hill, et
porte un nom dont Da Cunha rend compte de façon un peu confuse. Il en ressort que
breach est utilisé à Bombay depuis le milieu du XVIIIe siècle pour désigner cet endroit, et
que « Candy » est le nom que les Britanniques ont substitué au mot indien khind, ou col
(Da Cunha 1900 : 57-58)12. En 1865, la municipalité nouvellement instituée divisa la ville en
wards, eux-mêmes subdivisés en sections, pour faciliter l’établissement de l’assiette des
impôts. Malabar Hill Ward (n° 8) était composé des sections de Walkeshwar et
Mahalakshmi. En 1872, une nouvelle distribution du secteur intervint et le Ward D
contenait désormais les sections de Chowpatty, Walkeshwar et Mahalakshmi (Edwardes
1901a : 134). En 1917 encore, la municipalité appelait les sections du Ward D Walkeshwar et
Mahalakshmi, et non Malabar Hill et Cumballa Hill (Administration Report… 1918 : 125-133).
En 1909, cependant, une publication gouvernementale signalait nettement Malabar Hill et
Cumballa Hill sur une carte, comme si c’étaient des sections officielles de la ville (planche
III).
28
Malgré les désignations officielles de la municipalité, les Européens continuaient de
nommer ces localités Malabar Hill et Cumbala Hill, et Breach Candy demeurait un endroit
important. Sir Edwin Arnold, journaliste et ancien résident de Bombay, de retour en Inde
après vingt ans d’absence, parle des « hauteurs de Malabar Hill ponctuées de bungalows »
(1886 : 54). W.S. Caine (1842-1900), homme politique anglais qui s’est intéressé à l’Inde,
écrit dans un guide pour voyageurs européens :
Si l’on se rend en voiture à Malabar Hill un matin ou un soir, cela vaut la peine de
voir le temple et le réservoir de Walkeshwar […]. Il y a aussi un groupe de temples à
Breach Candy qui méritent d’être vus […] (Caine 1890 : 12-13, cité in Karkaria 1915 :
564-565).
104
29
Caine suppose donc que « Walkeshwar » désigne les temples et le réservoir et constitue
une partie de « Malabar Hill ». Il situe l’autre groupe de temples à « Breach Candy » et
non à « Mahalakshmi ». Encore en 1905-1906, Sidney Low, journaliste au London Standard
qui accompagne le prince et la princesse de Galles dans leur visite de l’Inde, appelle le
secteur « Malabar Hill » et « Cumballa Hill ». À cette époque, les Anglais avaient déjà été
chassés par les riches indigènes qui, lors de l’épidémie de peste qui frappa Bombay en
1896, s’étaient aperçus que les Anglais, dans leurs « spacieux enclos », avaient échappé au
pire. Low observe :
Le résultat est qu’aujourd’hui les bungalows anglais se comptent presque sur les
doigts d’une main à Malabar Hill et Cumbala Hill. Presque toutes les plus belles
maisons sont occupées par des indigènes qui y vivent sut un grand pied […] (1907 :
33-34).
30
Il était donc important pour les Britanniques de remplacer, dans l’usage quotidien, les
noms de « Walkeshwar » et « Mahalakshmi » par ceux de « Malabar Hill » et « Cumballa
Hill ». Les noms indiens ne venaient pas, en effet, de noms d’arbres ou de pratiques
oubliées, mais faisaient référence à des espaces sacrés intensément utilisés qui attiraient
chaque jour des ascètes et des fidèles. Lors des fêtes, ceux-ci venaient en grand nombre et
se livraient à des pratiques – des processions par exemple – qui appartenaient au monde
de la native town, celle que les Britanniques voulaient maintenir à distance. Une chose
était d’aller à la ville indigène pour assister aux processions au moment du Muhurram13,
comme le faisaient de nombreux Occidentaux, une autre était de les avoir sous ses
fenêtres. Les Indiens occidentalisés eux-mêmes employaient les noms de « Malabar » et
« Cumballa Hill », et ils continuent de le faire14. Ces noms en vinrent à symboliser une
adresse distinguée et un certain mode de vie de la classe supérieure britannique et
indienne. Ils formaient une barrière repoussant vers l’extérieur les noms, les mondes et
les pratiques de « Walkeshwar » et « Mahalakshmi ».
La version indienne
31
Les Indiens, à l’inverse, remplaçaient des noms anglais par des noms indiens. On peut
observer ce phénomène de façon particulièrement nette à propos du Fort : celui-ci, ses
portes, l’espace libre en son centre et les principales institutions qui y étaient groupées
reçurent des noms indiens. Par ces actes de nomination, de traduction, les Indiens
s’appropriaient ces espaces et ces bâtiments.
32
Il n’y avait pas une version unique de la façon dont les Indiens nommaient la ville et ses
divisions. Bombay avait une population très diverse qui parlait de nombreuses langues.
Au début du XXe siècle, les cinq langues principales de l’île de Bombay étaient le marathi,
le gujarati, l’hindoustani, le kutchi et l’anglais (Edwardes 1901b : 38-41). Les quatres
langues locales, indo-aryennes, possèdent de nombreux mots en commun, parfois
prononcés différemment, et ont incorporé des mots empruntés au sanscrit, au persan et à
l’arabe. Toutes mes sources indiennes étant en anglais, il n’est pas toujours possible de
déterminer quel groupe utilisait un mot donné lorsque la source ne le précise pas.
Difficulté supplémentaire, il y a plus d’une façon de transcrire un mot indien en
caractères romains.
105
Les Indiens nomment la ville des Britanniques
33
L’origine du mot « Bombay » était une question disputée entre les hindous et les
Portugais. Un observateur note en 1852 que le nom indigène de la ville était « Moombay »
et avait pour origine la déesse « Bomba ou Momba Devi » (devi, désse). Les Portugais, de
leur côté, affirmaient que l’île avait été nommée « Bombay » après que leur premier
gouverneur, commentant la beauté et la sécurité du port, eut décrit celui-ci comme « Bom
Bahia » (portugais : bonne baie).
34
Le Fort fut construit sur l’ancienne île de Bombay et, pour de nombreuses personnes, en
1874, le Fort était Bombay.
Les indigènes qui vivent à Kulaba, Walukesvara et Mazagânw disent, même
aujourd’hui, qu’ils « vont à Bombay », c’est-à-dire au Fort, ce qui pour un auteur
moderne paraîtrait probablement absurde (da Cunha 1874 : 294).
35
Sir Dinshaw Wacha, un éminent citadin parsi de Bombay, a laissé une importante
description de la ville d’un point de vue indigène. Au début du XIXe siècle, un grand
nombre de Parsis vivaient à North Fort et Wacha mentionne de nombreux noms utilisés
pour parler du Fort dans les années 1850 et qui étaient presque oubliés au début du siècle
suivant (Wacha 1920). Les Indiens nommaient le Fort « Kote » (sanscrit : fort) ou « Killa »
(persan et arabe : fort). Entouré d’un chur (probablement sanscrit : fossé) ses portes
fermées la nuit, « Kote » désignait le Fort comme une frontière et ce qui se trouvait à
l’intérieur, tandis que tout ce qui se trouvait à l’extérieur était « Kotebahar » ou
« Bharkote » (sanscrit : bhar / bahar, hors de, sans). « Kote » et « Bharkote » séparaient
ainsi la ville en deux subdivisions de base. Un autre Parsi, le Dr Jal F. Bulsara, parle des
bâtiments religieux parsis qui se trouvent « dans la ville [city] à l’intérieur et à l’extérieur
du Fort, soit “Kote et Baharcote”« (1973 : 26-29) – citation qui montre que le souvenir de
ces termes existait encore récemment. Il est possible, mais non établi, que ceux-ci aient
été particulièrement en usage chez les Parsis.
36
En dehors du Fort se trouvait l’Esplanade, « Esplanade » étant aussi le nom d’une division
administrative. Le Gazetteer of Bombay observait que « la section de l’Esplanade, comme son
nom l’indique, est la représentante moderne de l’ancien maidan sur lequel, selon Fryers,
paissaient les buffles et les vaches » (1909, 1 : 33-34). Le terme maidan (persan : champ
ouvert, plaine ou champ de bataille) était largement utilisé par les Indiens et a persisté
jusqu’à aujourd’hui où certaines parties de l’Esplanade sont appelées « Azad maidan » (
azad, libre) et « Cross maidan ».
37
Les Indiens avaient donné des noms aux trois portes du Fort. Church Gate et Churchgate
Street avaient reçu leur nom de la cathédrale protestante St. Thomas, le bâtiment le plus
imposant du pourtour de Bombay Green. Les Indiens appelaient cette porte « PowunChukkee Gate » (du sanscrit : powun/povan, vent et chukkee, moulin), écartant ainsi church
comme terme de référence. Elle fut nommée ainsi parce qu’il y avait un moulin à vent à
cet endroit vers la fin du XVIIIe siècle, et son nom est devenu pour certains un mot de la
vie quotidienne : le Dr Jivanji Jamsetji Modi, un habitant parsi de Bombay, disait que,
lorsqu’il était jeune, « aller au povanchaki signifiait franchir la porte [du Fort] pour
prendre l’air » (Sheppard 1917 : 47-48).
38
Au centre du Fort se trouvait le Green (fig. 1), que différents groupes d’habitants
nommaient différemment. En 1863, un cercle de bâtiments de style uniforme ayant été
édifié sur son pourtour, il fut rebaptisé « Elphinstone Circle ». Au milieu du XIXe siècle,
106
c’était un lieu de récréation apprécié des garçons et des filles parsis qui habitaient le Fort.
Ces enfants, qui parlaient gujarati, appelaient ce terrain de jeu « Chakri » (gujarati :
cercle) à cause de sa forme circulaire (Wacha 1920 : 149). Les bouviers l’appelaient
« Amliagal » (du gujarati : amli, tamarinier et agal, en face de), un vieux tamarinier se
trouvant au nord-est de la cathédrale (Sheppard 1917 : 62-6315).
39
Wacha relève que l’hôtel de ville et la cathédrale, les deux bâtiments les plus importants à
l’intérieur du Fort, étaient nommés « Tondal » et « Deval » (Wacha 1920 : 148). « Tondal »
était la prononciation indienne de « Town Hall » et « Deval » signifie temple en marathi (
deval/dewal étant une déformation du sanscrit devalaya, temple). Regarder la cathédrale
comme un deval était une façon pour les Indiens d’interpréter cette institution chrétienne
au sein de leur propre culture. Et cela continue : lorsque je faisais une enquête de terrain
en 1998-1999 dans un secteur principalement musulman de Bombay, une synagogue de
Tantanpura Street était appelée « Israeli Masjid », la « mosquée des juifs ».
FIG.
1. Elphinstone Circle vu de l’hôtel de ville de Bombay (vers 1880). « View from the Town Hall ».
Photographie.
40
Les Indiens réinterprétaient aussi les statues que les Britanniques avaient érigées dans la
ville. Une des premières, celle du marquis de Cornwallis, placée dans Elphinstone Circle,
était considérée comme un autel et appelée « Chota Dewal » (de l’hindi et marathi : chota,
petit), le « petit temple », par opposition avec la cathédrale à laquelle elle faisait face. Les
indigènes lui rendaient un culte, à la consternation des Britanniques :
Il y a un très beau monument à Cornwallis sur Elphinstone Circle. Allez-y quand
vous voudrez, vous y verrez des fleurs posées sur le livre ouvert ou des guirlandes
sur les personnages. Cette coutume n’est pas nouvelle. En 1825, les indigènes
croyaient que c’était un lieu de culte et l’appelaient Chota Dewal Le gouvernement
essaya d’y mettre un terme et fit faire des affiches en langue locale expliquant que
c’était une erreur. Mais sans résultat, car lorsque de tels sentiments s’emparent des
indigènes, il n’est pas facile de les éradiquer (Douglas 1900 : 16).
41
Des statues qui n’étaient pas religieuses étaient un phénomène nouveau dans
l’environnement urbain en Inde et il n’est guère surprenant que les personnages qu’elles
figuraient aient été interprétés comme des dieux. Mais cette prédiction de Douglas ne se
vérifia pas pour autant :
107
La déification des Anglais par les indigènes de l’Inde est un curieux phénomène […].
Je suis certain que les indigènes, d’ici une génération, feront pooja [vénéreront] la
statue équestre du prince de Galles par Sir Albert Sassoon. Regardez la statue à
presque n’importe quelle heure de la journée et vous verrez un groupe qui la fixe.
Ils s’efforcent énormément de comprendre pourquoi la statue de la reine est
blanche (c’est du marbre) et celle du prince, noire (c’est du bronze) (ibid. : 15-16).
42
La statue fut inaugurée en 1879 dans un site marquant, à la croisée de Rampart Row et de
Forbes Street, qui était la limite de South Fort (Maclean 1880 : 202), puis déplacée en 1965
dans Victoria Gardens (aujourd’hui Veermata Jijabai Bhonsle Udyan) lorsque diverses
statues érigées dans la ville par les Britanniques furent l’objet d’actes de vandalisme.
L’endroit continue pourtant d’être appelé du nom familier de la statue, « Kala Ghoda »,
qui signifie « cheval noir ». Il y a maintenant un « Kala Ghoda Arts Festival », avec en 1999
un défilé du « Kala Ghoda heritage » à travers le « Kala Ghoda neighbourhood » (Khan
1999 et Balaram 1999). Il y eut peu de statues royales à l’époque coloniale et, sans doute,
les Britanniques voulaient que les Indiens fussent impressionnées par cette image de leur
prince. Mais ce fut le cheval et non le prince qui donna son nom à l’endroit.
Conflits sur les noms et pouvoir des localités imaginées
43
Pour les Indiens, qui imaginaient la ville d’une façon beaucoup plus complexe que les
Britanniques, la native town n’était pas indifférenciée mais se composait de parties qui
avaient leur individualité propre. Vers la fin du XIXe siècle, par exemple, on trouvait les
danseuses à Khetwadi et les prostituées à Kamathipura (Edwardes 1901a : 152). Réservoirs,
temples, autels, statues et mosquées ponctuaient tout le paysage de Bombay et
permettaient de désigner les voisinages d’une autre manière que les divisions officielles
de la ville. « Gamdevi », par exemple, est le voisinage du temple de ce nom. C’est ainsi
qu’à Bombay des noms persistent comme des souvenirs d’un passé à la fois révolu et
actualisé. Les noms des réservoirs d’eau, notamment, bien que ceux-ci soient comblés
depuis plus de quatre-vingts ans, continuent à désigner des localités : un chauffeur de taxi
vous conduira à « C.P Tank » alors que Cowasji Patel Tank n’existe plus depuis longtemps.
44
Un grand nombre d’immigrants s’installèrent à Bombay, venus notamment des régions
voisines de Maharasthra et de Gujarat, après que les Britanniques eurent pris le contrôle
de l’île en 1661 et promis la liberté de culte et la protection du commerce. Les personnes
appartenant à la même caste, secte, communauté ou région tendaient à se concentrer
dans certaines parties de la ville. Ces regroupements, sauf peut-être quelques exceptions,
n’avaient pas de caractère obligatoire. Ils tenaient pour une part au fait que ces
communautés appartenaient aux mêmes groupes de revenus et de statut et exerçaient
souvent les mêmes métiers. Toutefois, aucune caste ne monopolisant un métier donné, les
castes ou communautés de même métier tendaient à vivre dans les mêmes secteurs ou
dans des secteurs adjacents (Masselos 1974 : 8).
45
Ces quartiers jouaient le rôle de « petite patrie » (homeland), parfois longtemps après
qu’une communauté eut cessé d’y habiter. Edwardes remarquait que « les Bene-Israel
possédaient leur Samuel Street et leur Israel Moholla » (Edwardes 1901a : 152). Un siècle
plus tard, lors de mon enquête de terrain, j’ai constaté que, bien que les Bene-Israel ne
vivent plus là, beaucoup continuent à se réunir dans leur synagogue de Samuel Street, la
plus ancienne de la ville. Ils patient toujours de « Israel moholla » (rue, district, quartier)
et un livre sur leur histoire contient des photographies et des commentaires sur les rues
108
de ce secteur qui portent des noms qu’ils leur ont donnés (The Religious and Cultural
Heritage… 1984 : 53-54)
46
Un autre groupe d’immigrants était formé par les Bhattias, hindous venus de la région de
Gujarat et qui jouaient un rôle majeur dans le commerce de la ville. Wacha évoque le
secteur de Fort North où résidaient les riches Bhattias dans la seconde moitié du XIXe
siècle, connu sous le nom de « Bhattia Wad » (Wacha 1920 : 426), wad ou wada signifiant en
marathi « haie », « enclos », « district ou quartier d’une ville ». Bhattia Wad ne peut être
situé sur une carte coloniale.
47
L’important, ici, est qu’une communauté d’immigrants imagine et, ainsi, construise
réellement son propre quartier dans la ville, un quartier sans murs ni portes, sans
reconnaissance officielle, mais qui rien est pas moins réel. Sa force apparaît dans le cas du
« Bhattia Bag » (du persan : bag / bagh / baug, jardin), ainsi nommé parce que, quand ce
jardin fut construit sur Fort Street à la fin des années 1860, la population bhattia était
prépondérante sur son côté sud (ibid. : 426-427).
48
À l’instar de Gayatri Spivak (1994), « mesurer les silences » des documents coloniaux est
une des méthodes que j’ai suivies dans ce chapitre.
49
Le cas de Bhattia Bagh en est un exemple : son nom officiel était « Bazar Gate Garden », et
les rapports de la municipalité l’appelaient ainsi jusqu’au jour où ils furent finalement
obligés de reconnaître son nom d’usage. Dans celui de 1914-1915 on lit que « les travaux
de réaménagement de Bazar Gate Garden (Bhattia Bag) ont commencé cette année » (
Administration Report… 1914-1915 : 219), mais c’était précisément au moment où l’endroit
allait être entièrement transformé. Deux ans plus tard, le rapport observe que « le gazon
du Bhatia Baug garden [sic] (appelé aujourd’hui “Victoria Square”) est en place et le
groupe central de palmiers a été planté » (id. 1916-1917 : 14).
50
Il est intéressant d’observer que Sheppard consacre une notice à « Bhattia Bagh » dans
son livre sur les noms de lieux sans mentionner que « Bazar Gate Garden » était
auparavant son nom officiel, ce qui suggère qu’il était plus communément connu sous
celui de « Bhattia Bag ». Quant à la nouvelle appellation de « Victoria Square », Sheppard
cite le Times of India de mai 1917 qui note qu’elle provient évidemment du Victoria
Terminus, imposante gare de style néo-gothique qui « constitue l’une des limites du
secteur ainsi rebaptisé [rechristened] ». Le journal poursuit par une critique et une mise en
garde :
La municipalité ne peut en aucun cas se permettre d’être accusée de prendre une
décision sans avoir dûment examiné les différents noms proposés. Elle a
délibérément écarté le nom d’un quarter de grand intérêt historique malgré sa
petite taille et, comme notre correspondant à Calcutta le soulignait dans une lettre
publiée hier, lorsque le nom d’un quarter ou district n’est pas lié à une rue, il court
souvent le danger de disparaître (cité in Sheppard 1917 : 34).
51
Les Bhattias étaient peut-être conscients qu’en perdant « Bhattia Bag », ils risquaient de
perdre le nom de leur quartier. En 1913, une organisation de leur communauté, le Bhattia
Mitra Mandai, protesta contre la décision de la municipalité de donner un nouveau nom
au jardin. Selon Mangala Purandare (1997 : 136), la municipalité accéda à cette demande,
mais les choses ne se sont cependant pas passées ainsi : en 1917, le jardin fut
effectivement « rebaptisé » et nommé Victoria Square. Les autorités semblent toutefois
être revenues par la suite sur leur décision car la Collector’s Map de 192616 signale le
jardin sous le nom de « Bhattia Bag ».
109
52
De telles disputes sur les noms furent peu nombreuses à Bombay, peut-être parce que, en
dépit des noms officiels, les diverses fractions de la population connaissaient ces lieux par
d’autres noms et que leurs cartes des divisions de la ville étaient, de toute façon, très
différentes de celle de la municipalité. Mais savoir qu’existait le nom « Bhattiawad », par
exemple, permet d’imaginer l’une de ces cartes et invite à chercher par quelles
institutions les Bhattias structuraient leur localité. Dans North Fort, elles comprenaient
un lieu de culte utilisé aussi par d’autres groupes hindous, le Shri Govardhannathji ni
Haveli, construit sur Modi Street vers 189217. Et un hôpital, le Bhattia Plague Hospital, qui
fonctionna lors de l’épidémie de peste de 1896 (Campbell 1898 : 143-144).
Gérer les « demeures héréditaires [hereditary homes] »
53
Les résidents autochtones de Bombay avaient des secrets qui interdisaient de pénétrer
dans leurs mondes, mais la police coloniale, chargée du contrôle de la ville, était tenue de
reconnaître et comprendre ces autres mondes et ces autres mots. S.M. Edwardes, qui fut
Police Commissionner de 1909 à 1916, décrit la célébration annuelle du Muhurram dans
son histoire de la police de Bombay. Pendant de nombreuses années, la célébration donna
lieu à des effusions de sang. C’était le moholla, la principale institution qui organisait les
cérémonies, chacun des moholla-s collectant de l’argent pour construire et décorer son
tazia et son tabut, qui représentaient respectivement la tombe et le cercueil de l’imam
Hussein. Edwardes raconte :
Un toli, ou groupe de fidèles, était attaché à chaque tabut et l’accompagnait lorsqu’il
sortait pour la procession. […] Dans certains cas, ces tolis avaient peu à peu été
autorisés à atteindre une taille gigantesque, comme, par exemple, celui des
tisserands Julhai de Ripon Road (Madanpura) qui comprenait deux ou trois mille
hommes, tous armés de lathis [longs et forts bâtons] aux extrémités renforcées de
cuivre ou de plomb. De même, les fameux Rangari moholla (Abdul Rehman Street),
Halai Memon moholla, Kolsa moholla et Chuna Batti moholla pouvaient compter sur la
présence de plusieurs milliers de suiveurs (Edwardes 1923 : 182).
54
Le mot moholla, qu’utilise Edwardes, vient du persan mahalla et signifie une rue, un
district ou un quartier dans une ville (Sheppard 1917 : 11). La plupart de ces moholla-s
étaient aussi identifiés par une communauté particulière – le Halai Memon moholla, par
exemple, étant celui des Halai Memon – et les conflits entre moholla-s opposaient ces
communautés. Edwardes précise la localisation de certains moholla-s en donnant leur
correspondance avec des noms de rue officiels : Abdul Rehman Street est une rue
importante dont les Indiens nommaient différemment les différents segments, parmi
lesquels Rangari moholla ou rue des teinturiers ; Madanpura tient son nom de Madan, un
célèbre tisserand musulman de la caste des Julhai et ces derniers se rassemblaient dans ce
secteur bordé par Ripon Road. Dans un rapport de la municipalité, Kolsa moholla, par
exemple, est nommé « Kolsa street » mais, dans les listes officielles de noms de rue, on ne
trouve aucune mention de Halai Memon moholla (Administration Report… 1917-1918 :
125-133). Lorsqu’il ne s’agit pas d’une rue, mais d’un quarter comme Bhattia Wad, la
localisation et les limites d’un moholla peuvent nous rester inconnues.
55
Ces commentaires d’Edwardes montrent que certains officiels qui administraient la ville –
dans le gouvernement, la municipalité, l’armée, la police et le Bombay Port Trust –
avaient une image de la ville beaucoup plus complexe que celle de la plupart des
Européens.
110
56
Les dirigeants des communautés ou des castes étaient un lien important entre les
autorités coloniales et leurs communautés. Dès 1672, Gerald Aungier, un des premiers
gouverneurs de Bombay, mit en place des panchayat-s ou conseils chargés de gouverner
leur caste, de régler ses conflits internes et de définir des règles de conduites pour ses
membres (Gazetteer of Bombay… 1909, 2 : 61). Les hommes les plus en vue de la
communauté étaient élus au panchayat et, souvent, un ou plusieurs chefs de la
communauté représentaient celle-ci auprès des autorités en cas de conflit ou de pétition
(Masselos 1974 : 9-10). Lors des opérations de recensement, S.M. Edwardes dut faire appel
aux chefs de certaines « communautés bien connues » ainsi qu’à d’autres « personnalités
ayant une influence locale », pour qu’ils agissent comme médiateurs entre le personnel
du recensement et les populations locales (Edwardes 1901b : 2-3).
57
Certains officiels britanniques avaient de la sympathie pour les communautés locales et
intercédaient parfois auprès du gouvernement en leur faveur, mais le régime colonial ne
tolérait guère d’opposition dans ses propres rangs. En témoigne le cas du projet n° 37 du
City of Bombay Improvement Trust, organisme créé pour assainir la ville après l’épidémie
de peste de 1896, qui consistait à ouvrir une rue de trente mètres de large dans l’est de la
ville18. Le 19 juin 1911, trente dirigeants des Memons, une communauté musulmane
sunnite, se rendirent en délégation auprès de Mr James Orr, président de l’Improvement
Trust, pour lui demander de revoir un projet qui présentait de graves inconvénients pour
leur communauté. Le tracé de la voie, en effet, passait à travers le quartier Memon,
Memonwada, détruisant plusieurs jamaat-s (assemblées) et mettant en cause la coutume
qui exigeait que les membres d’une même jamaat vivent à proximité les uns des autres
comme les membres d’une famille19. Un petit groupe de Memons s’adressa aussi à S.M.
Edwardes, alors Police Commissioner. Celui-ci, tout en déclarant à la délégation qu’il était
« très favorable » au projet, comprenait aussi leurs préoccupations et promit d’intercéder
en leur faveur auprès des autorités. En s’adressant à celles-ci, il admettait n’avoir aucun
titre à intervenir dans cette affaire, mais disait que, en dépit du fait que les Memons
étaient des « gens étranges » et lui avaient « parfois causé des ennuis – par exemple lors
du Muharram », il ne pouvait « s’empêcher de leur venir en aide ». Le projet, affirmait-il,
avait entraîné « beaucoup de ressentiment chez les Memons, la rue devant passer au
coeur de leur hereditary home (à Bombay) ». Bon connaisseur de ce groupe, Edwardes fit
aussi la « démarche inhabituelle » d’adresser un rapport officiel au gouvernement
exposant l’histoire et les coutumes des Memons, leurs institutions et leurs façons de vivre
à Memonwada. Si des membres de la communauté devaient être déplacés, il souhaitait
que tout le possible soit fait pour qu’ils soient réinstallés de façon à recréer la famille et la
vie communautaire qui auraient été perdues20.
58
Ce projet fut l’objet de beaucoup de controverses publiques et s’attira une importante
opposition. Orr, son auteur, admit dans un discours devant la municipalité qu’il ne s’était
pas rendu compte avant la publication du projet du nombre de Memons qui en seraient
affectés. Soucieux des « souffrances importantes » causées aux Memons du fait de leurs
« coutumes collectives particulières », il avait décidé de reconsidérer la question avec
soin. Mais il avait découvert que la situation était moins grave que les Memons ne le
prétendaient : environ dix mille d’entre eux vivaient dans le quartier affecté par le projet,
mais « seulement » un quart de cette population serait déplacé et des terrains adjacents
étaient disponibles pour sa réinstallation. Orr concluait qu’avec l’assainissement de leur
quartier et l’acquisition de terrains à proximité, « d’un mal résulterait beaucoup de bien »
pour les Memons21.
111
59
Edwardes fut rapidement convaincu du bien-fondé de la position des autorités, mais il
était néanmoins sensible au fait que la rue devait passer par « le cœur » de la « demeure
héréditaire » des Memons. Il comptait parmi les officiels qui témoignaient de la
sympathie pour les Indiens : alors qu’il parlait affectueusement des Memons comme de
« gens étranges », un autre officiel colonial stigmatisait « les Bohras [un groupe chiite] et
Memons ignorants, dont l’agitation est surtout une affaire d’intérêt »22. Orr, tout en
s’affirmant soucieux de préserver les modes de vie des Memons, ne comprenait
aucunement à quel point il était important pour eux de préserver l’intégrité de
Memonwada. Il s’appuyait sur les résultats du recensement pour montrer que le secteur
concerné, bien qu’il s’appelât « Memonwada », comprenait un faible nombre de Memons
et que le « Menton quarter au sens propre » était situé plus au sud 23. Et sa solution était
moins coûteuse que d’autres qui n’auraient affecté aucune communauté de façon aussi
brutale.
Rencontres entre anciennes et nouvelles divisions de
la ville
60
Les Britanniques acquirent des Portugais en 1661 un groupe d’îles qu’au cours des siècles
suivants ils relièrent entre elles par des chaussées et des digues. Les terres que celles-ci
délimitèrent furent peu à peu asséchées et l’île ainsi formée fut en outre agrandie par
d’autres assèchements le long des côtes, en particulier à l’est, entre Colaba et Sewri. Le
Hornby Vellard – dont la construction fut attribuée à William Hornby, gouverneur de
Bombay de 1771 à 1784, bien que les travaux eussent commencé dès la fin du XVIIe siècle –
franchissait le plus large des détroits entre Mahalakshmi et Varli. Après son achèvement,
des travaux d’assèchement qui se poursuivirent au long du XIXe siècle donnèrent
naissance à un secteur nommé « The Flats ». Un plan de Bombay des années 1812-1816
signale un secteur « inondé pendant la mousson » (fig. 2) et, en 1850 encore, les terres que
parcourait Clerk Road en direction de Mahalakshmi étaient un marécage pendant la plus
grande partie de l’année. La construction du Colaba Causeway reliant le sud de l’île de
Colaba à l’île de Bombay débuta en 1835 (Gazetteer of Bombay… 1909, 1 : 65-68 ; Sheppard
1932 : 74-75).
61
Ces îles, avec leurs villages de pêcheurs, temples, arbres, criques et collines ont donné aux
divisions de Bombay des noms qui sont encore utilisés aujourd’hui. En 1673, Gerald
Aungier étant gouverneur, les sept îles s’étaient réduites à quatre : Coloba ou Old
Woman’s Island ; la forêt de palmiers de Bombay : Mazagon, Parel, Matunga, Sion et
Dharavi ; Mahim ; enfin, Worli ou Varli (Gazetteer of Bombay… 1909, 2 : 65). Comme une
partie des îles était régulièrement inondée par la mer, les premiers écrits anglais sur
Bombay évoquent surtout Colaba, le Fort, l’Esplanade, Malabar Hill, Mazagon, Parel,
Mahim et Varli. De rares mentions sont faites de villages comme Sion, Sewri et
Walkeshwar, qui donnèrent par la suite leur nom à des divisions administratives. À
l’exception du Fort, de Malabar Hill, des zones asséchées et des noms de routes, le régime
colonial utilisait des noms indiens pour nommer ces espaces24.
62
Dans la terminologie ancienne des autorités coloniales, Bombay comprenait en 1727 deux
towns : Bombay et Mahim ; huit villages : Mazagon, Varli, Parel, Vadala, Naigam, Matunga,
Dharavi et Colaba ; ainsi que sept hamlets, deux dépendant de Vadala, deux de Dharavi et
trois de Parel. Il y avait en outre cinq quarters koli, les Kolis étant une population de
112
pêcheurs et les premiers habitants de ces îles (ibid. 1 : 30 25). La ville a également été
appelée kasba, d’un mot arabe qui désigne le chef-lieu d’un distria (Kosambi 1986 : 31),
comme en témoigne cette citation du XVIIIe siècle : « La valeur locative estimée de the town
or Kasba of Bombay était Xs. 30,424 26 » (cité in Edwardes 1901 a : 75). Quant au terme
« island of Bombay », il désigne l’île formée par les sept îles originelles. Par la suite,
Bombay fut souvent décrite par les mots town and island. Le rapport du recensement, celui
de 1901 par exemple, porte sur « Bombay (Town and Island) ». Toutefois, les trois volumes
du Gazetteer of Bombay City and Island, compilés par Edwardes et publiés en 1909 et 1910,
remplacent finalement town par city.
FIG.
2. Plan de l’île de Bombay (1812-1816). « The Island of Bombay […] by Captain Thomas
Dickinson ».
63
Le mot town était souvent utilisé aussi pour nommer des parties de Bombay. En 1775, pour
un voyageur du nom de Parsons, « the town of Bombay » était l’espace situé dans
l’enceinte du « Fort of Bombay ». Mais la même année, Forbes, auteur de Oriental Memoirs,
parle de « the Black Town » qui, à l’intérieur de la forteresse, contient les bazars (Gazetteer
of Bombay… 1909, 2 : 121-123). Pour l’un, town désigne la partie urbanisée de Bombay, le
Fort, pour l’autre, une partie déterminée de celui-ci. Au XVIIIe siècle, se développa un
secteur nommé « Madagascar Town », un quartier d’esclaves sur la rive de Back Bay. Il
surgit lorsque à partir de 1736 des esclaves furent importés de Madagascar et il disparut
avec ce commerce qui dura pendant une quarantaine d’années (Sheppard 1932 : 121).
Nous avons déjà indiqué qu’une black town ou native town se développa au-delà de
l’esplanade, particulièrement après 1803. Edwardes, pour sa part, utilise le terme town
pour évoquer toute la zone d’expansion urbaine : « The town s’étendait peu à peu sur les
terres asséchées les plus hautes, vers l’ouest le long de Back Bay et vers le nord en
direction de Byculla […] » (Edwardes 1901a : 115).
113
64
En 1864, un an avant d’instituer une municipalité, la Bombay Municipal Corporation, le
gouverneur définissait le territoire de celle-ci comme « The Island of Bombay and Colaba
and Old Woman’s Island », en le subdivisant ainsi : « Colaba, Fort, Mandvi and Bunders,
Bhuleshwar, Breach Candy, Malabar Hill, Kamathipura, Mazagon Mount, Chinchpokli,
Mahim Woods et Matunga » (Times of India cité in Edwardes 1901a : 134). Après qu’en 1865
le Municipal Commissioner eut divisé la ville en dix wards, Mandvi, Umarkhadi et le
secteur qui les entourait furent appelés « The Old Town » et le secteur qui s’étendait entre
eux et Byculla prit le nom de « The New Town » (Gazetteer of Bombay… 1909, 1 : 30-31). On
ignore toutefois si la population utilisait ces termes27.
65
Sur son passage, l’urbanisation rencontrait et absorbait d’anciens villages : Cavel, au
centre de l’île, était l’un deux. Situé au nord de l’Esplanade, ce village couvrait l’ensemble
d’un secteur qui, à la fin du XIXe siècle, se trouva scindé par Kalbadevi Road entre Cavel
proprement dit et l’ancienne Hanuman Lane. Cavel était jadis presque entièrement
occupé par les Kolis, qui furent convertis au catholicisme par les Portugais. Cavel serait
une déformation due aux Portugais de « Kol-war », hameau des Kolis (Da Cunha 1900 : 7),
ou bien une déformation du mot portugais capela, chapelle. Sheppard indique que en 1917
encore, les Goanais, communauté venue de la possession portugaise de Goa, associaient
Cavel à l’église connue sous le nom de « Cavel Church » ou « Nossa Senhora de Saude »
(Notre-Dame de la Santé), construite comme église de famille au plus tard en 1794. Le
nom autochtone de la localité est « Gaewadi », gae signifiant vache et étant de genre
féminin, d’où wadi, féminin de wad, quartier. Sheppard pense que ce nom vient de ce
qu’on y vendait jadis de la viande de bœuf : en 1917, il restait encore une ou deux
boutiques dans la localité. L’autre explication qu’il propose est que des vaches étaient
élevées à cet endroit (Sheppard 1917 : 43 ; Da Cunha 1900 : 8).
66
Si l’origine exacte du nom « Cavel » est sans importance, il est intéressant, en revanche,
que deux histoires liées et concurrentes soient attachées à ce nom : celle des Kolis et celle
des Portugais et de l’Église catholique. Gae signifiant vache en hindi, en gujarati et en
marathi, le nom « Gaewadi » pouvait être utilisé par diverses communautés : je le
regarderais volontiers comme un commentaire sur la vente de bœuf et les pratiques
alimentaires d’un groupe par d’autres groupes qui, étant hindous, ne mangent pas cette
viande. Lorsque Da Cunha, originaire de Goa, visita Cavel pour la première fois en 1860,
c’était le cœur de la communauté catholique de l’île, et celle-ci grossissait chaque année
d’immigrants venus de Bassein, Salsette, Daman et Goa, qui s’employaient à Bombay
comme domestiques (Da Cunha 1900 : 7-8). Au tout début du XXe siècle, une publication
officielle affirmait que « les Goanais et les indigènes chrétiens sont très attachés à Cavel,
l’ancien foyer [home] de certains des premiers convertis au catholicisme romain » (
Gazetteer of Bombay… 1909, 1 : 200). Mais ce n’était plus tout à fait vrai. Une dizaine
d’années auparavant, da Cunha écrivait déjà : « Cavel, jadis le siège des chrétiens
convertis par les Portugais, a été envahi depuis longtemps et est maintenant presque
entièrement occupé par les Vanias à l’aide du seul pouvoir de l’argent. » Ce n’était pas
seulement les Vanias – hindous appartenant à la caste la plus associée au commerce –
mais aussi les Bhattias – une autre puissante communauté de commerçants – qui s’étaient
installés en grand nombre dans le secteur et avaient déplacé les Kolis et les catholiques.
Ces mêmes Bhattias qui s’agitaient en 1913 contre le changement de nom de « Bhattia
bag » contribuèrent ici à remplacer les petites villas aérées et leurs jardins plantés de
croix par des immeubles locatifs massifs privés d’air et de lumière (Da Cunha 1900 : 8 ;
Gazetteer of Bombay… 1909, 1 : 200). Cavel était depuis longtemps dépassé. Lorsqu’en 1872
114
la municipalité divisa les wards en sections, Cavel fut scindé entre B Ward et C Ward et
entre les sections de Dhobi Talao et de Market (Gazetteer of Bombay… 1909, 1 : 200). La
localité fut par la suite prise entre deux grands axes, Kalbadevi Road et Girgaum Road, le
secteur historique de Cavel étant considéré comme situé dans la section de Dhobi Talao (
ibid. : 31)28. « Market » évoquait les trois marchés aux tissus qui se trouvaient dans cette
section, mais signalait peut-être aussi aux catholiques, ceux que Da Cunha appelait « la
gentry rurale la plus ancienne de Bombay », que l’argent et le marché régnaient désormais
sur l’île et qu’ils devaient leur céder la place.
67
En 1909, le gouvernement commença à mettre en œuvre une politique qui visait à
réserver la rive ouest aux classes riches et devait marquer le développement de la ville
pour les vingt années à venir (Report on the Development Plan… 1964 : XXVIII). Ses effets se
font encore sentir aujourd’hui, les rives est et ouest étant marquées par une différence de
classes.
68
Le gouvernement avait autorité pour délimiter et nommer les divisions officielles de la
ville, mais les résidents de celle-ci, Britanniques et Indiens, la divisaient autrement. Leurs
manières d’imaginer ces divisions étaient intimement liées à leurs expériences et à leurs
savoirs à l’égard de la ville. Les Britanniques ont décrit Bombay dans de multiples
comptes rendus, mais les préjugés de la culture coloniale limitaient leur implication dans
la ville. Les Indiens avaient une autre façon de diviser celle-ci, en utilisant un cadre qui
comprenait des temples, des églises et des mosquées, des réservoirs, des statues et des
voisinages. Ils témoignaient ainsi de leur appropriation et de leur connaissance intime de
Bombay, et jouaient un rôle créatif dans les façons d’en nommer les parties. Ces noms et
ces divisions n’appartenant pas au discours officiel, ils étaient parfois éphémères et
furent oubliés, ou bien ignorés et effacés par les autorités. Sans doute, le pouvoir des
autorités coloniales et des habitants britanniques sur le système du savoir leur assurait
que les noms qu’ils avaient choisis survivraient. Mais les Indiens ordinaires, ceux qui
« fixaient » la statue de Kala Ghoda, pat le pouvoir de l’usage quotidien et de la mémoire,
nous ont aussi laissé en héritage leurs noms et leurs divisions de la ville.
BIBLIOGRAPHIE
Bibliographie et sources
Bibliographie
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117
MACKINTOSH , Sir James. Memoirs of the life of Sir James Mackintosh, édité par son fils, Robert James
Mackintosh. Londres, E. Moxon, 1835.
NOTES
*. La rédaction de ce chapitre fut rendue possible par une subvention de la Taraknath Das
Foundation, à laquelle je suis très reconnaissante pour son aide. Je remercie Christian Topalov
pour ses utiles commentaires sur les versions successives de ce texte, ainsi que Dell Upton,
Barbara D. Metclaf, Thomas R. Metcalf, Emily Meredith, Vandana Date et Andreas Ferreira Clüver
pour les leurs. Je remercie aussi Ved Prakash Vatuk pour son aide dans la clarification de l’étymologie de certains mots hindis et sanscrits.
1. Sur les origines du Shiv Shena, voir Gupta 1982 : 39-69. Le mouvement naquit officiellement à
Bombay en 1966, sous la direction charismatique d’un auteur de bandes dessinées, Bal Thackeray.
À la fin des années 1950, celui-ci commença à produire son propre hebdomadaire, Marmik, qu’il
utilisait pour propager une idéologie fondée sur l’idée que les Maharastriens étaient dépossédés
des emplois et des potentialités économiques par les non-Maharastriens qui immigraient en ville.
Ses cibles furent d’abord les Indiens du Sud, puis les migrants des autres régions et les
musulmans. Après cinq ans de lutte, l’État monolingue du Maharasthra fut créé en 1960 avec
Bombay pour capitale, son territoire étant découpé entre les deux régions linguistiques du
Maharasthra et du Gujarat. « Shiv Shena » signifie « l’armée de Shivaji », célèbre roi guerrier du
Maharasthra au XVIIe siècle.
2. On rendra « Bombay Municipal Corporation » (instituée en 1865 par le gouverneur
britannique) par « municipalité », municipal commissioner (de l’époque coloniale) par « membre de
la municipalité », et corporator (contemporain) par « élu municipal ». On rendra governement
tantôt par « gouvernement », tantôt par « autorités coloniales », entendant par là l’ensemble
constitué par le gouverneur et ses services, l’armée et la municipalité. (NdT.)
3. Les termes anglais qui expriment les divisions de l’espace urbain ont rarement des équivalents
exacts en français. Area (qui dans certains contextes signifie simplement « surface ») est le terme
le plus neutre pour désigner une partie ou région de l’espace : on le rendra par « espace »,
« lieu », « endroit » ou, lorsque la notion d’étendue est importante, « secteur ». District est plus
déterminé et implique une notion de limite, éventuellement fixée par des autorités : on le rendra
par « distria » ou « zone ». Dans son acception générale, section sera rendu par « partie ». Quarter
renvoie à un lieu ou une région habitée, souvent par un groupe particulier : on le rendra par
« quartier », bien que quarter n’ait ni la connotation administtative ni l’éventuelle connotation
affective du « quartier » français. Neighbourhood implique des rapports de proximité entre
habitants et sera rendu par « voisinage ». Ward étant un terme du vocabulaire administratif, on
ne le traduira pas, de même que section lorsqu’il est employé dans le même contexte. (NdT.)
4. Native, qui ne comporte pas de connotation péjorative dans l’anglais d’aujourd’hui, a été
traduit par « indigène » quand il s’agit du vocabulaire et de documents de l’époque coloniale et
par « autochtone » quand il s’agit des commentaires de l’auteur. Bombay étant une ville
d’immigrants, « autochtone » doit être entendu dans un sens très large. (NdT.)
5. Jardins plantés de cocotiers. Le mot oart, transformation du portugais orta ou horta, est utilisé
dans l’ouest de l’Inde (voir Sheppard 1917 : 12).
6. Joshi était un hindou de la caste des brahmanes, mais on ne connaît rien de plus à son sujet,
sinon que les Britanniques le récompensèrent de ses services en lui attribuant le titre
honorifique de « Rao Bahadur ». Voir aussi Joshi 1902.
7. Sur ce point, voir Sheppard 1917 : preface ; Gazeetter of Bombay… 1909, 1 : preface, i-iii ;
Edwardes 1901a : introductory note.
118
8. La compilation de Macnabb Campbell de matériaux sur Bombay fut publiée dans Bombay
Gazetteer, vol. XXVI, part III, cité par Sheppard 1917 : 55.
9. Voir par exemple les commentaires de Postans 1839 : 141-142.
10. Les Anglais rebaptisèrent des villes de la même façon : ainsi « Pune », en Inde de l’Ouest,
devint « Poona ».
11. Douglas fait référence à John Fryer, A New Account of East India and Persia in 8 Letters, Londres,
1698.
12. Da Cunha signale une substitution semblable de « Ganesh Candy » à « Ganesh Khind » dans la
ville de Pune par Sir James Mackintosh en 1804 (sa référence est Memoirs of the Life of Sir James
Mackintosh, Londres, 1835).
13. Le Muhurram est un deuil annuel observé surtout par les musulmans chiites pour
commémorer l’assassinat de l’imam Hussein, dernier petit-fils du Prophète, et de ses fidèles par
les forces de Yezued à Karbala. Au
XIXe
siècle, dans de nombreuses régions de l’Inde, parmi
lesquelles Bombay, les musulmans sunnites et les hindous prenaient part aux processions.
14. Voir par exemple Wacha 1920.
15. Sheppard cite Campbell in Bombay Gazetteer, vol. XXVI, part III : 595. On notera comment les
diférentes langues de Bombay se reflètent dans les noms : tamarinier se dit chinch en marathi
(d’où « Chinchpokli ») et amli en gujarati (d’où « Amliagal »).
16. Government of Maharashtra Secretariat Record Office, Elphinstone College Building, Mumbai.
« Collector’s Map of Bombay », 1926.
17. Enquête de terrain.
18. City of Bombay Improvement Trust, Scheme n° XXXVII : Sandhurst Road to Crawford Market
Road Street Scheme.
19. Mr James P. Orr to Sir George Clerk, 22 June 1911 et « Interview with Memons regarding
Scheme 37 », 19 June 1991 (archives manuscrites du General Department [ci-après GD], 1912,
vol. 45 : 31-33 et 35-37).
20. S.M. Edwardes to L. Robertson, 3 July 1911 (GD, 1912, vol. 45 : 47-51) et S.M. Edwardes to
Secretary of Government, No. 6180/6, 1 July 1911 (GD, 1912, vol. 45 : 55-63).
21. « Mr. Orr’s Speech in the Bombay Corporation Debate on 16 th and 20 th November », in
Selections… 1911 : 1 et 50.
22. « Demi-official correspondance responding to Governor’s comments », 2 July 1911 (GD, 1912,
vol. 45 :45).
23. Mr James Orr to L. Robertson, 4 July, 5 July, 6 August 1911 (GD, 1912, vol. 45 : 75-89 et 113)
24. Il faut cependant noter que, lorsque le pouvoir de Maratha fut écrasé en 1818 et que les
Britanniques acquirent de vastes territoires en Inde de l’Ouest, les parties les moins peuplées de
la Presidency of Bombay reçurent des noms anglais. Elles comprenaient des collines et
panoramas où les Anglais venaient souvent pour se protéger du climat de Bombay. Le paysage de
Mahabaleshwar, une sanitary station où le gouvernement de la Presidency siégeait pendant
plusieurs mois de l’année après 1828, est parsemé de noms anglais comme : Elphinstone Point,
Kate’s Point, Saddle Hill et Malcolm Hill (Life in Bombay… 1852 : 65-112).
25. Le rapport du recensement affirme par ailleurs qu’il y avait six grands Koliwadas à Bombay
(Edwardes 1901a : 75).
26. Le xerafim (Xs) était une monnaie portugaise qu’adoptèrent pendant un temps les
gouverneurs britanniques (Da Cunha 1874 : 294).
27. Pour compliquer encore les choses, ce qui avait été jadis « New Bombay » – secteur
d’immeubles imposants qui bordaient, entre Elphinstone College et Treacher & Co, le « stately
boulevard » construit après la destruction des murs dans les années 1860 – devait être appelé
« Frere-Town » (Wacha 1910 : 77), du nom du gouverneur de Bombay qui avait conçu et réalisé ce
projet, Sir Bartle Frere.
119
28. D’après Da Cunha, il semblerait que Cavel incluait le secteur de Old Hanuman Lane qui se
trouve au-delà du côté est de Kalbadevi Road, dans la section de Market.
AUTEUR
PREETI CHOPRA
120
Les divisions de la ville à Shanghai
(XIXe-XXe siècles)
Christian Henriot et Zheng Zu’an
1
Shanghai offre un cas d’espèce singulier pour l’étude des « divisions de la ville ». Bien que
toutes les villes puissent revendiquer une spécificité, Shanghai compte au nombre des
cités qui se sont développées à l’époque contemporaine sur la base d’une segmentation
très marquée de leur territoire. Nombre de cités d’Asie ont fait l’expérience du
colonialisme et d’une structuration de leur espace fondée sur la ségrégation. Bien qu’une
telle ségrégation ne fût pas absolue dans la plupart des cas, on distinguait bien souvent la
« ville indigène » de son pendant colonial, désigné par des termes différents selon les
villes et les pays. L’absence de désignation explicite ne préjugeait d’ailleurs nullement de
la réalité de la ségrégation spatiale (Delissen 2000). On retrouve à Shanghai ce moule
commun, porté à un haut degré par l’existence pendant près d’un siècle de concessions
étrangères qui ont laissé une trace, encore perceptible jusqu’à nos jours, dans l’espace et
dans les esprits.
2
Ce chapitre examine la manière dont les « divisions de l’urbain » ont été rendues en
chinois, en prenant la ville de Shanghai comme champ d’enquête. Notre analyse n’aura
donc pas une portée générale, applicable à toutes les villes de Chine. Néanmoins, si
certains termes sont spécifiques à Shanghai, toutes les expressions communes du
vocabulaire de l’urbain se rencontrent dans cette ville. Nous présenterons d’abord un bref
historique du développement de la grande métropole du bas-Yangzi. Nous étudierons
ensuite les mots appliqués aux grandes divisions de l’espace urbain au cours des deux
derniers siècles. Enfin, nous nous attacherons à cerner le vocabulaire né de l’intervention
du pouvoir, notamment à la suite de mesures de réforme territoriale ou administrative, et
celui qui est issu de la langue vernaculaire, en mettant en lumière les manières qu’ont ses
habitants de percevoir l’espace urbain.
121
De la ville fortifiée à la métropole internationale :
fragmentation, expansion, intégration
3
À la veille de son ouverture forcée par les puissances européennes en 1845, Shanghai est
un centre commercial prospère qui abrite entre 300 000 et 350 000 âmes. La ville tire sa
richesse du commerce du coton, que la région environnante produit en abondance, et de
son rôle de plate-forme d’échanges et de transbordement entre les provinces de
l’intérieur et les autres régions côtières. Elle se situe cependant encore derrière Suzhou,
le principal centre urbain de la région du bas-Yangzi. Les effets conjugués des ravages
causés par la révolte des Taiping (1851-1864) – Suzhou est rasée – et de l’ouverture du
port au commerce avec l’étranger renversent définitivement la hiérarchie urbaine de la
région. À l’arrivée des Occidentaux, Shanghai est constituée de sa partie centrale,
protégée par une longue muraille circulaire, et de faubourgs plus ou moins développés,
essentiellement au sud et à l’est, le long des rives du fleuve Huangpu (fig. 1). La plus
grande partie de la population vit à l’intérieur de la ville fortifiée, parcourue de multiples
canaux, où sont concentrés tous les bâtiments officiels et les principaux temples. Les
faubourgs sont composés d’habitat plus ou moins précaire, d’ateliers divers et
d’entrepôts.
4
Le destin urbain de Shanghai change avec l’implantation successive à sa périphérie
septentrionale, des concessions anglaise (1846), américaine (1848) et française (1849). Les
deux premières ont fusionné en 1863 pour donner naissance à la concession
internationale, tandis que la concession française optait pour la préservation de son
autonomie politique et territoriale. Situées à l’origine sur des terrains agricoles et des
marécages, les concessions se sont étendues à plusieurs reprises. Alors qu’elles ne
représentaient qu’une infime partie de la zone urbanisée et de la population d’origine, les
concessions ont connu un développement soutenu au point de surpasser les quartiers
chinois en surface et en population vers 1910, voire dès le tournant du siècle. L’expansion
urbaine de Shanghai ne s’est toutefois pas limitée aux concessions étrangères. Des
quartiers nouveaux sont apparus au nord et à l’ouest des concessions, en territoire sous
juridiction chinoise. Le noyau de ces quartiers était les villages environnants,
progressivement assimilés, mais dont on retrouve clairement la trace dans la trame
urbaine (Ged 1997).
5
Pendant plusieurs décennies après l’implantation des concessions étrangères, l’espace
urbain de Shanghai a ressemblé à une mosaïque en trois morceaux, qui s’ignoraient
mutuellement. Le rapprochement inexorable de leurs frontières respectives, lié à
l’urbanisation de leurs territoires, a entraîné une fusion progressive de cet espace urbain
segmenté pour donner naissance à la ville de Shanghai (Johnson 1995 ; Meyer 1985).
Toutefois, pendant près d’un siècle (1849-1943), les trois principales composantes de la
cité – concession française, concession internationale et municipalité chinoise – ont été
administrées de manière indépendante, selon des règles différentes (ou sans règles) et
sans le moindre effort sérieux de coordination. L’espace sous juridiction chinoise s’est
trouvé écartelé entre le pôle d’origine – la ville fortifiée – et les nouveaux quartiers du
nord (Zhabei, Hongkou) et de l’ouest. Les concessions étrangères sont devenues le
véritable cœur de la ville, tandis que la ville fortifiée – la muraille est rasée en 1912 – était
marginalisée et ravalée au rang de simple quartier.
122
FIG. 1. Shanghai : la vieille ville fortifiée et ses faubourgs vers 1870.
6
Shanghai a vécu sur ce mode d’administration tripartite jusqu’à la fin de la guerre sinojaponaise en août 1945, même si les concessions ont été formellement rétrocédées au
régime chinois de collaboration en juillet 1943. Les années de guerre civile qui ont suivi
n’ont pas permis à la ville de prendre un caractère marqué qui se distingue du passé, bien
que des plans ambitieux aient été dressés par le pouvoir nationaliste victorieux
(MacPherson 1995). L’année 1949 marque un second basculement fondamental, mais à
l’exact opposé de ce qui s’était produit après 1842. Le régime communiste qui s’installe
adopte une politique délibérément anti-urbaine, les villes étant perçues comme des lieux
de consommation et de dissipation des richesses matérielles produites par les masses
laborieuses. Les nouveaux dirigeants reprochent aussi à Shanghai, outre cette tare
fondamentale portée au plus haut point, son péché originel, sa naissance issue d’une
union honnie avec les puissances impérialistes. La ville est soumise à un régime drastique
de reconversion en citadelle industrielle révolutionnaire (Howe 1993).
7
Le régime communiste a repris de son prédécesseur nationaliste la conception d’une
municipalité à deux niveaux, une zone urbaine restreinte et une large zone rurale. A la
différence de son prédécesseur, toutefois, il en a fait des zones quasi étanches. La mise en
place d’un système rigoureux de contrôle de la population, dûment enregistrée comme
« urbaine » ou « rurale », se traduit par la disparition progressive de toute mobilité
résidentielle entre les deux parties de la ville, et plus encore entre la ville et les zones
rurales extérieures à la municipalité. Avec la confiscation de la quasi-totalité du parc
immobilier et l’institution de tickets de rationnement pour tous les biens essentiels, la
population perd toute liberté de mouvement. L’emploi, le lieu de résidence, le
rattachement au « pré carré » urbain – un statut privilégié – relèvent désormais du
pouvoir politique et de sa bureaucratie. Les mesures de contrôle des autorités
n’empêchent cependant pas un accroissement régulier de la population, résultat d’une
123
démographie vigoureuse jusqu’au milieu des années 1970. Pendant les trente premières
années du régime, la configuration générale de la ville a peu changé, sinon à ses marges,
avec l’érection en grappe de barres d’immeubles destinées aux nouveaux prolétaires.
8
La fin de l’hibernation urbaine s’est amorcée au début des années 1980 avec l’extension
des réformes au secteur moderne de l’économie et, par suite, aux villes. À Shanghai, le
dégel a été particulièrement lent. La métropole a manqué le premier train de réformes
faute d’une direction ambitieuse et visionnaire, faute aussi d’une autonomie que lui a
longtemps déniée le pouvoir central (Henriot 1991a). Le véritable réveil s’est produit
après 1990 avec, sur le plan urbain, l’adoption du vaste projet de développement de
Pudong. En l’absence de moyens de franchissement du fleuve, la rive orientale du
Huangpu était restée à l’état de jachère urbaine, malgré l’existence d’installations
portuaires et de quelques cités ouvrières (Williams 1995). Dès lors, c’est toute la ville qui a
été prise d’une frénésie de démolition et de construction. Les habitations anciennes
disparaissent par quartiers entiers. Des milliers de tours et de gratte-ciel remodèlent non
seulement la ligne d’horizon, mais toute l’organisation de l’espace urbain. Les repères
passés s’effacent et font place à un univers physique et symbolique inachevé, incertain et
fluctuant. La dernière décennie écoulée a davantage bouleversé la donne urbaine que les
quatre décennies de socialisme triomphant, voire que les trente glorieuses du premier
décollage urbain (1919-1949)1.
Dénominations et divisions de l’espace à Shanghai
9
Nous examinerons dans cette partie les registres de termes employés pour désigner les
parties constitutives de la ville, qu’il s’agisse du langage « informel » ou des
dénominations qui ressortissent au langage officiel de l’administration. Ces deux registres
se croisent sans s’interpénétrer totalement. Pour la période antérieure à 1949, nous
étudierons comment les différents locuteurs – Chinois et Occidentaux – désignaient les
espaces où ils vivaient et où les « autres » vivaient. Force est de constater que, bien qu’il y
eût des recoupements, liés au recours au langage officiel, les termes utilisés
respectivement par chaque groupe renvoyaient à une conception différente de la ville, de
la même ville.
La ville fortifiée
10
La ville fortifiée constitue le bloc urbain originel qui a dominé Shanghai pendant des
siècles. La muraille, érigée au XIIIe siècle, n’avait pas seulement une vocation politique et
de défense, elle instituait de fait l’espace urbain. Dans la Chine impériale, la muraille
symbolise l’élévation d’un centre urbain au rang de « chef-lieu » d’un comté (xian). C’était
un privilège exclusif accordé par le pouvoir central. Les monographies locales (difangzhi)
du XVe au XVIIIe siècle ne font mention que de xiancheng (chef-lieu fortifié), qui désigne le
centre administratif du comté protégé par sa muraille (cheng). Les cartes ne font pas
encore mention de faubourgs. Au XIXe siècle, le vocabulaire qui désigne cet espace et ses
autres parties constituantes est issu du temps long et reflète la manière dont les traits
physiques majeurs de la ville ont imprégné le langage. L’élément distinctif par excellence
reste la muraille qui enserre la ville, ou plus exactement le « compartiment » (chengxiang)
à l’intérieur de la muraille. Celle-ci délimite l’intérieur et le dehors, le « dans la ville » (
chengxiang nei) et le « hors la ville » (chengxiang wai), la « vraie » ville et ses faubourgs. Il
124
est difficile de dater l’apparition de ces quartiers extérieurs car les cartes officielles
omettent délibérément les faubourgs (fig. 2). Aux yeux des mandarins, la ville, c’est-à-dire
le siège du pouvoir que sanctionne le privilège de la muraille, n’existe qu’à l’intérieur de
celle-ci. Dans les représentations cartographiques produites par les élites locales, en
particulier les « gazettes locales », les faubourgs sont en revanche bien pris en compte
(fig. 1), mais leur datation reste problématique.
11
Les témoignages sur la vie dans la ville fortifiée opèrent toujours la distinction entre
l’intérieur (nei) et l’extérieur (wai) pour désigner un lieu particulier. Les cartes chinoises
produites à la fin du XIXe siècle ont progressivement fusionné les deux notions pour
désigner la ville dans son ensemble (Shanghai chengxiang neiwai), à l’exclusion des
concessions étrangères2. Le terme est devenu une expression figée qu’utilisent par
exemple les notables locaux qui mettent sur pied en 1905 la première administration
municipale chinoise. Celle-ci s’appelle Chengxiang neiwai zong gongchengju (Bureau
général de construction des rues de la cité). Le terme est resté en usage jusqu’à la
destruction de la muraille en 1912. Ensuite, la distinction entre « dedans » et « dehors »
n’ayant désormais plus lieu d’être, elle a disparu. En outre, l’emprise croissante des
concessions a miné le statut même de cet espace.
12
La croissance de la métropole, en particulier celle des concessions, entraîne une
redistribution des rôles et des appellations. Les termes nouveaux qui apparaissent pour
désigner des espaces spécifiques à l’intérieur de la ville sont parfois liés à des évolutions
politiques ou institutionnelles. Dans les quartiers nord, les notables tentent au tournant
du siècle de prendre en main l’administration urbaine que néglige la bureaucratie
impériale et que menacent les concessions. Au sud de la rivière Suzhou, deux hameaux,
Laozhao (vieille écluse) et Xinzha (nouvelle écluse) ont donné naissance à un embryon de
quartier au début du XIXe siècle. Ils ont été incorporés à la concession internationale en
1899. Pour prévenir une nouvelle extension, les notables locaux forment en 1900 un
organe d’administration des quartiers « au nord de l’écluse », donnant naissance à une
nouvelle division pérenne de l’espace urbain, « Zhabei ». Au sud de la ville fortifiée, les
faubourgs acquièrent une identité distincte et sont de plus en plus souvent appelés
« Nanshi » (marché du sud), par opposition à « Beishi » (marché du nord), qui désigne
initialement les concessions, puis Zhabei (Shanghai zhinan 1914) 3. L’espace intermédiaire
— les faubourgs de l’est, le long de la rivière —, est désigné du nom de « Shiliupu » (les
seize boutiques). Progressivement, pourtant, l’ensemble urbain méridional tend à se
fondre en une seule entité indistincte qui ne s’oppose plus qu’aux concessions4. Ainsi, au
début des années 1920, « Nanshi » désigne toute la zone située au sud et à l’est de la
concession française, y compris l’ancienne partie fortifiée5. « Shiliupu », bien que resté en
usage, n’a plus désigné qu’une partie de « Nanshi ».
125
Fig. 2. Shanghai : la vieille ville fortifiée et ses principaux édifices vers 1840.
13
Les différentes parties de l’espace urbain sous juridiction chinoise étaient toutes
désignées par un toponyme dont la source était le nom du village principal du lieu, noyau
du nouveau quartier. Ainsi Hongkou, Xujiahui, Xinzha sont autant de hameaux qui ont été
grignotés, puis absorbés. Hongkou, qui est inclus dans la concession américaine, ou
Xujiahui, base des missionnaires jésuites, sont restés des quartiers à part entière, alors
que Xinzha a perdu toute existence propre pour se fondre dans la trame urbaine. On
pourrait citer bien d’autres noms de villages encore présents au milieu du XIXe siècle qui
n’ont laissé, au mieux, qu’un nom repris plus tard par l’administration municipale
chinoise pour désigner un arrondissement urbain. Au tournant du siècle, la ville sous
juridiction chinoise est constituée de deux entités urbaines majeures, Nanshi, l’ancienne
ville fortifiée et ses faubourgs, au sud et Zhabei au nord.
14
Certaines expressions ont connu des fortunes plus diverses, sans toutefois réussir à
pendre racine. Elles sont nées spontanément, plutôt qu’à la suite d’une intervention du
pouvoir politique. On peut citer dans cette catégorie les quatre expressions « Hudong »
(Shanghai-est), « Hubei » (Shanghai-nord), « Huxi » (Shanghai-ouest) et « Hunan »
(Shanghai-sud). Dans ces termes, hu est un mot ancien qui désigne à l’origine une sorte de
piège à poissons et qui désigne le lieu où s’est érigé Shanghai6. Seules les trois dernières
expressions ont reçu une onction officielle, mais à des époques différentes : « Hunan » en
1927-1937, pour désigner le grand arrondissement urbain du sud, et « Huxi » en 1937-1945
7. « Hubei », qui désignait à l’origine les concessions, puis les quartiers au nord des
concessions, réapparaît brièvement pendant la guerre pour désigner l’un des
arrondissements du nord de la ville. « Hudong » évoquait les quartiers nord-est de la
concession internationale. De fait, ces termes désignaient des espaces trop vagues pour
faire vraiment sens, d’où leur caractère changeant et éphémère.
126
15
La manière dont les Occidentaux désignent la ville chinoise ne recèle pas la même variété
de termes. Au milieu du XIXe siècle, lorsqu’ils s’établissent au nord de la ville fortifiée, le
terme le plus usuel est celui de walled city, dont le sens est tout à fait neutre. C’est celui
qui est utilisé sur la plupart des cartes de l’époque. Un second terme est employé
concurremment, celui de native city, qui renvoie cette fois à un distinguo plus net entre
« nous » et « eux », entre Occidentaux et indigènes. L’expression est en partie paradoxale
car la population des concessions était constituée à près de cent pour cent par des
Chinois. Toutefois, dans l’imaginaire colonial, les uns bénéficiaient des bienfaits d’une
administration moderne, tandis que les autres vivaient dans un espace pour lequel le
terme d’« indigène » se suffisait à lui-même. Sur nombre de cartes produites par les
Occidentaux, la ville chinoise, avec ou sans ses fortifications, n’est tout simplement pas
représentée. Un trait circulaire définit un espace blanc dénommé native city ou « ville
chinoise » (fig. 3). Il va de soi que, comme pour les Chinois, l’expression walled city a perdu
sa raison d’être après l’arasement de la muraille. Les cartes, en revanche, continuent de
représenter Shanghai comme si les concessions en étaient la seule partie pertinente.
Les concessions étrangères
16
On retrouve la même dichotomie dans les manières dont les Occidentaux et les Chinois
désignaient les concessions étrangères, un terme lui-même connoté et biaisé comme on le
verra plus loin. Au début, le terme conventionnel zujie (concession) n’est pas utilisé. Les
Chinois lui préfèrent l’expression yichang (espace des barbares), tant dans la langue
courante que dans les documents officiels. Bien que le terme n’ait pas une connotation
méprisante dans la langue chinoise, les Occidentaux se sont émus de ce qualificatif et ont
demandé son abandon. Après 1858, les documents officiels n’en font plus mention, mais
elle subsiste encore longtemps dans le langage, avant d’être supplantée par yangchang
(espace des Occidentaux)8. Ce dernier terme a été décliné avec divers qualificatifs, en
particulier shili yangchang (espace des étrangers de dix li) 9 qui est resté, jusqu’à
aujourd’hui, une référence obligée à Shanghai pour désigner les concessions étrangères
du passé. Un autre terme, yangjingbang, a aussi servi à désigner l’espace occupé par les
étrangers : c’était le nom du canal qui séparait les deux concessions. Dans la seconde
moitié du XIXe siècle, jusqu’au comblement du canal en 1916, « Yangjingbang » constitue
une métaphore courante dans la presse et les livres pour nommer les concessions
étrangères (Wang 1870). Il convient d’ajouter « Beishi » (marché du nord), évoqué plus
haut, ou « Beili » (espace du nord) et « Hubei » (Shanghai-nord), termes éphémères qui
disparaissent pour ressurgir au XXe siècle, désignant alors les quartiers situés au nord…
des concessions (Zheng 1999 : 78-80).
17
Le terme officiel, zujie, s’est toutefois imposé dans la langue commune. Il faut relever
d’emblée qu’il véhicule un sens très différent de celui qu’ont adopté les Occidentaux. Zujie
signifie littéralement « territoire cédé en location ». Il n’implique aucune cession de
territoire. Les résidents occidentaux étaient des occupants pro tempore, même si les
termes des traités ne fixaient pas de limite au bail. Le terme zujie a naturellement été
décliné, selon l’époque, en fonction du nom de l’occupant principal (Yingzujie ou Yingjie
pour Concession anglaise, Meizujie ou Meijie pour Concession américaine, Fazujie ou Fajie
pour Concession française), avant de se fixer définitivement vers 1899 sur la simple dicho
tomie entre « Fazujie » (Concession française) et « Gonggong zujie » (Concession
internationale)10. Le terme de concession anglaise est toutefois resté en usage au début du
127
XXe
siècle, de même que « Hongkou » (« Hongkew » en anglais) pour désigner la
concession américaine.
FIG. 3. Plan de la Concession française de Changhai [Shanghai] (1934).
18
Chez les Occidentaux, les termes employés expriment à l’inverse leur volonté d’inscrire
fermement leur présence sur le sol chinois. Les Anglo-Saxons emploient le mot settlement,
tandis que les Français, plus péremp-toires encore, parlent de concession. Or il ne s’agit ni
de l’un, ni de l’autre. Settlement renvoie très clairement à une « installation humaine » –
pour prendre un terme du registre actuel – mais de type colonial. Le settlement était le
préalable à la colonisation d’un territoire « libre de population ». La concession traduit de
manière plus nette l’acquisition de territoire « concédé » à l’occupant. Or les termes
formels inscrits dans les traités, « leased territory » ou « territoire à bail », certes un peu
lourds, sont relégués dans le registre diplomatique et juridique. Au cours de la phase
initiale d’installation des concessions étrangères, le domaine français s’est acquis une
réputation sulfureuse en raison d’une concentration d’établissements comme les maisons
de jeux, les fumeries d’opium et les maisons de tolérance. La municipalité en a tiré une
bonne part de ses revenus pendant quelques années (Henriot 1997 : 311-313). Cette
notoriété peu glorieuse lui a valu le sobriquet de « Frenchtown » dans la presse de langue
anglaise et même dans la correspondance diplomatique britannique. Le terme désignait
indéniablement un espace mal policé. Il a rapidement disparu de la langue écrite avec la
réorganisation de la concession française sur des bases moins contestables. Un dernier
espace s’est introduit dans la langue, tant en chinois qu’en anglais ou en français, pour
désigner les extensions de facto des concessions au-delà de leurs limites formelles, à
l’ouest et au nord de la ville, dans les années 1920. Toutefois, les routes extérieures ou extrasettlement roads (traduit littéralement yuejie zhulu quyu en chinois) ne désignaient en fait
que l’extension occidentale, zone résidentielle par excellence des riches marchands
occidentaux. L’extension nord, habitée par la communauté japonaise, n’était pas incluse
128
dans cet espace mental, sauf pour les Chinois pour qui il y avait bien un double
empiètement sur leur territoire.
19
Les grands repères spatiaux qui viennent d’être énoncés sont ceux qui structuraient la
perception de l’espace urbain à Shanghai, avec des registres parfois communs, parce que
issus d’un vocabulaire technique ou politique, mais parfois aussi très divergents. Sur le
sens même des mots, la divergence de sens est tout aussi remarquable. Le fait le plus
notable est cependant cette forme d’exclusion mutuelle qu’on trouve de manière
caricaturale dans l’expression cartographique, mais aussi dans le binôme « indigènes /
Occidentaux » pour les étrangers ou « hua (chinois) / yang (étranger) » pour les Chinois.
Bien que la population chinoise fût dominante dans tous les quartiers de la ville, ses
habitants en avaient une carte mentale articulée autour de l’opposition « entre nous /
entre eux ». Enfin, comme nous le verrons plus loin, on note aussi une différence
fondamentale entre Occidentaux et Chinois dans la manière de se repérer dans l’espace.
Pour les premiers, les rues, avec leurs noms propres et leurs numéros, constituent le
point d’ancrage essentiel. Pour les seconds, les édifices publics, les parcs, et toutes sortes
d’éléments distinctifs – cela peut être un grand magasin – fournissent les marqueurs qui
guident les pas des citadins. Mais, pour trouver un médecin en urgence ou une maison
close, mieux valait bien connaître sa géographie locale !
Le nouveau Shanghai
20
La richesse de vocabulaire qui caractérisait le Shanghai prérévolutionnaire a fait place à
un registre plus banal et largement standardisé. De nombreux référents spatiaux ont
disparu, soit qu’ils aient été détruits (temples, guildes), reconvertis (champ de courses,
temples) ou rebaptisés pour être plus conformes à l’ordre nouveau. De fait, les divisions
administratives se sont progressivement imposées aux esprits et à la langue. Les termes
nouveaux qui sont apparus pour désigner des espaces spécifiques à l’intérieur de la ville
sont liés le plus souvent à des évolutions politiques ou institutionnelles. Ainsi l’ancienne
ville fortifiée, devenue « marché du Sud » (Nanshi) a perdu son aura commerciale pour
être rangée au registre de « vieille ville » (jiuchengqu ou laochengqu), comme on dirait le
« Vieux Lyon », mais sans la connotation sympathique que véhicule l’expression en
français (Huang 1995 ; Jiang 1995 ; Chen 1995). La « vieille ville » évoque la congestion des
voies, un habitat insalubre, la surpopulation. Elle est opposée à l’image des xincun
(nouveaux villages), qui sont construits à partir des années 1950 pour éliminer les taudis
et les bidonvilles ou pour absorber la croissance démographique (Shanghai shi penghuqu…
1965). Plus récemment, la propagande officielle a promu haut et fort les huayuan jumin
xiaoqu (quartiers-jardins de résidents), symbole de la nouvelle réno-vation urbaine, mais
le terme n’a pas fait florès dans le langage commun.
21
Après 1949, une expression est apparue spontanément au sein de la population, reprise
ensuite dans les écrits universitaires, pour différencier deux grands espaces. Cette
expression oppose le « coin d’en haut » (shang-zhijiao) au « coin d’en bas » (xiazhijiao), le
nord-est et le sud-ouest de la ville, sa zone industrielle et sa zone résidentielle. Les deux
coins ne sont pas égaux : au premier les pollutions sonores et chimiques dans un quartier
densément peuplé, hérissé de barres d’immeubles, sans espaces verts ; au second une
tranquillité relative, un habitat individuel (même s’il est surpeuplé) et les espaces verts,
les bonnes écoles et les meilleurs hôpitaux. Le « coin d’en haut » correspond au grand
quartier industriel historique de Shanghai, tandis que le « coin d’en bas » n’est autre que
129
l’ancienne concession française, dont l’héritage et les avantages ont été en partie
préservés au profit de la nomenklatura locale. Une autre dichotomie, opposant cette fois
les quartiers situés de part et d’autre du fleuve Huangpu, a vu le jour avec le lancement
du plan d’aménagement de la nouvelle zone de Pudong (Pudong xinqu) en 1990. Une
nouvelle opposition, née du génie de la bureaucratie, se situe désormais entre « Puxi » (À
l’ouest du fleuve), qui désigne tout l’ensemble urbain d’origine, et « Pudong » (À l’est du
fleuve), le nouveau Manhattan local en devenir Le premier terme de ce nouveau binôme
n’a pas pris dans la langue vernaculaire, ni même dans la presse, et reste l’apanage des
documents officiels et d’articles scientifiques. Sa faiblesse principale réside dans le fait
qu’il évoque un espace flou et indifférencié arbitrairement opposé à une zone qui
n’évoquait pas, il y a peu encore, un espace urbanisé. Le second, « Pudong », était au
contraire une notion bien ancrée11 – l’au-delà agricole du fleuve, la réserve verte de la
ville (fruits et légumes) – même si elle fut affublée du titre de « nouvelle zone » (il serait
plus correct de dire « nouvel arrondissement » au regard de la hiérarchie administrative
chinoise, mais sa taille démesurée – 500 km2 – appelle plus volontiers le terme de zone).
22
On a essayé ici de brosser un rapide état des lieux des termes employés pour nommer les
principaux espaces qui structurent la ville et qui reflètent leur perception par ses
habitants. En un siècle et demi, l’éventail des mots s’est élargi et diversifié, avant de
s’étioler avec l’endormissement de la ville après 1949. Les termes les plus connotés,
souvent en lien avec un caractère physique (canaux, muraille) ou symbolique (lieux de
perdition), ont disparu avec ce qui leur avait donné une raison d’être. De plus en plus, le
vocabulaire officiel s’est imposé à la langue de tous les jours, même si toutes les greffes
n’ont pas pris. Jusqu’en 1949, la perception de l’espace urbain par la population chinoise
est resté profondément ancrée dans un système de marqueurs physiques que le pouvoir
révolutionnaire a ensuite presque systématiquement détruits. Seuls les parcs ont survécu
à l’acharnement iconoclaste qui a effacé temples, lieux de culte, guildes, maisons de thé,
et autres lieux de la sociabilité chinoise.
Divisions administratives et perceptions de l’espace
Territoire municipal et administration urbaine
23
La Chine n’a pas de tradition historique d’administration municipale, bien qu’elle ait été
sans conteste la première société urbanisée, et à un haut degré, de la planète. Sous
l’empire, le territoire était découpé en sheng, fu, dao et xian, termes traditionnellement
rendus en français par « provinces », « préfectures », « circuits » et « comtés »12. Chacune
de ces entités territoriales avait à sa tête un représentant de l’Etat chargé d’administrer la
population, d’assurer la sécurité, de collecter l’impôt et de dispenser la justice. Cette
forme d’organisation de l’espace ne faisait pas de distinctions entre villes et campagnes. Il
n’y avait pas de « municipalités » en tant qu’entités administratives. Au contraire, le
territoire d’une même cité était bien souvent partagé entre deux comtés. Ainsi le
territoire de Shanghai avant la révolution de 1911 était partagé entre le comté de
Shanghai et celui de Baoshan. La ville de Canton relevait des comtés de Panyu et de
Nanhai. Il n’y avait aucune forme d’autorité municipale. À la fin du XIXe siècle, un
changement s’amorce avec le rôle croissant de l’intendant de circuit (daotai) qui fait
office, notamment aux yeux des résidents étrangers, de « maire ». D’autre part, cette
période voit aussi émerger des instances spontanées d’autogouvernement à l’initiative
130
des élites lettrées et marchandes locales (Elvin 1969 et 1974). Néanmoins, avant le
siècle, on ne peut pas parler d’administration municipale en Chine.
XXe
24
Sous l’empire, il n’y avait pas de division administrative formelle de la ville, hormis la
distinction, évoquée plus haut, entre territoire sous juridiction chinoise et concessions.
Au XIXe siècle, il ne semble pas davantage y avoir eu d’« arrondissements » ou autres
divisions spatiales. Toutefois, comme il fallait bien lever l’impôt et enregistrer la
population, des cartes ont été dressées qui montrent une division de l’espace en seize pu
(boutique), dont quatorze à l’intérieur de la muraille et deux à l’extérieur13. Il s’agit d’une
dénomination qui recouvre en fait le système traditionnel du baojia dans les campagnes,
qui avait pour seul objet d’enregistrer et de compter les habitants dans un territoire
donné. Il existait aussi à cette époque des notables locaux, appelés dibao (garants des
terres), qui faisaient fonction de « notaires » dans une zone délimitée. Les transactions
foncières étaient enregistrées auprès des ces représentants informels de l’administration
impériale, choisis sur la base de leur notoriété comme relais entre l’État et la population.
Au sein de la seule cité murée de Shanghai, il y avait plusieurs dibao, qui connaissaient
parfaitement leur portion de territoire dont la surface était nécessairement limitée. Bien
que ces personnages eussent reçu l’onction des autorités, qui en surveillaient l’activité, la
zone qui se trouvait sous leur juridiction informelle n’avait pas valeur de division
administrative. Ils ne détenaient eux-mêmes aucun pouvoir officiel au-delà de la
validation des titres de propriété foncière. Les divisions – en pu ou dibao – n’avaient donc
pas de fonction d’administration urbaine et ne constituaient pas une organisation
formelle de l’espace14.
25
Il faut attendre le début du XXe siècle pour qu’apparaissent des formes officielles de
division administrative de la ville. Ces instances nouvelles, qui découpent et définissent
l’espace urbain, vont engendrer aussi une recomposition du vocabulaire. Les premières
sont associées à l’installation d’instances municipales plus ou moins formalisées dans les
concessions étrangères. À Shanghai, les concessions internationale et française ont connu
des extensions successives en quatre ou cinq vagues entre 1849 et 1914. Pour administrer
les questions d’ordre public, d’hygiène et de construction, les autorités des concessions
ont divisé leur territoire en districts (concession internationale) ou secteurs (concession
française) qui portaient des noms indiquant soit leur localisation dans l’espace
(« Central », « Eastern », « Northern », « Western »), soit le nom des commissariats de
police qui leur étaient attachés (concession française). En chinois, ces divisions étaient
rendues par un même caractère, qu, qui désigne une « zone » délimitée, mais de taille
indéterminée. Ces « zones » constituent sans doute la première référence explicite à une
division administrative du territoire urbain en Chine.
26
L’instauration d’un tel système est plus tardive dans le reste de la ville. Après la formation
du gouvernement nationaliste en 1927, Nankin (la capitale) et Shanghai ont été désignées
« municipalités spéciales » (tebieshi) (Henriot 1991b). Il n’y avait alors pas d’autres
municipalités. Un texte réglementait l’organisation administrative et spatiale de ces deux
cités15. Toutefois, bien qu’il fût fait mention dans le chapitre II de ces règlements du
« territoire municipal » (shi quyu), il ne s’agissait que de la délimitation de ses frontières
extérieures. Le règlement ne faisait pas mention de délimitation d’entités au sein de la
ville. Trois ans plus tard, le gouvernement national a promulgué deux nouveaux textes :
la Loi d’organisation des municipalités spéciales (tebie shi zuzhifa) et la Loi d’organisation
municipale (shi zuzhifa)16. Du fait de leur portée générale, aucune de ces deux lois ne
131
définissait de limites territoriales générales, mais elles ne prévoyaient pas davantage de
modalités de partage des villes en arrondissements ou autres subdivisions de l’espace.
27
Finalement, en 1932, le gouvernement central a repris ces deux textes pour les fusionner
en une Loi d’organisation des municipalités (shi zuzhifa) (Zhonghua minguo… 1937 :
270-276). Ce nouveau texte, au contraire des précédents, exposait de manière très
détaillée les modalités de division de l’espace municipal et les organismes qui leur étaient
attachés. Ainsi une ville devait être divisée en qu (arrondissement), qui étaient euxmêmes subdivisés en fang (« quartier »). Ces derniers étaient à leur tour partagés en yu
(« section ») et en ling (îlot). Les qu et les fang étaient dotés d’organismes administratifs (
qugongsuo et fanggongsuo) et d’organes représentatifs en principe élus (assemblée
d’arrondissement et assemblée de quartier). Le terme employé pour désigner les
arrondissements qu’était le même que celui utilisé dans les concessions étrangères de
Shanghai et dans les villes chinoises à l’heure actuelle. Les fang devaient représenter un
dixième d’arrondissement.
28
En réalité, ce système n’était pas qu’une simple division administrative de l’espace, il était
aussi conçu comme un système de contrôle et d’enregistrement de la population (Henriot
1991 b : chap. II). La réglementation municipale du régime nationaliste intégrait la
division du territoire urbain au système de gestion de la sécurité publique. Les ling et les
yu ne constituaient pas tant des unités territoriales que des groupements de population.
Selon la loi, un ling comportait cinq foyers, soit vingt à trente personnes, avec un chef de
ling. Un yu comptait cinq ling, soit cent à cent cinquante personnes, avec un chef de yu. Un
fang comportait vingt yu, soit deux mille à trois mille personnes. En réalité, ce système
idéal n’a jamais été mis en œuvre. Le gouvernement municipal de l’époque rien avait pas
les moyens sur le plan politique et organisa-tionnel. En outre, il apparaît clairement que
ces « quartiers » n’étaient pas des entités naturelles, mais bien des constructions
administratives sans fondement social. Le seul élément tangible que l’on puisse retirer de
cette analyse est le souci récurrent des autorités chinoises d’instaurer dans les villes des
systèmes d’encadrement de la population17.
29
À défaut d’organiser le territoire municipal selon les canons de la loi, le gouvernement
municipal chinois de Shanghai a découpé son espace en sept arrondissements urbains (qu)
et en dix comtés ruraux (xian). Les arrondissements de Zhabei (Zhabei qu) et Nanshi
(Hunan qu) formaient les deux hémisphères de cet espace urbain auquel on a adjoint les
marges urbaines qui grignotaient encore à peine les cinq autres arrondissements classés
en zone urbaine (Pusong, Yangjing, Yinxiang, Fahua, Caojing). Shanghai offre le premier
exemple, en Chine, de formation d’une municipalité (shi) dotée d’un cœur urbain (la
« vraie » ville) et d’une large périphérie rurale, néanmoins administrée comme une partie
intégrante de la ville. La distinction arrondissement/comté (qu/ xian) soulignait une
différence de statut du point de vue administratif, mais ne posait aucun obstacle à la
mobilité de la population. Chaque arrondissement avait un nom propre fondé sur un
toponyme (Zhabei, Nanshi et le principal village dans chaque comté). En 1929, toutefois,
la municipalité met en œuvre un ambitieux plan d’urbanisation avec la création ex nihilo
d’un nouveau « centre civique » (shi zhongxin : un terme habituellement tendu pat
« centre-ville » en chinois contemporain) à la périphérie nord-est de la ville. Ce shi
zhongxin est élevé au rang d’arrondissement sous ce même nom (ibid. : ch. VII).
30
Cette structure a prévalu jusqu’en 1949 sans modification majeure, sinon dans la taille des
arrondissements, redécoupés à chaque changement de régime, et leur dénomination,
cependant toujours appuyée sur un toponyme18. Pendant l’occupation japonaise
132
(1937-1945), les puissances occidentales ont dû rétrocéder leurs concessions aux autorités
chinoises de collaboration. Celles-ci, soucieuses d’effacer de la langue toute référence à ce
passé, rebaptisèrent la concession internationale « arrondissement n° 1 » (diyiqu) et la
concession française « arrondissement n° 8 » (dibaqu). L’expression avait été créée par la
municipalité précédente, mais n’avait jamais été utilisée que dans ses documents
internes. La ville compte alors six autres arrondissements désignés par des numéros ou de
grand repères géographiques : Centre (shi zhongxin), Nord (Hubei), Ouest (Huxi), Pudong
nord (Pudong bei), Pudong sud (Pudong nan) et Nanshi.
31
Avant la République, l’administration impériale avait instauré le système dit du baojia, qui
était une forme d’organisation de la population à des fins de contrôle social. Néanmoins,
son application était très inégale même dans les campagnes et, dans les villes du sud du
pays, notamment Shanghai, il ne semble pas qu’il ait été sérieusement mis en œuvre 19. Les
études récentes d’histoire urbaine n’en font pas mention. Ce système n’a toutefois pas été
oublié par les régimes contemporains. Pendant l’occupation japonaise, les autorités de
collaboration ont, sous l’injonction de l’armée japonaise, instauré ce système dans les
villes qu’elles contrôlaient. Il reprenait dans les grandes lignes la trame des dispositions
de la loi de 1932. Seuls les noms ont changé (jia, bao, lianbao). À Shanghai, l’ensemble du
territoire municipal, concessions étrangères comprises, a été soumis à ce régime destiné à
prévenir tout acte de résistance à l’occupant. Des entités territoriales et humaines
nouvelles ont ainsi été créées à partir de blocs d’habitations (un îlot au centre de quatre
rues principales). Le système a été maintenu, sans grande efficacité, par l’administration
nationaliste après 1945. Celle-ci a par ailleurs procédé à un nouveau découpage des
arrondissements qui rayait définitivement de la carte les anciennes concessions. Ces
espaces « fonctionnels » n’ont jamais pris dans le langage usuel de la population qui,
hormis ses référents spatiaux traditionnels, se définissait par rapport aux
arrondissements officiels.
32
De l’exposé qui précède, il apparaît que dans la tradition administrative chinoise un
même mot a été le plus souvent employé pour désigner un espace délimité au sein de la
ville : qu (« zone »). Dans toutes les grandes villes, ce terme désigne ce que nous appelons
en général « arrondissement » en France. Les entités situées au niveau inférieur n’ont en
général pas eu de reconnaissance officielle. On a vu plus haut qu’il s’agissait plutôt de
petites communautés humaines constituées artificiellement, par une opération
comptable, à des fins de contrôle social. Ces systèmes n’ont jamais vraiment bien
fonctionné, hormis durant la période 1942-1945. Après 1949, le terme qu a été repris avec
le même sens d’arrondissement, mais il a connu une large extension de son champ
d’utilisation. Dans les années 1980, avec l’accélération de la croissance urbaine, le retour à
la planification urbaine et l’augmentation des problèmes sociaux de tous ordres, des
formes variées de « zone » sont apparues20. Elles relèvent toutes du registre de la langue
administrative et ne sont pas utilisées, sauf s’il s’agit d’une zone bien identifiée (zone de
développement scientifique et technique, équivalent approximatif de nos zones
industrielles).
33
L’organisation administrative de l’espace urbain dans les villes chinoises depuis 1949 n’a
pas connu de grands changements. Les grandes villes comportent des arrondissements
urbains (shiqu) et des arrondissements ruraux (xianqu) : on retrouve le même terme qu,
auquel est accolé tantôt « ville » (shi), tantôt « comté » (xian), la division territoriale de
base en Chine, en dehors des villes, pratiquement depuis les origines. Les grandes
municipalités sont donc restées divisées en arrondissements (qu) dont le nombre, au sein
133
d’une même ville, a pu varier dans le temps. Pékin comptait vingt arrondissements dans
les années 1950 contre dix à l’heure actuelle (et huit arrondissements ruraux). Au début,
les noms propres ont été abolis et remplacés par des numéros, comme dans les villes
françaises. Très vite, toutefois, chaque arrondissement a retrouvé un nom propre (Beijing
shiyong… 1992 : 8-9). À Shanghai, les arrondissements ont été fusionnés après 1954. La ville
n’en compte plus que vingt-deux contre trente en 1949, avec toujours la distinction entre
arrondissements ruraux (jiaoqu) et arrondissement urbains (shiqu)21. Ce dernier terme
désigne aussi la zone urbaine dans son ensemble. Les changements principaux opérés par
le pouvoir ont consisté en reclassements successifs de rural en urbain et inversement. La
tendance générale a cependant été l’inclusion de patries croissantes de l’espace rural
dans le territoire « urbain », même si les zones concernées n’avaient aucun caractère
urbain (le dernier exemple en date est la « nouvelle zone de Pudong », massivement
rurale).
34
Au niveau inférieur, chaque arrondissement est divisé en jiedao, terme qui signifie
« voirie, rue » dans la langue commune. Depuis 1949, il désigne un espace défini par ses
rues, d’où le choix du terme de « circuit de rues » pour le rendre en français22. Selon la
taille des villes, la taille des qu varie, tandis que celle des jiedao varie non seulement en
fonction de ce même critère, mais aussi au sein d’un même qu. Il semble que plus la
densité de population est élevée, plus la surface du circuit est petite. En général, il y a
cinq à six jiedao par qu. Les qu comme les jiedao sont dotés d’organes administratifs,
gouvernement d’arrondissement (quzhengfu) et bureau de circuit (jiedao banshichu). Pour
l’administration municipale, le partage administratif du territoite se limite à ces deux
niveaux. En dessous de ceux-ci, il existe une dernière subdivision qui, dans les villes du
nord, s’appelle pian (lot). Un lot est un territoire avec des limites définies, correspondant
à une unité du cadastre, mais il n’est pas doté d’organe administratif. Dans les documents
officiels (manuels, guides, annuaires statistiques, encyclopédies urbaines, etc.), le « lot »
n’est presque jamais mentionné23.
35
Cela étant, la Chine a une particularité : en dehors des services admnistratifs, le pouvoir
est représenté par des organes à caractère politique. Au niveau de l’arrondissement
comme à celui du circuit de rues correspond un comité du parti qui double l’appareil
municipal. Au-dessous du niveau des circuits, les résidents sont regroupés en jumin
weiyuanhui (comité de résidents) qui correspondent à une unité territoriale bien définie.
Cet espace n’est pas une instance administrative, mais son rôle est considérable, aussi
bien pour les questions de gestion des services de proximité que pour encadrer –
surveiller – la population (Guo 1992). Ce sont des entités de taille relativement homogène
en termes de population, mais très variables en termes de surface24.
L’espace dans la vox populi
36
Quelle que soit la culture – chinoise ou occidentale –, les habitants d’une ville ne
s’inscrivent pas dans un espace vide. Une ville représente pour tout individu un vaste
domaine d’opération. L’identité d’un individu est liée à son lieu de résidence (famille,
voisins, services de proximité, etc.), mais au sein de la ville, il est amené à fréquenter
d’autres espaces (emploi, achats, loisirs, etc.). Il se peut qu’il se rende aussi dans certains
magasins, restaurants, installations sportives, lieux de loisirs, maisons de thé, cinémas,
temples, etc., qui lui sont particulièrement familiers. De tous les lieux, celui qui lui est
sans doute le plus familier est son « quartier ». La question qui se pose est donc double :
134
quels référents spatiaux les Chinois utilisaient-ils à Shanghai ? Quelle conception ou
appréhension concrète du « quartier » possédaient-ils ? Comment le langage a-t-il
exprimé ces notions au cours du temps ?
37
Du point de vue officiel, la notion de « quartier » n’existe pas en Chine, à la différence des
villes françaises où le terme de quartier fait partie intégrante du lexique officiel des
municipalités. Selon l’époque, la ville se divise en arrondissements (qu), en circuits (jiedao
), etc., mais la notion générique de quartier n’apparaît pas. Du point de vue de l’analyse
sociologique, le contenu social concret respectif des arrondissements ou d’autres entités
est difficile à mesurer. Les divisions administratives ou politiques ne nous disent pas
grand-chose sur la perception concrète de l’espace et de l’environnement urbains par les
habitants eux-mêmes. La principale difficulté d’une telle recherche réside dans le manque
de matériaux historiques. La voix du peuple laisse souvent peu de traces dans les
archives. Nous avons approché l’identité territoriale des habitants au sein de la ville à
travers la presse, les guides, des textes littéraires ou encore les mémoires de résidents
célèbres. Ces sources se recoupent incontestablement sur la manière d’exprimer les
« repères » et le « quartier ».
38
Au XIXe siècle, à l’intérieur même de la ville fortifiée, il ne semble pas que les habitants
distinguaient des entités particulières ou quartiers. Les références à un espace donné
étaient exprimées par la mention d’une construction, le plus souvent un bâtiment, mais
aussi un pont ou une porte. On a indiqué plus haut que les lieux du pouvoir étaient
concentrés à l’intérieur de la muraille, de même que les principaux temples et nombre de
guildes professionnelles. Ces constructions étaient autant de repères qui désignaient en
général un espace plus large que la construction elle-même. Ainsi « Chenghuangmiao »
désigne tout autant le temple du dieu protecteur de la ville, que le parc formé par ses
jardins, ou tout le quartier alentour. On pourrait aussi citer « Jiumudi » ou « Kongzimiao »
(temple de Confucius). En l’absence de marquage des rues et des canaux, les ponts
constituent aussi un élément essentiel du repérage spatial. Enfin, les portes qui
permettent le franchissement de la muraille aux quatre points cardinaux sont aussi
utilisées comme un référent spatial essentiel car elles valent pour l’intérieur et l’extérieur
de la muraille25. Au début du XXe siècle, avec le comblement croissant des canaux, les
ponts ont perdu toute signification. Les portes, en revanche, bien qu’elles aient disparu,
ont continué de servir de référent spatial jusqu’en 1949.
39
Cette logique s’est appliquée à tout l’espace urbain à mesure qu’il s’est développé. Sous la
République, il se décline toujours en entités topony-miques qui ont d’ailleurs perduré
bien après l’établissement de municipalités modernes et n’ont véritablement disparu
qu’après 1949. La ville chinoise a donc des « quartiers » que la vox populi définit et désigne
à partir d’un « haut lieu » qui en constitue le centre. La notion neutre ou commune de
« quartier » n’existe pas ; il n’existe que des « lieux ». L’objet de référence peut être
extrêmement varié dans sa nature et son étendue : hôpital (renji yiyuan), imprimerie (
mohai shuguan), parc, temple (jing’ansi), champ de courses (paomachang), centre
d’amusement (da shijie), quais (nan matou, caojiadu), etc. Ces référents spatiaux ne sont pas
constants dans le temps. Ils peuvent disparaître, à la suite d’une restructuration urbaine,
avec l’entité qui lui a donné naissance ou au contraire lui survivre bien après sa
disparition (par exemple les « portes » de la muraille disparue, divers ponts comme
Baxianqiao, Nichengqiao, Xieqiao, Tilanqiao).
40
Il y a un renouvellement régulier des divisions de l’espace dans la carte mentale qui guide
les habitants de Shanghai. Certains termes se sont enracinés. Le plus célèbre est
135
« Waitan » ou « Bund » pour les étrangers. Ces termes, encore en usage aujourd’hui,
désignent la longue promenade, autrefois dotée d’un parc, le long du fleuve Huangpu.
Jusqu’en 1949, Jing’ansi (temple de Jing’an), Beizhan (gare du Nord), Baxianqiao (pont des
Huit Immortels), Laoximen (vieille porte de l’Ouest), Xujiahui, Shiliupu sont autant
d’espaces clairement définis, quoique sans existence formelle et, pour certains
(Baxianqiao, Laoximen), sans la moindre trace d’existence physique. Le processus est
partout le même : la formation d’un espace construit autour d’un lieu, parfois en relation
avec l’émergence d’un marché (shi), à mesure que la nappe urbaine s’étend vers
l’extérieur ou qu’une excroissance surgit spontanément et se fond ensuite dans le tissu
urbain. Xujiahui était un village éloigné des marges urbaines lorsque les jésuites s’y
installent en 1851 et contribuent à un développement urbain local. Le village est devenu
ensuite un quartier de Shanghai26.
41
À l’époque contemporaine, dans la presse ordinaire comme dans les revues académiques,
on ne trouve guère de trace de la langue populaire, ni même souvent de reflet de la vie
ordinaire des citoyens. De ce fait, il n’est pas très facile de rencontrer les termes employés
par les citadins eux-mêmes, sinon par une enquête orale directe qui était hors de notre
portée. Sur la base d’une approche limitée aux sources écrites, il semble que trois termes
soient principalement utilisés pour définir l’espace dans lequel les individus s’inscrivent :
arrondissement (qu), rue (lu) et ruelle (lilong). Selon la personne à laquelle on s’adresse et
son degré, supposé ou réel, de familiarité avec la ville concernée, on aura recours à l’un
ou l’autre terme.
42
L’arrondissement est toutefois une unité plutôt vaste avec laquelle un résident ne peut
guère s’identifier pleinement. Son univers de référence se situe à un niveau plus réduit.
Dans le cas de la Chine, le « circuit » pourrait apparaître sans doute comme un espace de
référence, un « quartier ». En réalité, la population ne considère pas le « circuit » comme
un « quartier ». Le jiedao a des fonctions administratives (enregistrement de la
population, formalités administratives diverses, contrôle de la natalité, etc.). Il a aussi une
dimension économique puisqu’il existe des entreprises de circuit (jiedao qiye). Certains
auteurs soulignent l’importance de cette dimension économique, notamment les
multiples stands de proximité qui servent la population résidente (Li 1994). De fait, un
jiedao n’est pas très grand : à Pékin, il compte en moyenne six mille résidents (Beijing
shiyong… 1992 : 15-18), à Shanghai, il en compte dix fois plus. On concédera que, à ce
niveau élevé, on ne peut guère parler de « quartier », même s’il s’agit d’entités de petite
taille (2,1 km2 en moyenne). Les citadins ont aussi parfois recours au terme de pian (lot),
qui correspond à un espace nettement plus réduit que le circuit. Son utilisation dans le
langage courant est avérée dans le nord de la Chine seulement. Il n’est jamais utilisé de
façon générique, mais en association avec un toponyme : « J’habite le lot Untel ». Un
« quartier » a toujours un nom propre, un « identifiant » qui souligne le lien
d’appartenance de la population à une zone donnée.
43
Si l’on se penche maintenant sur un échelon plus petit encore, on trouve un espace qui
représente à notre sens le véritable point focal de l’identité urbaine. Pékin est célèbre
pour ses hutong, Shanghai l’est pour ses lilong (appelés aussi longtang avant 1949) 27. Il est
incontestable que ces ruelles, qui désignent non pas une simple allée mais un ensemble de
venelles unissant plusieurs blocs d’habitations, représentent le lieu premier
d’identification des citadins à la ville. Même si cette unité est de taille plus réduite, c’est
celle qui s’approche le plus du « quartier » au sens français du terme. En effet, un lilong
n’est pas qu’un simple espace dans la ville, c’est aussi une communauté. Il y a une culture
136
du lilong, une architecture propre à cette forme d’habitat, un mode de vie qui amène les
résidents à des formes variées d’interaction. Enfin, chaque lilong porte un nom qui lui est
propre, choisi par le promoteur ou par les habitants, qui est censé le placer sous de bons
auspices : ruelle du bonheur, de la félicité, du bonheur du peuple, etc. Le choix est infini 28.
44
Lorsqu’on se plonge dans la littérature populaire, du moins celle d’avant 1949, les
adresses sont toujours formulées par référence à un lilong. Qu’il s’agisse de désigner le
domicile, des lieux de plaisirs, les coordonnées d’un médecin, de décrire la vie d’une
famille, c’est le lilong ou ses déclinaisons locales qui ressort toujours. Un lilong constitue
un espace réduit où vivent quelques dizaines de familles. Bien que cette unité spatiale soit
testée essentielle après 1949, elle n’a jamais acquis un véritable statut aux yeux des
autorités. On peut y voir le reflet de leur désintérêt pendant longtemps pour la « vie de
quartier », sinon à des fins de surveillance. Dans la Chine contemporaine, l’organisation
sociale qui a prévalu jusqu’à présent est plutôt l’unité de travail (danwei), devenue
l’instance de référence pour la vie quotidienne grâce aux services divers qu’elle apportait
à ses membres (logement, soins médicaux, produits alimentaires, etc.). Cette structure est
en passe de disparaître et entraînera certainement une modification des habitudes des
citadins. Toutefois, les lilong sont en train de disparaître eux aussi, sous les coups des
pelleteuses.
45
Dans les revues académiques et la presse officielle actuelle est apparue une nouvelle
notion, celle de « petite zone résidentielle » (zhuzhai xiaoqu, juzhu xiaoqu), pour désigner
de nouveaux espaces urbains. C’est un terme qui semble avoir été emprunté au russe
lorsque, dans les années 1950, par suite de l’influence soviétique sur la planification
urbaine et l’architecture, la Chine a adopté ce concept de « petite zone » (xiaoqu). À cette
époque, il faisait référence à des cités ouvrières ou à de petits ensembles résidentiels. Plus
tard, cette expression s’est diffusée dans les documents officiels. Dans les années 1960 et
1970, en revanche, avec le ralentissement de la croissance économique et le gel de la
planification urbaine, la notion de « petite zone » est tombée en désuétude. Avec les
années 1980, elle est réapparue avec force et s’est imposée rapidement dans la littérature
spécialisée et officielle (Wang 1994). Ce nouvel engouement pour les « petites zones » a
pris sa source dans les politiques de réforme urbaine des années 1980, quand des « zones
résidentielles » ont été sélectionnées par le ministère de la Construction pour servir de
points d’appui à une nouvelle politique de réhabilitation29. Celle-ci a suscité l’intérêt et la
curiosité des chercheurs30 et toutes les revues d’urbanisme ou d’études urbaines y ont
consacré de nombreux articles31.
46
Ces « zones » pourraient s’apparenter aux « quartiers » français, mais un examen de leur
structure et de leur contenu social révèle cependant très vite que ces entités ne sont pas
des communautés spontanées. On a bien là un terme qui relève du langage des chercheurs
et des praticiens de l’urbanisme. D’autre part, d’après la documentation examinée, ces
« zones résidentielles » ne sont pas des « quartiers » pris au hasard. Leurs limites sont
définies par les autorités : en général il s’agit d’un groupe d’immeubles sur un espace
délimité par quatre rues principales, un « block » au sens américain du terme. La plupart
sont en fait des grappes de grands ensembles et d’immeubles de taille diverse qui
correspondent aux cités ouvrières construites à la périphérie32. À Shanghai, le terme de
« zone résidentielle » a aussi été introduit par les techniciens de l’urbanisme, mais le
terme le plus usuel pour les cités ouvrières reste l’appellation xincun (nouveau village)
adoptée à partir des années 1950.
137
47
Ces « zones résidentielles » n’ont pas de limites précises, ni de surface de référence 33. Leur
population se situe autour de cinq cents à un millier de foyers (1 500-2 800 personnes)
(Liu 1994, Wang 1994, « Ba xiaoqu… » 1995)34. On peut imaginer que dans un tel espace
circonscrit, les résidents ont des relations sociales et des intérêts communs. Dans
certaines cités, les habitants ont été impliqués dans le processus de conception de la
rénovation de leur « zone résidentielle ». À travers des enquêtes et des courriers, les
résidents ont exprimé des avis et des suggestions. En même temps, les « zones
résidentielles » sont des unités définies arbitrairement par le pouvoir politique et
bureaucratique, dont l’objectif est d’améliorer les conditions de vie de la population
concernée et de faire de ces quartiers des zones modèles en y impliquant les meilleures
entreprises de construction et en y utilisant les meilleurs matériaux (Zhu & Shi Guozhen
1995). Les « zones résidentielles » sont donc avant tout une composante de chaque
municipalité dans son effort de rénovation urbaine, mais elles ne constituent pas de
véritables quartiers.
48
La tendance la plus récente en matière de catégories de l’urbain est le développement de
quartiers de villas (bieshu), un terme apparu dans les années 1920-1930 pour désigner un
habitat individuel bourgeois. Dans les années 1990, c’est un phénomène nouveau qui
révèle l’enrichissement croissant de la société urbaine chinoise et un désir d’échapper à
l’habitat collectif de piètre qualité. Ces espaces sont bâtis principalement à la périphérie
où les terrains sont moins chers et où la congestion est moindre. Ils prennent la forme de
lotissements dans lesquels les maisons sont construites à l’identique, pratiquement sans
espace extérieur privatif. Ce qui les distingue des lotissements français, c’est cet
entassement des habitations et leur isolement du reste de la ville. Les villas sont situées
dans un espace protégé par un mur et gardé jour et nuit. Résider dans un tel ensemble
constitue une marque de distinction sociale qui n’est accessible qu’à une minorité. Le
terme bieshu (villa), qui désignait une habitation unique, évoque désormais une enclave
huppée, au regard des conditions normales d’habitat en Chine. Le phénomène est encore
trop récent pour avoir marqué fortement le langage. De manière intéressante, il est peu
présent dans la presse officielle, alors que tout résident urbain identifie immédiatement
le statut social de celui qui indique qu’il réside dans une bieshu. Ces lotissements de villas
portent aussi toujours un nom qui renforce leur identité.
49
L’étude des catégories urbaines à Shanghai révèle finalement deux strates bien distinctes,
le vocabulaire officiel et le langage populaire. Le premier s’est imposé au second avec la
mise en place d’institutions municipales au XXe siècle et des interventions croissantes
dans la gestion de l’espace urbain. La langue vernaculaire a subi un processus paradoxal
d’enrichissement à travers l’assimilation d’une partie du registre officiel et
d’appauvrissement par l’effacement progressif des référents spatiaux traditionnels. Alors
qu’il y a eu une cohabitation des deux registres de langue longtemps après l’installation
d’administrations municipales, l’instauration du régime communiste entraîne la
disparition totale des termes et des modes de nomination des divisions de l’espace urbain.
Ce phénomène résulte de choix politiques, mais aussi d’un processus de modernisation
qui appelle un recours à des repères mieux standardisés (rues, numéros).
50
Le langage des chercheurs ou des bureaucrates véhicule de nombreux termes qui se
réfèrent à des unités spatiales, mais il s’agit d’entités administratives. Ils soulignent
l’implication constante et croissante des autorités dans des tentatives récurrentes pour
établir des systèmes de surveillance et de contrôle de la population. La terminologie
officielle ne reflète que rarement la dimension sociale des quartiers, en particulier après
138
1949. Les termes auxquels ont recours les citadins dans le langage de tous les jours pour
exprimer comment ils appréhendent eux-mêmes leur environnement proche ne se
laissent pas facilement saisir. Au niveau le plus élémentaire, il y a une certaine continuité.
Les citadins chinois ont un sens du « quartier », mais ce sens est lié à un espace
relativement restreint, le quartier de ruelles (lilong). Cette forme urbaine est condamnée à
Shanghai. Pour ceux qui habitent dans une zone de grands ensembles, l’expérience est
singulièrement différente, bien qu’elle n’exclue pas une perception et une expression de
cet environnement.
51
Un trait marquant de la culture urbaine chinoise, dans la dénomination des parties de
l’espace urbain, est le large usage qui est fait de la toponymie. Les « quartiers », les
divisions de l’espace n’existent véritablement qu’à travers des noms de lieux dont la
pérennité tranche avec les découpages successifs imposés par le pouvoir municipal. Le
quartier de Wangfujing à Pékin n’a aucune réalité administrative, ni de frontières bien
délimitées, mais tout Pékinois sait à quoi ce nom renvoie. À Shanghai, Waitan (le Bund)
évoque depuis plus d’un siècle et demi cet espace vibrionnant adossé au fleuve, où bat le
cœur économique de la ville. Il n’a jamais été institutionnalisé, mais aucune autre
« division de la ville » ne possède une telle puissance évocatrice.
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NOTES
1. Pour une étude générale et une appréhension visuelle des mutations de Shanghai dans la
longue durée, on consultera Henriot & Zheng 1999.
2. Voir notamment la carte intitulée « Shanghai chengxiang neiwai zujie beishi lüetu », qui figure
dans Ge 1876, éd. 1989.
3. Le nom « Zhabei » a été remplacé en 1906 par « Beishi » (marché du nord), qui désignait
anciennement, on l’a vu, les concessions étrangères. « Beishi » n’a pas pris racine et dès 1911,
« Zhabei » s’impose définitivement.
4. On notera que l’institution qui a précédé le Chengxiang neiwai zong gongchengju (Bureau
général de construction des rues de la cité) établi en 1905 s’appelait Nanshi malu shan-hou
gongchengju (Bureau de construction et d’entretien de la route de Nanshi). Ce bureau n’était
concerné que par le faubourg à l’extérieur de la muraille, où a été construite une route dans le
prolongement du Bund (fronton de la rivière) aménagé par les concessions le long du Huangpu.
Nanshi ne désigne bien alors que cette partie extérieure de la ville.
5. Le terme est resté dans la langue, puisqu’il désigne un arrondissement urbain de la
municipalité actuelle.
6. « Hu » désigne toujours Shanghai aussi bien dans des expressions littéraires que dans les
documents administratifs, tout comme chaque province chinoise peut être nommée par un seul
caractère qui diffère le plus souvent des deux caractères composant leur nom. La ligne de chemin
de fer Pékin-Shanghai est ainsi nommée « jing-hu » (jing pour capitale, hu pour Shanghai).
7. « Huxi » (Shanghai-ouest) a été utilisé au milieu des années 1930, mais il désignait la partie
occidentale de la ville extérieure aux concessions étrangères, soit la zone dite « des routes
extérieures ». Le terme a été employé par l’administration municipale chinoise pour désigner
certaines de ses installations dans cette zone. Il a connu son heure de gloire après l’occupation
japonaise lorsque cette partie du territoire chinois est devenue une sorte de no man’s land
142
juridictionnel où ont fleuri casinos, fumeries d’opium et maisons de prostitution. La presse s’en
est largement emparée. L’administration municipale de collaboration a ensuite intégré ce
territoire comme l’un de ses arrondissements sous le même nom. Après la guerre, une nouvelle
division administrative, assortie de renominations, a évacué le terme.
8. Très exactement, le mot yang désigne la mer, soit en l’occurrence les « gens venus de la mer ».
9. « 10 li » renvoie à l’extension (10 li = 5 km) que représentent les concessions au nord de la ville
fortifiée.
10. Les concessions anglaise et américaine ont fusionné officiellement en 1863, mais elles ont
conservé leurs appellations respectives jusqu’en 1899.
11. Le terme « Pudong » est répertorié dans les Shanghai xianzhi (monographies locales de
Shanghai, préparées sous l’égide des élites ou autorités locales) depuis le début du
XVIe
siècle,
même si la zone se trouve de fait partagée entre deux comtés, celui de Shanghai et celui de
Baoshan.
12. Bien que les désignations de ces divisions aient évolué dans le temps, de même que leur
surface, la structure établie sous la dynastie des Han ( IIIe siècle avant J-C), en particulier l’unité de
base qu’est le xian, s’est perpétuée jusqu’à nos jours.
13. Carte « chengxiang fenputu » dans Shanghgai xian xuzhi 1919. Curieusement, sous la
République, ces divisions ont disparu, mais l’expression shiliupu (16 pu) est restée pour désigner
le faubourg oriental, entre la concession française er les faubourgs du sud.
14. Cette dimension reste difficile, sinon impossible à explorer dans la mesure où les archives
impériales n’ont pas survécu au soulèvement de la Société du petit couteau en 1854 et aux
destructions ultérieures qui ont affecté la ville fortifiée.
15. « Shanghai tebieshi zanxing tiaoli » [Règlement provisoire de la municipalité spéciale de
Shanghai], Dongfang zazhi (La Revue de l’Orient), 24, 9 : 101-103.
16. « Tebieshi zuzhifa » [Loi d’organisation des municipalités spéciales] et « Shi zuzhifa » [Loi
d’organisation des municipalités], Dongfang zazhi (La Revue de l’Orient), 25, 19 : 101-103.
17. Voir plus bas, le baojia.
18. Entre 1945 et 1949, la municipalité compte 16 arrondissements urbains et 16 arrondissements
ruraux (Shanghai shi nianjian 1946).
19. Voir sur ce sujet Rowe 1979.
20. Naturellement, le terme qu désigne toujours l’échelon administratif de référence qu’est
l’arrondissement. Toutefois, toutes sortes de « zones » coexistent au sein de la ville : zone
industrielle (gongyequ), zone commerciale (sbangyequ), zone touristique (lüyouqu), etc. Lorsqu’il
faut créer un néologisme à caractère technique, c’est encore le mot qu qui est mis à contribution.
Ainsi en va-t-il des zones standard de nuisances sonores (zaosheng dabiaoqu). Le terme de qu
s’applique également à des espaces sans limites territoriales bien définies. On l’utilise ainsi pour
parler de « vieille ville » (jiuchengqu ou chengshi jiuqu) et de « ville nouvelle » (xinchengqu) au sein
d’une même cité, sans que cela renvoie nécessairement à des espaces nettement délimités.
21. Le terme jiao signifie « à l’extérieur de la ville ». Dans le cadre des municipalités, il s’est
substitué à xian qui désigne uniquement les comtés ruraux. Dans le langage courant, jiaoqu
signifie aussi « banlieue », « périphérie », sans connotation autre que géographique.
22. Nous nous sommes inspirés du terme qui désignait, sous l’empire, l’entité qui regroupait
plusieurs préfectures (dao) et qui est rendue par convention en français par « circuit ».
23. Le Guide pratique de la ville de Pékin (Beijing shiqing shouce 1994 : 36) ne mentionne les lots qu’en
relation avec la rénovation des quartiers délabrés, qui représentent 202 lots.
24. Voir les cas de Jing’an et de Yangpu dans Henriot & Zheng 1999 : 115-117.
25. Il y avait à l’origine six portes (au sud et à l’est, elles étaient doublées). Entre 1849 et 1911,
quatre autres portes ont été percées. Alors qu’elles portaient chacune à l’origine un nom propre,
celui-ci a été remplacé par l’indication de la direction (nord, sud, est, ouest), déclinée en
« grandes » (da), « petites » (xiao) et « nouvelles » (xin) pour les distinguer (Zheng 1988 : 7).
143
26. Ces processus sont très bien décrits dans Zheng 1988, ch. VII.
27. Bien que le terme générique le plus courant soit li, les lilong de Shanghai sont baptisés d’une
foule de termes très variés : fang (quartier), long (ruelle), cun (village), lu (hutte), yuan (jardin),
zhuang (hameau), zhai (résidence), xiang (ruelle), xincun (nouveau village), huayuan (cour-jardin),
bieshu (villa). Cette variété renvoie aussi aux évolutions de l’habitat, notamment l’émergence de
types plus bourgeois.
28. À titre d’illustration, on notera qu’il y avait à Shanghgai 365 lilong dont le nom commençait
par le caractère yong (éternel). Celui-ci était combiné à 64 caractères différents pour donner
autant d’appellations de lilong. Néanmoins, les homonymies étaient inévitables : il y avait ainsi 56
« yong’an » (paix éternelle), 29 « yongqing » (bénédiction éternelle), 23 « yongxing » (prospérité
éternelle) et 21 « yongji » (félicité éternelle). On comprend mieux l’importance de situer le
« quartier » de référence de chaque lilong pour éviter de se perdre (Zheng 1988 : 74).
29. Ces quartiers ont été érigés en zones expérimentales où les autorités tant centrales que
locales ont mis en œuvre des mesures de planification et d’amélioration de l’habitat. Depuis le
début de cette réforme, le ministère de la Construction a publié deux listes de sites
expérimentaux. Il y en a environ 4 000 à travers le pays (Tan Qinglian 1995).
30. Voir Chang 1993 ; Shu 1993 ; Cai 1994 ; Huang 1994 ; Mei 1995a et 1995b ; Yang 1995 ; Hong
1995 et les expériences en divers points de Chine rapportées par Chengshi kaifa [Développement
urbain], 5, 1995 : 25-28.
31. En 1995, l’Académie des sciences sociales de Pékin a établi un groupe de recherche chargé
d’étudier « la gestion moderne des zones résidentielles des villes chinoises » (Zhongguo chenghsi
juzhu xiaoqu xiandai guanli yanjiu). Les activités de ce groupe ont été rapportées régulièrement
dans la revue Chengshi wenti [Problèmes urbains] et la revue Chengshi kaifa [Développement
urbain] a créé une rubrique « Brèves des petites zones expérimentales » (xiaoqu shidian jianbao) :
voir par exemple 5, 1995, p. 44 et 1, 1995, pp. 32-33.
32. Dans quelques villes, les autorités ont inclus des quartiers anciens de lilong dans leurs projets
expérimentaux de rénovation urbaine. Mais ce sont bien des exceptions (Zhang, Yang & Tao
1995).
33. À Chengdu, un « quartier résidentiel » couvre une surface de 52 mu (3,4 ha). Dans une autre
ville, la surface atteignait 1,5 km2. Dans la plupart des articles, les auteurs ne donnent que très
peu d’indications statistiques. D’autre part, il semble que les quartiers dont ils traitent n’ont pas
de contenu social, ni d’environnement géographique (« Ba xiaoqu… » 1995 ; Rong 1995 ; Qin 1995 ;
« Zai zhuzhai… » 1995).
34. Naturellement, il y a aussi de grandes « zones résidentielles ». La zone expérimentale de
Zhongshan beili à Tianjin ne compte pas moins de 25 bâtiments et 30 000 résidents. Le quartier
de Wuyancun à Canton regroupe 200 bâtiments et une population de 6 445 foyers (environ 22 000
personnes). Dans ces conditions, il devient difficile de parler de quartier, bien que les grands
ensembles puissent aussi former des entités sociales spécifiques (Chang 1993 ; He 1994).
AUTEURS
CHRISTIAN HENRIOT
ZHENG ZU’AN
144
Réformer et nommer les divisions
de la ville à Tokyo : machi et ku
depuis la Restauration Meiji*
Yorifusa Ishida
1
Au Japon, les divisions des villes, leurs caractéristiques et les noms qui leur furent donnés
ont profondément changé au cours des deux derniers siècles, en même temps que les
structures sociales et les systèmes d’administration des zones urbaines. On examinera ici
le cas de Tokyo depuis la Restauration Meiji (1868), ce qui nous conduira à évoquer Edo –
nom de Tokyo dans la période féodale – car une des tâches importantes du gouvernement
Meiji fut de remplacer son ancien système de divisions urbaines par un système moderne
d’administration.
2
La réforme réalisée entre 1869 et 1878 consista pour l’essentiel en deux mesures. D’une
part furent instaurés pour la première fois des districts administratifs (ku) qui
découpaient le territoire urbain de façon uniforme et continue1. D’autre part, de plus
petites divisions (machi) qui n’existaient jusque-là que dans les secteurs2 de la ville où
résidaient les habitant ayant le statut de bourgeois3 furent généralisées en même temps
que furent abolies les différences de statut juridique des sols et des personnes. Au cours
de ce processus, certains noms anciens de parties de la ville furent parfois conservés alors
qu’étaient redéfinis les espaces qu’ils désignaient, d’autres disparurent ou furent
transformés, tandis qu’étaient aussi forgés de nombreux noms nouveaux. À l’intérieur du
cadre radicalement réformé introduit à l’époque Meiji, il y eut, tout au long du XXe siècle,
une série d’autres changements administratifs avec lesquels les manières dont les
habitants se représentaient et nommaient les parties de Tokyo ne purent que se modifier.
Les divisions d’Edo : statuts du sol et des hommes
3
Au milieu du XIXe siècle, Edo, la capitale du shogunat, était une vaste métropole de plus
d’un million d’habitants et d’environ 56 km2 de superficie4. Son territoire était réparti en
145
trois catégories de sols selon la classe de population qui y résidait : les secteurs des
guerriers (buke-chi), ceux des temples et sanctuaires (jisha-chi) et ceux des bourgeois (
machi-chi). Chaque catégorie de population et de sols était administrée par des
institutions d’autogouvernement spécifiques que réunissait seulement leur commune
soumission au gouvernement du shogun et dont les territoires de compétence étaient
parfois fragmentés et imbriqués comme un puzzle. Une exception à la correspondance
entre statut des sols et statut des personnes était les monzen-machi (littéralement « ville
en face de la porte d’un temple ou sanctuaire », que l’on rendra par « ville de temple ») :
bien que ces secteurs soient inclus dans jisha-chi, leurs résidents appartenaient à la classe
des bourgeois (chônin) et ils furent placés en 1745 sous la juridiction des prévôts (machibugyo) qui administraient les bourgeois et les sols machi-chi.
4
Dans la plus grande partie d’Edo, en particulier dans les secteurs centraux, chaque
catégorie de sols formait de vastes surfaces groupées et continues. Il en était ainsi dans
Daimyô-kôji5, où étaient situées les demeures principales (kami-yashiki) des daimyôs les
plus puissants et qui correspond au secteur de Marunouchi d’aujourd’hui. Il en était de
même dans Nihonbashi et Kyôbashi où étaient concentrées les boutiques des grands
marchands. Dans d’autres parties de la ville, particulièrement dans ses secteurs
périphériques, les trois catégories de sols étaient entremêlées et formaient comme une
mosaïque. On a évalué que, à la fin de la période d’Edo, les buke-chi occupaient environ
environ 70 % de la superficie de la ville, les jisha-chi et les machi-chi environ 15 % chacun 6.
5
À Edo, le sol appartenait exclusivement au shogunat, les occupants des terrains ne
disposaient en principe que de droits d’usage et toute transaction sur les terrains était
interdite. Dans les secteurs des bourgeois, cependant, il existait une propriété foncière de
fait, attestée par des titres nommés koken, et les occupants pouvaient vendre ou
hypothéquer leur droit d’usage du sol. Il y avait des cartes cadastrales de machi-chi
appelées koken-ezu (littéralement « carte des titres fonciers »).
Les structures urbaines duales d’Edo
6
La structure urbaine d’Edo était duale à de nombreux égards (Ishida 1991). Tandis que les
secteurs des bourgeois avaient une très haute densité – d’environ 600 habitants par
hectare –, la densité des secteurs des guerriers était relativement basse, notamment pour
ceux où résidaient les daimyôs7. En outre, à l’intérieur de chacun des secteurs, ceux des
bourgeois comme ceux des guerriers, la structure urbaine était duale.
7
Les secteurs des bourgeois (machi-chi) étaient généralement divisés en îlots carrés de cent
mètres de côté, eux-mêmes découpés en parcelles sur rue d’environ neuf mètres de
profondeur (omote-chi) et parcelles arrière (ura-chi). Les premières étaient occupées par
de riches marchands et les secondes bâties de maisons à loyers (ura-nagaya) de basse
qualité et de haute densité où habitaient les pauvres.
8
Dans les secteurs des guerriers (buke-chi), il y avait aussi une structure duale qui opposait
les résidences des daimyôs (daimyô-yashiki) et celles des guerriers de classe inférieure
dont une grande part relevait directement du shogun. Sur les cartes détaillées d’Edo
publiées à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, une résidence de daimyô apparaît
comme un domaine bâti d’un seul tenant. Cependant, ces résidences couvraient souvent
plusieurs hectares et comprenaient de nombreuses parties distinctes, depuis le palais du
daimyô (goten) jusqu’aux longs casernements (nagaya) des guerriers de classe inférieure,
146
et elles étaient parcourues de nombreuses rues et ruelles. La résidence d’un daimyô
n’était rien d’autre qu’une petite ville dans la ville et présentait, elle aussi, une structure
duale8.
Les divisions d’Edo et les noms de lieux
9
Deux types de divisions urbaines étaient en usage dans le langage commun d’Edo. Le mot
kaiwai, utilisé surtout en composition pour former des toponymes, ne désignait pas une
division de l’espace reconnue par les autorités, mais des secteurs plus ou moins vastes
dont les noms étaient connus de tous (Ishida 1996). Le kanji kai signifie « limite » ou
« frontière », ainsi que l’espace inclus à l’intérieur de celle-ci, et, dans certains contextes,
peut signifier aussi « société ou groupe de personnes »9. Quant au kanji wai, il signifie
originellement l’état d’un espace à la topographie compliquée et dépourvue de
perspective et, par dérivation, un secteur urbain fermé sur lui-même et difficile à
observer de l’extérieur. Kaiwai ne renvoie donc pas à une fraction d’espace urbain en
général, mais plutôt à une partie de ville, plus ou moins étendue, qui a son individualité
propre sans avoir toujours de limites nettement établies. Les noms des kaiwai d’Edo
dérivaient d’anciens noms de lieux ou de villages – comme Kanda ou Komagome, qui
deviendront tous deux plus tard des noms de ku – ou parfois indiquaient la méthode
utilisée pour urbaniser le secteur – comme Tsukiji, qui signifie littéralement « terre
artificielle », récupérée sur la mer.
10
Les machi, d’autre part, catégories formelles du droit et de l’administration urbaine,
n’existaient que dans les secteurs des bourgeois (machi-chi), ce qui avait pour
conséquence que 85 % de la superficie d’Edo n’avait pas de nom de machi. Le mot machi de
la langue parlée peut être écrit aujourd’hui de sept façons associées à des significations
différentes10. Dans l’une de ses formes écrites, son kanji peut être lu tantôt machi, tantôt
chô.
11
Historiquement, chô désignait l’unité urbaine élémentaire dans les secteurs des bourgeois.
À Kyoto aux VIIIe et IXe siècles, c’était un îlot carré entouré de murs mesurant 121,21
mètres de côté11, avant de désigner au XVIe siècle l’espace situé de part et d’autre d’une
rue ou d’une ruelle. À Edo, le chô mesurait 109 mètres de côté et les chô commencèrent à
être numérotés en 1590 dans les machi de Nihonbashi. Ces sections numérotées
s’appellent chôme, mot composé de chô et me, le kanji me étant dans ce cas le suffixe des
nombres ordinaux. Par conséquent, 1-chôme (itchôme) signifie le premier îlot de 109
mètres et, par exemple, Hongô-itchôme la première partie, longue d’environ un chô, de
l’avenue Hongô-dôri. Le mot chôme, utilisé originellement pour indiquer la localisation de
sections de machi le long d’une même rue, désigna ensuite des sections de machi lorsque
ceux-ci étaient très étendus.
12
Quant à machi, ce mot était surtout utilisé aux XVe et XVIe siècles pour caractériser de
petites agglomérations qui avaient diverses origines et fonctions : jôka-machi (ville
seigneuriale, littéralement « ville sous le château »), minato-machi (« ville port »), monzenmachi (« ville en face d’un temple » 12) distincte de jinai-chô (« ville temple »), ichiba-machi
(« ville marché ») ou shukuba-machi (« ville relais de poste »). Machi sera ainsi longtemps
en usage pour désigner une catégorie d’agglomération de population distincte de la ville (
shi) aussi bien que du village (mura) et en général dotée d’institutions
d’autogouvernement. En outre, à Edo et dans les grandes métropoles, machi était utilisé
pour désigner les secteurs de l’agglomération urbaine réservés à la classe des chônin, les
147
marchands et artisans (ou « bourgeois », « gens de la ville ») placés au bas de la hiérarchie
sociale. Dans ce contexte, machi désignait donc une division élémentaire de l’espace
urbain, ce qui le rapprochait de chô. Mais cette « ville dans la ville », si l’on veut, était, à
l’époque d’Edo, exclusivement associée à un statut juridique particulier des habitants et
des sols. D’où l’opposition du langage commun entre shitamachi, la ville basse ou des
petites gens, et yamanote, la ville haute ou ville des grands.
13
Les noms des machi-chi dérivaient de la profession principale de leurs habitants, de leur
région ou ville d’origine, du nom du fondateur ou du daimyô qui avait fait construire le
secteur. On trouvait ainsi à Edo plusieurs Tansu-machi ou « machi des fabricants de
coffres » – l’un d’entre eux existant encore aujourd’hui dans le ku de Shinjuku. Il y avait
aussi Owari-chô, qui correspond aujourd’hui à une partie de Ginza yon-chôme et donne
son nom à un carrefour, et qui reçut son nom du domaine du daymio responsable de son
urbanisation – Owari étant l’ancien nom de la région de Nagoya (Noguchi 1997 : 4-10).
14
Dans la période d’Edo, furent publiées à diverses reprises de superbes cartes détaillées
gravées sur bois appelées kiri-ezu (littéralement « cartes divisées ») 13. Sur ces cartes
figuraient les secteurs des bourgeois avec leur nom de machi et, dans les secteurs des
guerriers et des temples, était mentionné le nom de l’occupant : un seigneur féodal (
daimyô), un vassal direct du shogun (hatamoto), un groupe de guerriers, et le nom du
temple ou du sanctuaire. Les villes de temple étaient mentionnées par le nom de l’édifice
religieux suivi de monzen (littéralement « en face de la porte ») (voir illustration de
couverture).
15
Comment les résidences des guerriers étaient-elles désignées dans la conversation ou
dans les écrits, alors qu’elles n’avaient pas de nom de machi ? On en trouve des exemples
dans un manuscrit de Saitô Gesshin, Bukô-Nenpyô (Chronologie d’Edo), achevé en 1878 et
résultant d’une compilation de documents de la période d’Edo. Lorsque sont énumérés
avec précision des incendies qui eurent lieu dans des résidences de guerriers, on
rencontre trois solutions : le nom des occupants suivi du nom communément utilisé du
kaiwai ; le nom des occupants suivi de celui d’un repère connu, comme un pont, une porte
ou une pente ; enfin, le nom des occupants, parfois un groupe de guerriers, suivi du nom
d’un machi voisin. Cette dernière solution était principalement utilisée lorsqu’il s’agissait
d’un secteur de guerriers de classe inférieure, dont le nom ne figurait généralement pas
sur les kiri-ezu. Ainsi, le grand tremblement de terre de l’ère Ansei du 2 octobre 1855, qui
détruisit une partie des buke-chi, était décrit de la façon suivante :
Le secteur de guerriers [buke-chi] voisin du pont de Ryûkeibashi à Koishikawa
brûla ; l’incendie éclata dans la demeure de Matsudaira Awaji [nom d’un daimyô]
dans Teppôzu ; la demeure du seigneur Mizuno dans Hamachô fut réduite en
cendres ; la résidence de groupe de guerriers [kumi-yashiki] 14 voisine de Ishihara-chô
[nom d’un machi] et d’autres s’effondrèrent et furent brûlées (Saitô 1977 : 147-153).
Réformes de l’administration et des divisions de la
métropole au début de l’Ère Meiji (1868-1872)
16
En 1868, immédiatement après la Restauration Meiji, fut créé un « gouvernement de
Tokyo » (Tokyo-fu) avec à sa tête un gouverneur nommé par le centre15. Cette institution
eut d’abord pour seule fonction de se substituer au système administratif des bourgeois et
pour seul territoire de compétence les anciens machi-chi, tandis que les secteurs des
guerriers et ceux des temples étaient placés sous la juridiction du gouvernement central.
148
Dans l’ensemble du pays, des « départements » furent créés – appelés fu à Tokyo, Kyoto et
Osaka, et ken ailleurs – mais ils coexistèrent avec les domaines féodaux (han) jusqu’à ce
que, en août 1871, le gouvernement central annonce l’abolition de ces derniers et leur
remplacement par des départements, réforme qui fut nommée haihan chiken
(littéralement « suppression des han et établissement des ken »). Les gouverneurs des
nouveaux départements étaient nommés par le gouvernement central, principalement
parmi les hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, ce qui faisait du gouvernement
de Tokyo une branche de ce dernier plutôt qu’une autorité locale. Ce système resta en
vigueur jusqu’en 1947.
17
Le système administratif féodal hérité du shogunat présentaient de graves inconvénients
du point de vue de ceux qui voulaient mettre en place une administration moderne. Il y
avait un organisme distinct pour chaque catégorie de sol, il n’existait pas de divisions
administratives et pas de noms de machi pour 85 % de la superficie de la ville, autant
d’obstacles sérieux à l’introduction d’un nouveau système fiscal et du système moderne
d’enregistrement des familles et des terrains qui en était la condition16. Dans diverses
villes de la période d’Edo – mais pas à Edo même – ces fonctions administratives étaient
remplies non par des magistrats du shogunat, mais par des institutions locales appelées
machi-kaisho (conseil de machi-chi ou bureau des bourgeois). Le gouvernement de Tokyo
s’attacha donc à résoudre trois problèmes : étendre sa juridiction aux anciens buke-chi et
jisha-chi, diviser le territoire de la ville en districts administratifs de taille convenable et
donner des noms de machi aux anciens buke-chi et jisha-chi.
Fixation des limites de Tokyo et instauration de cinquante ku
numérotés (1869)
18
En avril 1869, les limites de Tokyo furent fixées en suivant celles d’Edo17. Le nouveau
gouvernement (Tokyo-fu) fut donc divisé en une partie urbaine, que l’on appela shubikinai (littéralement « à l’intérieur de la ligne rouge ») et une partie rurale, shubiki-gai (« à
l’extérieur de la ligne rouge »)18. Dans la zone rurale, les anciennes circonscriptions
furent maintenues : les machi (villes ou bourgs) et mura (villages) restèrent des
institutions autogouvernées et les gun (comtés) furent placés sous l’autorité de trois
préfectures (ken) nouvellement créées.
19
La zone urbaine, en revanche, fut divisée par le bureau préfectoral en cinquante districts
administratifs appelés ku (littéralement « division ») ou ban-gumi (littéralement « groupe
ou district numéroté »). On a pu dire que ce système visait à introduire des districts
autogouvernés qui assumeraient les fonctions des anciens machi, avec une population
standard de 10 000 habitants (Tokyo Hyakunen-shi Henshû-iinkai 1979, 2 : 119-144). La
norme fut appliquée avec peu d’exceptions : en moyenne, un ku ou ban-gumi comprenait
19,6 machi, 2 412 ménages et 10 074 personnes, le plus vaste ban-gumi (n° 5) ayant 14 872
habitants et le plus petit (n° 17) 3 701. La numérotation fut opérée de façon systématique :
elle commençait à Nihonbashi Hon-chô, le secteur commercial le plus prospère, puis,
tournant dans le sens des aiguilles d’une montre, contournait le palais impérial,
franchissait la rivière Kanda-gawa, passait sur l’autre rive de la rivière Sumida-gawa et
finalement s’arrêtait à Yoshiwara, le quartier de plaisir, considéré comme illégal et hors
des limites urbaines. Comme on l’a indiqué plus haut, ce système s’appliquait seulement
aux anciens secteurs des bourgeois (machi-chi) et laissait de côté les anciens buke-chi et
jisha-chi, qui avaient été placés sous le contrôle du gouvernement central.
149
20
Pour chaque ban-gumi fut créé un bureau appelé machi-yô toriatsu-kai-sho (littéralement
« bureau responsables des services du machi ») à la tête duquel furent nommés des toshiyori (littéralement « anciens », par extension « personne expérimentée ou
administrateur »). Ces administrateurs étaient considérés à la fois comme des
représentants des habitants et des officiels rémunérés par le gouvernement de Tokyo. Ils
formaient une hiérarchie en quatre rangs, depuis les responsables de plusieurs ban-gumi
jusqu’à ceux qui avaient la charge d’un ou plusieurs machi et qui étaient généralement des
administrateurs de maisons de rapport de basse catégorie (yanushi) ou des agents de
propriétaires immobiliers (sahai).
FIG. 1. Changements des limites des machi et des noms de machi : le cas de Ginza (1880-1969). 1a :
Années 1880 ; 1b : Années 1930 ; 1c : Après l’introduction du système de numérotation des îlots et
des maisons en 1969.
Fusions de machi (1869)
21
Peu après la création des cinquante ku, le bureau préfectoral de Tokyo procéda en
juin 1869 à une réorganisation des machi-chi et monzenmachi en fusionnant des petits
machi. II en résulta la disparition de nombreux noms traditionnels de la période d’Edo, en
général ceux des machi les moins anciens, notamment dans les zones de réinstallation (
kae-chi ou dai-chi) où avaient été déplacés des habitants chassés par un incendie ou par
l’ouverture de rues ou d’espaces libres. On évoquera quelques exemples de noms de machi
éliminés en 186919.
22
Minami-abura-chô, un très petit machi bordé par une rue latérale dans le ku de
Nihonbashi, fut fusionné avec Kawaseishi-chô et perdit son nom. Le mot abura signifie
huile, ce qui laisse supposer que le quartier avait quelque chose à voir, au moins à
l’origine, avec ce produit. Un autre machi qui comportait abura dans son nom, Tôri-abura-
150
chô, et qui s’étendait de part et d’autre d’une rue commerçante prospère, conserva en
revanche son nom jusqu’en 1932.
23
Il y avait deux Hamamatsu-chô dans la période d’Edo, respectivement situés dans les
secteurs communément appelés Kanda et Shiba, qui devinrent des noms de ku en 1878.
Hamamatsu était le nom du château où résidait le premier shogun avant qu’il ne
s’installât à Edo en 1590. Kanda-hamamatsu-chô, un très petit machi créé au début du XIXe
siècle, fut rattaché à Kanda-iwamoto-chô et perdit son nom. Ce ne fut pas le cas de Shibahamamatsu-chô, un grand machi-chi bordant la route de Tokaidô, qui fut divisé en quatre
chôme et conserve encore son nom aujourd’hui.
24
Hatchôbori-kinroku-chô avait été créé en 1724 comme une petite zone de réinstallation (
dai-chi) pour la population d’une partie de Kyôbashi-kinroku-chô transformée en espace
coupe-feu (hiyoke-chi). Ce secteur fut fusionné avec un machi voisin et perdit son nom. Le
nom de machi Kinroku-chô était aussi utilisé par ailleurs dans le ku de Kyôbashi et le resta
jusqu’en 1931.
25
Shin-ryôgae-chô, littéralement « chô du nouveau marché des changeurs », n’était pas un
petit machi qui aurait été regroupé avec un autre plus important. Il reçut néanmoins le
nom de Ginza, qui était communément utilisé pour désigner le secteur dans la période
d’Edo (fig. 2). La reconstruction qui suivit le grand incendie de 1872 en fera un secteur de
grands bâtiments de brique à l’occidentale (Ginza-renga-gai) et le nom de Ginza
deviendra le symbole du secteur commercial moderne20.
26
Le résultat de ces fusions de 1869 fut la réduction à 982 du nombre des machi, avec une
population moyenne de 521,9 habitants et une superficie moyenne de 0,91 hectare (Tokyo
Hyakunen-shi Henshû-iinkai 1979, 2 : 133-144). En décembre 1870, furent nommés 218
administrateurs de machi (machi toshiyori) rémunérés par le gouvernement de Tokyo et
généralement choisis parmi les agents des propriétaires.
Abolition des buke-chi et jisha-chi et généralisation des machi
(1869-1872)
27
En décembre 1869, l’administration des secteurs de guerriers et des secteurs de temples et
sanctuaires fut transférée du gouvernement central à celui de Tokyo. Lorsque en 1872
commença l’enregistrement des titres fonciers et que fut mise en application la loi
d’enregistrement des familles, il devint nécessaire de donner un nom de machi et des
numéros de parcelles aux anciens buke-chi et jisha-chi, à l’exception de quelques villes de
temple dispersées (monzen-machi) qui avaient été réorganisées en 1869 et avaient déjà
reçu alors des noms de machi. Le nombre des machi augmenta donc considérablement,
passant de 982 en 1869 à 1385 en 1872 (ibid. : 377-380).
28
La partie centrale de Tokyo correspondait à six ku parmi les quinze qui couvraient le
territoire de la ville dans l’organisation des ku qui prévaudra après 1878. Si l’on utilise ces
unités spatiales, on peut comparer l’évolution du nombre des machi dans chacun de ces ku
centraux à l’issue des réformes du début de l’ère Meiji (tableau 1).
151
Tableau 1. Nombre de machi dans le centre de Tokyo
– : indéterminé.
Source : Takeuchi 1978.
29
À Nihonbashi et Kyôbashi se trouvaient des machi-chi anciens qui remontaient au début
de la période d’Edo et ceux-ci furent pour la plupart maintenus en conservant leur nom
lors de la réforme des premières années Meiji. Il y avait aussi des terrains plus récents
récupérés sur la mer qui étaient pour la plupart buke-chi, avec quelques machi-chi
dispersés. Tandis qu’à Nihonbashi les buke-chi furent généralement incorporés dans les
machi-chi voisins, à Kyôbashi la plupart des buke-chi furent expropriés pour l’usage du
gouvernement et les machi qui y furent créés couvraient de vastes surfaces et reçurent de
nouveaux noms.
30
Kôjimachi et la partie occidentale de Kanda étaient principalement formés de buke-chi,
d’où l’importante augmentation du nombre de machi après 1872.
31
Shitaya et Asakusa, où se trouvaient de nombreux temples et sanctuaires grands et petits,
comprenaient toutes les catégories de sols urbains : jisha-chi, monzen, buke-chi et machi-chi.
En outre, ces deux ku créés en 1878 comprenaient des secteurs situés auparavant hors de
la limite de la ville (shu-biki-gai) où les sols étaient classés hyakushô-chi (littéralement
« terres de paysans »). Le processus de création de machi y fut particulièrement complexe.
Les noms de machi donnés aux anciens secteurs ruraux désormais inclus dans la zone
urbaine (shubiki-nai) furent tantôt celui de l’ancien village (mura), tantôt celui d’une
section de village (ko-aza).
Attribution de noms de machi aux anciens buke-chi et jisha-chi
(1872)
32
Le problème de l’attribution d’un nom de machi se présentait et fut résolu de façon
différente selon qu’il s’agissait de constituer en machi une ou plusieurs résidences de
daimyô, un grand temple ou sanctuaire, ou bien un secteur résidentiel de guerriers (
ônawa-chi21), ou encore un secteur de temples et sanctuaires, ou enfin d’amalgamer un
ancien buke-chi ou jisha-chi à un machi-chi voisin dont il suffisait alors de conserver le
nom. On évoquera quelques exemples de noms de machi attribués en 1872 (Takeuchi
1978).
33
Koishikawa-chô fut le nom de machi donné au vaste site de la demeure principale (kamiyashiki) des Tokugawa de Mito – l’une des trois maisons apanagées Tokugawa parmi
152
lesquelles étaient choisis les shoguns – qui fut exproprié par le gouvernement central et
transformé en usine de munitions. Le nouveau nom était celui d’un ancien village situé
dans le secteur et fut utilisé jusqu’en 1964.
34
On donna le nom de Kioi-chô au machi formé de quatre fameuses résidences de daimyôs,
dont celles des Tokugawa de Kishû, des Tokugawa d’Owari et des Ii de Hikone. Le nom de
Ki-o-i fut formé des premières lettres des noms de ces trois daimyôs. Ce secteur aussi fut
exproprié et utilisé par l’empereur pour loger les membres de sa famille. Cas
exceptionnel, les limites et le nom de ce machi furent conservés jusqu’à aujourd’hui, alors
que le secteur est désormais couvert par des hôtels, des immeubles de bureau et un
campus universitaire.
35
Eiraku-chô était le nom de machi attribué à un secteur (la partie nord du Marunouchi
actuel) occupé dans la période d’Edo par plusieurs résidences de daimyôs, qui fut
exproprié par le gouvernement central. Après le grand tremblement de terre de Kantô et
la reconstruction qui suivit, ce secteur reçut en 1929 les nouveaux noms de Marunouchi
itchôme et Marunouchi nichôme.
36
Un autre secteur occupé pendant la période d’Edo par la résidence d’un daimyô et des
habitations de guerriers de classe inférieure (ônawa-chî) fut loti après la Restauration
Meiji par le daimyô – du nom de Abe Masatsugu – qui divisa sa vingtaine d’hectares en
parcelles à construire qu’il mit en location. Le secteur reçut pour nom de machi
Komagome Nishikata-machi. Komagome était le nom d’un ancien village des débuts d’Edo
qui fut donné au ku où se trouvait le secteur. Le nom de Nishikata-machi (littéralement «
machi du côté ouest de la rue ») dérive de celui du machi voisin. Celui-ci, qui s’appelait
Kata-machi (littéralement « machi d’un côté de la rue »), absorba en 1869 et 1872 des villes
de temple voisines et plusieurs petits temples et reçut alors le nouveau nom de
Komagome Higashi-kata-machi (littéralement « machi du côté est de la rue »).
37
Dans un autre cas, des terres de guerriers furent annexées au machi voisin Esashi-chô.
Celui-ci figure sur une carte détaillée de 1853 sous le nom de Naka-tomisaka-chô, une
note précisant qu’il était communément appelé Esashi-chô. Ce nom désignait peut-être la
profession des habitants dans la période d’Edo, car esashi était le nom de métier des
oiseleurs qui capturaient de petits oiseaux à l’aide d’un mât garni de glu, pour la
nourriture des faucons d’élevage. En 1942, les limites de Koishikawa Esashi-chô furent
modifiées et son nom historique disparut. Ce secteur correspond aujourd’hui à une partie
de Tomisaka itchôme et de Kasuga sanchôme.
38
Ueno-kouenchi (littéralement « terrain pour le parc d’Ueno ») est le nom de machi qui fut
donné en 1872 à un jisha-chi de la période d’Edo où étaient situés le temple Kan’eiji, un
temple de la famille du shogun, et d’autres petits temples. Ce nom de machi fut changé en
1924 en Ueno-onshi-kouen (littéralement « le parc d’Ueno offert par l’empereur ») et,
finalement, en 1964, en Ueno-kouen (« parc d’Ueno ») dans Taito-ku.
39
Le machi de Asakusa Matsuba-chô couvre un secteur situé à l’ouest du célèbre temple de
Senjôji (nommé Asakusa Kannon) où de nombreux temples se trouvaient dans la période
d’Edo. La formation de ce nouveau machi s’opéra en deux temps. Les sols du secteur
étaient principalement jisha-chi et comprenaient des monzen-machi (villes de temple),
mais il y avait aussi des machi-chi et buke-chi dispersés, de sorte que les trois catégories de
sols de la période d’Edo y étaient entremêlées. Asakusa Matsuba-chô fut d’abord institué
en 1869 par la réunion de plusieurs villes de temple dispersées et de très petits secteurs
de bourgeois qui avaient chacun son nom de machi. En 1872, y furent réunies les terres de
153
nombreux temples et de terres de guerriers, ces dernières très fragmentées en
comparaison avec les terres des daimyôs. Le nom de Matsuba-chô fut utilisé jusqu’en
1965, date à laquelle ce machi devint une partie de Matsugaya-chô dans le ku de Taitô.
Stabilisation et évolution du système des ku
40
L’organisation des divisions administratives de Tokyo resta instable au début de la
Restauration Meiji jusqu’à ce que le gouvernement de Tokyo introduise en novembre 1878
une division en quinze ku, en application de la loi d’organisation des comtés et
municipalités (gunku-chouson hen-sei-hô) promulguée la même année. Le système des
quinze ku instauré alors fut maintenu jusqu’en 1932, quand la ville fut agrandie jusqu’à
ses limites actuelles et le nombre de ku porté à trente-cinq. Le nombre et les limites des
quinze ku de l’ancienne zone urbaine ( kyû-shi) restèrent toutefois inchangés pour
l’essentiel jusqu’à ce que le gouvernement métropolitain de Tokyo réorganise en 1947 les
trente-cinq ku pour les réduire à vingt-trois.
Vers la stabilisation du système administratif : les quinze ku (1878)
41
Les réformes de la période 1871-1898 permirent à la fois de remplacer le système
d’administration féodale par des divisions territoriales uniformes et centralisées, et
d’introduire finalement une forme limitée d’autonomie municipale à Tokyo.
42
La loi sur l’enregistrement des familles (koseki-hô) – ou état civil – fut promulguée en
mai 1871 et le gouvernement central mit en place dans tout le pays un registre des
familles géré par de nouvelles administrations territoriales nommées ku. Le système
comportait deux niveaux : dai-ku (littéralement « grand ku ») et shô-ku (littéralement
« petit ku »), les ku créés en 1869 devenant des shô-ku. Les officiels nommés par les
gouverneurs pour administrer ces deux types de districts, appelés respectivement ko-chô
(chef de ku) et fuku-ko-chô, se virent attribuer la responsabilité de toutes les affaires
locales. Ce nouveau système centralisé rompait nettement avec l’administration locale
féodale : les noms et limites des anciens comtés (gun), bourgs (machi) et villages (mura)
furent supprimés, les anciennes divisions furent fusionnées et redécoupées et un numéro
fut donné à chacune des nouvelles.
43
Dans le gouvernement de Tokyo, le nombre et les limites des grands ku et des petits ku
furent plusieurs fois réajustés jusqu’à ce qu’en 1874 il y eût sept grands ku et soixantedix-sept petits ku à l’intérieur de la zone urbaine (shubiki-nai) et cinq et trente-trois
respectivement à l’extérieur de celle-ci (shubiki-gaî). Les grands ku, qui étaient numérotés
en partant du centre et en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre – comme les
arrondissements à Paris – comprenaient deux autres niveaux de divisions territoriales :
ainsi, le Dai-ku n° 1 (Dai-ichi dai-ku), qui correspondait au centre de Tokyo, était divisé en
seize petits ku et 374 machi. En 1876, le bureau préfectoral de Tokyo édicta des règles
d’administration des ku (ku-mu kokoroe) et le système des ku commença à ressembler à un
système d’administration locale (Fujihara, Imai & Ohe 1972 : 34-35 ; Tokyo Hyakunen-shi
Henshû-iinkai 1979, 2 : 145-164).
44
En 1878 fut adoptée une nouvelle législation composée de trois lois : sur l’organisation des
comtés et municipalités (gun-ku chô-son hensei ho), sur l’assemblée de fu (faken-kai hô) et
sur la fiscalité locale (chihô-zei hâ). C’était l’époque où un mouvement libéral et
154
démocratique actif réclamait du gouvernement central une Constitution et l’élection de la
Diète nationale, et les réformes de 1878, tout en modernisant et centralisant le système
d’administration locale au profit du gouvernement central, démocratisèrent et
décentralisèrent le pouvoir au profit des mouvements de citoyens.
45
En application de la loi, le système des dai-ku et shô-ku fut supprimé en novembre 1878 et
le territoire du gouvernement de Tokyo réorganisé en quinze districts (ku) à l’intérieur
des limites urbaines et six comtés (gun) à l’extérieur. La zone urbaine de Tokyo fut alors
rebaptisée ku-bu, littéralement « la zone des ku » (fig. 2). Une assemblée du fu de
quarante-neuf membres fut élue et les représentants des quinze ku de la zone urbaine
furent réunis dans une assemblée spéciale appelée kubu-kai (« réunion sectionnelle des ku
») qui remplit l’office d’assemblée municipale de Tokyo (Ishikuza & Narita 1986 : 41-45 ;
Tokyo Hyakunen-shi Henshû-iinkai 1979, 2 : 798-803 ; Ishida 1987 : 69-108). Des
assemblées furent élues un peu plus tard dans les ku de la zone urbaine, ainsi que dans les
bourgs (machi) et villages (mura) de la zone rurale. Les nouveaux ku, plus petits que les
anciens dai-ku mais beaucoup plus grands que les anciens shô-ku22, avaient désormais le
double caractère de départements du gouvernement de Tokyo et de municipalités aux
pouvoirs limités. Bien que le droit de vote fût limité aux propriétaires fonciers, le
gouverneur nommé par le gouvernement central et les administrateurs des ku par le
gouverneur, une première étape de la démocratisation et de la modernisation de
l’administration locale était réalisée et stabilisée pour un long moment. Au gouvernement
de Tokyo comme dans les ku, il demeurait cependant des tensions entre l’assemblée élue
et le chef nommé (Tokyo-to Kôbunsho-kan 1984 ; Tokyo Hyakunen-shi Henshû-iinkai
1979, 2 : 783-807).
46
La loi sut l’organisation des villes (shi), bourgs et villages (chôson, soit l’ensemble constitué
par machi et mura) promulguée en 1888 (shi-sei chôson-sei ho) permettait à toutes les villes,
à tous les bourgs et villages de devenir des municipalités avec une assemblée et un chef
élus. Les trois métropoles : Tokyo, Kyoto et Osaka étaient toutefois régies par un système
d’exception (tokubetsu-shi-sei) qui, à Tokyo, disposait que le gouverneur du fu, nommé par
le gouvernement central, remplirait les fonctions de maire de la ville. Dans ce contexte,
les assemblées de ku (ku-kai) organisées par le gouvernement de Tokyo eurent une
importance très limitée (Ishikuza & Narita 1986 : 52-53 ; Tokyo Hyakunen-shi Henshûiinkai 1979, 2 : 1369-1388). Ce système d’exception fut aboli en 1898 après de longues et
rudes campagnes de l’opposition. L’assemblée municipale de Tokyo désigna alors le
premier maire élu de Tokyo, Michio Matsuda. Mais si le caractère municipal de la ville de
Tokyo s’affirma, celui des ku s’affaiblit et ceux-ci devinrent de plus en plus des divisions
purement administratives (gyôsei-ku). La zone urbaine prend le nom de Tokyo-shi (« la
ville de Tokyo ») en 1889 et le gardera jusqu’en 1943.
Extension de la zone urbaine et création de vingt nouveaux ku
(1932)
47
Dès la fin du XIXe siècle, l’urbanisation déborda les limites de la zone urbaine de Tokyo –
qui correspondait à l’ancienne Edo – pour se répandre dans les bourgs (machi) et villages (
mura) suburbains et, lorsque la loi d’urbanisme de 1919 fut promulguée, elle ne
s’appliquait pas seulement à la zone urbaine de Tokyo, mais aussi aux secteurs extérieurs
en cours d’urbanisation. Cette expansion fut considérablement accélérée par les
destructions causées à la zone bâtie par le grand tremblement de terre du Kantô en 1923.
155
48
En 1932, après un long débat, la ville de Tokyo annexa quatre-vingt-deux bourgs (machi)
et villages (mura) appartenant à cinq comtés (gun) où l’expansion urbaine était très rapide
(Tokyo Hyakunen-shi Henshû-iinkai 1979, 5 : 629-644). La ville de Tokyo devint ainsi une
vaste mérro-pole dont la surface était de 554 km2 et dont la population atteignait 5,51
millions23 d’habitants. Elle commence alors à être communément appelée Dai-tokyo (« le
grand Tokyo »), tandis que l’ancienne zone urbaine était appelée kyû-shi et la nouvelle –
qui coïncidait approximativement avec le territoire d’application de la loi d’urbanisme de
1919 – shin-shi.
49
Aux quinze anciens ku, dont les noms et les limites ne changèrent pas malgré la forte
diminution de leur population depuis le tremblement de terre, furent ajoutés vingt
nouveaux ku, soit un total de trente-cinq. Décider des limites et des noms des nouveaux
ku fut une tâche difficile et controversée. La règle générale fut de diviser le territoire des
cinq anciens comtés en districts ayant une population de 140 000 à 200 000 habitants.
Dans la plupart des cas, les noms des nouveaux ku dérivaient d’un ancien nom de
province ou de comté – comme Kamata ou Adachi respectivement, utilisés l’un et l’autre
depuis des temps très anciens – ou du nom d’une rivière qui y coule – comme Arakawa,
l’ancien nom de la rivière Sumida-gawa. Jôtô-ku (littéralement « à l’est du château »), en
revanche, reçut son nom de sa localisation par rapport au palais impérial.
50
Les ku de la ville de Tokyo n’étant pas des autorités locales mais des subdivisions du
gouvernement de Tokyo, les quatre-vingt-deux municipalités annexées perdirent leur
autonomie. Lorsqu’en juillet 1943 le régime de guerre supprima le gouvernement (Tokyofu) et la ville de Tokyo (Tokyo-shi) pour les remplacer par la métropole de Tokyo (Tokyoto), les habitants perdirent en outre leur maire élu au suffrage indirect depuis 1898,
tandis que les ku étaient aussi privés de toute autonomie (Tokyo Hyakunen-shi Henshûiinkai 1979, 5 : 1209-1225).
Réduction du nombre des ku à vingt-trois (1947)
51
En mars 1947, après la fin de la Seconde Guerre mondiale et juste avant la promulgation
de la loi sur l’autonomie locale, le gouvernement métropolitain de Tokyo réorganisa les
trente-cinq ku pour les réduire à vingt-deux, un vingt-troisième s’y ajoutant en août de la
même année24 (fig. 3). La population des quinze ku centraux de l’ancienne zone urbaine
avait beaucoup diminué à la suite des changements d’usage du sol et des destructions
provoquées par la guerre : elle n’était plus en 1945 qu’un cinquième de celle d’avant
guerre. La réorganisation des ku visait à obtenir une population d’environ deux cent mille
habitants par ku et les ku de l’ancienne zone urbaine annexèrent des secteurs adjacents
pour s’approcher de ce nombre. Il y eut aussi des fusions de ku dans l’ancienne zone
urbaine : ainsi Kanda et Kôjimachi formèrent Chiyoda, Akasaka, Azabu et Shiba formèrent
Minato. Les noms des nouveaux ku furent choisis au terme de laborieux compromis qui
firent disparaître de nombreux noms traditionnels comme Kanda, Fukagawa, Nihonbashi,
Kyôbashi et d’autres. Un cas particulièrement absurde est celui du ku résultant de la
fusion de Ômori et de Kamata, qui portaient deux anciens noms de provinces : il fut
appelé Ôta, nom qui ne signifie rien mais est formé de deux kanji empruntés aux noms
des ku qui avaient fusionné, soit Ômori et Kamata.
52
La loi sur l’autonomie locale (chihô-jichi hô) d’avril 1947 institua pour Tokyo un système
spécial (tokubetsu ku-sei) qui accordait aux ku de la capitale une autonomie relativement
156
plus large qu’ailleurs, notamment avec l’élection des chefs de ku (ku-chô). Les campagnes
pour ériger les ku en véritables municipalités n’ont cependant pas cessé depuis 25.
Machi et noms de machi au XXe siècle
53
Si les machi, divisions urbaines fines, ont existé à Tokyo de façon permanente depuis la
période d’Edo jusqu’à aujourd’hui, leurs caractéristiques, leurs limites et leurs noms ont
été souvent modifiés. Ces changements répétés intervinrent parfois à l’occasion
d’opérations d’urbanisation ou de rénovation urbaine, mais aussi à la suite d’évolutions
démographiques résultant de changements d’usage du sol ou pour les besoins de
l’administration.
Fig. 2. Limites des quinze ku de Tokyo (1878).
157
Fig. 3. – Limites des vingt-trois ku de Tokyo (1947).
Les machi et la reconstruction après le grand tremblement de terre
de Kantô (1923)
54
Les opérations de remembrement urbain (tochi kukakuseiri jigyô), outils majeurs de
l’extension et de la rénovation urbaines au Japon, visent à amé-liorer le tracé des rues et à
mieux adapter les formes des îlots et parcelles aux usages du sol attendus et aux
nouveaux bâtiments. Ces opérations s’accompagnent de changements dans les limites et
noms de machi et les numéros de parcelles (chômei chiban seiri), procédure complexe et
coûteuse lorsqu’elle n’accompagne pas une opération de remembrement.
55
Le grand tremblement de terre qui frappa la région du Kantô – et donc Tokyo et
Yokohama – le 1er septembre 1923 causa des destructions très sévères et la reconstruction
qui suivit entraîna des changements importants dans les secteurs centraux de Tokyo. Les
projets de remembrement urbain et la reconstruction touchèrent environ 3 600 hectares,
soit 46 % de la superficie de la zone urbaine. La résidence et le commerce de détail
reculèrent au profit des bureaux et du grand commerce, la population diminua, les
structures des machi changèrent profondément et de nombreux anciens noms de machi
disparurent : on peut dire que le tremblement de terre de 1923 fut la fin d’Edo.
56
Le cas de Ginza illustre clairement ce processus d’agrandissement des machi, de réduction
de leur nombre et de disparition de leurs noms, seuls demeurant les plus fameux ou
favorables. En 1923, Ginza comprenait vingt-six machi, cinq d’entre eux étant eux-mêmes
divisés en sections numérotées (chôme), au nombre de quinze au total, soit en tout trentesix unités élémentaires. Après le tremblement de terre et bien que le tracé des rues et la
forme des îlots fussent restés presque inchangés dans ce secteur, le programme de
redéfinition des numéros de parcelles et des noms de machi (chômei chiban seiri) aboutit à
réduire le nombre de machi à deux, qui furent nommés Ginza et Ginza-nishi, chacun étant
divisé en huit sections numérotées (chôme). Le nombre des unités élémentaires qui
158
divisaient le ku fut donc réduit à seize, soit 44 % de leur nombre antérieur (Noguchi 1997 :
12-13 et 300-301) (fig. 1b). De même, dans les ku de Nihonbashi et de Kyôbashi, le nombre
de machi passa respectivement de 145 et 154 en 1878 à 73 et 132 en 1940 (tableau 1).
57
En 1940, les opérations de remembrement urbain, de changements de noms de machi et
de nouvelle numérotation des parcelles qui suivirent le tremblement de terre de 1923
venaient juste de s’achever. Jusqu’à la réorganisation en vingt-trois ku de 1947, le nombre
des machi changea peu dans l’ancienne zone urbaine et augmenta sensiblement dans la
nouvelle (tableau 2).
Tableau 2. Nombre de machi avant et après la guerre
* : estimation.
Source : Ishizuka & Narita 1986.
58
Dans l’ancienne zone urbaine, toutefois, la partie orientale du ku de Yotsuya, qui n’avait
pas été touché par les opérations des années 1920 et 1930, connut une vaste consolidation
de machi qui en réduisit le nombre de trente-cinq à treize (Takeuchi 1978 : 869). De
nombreux noms historiques disparurent à cette occasion, comme Tansu-machi, Oshi-chô
et Ôban-chô. Les noms donnés aux nouveaux machi furent souvent produits en accolant
deux kanji empruntés aux noms des anciens machi fusionnés, ce qui donnait des noms
sans signification, mais qui entrèrent ensuite dans l’usage commun. Ainsi le nouveau nom
de machi Daikyô-chô fut composé de kanji présents dans Ukyô-machi et Ôban-chô, deux
noms utilisés depuis 1872, celui d’un guerrier et celui d’un groupe de guerriers qui
vivaient dans le secteur à l’époque d’Edo. Le nouveau nom combinant les deux kanji ô et
kyô peut être lu Ôkyô-chô, mais il peut l’être aussi d’une autre façon : le kanji qui signifie
« grand » peut en effet être lu ô dans la prononciation indigène, mais aussi dai dans la
prononciation phonétique, d’où Daikyô. Dans d’autres cas, les nouveaux noms de machi
furent choisis de façon à changer un nom défavorable en un nom favorable. Ainsi
plusieurs machi fusionnés, parmi lesquels Tani-machi (littéralement « machi dans une
vallée », et figurativement « machi sans lumière du soleil »), reçurent le nom de Wakabachô (littéralement « machi des jeunes feuilles », et figurativement « machi au futur
brillant »).
59
Dans la nouvelle zone urbaine, l’augmentation significative du nombre des machi était le
résultat d’accroissements dans certains ku et de diminutions dans d’autres. À Edogawa,
par exemple, il y avait 172 machi en 1932 quand le ku fut institué par la fusion de trois
bourgs (machi) et de quatre villages (mura), mais il n’y en avait plus que 82 en 1938, soit
deux tiers de leur nombre six ans auparavant. La diminution fut respectivement de 29 %
et 25 % dans les anciens bourg et village de Komatsugawa et de Kasai, où avaient été
donnés aux machi, notamment dans le secteur de l’ancien village de Kasai-mura, des noms
de ko-aza, anciennes petites sections de village qui désignaient des champs de riz,
159
désormais asséchés pour être construits. En revanche, le nombre de machi fut multiplié
par 2,8 dans le ku de Mizue et augmenta aussi de façon importante dans le secteur
Nagasaki de Toshima-ku et dans Itabashi-ku où l’urbanisation et la croissance de la
population étaient très rapides (ibid. : 801 et 791).
60
De façon générale, les noms historiques des machi de faible taille, mais familiers depuis
très longtemps aux habitants, disparurent au profit de machi plus vastes dotés de noms
célèbres ou favorables et divisés, lorsqu’ils étaient trop vastes, en de nombreuses sections
numérotées (chôme).
Introduction du système de numérotation des îlots et des maisons
(jûkyo-hyôji) (1962)
61
En 1962, la loi sur le système d’identification des maisons (jûkyo-hyôji hou) fut
promulguée, qui introduisait une numérotation des îlots et des maisons afin d’identifier
facilement chacune de celles-ci. Ce système fut progressivement appliqué à Tokyo et fut
une occasion de réajuster les limites des machi et d’en changer les noms. On peut toutefois
douter que le système des adresses de Tokyo permette d’y trouver une maison facilement
(WuDunn 1996). Les changements de nom opérés alors s’inspiraient des mêmes principes
que ceux des années 1940 décrits plus haut : des noms défavorables furent remplacés par
des noms favorables et les noms de machi célèbres utilisés pour désigner des secteurs plus
vastes qu’auparavant.
62
Ainsi, Yoshikubo-chô (dans le ku de Meguro) reçut le nouveau nom de Higashi-ga-oka et
fut divisé en deux sections numérotées (chômé). Le nom de Yoshikubo, qui signifie
littéralement « dépression ou basse terre où poussent les roseaux », était utilisé depuis le
Moyen Âge et avait été gardé malgré une opération de remembrement urbain des années
1930. Quant à Higashi-ga-oka, il signifie « les collines à l’est » (sous-entendu du ku de
Meguro). Avant l’urbanisation des années 1930 les habitants du secteur, pour la plupart
agriculteurs, vivaient au pied de la colline ou à proximité des rizières le long d’un
ruisseau, c’est-à-dire sur des terres basses (kubo). Les nouveaux venus, principalement des
cadres du secteur tertiaire, habitaient, en revanche, en haut des collines (oka). Le
changement de nom du machi symbolisait sans doute ces changement de population, mais
avait aussi pour effet de remplacer un nom défavorable par un autre favorable. De
nombreux noms de machi traditionnels mais défavorables disparurent ainsi lorsque fut
introduit le système de numérotation des îlots et maisons.
63
À l’inverse, des noms de machi célèbres et désirables furent empruntés par des secteurs
voisins. Il en fut ainsi avec le nom de Ginza qui était apparu dans la période d’Edo comme
un autre nom de Shin-ryôgae-chô et était devenu un nom officiel de machi en 1869. Peu à
peu, les secteurs dont le nom de machi incluait le mot Ginza s’étendirent et se
multiplièrent. En 1930, lorsque furent achevés le remembrement urbain et la
reconstruction du secteur, le machi de Ginza fut agrandi vers le sud le long du boulevard
Ginza-dôri et un nouveau machi nommé Ginza-nishi fut créé à l’est du secteur reconstruit.
En 1951 l’ancien Kobiki-chô reçut le nom de Ginza-higashi et, finalement, la mise en
œuvre du système de numérotation des îlots et maisons conduisit à fusionner les trois
machi sous le nom unique de Ginza, le nouveau machi étant divisé en huit sections (chôme)
numérotées du nord au sud (fig. 1c).
160
Machi et chônai-kai
64
Il est nécessaire d’aborder, même brièvement, la question complexe des rapports entre
machi et chônaikai, ou associations de voisinage (Ishizuka & Narita 1986 : 254-258 ; Tokyo
Hyakunen-shi Henshû-iinkai 1979, 5 : 956-1010 et 1329-1332). À l’époque féodale, le machi
était une unité spatiale au sein de laquelle les habitants avaient des relations sociales
fortes et il a gardé depuis le double caractère de communauté d’habitants et d’unité
élémentaire de contrôle administratif. Déjà à l’époque d’Edo, on disait que le ôya
(littéralement « propriétaire des maisons locatives », en réalité le représentant de celuici) était un administrateur local bienveillant et le père des habitants, mais en même
temps il surveillait ceux-ci, car il constituait l’échelon de base de l’office des prévôts
chargés des secteurs des bourgeois (machi bugyô-sho). Au début de l’époque Meiji, cet
aspect du machi fut conservé et utilisé par le gouvernement pour contrôler les habitants
de l’ancienne capitale du shogun.
65
Les relations sociales entre habitants du machi étaient entretenues par une sorte
d’association participant aux rituels d’un sanctuaire, souvent nommée chôkai ou chônaikai, qui existe encore aujourd’hui mais a perdu son importance administrative. En 1937,
lorsque le Japon commença une guerre d’agression contre la Chine, le gouvernement
central et celui du fu de Tokyo commencèrent à réorganiser les chônai-kai et à mettre en
place, à une échelle plus fine encore, des groupes de voisins (tonari-gumi). Chônai-kai et
tonari-gumi devinrent rapidement les institutions chargées de mobiliser la population sur
le front intérieur pour participer à l’effort de guerre. En 1941, il y avait 2 347 chôkai à
Tokyo, soit presque autant que de machi, et 110 762 tonari-gumi, chacun de ces derniers
organisant en moyenne 61 habitants (tableau 3).
Tableau 3. Machi, chôkai et tonari-gumi (1941)
Source : Ishizuka & Narita 1986.
161
66
Après la guerre, ces associations furent considérées comme des produits du fascisme et du
militarisme et abolies en avril 1947 sur ordre du quartier général des troupes
d’occupation américaines. Cet ordre fut annulé en 1953 et les chônai-kai revinrent peu à
peu à la vie. Ils existent toujours comme associations semi-officielles auxquelles adhèrent
la plupart des habitants et ils ont le double caractère d’amicales de résidents et de
délégations du gouvernement local.
Le présent et le futur des ku et machi
67
Dès le début de la période Meiji, le gouvernement central et celui du fu de Tokyo se sont
efforcés de mettre en place des divisions urbaines adaptées à une administration locale
moderne. Elles comprenaient deux niveaux : le machi prolongeait une divison urbaine
traditionnelle des secteurs des bourgeois de la période d’Edo, tandis que le ku était une
division nouvelle introduite par le gouvernement central.
68
Le terme ku est utilisé depuis l’époque Meiji, mais ses caractères ont substantiellement
changé depuis les origines jusqu’au système actuel (tokubetsu-ku). Avant l’époque Meiji,
des noms traditionnels étaient communément attachés à des secteurs de la ville que l’on
n’appelait pas ku, mais kaiwai. La réforme de 1869 introduisit un système de divisions
administratives désignées par des numéros (ku ou ban-gumi), comme pour écarter les
noms historiques des kaiwai et affimer une volonté de modernisation. Il en fut de même
avec le système des grands et petits ku (dai-ku et shô-ku) de 1871. Le caractère purement
bureaucratique des ku fut contesté dès l’origine et, peu à peu, leurs fonctions
d’autogouvernement ont pris de l’importance, jusqu’aux tokubetsu-ku actuels. Un
problème est celui du volume de la population administrée par les ku. Dans le système des
ku numérotés de 1869, la population moyenne d’un ku était de 10 000 habitants, dans le
système de quinze ku de 1878, elle passa à 100 000 et dans le système de 1947 à 200 000.
Aujourd’hui, la population du plus vaste tokubetsu-ku dépasse 800 000 habitants, ce qui est
presque la population de Tokyo dans les années 1870. Les gouvernements de certains
tokubetsu-ku ont divisé leur territoire en plusieurs secteurs plus petits, appelés chiku ou
jûku, dont la population se compte en dizaines de milliers. Ce n’est rien d’autre que le
début d’un programme qui vise à ériger le tokubetsu-ku actuel en un gouvernement local
indépendant (seirei-shitei-toshi) qui comprendrait plusieurs divisions administratives (
gyôsei-ku).
69
À la différence du ku, division plus vaste et plus administrative, le machi présente des
caractéristiques d’unité de voisinage ou de communauté. À l’origine, le machi avait pour
base des relations sociales étroites dans un secteur urbain de taille réduite et son nom
symbolisait cette identité communautaire. Ses réorganisations successives furent
entreprises en vue de mieux l’adapter aux nécessités de l’administration, notamment
celles de l’enregistrement foncier, de l’enregistrement des familles, du service postal et
du système de police. Deux moments importants de ce processus furent le programme de
redéfinition des noms de machi et de numérotation des parcelles (chômei chi-ban seiri) qui
a suivi le remembrement urbain des années 1920 et 1930, puis l’introduction en 1962 du
système de numérotation des îlots et maisons (jûkyo-hyôji). Le nouveau système de codes
postaux à sept chiffres introduit en février 1998 correspond exactement à la division en
machi et, si l’on en croit le ministre des Postes et Télécommunications, toute adresse peut
être exactement donnée sous forme numérique : numéro de la section du machi, numéro
162
de l’îlot, numéro de la maison26. Ces dispositifs n’ont pas manqué de modifier la
conscience que les citadins pouvaient avoir de leur voisinage.
70
Les noms historiques traditionnels des machi ont peu à peu disparu au profit de noms plus
fameux ou plus favorables, mais moins distinctifs. Le nombre des machi n’a pas fortement
diminué, mais beaucoup de noms de machi ont été remplacés par des sections numérotées
(chôme). Les noms des associations de voisinage (chôkai ou jichi-kai) diffèrent d’ailleurs
souvent de ceux des machi.
71
Il existe dans la société urbaine japonaise des divisions spatiales bien plus petites que le
machi que nous ne détaillerons pas ici : ainsi le mukô-sangen ryô-donari, qui renvoie à des
relations de face-à-face entre voisins immédiats et signifie littéralement cinq ménages :
trois de l’autre côté de la ruelle et deux à droite et à gauche du même côté. Une notion de
très petite division urbaine existe encore aujourd’hui dans les unités appelées han ou kumi
et dans les associations de voisinage (chônai-kai ou jichi-kai). Bien que ces unités soient
devenues informelles avec la Restauration Meiji, certaines d’entre elles ont pu jouer un
rôle comme unité élémentaire d’administration des populations. C’est apparemment le
cas des gonin-gumi (littéralement « groupe de cinq personnes ») à l’époque d’Edo et des
tonari-gumi (littéralement « groupe de voisins ») pendant la Seconde Guerre mondiale.
72
La question des divisions urbaines est actuellement discutée chez les professionnels de
l’administration urbaine du point de vue de la participation des citadins à la gestion
locale. Les ku, divisions administratives les plus vastes, ont une population trop
nombreuse pour qu’elle puisse participer à la discussion des problèmes d’administration
locale, malgré le fait que le chef du ku (ku-chô) et son assemblée soient élus. Dans la
plupart des ku, les autorités organisent des réunions pour informer la population des
plans généraux (sôgô-keikaku ou kihon-keikaku) et en discuter les options. En outre, dans
certains ku, de nouvelles divisions, appelées chiku ou jûku, ont été instituées pour faciliter
de tels débats et une antenne de l’administration du ku a été installée dans chacune
d’elles. Par ailleurs, dans les secteurs concernés par un plan de rénovation ou de
réhabilitation de détail (machi-dukuri), une participation plus directe des citadins est
recherchée. Bien que ces secteurs opérationnels correspondent souvent à un machi,
parfois à deux, les associations amicales conventionelles comme les chônai-kai ou jichi-kai
sont considérées comme peu adaptées pour débattre des problèmes. Dans de nombreux
cas récents, une nouvelle organisation nommée chiku-kyôgi-kai (« conférence de district »
ou « conseil de communauté ») a été mise sur pied dans ce but. Elle réunit en général les
dirigeants des associations locales et des volontaires, les organisateurs de campagnes sur
les sujets en discussion et les spécialistes qui résident dans le secteur. Leurs fonctions,
modalités de fonctionnement et efficacité sont encore largement en débat (Nawata 1998),
mais il est possible qu’un âge nouveau de décentralisation et de participation fasse naître
de nouvelles divisions urbaines.
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164
NOTES
*. Le traducteur remercie vivement Guillaume Carré, historien de la période d Edo, pour son aide
généreuse et compétente.
1. Le mot ku (littéralement « division ») étant au centre de cette étude, il ne sera pas traduit. Les
caractéristiques de cette unité administrative changeant au cours du temps, l’auteur propose
trois traductions successives en anglais : district de 1869 à 1878, ward de 1878 à 1947 (ce sont alors
des départements administratifs du gouvernement de Tokyo, ce type de ku étant appelé gyôsei-ku,
littéralement « ku administratif ») et borough depuis 1947 (ce sont alors de quasi-municipalités, ce
type de ku étant appelé tokubetsu-ku, littéralement « ku spécial »). On pourrait le rendre en
français par « arrondissement ». (NdT.)
2. Dans ce qui suit, « secteur » sera exclusivement employé pour traduire l’anglais area, le terme
le plus neutre pour désigner une partie ou région de l’espace, utilisé par l’auteur notamment
pour rendre le japonais chi. Le kanji chi signifie « terre », « terrain, sol » ou « lieu ». (NdT.)
3. On rendra par « bourgeois » les habitants des machi-chi, ou chônin (littéralement « habitant
d’un chô ») : ce sont les « gens de la ville », marchands ou artisans, par opposition aux guerriers et
aux prêtres d’une part, aux paysans de l’autre. Le mot machi ne sera pas traduit. (NdT.)
4. Pour une vue d’ensemble de l’urbanisation d’Edo, voir par exemple Naitô 1966, Ichikawa 1994
et jinnai 1995.
5. Kôji signifie « rue étroite » et Daimyô-kôji (littéralement « rue des daimyôs ») désignait le
quartier où étaient concentrées les demeures des daimyôs. Dans l’ancien Kyoto, la largeur
standard des kôji fut fixée au
Xe
siècle à 12,12 mètres et celle des ôji (« rue large ») à 24,24 mètres
et plus.
6. Les buke-chi couvraient 3 865,3 ha (68,58 % de la superficie totale), les jisha-chi 879,9 ha (15,61 %
) et les machi-chi 891,3 ha (15,81 %) (Naitô 1966 : 133).
7. On estime la densité moyenne des machi-chi à 673,19 habitants à l’hectare, celle des buke-chii
168,16 et celle des jisha-chi à 56,82, mais les chiffres de population eux-mêmes sont incertains
(Naitô 1966 : 133-138). Au début des années Meiji, un des machi issus d’un ancien secteur de
bourgeois avait une densité de 1 180 habitants à l’hectare (Ishida 1987 : 71).
8. Voir des exemples dans Terashima 1991 et Fujimoto 1990.
9. Par exemple, aujourd’hui, dans gakkai (milieux universitaires) ou zaikai (milieux d’affaires).
10. Le japonais fut d’abord une langue parlée et les caractères chinois (kanji) importés au
Ve
siècle constituèrent son premier système d’écriture. Deux systèmes d’écriture syllabique furent
introduits plus tard, hiragana et katakana, qui donnent seulement la prononciation des mots.
Toutefois, si la langue comporte des accents, elle ne comporte pas, comme le chinois, des tons qui
permettent de distinguer des mots semblables. Il y a donc en japonais de nombreux mots
prononcés de la même façon mais qui n’ont pas le même sens. En outre, la plupart des kanji
peuvent être lus selon la prononciation phonétique dérivée du chinois ou selon la prononciation
indigène. Par conséquent, pour déterminer la signification exacte d’un mot, il faut souvent
connaître à la fois le kanji au moyen duquel il est écrit et la prononciation de celui-ci.
11. Dans l’ancien Kyoto, on appelait ho un ensemble de quatre chô, et hou un ensemble de quatre
ho (Naitô 1966 : 118).
12. NdT. On rendra monzen-machi par « ville de temple ».
13. Une carte d’Edo au 1/3000 fut publiée en 1670 et fut la base de nombreuses cartes détaillées
publiées ensuite, celles appelées Edo kiri-ezu datant de la seconde partie du
XVIIIe
siècle. Les plus
belles et célèbres d’entre elles – qui faisaient figurer les noms des daimyôs, des chefs militaires,
165
des temples et sanctuaires – furent publiées plusieurs fois dans les années 1840 et 1850 par
Kingodou et Owariya (Yamori 1974 : 149-160). Voir, en illustration de couverture, les secteurs
d’Edo d’après un kiri-ezu publié par Owariya en 1857 (ici, une partie de Atoga-hita). Le blanc
représente les secteurs de guerriers (buke-chi), le rouge les secteurs de temples et sanctuaires (
jisha-chi), le gris les secteurs de citadins (machi-chi), l’orange les rues, places et ponts, le vert les
bois, rives, terrains d’équitation, pépinières et le bleu l’eau.
14. Yashiki, dans ce cas, est un pluriel et signifie « résidences ». Kumi signifie littéralement
« groupe » et, dans ce cas, « groupe de guerriers » (de classe inférieure). Il y avait de nombreux
kumi, par exemple les kobushin-gumi (kumi modifié par une liaison) : « groupe de guerriers du
génie » ou les sakite-gumi : « groupe de guerriers de l’avant-garde ».
15. Il fut d’abord nommé Edo-fu (juillet 1868), puis Tokyo-fu (septembre 1868) lorsque le nom de
la ville fut changé en Tokyo (« capitale de l’Est »). Nous donnerons toutes les dates dans le
calendrier solaire, bien que celui-ci n’ait remplacé le calendrier lunaire qu’à la fin de 1872.
Chronologie établie à partir de : Ishida 1988 ; Tokyo Hyakunen-shi Henshû-iinkai 1980 : 6 ;
Ishikuza et Narita 1986 : 10-15. NdT : On conviendra de traduire fu (département spécial créé
seulement à Tokyo, Kyoto et Osaka) par « gouvernement » et ken par « département ».
16. Dans les premières années de la restauration Meiji, le gouvernement s’attribua les anciens
impôts en nature prélevés par les daimyôs. Ce n’est qu’à partir de 1872 et de l’attribution de
certificats de propriété que put être levé un impôt immobilier qui constituera environ 70 % des
ressources de l’État en 1890.
17. Par la suite, ces limites connurent des modifications répétées mais légères, de sorte que la
superficie de la ville ne changea guère jusqu’en 1932, date où elle fut étendue à celle qu’elle a
encore aujourd’hui.
18. On rendra dans ce qui suit shubiki-nai par « zone urbaine » et shubiki-gai par « zone rurale » –
sous-entendu « du gouvernement de Tokyo » (Tokyo-fu). (NdT.)
19. Les descriptions qui suivent sont principalement basées sur Takeuchi 1978. Sur les kiri-ezu
d’Edo, voir Edo Kiri-ezu… 1998.
20. Sur la reconstruction après le grand incendie de 1872, voir Inagaki 1979 : 120-128 et Fujimori
1982 : 1-44.
21. Ônawa-chi veut dire un îlot loué à un groupe de guerriers de classe inférieure et subdivisé en
parcelles à construire. Dans ce cas, ô signifie « grand », nawa « règle à mesurer » et chi « terrain ».
Par conséquent ônawa-chi veut dire un groupe de terrains mesurés en commun.
22. Certains shô-ku furent séparés de dai-ku existants pour former les quatre nouveaux ku : sept
formèrent Nihonbashi, six Kyôbashi, trois Kanda et trois autres Kôjimachi.
23. En 1936, deux villages du comté de Kitatama, Kinuta et Chitose, qui avaient été inclus dans la
zone couverte par la loi de planification urbaine dès 1922 mais restaient en dehors de la nouvelle
zone urbaine, furent inclus dans celle-ci et incorporés au ku de Setagaya.
24. Il s’agit de Nerima qui fut alors séparé de Itabashi.
25. L’élection des chefs de ku fut supprimée en 1952, puis restaurée en 1974.
26. Soit l’adresse : « Moegino 25-7, Aoba-ku, Yokohama 227-0044 ». Elle peut être exprimée
entièrement par des chiffres : « 227-0044 25-7 ». « 227 » signifie : « bureau de poste du ku de Aoba
à Yokohama » ; « 0044 » : « machi de Moegino » ; « 25 » est le numéro d’îlot et « 7 » le numéro de
parcelle.
166
AUTEUR
YORIFUSA ISHIDA
167
Quartiers et faubourgs de la médina
de Kairouan : des mots aux modes
de spatialisation (XIXe-XXe siècles)*
Mohamed Kerrou
FIG.
1
1. Plan de Kairouan publié par un voyageur britannique (1882).
Au milieu du XIXe siècle, la ville de Kairouan (Madînat al-Qayrawân) était formée de six
quartiers dont la moitié était située intra-muros. Ce noyau central comprenait Houmat alJâmi’ ou quartier de la « Grande Mosquée », Houmat al-Marr ou quartier du « Passage » et
168
Houmat al-Achrâf ou quartier de la « noblesse religieuse ». L’ensemble de ces trois
quartiers (houma-s) constituait, selon les documents administratifs et fiscaux du XIXe
siècle1, le Kairouan entouré de remparts (al-Qayrawân al-muhawata). Au lendemain de
l’installation du protectorat français sur le sol tunisien en 1881, cet ancien espace urbain
se trouve désigné par le nom arabe et francisé de « médina » (madîna, vulgo : mdîna), par
opposition à la nouvelle ville dite européenne qui émerge à Kairouan dès la fin du XIXe
siècle et qui sera doublée, plus tard, d’une périphérie urbaine.
2
C’est à l’extérieur des remparts, d’origine médiévale et reconstruits au XVIIIe siècle
(1756-1772), que se trouvent les trois autres quartiers d’al-Jéblia, al-Guéblia et al-Dhahra
(fig. 1). Leurs noms se réfèrent à des orientations géographiques puisqu’ils indiquent,
dans l’ordre, les directions des montagnes, du sud-est vers lequel s’orientent les
musulmans pour prier et du sud-ouest. Ces quartiers, d’après les mêmes documents
administratifs, étaient situés à l’extérieur de la ville de Kairouan (khârij Madînat alQayrawân). Étaient-ce des quartiers ou des faubourgs ? Qu’est-ce qu’un quartier (houma,
en composition houmat) et qu’est-ce qu’un faubourg (rabadh, vulgo : rbat) ? Qu’est-ce qui,
au fond, les différende l’un de l’autre ? Et en quoi la médina de Kairouan se distingue-telle
des autres médinas tunisiennes, maghrébines et musulmanes où le noyau central se
trouve aussi habituellement flanqué de faubourgs ?
3
Sur ces questions qui servent de toile de fond à cette réflexion sur les divisions de la ville
à partir des mots servant à les désigner, se greffe l’interrogation principale concernant le
changement des formes de spatialisation urbaine au sein de la médina de Kairouan, à
travers l’histoire contemporaine. L’objectif étant de saisir les logiques qui structurent les
mots et les lieux en rapport avec les stratégies politiques et sociales des autorités et des
acteurs.
4
Le corpus d’étude est constitué pour une part de matériaux recueillis au cours d’une
enquête ethnographique basée sur l’observation et les entretiens. Lors de visites et de
séjours réguliers à Kairouan, l’observation a consisté en une visualisation de l’espace bâti
à la recherche de ses significations immédiates. À cette découverte sensorielle de l’espace
s’est ajoutée une série d’entretiens avec des informateurs choisis principalement parmi
les personnes âgées afin de pouvoir reconstituer le passé de l’espace urbain observé. Ces
entretiens, libres et rétrospectifs, visaient à cerner les connaissances et les
représentations des acteurs vis-à-vis de l’évolution du tissu urbain. Les données collectées
se présentaient, de prime abord, sous une forme certes fragmentaire mais devenaient
cumulatives au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête et du croisement des
témoignages oraux. De fait, l’enquêteur devenait un relais d’informations et un
producteur de discours sur la ville, notamment par le biais des multiples sources orales
qu’il est appelé à confronter avec les documents écrits mettant à sa disposition des
indications topographiques et toponymiques assez précises.
5
Les documents écrits sont constitués essentiellement de dictionnaires hagiographiques (
Tarâjim)2 produits par des savants kairouanais ainsi que des archives de l’État tunisien et
des autorités coloniales. Ces archives publiques se présentent sous forme de rapports ou
de correspondances administratives, rédigées au cours des XIXe et XXe siècles (documents
fiscaux, Série historique et Série A pour les premiers ; renseignements du service
historique de l’armée de terre et des Affaires étrangères pour les seconds), ainsi que des
documents concernant des biens de mainmorte religieux, dits biens Habous ou Waqfs. Ces
documents, non classés et couvrant inégalement une vaste période allant du XVIIe au XXe
siècles, ont été partiellement dépouillés.
169
6
En réalité, les registres de l’oral et de l’écrit entretiennent une relation croisée où l’un
alimente l’autre tout en s’en différenciant. Aussi, nombre d’éléments d’information
recueillis dans des sources écrites sont-ils transmis oralement et largement diffusés,
particulièrement dans une ancienne ville historique et sainte comme Kairouan, qui
possède une tradition savante relativement bien ancrée y compris dans des franges de la
population illettrée. Néanmoins, des informations provenant de sources écrites peuvent
être totalement ignorées ou oubliées, voire contradic-toires avec une certaine tradition
orale qui semble tenir plutôt de la reconstitution et de la légitimation d’une spatialisation
urbaine récente. A son tour, l’écrit joue toujours le rôle du testament et de la preuve,
alors qu’il peut lui-même avoir pour base des informations orales inexactes. Le chercheur
est ainsi amené à conjuguer sources orales et sources écrites afin de parvenir à une
certaine intelligibilité de l’espace urbain sur la base d’un repérage des mots de la ville en
situation. Ces mots sont emblématiques de pratiques – intégratives et/ou exclusives – et
de processus de différenciation de l’espace urbain, produits par les citadins selon des
logiques de distinction et de conformité avec l’ordre établi.
Découpages administratifs et significations des
quartiers
7
À la veille du protectorat, la Régence de Tunis était gouvernée par un bey, souverain au
pouvoir héréditaire et absolu. L’administration centrale était dirigée par un grand vizir
ou Premier ministre, et l’administration locale par des caïds ou gouverneurs. Le caïd avait
des attributions politiques, judiciaires et fiscales tout en étant secondé dans ses fonctions
par des khélifas et des cheikhs. Ces derniers étaient, selon le cas, chefs de tribu, de
fraction de tribu, d’ethnie, de village ou de quartier. La plus petite division administrative
était ainsi le cheikhat et il y avait, dans les villes, plusieurs cheikhs de la coutume (
machâyekh al-’urf)3. Ceux-ci n’étaient pas rétribués par le gouvernement mais prélevaient,
à l’instar des autres cadres de l’autorité locale, un droit sur les impôts des contribuables
(Ganiage 1959, éd. 1968 : 117 ; Guernier 1942 : 74). En tant qu’agents de liaison entre l’État
et la population, les cheikhs étaient choisis par les notables parmi les gens « honorables »,
c’est-à-dire moralement respectés et issus de familles connues pour l’ancienneté de leur
résidence citadine et matériellement aisées.
8
Les cheikhs régissaient des populations qui ne correspondaient pas toujours à un
territoire délimité par des frontières : on ne trouve d’ailleurs pas de carte des cheikhats
avant 19124. Ainsi, à Kairouan, les citadins dits « de souche » (beldiyya) avaient leurs
cheikhs, au nombre de trois : chacun administrait l’un des houma-s qui divisaient la ville
entre les murs, le cheikh de al-Achrâf étant chargé en outre du houma hors les murs de alGuéblia5. Deux autres cheikhs administraient les « bédouins » (Zlass) installés hors les
murs, chacun d’eux s’occupant d’une « tribu » ou fraction de tribu distincte qui s’était
sédentarisée principalement dans l’un des houma-s des faubourgs. Les Zlass résidant à
l’intérieur des remparts, et qui eux étaient nombreux, relevaient du cheikh de leur tribu.
En outre, les Juifs tunisiens (ihûd twânsa) et les étrangers (barrâniyya), qu’ils soient
musulmans ou non, comme les Juifs livournais (Grâna), relevaient chacun d’un cheikh
particulier, quel que soit leur lieu de résidence. Ainsi, les nombreux commerçants juifs de
Houmat al-Marr, en pleine ville, ne dépendaient pas du cheikh de ce quartier.
170
9
Le régime du protectorat avait maintenu ces agents beylicaux et les institutions
administratives tunisiennes en les coiffant d’une structure politique et militaire française
dirigée par la résidence générale qui exerçait le pouvoir réel et était représentée, au
niveau des régions, par des contrôleurs civils. Le mode d’organisation de l’espace et du
pouvoir avait connu, en relation avec la logique coloniale, des changements qui
correspondaient à de nouveaux modes de rationalisation et de contrôle des gouvernés.
Comment cela s’est-il matérialisé à l’échelle de la ville de Kairouan qui était, à l’époque, la
deuxième ville de la Régence après Tunis ?
10
Une histoire de l’intervention française sur l’espace urbain kairoua-nais donne à lire trois
moments décisifs, en relation avec l’évolution de la médina et de la gestion sociale et
politique de faubourgs qui voyaient leur population augmenter et leur espace habité
croître sensiblement. Ces moments se situent entre 1896 et 1936, un rythme assez régulier
de quinze à vingt ans séparant chaque nouvelle modification. Chacune résulte de
circonstances qu’il faut élucider, mais toutes prises ensemble obéissent à une même
logique : le remplacement de divisions administratives à base sociale, religieuse ou
ethnique pat des divisions strictement territoriales. Au terme du processus, chaque
cheikh administrera l’ensemble des résidents d’un houma, quelle que soit son origine ou
sa religion, à l’exclusion des Français, bien entendu. Au passage se trouvera en principe
abolie la coupure symbolique, administrative et spatiale entre Beldiyya et Zlass, puisque
certains houma-s s’étendront sur une partie de la ville et de ses faubourgs, et même audelà sur la campagne.
Comment disparaît un quartier
11
La première réorganisation de l’espace urbain de la médina de Kairouan intervient en
1896, quinze ans après l’installation du protectorat français : elle a pour effet la
suppression de l’un des trois cheikhats de la ville intra-muros et la création d’un cheikhat
distinct dans celui des houma-s extra-muros qui relevait jusque-là d’un cheikh beldiyya.
Dans une lettre datée du 31 juillet 1896, adressée au Premier ministre, le contrôleur civil
de Kairouan se dit « entièrement de l’avis du caïd de Kairouan quant à la proposition
relative au rattachement du quartier d’el-Marr, dont le cheikh est décédé, à ceux de la
Grande Mosquée et des Acheraf. Cette proposition a pour but de répartir la ville en deux
quartiers bien distincts, séparés par la rue Saussier, son artère centrale, par laquelle le
quartier actuel d’El-Marr est coupé6 ». La rue Saussier devenait ainsi la limite séparant les
cheikhats de Houmat al-Jâmi’ et de Houmat al-Achrâf. La nouvelle division urbaine
permettait d’abord de résoudre la question posée par le décès du cheikh, auquel les
notables n’avaient pas trouvé de remplaçant. Elle avait aussi pour conséquence
d’augmenter chacun des deux quartiers principaux « de la partie du quartier El Marr qui
lui est contiguë ». En outre, les autorités locales proposèrent à l’autorité centrale d’ériger
le quartier hors les murs d’al-Guéblia en un chei-khat distinct, dans le but « d’éviter une
trop lourde charge de responsabilité au Cheikh d’El Acheraf qui l’administre » (Lettre du
contrôleur civil de Kairouan au résident général Millet, datée du 12 octobre 1896). Cette
première réorganisation territoriale amena quatre cheikhs à présenter leur démission au
Premier ministre par une lettre datée du 8 août 18977. L’enquête du contrôleur civil local
montra que le motif invoqué par les démissionnaires était économique : les revenus des
cheikhs s’amenuisaient en raison de la réticence de la population à payer les impôts. Il est
probable qu’intervenaient aussi des raisons politiques que ni les intéressés, ni les
171
autorités du protectorat ne voulaient avouer. La démission fut acceptée et il fut procédé à
la désignation de nouveaux cheikhs.
12
Un cheikhat et, du même coup, un quartier avaient donc disparu. Des circonstances
semblables conduiront à des conséquences très différentes lorsqu’en 1939 le quartier d’alAchrâf ou des Chorfa se trouvera, à son tout, menacé de disparition à la suite de la
démission de son cheikh. Par une lettre datée du 7 janvier 1939, Amor Lawani, délégué du
Grand Conseil, notable kairouanais dont la famille chérifienne habitait depuis très
longtemps ce quartier « noble » et en était le pivot symbolique, saisit l’autorité centrale
de l’existence d’une « rumeur publique persistante » selon laquelle le gouvernement se
proposerait de rattacher le cheikhat d’al-Achrâf au territoire d’un autre cheikhat. Pour
Lawani, si « ce projet venait à être réalisé, [il] occasionnerait de graves préjudices à ses
intérêts personnels ». Aussi demandait-il la nomination d’un cheikh qui présiderait aux
destinées de la Houmat al-Achrâf, en remplacement du cheikh démissionnaire. On sait
que la Résidence devait informer le caïd de Kairouan de cette correspondance sans,
toutefois, la lui transmettre et que le cheikh Brahim Najar, dont la femme était d’ailleurs
une fille Lawani, fut nommé en 1939 avant d’être révoqué, comme tous les autres cheikhs,
lors de l’indépendance8.
13
En vérité, ce n’est pas le décès ou la démission d’un cheikh qui pouvait provoquer la
disparition d’un quartier mais tout un processus social, politique et idéologique. Le
quartier (houma) est constitué à la fois d’une matérialité et d’une symbolique identitaire.
Il n’existe qu’à partir du moment où un assemblage de maisons et d’habitations est
structuré par un esprit de quartier légitimé soit pat une ascendance (cas du quartier des
Chorfa), soit par un monument symbolique (cas du quartier al-Jâmi’), soit encore par son
emplacement périphérique (cas des faubourgs). C’est cette « âme » de quartier qui fonde
l’identité et l’appartenance spatiale en l’enrobant d’une sorte de ‘açabiyya ou esprit de
corps qui se produit et se reproduit par identification (« Nous sommes des citadins
beldiyya ») et également par opposition aux autres (« Nous ne sommes pas des bédouins
’Arab Zlass »9). Du coup, le houma se trouve être une matérialisation spatiale et identitaire
de la citadinité. Son évolution révèle les métamorphoses de l’espace et les spécificités de
chaque société urbaine. Ainsi, le quartier al-Marr a disparu de Kairouan car il n’avait pas,
ou plutôt n’avait plus d’identité. Ce n’était qu’un quartier de passage qui tirait sa
légitimité, par le passé, des activités commerciales détenues principalement pat les Juifs.
D’ailleurs, la mémoire collective des Kairouanais évoque aujourd’hui encore le Marr lihûd
ou « Passage des Juifs ». Reliant le quartier de la Grande Mosquée au nord-est à la partie
ouest de la médina, ce passage est composé d’une partie supérieure (Marr al-fûqanî)
menant à la Grande Mosquée et d’une partie inférieure (Marr al-lûtânî) communiquant
avec Bâb al-Jédid. Houmat al-Marr a disparu, en tant que quar-tier administratif, dans le
sillage du départ de la plupart des Juifs, en laissant place aux deux quartiers principaux
de Kairouan, quartiers à forte charge identitaire qui divisent désormais la médina intramuros : al-Jâmi’ à l’Est et al-Achrâf à l’Ouest, le premier étant le plus important du point
de vue symbolique et démographique. Ces deux quartiers (houma-s) possèdent certes des
points communs avec les faubourgs (rbat-s) situés extra-muros. Néanmoins, les deux
espaces sont, comme nous le verrons, fondamentalement différents au niveau de la
fonction, de la structure et de la vocation urbaines.
172
La territorialisation des cheikhats
14
Le second moment décisif de réorganisation des cheikhats du caïdat de Kairouan
intervient vers 1909-1913. Il aura pour effet de transformer les cheikhats en
administrations territoriales et d’abolir la coupure entre la ville dans ses murs et sa
périphérie. Vingt-trois cheikhats vont être créés dans le caïdat, dont quatre à Kairouanville, ceux d’al-Jéblia, al-Guéblia, al-Jâmi’ et al-Achrâf : ceux-ci existaient avant le
protectorat mais leurs frontières s’étendent nettement et ne correspondent plus aux
anciennes divisions, en particulier celle que marquait l’enceinte10. À titre d’exemple, voici
ce que devient le quartier de la Grande Mosquée :
Le 14e Cheikhat de Houmet el-Jemâa est limité par la route de Kairouan à Sousse
jusqu’à la frontière du Contrôle de Sousse à l’ouest ; au nord, il est limité pat Drâa
Chouk, puis par l’oued Barkla, il contourne Drâa el Tammar jusqu’au majen 11 sur la
route de Zaghouan, suit la route de Zaghouan jusqu’à Kairouan 12.
15
Ce projet était destiné à donner aux cheikhats des limites administratives afin d’éviter les
inconvénients qui résultaient de ce que les membres de certaines tribus étaient
administrés sans qu’il soit tenu compte de leur lieu de résidence. Plus précisément, il
s’agissait d’un découpage territorial permettant que « chaque cheikh ait une
circonscription déterminée et soit responsable des faits qui se produisent dans cette
circonscription, quelle que soit la tribu des intéressés » (lettre du Directeur des finances
au Secrétaire général du gouvernement tunisien, datée du 4 août 1909). L’objectif de
fixation au sol de ces tribus ou fractions ethniques composées de groupes habitant des
lieux éloignés les uns des autres était, au fond, motivé par la hantise coloniale de la
sécurité poussant à une nouvelle division administrative. Cette réorganisation conçue et
menée de main de maître par le caïd Mohammed-Hédi M’rabet et le contrôleur civil
Charles Monchicourt fut approuvée par le bey, par lettre n° 1360 datée du 6 mars 1911, et
pour la première fois, des plans à échelles 1/50 000 et 1/100 000 purent être établis
localement et homologués par le gouvernement en 1912. En outre, la transformation des
cheikhats ethniques en cheikhats territoriaux renforçait la création d’un état civil
centralisé entre les mains du cheikh (lettre de Monchicourt au résident général datée du
25 octobre 1910) et facilitait le recensement des contribuables (lettre de M’rabet au
Premier ministre datée du 29 juin 1910). Fiscalité et sécurité présidaient ainsi à la
réorganisation territoriale du Kairouanais et de sa « ville sainte ». L’objectif ultime était
l’absorption du rural par l’urbain et, en définitive, du social par le colonial, au double
niveau du surplus économique et du contrôle politique.
16
La territorialisation des cheikhats est un processus dont les prémices s’observent dès le
début du protectorat, qui passe par la réforme décisive de 1909-1913 et arrivera à son
terme dans les années 1930. Déjà en 1886, une décision beylicale avait rattaché, dans un
souci de rationalisation administrative, les fractions Zlass des Ouesslatia (232 imposés) et
des sudistes ‘Akkara Moënsia (31 imposés) demeurant à Kairouan, aux cheikhats des
quartiers dans lesquels ils se trouvaient installés. Le commandant de la brigade
d’occupation de la Tunisie, le général Gillon, estimait en effet que l’organisation de ces
deux fractions – composées d’individus « dispersés dans les cinq quartiers de la ville »
pour les premiers et « demeurant tous en ville » pour les seconds – en un cheikhat spécial
« n’a aucune raison d’être ». Leur dislocation et leur rattachement aux cheikhats
correspondant aux quartiers où ils habitaient « constituerait un progrès puisque cette
mesure simplifierait l’administration locale » et « augmenterait légèrement les revenus
173
des cheikhs de Kairouan » (lettre au résident général datée du 30 octobre 1886). Près d’un
demi-siècle plus tard, le cas des 118 israélites tunisiens de Kairouan, pour la plupart
protégés13, sera traité d’une façon analogue : par décret du 15 octobre 1930, leur cheikhat
est rattaché à celui de Houmat al-Guéblia où la plupart résident14. Cette décision avait
pour justification, aux yeux du caïd de Kairouan, la faiblesse numérique de la
communauté qu’il disait réduite à quarante personnes par le départ des autres, ainsi que
sa faiblesse économique qui rendait difficile de trouver un cheikh solvable. Les
statistiques fournies par le caïd à l’autorité centrale étaient-elles exactes ? Nous pouvons
en douter sur la base des dénombrements de la population qui donnent, pour les années
1921, 1926, 1931 et 1936 les chiffres respectifs de 306, 386, 376 et 348 Juifs à Kairouan 15. Ce
qui est néanmoins significatif, c’est la décision de les rattacher au cheikhat périphérique
d’al-Guéblia dont la population avait atteint 4 613 personnes en 1936, dépassant ainsi
Houmat al-Chorfa qui comptait alors 3 268 habitants : la population résidant hors les
murs augmentait constamment et l’écart se réduisait avec celle qui vivait à l’intérieur des
remparts.
De la généralisation aux campagnes des cheikhats à l’effacement
des houma-s
17
Le troisième moment-clef de la réorganisation des cheikhats par le protectorat
interviendra en 1936 et aboutira à l’intégration des zones rurales dans une organisation
qui ne concernait jusque-là que le territoire urbanisé. L’autorité locale, en la personne du
contrôleur civil Nullet et en accord avec le caïd, proposait la création de deux nouveaux
cheikhats : Marguellil et Dhrâa Tammar16. La raison avancée était que, les quatre divisions
de la ville possédant un territoire énorme, les cheikhs négligeaient – fiscalement et
administrativement – la partie de leur cheikhat située en dehors du périmètre communal.
Les nouveaux cheikhats détachaient des cheikhats « urbains » une grande part de leur
territoire rural17. Cela permettait de résoudre le problème de l’agglomération d’une zone
urbaine et d’une zone rurale dans chaque ancien cheikhat ainsi que celui de la tendance
« paresseuse » des cheikhs, ces « citadins peu enclins à se déplacer et à exercer leur
activité hors des limites de la ville » (lettre de Nullet au résident général datée du
25 janvier 1936). De la sorte, la nouvelle division topographique visait à rationaliser la
collecte des impôts directs et en particulier de l’Istitân ou impôt de propriété, de même
qu’elle tentait de dépasser l’opposition traditionnelle entre l’urbain et le rural. La
campagne, désormais soumise au même régime administratif que la ville, se rapprochait
de celle-ci, en même temps qu’elle était l’objet d’une profonde recomposition sur la base
du rapport de Monchicourt sur la « Commission de délimitation des terres collectives des
Zlass » (1910).
18
Après l’indépendance nationale acquise en 1956, la révocation des anciens cheikhs et
autres notables, soupçonnés de complicité avec les autorités du protectorat,
s’accompagna d’une nouvelle division administrative. Ainsi, le projet colonial se trouvait
poursuivi par une autre politique basée sur un découpage caractérisé par la rupture avec
le cadre traditionnel de la tribu ou des notables et par le groupement de l’habitat (Belhédi
1989) : d’autres mots de la ville apparurent, toujours en vue de dominer la campagne (
bédia). Ainsi, les gouvernorats (wilâya) remplacèrent les caïdats et de nouvelles
circonscriptions territoriales, les délégations (mu’tamdiyya) coiffèrent les cheikhats, dont
le nom fut changé dans les années 1970 en ’imâda-s, ou « secteurs ». Plus tard, en 1983, la
174
ville de Kairouan fut divisée en deux circonscriptions (dâyra) : Kairouan-Nord et
Kairouan-Sud, grandes divisions administratives qui devaient, en principe, absorber la
notion de quartier (houma) et de faubourg (rbat). En effet, al-Jéblia (Nord et Sud) fait
désormais partie de Kairouan-Nord qui incorpore également al-Guéblia-Nord, mais aussi
al-Jâmi’ et d’autres lieux tels que Dhrâa Tammar. De son côté, Kairouan-Sud comprend alGuéblia-Sud et d’autres zones rurales y compris Marguellil. De plus, il a été décidé la
création de trois communes (bala-diyya) pour la ville de Kairouan : al-Mansoura (en 1979),
Cité al-Jéblia (en 1988), Kairouan Médina et al-Guéblia (en 1994)18.
19
L’objectif de l’ensemble de ces opérations de réorganisation urbaine était évidemment
d’assurer une meilleure rationalisation administrative et financière. Le résultat fut un
plus grand contrôle politique de l’espace urbain, ainsi que sa transformation
topographique et culturelle. Progressivement, la notion de houma qui constituait la
référence identitaire de ses habitants, en relation avec l’ascendance ethnique et la
résidence urbaine, s’estompait. Certes, elle se maintient encore dans le langage populaire
et l’imaginaire social mais tout se passe comme si, administrativement, elle n’existait pas
car, hormis Houmat al-Jâmi’ qui possède une signification religieuse fondatrice, elle ne se
lit ni dans les divisions administratives ni sur les cartes urbaines. Déjà, Houmat al-Chorfa,
qui réfère à l’ascendance chérifienne maraboutique des fameux « turbans verts » qui
fondèrent Kairouan au VIIe siècle, était voué à la suppression dès la fin des années 1930.
Son nom est alors changé pour Houmat al-Bey, par référence à la mosquée du Bey qui est
voisine, dans l’espoir d’affaiblir le pouvoir symbolique de l’aristocratie religieuse des
Chorfa, considérée comme une force traditionnelle. Avec l’indépendance et l’abolition de
la monarchie beylicale, le nom du quartier change à nouveau pour Houmat al-Ansâr, du
nom de la célèbre et très ancienne mosquée qui s’y trouve, en même temps que les
réformes modernisatrices de Bourguiba s’attaquent au pouvoir économique de la noblesse
religieuse19. L’actuel Houmat al-Ansâr incorpore donc Houmat al-Chorfa et Houmat alBey, ce qui fait que l’espace intra-muros est uniquement identifié par deux catégories
(Jâmi’ et Ansâr) à connotations historico-religieuses.
20
Le Houmat al-Chorfa, référence symbolique des nobles Kairouanais de souche comme les
Lawani, possédait et possède encore des frontières avec le Rbat al-Guéblia. Celui-ci était le
lieu de résidence des tribus Zlass sédentarisées mais également des Kairouanais de
condition modeste. La notion de rbat qui connote négativement l’idée de bédouinité, de
pauvreté et de périphérie, voire de marginalité spatiale, est escamotée par les divisions
administratives ainsi que par les cartes qui indiquent uniquement le nom d’al-Guéblia
sans le faire précéder du mot rbat. On dit même, pat fois, Houmat al-Guéblia, le rbat
devenant ainsi, dans des conditions précises, l’équivalent du quartier. Cette convergence
de nom entre quartier et faubourg résulte surtout de l’intégration de la seconde catégorie
dans le tissu urbain de la médina. À partir du moment où le rbat est relativement assimilé
et maîtrisé, au niveau de la perception urbanistique officielle, il devient houma. Le
phénomène est vérifiable avec la nomenclature officielle établie par les soins du
gouvernement tunisien sous le protectorat, qui signale que « Le caïdat de Kairouan était
composé en 1900 de quatre cheikhats : Houmt el Djamâ, Houmt ech-Cherfa, Houmt el
Djeblia, Houmt el-Qeblia ». Les deux premiers constituaient Kairouan-ville alors que les
autres étaient ses deux faubourgs (Régence de Tunis 1900 : 117).
21
Les réorganisations successives des divisions de Kairouan montrent que toute la
rhétorique administrative est solidaire de la logique politique d’un pouvoir en quête
permanente d’un contrôle du corps social et urbain. La question est alors de savoir
175
jusqu’à quel point cette rhétorique et les convergences entre divisions de la ville qu’elle
implique sont parvenues à soumettre et à façonner l’espace ainsi que les productions
discursives solidaires des manières d’être et de faire des Kairouanais.
Bédouins, citadins et métamorphoses des faubourgs
22
La structuration fondamentale de la société urbaine locale est celle qui distingue entre
beldî et Zlassî. La première catégorie désigne le Kairouanais de souche (qayrawânî, qarwî)
prétendant généralement descendre des conquérants arabes victorieux qui ont fondé la
ville au VIIe siècle. Certains, comme les Lawani, revendiquaient ainsi des origines
chérifiennes remontant à la famille du Prophète. D’autres, comme les Saddam par
exemple, formaient une noblesse religieuse fort prestigieuse par son ascendance arabe
yéménite ainsi que par l’exercice quasi héréditaire des fonctions d’imam de la Grande
Mosquée et de bach-mufti ou grand jurisconsulte. Ces familles et d’autres anciennement
implantées telles que les M’rabet, Adhoum, Bouras, Bouhaha, Attallah, Allani ou Alouini
se considèrent et sont considérées comme citadins de souche ou beldî-s. D’ailleurs, dans
toutes les villes de Tunisie, il existe des beldî-s qui se distinguent des ruraux et des
villageois par leurs métiers, maisons, parlers, habits, cuisine et autres manières de faire et
d’être. Leurs habitus s’accompagnent d’une idéologie de mépris envers une catégorie
considérée comme inférieure de par ses origines, qui se réfère aux éléments tribaux et
ethniques des groupes bédouins dits Badwî ou ’Arbî. Pareils groupes, plus nomades que
sédentaires, portent ici le nom de Zlass ou Jlass et comprennent les fractions ou ’Arch-s
des Awlad Iddir, Khalifa, Sendassen ainsi que les Kaoub et les Gouazzin. Ayant pour
ancêtre commun « un certain Jlass dont l’origine est incertaine » (« Notes sur les
tribus… » 1902 : 22-23), ils sont éparpillés dans le Kairouanais. Cette région est également
habitée par des éléments provenant d’autres tribus, notamment les Hamama de la région
de Gafsa. Les deux tribus Zlass et Hamama sont connues par leurs luttes avec les tribus
voisines et leur appartenance beylicale au clan çoff hussénite20. La tribu des Zlass est l’une
des plus importantes des tribus tunisiennes, dont les fractions campaient au nord, à
l’ouest et au sud de la ville de Kairouan. En 1860, elle comptait déjà plus de 60 000
personnes alors que la ville sainte regroupait quelque 15 000 habitants et Tunis entre
80 000 et 90 000 habitants (Ganiage 1959, éd. 1968 : 40). En réalité, les Zlass étaient et
demeurent une composante importante de l’espace urbain de la ville de Kairouan. Ils
n’étaient et ne sont pas seulement des fantômes incarnant la fameuse image négative
véhiculée par l’imaginaire musulman vis-à-vis des bédouins envahisseurs et pillards, car
ils forment une réalité sociale locale, située à l’extérieur comme à l’intérieur de la « ville
sainte ».
23
Ce sont, en réalité, les voyageurs occidentaux ainsi que les observateurs coloniaux qui
attestent, par leurs récits d’exploration, l’existence d’un « faubourg Zlass » à Kairouan.
Une des meilleures descriptions est probablement celle due à Charles Lallemand qui n’a
pas manqué de noter en 1892 que :
Sous le front occidental de la ville se trouve le grand faubourg des Slass, tribu jadis
turbulente, souvent en hostilité avec les bourgeois de Kairouan. La porte des
Pruniers (Bâb-el-Koukha) met la ville en communication avec ce faubourg, au nordouest de la cité. Mais, dans les temps troublés, lorsque cette porte était close, la
communication avec les Slass était réduite à une singulière poterne percée dans
l’épaisseur de la muraille, en face du quartier aristocratique des chorfa (pluriel de
chérif). Elle est en S, et sa forme comme sa hauteur ne permettaient pas à un
176
homme armé du long fusil des Slass de pénétrer dans la ville, encore moins de
mettre en joue. Les portes des maisons de ce faubourg, faisant face à la muraille,
donnent presque toutes accès à des cités ou ruelles habitées pat de nombreux
ménages. Elles ont cela de particulier que, fermées, elles permettent à l’aide d’un
peu de gymnastique, d’entrer et de sortir pat un trou de petite dimension pratiqué
à soixante ou quatre-vingts centimètres du sol ; mais il est impossible à un homme
en fuite de passer par ce trou sans un arrêt considérable, qui lui ferait
infailliblement mettre la main dessus. Ingénieux le procédé, n’est-ce pas ?
(Lallemand 1892 : 214-215).
FIG.
24
2. Plan de Kairouan d’après le Guide Joanne (1905).
Cette description est remarquable par son côté ethnographique, à la fois détaillé et
pittoresque, même si Lallemand se trompe de nom de porte. En effet, la porte dont il
s’agit n’est pas Bâb al-Khoukha qui est la « porte de la Poterne » située au nord-est, mais
plutôt Bâb al-Jédid, laquelle se trouve à l’ouest de la médina. Cependant, le témoignage de
Lallemand prouve que les Zlass avaient tout un quartier situé à proximité de la ville avec
laquelle ils communiquaient spatialement et humainement. La force de la notation de
Lallemand tient surtout à la description topographique de ce lieu urbain qu’est le rbat :
lieu séparé de la médina par une muraille, ruelle habitée par de nombreux ménages,
l’accès à la médina s’effectuant par un étroit passage à partir du quartier des Chorfa qui,
en tant que noblesse religieuse, remplissent ainsi le rôle de protecteurs des bédouins et
étrangers réfugiés à Kairouan. Au début du XXe siècle, le Guide Joanne indique que « la ville
indigène, que ne dépare aucune percée moderne, se compose de deux parties : la ville
proprement dite, parallélogramme irrégulier entouré d’une enceinte crénelée […] ; le
faubourg des Zlass, à peu près aussi vaste, qui s’étend à l’ouest et au nord-ouest » (Algérie
et Tunisie 1905 : 407) (fig. 2). Peu d’années après, un autre guide touristique français relève
qu’il existe à Kairouan, en plus des « riches quartiers » de Houmat al-Jâmi’ et Houmat alChorfa, le quartier dit des Zlass. Ce « faubourg extérieur au rempart qui entoure la cité
sur trois côtés communique avec la cité sainte par la porte de Bab Djédid » (Penet 1911 :
11).
177
25
Cependant, malgré de nombreux autres témoignages occidentaux21, l’existence de ce
quartier Zlass est occultée, au niveau linguistique, par les sources locales – écrites et
orales – ainsi que par la cartographie officielle. Tout se passe comme si la bédouinité en
ville et la relative discrimination spatiale, sociale et idéologique qui l’accompagnait,
étaient trop honteuses pour être révélées et dites. Certes, le dictionnaire hagiographique
d’Al-Knânî, le Takmîl (rédigé en 1873), évoque nombre de faubourgs (arbâdh, pluriel de
rabadh) mais sans spécifier l’origine ethnique de leurs habitants. Ces faubourgs sont, plus
que les autres quartiers, le théâtre d’une religiosité populaire intense autour des
nombreux saints de la ville dont certains sont d’origine Zlass.
26
Cette différence de perception du « Faubourg des Zlass » consistant soit dans la mise en
valeur, soit dans le silence sur le fait bédouin en ville, voire sa négation, montre que le
regard colonial tend à l’ethnicisation et à l’hétérogénéisation de l’espace de la médina de
Kairouan alors que le regard indigène – qu’il s’agisse de l’élite ancienne du savoir ou de la
nouvelle élite politique nationale – tend à l’homogénéisation. Mais, les deux poursuivent
le même objectif de soumission politique de l’espace et de ses acteurs, notamment des
plus rebelles ou supposés tels, comme les bédouins.
27
La partie ouest où résident les bédouins Zlass sédentarisés et autres étrangers est celle làmême où se trouvent les deux Rbat-s d’al-Jéblia et d’al-Guéblia, ce dernier étant doublé du
rbat al-Dhahra qui dépendait du cheikhat d’al-Guéblia et était le lieu d’un oratoire (masjid
) comme l’atteste le Takmîl qui l’identifie, au XIXe siècle, à la mosquée de Sidi Bouderbala22
pourtant située plus loin aujourd’hui. Les archives de l’Etat conservent une pétition, datée
des années 1940, pour la nomination d’un imam au sein de l’oratoire de ce rbat 23, oratoire
qui existe aujourd’hui encore. Pour l’ensemble de ces faubourgs, on pourrait se demander
si les mots qui les désignent, à savoir Jéblia, Guéblia et Dhahra, ne sont pas, en définitive,
une projection de la société bédouine originelle sur l’espace de la médina de Kairouan.
Pareille question se justifie autant par la non-correspondance de la Dhahra avec
l’orientation géographique réelle – à savoir le nord-ouest – que par l’existence d’une
distinction à l’intérieur de la tribu Zlass – distinction reprise par l’administration du
protectorat24 – entre les Zlass Guébla, Zlass Dhahra et « Bein al-Jeblein ». Mais, au delà de
cette question, le plus important est de connaître comment est structuré l’espace urbain
extra-muros de Kairouan.
178
FIG.
3.Carte des faubourgs de Kairouan.
Les significations des rbat-s kairouanais
28
Avec l’aide des vieux habitants des faubourgs d’al-Guéblia et d’al-Jéblia, anciennement
« périphériques » et devenus aujourd’hui centraux, une enquête orale a été menée en vue
de reconstituer la toponymie et l’histoire de ces lieux. Elle a permis, au terme d’entretiens
multiples et répétés, la découverte partagée et progressive d’un espace urbain
aujourd’hui ignoré par l’administration au point d’être oublié par les citadins eux-mêmes.
Car une mémoire sociale s’exhume et se reconstitue comme une mosaïque enfouie sous
terre et découverte après tant d’années. Ainsi, il est apparu que l’ouest de la médina de
Kairouan désigné par le terme de « Faubourg des Zlass », et plus précisément de Rbat alJébia et de Rbat al-Guéblia, contient, en réalité, plus d’une vingtaine de rbat-s.
29
En effet, on trouve au sud-ouest de la médina, les Rbat-s al-Brachna, al-Hadid, al-Lsîs,
Qasrâwa, Sidi Belgacem, al-Somâ’, Riyâh, Becara, al-Naqûs et al-Sfîha. Au nord-ouest, on a
les Rbat-s Zwâgha, Gaïeb, ‘Abâda, Ben Jemâ’, Rannân, al-Fâssî, Brida’, al-Knâbsa, alKchâlfa, al-Sa’âdliya et al-Zâouïa. Enfin, au sud-est, près de l’actuelle rue Oum Hellal, non
loin de Bâb al-Jédid – il s’agit de la nouvelle porte située à l’est et non pas celles, plus
anciennes, qui se trouvent à l’ouest de la médina – on trouve le Rbat Lahmar appelé
également Rbat al-Jrâfla, par référence au saint patronymique et à la zaouïa de Sidi Saâd
Jerfâl qui s’y trouve. En tout, il y aurait vingt-deux rbat-s autour de la médina de
Kairouan, tous situés à l’ouest, à l’exception du Rbat Lahmar (fig. 3).
30
Ce phénomène de multiplicité des rbat-s est fort paradoxal dans la mesure où, dans les
autres médinas tunisiennes, le nombre de faubourgs est toujours réduit. À titre
d’exemple, la médina de Tunis est flanquée essentiellement, comme en conviennent ses
habitants et les historiens de la ville, de deux faubourgs : Bâb Souika au nord et Bâb al-
179
Jézira, que continue Bâb al-Jédid, au sud (Belkhoja 1986 : 351-356 ; Daoulatli 1981 :
139-141 ; Abdelkéfi 1989 : 37-55 ; Sebag 1998 : 132-134). Alors, comment expliquer ce
phénomène de profusion des rbat-s qui semble être spécifique à Kairouan ?
FIG.
31
4. Ruelle d’un rbat de Kairouan.
Selon les mêmes sources orales, il existait dans le passé d’autres rbat-s qui ont
complètement disparu, tels ceux, pat exemple, des Grâmsa ou des Ridâne. Notons que
l’imprécision de ces sources est partiellement compensée pat les informations éparses
mais fort utiles fournies par les documents écrits. Ceux-ci nous renseignent également
sur les rbat-s disparus tels que celui des Dâ’llah situé au nord, non loin de la zaouïa de Sidi
Sahbi, révélé par un acte de fondation pieuse datant de 1 235/1 82025. De son côté, le
dictionnaire d’Al-Knânî signale, au sein de la Jéblia, le rbat d’al-Rekâbna qui se perpétue
de nos jours par le nom de la rue Bâb al-Rekâb, officiellement appelée rue Ibn Nâjî,
menant de la Rahba à la R’hîba. Les documents d’archives permettent de déceler le
dynamisme des rbat-s qui peuvent disparaître mais aussi rétrécir, engendrer d’autres rbat
-s ou simplement changer de nom. Il existe ainsi plusieurs modes d’évolution de cette
forme d’organisation de l’espace extra-muros. Quelques exemples, puisés dans les
documents écrits et l’observation directe, illustrent cette métamorphose historique des
rbat-s. Ainsi, les Rbat-s al-Brachna et al-Lçis qui, aujourd’hui, sont séparés par un simple
mur tout en étant disposés sur la même ligne de parcours, communiquaient entre eux, du
moins au XIXe et au début du XXe siècle. Cela est visible sur les anciennes cartes et il est
donc probable que les deux faubourgs formaient un seul rbat, qui aurait été celui d’alDhahra par fausse opposition à la direction de la Qibla. De nos jours, le nom du Rbat alDhahra désigne, dans la mémoire des vieux habitants, la rue et la mosquée situées à
proximité de ce qui en reste comme rbat, à savoir la Zanqat Ben Khélifa indiquée par une
plaque murale. C’est cette ruelle qui est appelée Rbat al-Lsîs. Autre exemple, un document
Habous daté de 1207/1792 évoque le Rabadh al-Knâbsa en précisant qu’il est
180
nouvellement créé (muhdith) dans une impasse du Jnân el-Fassî qui est lui-même un
rabadh comme l’atteste un document similaire daté de 1231/1816 et indiquant quasiment
les mêmes limites des propriétés immobilières qui s’y trouvaient. Un autre document
Habous, relativement plus ancien puisqu’il est daté de 1051/1641, fournit un indice de
changement de nom de rbat. Il révèle que le Rabadh al-Hadid s’appelait « jadis » (fi alqadîm) Rabadh Banî Jarîr26 et qu’une maison y est nouvellement acquise par un membre
de la famille Barchânî. Or, à proximité de Rbat al-Hadid, juste avant la zaouïa de Sidi Ben
‘Aïssa pour celui qui vient de Bâb al-Jellâdîn, existe le Rbat al-Brâchna par référence à ce
groupe familial et tribal qui semble, à cette époque, connaître une certaine croissance et
ne pas limiter sa résidence à un seul rbat. Ainsi, le rbat est, autant sinon plus que le houma,
une structure spatiale et urbaine dotée de vie et de dynamisme historique. Il évolue et se
transforme au gré de la démographie et de l’extension spatiale de la ville.
32
À ce sujet, le dictionnaire d’Al-Knânî ne manque pas de signaler, à propos du saint homme
Sidi Bûtellîs dont la zaouïa est située au Rabadh al-Sfîha, que ce rabadh s’appelait
auparavant Rabadh Awlâd Ghith. Or, par la connaissance empirique, nous savons que la
retraite (Khalwa) de Sidi Ghith se trouve non loin de ce lieu, à l’actuel emplacement de la
nouvelle mosquée Sidi Ghith. C’est pourquoi nous pouvons supposer que le Rbat Awlad
Ghith était, en bonne logique, plus grand. En outre, Robert Brunschvig (1940 : 367-368 et
carte p. 361) situe autour de la mosquée al-Zitûna le Rabadh Awlad Jaït qui aurait succédé
au Darb Azhar à Bâb Tunis, en s’appuyant sur les Mâ’lim ( XIIIe-XVesiècles) qui parlent
plutôt, là où ils les citent, du Rabadh Awlad Ghith. S’agit-il d’une confusion involontaire
de la part de l’éminent historien de la Berbérie orientale sous les Hafsides ? Concernant
Sidi Ghith (mort en 684/1 283), il s’agit bien d’un saint d’origine bédouine venu s’instal-let
à Kairouan après une conversion du brigandage vers la piété mara-boutique du XIIIe siècle.
À sa mort, il fut enterré dans l’ancien cimetière de Bâb Tunis où se trouve encore son
tombeau. Sa zaouïa, ou plutôt son lieu de retraite, est située à l’extérieur des remparts,
entre Bâb Tunis et Borj al-Baqrî. L’ancien faubourg portant son nom, qui aurait abrité
dans la seconde moitié du XIVe siècle quelque deux cents familles, a été, en réalité,
construit autour de sa propre maison située extra-muros et protégé de son vivant contre
les menaces officielles de destruction (ibid. : 34-38). De fait, le Rbat Sidi Ghith semble être
une illustration de cette combinaison historique entre la marge bédouine et la centralité
urbaine qui sont à la fois séparées et liées à l’intérieur de l’espace urbain. Bédouinité et
urbanité sont deux catégories socialement et idéologique-ment antithétiques mais
économiquement solidaires comme le montre la disposition des rbat-s, à la fois extramuros et spatialement reliés à la médina. Historiquement, les Awlad Ghith qui étaient des
bédouins se sont transformés en citadins en se sédentarisant à Kairouan. Pour preuve,
l’incident qui les avait opposés à des nomades menaçant leurs femmes et leurs maisons et
qui a entraîné, avec la bénédiction des jurisconsultes et du sultan hafside, la
transformation de l’oratoire (masjid) de la Zaytouna en jâmi’ (Brunschvig 1940 : 367). Nous
avons là un indice parmi d’autres de la mutation des bédouins en citadins, à partir d’un
itinéraire de sédentarisation basé essentiellement sur la présence d’un saint et une
relative ancienneté de résidence dans un espace situé à proximité de la médina intramuros, qui n’est séparé du faubourg que par une petite voie passante.27
33
Par ailleurs, s’il est vrai que les faubourgs constituent une réalité éclatée et disparate, il
n’est pas moins vrai qu’ils possèdent leur propre cen-tralité. En effet, le grand rbat ou « le
rbat des rbats » était, à l’époque médiévale, le Rbat Awlad Ghith. Au XIXe siècle, le cœur du
« faubourg Zlass » est devenu le Rbat de Sidi Amor ’Abâda. Ce saint provenant des Awlâd
181
’Ayâr affichait et assumait ses origines bédouines. Avant sa consécration en tant que saint
du Faubourg et avant la construction de sa zaouïa vers 1860, le Rbat ’Abâda portait le nom
de Rbat ’Amchoun comme l’atteste la copie d’un document Habous datée de 189528.
34
En tout cas, les noms des rbat-s, redécouverts avec les habitants se réfèrent souvent à des
origines patronymiques, tribales et ethniques (Sidi Belgacem, Gaïeb, al-Rannan, al-Fâssî,
Zwâgha, Lahmar, Ben Jemâ’, etc.) et, parfois, à des édifices religieux (al-Somâ’ ou minaret
de mosquée et al-Naqûs ou cloche d’église). Ce qui domine est toutefois la référence
maraboutique, comme le montre un certain nombre de rbat-s portant des noms de saints
(Sidi Ghith, Sidi Gaïeb, Sidi Amor ‘Abâda, Sidi al-Rannân) et, surtout, la profusion de
saints dans presque tous les rbat-s. Ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, le Rbat alSfîha contient cinq zaouïas : celles de Sidi Chadlî, Sidi Mansour, Sidi ’Ajmî, Sidi Boutellîs et
Sidi Ben Nachâb.
35
Ce qui est remarquable, c’est que les rbat-s évoqués ne sont jamais désignés par les vieux
habitants par le terme de houma. Par contre, al-Jéblia et al-Guéblia, qui sont les deux
grands faubourgs, portent à la fois les noms de rbat et de houma. Cette évolution semble
récente et daterait peut-être seulement du début du XIXe siècle 29. Elle dénote
probablement une extension spatiale concurrentielle à celle de la médina et, par
conséquent, une certaine acceptation des faubourgs par l’idéologie urbaine, désormais
plus ou moins tolérés comme prolongements « légitimes » de la médina. C’est pour cette
raison que le mot rbat a laissé place, partiellement et progressivement, à celui de houma. Il
ne s’agit pas de noms génériques substituables l’un à l’autre : au contraire, ces mots
réfèrent à des réalités précises qui n’excluent pas convergences et correspondances.
Ainsi, houma et rbat peuvent coïncider et houma peut même, à la suite d’une certaine
évolution, désigner le faubourg ou une partie de faubourg. C’est justement le cas de
Houmat al-Garguabia, qui est une rue reliant le Rbat et Houmat al-Guéblia au Rbat et
Houmat al-Jéblia. Mais ce cas est unique, et le plus fréquent précisément, c’est l’existence
de mini-faubourgs à l’intérieur des grands faubourgs. Il en est ainsi, par exemple, du Rbat
Becara situé au Rbat al-Guéblia ou du Rbat Kchelfa situé au Rbat al-Jéblia.
36
La trame urbaine de ces faubourgs d’al-Guéblia et al-Jéblia est quasiment la même que
celle des quartiers de la médina, avec des ruelles étroites, tortueuses et façonnées par des
maisons construites simplement. Cependant, à la différence des quartiers intra-muros, les
faubourgs sont destinés à accueillir les nouveaux venus que sont les bédouins Zlass
essentiellement, mais aussi les autres étrangers à la ville qui, pour des raisons
économiques, familiales ou religieuses, ont choisi de s’installer dans la « ville sainte ». La
densité de ces faubourgs est plus forte que celle des autres quartiers de la médina, en
raison des conditions matérielles de leurs habitants.
37
Houma et rbat sont deux termes souvent évacués des découpages administratifs et de la
cartographie. Néanmoins, les récentes plaques indicatrices des noms de plusieurs rbat-s
d’al-Jéblia et d’al-Guéblia – sur lesquelles les indications sont rédigées en arabe et en
français et inscrites en marron sur des faïences jaunâtres – témoigne d’une nouvelle
tendance. Il s’agit d’une opération orchestrée par l’Association de sauvegarde de la
médina (ASM) de Kairouan, en coordination avec la municipalité. Entreprise au nom d’un
intérêt historique et esthétique30, elle ne s’applique pas encore aux noms des rues de la
ville, toujours indiqués par les anciennes plaques bleues. En quelque sorte, le programme
para-officiel d’indication des noms des rbat-s – à l’origine, mots et réalités poulaires –
prolonge à échelle réduite la restauration de certaines maisons, zaouïas et de passages de
la médina de Kairouan. Cette restauration est agencée dans une optique de mise en valeur
182
patrimoniale et touristique. En fin de compte, elle consacre l’évolution bloquée de ces
fameux petits rbat-s incapables de devenir des quartiers ou des unités urbaines
homogènes et élargies.
38
Au fond, si les deux notions « traditionnelles » de houma et de rbat peuvent parfois
coïncider, elles sont radicalement différentes. La différence est d’abord spatiale dans la
mesure où le rbat se situe toujours extra-muros, alors que l’intérieur de la ville est divisé
en houma-s ou en impasses et rue(lle)s. Les quartiers intra-muros sont, à leur tour,
divisibles et différenciés. L’exemple est fourni par Houmat al-Jâmi’ qui contient, en son
sein, plusieurs houma-s tels que les Sdâdma, Jrâba, Khadhraouin, Ghassâla, etc. Cependant,
le houma demeure différent du rbat, sur le plan de la spatialisation et du contenu humain,
matériel et symbolique. Comment donc définir et identifier le rbat kairouanais ?
39
Le rbat est une ruelle souvent tortueuse et habitée, en principe, par un groupement
familial ou lignagier proche. Il peut aussi y avoir plusieurs lignées familiales dans cet
espace qui est plus dense que la médina. À l’instar de celle-ci, il a été doté de portes qui
fermaient. Le faubourg de Sidi ’Amor ’Abâda, situé autour de la zaouïa du même nom
baptisée par les Français « mosquée des Sabres », avait sa propre porte qui donnait
l’impression d’une façade de remparts. À propos de cette porte, les archives relatent
qu’en l’an 1292/1875, deux militaires possédant une maison sise au « R’badh de la médina
de Kairouan » (c’est-à-dire le Rbat ’Abâda) réclament l’ouverture de poternes pour
pouvoir accéder au faubourg, étant donné que leurs maisons sont situées à l’extérieur du
lieu-dit et que les habitants du faubourg ont créé une nouvelle porte. Le gouverneur de
Kairouan informe alors l’autorité centrale, sut la base d’une hojja détenue par les
habitants, que la porte du faubourg situé à Houmat al-Jéblia n’est pas nouvelle mais
ancienne et qu’elle a été simplement renouvelée. C’est pour cette raison qu’il fait écho à
leur objection selon laquelle l’ouverture d’une poterne causerait « des dommages pour les
gens des faubourgs31 ».
40
Le rbat est une étendue surajoutée à la médina à partir de sa marge spatiale. Cette
étendue n’était pas nue mais close par des portes et, grâce à l’aspect tortueux et étroit de
ses ruelles, elle protégeait l’intimité des ménages regroupés dans des maisons aux portes
très proches les unes des autres. En tant que lieu de résidence, elle assurait à la fois la
double fonction d’intégration32 et d’exclusion des nouveaux venus dans l’espace urbain :
tout se passe comme s’ils étaient dedans tout en restant dehors. C’est justement cette
extériorité qui fait du rbat un « espace dangereux » stigmatisé par l’idéologie urbaine. En
témoigne le cas du mudarris et cadhi Amor Bouhdiba (mort en 1 277/1 861) qui fut
officiellement nommé imam de la mosquée kairouanaise de la Zaytouna mais que les
citadins n’acceptèrent d’abord pas car il habitait le Rabadh Becâra33. En témoigne
également l’opinion exprimée en 1863, alors que prévalait une grande insécurité, par une
correspondance du Cahia de Kairouan instruit par les cheikhs de la médina, selon laquelle
la fermeture des portes de la médina s’impose en raison des « voleurs qui proviennent des
faubourgs34 ».
41
Le rbat, ce faubourg au sens originel du mot français, est un lieu d’habitation d’abord situé
en dehors de la ville proprement dite et constituant l’ossature de la première extension
de celle-ci. Étant donné son ancienneté, il est partie intégrante de la médina et ne
constitue donc pas une greffe ou un lieu étranger à celle-ci comme voudrait le faire croire
l’idéologie des citadins beldî-s. Le plus intéressant est que la croissance de la médina de
Kairouan s’est faite par une addition de rbat-s qui ne se sont pas constitués en unités
urbaines homogènes comme les quartiers intra-muros. Le rbat est un espace bloqué qui,
183
au lieu de grandir pour devenir un quartier, donne naissance à un autre rbat dont la
composition familiale, ethnique ou maraboutique est différente. D’où un nom nouveau et
une profusion de rbat-s. C’est là une spécificité de Kairouan qui ne se retrouve, à ma
connaissance, dans aucune autre médina tunisienne ou maghrébine.
42
Concernant le passé des rbat-s kairouanais, un observateur français indique en 1837 que
« la meilleure eau se trouve au faubourg de Rbat Bir el Bey » qui « entoure la ville à l’ouest
depuis Bab Tunis jusqu’à l’issue de l’égout de la ville35 ». En 1862, Victor Guérin indique
que « sept faubourgs, qui forment autant de quartiers distincts, précèdent la cité sainte.
Celle-ci est enfermée dans une enceinte crénelée […] » (Guérin 1862, 2 : 327). Ce repérage
assez grossier, qui confond sans aucun doute houmat-s intra-muros et rbat-s extra-muros,
est repris en 1879 dans le dossier « Reconnaissances et rapports » du service historique de
l’armée de terre française36. L’existence historique du fait rbat n’est donc pas récente. En
tant qu’espace hors les murs, il date manifestement de la période médiévale comme
l’attestent le Riyâdh ( XIe siècle) pour le Rabadh de Sousse et les Mâ’lim ( XIIIe-XVe siècles)
pour le Rabadh Awlad Ghith dit Rabadh de Kairouan au XIIIe siècle. Ces deux dictionnaires
hagiographiques décrivent d’autres parties de la ville de Kairouan, désignées sous les
noms de simât, zuqâq, darb et hâra. Ces noms s’appliqueraient plutôt à des ruelles et à des
quartiers intra-muros. En revanche le Kitâb al-Tabaqât, qui date du Xe siècle et qui nous est
certes parvenu incomplet, n’évoque que le mot hâra.
43
Sur le plan sémantique, il semble que les rbat-s étaient, à l’origine, des lieux d’attache des
chevaux des Zlass et probablement de ceux des citadins kairouanais, toujours en relation
avec la terre des campagnes voisines où ils possédaient des jardins (jnân-s). Aussi les rbats abritaient-ils des zrîba-s ou enclos pour les animaux. Ils étaient identifiés par les noms
des familles à qui ils appartenaient, telle la Zrîba Miled située à Rbat al-Sfîha ou la Zrîba
Bû’Abid à Rbat al-Brachna ou encore la Zrîba Denden à la R’hîba, ce haut marché reliant la
Rahba à la Jéblia.
44
Les rbat-s étaient et demeurent le lieu de résidence des familles d’origine généralement
modeste, de provenance bédouine plutôt que citadine, même si certains membres des
lignées familiales beldiyya peuvent y élire domicile. Mais ce phénomène semble récent,
quoique la discrimination spatiale ne soit pas une règle absolue. Ce qui est sûr toutefois,
c’est que les anciens citadins de familles prestigieuses ou connues n’habitent pas ces rbats et qu’en arrivant à Kairouan les Zlass s’installent d’abord dans les faubourgs. Aussi le
rbat n’est-il en fait qu’un lieu de sédentarisation des nouveaux venus, et notamment des
bédouins Zlass.
45
Sur le plan spatial, ces faubourgs sont soit fermés soit ouverts. D’où l’idée que ce type de
rbat kairouanais est, en réalité, une zanqa au sens tunisien de ruelle (fig. 4), ouverte (
nâfidha) ou fermée (ghayr nâfidha)37. En plus, si la mémoire collective évoque encore les
portes des rbat-s qui ont disparu, parmi les vingt-deux rbat-s recensés, six seulement
possèdent aujourd’hui une structure d’impasse : ce sont les Rbat-s al-Lsîs, al-Brâchna, alHadid, Sidi Belgacem, al-Naqûs et Becara, alors que les autres rbat-s sont des ruelles
passantes.
46
Lieux de résidence des familles, les rbat-s étaient interdits d’accès aux étrangers. Situés
hors des murs de la ville, ils constituaient une frontière entre le monde urbain auquel ils
appartiennent et la campagne (bédid) qu’ils prolongent en ville en s’en détachant. L’image
négative des rbat-s provient probablement de ce lien avec les animaux, et de la condition
humaine dégradée qui lui est associée. Le rbat (de l’arabe rabata qui signifie lier) 38 n’est-il
184
pas le lieu d’attache des animaux cohabitant avec les humains ? Mais, étant donné que le
mot rbat est une déformation dialectale du mot arabe rabadh, il serait plus pertinent de
s’interroger sur l’étymologie du second. Or, le dictionnaire de la langue arabe classique, le
Lissân al-’Arab d’Ibn Mandhûr (XIIIe siècle), indique que le mot rabadh signifie l’acte animal
de s’accroupir ou le lieu de refuge des quadrupèdes. À l’animalité, peut également
s’ajouter la connotation de ventral(ité) ainsi que celle d’énormité39. De son côté, le
supplément aux dictionnaires arabes de Dozy, qui a collecté au XIXe siècle les idiomes nonclassiques, ne manque pas de retenir, autant pour le rbat que pour la zanqa, la définition
de « quartier ou ruelle des prostituées » (rbadh al-aqhâb, zanqat al-aqhâb) (Dozy 1881, éd.
1927 : 500 et 607). Bref, la notion de rbat connote au fond une idée négative liée au
bestiaire, à la saleté, à l’immoralité et à la populace bédouine et/ou citadine, par
opposition à l’urbanité, à la propreté, à l’ordre et à la civilité.
47
Situés hors de la médina intra-muros, les deux grands faubourgs de Kairouan, Rbat alJéblia et Rbat al-Guéblia, ont été de fait, même si l’opération a été progressive, intégrés au
tissu urbain central. C’est pour cette raison qu’ils sont devenus, dans le langage populaire
et officiel, des quartiers ou houma-s à part entière. L’existence en leur sein de minifaubourgs appelés également rbat-s traduit la généalogie de ces lieux, le blocage d’une
évolution urbanistique mais également, pour l’histoire maghrébine, ce fait têtu consistant
en ce que le rural résiste à la ville et en triomphe. Par là, la médina de Kairouan prouve
qu’elle était et demeure, depuis sa décadence au XIe siècle, à la fois urbaine et bédouine,
citadine et rurale. Au fond, ce ne sont pas seulement les faubourgs qui revêtent un aspect
rural mais toute la ville de Kairouan qui, au fil des années, est devenue, aux yeux
d’observateurs des années 1930, « un médiocre centre agricole, un village » (Despois
1930 : 170), une sorte de « bourg de campagne » (Monchicourt 1939 : 4 sq.). Cette réalité
ne saurait, toutefois, faire oublier que la ville de Kairouan conserve son urbanité grâce à
son caractère de ville sainte et la profondeur de sa mémoire historique. L’opposition
entre quartiers de la médina intra-muros et faubourgs extra-muros s’insère justement
dans la logique de la survivance désespérée de l’urbanité kairouanaise « originelle ».
48
Or, la question se pose de savoir si les rbat-s n’ont pas imposé, au cours d’un long
processus historique qui a débouché sur la vaste entité urbaine qui existe aujourd’hui
autour de la médina centrale, de nouvelles formes de citadinité.
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NOTES
*. Je remercie Sylvie Denoix ( IREMAM , Aix-en-Provence) et Moncef M’Halla (INP, Tunis) qui ont lu
la première version de ce texte et ont émis des remarques critiques ainsi que des suggestions fort
utiles. Je remercie également Zoubeïr Mouhli (ASM, Tunis) qui m’a aidé à réaliser la carte des
faubourgs. Ce chapitre a été publié dans le dossier « Les mots de la ville », Genèses, n° 33,
décembre 1998.
1. Archives nationales de Tunisie [ci-après ANT], Registres fiscaux et administratifs n° 923 et n
° 929.
2. Il s’agit du genre classique en Islam des Tabaqât (« classes de savants »). Ce que l’on pourrait
appeler la « bibliothèque kairouanaise » des dictionnaires de savants et de saints, rédigés entre le
Xe
et le
XXe
siècle, comprend notamment : Abû al-’Arab
Xe
siècle, éd. s.d. ; Al-Mâlikî
XIe
siècle, éd.
1981-1983 ; Ibn Nâjî XIIIe siècle (complété par Al-Dabbâgh XVe siècle), éd. 1968-1978 ; Al-Knânî XIXe
siècle, éd. 1970 ; Al-Jûdî, Mohammed, « Târikh Qudhât al-Qarawân » [Histoire des cadhis de
Kairouan], manuscrit (1933), Bibliothèque nationale de Tunis ; Al-Jûdî, Mohammed, « Mawrid alDhamâ’n » [L’abreuvoir de l’assoiffé], manuscrit en 2 vol., s.d. ( XXe siècle), Bibliothèque du Centre
d’études islamiques de Kairouan.
3. Le droit coutumier (’urf) est distinct du droit écrit d’inspiration coranique (chariâ).
4. Les cartes établies au
XIXe
siècle par des cartographes ou des voyageurs occidentaux
représentaient la « médina » comme un bloc compact enserré par ses remparts, qui s’opposait
aux faubourgs et à la campagne environnante (fig. 1). Elles ne mentionnaient pas les noms des
houma-s, mais signalaient les monuments religieux (mosquées et zaouïas), l’existence du
« faubourg des Zlass » et les noms des portes. Voir le croquis de la ville (1879), la levée à vue des
environs (1881) et le plan de Kairouan dans « Sources pour une histoire… » 1992 : 109-112.
5. Ce cheikh était, à un certain moment, chargé de al-Guéblia probablement parce que certains
des habitants de ce faubourg, d’origine bédouine, étaient protégés par la noblesse religieuse
maraboutique des chorfa (sing. : cherîf) qui résidait dans le quartier intra-muros adjacent de alAchrâf.
6. ANT, Série A, Carton 84, Dossier 1/1.
7. Ceux de al-Jâmi’ et al-Achrâf, directement concernés, mais aussi ceux de al-Guéblia et al-Jéblia
par solidarité.
8. ANT, Série A, Carton 84, Dossier 32.
9. Le mot dialectal ‘Arab se confond à l’oral, voire parfois à l’écrit (comme en témoigne par
exemple l’œuvre d’Ibn Khaldûn) avec le mot littéraire ‘Arâb, qui signifie « bédouins » par
opposition à hadhar, ou « citadins ».
10. En outre, le cheikhat ancien de al-Dahra est supprimé.
11. Le mot arabe majen signifie citerne. Il indique ici un lieu-dit : « La citerne est située sur le
versant nord des hauteurs qui environnent Kairouan. Elle renferme de l’eau excellente et en
187
abondance » (« Itinéraires en Tunisie 1881-1882 », Archives d’Outre-Mer, Aix-en-Provence, Série
25H/15, Dossier n° 1, Gouvernement général d’Algérie, p. 19).
12. ANT, Série A, Carton 84, Dossier 1/2.
13. Les « protégés » étaient des personnes, musulmanes ou juives tunisiennes, qui, pour une
raison ou une autre, s’étaient placées avant l’instauration du protectorat français sous l’autorité
des consuls des puissances européennes.
14. ANT, Série A, Carton 84, Dossier 6.
15. Dénombrements cités par Sebag 1991 : tableau III, p. 186.
16. Ce dernier cheikhat est créé par le décret n° 44 du 2 juin 1933, mais son institution devient
effective dans le cadre de la réforme de 1936.
17. Marguellil devait ainsi comprendre le « restant » des cheikhats de Jéblia et Guéblia alors que
Dhrâa Tammar récupérait le « restant » des cheikhats de Chorfa et de Houmat al-Jâmî’ (ANT,
Série A, Carton 84, Dossier 1/3).
18. Selon le dernier recensement de 1994, la population de Kairouan-Médina est estimée à 37 327,
celle de la cité al-Jéblia à 41 286 et celle de al-Mansoura à 24 021, soit une population totale de
102 634 habitants. La médina intra-muros, comprenant les quartiers Ansâr et Jâmi’ Nord et Sud,
totalise seulement 11 724 habitants. Ainsi, la population habitant à l’extérieur de la médina
proprement dite est presque dix fois supérieure, alors que les rbats et leurs prolongements
administratifs totalisent 38 850 habitants, dont 17 278 à Jéblia et 21 572 à Guéblia. Selon des
sources locales, la médina intra-muros compterait aujourd’hui environ 15 000 habitants pour une
superficie de 72 ha.
19. Avec l’abolition des Habous (biens de mainmorte religieuse) privés et publics en 1956-1957.
20. Dans les pays d’Afrique du Nord dépendant de la Sublime Porte, le terme turc beylik désignait
le gouvernement et l’administration placés sous l’autorité du bey. C’est l’équivalent du makhzen
(de l’arabe khazana : enfermer, thésauriser) qui, en Afrique du Nord et surtout au Maroc,
désignait d’abord le Trésor et, finalement, le gouvernement.
21. L’exception est constituée par le livre en arabe de Kaâbi (1990 : 86), dans lequel l’auteur situe
la zaouïa de Sidi ‘Amor ‘Abâda au milieu du « Hay Zlass ». Même s’il croit que Sidi ‘Abâda provient
de la tribu « glorieuse » (sic) des Zlass alors qu’il est d’origine Ayârî, on peut se demander si la
référence à un quartier Zlass provient de la lecture des voyageurs occidentaux ou bien de
l’origine Zlass de l’auteur.
22. Al-Knânî XIXe siècle, éd. 1970 : 34.
23. ANT, Série D, Carton 14, Dossier 78.
24. Ces divisions sont reprises par les documents du protectorat français en Tunisie. Voir
Régence de Tunis 1893 : 10 et 31.
25. 1 235 de l’Hégire, 1 820 de l’ère chrétienne.
26. Les Béni Jarîr seraient originaires d’un bled du même nom situé à deux jours de marche de
Téboulba. Voir Ibn Nâjî et Dabbâgh XIIIe-XVe siècles, éd. 1968-1978, 4 : 173.
27. Ibid.: 34-38.
28. Archives Habous, « Zaouïas de Kairouan, documents waqfs de Sidi ’Amor ’Abâda ».
29. Al-Knânî XIXe siècle, éd. 1970 : 19 et 102.
30. Cette opération a eu lieu après le début de notre enquête à Kairouan commencée en mai 1996,
en compagnie des étudiants de l’Institut supérieur de l’animation. Toutefois, les nouvelles
plaques municipales en remplacent d’anciennes, du moins pour certains rbat-s déjà signalés (le
Rbat al-Hadid, par exemple).
31. ANT, Série Historique, Carton 19, Dossier 191, Document n° 13832.
32. Sur la fonction intégrante du faubourg, voir Bouhdiba 1982 : 22.
33. Al-Knânî XIXe siècle, éd. 1970 : 129.
34. ANT, Série Historique, Carton 17, Dossier 186, Document n° 13347.
188
35. Fonds
ANOM
(Archives nationales françaises d’Outre-Mer), Série 25 H Tunisie, Carton n° 25 H
9, Dossier 1, Bobine 19. Consultés à l’ISHMN de Tunis, ces documents contiennent des
renseignements fournis, d’après une reconnaissance faite en 1837 sur la demande du gouverneur
de l’Algérie. De toute évidence, l’auteur prend la partie (Bir al-Bey) pour le tout (al-Guéblia et alJéblia).
36. Fonds
SHAT
(Service historique de l’armée de terre française), consulté à l’ ISHMN de Tunis,
Série 2 H, Carton 2 H 48, Bobine S 287, f°. 159 et suiv. Les « faubourgs » évoqués ne sont pas
énumérés dans ces documents. Le nombre avancé tient sans doute à la confusion entre les trois
houmat-s de l’intérieur des remparts (Jami’, Marr et Achrâf), les trois autres de l’extérieur (Jéblia,
Guéblia, Dharha) et Bir al-Bey (mentionné comme un « faubourg » distinct uniquement par ces
dossiers), soit sept divisions en tout.
37. Ibn ’Adhûm, « Ah’kâm Al-Dukâna » [Les règlements de la boutique], manuscrit n° 1957 de la
« Maktabat al-’Abdelliyya » (1459), Bibliothèque nationale de Tunis.
38. Il serait tentant de confondre les deux mots rbat et ribât, en raison de la similitude
orthographique et de la racine commune. Or, si le premier est le nom générique désignant le
faubourg qui, en arabe littéraire, est dit rabadh (et non rbat comme en arabe dialectal tunisien), le
second s’applique au « couvent fortifié musulman ». Concernant ce dernier, voir Encyclopédie de
l’Islam, éd. 1960-1998, 8 : 1230-1233.
39. Ibn Mandhûr XIIIe siècle, éd. 1994, 7 : 149-153.
AUTEUR
MOHAMED KERROU
189
III. Modernisations contemporaines
190
Le temps des mots : le lexique de la
ségrégation à São Paulo dans les
discours de ses réformateurs
(1890-1930)
Margareth da Silva Pereira
1
São Paulo pose d’innombrables difficultés conceptuelles aux analystes de sa forme
matérielle ou de ses structures socio-culturelles, difficultés qui paraissent plus aiguës
encore quand on essaie de reconstruire les avatars des processus de découpage et de
dénomination de ses nouvelles aires urbaines depuis la fin du XIXe siècle. Ce n’est pas
l’ampleur ou la complexité du lexique qui pose problème : ce qui surprend, c’est que São
Paulo, malgré un spectaculaire processus de croissance, a consolidé un vocabulaire
restreint et stable pour nommer ces aires et formes matérielles.
2
Si l’on regarde une carte de la Grande São Paulo aujourd’hui, deux aspects attirent
l’attention. D’abord, la forme de la tache urbanisée : une mosaïque de lotissements aux
tracés variés qui, le plus souvent, ignorent la topographie physique et ne se raccordent
pas entre eux. Ensuite, la fréquence de deux mots – vila et jardim1 – qui, tout en découpant
la ville, forment le nom de la plupart de ses « quartiers » : Jardim América, Jardim Europa,
Jardim Japão, Jardim Brasil, Vila Madalena, Vila Conceição, Vila Prudente, Vila Carrão,
Vila Mariana, Jardim Liderança, Jardim da Camélias, Vila Moderna… Tandis que la
population à São Paulo décuplait presque entre 1870 et 1900, des frontières sociales très
marquées se dessinèrent dans la trame urbaine et, entre 1890 et 1930, des toponymes de
stigmatisation ou de distinction se généralisèrent, composés autour des mots vila ou
jardim.
3
Cette conformation physique de la ville et l’usage des seuls toponymes pour s’y situer
géographiquement et socialement dans la vie ordinaire est un trait qui distingue São
Paulo d’autres grandes villes brésiliennes plus anciennes comme Rio de Janeiro, Salvador
ou Recife. Celles-ci ont gardé de leur processus d’expansion plus lent des mots de nature
191
administrative, juridique, technique ou même religieuse, qui s’enchevêtrent dans les
façons de dire la ville et dont la permanence et la circulation simultanée relèvent de
différents temps et logiques. La spécificité du cas de São Paulo paraît tenir à ce que le
nouveau vocabulaire introduit, à partir du XIXe siècle, par les milieux savants,
administratifs et techniques pour désigner les espaces « intérieurs » de la ville ou ses
« marges » n’est pas parvenu à faire sens socialement et à s’imposer dans l’usage commun
face aux toponymes.
4
Pendant plus d’un siècle une succession de mots a été employée pour désigner São Paulo
comme fait urbain : cidade en 1886 (Código de Posturas… 1886), capital sur les cartes des
années 1890 (Martin 1890 ; Cardim 1897), metrópole à partir des années 1920 (Pestana
1921 ; Gomes 1936 ; Morse 1950 et 1954 ; Wilheim 1965), Grande São Paulo depuis les
années 1960 (Folha de São Paulo 1967 ; Langenbuch 1971 ; Secretaria de Economia e
Planejamento 1971), cidade global ou megacidade d’après la presse et certains observateurs
depuis le début des années 1990.
5
Ces expressions « totalisatrices » s’accompagnaient de mots qui visaient à désigner, en
opposition à des formes urbaines plus consolidées, les aires d’urbanisation récente :
arrabalde, freguezia, paróquia dans un premier temps ; districto, subúrbio, bairro par la suite ;
enfin, aujourd’hui, zona, periferia, condomínio. Les temporalités de l’usage de ces mots se
superposent et signalent des rythmes, rapides ou lents, du processus d’urbanisation et des
pratiques sociales dans la ville. Certains de ces termes, qui sont toujours en circulation
dans d’autres villes, ont vu, à São Paulo au cours du XXe siècle, leur usage se modifier ou
tomber en désuétude. Ainsi subúrbio, qui était utilisé dans les années 1920 et 1930, est
devenu désuet dans les années 1950 bien qu’il fût alors encore utilisé par quelques
spécialistes (Penteado 1958) et a totalement disparu aujourd’hui. Barrio, d’autre part, n’est
plus employé aujourd’hui qu’épisodiquement. Il sert à désigner les freguezias déjà
urbaines à la fin du XIXe siècle – par exemple Consolação, Santa Ephigenia – ou des aires
d’expansion aux limites immédiates de la ville ancienne – Braz, Bexiga, Barra Funda,
Campos Elísios, Santa Cecília, Higienópolis, Liberdade, par exemple. Il est aussi employé
dans quelques cas de quartiers de lotissements plus récents qui se trouvent avoir échappé
à la dominance des toponymes composés, comme Indianápolis ou Morumbi. Il apparaît
enfin dans le nom des sociedades dos amigos do bairro (associations de voisins) – que l’on
appelle dans d’autres villes brésiliennes associaçãoes de moradores – mais, dans cet usage, il
est plutôt devenu un sigle : SAB’s (Rolnik 1997 : 205-208).
6
Des tentatives pour introduire de nouvelles formes de découpage urbain ou régional se
sont succédé depuis la création de la Comissão de Estudos de Zoneamento (1929) puis de
la Comissão do Piano Diretor (1947) et la présentation du schéma Anhaia (1953-1954). Les
débats de ces commissions, la législation qu’elles ont pu faire approuver et, par la suite,
l’autorité du Piano Urbanístico Básico (1968-69) et du Piano Metropolitano de
Desenvolvimento Integrado (1971) ont introduit quelques nouvelles expressions du
langage technique et administratif dans la manière de dire la ville. Ainsi, dans les années
1950, des expressions comme Zona Norte, Sul, Leste ou Oeste passent dans le vocabulaire
des habitants pour désigner de grands secteurs urbains. Pour certains services, le Piano
Urbanistíco Básico et le Piano Metropolitano de Desenvolvimento Integrado partagent la
ville en administrações regionais. Après la publication de la Lei de Zoneamento de 1972,
l’agglomération a été également découpée en grandes zonas d’activité – de la Z1 à la Z8 –
qui fixent les taux d’occupation du sol.
192
7
Cependant, si la ville a gardé de ses anciennes divisions ses paróquias et distritos, si, plus
récemment, elle s’est vu partager en zonas, ce sont toujours les toponymes, anciens ou
récents, qui s’imposent dans le langage de la ville. Symptomatiquement, un nouveau mot
engendré par le discours technique et savant est devenu des plus usuels à partir du début
des années 1970 : periferia, dont l’apparition fait suite à la fixation de la dernière vague de
migrants dans les lotissements irréguliers. Il est d’abord employé dans le milieu des
sociologues et des architectes qui analysent de façon critique la croissance des
lotissements non réglementés et des grands ensembles, deux formes d’habitat implantées
« en marge » de la ville comprise non comme un « lieu » mais comme un ensemble de
droits concernant l’accès aux services et aux équipements (Maricato 1976, Sampaio &
Lemos 1978, Bonduki & Rolnik 1978)2. Periferia devint ainsi la marque des territoires
d’exclusion sociale plutôt qu’une simple localisation géographique. Au cours des années
1970, dans la periferia de São Paulo, de nombreux lotissements irréguliers furent nommés
vila ou jardim, ce qui déstabilisait la polarité sociale qui s’était consolidée historiquement
dans leur emploi. Mais ce mouvement récent de dénomination des nouvelles aires
urbanisées, en reprenant les mêmes mots que les précédents, montre à quel point un
lexique de division de la ville et sa logique binaire avaient, en dépit de glissements de
sens, imprégné l’histoire sociale.
8
Comme en réponse à cette urbanisation généralisée des periferias, São Paulo – avec
d’autres villes brésiliennes – a vu se développer au cours des années 1980 et 1990 une
nouvelle forme urbaine, les condomínios ou condomínios fechados. Quartiers résidentiels
fermés occupés par des familles de fortune récente et dotés de noms bucoliques et
campagnards ou nord-américains, ces condomínios de haut standing ont, en quelque sorte,
reproduit avec periferia, l’opposition plus ancienne entre vila et jardim.
9
La refondation de São Paulo par sa croissance accélérée du XIXe siècle, la diversité
culturelle des groupes de migrants qui la composaient, l’impact des technologies de
services urbains et celui de l’idéologie libérale ont conduit à l’impuissance, voire, au
début du XXe siècle, au renoncement du discours technique-administratif à créer des
catégories qui prôneraient une certaine homogénéité des espaces et des droits des
individus. Le polycentrisme s’accompagne de mécanismes de ségrégation culturelle et
sociale très accentués. Hier, villas et jardins, de nos jours periferia et condomínios fechados de
haut standing : voilà la marque dans les mots de la division de São Paulo. Peut-être
sommes-nous ici devant une nouvelle modalité de vie collective – à forte tendance
libérale – qui remettrait en cause la généralité même du mot « ville » pour désigner des
formes multiples d’agglomération d’individus. Face à un cadre matériel extrêmement
mouvant, ce sont les pratiques sociales et leur vocabulaire qui seuls peuvent parler de ces
« ensembles urbains et humains » commandés par une logique totalement moderne.
Même si nous continuons à appeler ces agglomérations « cidades » (villes), elles font
certainement déjà partie d’un nouveau cycle, différent, de la vie collective.
Des mots en scène dans le Brésil du XIXe siècle
10
Pour mieux saisir ces spécificités de São Paulo, il faut examiner au préalable les
caractéristiques du lexique urbain au Brésil avant que ne commence la croissance
accélérée de la ville. Si nous considérons que les mouvements de systématisation et de
clarification des sens des mots peuvent être des symptômes de tensions, d’efforts
d’alliance entre groupes ou de réorganisation du champ social et culturel, le tournant du
193
XVIIIe
au XIXe siècle marque un temps fort pour la société luso-brésilienne. Deux
dictionnaires sont alors mis en circulation, tous deux directement engagés dans un effort
de clarification de la langue : le Elucidario dos palavras, termos e frases de Joaquim de Santa
Rosa Viterbo (1798-1799) et le Diccionario da Lingua Portuguesa de Antonio de Moraes Silva
(1813). Ces ouvrages sont presque complémentaires l’un de l’autre. Tandis que Viterbo
fait un bilan des significations désuètes des mots, Silva, dans une perspective plus
ambitieuse, inventorie les mots et leurs sens consolidés mais signale aussi leurs nouvelles
significations. Il faut noter toutefois que la ville en tant que matérialité sociale et bâtie
qui se transforme est encore vue de loin dans ces pages. Viterbo, par exemple, ne s’arrête
pas sur des mots qui gagneront bientôt, avec la croissance urbaine, de nouveaux sens
comme bairro ou subúrbio. En revanche, certaines notices exposent longuement la
hiérarchie des agglomérations dans un système qui commence à devenir révolu.
11
Au plus bas de l’échelle, Viterbo place le mot aldea, « de l’arabe aldaiá ». Jadis synonyme
de casai, quinta, herdade ou villa, à la fin du XVIIIe siècle ce mot signifierait plutôt hameau,
ou petit groupement de population (um povo pequeno) dont les maisons et fermes ne
dépendent pas d’une seigneurie. Villa, ensuite, dont l’Elucidário nous apprend qu’entre le
XIIe et le XVe siècle il aurait perdu dans la langue portuguaise le sens, hérité des Romains,
de résidence rurale liée à l’exploitation agricole. Il serait ensuite devenu parfois
synonyme de cidade et signifierait désormais un peuplement déjà important (um lugar
grande) et « la tête d’un concelho » où siège un juge de première instance. Cidade, enfin, est
« une multitude de maisons distribuées en rues et places, habitées de gens qui vivent en
société et sont soumis aux lois générales du royaume ou de la province, ordinairement le
siège d’un évêché et qui, du moins jadis, fut entourée de murs et de forts ».
12
Dans le Diccionario de Silva les ambiguïtés encore présentes dans ce langage très général
de l’Elucidario de Viterbo disparaissent. En ce qui concerne les types d’agglomération,
Silva définit aldeia comme « un petit peuplement [ povoação] de peu d’habitants, sans
juridiction propre et qui dépend de la Villa ou de la Cidade la plus proche ». Cidade est « un
peuplement d’un grade plus important que les Villas. On donnait jadis ce nom aux Villas
ou Concelhos et aux grands peuplements ». Dès lors, villa est une agglomération de grade
intermédiaire « qui a un juge, une chambre et un pelourinho [pilori, symbole de l’autorité
de la Couronne] ». Mais ce mot signifie aussi casa de campo (maison de campagne), ce qui
renoue avec l’ancienne acception romaine du mot, perdue au XVe siècle comme nous avait
montré Viterbo, et remise en circulation grâce au goût néo-classique.
13
Silva nous introduit également au vocabulaire qui désigne la ville et ses environs.
Arrabalde, par exemple, est un « Bairro situé hors des murs de la Cidade ou Villa ». Il nous
apprend aussi qu’au XVe siècle encore, un bairro était un « Quartel [quartier] de la Cidade
formé de certaines rues », ceux qui étaient habités par la noblesse constituant des
territoires francs qui ne relevaient pas de la juridiction de la Couronne jusqu’aux
ordonnances philippines qui les firent disparaître à la fin du XVIe et au début du XVIIe
siècle. Subúrbio, bien que répertorié comme un synonyme d’arrabaldes, semble être peu
employé : Silva ne cite qu’une occurrence, une phrase de la Gazeta de Lisboa qui fait
référence en 1720 aux « subúrbios de Rome ».
14
L’installation de la cour portugaise à Rio de Janeiro et l’ouverture des ports à partir de
1808 font apparaître un regard critique sur le territoire à différentes échelles et
introduisent des pratiques discursives nouvelles sur l’expérience urbaine et la ville. Ce
mouvement s’accentuera avec la fin du statut colonial et l’indépendance du pays en 1822.
194
Le document décisif pour l’introduction de nouveaux mots de la ville est la loi du 1 er
octobre 1828 qui réglemente l’organisation municipale sous le nouveau régime impérial
(Laxe 1868).
15
Le nouveau lexique urbain s’oppose à l’héritage des structures administratives coloniales,
mais aussi au rôle que l’Église catholique avait eu jusqu’alors dans la sphère publique.
Ainsi, le mot municipio gagne une nouvelle importance et les différences de son usage sont
nettes entre Portugal et Brésil. Le Diccionario de Silva, publié au Portugal, relevait encore
en 1813 : « Municipio ; s.m. Cidade qui avait le droit de servir les magistratures romaines et
de voter dans les assemblées, mais qui était gouvernée par ses lois particulières. » Dans le
Brésil indépendant, c’est justement le mot município qui est choisi pour désigner le
territoire administrative-ment attaché à chaque cidade et parfois divisé en freguezias et
capelas curadas ou curatos. Les municípios et les villas (dépourvues du privilège d’avoir une
chambre) formaient un ensemble de comarcas et celles-ci constituaient une província,
soumise à l’autorité d’une assemblée et d’un président de province. La loi de 1828 dispose
que les câmaras municipales, bien qu’il s’agisse de corporations seulement administratives
(Laxe 1868 : 37), devront partager leur termo (territoire) en distritos et établir le rang
hiérarchique de chacun de ceux-ci – curato, freguezia ou villa –, autorité qui sera transférée
aux assemblées provinciales en 1834 (ibid. : 65)
16
Pendant les premières décennies du siècle la désignation des aires d’expansion périurbaines commence aussi à changer. Le mot arrabalde, d’usage général pendant la période
coloniale, commence à subir la concurrence d’autres termes3, comme subúrbio ou
circunvizinhança. À Recife, subúrbio apparaît, par exemple, en 1819 dans le rapport
administratif du gouverneur Luis do Rego sur la situation des routes aux environs de la
ville (cité par Lira 1999). À São Paulo, le mot est déjà présent dans un plan de 1840
figurant l’ensemble du territoire communal, où sont marqués la ville à proprement parler
et les subúrbios (Bresser ca.1840). À Rio, son usage semble plus tardif, mais se répand après
la publication, en 1877, de la carte d’Alexandre Speltz intitulée « Cidade do Rio de Janeiro
e subúrbios ».
17
De nombreux étrangers qui visitent les principales villes du pays ou s’y installent jouent
un rôle dans ces changements, surtout après l’indépendance. Tout au long du siècle, des
récits de voyage ou des rapports techniques – parfois écrits dans d’autres langues –
circulaient dans les milieux lettrés brésiliens. Ces textes ont sans doute été une des forces
contribuant aux tensions qui ont fait la « fortune » de certains mots, avant que
n’intervienne la masse des immigrants elle-même. Le mot faubourg, par exemple, se
trouve en français dans la légende d’une gravure d’Engelmann (1825) représentant le
Catete à Rio, de même que suburbs apparaît en anglais dans les écrits du voyageur J.
Henderson sur Recife (Lira 1999 : 38). C.A. Lebsché grave en 1835 un « Prospectus e horto
subur-bii de Mata Cavallos in aqueductum Sebastianopolis »4, ce qui signale la faveur des
expressions gréco-latines à la cour de Rio, qui commençait à établir ses académies
d’enseignement supérieur et ses institutions savantes. La Cidade de São Sebastião do Rio
de Janeiro – nom de la ville lors de sa fondation – sera désormais et jusqu’au début du XXe
siècle fréquement nommée Sebastianopolis.
18
Ainsi, pendant la première moitié du XIXe siècle et surtout à partir de 1840, les
changements et les hésitations autour d’un nouveau vocabulaire sur la ville deviennent
de plus en plus perceptibles. Du point de vue du discours administratif, le rapport adressé
à la Chambre municipale de Rio de Janeiro par Henrique de Beaurepaire Rohan pour
accompagner le premier plan de « réformes » d’une ville au Brésil est un document qui
195
témoigne d’un nouveau regard technique sur la ville parmi les ingénieurs et permet
d’observer les glissements dans l’usage des mots qui accompagnent ce processus (Rohan
1843). Ce n’est pas arrabalde, par exemple, qui est utilisé pour parler des environs de la
ville, mais circunvizinhanças. Parochia et freguezia – chargés d’un sens religieux et en usage
tout au long la période coloniale – continuent ainsi à être utilisés pour désigner le
territoire dont les habitants sont soumis au pouvoir spirituel d’une église paroissiale, ou
un ensemble de foyers ayant un parocho commun (Vieira 1871). Bien que procédant
d’origines différentes – freguesia du latin frequens : fréquentant, usager ; parochia du grec
para : à côté, proche, et oikos : maison – comme le relèvent le Diccionario de Antonio Maria
Couto (1842) et celui de José Maria de Lacerda (1859), ces mots sont utilisés comme des
quasi-synonymes.
19
En fait, dès les années 1840, ils commencent à être remplacés par le mot distrito. Celui-ci
prend alors son essor à Rio pour désigner des divisions de l’espace urbain pour les
circonscriptions judiciaires et de police (distritos de paz et distritos das delegacias de polícia)
et pour les services postaux. À partir des années 1850, il est également employé dans
différents ports pour la surveillance sanitaire (distritos sanitaires institués par les
Commissions d’hygiène publique) (Candido 1851 et 1852) et, à partir des années 1870, il
entre dans le langage des concessions de services urbains à commencer par celle des
égouts (Relatório do engenheiro fiscal… 1873, Contracto… 1877). Dans les années 1840 à 1860,
on observe également la mise en circulation, à Rio comme à São Paulo, des expressions
extra-muros et intra-muros5. Étant donné que les villes brésiliennes n’ont jamais été
limitées par des enceintes à proprement parler, ces expressions – ainsi que le toponyme
Cidade Nova6 – signalent une difficulté conceptuelle pour nommer les aires les plus
proches de la ville ancienne alors que la croissance démographique et l’extension urbaine
prennent un rythme inconnu jusqu’alors.
20
L’impact de ces changements peut être mesuré par des mots employés pour désigner les
divisions plus fines de la ville. Le mot bairro, par exemple, bien qu’il soit mentionné dans
le dictionnaire de Silva, daté de 1813, n’était plus en usage : jusqu’aux années 1840, il ne
figure pas dans les règlements concernant Rio de Janeiro et São Paulo7. C’est vers la fin
des années 1850 que les premières occurrences du mot pour désigner une division des
parties internes de la ville sont observables au Brésil. Ainsi, Antonio Pedro de Figueredo,
en décrivant les trois parties de la ville de Recife, séparées par des ponts, explique que
celle-ci comptait quatre freguezias, elles-mêmes incluses dans trois bairros (Lira 1999 : 20).
Ces occurrences sont contemporaines de la parution du Diccionario da Lingua Portugueza
para uso dos Portugueses e Brazileiros de 1859 qui mentionne déjà son acception comme
« chacun des quartiers [quarteis] dans lesquels se partage une ville et qui sont
ordinairement formés de plusieurs rues » (Lacerda 1859).
21
Le mot, problablement, se généralise au Brésil vers 1870. Dans le município de São Paulo,
une loi de 1869 faisait référence au bairro de Sant’Anna localisé dans la freguezia de Santa
Iphigênia (Telles 1875 : 32). Concernant d’autres régions de la province de São Paulo, deux
lois de 1873 parlaient du bairro de Bom Jesus do Alambary et du bairro de Água Comprida
dans le município de Bananal (ibid. : 10-19). Le mot est utilisé en outre dans la publicité
d’un lotissement parue dans la presse en 1877 (Província de São Paulo cité par Toledo 1989 :
40). Bairro se généralise parallèlement à distrito et se consolide avec les pianos de
melhoramentos qui se multiplient alors en diverses villes8.
22
Pendant cette décennie 1870, qui représente un grand tournant dans la constitution du
lexique moderne des villes brésiliennes, le Grande Diccionario Portuguez (1871), dédié par
196
son auteur, Domingos Vieira, à l’empereur Pedro II, permet un nouveau bilan (Vieira
1871). Vieira est attentif aux différences qui s’accumulent entre le langage des Portugais
et celui des Brésiliens. Pour bairro, il note : « Du bas latin barrium, ensemble de maisons
dans les arrabaldes d’une cidade ; le nombre de maisons à l’intérieur des murs de la ville,
les murs de la ville selon Du Cange. […] Chacune des parties selon lesquelles se partage
une cidade ou villa : ainsi Lisbonne actuellement est partagé en quatre bairros […]. En
général, une certaine aire du territoire d’une povoação. » Subúrbio est défini par : «
arrabaldes d’une cidade ». On observe, d’autre part, que le sens du mot villa s’était à
nouveau restreint depuis le Diccionario de Silva (1813). Pour Vieira, c’est seulement « un
peuplement [povoação] de rang inférieur à cidade et supérieur à aldeia. Elle a un juge, une
chambre et un pelourinho ».
23
Au Brésil, entre le début du siècle et les années 1860, nous n’avons retrouvé aucune
occurrence du mot villa pour désigner une habitation à la campagne. Dans cette
acception, c’est apparemment dans des récits d’étrangers – comme par exemple celui, en
français, de Charles Expilly (1862) – que le mot apparaît. La dénomination de ce type de
résidence au Brésil, après avoir hésité autour du mot quinta, largement utilisé au
Portugal, sera généralement chácara après l’indépendance. Au cours des années 1870, ce
sont ces propriétés, devenues des aires possibles de l’expansion urbaine, qui seront au
centre des enjeux immobiliers et c’est sur elles que chaque ville construira ses nouvelles
formes, ses frontières sociales et les mots qui les signalent.
Les divisions de la São Paulo moderne : la polarité des
mots dans le temps
Villa
24
C’est à la veille de l’instauration de la République que São Paulo commence à sécréter sa
nouvelle forme et un nouveau lexique. À partir du milieu des années 1870, des initiatives
privées et publiques se multiplient. Le recensement de la population date de 1874
(Langenbuch 1971 : 77), l’arrivée du chemin de fer de 1875 et un premier recueil des
règlements de police urbaine paraît la même année (Telles 1875). Parmi ces premiers
signes des grands changements qui marquent la « refondation » de la ville, il faut citer
également un premier projet d’extension urbaine proposé en 1877 par un typographe
français, Jules Martin, avec la création d’un via-duto-boulevard (Toledo 1989 : 48). Ce
viaduc, qui sera construit avec des modifications, a reçu le nom de « Viaduto do Chá » et
sera, avec le développement des voies ferrées, un des facteurs les plus importants de
l’expansion de la ville au-delà de ses anciennes limites. Celles-ci tenaient en effet pour
une part à la topographie, la ville occupant un haut plateau en forme de triangle, délimité
par les rivières Anhangabaú et Tamaduateí jusqu’à leur confluent. Ce sont ces barrières
naturelles que le projet du viaduc-boulevard venait essayer de vaincre. Le projet de
Martin montrait aussi l’importance que l’idée d’embellissement urbain commençait à
acquérir auprès des élites locales tout en assurant une démarcation des espaces réservés
au nouveau mode de vie de la bourgeoisie paulista naissante. Enfin, il ouvrait de nouvelles
possibilités d’affaires non seulement à des entrepreneurs comme lui, mais aussi aux
proprétaires des nombreuses chácaras qui entouraient alors la ville.
197
FIG.
1. Villa Buarque (vers 1906).
25
Au début des années 1880, déjà, de nombreuses opérations immobilières procédaient à un
nouveau découpage de la ville en multipliant les lotissements bourgeois. Le premier fut le
Campos Elísios, immédiatement suivi par celui de la Villa Buarque (fig. 1). C’est alors que
le mot villa s’est réintroduit dans le langage urbain à São Paulo en gagnant des acceptions
nouvelles. Regardé retrospectivement, le Grande Diccionario Portuguez de Domingos Vieira,
à peine paru, était déjà devenu obsolète : villa, désormais, ne désignait plus seulement un
peuplement de rang intermédiaire, mais avait gagné au cours des années 1870, à Rio et à
São Paulo, deux nouvelles acceptions. La première, proche de bairro, est une partie de la
ville qui a fait l’objet d’un lotissement. Les exemples les plus anciens sont la Villa Isabel,
entreprise à Rio à partir de 1872, et ceux qui commencent à se multiplier à São Paulo,
dont la Villa Buarque. Ces premières villas étaient destinées aux couches sociales en
ascension qui fuyaient la ville ancienne et ses conditions d’hygiène. C’est à l’intérieur de
ce même mouvement que le mot villa gagne, ou plutôt retrouve, un autre sens : un type de
résidence, non plus située à la campagne, mais isolée au milieu de la parcelle et entourée
de verdure. En effet, au moment de lotir les chácaras, leurs propriétaires se réservaient
parfois des terrains plus importants pour se faire construire ces nouvelles villas dessinées
par des entrepreneurs étrangers récemment établis dans la ville. À São Paulo, une des
premières occurrences du mot dans ce second sens a sans doute été la Villa Maria,
résidence bâtie en 1884 (Homem s.d. : 61). Dans cette acception, villa en vient à désigner
un nouveau type de construction résidentielle urbaine, « la villa », que la culture
bourgeoise du XIXe siècle diffusait un peu partout dans le monde.
26
Ce mouvement de découpage des anciennes propriétés et d’expansion urbaine était
nourri par des vagues d’immigrants attirées par l’essor économique de São Paulo qui,
après quatre siècles, avait atteint 20 000 habitants en 1870 et plus de 47 000 quinze ans
plus tard (Langenbuch 1971 : 77 ; Rolnik 1997 : 53). À partir de 1883, commence à paraître
198
un répertoire de renseignements relatifs aux services administratifs et aux activités
commerciales et industrielles, certainement destiné à « guider » cette population qui
afflue à la ville de São Paulo, désormais appelée également la Capital (Almanach… 1883). Il
nous apprend, par exemple, que dans le municipio de la Capital le mot districto a commencé
à se généraliser : le territoire de São Paulo se partageait alors en neuf districtos pour le
service de la poste, alors que l’administration le découpait en un nombre plus restreint de
circonscriptions : deux freguezias – nommées respectivement Freguezia do Norte et
Freguezia do Sul da Sé (la Sé étant l’église siège de la paroisse) – et cinq paróquias – da
Consolação, Santa Ephigenia, Braz, São Bernardo et Parochia do O’. Dans les pages qui
exposent les divisions de la ville, un nouveau mot est introduit pour décrire d’une
manière plus fine le territoire des freguezias et de certaines paróquias : quarteirão. Au début
du siècle, le Diccionario de Silva définissait quarteirão comme étant à la fois le quart d’une
centaine, la division d’une rue par une ou plusieurs rues transversales ou, enfin, « un pâté
de maisons (massa de casas) que forment deux rues et deux transversales, formant un
carré ou un carré allongé ». C’est dans ce dernier sens qu’il se fixera désormais dans le
lexique urbain.
27
Ce ne sont pas seulement les nouvelles formes d’habitat bourgeois dans des aires
d’expansion et la « danse des mots » qui signalaient ce nouveau cycle de l’histoire
urbaine. Les structures de la ville ancienne, elles aussi, se transformaient. Sous la pression
d’une population qui augmentait sans cesse, les résidences traditionnelles étaient divisées
et occupées par plusieurs personnes ou familles et on voyait se développer dans le
triangle ancien différentes formes d’habitation populaire très critiquées du point de vue
hygiénique. Deux textes législatifs sont adoptés en 1886 pour contrôler l’expansion de
celles-ci : le Código de Posturas et le Padrão Municipal (Código de Posturas… 1886). Dans ces
documents, le mot Cidade est devenu un toponyme qui désigne cette partie ancienne de la
ville par opposition aux zones d’expansion dont la désignation est floue ou encore
hésitante. Par ailleurs, le Padrão fait référence à une zone de règlements spéciaux, le
perímetro do comércio, situé dans l’acropole de la ville ancienne – mais dont nous n’avons
pas pu établir exactement les limites. Dans ce périmètre, est interdite la construction de
« cortiços, casas de operários ou cubículos » (« Padrão Municipal » in Código de Posturas… 1886,
éd. 1921 : 67 ; Rolnik 1997 : 35-36), ce qui délimite nettement les lieux où les plus pauvres
ne pouvaient plus habiter. Par ailleurs, le texte du Código de Posturas, par d’autres règles,
visait plutôt à anoblit certains espaces de l’acropole, au moyen notamment de
l’interdiction de certaines activités ou pratiques dentro da Cidade. Interdites les fabriques
de savon, d’huile, de bougies, de feux d’artifice, les distilleries et autres industries
provoquant des nuisances. Interdit le passage du bétail par le centro da cidade, sauf les
animaux de charge. Dans la freguezia da Sé – la seule spécifiquement nommée dans ces
textes, ce qui nous fait penser que le perimetro do comércio correspondait à ses limites – il
était interdit d’élever des volailles (Código de Posturas… 1886, éd. 1921 : 24, 14 et 19). À
travers les pages de ce texte encore sous maints aspects archaïque, on observe non
seulement l’abandon de vieilles pratiques du monde rural, mais un effort de contrôle et
de répression de certaines mœurs en conflit avec un nouveau mode de vie en ville. Ainsi,
les batuques et cateretês des Noirs (danses au son des tambours) sont interdits non
seulement dentro da Cidade mais dans toutes ses povoações (« Padrão Municipal » in Código
de Posturas… 1886, éd. 1921 : 46). Par ailleurs, une première hiérarchie apparaît en ce qui
concerne les voies de circulation : les avenidas à créer sont differenciées des ruas par leur
plus grande largeur (ibid. : 64).
199
28
Le nouveau découpage de l’espace urbain était presque imperceptible dans le vocabulaire
de ces textes administratifs. La Cidade et tout le territoire communal y étaient, comme
dans l’Almanach, divisés en freguezias et le mot districto y apparaît une seule fois comme
synonyme : ce sont donc les mots anciens de la langue portugaise qui sont utilisés. Les
zones d’expansion les plus proches de la Cidade sont désignées le plus souvent
négativement : c’est tout ce qui n’est pas à l’intérieur de la ville. Une seule fois dans les
soixante-huit pages du texte de ces deux règlements, ces zones sont nommées arrabaldes.
Le mot subúrbio qui était apparu sur le plan de la ville dans les années 1840 n’est pas
employé non plus pour désigner les aires nouvelles de lotissement, ni les noyaux
urbanisés en discontinuité au tissu urbain. Ceux-ci sont appelés povoações.
29
Sur ce point, São Paulo présentait des différences par rapport à Rio, par exemple, où de
nouveaux mots – comme distrito, bairro et subúrbio – déjà s’imposaient. La prolifération
des mots dans le domaine des travaux publics avait même inspiré à l’ingénieur André
Rebouças, à l’instar de ses collègues d’autres parties du monde, d’établir un lexique
brésilien des expressions techniques : Ensaios de um vocabulário dos termos technicos da arte
de construir e das sciencias acessórias (1868). En effet, le Dictionnaire historique et pratique de la
voirie, de la police municipale , de la construction et de la contiguïté de Liger (1867), le
Dictionnaire général des termes d’architecture en français, allemand, anglais, italien de Ramée
(1868), le Dictionnaire technologique dans les langues française, anglaise et allemande de
Tolhausen (1873-1876), notamment, circulaient déjà sur les étagères de l’Escola
Polytéchnica de Rio, comme pour montrer que le temps des villes, c’est le temps des
dictionnaires, des institutions et des études des langues et des mots.
30
À São Paulo, malgré une présence plus forte de l’administration qui s’exprime au moyen
des lois réunies dans un Padrão Municipal et un Código de Posturas, ce sont surtout, pour
l’instant, des entrepreneurs, fréquemment étrangers, qui œuvrent à la création de
nouvelles formes urbaines et à l’introduction ou à la légitimation de nouveaux lexiques.
Ainsi, on l’a noté, le mot bairro, que les textes législatifs emploient timidement, est mis en
circulation par la presse dans le cadre de la propagande pour le viaduc-boulevard de
Martin (Província de São Paulo, 5 octobre 1877, cité par Toledo 1989 : 40). Ce sont aussi les
entrepreneurs qui paraissent percevoir le plus rapidement les pressions vers une
expansion des zones urbanisées. Ainsi, par exemple, c’est encore Martin qui contribue,
par le discours iconographique et le discours parlé, au cadrage des environs de São Paulo.
En l’absence de carte de la ville et devant la faiblesse de la notion d’arrabaldes dans le
langage et la vision administrative – comme le montre l’unique occurrence du mot dans
les textes de 1886 – c’est lui qui dresse, le premier et à peine quatre ans plus tard, la
« Planta da Capital do Estado de São Paulo e seus arrabaldes », qu’il publie au lendemain
de la proclamation de la République, en 1890 (fig. 2).
200
FIG.
2. Plan de São Paulo et de ses arrabaldes (1890). « Planta da Capital do Estado de São Paulo e
seus arrabaldes ». Par Jules Martin.
31
Avec le nouveau régime, les changements de São Paulo prennent un nouveau rythme et
des mots, les uns anciens, d’autres entièrement nouveaux, entrent en usage. La nouvelle
administration républicaine, tout en conservant les limites des anciennes freguezias,
adoptera le terme districtos de paz pour découper le territoire de la ville. En 1890, le
municipio avait déjà commencé à annexer à son territoire d’autres freguezias et se divisait
en sept districtos : Norte da Sé, Sul da Sé, Braz, Santa Ephigênia, Consolação, Penha N. Sra.
do Ó et Consolação. En 1900, après de nouvelles annexions et démembrements, ils sont
déjà douze avec la création des districtos de Sant’Anna, Santa Cecília, Belenzinho, Villa
Mariana et São Miguel. En 1910, il y en a dix-huit, avec la création des districtos de
Butantam, Cambucy, Bella Vista, Bom Retiro, Lapa et Mooca (Cococi & Costa 1905 ; Egas
1925 : 453-464).
32
Au cours de la décennie 1890 la division fonctionnelle et sociale de la ville commence à
s’affirmer en même temps que les premiers mots forts du lexique de la distinction. Les
causes sont nombreuses, mais la plus visible est la croissance spectaculaire de la ville :
65 000 habitants en 1890, 120 000 en 1893, 240 000 en 1900. Ce mouvement relève
toutefois aussi de causes plus complexes. Des hésitations se manifestent dans le milieu
technique et administratif autour de nouveaux dispositifs juridiques relatifs aux coûts de
l’urbanisation ou au régime de concession des services urbains. On note également des
solutions différenciées apportées aux problèmes de la « croissance illimitée de la ville »,
aux compétences des divers services administratifs et aux modalités de gestion de la vie
urbaine. En dépit de nombreux débats (Blay 1985 : 81-85 ; Rolnik 1997 : 124-126), se noue
une association entre les opérateurs immobiliers et certaines des instances de décision
politique ou technique (Sampaio 1994 : 19-33). Cette association s’appuie aussi sur le pacte
201
établi entre le discours hygiéniste et la politique d’attraction de la main d’oeuvre
immigrée vers l’État de São Paulo.
33
Un rapport rendu en 1893 par une commission municipale sur les logements ouvriers
dans le Districto de Santa Ephigenia – qui passe de 14 025 habitants en 1890 à 43 715 en
1893 et fut gravement touché par la fièvre jaune en 1892 – contribue à fixer le nouveau
découpage social de la ville (Relatório… 1893). Les diverses formes d’habitations ouvrières
y sont finement décrites et leur précarité du point de vue hygiénique est dénoncée
(Rolnik 1997 : 36-38). Le rapport recommande de combattre la multiplication de ces
logements en interdisant de nouvelles constructions de ce type et en favorisant
l’ouverture de nouveaux lotissements destinés aux ouvriers. Le Code sanitaire que le
gouvernement de la Province fait approuver en 1894 met en œuvre les propositions de ce
rapport : les règlements de 1886, qui rendaient difficile l’installation de la population
ouvrière dans la zone centrale par l’interdiction des cortiços sont maintenus et la
construction de villas operárias est encouragée en dehors du péri-mètte urbain ( ibid. :
37-38). Le gouvernement provincial entreprend l’assainissement de terrains marécageux,
la canalisation des rivières, la construction de ponts. Dans la Cidade et ses environs
immédiats sont réalisés des melhoramentos urbanos qui se traduisent par des travaux de
plantation, pavage et construction de jardins, écoles et viaducs qui concourent à
l’anoblissement de ces aires. L’administration intervient ainsi, directement ou
indirectement, sur les conditions des investissement privés (Blay 1985, Bonduki 1994).
L’initiative privée, devenue partie prenante de la politique publique, sera favorisée par
différents mécanismes fiscaux en faveur de ceux qui construisent des villas populaires :
transferts de propriétés municipales, exemptions temporaires d’impôts sur les maisons
construites, garanties de taux d’intérêt sur les investissements, concessions pour
l’exploitation des services de transports publics, entre autres. Les autorités elles-mêmes
participent souvent directement aux entreprises engagées dans ces initiatives (Rolnik
1997 : 109 ; Sampaio 1994).
34
Les mouvements du marché immobilier dans les arrabaldes répondent à ces incitations : il
sufit de comparer le plan de São Paulo dressé en 1890 par Jules Martin et celui de Gomes
Cardim, l’intendant des travaux municipaux, à peine sept ans plus tard (Cardim 1897). Les
nouveaux lotissements – tous appelés villa – s’étaient multipliés : Villa Cerqueira César,
Villa Clementino, Villa Mariana, Villa Gomes Cardim, Villa Bernardino de Campos, Villa
Prudente. En parallèle à cette première explosion des villas lotissements populaires, sont
également créées des villas dites operárias, des cités ouvrières à proprement parler (fig. 3),
soit dans les interstices des zones urbanisées, soit dans les noyaux de population formés
le long des voies de chemins de fer : le long de la São Paulo Railway jusqu’à la Villa
Prudente, dans Pari, Bras, Mooca, Ipiranga, le long de la Central do Brasil jusqu’à la Villa
Gomes Cardim et dans le Belenzinho, à Penha enfin, en bordure de la São Paulo Railway et
de la E.F.Sorocabana dans le Bom Retira, Barra Funda, Água Branca, Lapa et Pinheiros
(Langenbuch 1971 : 77-130). C’est donc au cours des années 1890, et surtout après la
parution du Code sanitaire, que mot villa fut de plus en plus associé aux couches
populaires.
35
Avant 1893-1894, les termes qui désignaient les nouveaux types d’habitation souhaités
pour celles-ci par les pouvoirs publics sont restés hésitants. Pendant trente ans, les
commissions successives, décrets et rapports, parlent d’abord de habitação higiênica,
burgos para operários, casas bygiênicas suburbanas para o povo, casas econômicas, avant de se
fixer sur villas opération9. Backheuser, ingénieur municipal à Rio et membre d’une
202
commission mise en place par le ministère de la Justice et des Affaires intérieures pour
étudier la question des habitações operárias, mettait encore entre guillemets, en 1906, le
mot villa appliqué aux lotissements ouvriers. En outre il notait :
La « villa operária » est et elle n’est pas une petite ville [cidadesinha]. Si par le
groupement des maisons elle peut être considérée une petite ville, lui fait défaut
cette caractéristique primordiale de se développer dans un lieu jusqu’alors
inhabité. La « villa operária » est enclavée parmi des terrains habités, de sorte que
son expansion n’est pas aussi aisée et facile que dans les autres agglomérations [
agglomerações] (Backheuser 1906).
36
À Rio, ces enclaves se développent plus lentement, notamment parce que les favelas
naissantes dans la période 1890-1900 viennent pallier les conséquences des impasses
juridiques que rencontrent les premières concessions accordées pour la construction de
ce nouveau type d’habitation. Des villas ont néanmoins été construites dans le centre-ville
de Rio et c’est seulement en 1901 que leur construction est interdite sur les terrains de
certaines rues centrales. A São Paulo, par contre, le perimetro do comércio étant protégé
depuis longtemps, les lotissements ouvriers ou bourgeois forment rapidement une
immense « mosaïque » d’enclaves de riches ou de pauvres.
FIG.
3. Villa operária de la Companhia Vidraria Santa Marina (en 1911-1917).
203
FIG.
4. Higienópolis, Villa Penteado (vers 1906).
37
Les lotissements bourgeois qui prennent forme alors, comme Higienópolis et Avenida
Paulista, se distinguent par une réglementation particulière et par des noms qui les
désignent comme espaces urbains. Higienópolis, par exemple, formé par deux
lotissements, a été d’abord nommé « Boulevards Bouchard I » et « II » et la presse vante
les avantages du nouveau bairro (Homem s.d. ; Rolnik 1997 : 109). Le mot bairro en vient
désormais à être employé en opposition à villa, terme de plus en plus dévalué. Ces
quartiers sont régis par une série de normes qui les différencient des autres : les
parcelles, plus larges que longues, sont situées le long des avenidas et boulevards ou dans
leur proximité immédiate ; les bâtiments sont placés au centre du terrain avec des
redents obligatoires par rapport à l’alignement de la voie ; enfin, le trait peut-être le plus
évident, chaque immeuble est destiné à une seule famille (Homem s.d. ; Rolnik 1997).
Entre 1890 et 1910 des villas entourées de jardins – au sens, cette fois, de résidence
urbaine – sont construites sur ces grandes parcelles d’Higienópolis, comme Villa Uchoa,
Villa Penteado (fig. 4), en dépit des ambiguïtés de plus en plus sensibles dans l’emploi du
mot, nées de la multiplication des villas operárias.
38
Déjà vers les années 1900 les familles bourgeoises commencent à employer d’autres mots
pour désigner leurs résidences dans les nouveaux lotissements. Les élites demeurent ainsi
dans des palacetes tandis que les couches moyennes vivent dans des chalets, des cottages ou
des villinos. Les voies qui desservent ces résidences sont des avenidas et des alamedas –
élégantes mais moins nobles –, termes qui se substituent à boulevard, devenu désuet vers
le tournant du siècle. Dans les règlements de 1886, avenida désignait simplement une voie
plus large. Avec la multiplication des initiatives visant à bénéficier des avantages des lois
sur la construction des habitations hygienicas ou economicas, le mot a été employé pendant
une courte période pour désigner une forme d’habitat populaire : les maisons en bande
(Backheuser 1906 : 107-110). Ce type de construction, né d’opérations immobilières de
moindre envergure, sera toutefois rapidement nommé villa, surtout à São Paulo.
39
Une nouvelle logique marquait désormais les territoires des deux pôles extrêmes de
l’échelle sociale et s’imposait à travers la réglementation. Pour les quartiers bourgeois, et
particulièrement pour Higienópolis et Avenida Paulista, de nouvelles lois (1894, 1898 et
1906) vinrent renforcer les règlements précédents pour interdire certaines activités et
204
pratiques considérées comme archaïques, nocives ou insalubres (Rolnik 1997 : 111). Pour
les couches ouvrières, furent d’abord interdits certains types de résidences et de parcelles
dans la Cidade (1886 et 1894), puis une loi de 1900 délimita les aires où ne pouvaient être
construites des villas operárias (ibid. : 124). La Cidade, que l’on commence à appeler
Triângulo Central (Martin, Pestana & Danorden 1905), tend désormais a être vouée au
commerce et aux services. Il reste à ses habitants, riches ou pauvres, et aux nouveaux
arrivants la possibilité d’habiter, selon leurs moyens et leur insertion sociale, l’un des
deux grands lotissements bourgeois, ou des Villas dont le toponyme s’écrit avec un V
majuscule, les villas operárias à proximité des usines ou, simplement, les nombreuses
autres villas composées de petits ensembles de maisons en bande qui s’éparpillaient, sans
obéir à aucune norme, partout où un lotisseur trouvait la possibilité d’une affaire.
40
C’est dans un second temps extrêmement court, entre 1900 et 1915, que va s’effacer
définitivement l’usage du mot villa pour désigner les résidences bougeoises bâties entre
Higienópolis et Avenida Paulista, tandis que se consolideront les différents murs de la
ségrégation sociale.
Jardim
41
Deux grandes entreprises favoriseront le rapprochement des lexiques techniques et
économiques avec la forme urbaine : la São Paulo Tramway Light and Power, créée à New
York et Montréal et installée à São Paulo en 1899, et la City of São Paulo Improvements
and Freehold Land Company Limited, créée en 1911 à Londres (McDowall 1988 : 48-79 ;
Reale 1982 ; Wolff 1997 ; Andrade 1998).
42
Entre 1900, date de l’inauguration de la première ligne de tramways électriques à São
Paulo, et 1911, date où la Light obtient le monopole de divers services urbains –
notamment, de l’électricité –, l’entreprise était devenue un « État dans l’État »
(Eletropaulo 1990 : 13). Déjà en 1900, la délimitation du périmètre urbain correspondait
de façon évidente à ses intérêts : elle désignait le territoire destiné à être desservi en
priorité par les nouveaux services de la Light et radicalisera le processus de division
sociale de la ville et des espaces de résidence. L’action du Setor Municipal de Obras
Públicas, dont la création en 1899 sous la responsabilité de l’ingénieur Victor da Silva
Freire résultait d’une nouvelle vision administrative, ne parviendra pas à infléchir cette
tendance. Au cours de ces années marquées par le discours libéral, les techniciens
municipaux élaborent sans doute un nouveau regard sur la ville qui vise une certaine
maîtrise de sa croissance, mais ils sont freinés par des critiques qui craignent le
développement d’un « socialisme municipal »10.
43
Après l’installation de la Light, les cartes de la ville établies successivement par les
services municipaux sont de plus en plus rigoureuses. La première est la « Planta Geral da
Cidade de São Paulo » (1905) des ingénieurs Cococi et Costa, membres de la commission
géographique et géologique. Elle fait figurer les limites des distritos, des delegacias
(commissariats de police) et des bombeiros (pompiers) et deviendra le document
« officiel » utilisé par les services administratifs de la mairie. Et pourtant, à peine publiée,
cette carte est déjà obsolète, voire incomplète. São Paulo est à l’époque effectivement
divisé en cinq delegacias mais en ce qui concerne les districtos, celui de São Miguel, créé en
1891, n’y figure pas. La croissance de la ville connaît un dynamisme que la « Planta Geral »
n’arrive pas a saisir. Poursuivant une tendance de la réorganisation du territoire du
município qui s’étale jusqu’à 1910, la loi n° 975 du 20 décembre 1905 change les noms des
205
Districtos do Norte et do Sul da Sé – qui leur avaient été donnés en 1833 – en Districtos
Liberdade et da Sé, respectivement. En décembre de l’année suivante est créé le Districto
de Cambucy et, en septembre 1907, celui de Butantam. Enfin, en 1910, seront créés les
Districtos de Bella Vista, Bom Retiro, Lapa et Mooca, configurant le découpage moderne
de la ville jusqu’en 1929, année où son territoire s’agrandit par une nouvelle vague
d’annexions et de remembrements.
44
La division sociale de l’espace urbain que la Light introduit par l’installation de ses
réseaux, particulièrement celui des transports, se superpose à ce découpage
administratif. Depuis 1900 elle assure, par exemple, la desserte des bairros de Higienópolis
et de l’Avenida Paulista à peine occupés par quelques résidences, tandis que les
nombreuses villas surgies dans les années 1890 restent, dans la plupart des cas, sans
connexion avec la ville ancienne. L’action de l’entreprise canadienne entraînera entre
1900 et 1910 une véritable « explosion » de nouvelles constructions de Villas, villas
operãrias et villas tout court, dans les périmètres urbain et suburbain, particulièrement
dans les interstices des réseaux de chemin de fer et à proximité des terminus des lignes
de tramway de la Light.
45
Quand la City of São Paulo Improvements commence ses opérations à l’initiative de
Joseph-Antoine Bouvard (Caldeira et al. 1987 ; Andrade 1998), les structures
administratives sont encore récentes et modestement organisées, mais la logique de
distinction est déjà à l’oeuvre. Bouvard vient à São Paulo en 1911 pour examiner les
projets de melhoramentos de la vallée du fleuve Anhangabaú qui visaient à débarrasser de
son apparence encore rurale le centre d’une ville qui commençait à occuper une « place
d’honneur parmis les agglomérations sud-américaines » (Freire 1911 : 107). Dans le texte
où il rend son avis technique sur la ville et les projets alors en discussion, Bouvard semble
ignorer la fièvre constructrice de Villas bourgeoises et de villas populaires, et même la
création des bairros d’Higienópolis et de l’Avenida Paulista : pour lui, ces opérations
immobilières ne représentaient pas de « grands » investissements et il minimise le rôle
des financements fournis par la municipalité ou l’État de São Paulo, dont pourtant le
milieu technique faisait l’éloge (Toledo 1989 : 64 ; Freire 1919). C’est en effet qu’il
envisage, en tant que conseiller du banquier Fontaine de Laveleye pour ses
investissements en Amérique latine, la formation de la City à laquelle s’associeront
d’autres banquiers européens, comme Lord Balfour de Burleigh et des figures du monde
politique brésilien, comme l’ancien président de la République Campos Sales, le député
fédéral pour São Paulo Cincinato Braga et des investisseurs, parmi lesquels l’avocat
Horácio Belfort Sabino (Andrade 1998 : 181-185).
46
De 1911 à 1915, sur les conseils de Bouvard, la City achète plus de douze mille hectares de
terrain au sud-ouest du périmètre urbain fixé en 1900 (Reale 1982 ; Wolff 1997). Dès
l’origine, ses lotissements sont desservis par toutes les infrastructures fournies par la
Light (électricté, gaz, tramway, plus tard téléphone) et par les pouvoirs publics (eau et
égouts). Quand l’entreprise commence à vendre les terrains de son premier lotissement,
celui-ci est présenté comme un nouveau subúrbio, qu’on appelle aussi Garden City11. Quand
cette opération trouvera sa forme et son nom définitifs, le mot Villa aura disparu du
vocabulaire de la distinction à São Paulo12.
47
En 1914, sur la « Planta geral da cidade de São Paulo » (Cardoso 1914), en continuité de
l’avenida Paulista et à proximité de la région déjà considérée comme la plus valorisée de
la ville, figure un lotissement à moitié construit sous le nom « V. América ». Il s’agissait de
la Villa América, lotissement quelque peu bourgeois entrepris peu de temps auparavant
206
par Horácio Belfort Sabino, dont nous avons vu qu’il était un des associés de la City.
Lorsque celle-ci commence ses opérations en 1915, c’est à Raymond Unwin – le
concepteur, avec Barry Parker, de Letchworth, la première garden city anglaise mettant en
œuvre les idées de Ebenezer Howard – qu’est confiée la tâche de redessiner le plan des
terrains encore non commercialisés de la Villa América. Dès 1916, le nouveau tracé est
publié dans Garden Cities & Town Planning Review, avec ses rues courbes et ses espaces libres
plantés (Andrade 1998). C’est toutefois quand Barry Parker séjournera à São Paulo que ce
lotissement de la City trouvera son profil et, surtout, son nouveau nom : « Jardim
América » (fig. 5). L’architecte anglais, qui a travaillé avec Unwin jusqu’en 1914, habitera
deux ans au Brésil de 1917 à 1919 et s’occupera non seulement de ce lotissement, mais
aussi des bairros de Pacaembu et Alto da Lapa – commercialisés dans les années 1920 et
1930 – et d’autres aires de la ville, notamment la vallée de l’Anhangabaú. Ainsi, c’est avec
le passage de Parker à São Paulo que la City introduit le second mot fort dans la logique
de la division de la ville : jardim, d’après le nom et l’expérience du Jardim América.
48
Le processus a donc commencé, du fait de la présence d’Unwin et de Parker, par
l’emprunt du terme anglais garden city. Mais d’autres facteurs interviendront pour que
l’expression jardim se fixe à São Paulo et y devienne synonyme de distinction. Au moins
trois processus articulés doivent être pris en compte, tous marqués par la vision
technique libérale de la gestion de la croissance urbaine qui domine alors. Tout d’abord,
la conception des nouveaux lotissement de la City, de matrice anglaise.
FIG.
5. Plan du Jardim America (dessiné en 1915-1916). « City of São Paulo Improvements & Freehold
Co. Ltd. Jardim America. Projectado por Barry Parker & Raymond Unwin, FE.R.I.B.A. »
49
Ensuite, celui qui mène localement à l’approbation des règlements particuliers de Jardim
América. Enfin, celui, déjà exposé, de la desserte privilégiée de certaines aires par les
services urbains, qui confirme le statut privilégié de Jardim América.
50
Du point de vue de la conception des lotissements du type garden cities réalisés par la City,
il ne s’agit déjà plus de l’utopie howardienne mais, comme à Hampstead Garden Suburb
207
(1905), de « faubourgs-jardins pour toutes les classes sociales » (Miller 1994). À la suite de
la publication par Unwin de Town Planning in Practice (1909), les garden cities sont devenues
un principe « appliqué » à la planification de l’expansion des villes et comme un nouvel
outil pour construire la « banlieue salubre ». Comme São Paulo allait aussi le montrer, ces
faubourgs jardins pouvaient devenir de simples lotissements – certainement verdoyants
et dotés de rues courbes – dont les fins et la clientèle étaient très différentes de celles
imaginées par Howard. Localement, l’expression subúrbio garden city, diffusée dans la
presse pour nommer le premier lotissement de la City, ne permet pas de doutes à ce
propos13.
51
L’analyse d’une série de textes, publiés entre 1911 et 1915 dans la Revista Polytechnica par
Victor Freire – le directeur du département municipal des travaux jusqu’en 1926 – permet
de comprendre comment les règlements exclusifs de la City ont été bien reçus dans le
milieu des ingénieurs-architectes de São Paulo et même considérés comme des modèles,
ce qui contribua à la fortune du mot jardim dans la ville.
52
Entre 1900 et 1910, Freire a assisté à quelques uns des principaux congrès internationaux
de l’urbanisme naissant et il participe ensuite activement aux débats sur les projets de
melhoramentos pour São Paulo. Dans un long article de 1911, il introduit les thèmes du
zoning, du plan d’extension et des espaces libres (Freire 1911 : 120-145). S’agissant de la
division fonctionnelle ou sociale de la ville, son lexique présente quelques innovations.
Dans ce texte de 1911, il emploie très souvent le mot aglomeração pour parler de la ville de
manière générale, tandis que, pour lui, le mot Cidade désigne le centro ou le Triângulo
commercial, ce qui témoigne de l’affirmation fonctionnelle de cette partie de la ville par
rapport au vocabulaire en usage au début du siècle. Il n’utilise jamais les mots subúrbio et
arrabaldes mais il s’intéresse aux nouveaux quartiers construits autour de jardins qu’il
avait visités à Londres et en Allemagne, et qu’il compare parfois à Higienópolis.
53
Deux articles publiés par la suite témoignent encore, en matière d’expansion urbaine,
d’une vision très libérale et plutôt centrée sur le dessin de la ville. « A cidade salubre »
(Freire 1914) critique les distorsions provoquées par certaines dispositions du nouveau
Code sanitaire approuvé en 1911 par le gouvernement provincial, que Freire considère
comme la « ruine des propriétaires du centro da Capital » (ibid. : 327) et « une action
violente contre le droit de propriété » (ibid. : 337), sans pour autant résoudre les
problèmes d’hygiène publique qui se posaient dans certains bairros. « A planta de Belo
Horizonte » (Freire 1916) développe une critique des tracés de villes de Saturnino Brito, le
grand nom de l’urbanisme de la génération précédente. La nouveauté de ce texte est
l’apparition, pour la première fois dans un texte technique au Brésil, du néologisme
urbanismo dans le sens moderne d’une pratique d’intervention et de réforme des villes (
ibid. : 159). L’idée de division de la ville en zonas y était également présente (ibid. : 164), en
même temps qu’une conception de l’urbaniste comme « bâtisseur de la ville », très
inspirée de l’expérience et de la terminologie allemandes. En même temps qu’il écrit ces
textes, Freire continue d’observer les expériences qui lui semblaient constituer un
compromis entre les aspects fonctionnels, économiques et juridiques de l’expansion
urbaine, parfois à l’occasion de voyages à l’étranger. C’est après l’installation de la City à
São Paulo qu’il visitera Letchworth et Hampstead, avec le managing director de l’entreprise
au Brésil pour guide (Andrade 1998 : 186). Ces faits, et les contacts réguliers qu’il
maintiendra avec Barry Parker pendant le séjour de celui-ci à São Paulo, semblent
montrer que, pour le directeur du département municipal de travaux, l’initiative de
Bouvard, la constitution de la City et leurs projets de suburbios garden cities exclusifs
208
étaient tout à fait conformes aux règles du jeu libéral. Pour Freire, l’action des urbanistes
semble se résumer à assembler « plusieurs cubes de toutes les tailles, depuis le plus petit
qui correspond à la maison isolée de l’artisan jusqu’au plus grand que représente la
grande usine » et à les « classer et les séparer en catégories, qu’il disposerait en
différentes régions de la ville, celle-ci [à son tour] partagée en zonas » (Freire 1916 : 164).
54
Le discours cartographique accompagne la maturation des débats au sein du milieu
technique. Entre 1913 et 1916, au moins quatre plans de la ville sont établis. En 1913, sept
ans après leur plan de la Cidade de São Paulo, les ingénieurs Cococi et Costa en dressent un
nouveau (Cococi & Costa 1913). Cette fois-ci, outre les districtos, étaient aussi indiquées les
zonas de construction compacte qui montraient la densification du Triângulo commercial
par oposition à l’étalement de la ville dans différentes directions par des opérations
immobilières, encore appelées villas. La légende indique que la ville possédait déjà plus de
vingt-huit villas operárias. Ce plan de la ville produit dans une visée commerciale fut
supplanté l’année suivante par un document plus « officiel » réalisé sous la coordination
du supérieur hiérarchique de Cococi et Costa, l’ingénieur en chef de la Commission
géographique et géologique lui-même (Cardoso 1914). En 1915, un plan établi par un
ingénieur de la Light pour circuler dans un milieu plus restreint montrait la ville bâtie par
l’entreprise en quinze ans. Les limites de l’urbanisation signalées à grands traits en 1897
dans la carte de Gomes Cardim étaient ainsi consolidées. Cependant, le dessin des lignes
implantées par l’entreprise canadienne parfois s’arrêtait en un point apparemment
« abstrait », parfois retournait en boucle, signalant dans ce discours sans mots où
s’arrêtait la ville.
55
La Mairie elle-même, par sa Division du cadastre, apparemment poussée par le début de la
commercialisation du subúrbio garden city de la City, finit par établir en 1916 le premier
plan officiel de la ville où sont marqués les nouveaux périmètres des trois zonas : central,
urbana et suburbana (Diretoria de obras… 1916). Ces trois zones n’opèrent pas un
découpage social net mais plutôt une division fonctionnelle et administrative du
territoire municipal qui servira de base au projet de nouveau code de la construction
privée à São Paulo mis en discussion par la Chambre municipale à partir de 1917, tandis
que le code sanitaire était à nouveau réformé par le gouvernement de l’Etat.
56
À partir de 1919 commence une bataille soutenue de la part du milieu des ingénieursarchitectes et des premiers urbanistes pour une intervention plus affirmée des pouvoirs
publics dans certains domaines de la vie urbaine. Tandis que cette campagne visait en
particulier à modifier les termes des concessions municipales octroyées à la Light, de
façon à restaurer la « connexion perdue » entre les différentes parties de la ville tout en
répondant, enfin, aux revendications de la population plus pauvre (Freire 1919 : 312-313
et 331), le Jardim América déjà marchait tout seul. Bien qu’il présentât certains traits
courants dans d’autres lotissements, il se démarquait déjà par la taille des terrains,
beaucoup plus grands que la moyenne – 900 m2 au minimum. Les maisons y étaient en
retrait par rapport aux voies et aux limites de la parcelle tout en gardant le rapport avec
la nature assuré par des jardins. Les avenidas et ruas boisées étaient beaucoup plus larges
que ce qu’exigeaient les règlements de 1886 encore en vigueur et présentaient des tracés
sinueux et pitorescos, jusqu’alors pratiquement inconnus dans les lotissements de la ville.
Des normes contractuelles strictes permettaient de contrôler les conditions d’accès à la
propriété et interdisaient tout morcellement des terrains et, notamment, la construction
de maisons en bande. Le Jardim América disposait de tous les services d’infrastructure et
l’installation d’industries à proximité ainsi que toute activité commerciale y étaient
209
interdites (Reale 1982 ; Wolff 1997). Enfin, signe parmi les signes de distinction, à la
différence des zones d’habitat populaire qui se montraient de plus en plus tributaires de
l’expansion des services de transport, au Jardim América l’implantation des tramways
avait été limitée à une seule voie réservée à cette fin. Le lotissement naissait avec l’âge de
l’automobile, ce qui assurait l’au-toségrégation recherchée. En somme, comme le
proclamait une brochure publicitaire illustrée que la City publiait en 1923 sur son subúrbio
jardim : « Aujourd’hui, doté d’un système moderne d’installation de services publics, avec
ses résidences nouvelles, ses rues tracées en avenidas larges et sinueuses entourées de
vastes pelouses, le Jardim América est le bairro de grande distinction dans la capital de São
Paulo » (Jardim América 1923). Tous ces attraits correspondaient exactement au
programme fixé par Barry Parker dans un rapport rédigé lors de son départ : « Le secret
du succès financier [du Jardim América] était de doter l’affaire d’un caractère de
distinction supérieur à celui des concurrents » (Parker 1919). En ce qui concerne les mots
et la ville, dans le petit texte de la brochure de la City le mot subúrbio est employé une
seule fois, en association avec jardim, quand l’origine anglaise de ses concepteurs est
évoquée. La référence au lotissement comme bairro ou par le toponyme « Jardim
América », en revanche, est fréquente. Une seule fois, il est appelé bairro de residencias.
57
Dans des articles du Boletim de Engenharia de cette période, on peut observer les usages du
mot bairro, dans la plupart des cas associé à des qualificatifs (Oelsner 1921) : bairros de
residencias, comme le Jardim América, bairros para classe média (pour les classes
moyennes), bairros para operários (pour les ouvriers). Ce dernier usage indique une
nouvelle tendance dans la désignation des quartiers populaires, qui résultait du
développement d’autres types de résidences populaires que les villas, entre autres par le
moyen de concours publics (Andrade 1998 : 347). Dans d’autres documents de l’époque,
comme le Código Municipal de Obras approuvé en 1929, on observe que bairro pouvait
être employé également pour désigner des povoações de la zone rurale du municipio, y
compris des Villas comme la Villa Prudente ou la Villa Clementino (Cavalcanti, Nogueira &
Azevedo 1933 : 16)
58
La multiplicité des acceptions et des usages du mot bairro limitait sa circulation comme
vocable associé à des formes urbaines exclusives et de distinction. De ce point de vue,
l’usage du mot jardim, employé comme nom commun dans la brochure de 1923 pour
désigner le lotissement du Jardim América – « l’unique jardim de ce genre qui existe au
Brésil » – est symptomatique. Depuis 1921, ce terme était associé au programme formel,
social et idéologique du Jardim América, mais deux ans plus tard commence la
commercialisation d’un lotissement contigu au Jardim América mais n’appartenant pas à
la City sous le nom de « Jardim Europa » et, tout de suite après, celle de « Cidade Jardim ».
Le mouvement s’accélère ensuite : en 1925, à des kilomètres de distance dans la zone
suburbaine, se vendaient les terrains du « Jardim Japão », dans le Alto da Boa Vista. Vers
la fin des années 1920, le mot commençait aussi à être employé comme signe de
distinction par les habitants des quartiers limitrophes du Jardim América, alors que, du
point de vue formel, rien n’y faisait penser aux tracés sinueux des avenues boisées du
lotissement de la City. À peine quelques années après la mise en vente des terrains du
Jardim América, le mot jardim a ainsi englouti des vestiges de quelques anciennes villas du
périmètre urbain dont le profil social des habitants se rapprochait de celui du Jardim
America. La « Villa América » de Horácio Sabino, par exemple, disparaissait, en même
temps que la « Villa Tupi », en prenant le nom de « Jardim Paulista ».
210
59
L’étude des archives de la City a montré que la plupart des acheteurs du Jardim América
étaient issus des couches moyennes et dépendaient des financements de l’entreprise pour
acquérir les terrains et bâtir les maisons (Wolff 1997). Des fortunes fraîchement acquises,
des épargnes récemment réunies, une expérience de la vie urbaine également récente :
ces traits expliquent peut-être le succès de l’idéologie et du programme des bairros jardins,
mais aussi ceux des nombreuses villas, bien plus modestes, de São Paulo. Le rêve d’une
vaste nature à contempler ou d’un petit morceau de terre à labourer semble, encore de
nos jours, ancré dans la mentalité des paulistas, qui font preuve d’une grande résistance à
adopter pour la vie en famille les immeubles collectifs. Par ailleurs, peut-être beaucoup
plus que dans n’importe quelle autre ville brésilienne, prévalent ici des formes de vie
dans des communautés homogènes – par l’héritage ethnique, l’insertion sociale ou
l’activité professionnelle.
60
Tout au long des années 1920 d’autres voix, particulièrement celle d’Anhaia Mello (1929,
1930a , 1930b), allaient rejoindre celle de Victor Freire dans la lutte pour une plus grande
intégration des différentes couches sociales et des divers segments culturels, intégration
que les mouvements successifs d’ordre législatif, spéculatif, idéologique, économique ne
faisaient que décourager. Les innombrables Villas lotissements, villas ouvrières ou villas
maisons en bande continuaient à ne pas mériter le moindre effort de la part des pouvoirs
publics pour les intégrer à la ville, tandis que les habitants des jardins s’enfermaient euxmêmes par des normes et des murs à l’époque invisibles, de la même façon
qu’aujourd’hui, comme une répétition du même scénario, se construisent les vraies
forteresses des condomínios fermés. C’est toutefois dans cette période que s’affirmèrent les
tendances à la ségrégation et à l’autoségrégation sociale qui, depuis l’action de la Light et
de la City, s’expriment dans l’appropriation des mots vila et jardim. Dans la « Planta da
cidade de São Paulo » établie par la Directoria de Obras e Viação (Saboya 1929), largement
diffusée, les autorités trouvaient même naturel de partager les voies de la ville en quatre
types, parmis lesquels les voies « non officielles ».
61
L’usage social de ces mots à São Paulo pose depuis lors une question de base : qu’est-ce qui
définit une ville ? Un constat, au moins, semble possible : la ville, jusqu’à l’âge du
libéralisme et de tant d’autres révolutions, a été avant tout une certaine expérience de la
différence, une forme de sociabilité et un espace où se construit l’idée de la liberté avec
autrui. Peut-être, à travers l’histoire sociale de l’usage des mots vila et jardim, pouvonsnous commencer à nous interroger sur un type d’urbanisation « effectivement libérale »
dont la complexité et l’avenir commencent à peine à se dévoiler.
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NOTES
1. Plusieurs réformes de l’orthographe de la langue portugaise étant intervenues au long du
XXe
siècle, nous avons pris le parti de transcrire les mots dans la forme où ils paraissent dans les
215
documents. Villa, comme tous les mots comprenant « ll », devient vila à la suite de la réforme de
1943.
2. Licia do Prado Valladares (1983) a publié un premier bilan critique des recherches qui ont
traité de la periferia au long des années 1970. Sa bibliographie détaillée signale comme premières
contributions sur le thème les travaux des architectes et sociologues attachés à la Faculté
d’architecture et d’urbanisme de l’Université de São Paulo (FAU-USP), tels que Maricato, Sampaio,
Bonduki et Rolnik. La notion se fixe, cependant, avec la publication de l’ouvrage collectif dirigé
par Erminia Maricato (1979).
3. Il continuera d’être utilisé par des spécialistes jusqu’à la fin du
XIXe
siècle. Voir Jardim 1875 :
tabela ; Freitas & Macedo 1875 : 11 et 20 ; Doncher, Laureys & Bonjean 1892 : 42.
4. Biblioteca Nacional, Rio de Janeiro, Seção de Iconografia.
5. Voir, par exemple, Candido 1851 : 6 et 11 en ce qui concerne Rio de Janeiro et la loi de 1858 sur
les impôts sur la constructions de cimetières à São Paulo (citée in Telles 1875 : 14).
6. Voir, par exemple, Pillar 1845 en ce qui concerne Rio de Janeiro.
7. Le mot n’apparaît pas dans le textes des règlements municipaux approuvés pour Rio en 1830,
1836 et 1848 (Código de posturas… 1886) ni dans le texte de Henrique de Beaurepaire Rohan, daté
de 1843. Pour São Paulo, on ne le trouve pas non plus dans la série de règlements approuvés (lois
de 1837, 1866, 1868, 1870, 1871, 1873, 1875 et 1878) et ni même dans celui de 1886 (Código de
posturas… 1886) analysé ci-après. Voir également Telles 1875 et Souza & Ribeiro 1898.
8. Par exemple, bairros figure dans les rapports sur les services urbains pour désigner les
quartiers périurbains de Botafogo et Catumbi (Relatório do engenheiro fiscal… 1873 : 72-73) et dans
les débats sur le second grand plan de « réformes » (désormais appelé de melhoramentos) pour la
ville de Rio de Janeiro proposé en janvier 1875 (Souto 1875).
9. Backheuser 1906 et Januzzi 1909 publient des décrets et rapports qui permettemt d’observer
l’évolution des expressions concernant les formes nouvelles d’habitation destinées aux couches
populaires.
10. Backheuser, ingénieur municipal lui aussi, dresse un bilan des débats depuis le congrès de
Paris de 1889 sur l’intervention des pouvoirs publics en matière d’habitations économiques et
pose la question du « socialisme d’État » et du socialisme municipal (1906 : 55-57 et 125). Il
considère ce dernier comme un recours face aux initiatives encore timides de l’initiative privée.
Backheuser montre aussi qu’au début du siècle de nombreux réformateurs à Rio étaient opposés
à ce que la population ouvrière soit éloignée du centre-ville – comme c’était de plus en plus le cas
à São Paulo.
11. Estado de São Paulo, 1er septembre 1915.
12. Du moins jusqu’à ces dernières décennies. En effet, la construction d’une nouvelle polarité
opposant periferia et condomínio a fait que vila commence à perdre sa connotation péjorative.
Ainsi, d’anciennes Villas situées à proximité des quartiers-jardins ou du centre sont investies
comme quartiers bourgeois et accueillent de nouveaux types d’habitat comme, déjà dans les
années 1950 et 1960, Villa Mariana et, au cours des années 1980 et 1990, Villa Nova Conceição. Ce
phénomène s’était produit auparavant avec deux autres Villas (Villa América et Villa Tupy) qui,
du fait de leur proximité avec Jardim América, furent renommées Jardim Paulista ou,
simplement, Jardins.
13. Estado de São Paulo, 1er septembre 1915.
216
AUTEUR
MARGARETH DA SILVA PEREIRA
217
Comment se structurent et se
dénomment les parties d’une ville ?
Le cas d’Oussouye (Sénégal)
Marie-Louise Moreau
1
Pour parler d’Oussouye1 (Casamance, sud-ouest du Sénégal), beaucoup de personnes
hésitent, en français, entre les termes de ville et de village2. Du village, la commune établie
en 1960 a gardé l’essentiel de la culture traditionnelle diola (croyances, pratiques
cultuelles, langue, structure sociale, réseau associatif, valeurs, etc.), des modes
d’exploitation des ressources agricoles (riz, arachide, manioc, vin de palme, huile de
palme, etc.), mais aussi un certain découpage de l’espace. Elle tient aussi de la ville : sa
population en 1997 est estimée à 5 000 habitants ; elle est dotée de certaines
infrastructures davantage caractéristiques des zones urbaines (distribution d’eau et
d’électricité dans une partie de la commune, dispensaire, écoles pré-primaires, primaires
et secondaires, préfecture, gendarmerie, service de l’élevage, de l’agriculture, des eaux et
forêts, rue principale bordée de magasins, etc.) (fig. 1).
Structurer la commune
2
Si l’on considère les trois grandes périodes qui divisent l’histoire d’Oussouye au cours du
XXe siècle (celle d’avant la colonisation, celle de l’administration coloniale et celle de
l’administration sénégalaise), on voit que chacune est associée à un certain découpage de
l’espace. Les changements n’excluent toutefois pas une certaine continuité : d’une part,
en effet, les nouvelles structures récupèrent une partie des délimitations préexistantes ;
d’autre part, dans la perception des habitants, les découpages anciens conservent leur
actualité, et, ainsi qu’on le verra, ils se révèlent même parfois plus pertinents que les
nouveaux.
218
FIG.
1. Plan d’Oussouye Commune.
Le village traditionnel
3
À l’origine, Oussouye est un village peuplé de Diola. On y distingue six kukin (sing. hukin),
qui se composent chacun de plusieurs kank (sing. hank) regroupant chacune plusieurs
familles. La structure du village se présente comme l’indique le tableau l 3.
Tableau 1. Structure d’Oussouye traditionnel
219
4
Les deux niveaux de structuration que sont les kank et les kukin interviennent dans
l’organisation de la vie sociale et religieuse, les deux ordres de fait étant intimement
intriqués, de manière très complexe4.
• Un découpage de l’espace. Dans une première approche, les six kukin, comme les kank, se
présentent comme des portions précisément délimitées de l’espace construit (à l’exception
donc des terres cultivables ou de la brousse). En ce sens, on peut dire qu’on va à Suloek,
qu’on a rencontré quelqu’un à Sulœk, etc. Et les gens « de » Sulœk y ont souvent leur
maison.
• Des structures familiales et foncières. Mais habiter à Sulœk n’est une condition ni nécessaire ni
suffisante pour être « de » Sulœk. Bien des gens, actuellement, se réclament d’un hukin alors
qu’ils n’y ont jamais résidé, cependant que d’autres, qui y ont toujours vécu, ne se
considèrent pas et ne sont pas considérés comme en étant des membres, pour ce qui est de
certaines activités traditionnelles. L’appartenance à un hukin est en fait liée à la filiation
paternelle : on est « de » Sulœk si on est le fils ou la fille d’un homme « de » Sulœk, et donc,
en ce qui concerne les individus mâles, seuls héritiers des propriétés foncières, si on a hérité
ou si on va hériter de terres de quelqu’un « de » Sulœk5.
5
Des procédures d’« adoption » corrigent la transmission strictement héréditaire des
terres. Les témoins fournissent souvent cet exemple prototypique : un chef de famille
recourt pendant plusieurs années aux services d’un berger, originaire d’un autre village.
Si celui-ci lui fait part de son souhait de se fixer désormais dans le village d’accueil, le chef
de famille convoque en réunion ses frères (et d’autres membres de la famille ? 6) et ils
déterminent lesquelles des terres familiales seront données au berger, qui devient ainsi
membre à part entière du hank et, par voie de conséquence, du hukin correspondant. La
décision est ensuite communiquée aux autres membres du hank ; pour certains
informateurs, elle doit l’être aussi au hukin, voire au roi (oeyi).
6
Les familles qui sont regroupées dans un même hank, cas d’« adoption » mis à part,
présentent des liens de parenté étroits7 – ce qui apparaît très nettement dans le
synonyme du mot, butong, qui a aussi le sens de « famille » – et, souvent, les adultes d’une
famille cellulaire sont en mesure de préciser quel lien de parenté les unit aux autres
familles de leur concession, voire de retracer un arbre généalogique qui remonte à leur
ancêtre commun. Généralement, les habitations d’un même hank se jouxtent (voir les
croquis de Nicolas & Gaye 1988 : 48-50), elles ont donc des relations quotidiennes de
voisinage, d’entraide et de partage des travaux.
7
Au niveau du hukin, même si les individus s’y considèrent comme liés (« Ce sont nos
parents »), les relations de parenté sont perçues comme moins étroites et il est rare
qu’elles puissent être précisées. Pour certains kukin, il est de notoriété publique, même si
l’information est presque toujours confiée sur le mode de la confidence (parce qu’on juge
inopportun d’entretenir la mémoire que certaines personnes du village descendent
d’« étrangers »), que les différents kank procèdent de souches familiales distinctes 8. En
tout état de cause, un interdit frappe les relations sexuelles entre jeunes gens d’un même
hukin (a fortiori d’un même hank).
8
Il résulte de ces liens de parenté que l’appartenance aux kukin se traduit dans les
patronymes : Sulœk et Batajaken ne comptent que des Diatta, Etama seulement des
Lambal9 ; il n’y a des Badiane qu’à Kalelam, des Assine qu’à Batefus, des Diabone qu’à
Jiwant. On trouve des Diédhiou à Jiwant et à Batefus, mais pas dans les autres kukin 10.
220
9
— Des implications sociales et religieuses. L’appartenance à un hank est déterminante pour
l’attribution de nombreuses fonctions sociales et religieuses : ainsi, la fonction de roi (œyi)
échoit-elle nécessairement à un homme des kank Ebiluweï, Elubœchin et Hulahom du
hukin de Jiwant (ainsi qu’aux kank de Batahumobœl et Batetik, dans le village voisin de
Kahinda), mais sa désignation est une prérogative de certains hommes de Batefus (voir
aussi Julliard 1994 : 139 ; Girard 1969 : 33, 35-36 ; Palmeri 1995 : 74, 136, 147, 161 ; Roche
1985 : 37)11 ; de même, le responsable (elembœ) du fétiche principal d’Oussouye
(Janananjœ) sort-il alternativement des kank Hajamhœmœk de Sulœk et Elubœchin de
Jiwant, cependant que son adjoint (agnatak) appartient, alternativement aussi, aux kank
Jibojo de Batajaken, Basana ou Hajametik de Sulœk.
10
La structuration en kukin se traduit elle aussi dans la vie sociale et religieuse, d’une
manière plus visible sans doute que l’organisation en kank. En bien des cas, le hukin se
révèle même l’unité sociologique la plus pertinente (Julliard 1994 : 133). Chacun des six
kukin a ses fétiches propres ; par exemple, son kasabo, où le nouveau-né est introduit dans
la communauté, et son kuhulum, où l’on fait un sacrifice lorsqu’une jeune fille du hukin se
marie. De nombreuses pratiques marquent en outre cette division. Ainsi, lorsqu’un jeune
homme se marie et se rend chez la jeune fille pour l’amener à ce qui sera leur domicile
conjugal, il est accompagné d’un cortège formé par les épouses des hommes de son hukin.
Au moment de la circoncision, les jeunes gens dorment dans des abris (huul) différents
selon leur hukin12. Les sacrifices pour la pluie (kasila) se font séparément pour chaque
entité : lorsque quelqu’un fait un sacrifice au fétiche principal du village, chacune d’elles
est représentée par un de ses membres, qui, au nom des siens, prononcera une prière.
Chaque hukin dispose aussi d’une place publique (kaen), où se déroulent les danses qui
accompagnent les funérailles des siens, etc.
11
A l’heure actuelle, si le lien entre les différentes personnes d’un hukin relève davantage
du social que du géographique, l’ancrage spatial est apparent : ainsi, lorsqu’une réunion (
sisumen) rassemble les ressortissants d’un hukin, elle doit nécessairement se tenir dans
l’espace d’origine. De même, les funérailles d’un membre d’un hukin doivent
obligatoirement se dérouler dans l’aire de ce hukin, même s’il a toute sa vie habité dans un
des nouveaux quartiers.
La période coloniale
12
L’administration coloniale opère un regroupement des six kukin en deux entités, qu’on
appellera quartiers : Esinkin (« ceux d’en bas »), qui réunit Kalelam, Batajaken et Etama,
les trois kukin les plus proches des rizières, et Etia (« ceux d’en haut »), où sont regroupés
les trois autres. Elle traite avec deux chefs de quartier, qui servent d’intermédiaires entre
l’administration et la population. Dès ce moment, le terme français quartier s’impose,
parmi les Oussouyois, pour désigner Etia et Esinkin, mais aussi pour les six kukin (appelés
parfois aussi sous-quartiers) et les nouveaux secteurs d’habitation. Mais la polysémie du
terme français ne gagne pas le terme hukin, jamais employé pour Etia et Esinkin, ni pour
les nouveaux secteurs. Hank est traduit par concession.
13
Ce nouveau découpage n’annule pas le précédent, il est même quelque peu récupéré par
l’organisation sociale et religieuse traditionnelle. Par exemple, pour réunir les fonds
nécessaires à leur circoncision, les jeunes d’Etia s’organisent en équipes de travail
distinctes de celles d’Esinkin. Pendant leur retraite dans le bois sacré, les garçons d’Etia se
partagent entre eux leur nourriture, et ceux d’Esinkin font de même13. Les femmes
221
d’Esinkin ont un fétiche, Amundo, que n’honorent pas les femmes d’Etia. Lors d’un décès
à Etia, les gens de ce quartier devancent ceux d’Esinkin pour la danse et inversement. Et
lors des luttes traditionnelles, ce sont les jeunes de tout le quartier auquel appartient le
vainqueur qui s’identifieront au on du « on a gagné ». Mais il est clair que ce découpage
délimite des entités plus superficielles, dotées d’une plus faible consistance dans la vie
traditionnelle de la communauté que les kukin ou les kank, un des indices en étant qu’en
dehors de leur toponyme, ils ne peuvent être désignés en diola par aucun nom commun,
le terme kukin restant spécialisé dans son sens originel.
Les nouveaux secteurs d’habitation
14
À la population diola du village14 se sont adjoints des gens appartenant à d’autres ethnies,
dont la proportion, au recensement de 1982, atteignait 26 %15 : Peul de Guinée-Conakry,
venus chercher en Casamance de meilleures conditions de vie et occupés surtout dans le
commerce de détail et dans l’élevage des bovins, puis des fonctionnaires wolof, sereer et
toucouleur, originaires du Sénégal septentrional, qui, dans la majorité des cas, ne
s’établissent à Oussouye que le temps de leur affectation. Ces « étrangers16 » se sont
installés à la périphérie du village, parfois sur des terres appartenant au village voisin de
Calobone, dans de nouveaux secteurs d’habitation, dont les noms ne sont pour la plupart
pas diola (Escale, HLM, Camp des gardes, Harlem, Campement, Jilœhit, Sarademba – ce
toponyme renvoie au premier habitant, le Peul Demba Ba, qui s’y fixa au cours des années
1960). Musulmans pour la plupart, ils ne partagent pas la même religion que les
Oussouyois de souche, animistes et/ou catholiques17. Leur langue la plus usuelle est le
wolof pour les uns, le pulaar pour les autres, mais rarement le diola des Oussouyois. La
croissance démographique aidant (Oussouye et Calobone réunis comptaient, pour 1 045
en 1960, 3 849 personnes au recensement de 198818), des Diola ont également construit et
occupé des maisons dans ces nouveaux secteurs, tout en gardant leur appartenance à leur
hukin. Il en résulte que les Diola établis à Sarademba ou à Harlem, par exemple,
continuent, comme leurs enfants, à se réclamer du hukin d’Etama ou de Jiwant, ce qui
indique bien la prédominance du critère social sur le critère spatial.
Les découpages et les regroupements administratifs
15
Le 1er février 1960, afin de se doter de la masse critique qui leur permettrait d’être
reconnus comme une commune, Oussouye et le village voisin de Calobone décident de
fusionner en une seule entité, désignée par l’appellation « Oussouye Commune », gérée
par un même conseil municipal. Dans cette nouvelle entité, l’administration sénégalaise,
reconnaît trois quartiers19, pourvus chacun d’un délégué (dit aussi chef de quartier)20, avec
une structuration qui réunit les entités anciennes (non sans l’une ou l’autre différence de
délimitation) et nouvelles : Calobone, qui inclut désormais Sarademba ; Etia, conçu
comme le regroupement des trois kukin de l’Etia colonial et des trois nouveaux secteurs
que sont HLM, Camp des gardes et Harlem ; Esinkin, qui réunit les mêmes kukin que sous
l’administration coloniale, mais aussi le nouveau secteur Escale.
16
L’administration procède quartier par quartier pour le recensement de la population, le
recouvrement des impôts, l’inscription sur les listes électorales, ou les distributions de
vivres : par exemple, les habitants d’Etia seront invités à se tenir tel jour à la disposition
222
des agents de l’administration s’ils veulent s’inscrire sur les listes électorales, ceux
d’Esinkin un autre jour, ceux de Calobone un autre jour encore.
17
Les structures traditionnelles et administratives ne se superposent donc pas – loin s’en
faut –, ni dans l’espace, ni dans la saillance qu’elles peuvent avoir dans la vie et les
représentations des habitants : d’une part, le découpage administratif en trois grands
quartiers semble compter peu dans le quotidien, il a peu de pertinence pour la religion,
pour l’identité des gens ou pour les usages sociaux ; d’autre part, la structuration
traditionnelle – celle à laquelle les pratiques sociales et religieuses font quotidiennement
référence – n’est aucunement prise en compte par les textes officiels de l’administration,
où les noms des kukin ou des kank ne sont jamais mentionnés.
18
La situation se caractérise donc par une certaine complexité, dont on ne sait pas comment
elle est gérée par les Oussouyois. Comment se représentent-ils la structure de leur entité ?
Les découpages prioritaires qu’ils y pratiquent sont-ils convergents ? Que connaissent-ils
de la structure traditionnelle ? De la structure moderne ? C’est de ce type de questions
que se préoccupera la suite de ce texte.
L’enquête
19
Le recueil des données a eu lieu en avril 1997, auprès de 56 sujets, le questionnaire,
toujours oral, étant soumis pendant un entretien en tête à tête à 30 d’entre eux et en
passation collective aux 26 autres. La langue des échanges a été le français, connu par les
témoins, tous scolarisés. L’échantillon comporte 46 sujets masculins et 10 féminins,
répartis en trois groupes d’âge : 15-20 ans (n = 31), 21-29 ans (n = 17), 30-39 ans (n = 8) ;
tous ont réussi au minimum sept années de scolarité. La majorité des témoins (n = 43) est
d’ethnie diola, les 13 autres étant peul, wolof, sereer ou manding. La plupart d’entre eux
(n = 47) ont toujours vécu à Oussouye, 6 y résident depuis plus de dix ans, et 3 depuis six
ans. Ils habitent soit dans l’aire qu’occupait Oussouye avant 1960 (n = 28), soit dans les
nouveaux secteurs (n = 20), soit à Calobone21 (n = 7)22.
Ville ou village ?
20
Seuls 5 témoins, tous diola, estiment qu’Oussouye est un village. Parmi les attributs qui en
font une ville, aux yeux des autres, les sujets relèvent surtout les services administratifs
(préfecture, mairie, perception, agriculture, élevage, etc.) et les services de sécurité
(gendarmerie, BMS, maison d’arrêt, camp des gardes), bien plus que les commerces, les
écoles ou le dispensaire, par exemple.
Combien de parties ?
21
On commençait par montrer un plan de Ziguinchor, ville de 120 000 habitants située à
40 km de là, et on soulignait que l’entité comportait différentes « parties » (on évitait
d’utiliser le terme quartier, ambigu), dont les noms figuraient sur le plan. Puis on
demandait : « Et à Oussouye, il y a combien de “parties” ? Quels sont les noms de ces
parties ? » Cette question n’a été posée qu’à 50 sujets, dont 11 déclarent ne pas savoir, et
10 ne mentionnent qu’un nombre, de 2 à 15, sans autre précision. Parmi les 29 témoins
223
qui énumèrent les parties, 12 s’en tiennent au découpage traditionnel (Etia et Esinkin) ;
les 17 autres conçoivent qu’il y a autre chose :
• qu’Oussouye est associé avec Calobone (n = 7) (« Oussouye et Calobone » ; « Etia, Esinkin et
Calobone », etc. ; cette dernière réponse, la seule conforme au découpage administratif, est
celle de 4 sujets) ;
• qu’aux anciennes entités s’en sont ajoutées de nouvelles, dont la composition ethnique est
parfois signalée comme différente (n = 7) (« Oussouye diola et Oussouye wolof » ; « Oussouye
et Sarademba », etc.) ;
• qu’il y a regroupement d’entités et nouveaux secteurs (n = 3) (« Oussouye, Calobone et
Sarademba » ; « Oussouye diola, Calobone et Sarademba »).
Quels sont les kukin d’Esinkin et d’Etia ?
22
Il n’y a que 3 sujets sur 56 qui donnent la composition moderne complète d’Esinkin
(Batajaken, Etama, Kalelam, Escale) et aucun pour Etia (Batefus, Jiwant, Sulœk, HLM,
Harlem). Mais la composition traditionnelle complète est fournie par 19 sujets (34 %) pour
Esinkin et par 21 (38 %) pour Etia. Certes plus nombreuses, ces réponses restent
cependant minoritaires.
23
Considérons seulement les réponses incomplètes. Leur incomplétude n’est pas due à
l’oubli systématique d’un hukin : Kalelam, le hukin le plus souvent mentionné, ne l’est que
par 54 % des sujets, Batefus, le moins fréquemment cité, l’est par 26 %, la moyenne, pour
les six kukin traditionnels, se situant à 39 %.
24
Toutefois, les énumérations incomplètes préservent pour l’essentiel la répartition des
kukin dans les deux grands quartiers ; on ne relève qu’une seule erreur – d’un Calobonois
– concernant Esinkin. Les erreurs en revanche sont plus nombreuses pour Etia, qui se voit
rattacher Etama par 16 % des sujets, influencés sans doute par la manière dont les jeunes
ont été répartis lors des dernières circoncisions23.
À quelle entité se rattachent les nouveaux secteurs ?
25
Sarademba, le plus étendu des nouveaux secteurs, n’est correctement rattaché à Calobone
que par 50 % des sujets. Les trois autres nouveaux secteurs sont adéquatement liés à leur
entité respective (Escale à Esinkin, HLM et Harlem à Etia) par 38 % des témoins.
Analyse de l’ensemble des réponses
26
On est frappé, quand on analyse ces réponses, par la faible proportion de sujets qui
perçoivent correctement la structure communale qui fédère Oussouye traditionnel,
Calobone et les nouveaux secteurs, comme de la disparité entre les différents groupes de
sujets.
27
Certes, une proportion importante (71 %) des Calobonois sait que Sarademba est rattaché
à leur entité, mais un seul d’entre eux mentionne Calobone comme l’une des composantes
de la commune24. Ils sont un tout petit nombre à connaître la structure d’Oussouye
traditionnel (les différents kukin ne sont mentionnés en moyenne que par 24 % des
Calobonois) ; ils ne savent pas davantage comment cette partie-là de la commune a été
restructurée en tenant compte des nouveaux secteurs (aucun ne sait comment les
224
rattacher à Etia ou Esinkin). On ferait sans doute un semblable constat si on interrogeait
les Oussouyois sur la structuration de Calobone.
28
Pour la plupart des Oussouyois habitant dans l’espace des kukin, la structuration la plus
prégnante est celle du village traditionnel : quand on leur demande de quelles entités se
compose Oussouye, seuls 35 % d’entre eux parlent de Calobone et 29 % des nouveaux
secteurs ; et même si la moitié d’entre eux se révèle incapable d’énumérer les trois kukin
dont se compose traditionnellement chacun des deux quartiers, ils ne commettent
aucune erreur de répartition pour les kukin, dont les noms sont mentionnés en moyenne
par 81 % d’entre eux. Mais ils ne sont plus que 65 % à percevoir dans quelle entité sont
inclus les nouveaux secteurs, et 41 % même s’agissant de Sarademba, qu’ils ont tendance à
annexer.
29
Il flotte, à propos de Sarademba, le plus important des nouveaux secteurs, comme un
parfum d’Alsace-Lorraine : les Calobonois conçoivent (et le découpage administratif leur
donne raison) que Sarademba est inclus dans leur entité, ce que peu d’Oussouyois savent,
surtout ceux des kukin traditionnels, qui considèrent cette partie de la commune comme
incluse dans les entités propres d’Oussouye (même s’ils soulignent volontiers que « c’est
un quartier à part »). Sur quoi repose leur perception ? Certes, les terres sur lesquelles
s’est construit Sarademba appartenaient principalement – pas exclusivement cependant –
à des habitants de Calobone, mais elles jouxtent aussi bien le territoire d’Oussouye que
celui de Calobone, et la plupart des habitants de Sarademba exercent leurs activités
professionnelles dans l’espace qu’occupait l’Oussouye ancien ; il y a en outre davantage de
personnes originaires d’Oussouye que de Calobonois qui s’y sont établies.
30
Les habitants des nouveaux secteurs occupent une position particulière. Ils ne
mentionnent guère (33 %) Calobone et, plus curieusement, les nouveaux secteurs, parmi
les composantes d’Oussouye. Mais beaucoup d’entre eux (60 %) savent que Sarademba –
où la plupart d’entre eux habitent – fait partie de l’entité Calobone. Pour ce qui est de la
structure traditionnelle et moderne d’Oussouye, leur connaissance est intermédiaire
entre celle des Calobonois et celle des autres Oussouyois : les différents kukin sont
mentionnés en moyenne par 43 % d’entre eux (contre 24 % chez les Calobonois et 81 %
chez les témoins qui habitent dans l’aire des kukin) ; ils sont plus nombreux que les
Calobonois, mais moins que les habitants d’Oussouye traditionnel, à savoir si les autres
nouveaux secteurs que Sarademba se rattachent à Etia ou à Esinkin.
31
Certes, les données indiquent que la connaissance du milieu augmente avec l’âge, mais si
un habitant de Calobone-Village ou un « étranger » d’Escale ou de Sarademba devenait
maire d’Oussouye, sa désignation ferait sans doute, sur la plupart des Oussouyois, l’effet
d’un électrochoc, qui pourrait les conduire à se désintéresser totalement de sa gestion,
ou, de façon moins dramatique, à réajuster fondamentalement leur perception de ce
qu’est leur commune.
32
La difficulté tient sans doute pour partie au flou des étiquettes : ainsi, le nom
d’« Oussouye » est entendu dans au moins trois valeurs, soit qu’il renvoie aux six kukin
traditionnels, soit qu’il englobe les nouveaux secteurs (y compris Sarademba), soit qu’il
désigne l’entité municipale, intégrant Calobone. Les décideurs n’auraient-ils pas aidé la
population à comprendre ce qu’était la nouvelle entité, si, au moment de la fusion et de la
restructuration, ils lui avaient donné un autre nom, « Caloussouye » ou « Oussoubone »,
par exemple ?
225
FIG.
2. Photographie d’Oussouye utilisée pour l’enquête. « Voici Sékou. Son grand frère lui a donné un
rendez-vous à cet endroit-là. Où lui a-t-il demandé de l’attendre ? » (cette photo est extraite d’une série
de dix).
Dénommer les lieux
33
En 1968, un plan d’aménagement de la commune, plutôt brutal, y trace des axes au
cordeau en privilégiant les angles droits. Ainsi quadrillé, Oussouye dispose désormais de
nouvelles rues, de nouvelles places, d’un nouveau rond-point. Mais ces nouveaux lieux ne
reçoivent aucun nom (ni aucun numéro). Comment les Oussouyois pallient-ils cette
absence d’étiquettes officielles ? Une deuxième partie de l’enquête s’est préoccupée de le
déterminer.
L’enquête
34
On a présenté aux témoins, à la suite de l’épreuve décrite ci-dessus, un ensemble de dix
photos (30 x 45 cm) de différents endroits dans la commune, sur lesquelles figurait un
même personnage masculin (fig. 2). La tâche des sujets était ainsi présentée : « Voici
Sékou (le personnage masculin, figure bien connue dans la commune). Son grand frère lui
a donné un rendez-vous à cet endroit-là. Où lui a-t-il demandé de l’attendre ? ».
35
Le nombre de dénominations différentes varie de 9 à 27, avec une moyenne de 17,6. Les
stratégies de dénomination sont multiples, on en a isolé huit, suivant que le sujet
• fait référence à une personne (qui).
36
Ex. : « près de chez Toumba », « devant la maison du Roi » ;
• fait référence à un bâtiment ou à un objet (quoi).
37
Ex. : « près de la Maison des jeunes », « à côté de la menuiserie », « près de l’ancien
robinet », « à côté des bancs publics » ;
• recourt à un toponyme autre que celui du hukin (topo) Ex. : « Ligulo », « Université »
226
• s’exprime en termes d’axe (axe).
38
Ex. : « la route qui mène à », « le chemin vers », « le boulevard qui sépare » ;
• fait référence à ce qu’on fait à cet endroit (fait)
39
Ex. : « là où les femmes font le sacrifice au Huben », « là où F.C. attache ses bœufs », « là
où on danse le ekonkon » ;
• s’exprime en termes de place (place). Ex. : « la place publique de Batajaken » ;
• fait référence à un lieu autre qu’un bâtiment (où).
40
Ex. : « près de la gare routière », « près de la rizière », « à côté du marché » ;
• situe l’endroit par rapport au hukin (qrt) Ex. : « à l’entrée de Jiwant ».
41
Ces différentes stratégies sont le plus souvent combinées, comme dans les exemples
suivants :
1. « entre la pharmacie et chez G. » : quoi + qui ;
2. « aux bancs publics sur la route du marché » : quoi + axe + où ;
3. « la route de Sarademba qui rejoint la route de Mlomp » : axe + qrt + axe ;
4. « la route qui va de chez K. vers les rizières d’Etama » : axe + qui + où + qrt ;
42
On a exclu du corpus les dénominations clairement erronées25 ou celles, nombreuses
(n = 62), trop imprécises pour être utiles26. Les autres se ventilent comme l’indique le
tableau 2, qui distingue les cas selon que la stratégie est utilisée en première position
dans la chaîne syntagmatique ou dans une autre position. Ainsi, dans les quatre exemples
qui précèdent, « axe » occupe la première position en 3 et en 4, une autre position en 2 et
en 3.
Tableau 2. Les différentes stratégies de dénomination
43
Il est clair que le choix des dix photos utilisées ne donnait pas la même chance aux
différentes catégories de dénominations ; ainsi, « place » n’avait pas les mêmes
probabilités d’apparition que « axe », parce qu’un certain nombre de photos ne montrait
pas d’espaces identifiables comme des places ou par référence à une place ; de même, les
sujets ne pouvaient recourir à la catégorie « topo » qu’à propos des endroits pourvus d’un
227
toponyme ou à proximité d’un tel lieu. Les données recueillies ici ne prétendent donc pas
à la généralisation, elles fournissent tout au plus des indications.
44
La stratégie de loin la plus fréquente consiste à identifier l’endroit en référant à ceux qui
habitent à proximité27. Indice indubitable de cette tendance préférentielle : un des
témoins, devant une des photos montrant la rue principale de Sarademba, fait différents
commentaires qui montrent qu’il a très bien localisé l’endroit (« C’est à Sarademba. Si on
continue par là, on arrive à Calobone, et par là au collège ; le marché est de ce côté »),
mais reste embarrassé : « Je ne peux pas dire où c’est : je ne connais personne qui habite à
Sarademba. »
45
La seconde stratégie par ordre de fréquence recourt en fait à trois sous-catégories de
dénominations, dont les deux premières se situent dans le prolongement direct de la
stratégie précédente : on réfère à un bâtiment appartenant à quelqu’un (« devant l’atelier
de Jo », « près de la boutique d’Ali »), ou à un bâtiment public (« derrière la préfecture »,
« sur la route qui va au collège »), ou à un objet (« sur la place de Kalelam où il y avait un
robinet », « au fromager de Jiwant ») ; la troisième sous-catégorie est la moins étoffée
(n = 22).
46
Les données relatives à « topo » doivent être interprétées en tenant compte du fait qu’une
seule dénomination, « Ligulo », est utilisée en première position par 51 sujets. Elle désigne
un endroit, pourvu de deux bancs publics et d’un tronc d’arbre, où les hommes s’assoient
volontiers, pour deviser, observer les passants, saluer les connaissances qui ne
manqueront pas de passer par là : on est sur la route principale, tout près du marché.
Cette étiquette, qui signifie, « le nez en l’air », dont on peut déduire « désœuvré », doit
sans doute son succès à son caractère clairement humoristique. La deuxième
dénomination dans cette catégorie (n = 14) est aussi empreinte d’humour :
« l’Université », pour désigner le principal lieu de vente et de consommation du vin de
palme.
47
Les dénominations en termes d’axes, les plus usuelles dans les sociétés urbaines d’Europe,
ne se classent qu’en quatrième position. Est-ce parce qu’on n’a pas attribué de noms aux
axes qu’elles sont aussi peu nombreuses ? Est-ce parce que les stratégies dénominatives
les plus usuelles ne structurent pas l’espace en termes d’axes que le besoin ne s’est pas
fait sentir de baptiser rues et chemins ? Il y a sans doute un peu des deux. Certains
Oussouyois (et de témoins dans l’enquête) recourent à l’étiquette route principale,
consacrée depuis peu dans une inscription sur le fronton d’un bâtiment : « Télécentre de
la route principale ». Ce qui semble illustrer le fait qu’on utilise les étiquettes dès lors
qu’elles sont disponibles. De même, lors de la période coloniale, on réquisitionnait parfois
des villageois pour des travaux publics, surtout au moment de la journée où on les voyait
quitter le village pour se rendre dans la brousse. Pour échapper à la réquisition, certains
villageois utilisaient une petite piste, beaucoup plus discrète, qu’ils baptisèrent
« Ajutom », contraction de ajukutom : « il ne m’a pas vu », nom qui fonctionne encore
aujourd’hui, au moins parmi les habitants des kukin anciens. On notera qu’en ce cas aussi,
c’est l’humour qui a assuré le succès de l’appellation. À quoi on peut opposer cet autre
exemple : il y a deux ou trois ans, certains habitants de Sarademba en avaient baptisé
l’artère principale du nom de « Bambœ » en mémoire d’une vieille de Calobone ; il
s’agissait d’un mouvement spontané, sans caractère officiel. Mais trois personnes
seulement dans cette enquête utilisent encore cette dénomination.
228
48
Quels types de noms ont la faveur des Oussouyois interrogés dans cette enquête ? On leur
a demandé de classer dans l’ordre de leurs préférences quatre catégories de
dénominations possibles pour des rues, des places, des écoles, des stades :
1. noms de personnages illustres dans la tradition. Ex. : « Aline Sitoé Diatta », « Ahumusel
Diabone » ;
2. noms de personnages de la vie politique. Ex. : « Léopold Sédar Senghor », « Émile Badiane » ;
3. noms de choses locales. Ex. : fromager, mangrove ;
4. noms de valeurs. Ex. : liberté, démocratie.
49
La hiérarchie des catégories se dessine comme on le voit dans le tableau 3.
Tableau 3. Classement pat ordre de préférence des quatre catégories de dénominations
50
Le choix se porte préférentiellement sur des noms de personnages en liaison avec la
tradition, la tendance étant plus forte chez les témoins diola (qui sont 88 % à exprimer ce
choix : c’est de leur histoire qu’il est question) que chez les non-Diola (54 %). Les noms de
personnages politiques, à l’opposé, sont relégués au dernier rang des choix (par 37 % des
Diola et 31 % des non-Diola).
Leçons d’Oussouye ?
51
À Oussouye, comme en bien d’autres situations, l’autorité administrative a superposé aux
anciennes structures socio-spatiales un nouveau découpage de l’espace. Une des fonctions
majeures de la restructuration, lorsqu’elle divise le territoire en zones distinctes, est
assurément la rationalisation de la gestion urbaine, qui peut traiter chacune des portions
de l’espace de manière plus systématique et uniforme. Une autre fonction – peut-être non
intentionnelle – du découpage strictement spatial est que le pouvoir y signifie sa volonté
de considérer chacun sur un pied d’égalité, dans son identité de citoyen, en ignorant les
différenciations sociales pratiquées par la population (entre Oussouyois de souche et
étrangers, entre Diola et non-Diola, entre catholiques et animistes, entre lignages, etc.).
52
Il importe toutefois de déterminer comment cohabitent les structures anciennes et
modernes. On pourrait imaginer a priori que, sous couvert de modernité, dans le flux de
l’homogénéisation culturelle et de l’acculturation, une portion importante des Oussouyois
auraient profité du nouveau cadre pour se détacher de l’ancien, désigné d’une certaine
manière comme obsolète par le pouvoir administratif. Qu’ils auraient une meilleure
connaissance de la structure moderne de la commune, par ailleurs plus simple, que de
l’organisation traditionnelle. Qu’on assiste à une certaine dissolution des distinctions
identitaires précédentes.
53
Il n’en est manifestement rien. Le découpage traditionnel apparaît comme le mieux
connu, assurément parce qu’il est chargé de marques identitaires toujours pertinentes à
l’heure actuelle, qu’il est associé à la religion diola, et imprègne de multiples relations
229
sociales. Cette prégnance des structures traditionnelles contraste avec la relative
indifférence dont font preuve la plupart des témoins à l’égard de l’organisation moderne
de leur commune, dont seuls les plus âgés – ceux, il est vrai, qui sont en âge de participer
à la vie politique de la commune – paraissent se préoccuper.
54
De même, les « figures de proue », celles dont on pourrait utiliser les noms pour désigner
les places, les rues, etc., font l’objet d’une hiérarchisation nette, selon qu’elles se
rattachent à la vie politique contemporaine ou qu’elles sont associées à la vie
traditionnelle, au bénéficie très large de la seconde catégorie.
55
Dans les faits, il semble que pour beaucoup d’Oussouyois, même les scolarisés, tout
continue de se passer comme si leur entité était encore un village. Les dimensions
d’Oussouye, ce qu’elles permettent comme relations entre les gens, la proximité des
rizières et de la brousse que la plupart fréquentent régulièrement, l’implication d’une
partie importante de la population dans les travaux des champs, continuent d’autoriser
cette lecture. Indice de cette perception « rurale » : la manière de se repérer dans
l’espace, qui se fait moins en termes d’axes (commodes lors-qu’on ne connaît personne
dans les environs) qu’en termes de voisinage par rapport à l’habitation, au magasin, etc.
d’une figure identifiée. C’est peut-être ce sentiment qu’Oussouye n’est pas vraiment une
ville qui empêche l’érosion des structures anciennes et rend plus problématique
l’intégration des nouveaux schèmes.
56
Les représentants des institutions modernes pourront le déplorer (et peut-être veillerontils au développement de la conscience citoyenne), mais les données dont on fait état
réjouiront sans doute ceux qui redoutent la perte ou l’affaiblissement des relations que
les Oussouyois peuvent entretenir avec leurs racines.
BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
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contrastée. Paris, Karthala.
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Barbier-Wiesser 1994 : 243-262.
JULLIARD, André. 1994. « Droit du sol en Guinée-Bissau. Dieu, la terre et les hommes chez les Diola-
Ajamat », in Barbier-Wiesser 1994 : 129-152.
MINISTÈRE DE L’ÉCONOMIE, DES FINANCES ET DU PLAN. DIRECTION DE LA PREVISION ET DE LA STATISTIQUE .
1988. Répertoire des villages. Région de Ziguinchor, RPGH 88. Dakar.
230
MINISTERE DE L’URBANISME, DE L’HABITAT ET DE L’ENVIRONNEMENT. DIRECTION DE L’URBANISME ET DE
L’HABITAT. 1982. « Plan directeur d’urbanisme d’Oussouye. Rapport de présentation ». Document
ronéotypé, octobre 1982.
NICOLAS, Pierre & Malick GAYE. 1988. Naissance d’une ville au Sénégal. Paris, Karthala.
PALMERI, Paolo. 1995. Retour dans un village diola de Casamance. Chronique d’une recherche
anthropologique au Sénégal. Paris, L’Harmattan.
ROCHE, Christian. 1985. Histoire de la Casamance. Conquête et résistance : 1850-1920. Paris, Karthala.
SOBRERO, Alberto A. 1989. « Rural Pattern and Urban Pattern in Route Directions », International
Journal of the Sociology of Language, 76 : 63-74.
THOMAS, Louis-Vincent. 1994. « Les Diola d’antan. À propos des Diola « traditionnels » de Basse-
Casamance », in Barbier-Wiesser 1994 : 71-95.
NOTES
1. De manière générale, on a adopté, pour la transcription des noms, la graphie la plus simple et
la moins ambiguë. On a dérogé à ce principe pour quelques noms, comme celui d’Oussouye, le
mot diola (qu’on aurait pu transcrire par Usuy et jola) et les patronymes, en retenant la graphie la
plus communément adoptée par les habitants de la commune. Les graphies ne tiennent jamais
compte de la longueur des voyelles.
2. Il est significatif de ce point de vue que l’un des ouvrages consacrés à la région d’Oussouye
s’intitule Naissance d’une ville au Sénégal (Nicolas & Gaye 1988). Le mot diola esuk ne distingue pas
les deux réalités que sont la ville et le village. Le mot kayong, utilisé par Nicolas & Gaye 1988,
paraît davantage spécialisé dans la désignation de la communauté, ou du groupe, que du village.
3. Pour une répartition spatiale des toponymes relatifs aux kukin et aux kank, voit Nicolas & Gaye
1988 : 42-43.
4. Si complexe qu’il semble que peu d’individus puissent se flatter d’en avoir une vue complète :
l’accès à la connaissance de certains des réseaux relationnels est conditionné à telle initiation, le
savoir relatif à d’autres réseaux étant réservé à ceux qui ont reçu une autre initiation, et ainsi de
suite. Les informations dont on fait état ici sont cependant accessibles à tous, même s’il n’est pas
toujours aisé d’avoir des réponses précises et convergentes (en particulier pour ce qui touche aux
kank), soit que les témoins ne détiennent pas les informations demandées, soit que, les croyant
secrètes ou en connexion avec des secrets, ils répugnent à les divulguer.
5. Sur la transmission des terres en milieu diola, voir Hesseling 1994 et Julliard 1994 : 138 sq.
6. Tous les informateurs ne sont pas du même avis sur ce point.
7. Thomas (1994 : 73) parle, pour les kukin, de lignages étendus (quatre à six générations), et pour
les kank, de lignages restreints (deux à trois générations).
8. Il est bien connu à Oussouye que les derniers arrivants intégrés dans le village traditionnel,
ceux du hank Hulahom (hukin de Jiwant), proviennent du village voisin d’Ukut (Eteylo), que leurs
ancêtres quittèrent il y a six générations, sans doute vers le milieu du XIXe siècle, pour des raisons
sur lesquelles la tradition orale ne parle pas toujours d’une même voix : pour les uns, c’est parce
qu’ils fuyaient la responsabilité d’un fétiche, pour d’autres, c’est à la suite d’un conflit (c’est cette
version que reprend Girard 1969 : 35). Si la première version s’avérait la bonne, il y aurait
évidemment quelque paradoxe à ce que, arrivés à Oussouye, ils y aient accepté la charge royale,
sans doute plus lourde et contraignante que celle de n’importe quel fétiche. Il faut noter qu’à
l’heure actuelle encore, plus d’un siècle après la migration de leurs aïeux, et bien que leur hank
ait donné plusieurs rois à l’histoire d’Oussouye, les gens de Hulahom, tout en revendiquant leur
231
qualité d’Oussouyois, continuent de se sentir en solidarité avec les gens d’Ukut et on pourra
entendre, dans la bouche de certains d’entre eux, des propos de ce type : « Ce soir, il y a des
funérailles à Ukut. Il faut que j’y aille, parce que ce sont nos parents. C’est de là que nous
venons. » Il est de notoriété moins établie en revanche que l’ancêtre fondateur d’autres kank
provenait d’Esuloelu.
9. À deux exceptions près, de personnes qui ont changé « Lambal » contre un autre patronyme.
10. Et si on rencontre des Diatta dans d’autres kukin, c’est, pour partie, parce que certaines
familles, dans la première moitié du siècle, ont troqué contre ce nom leur patronyme initial,
escomptant être considérées comme apparentées à l’influent chef de province Benjamin Diatta,
originaire de Cabrousse. Le recours systématique à des patronymes date de la période coloniale,
et certaines personnes en ont changé assez librement, dénommées Diédhiou dans certains actes,
Diatta dans d’autres ; se faisant appeler parfois Lambal, parfois Djikoune, etc.
11. Ces impératifs traditionnels restent de stricte application à l’heure actuelle. Ainsi en a-t-il été
pour la désignation du dernier roi, Sibilumbay, intronisé (sorti du bois sacré) le 30 janvier 2000.
12. Mais, petits kukin, Batajaken et Kalelam ont le même huul. De même, le hukin de Batefus
partage avec le hank Ebiluwey de Jiwant le même huul et le même kaen.
13. Mais, depuis les années 1940, les jeunes d’Etama vont avec ceux d’Etia. A l’époque, bien qu’un
décès ait endeuillé Etama, Esinkin n’avait pas différé le départ pour le bois sacré, ce qu’avait fait
Etia.
14. Dans les années 1920, une bonne partie des catholiques d’Oussouye, en conflit avec la
population animiste, fait le choix de s’installer dans deux secteurs à la périphérie du village, Sutu
(« La forêt ») et Usimujon (« Habille-toi bien »). Le clivage devait persister jusque dans les années
1960, au moment du lotissement, qui vit animistes et catholiques se partager à nouveau les
mêmes espaces. Comme, à l’heure actuelle, Sutu et Usimujon n’apparaissent plus comme des
entités distinctes, on n’en fera plus état dans la suite du texte.
15. Source : ministère de l’Urbanisme, de l’Habitat et de l’Environnement.
16. C’est le terme français employé par les Diola qui, en diola, parlent de kudiara.
17. Si les deux systèmes de croyances ont été perçus comme rivaux jusque dans les années 1960,
ils ne le sont plus actuellement, et il est possible aux Diola d’Oussouye de se déclarer chrétiens, et
de participer à la vie religieuse de la communauté chrétienne, tout en étant impliqués dans la vie
religieuse traditionnelle (en se soumettant aux différentes initiations, en pratiquant les
sacrifices, en acceptant la responsabilité d’un fétiche, etc.).
18. Source : ministère de l’Économie, des Finances et du Plan.
19. Mais le Répertoire des villages réalisé en 1988 par le ministère de l’Économie, des Finances et du
Plan distingue, lui, quatre entités : Esinkin, Etia, Sarademba et Calobone.
20. L’administration sénégalaise utilise donc une fonction mise en place par l’administration
coloniale et indépendante du fonctionnement de la société traditionnelle. Le rôle, assez limité, du
délégué de quartier est de servir d’intermédiaire entre les structures administratives et les
populations, et de contribuer ainsi à une gestion de proximité. Voir Palmeri 1995 : 53, 136, 139.
21. Il faut entendre ici Calobone ancien, compte non tenu de Sarademba.
22. Un des témoins n’a pas fourni l’information.
23. Voir la note 12.
24. On ne sait cependant pas quelle conception ont de la commune les Calobonois qui ne
mentionnent qu’un nombre.
25. Par exemple, un des sujets parle de Batefus, alors que la photo montre Kalelam.
26. Le sujet mentionne seulement le nom du hukin ou il indique seulement « Etia ». Un autre situe
le lieu du rendez-vous « près de l’atelier », mais il y a beaucoup d’ateliers à Oussouye, et tous ne
sont pas situés au même endroit.
27. Pour la manière dont les locuteurs se représentent l’espace, Sobrero (1989) oppose un modèle
rural (fondé sur le partage d’une connaissance pragmatique des lieux et riche en éléments
232
déictiques, où les références sont données par rapport aux habitants des lieux) et un modèle
urbain (plus abstrait, où la référence se fait de manière plus standardisée, avec des indications
qui prennent appui sur la cartographie et recourent aux toponymes des axes).
AUTEUR
MARIE-LOUISE MOREAU
233
Nommer les quartiers d’Abidjan
François Leimdorfer, Dominique Couret, Jérémie Kouadio N’Guessan,
Christelle Soumahoro et Christine Terrier
L’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des
signes tracés
sur la page blanche. Décrire l’espace : le nommer, le
tracer,
comme ces faiseurs de portulans qui saturaient
les côtes de noms de ports, de noms de caps,
de noms de criques, jusqu’à ce que
la terre finisse par ne plus être
séparée de la mer que par
un ruban continu
de texte.
Georges PEREC,
Espèces d’espaces
1
Un certain nombre de villes ouest-africaines sont de création récente et des phénomènes
sociaux et linguistiques majeurs s’y déroulent sur une période très courte, dont témoins
et acteurs sont souvent encore vivants. Ainsi, c’est en 1993 seulement que l’Agence
d’aménagement urbain de la ville d’Abidjan se préoccupe de concevoir une cartographie
et une nomination officielle des quartiers pour cette métropole dépassant alors les deux
millions d’habitants.
2
D’autres découpages officiels de la ville existaient cependant auparavant. Districts,
arrondissements et délégations découpaient ainsi Abidjan depuis l’indépendance en autant
de circonscriptions d’ordre policier, administratif et politique (Bloch-Lemoine 1967 ;
Haeringer 1969 ; Herry 1985)1. Les arrondissements correspondaient à de vastes
ensembles, tels que le Plateau, Treichville, ou Adjamé, et leur nombre serait passé de huit
en 1967 à douze en 1978. Ils sont à la base du dessin des périmètres des dix communes
autonomes qui deviennent, en 1978, les unités administratives pour l’organisation de la
gestion de la ville : Abobo, Adjamé, Attécoubé, Cocody, Koumassi, Le Plateau, Marcory,
Port-Bouët, Treichville et Yopougon (auxquelles s’ajoutera en 1996 la commune
234
d’Anyama). Ces ensembles géographiques larges ne retranscrivent cependant
aucunement la nature extrêmement composite à une échelle fine de l’Abidjan
d’aujourd’hui, résultat de l’accroissement continu et diversifié de sa population et du
tissu urbain.
3
Mobilisations et installations autoritaires de main-d’œuvre pour les premiers chantiers
de la ville, à partir de 1903 (chemin de fer et port intérieur), puis mouvements
migratoires spontanés en provenance de contrées lointaines (France et Syrie) mais
surtout du monde rural ivoirien et sub-saharien (Haute-Volta2, Mali, Ghana), font
d’Abidjan une ville perçue dès 1955 comme la plus « ethniquement hétérogène » des
capitales ouest-africaines (Gibbal 1968). Le français est tout à la fois langue officielle
nationale et langue véhiculaire, réappropriée depuis fort longtemps par les citadins et
devenue « vernaculaire » au point d’être nommée « français populaire ivoirien ». Le
dioula, ainsi qu’est appelée en Côte-d’Ivoire une variété véhiculaire du mandingue, parlé
par les migrants sahéliens (Burkina Faso, Guinée, Mali) et par les groupes mandé
ivoiriens, est aussi très largement pratiqué, en particulier sur les marchés. L’Abidjan
d’aujourd’hui reste le lieu d’un plurilinguisme important du fait des nombreux flux
migratoires nationaux et transnationaux et les non nationaux représentent 40 % des deux
millions et demi d’Abidjanais.
4
Sur le plan de la composition urbaine, Abidjan est aussi un ensemble particulièrement
complexe et divers, issu tout à la fois de l’évolution de son peuplement et d’une volonté
politique d’aménagement forte et continue.
5
Le site originel est un promontoire lagunaire d’une trentaine de mètres de haut (« Le
Plateau ») occupé par quelques villages ébrié. Il est issu d’un repérage et d’un choix
stratégique précis réalisés en 1897. Le premier plan de lotissement date de 1903, au
moment de la fondation, et concerne cette étroite presqu’île. Les « villages indigènes »
sont écartés car il s’agit de se prémunir d’une promiscuité que les épidémies de fièvre
jaune survenues à Grand-Bassam font redouter (Le Pape 1985). L’intention est aussi de
« se ménager la possibilité ultérieure d’agrandissements » (Clozel 1906 : 335). Certains
villages ébrié sont transférés plus au nord (comme « Adiamé ») ou sur les rives opposées
de la lagune (comme « Abidjean-Santey », « Lokodjoro » et « Anoumabo »). « Quant aux
indigènes étrangers à Abidjan, qui viennent y travailler et y faire du commerce, on leur a
choisi un emplacement pour la création d’un village indigène cosmopolite, sur la rive est
de la presqu’île, non loin du village de Kokody » (ibid. : 335). Abidjan est donc une ville
extrêmement ségréguée où, dès l’origine (Kash-Weiskel 1974), cité blanche du Plateau et
cités noires d’Adjamé et d’Anoumabo sont très clairement distinguées. Le plan
d’urbanisme suivant, de 1928, sépare les fonctions urbaines. Il prévoit des zones
industrielles, des zones résidentielles et des « villages indigènes », instaure le régime du
permis d’habiter pour les populations et les quartiers africains (ibid.) de façon à en
contrôler l’extension.
6
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’explosion démographique d’Abidjan ne
permet plus cette relative maîtrise de la ville. Avec l’afflux des migrants se multiplient les
zones d’habitat spontané : du campement installé à la périphérie du centre urbain, encore
peu répandu et très localisé, aux « lotissements non contrôlés » initiés par les
propriétaires de Treichville et d’Adjamé mais aussi, et très largement, par les possesseurs
coutumiers du sol (Manou-Savina 1989). Loger le plus grand nombre est devenu la
préoccupation de l’État colonial mais l’ampleur du phénomène migratoire est largement
sous-estimée et la politique d’habitat social mise en œuvre à partir de 1950 ne profite qu’à
235
certaines catégories de la population. Les logements construits sont d’un standing
relativement élevé et seules les classes aisées peuvent y accéder (ibid.) malgré la diversité
des types (« cour commune », pavillon individuel et immeuble collectif), comme des
formes d’accès (location, location-vente, accession directe à la propriété).
7
Après l’indépendance (1960), la politique urbaine de l’État se caractérise tout à la fois par
un certain laisser-faire, par la lutte contre les « taudis » (politique dite « du bulldozer »)
et par la production d’un parc immobilier de standing, constitué de villas et d’immeubles
collectifs pour l’essentiel. Les quelques cinq mille logements produits annuellement de
1971 à 1977 par deux sociétés d’État, la Sogefiha et la Sicogi, sont réservés aux Ivoiriens et
destinés, là encore, aux catégories sociales moyennes et supérieures. La continuité de vue
politique est à cet égard remarquable : si le colonisateur a voulu faire de la cité blanche
du Plateau un modèle, et a imposé de ce fait certaines normes de construction aux
populations africaines, le dessein de l’État ivoirien est de faire d’Abidjan le lieu central et
privilégié d’un « urbanisme technocratique, systématisé et promotionnel, correspondant
au mythe et à l’idéologie d’une société moderne » (Couret 1997 : 429).
8
Aujourd’hui, quartiers populaires d’habitats de plain-pied et sans étage, organisés en cour
ou concession, quartiers précaires issus de l’autoconstruction dans les espaces libres et
interstitiels, villages – ébrié et akyé pour l’essentiel – et ensembles urbanistiques de tours
administratives, quartiers résidentiels, opérations immobilières et autoroutes urbaines,
issus de la politique de la ville, coexistent, s’interpénètrent et s’opposent pour composer
un espace urbain original et de physionomie variée.
9
L’analyse de la liste officielle des quartiers d’Abidjan permet de construite une lecture de
cet espace urbain, de parcourir le contexte historique, urbanistique, sociolinguistique et
ethnographique du développement de la ville. Nous avons également recueilli le
témoignage du chargé d’études ivoirien responsable de la réalisation de cette liste et de la
carte correspondante3. Peut-on, en explorant ces éléments, éclairer les processus sociaux
de la nomination des lieux de la ville et mieux cerner la diversité culturelle propre à
Abidjan ? En retour, est-il possible, à partir de l’analyse de la liste des noms de quartiers,
de recomposer l’histoire sociale d’Abidjan et d’en dégager un ordre ? L’absence d’une
véritable enquête de terrain4 ne nous permet cependant pas d’étudier les usages effectifs
des noms de quartiers, dans différents milieux et diverses situations de parole.
Nommer et lister les quartiers
10
L’acte de délimitation des quartiers, celui de leur nomination institutionnelle et de la
production de la liste officielle des noms ont été concomitants à Abidjan. La nécessité
d’aménager la ville, de délimiter les espaces urbains et d’en dresser la carte a conduit les
urbanistes à nommer ces derniers et à en constituer une liste.
11
La notion de quartier semble être utilisée à la fois par les aménageurs et par les usagers de
la ville (Ledrut 1973), à Abidjan comme ailleurs. Elle est ainsi un point de jonction entre
différents registres discursifs5 et différentes pratiques (Achard 1993) : ceux de l’usage par
les pouvoirs urbains mais aussi ceux de repérage et de référence à un lieu en situation
quotidienne. Le terme de quartier réfère donc à la fois à un point de vue global sur la ville,
qui nécessite une partition en éléments et qui permet le repérage, la division et la
délimitation d’unités plus petites, et à un point de vue local, de l’intérieur en quelque
sorte, qui s’appuie sur des dimensions sociologiques de voisinage et d’inter-connaissance
236
entre habitants – à l’occasion de conflits, par exemple. Il sert au repérage, au parcours et
à la séparation, mais il permet aussi de créer une identité de référence du lieu. Ainsi des
jeunes Abidjanais du quartier officiellement nommé « Yopougon SICOGI » ont choisi de le
diviser et de nommer à leur façon ces nouveaux quartiers : California, Katmandou, Las
Vegas, Vatican, etc.
• Comment ceux [les jeunes] qui ont eu l’idée des quartiers, comment ils ont fait les
limites, vous avez une idée ?
• […] Ça n’a pas été des limites officielles, mais c’est parti en fonction de certaines
amitiés, donc à partir de ces amitiés-là quand ils ont fixé c’est devenu maintenant
des limites […] les deux quartiers là, celui qui se trouve de l’autre côté de la route et
celui-là étaient au départ liés et le tout formait ce qu’on appelait : le quartier
général, le Q.G. Et à un moment donné pour un problème de leader, […] c’est-à-dire
celui qui était considéré comme le chef de ce quartier-là a décidé de couper le
quartier en deux, et de créer son quartier qu’il a appelé au départ Hippy City er qui
s’est transformé ensuite pour devenir ce que c’est aujourd’hui.
12
Le fait d’attribuer un nom à un espace est en soi une stabilisation du lieu, du point de vue
tant spatial que symbolique. Il fait exister ce lieu dans la parole et dans l’échange, lui
donne une identité stable, le sépare d’autres espaces et permet une référence commune.
Cependant, pour être « réussie » et ne pas être limitée à un champ de relations sociales
restreint, cette nomination doit être reprise dans la parole quotidienne, c’est-à-dire
circuler dans des registres et des lieux de la vie sociale les plus larges possible. Par
exemple le nom évoqué plus haut du quartier « Hippy City » circule surtout entre les
jeunes de Yopougon, de même un nom purement administratif peut ne pas être utilisé
quotidiennement. Des doubles nominations existent alors pour un même espace et sont le
signe de conflits entre des usages différenciés selon les lieux de parole.
13
La « non-nomination » administrative de certains quartiers agit comme une nonreconnaissance officielle et est le signe d’un rapport social non consensuel. Il en est ainsi
à Abidjan pour les quartiers précaires, notamment celui de Washington : tout le monde le
connaît6 mais il n’est pas nommé officiellement.
14
Le nom d’un lieu se démarque des noms communs dans la mesure où, s’agissant d’un nom
propre, il n’est pas nécessaire d’y associer des propriétés sémantiques. Si, à l’origine, le
sens du nom importe, à l’usage, c’est l’acte de référence qui prime. Il devient ainsi
indifférent de connaître l’origine et le sens du nom attribué, même si ce sens reste
transparent comme par exemple le quartier des « Manguiers » à Abidjan. En revanche, ici
comme ailleurs, la recherche d’un sens initial nous apprend quelque chose de l’histoire de
la ville.
15
Il y a donc à Abidjan, entre les citadins et les pouvoirs, plusieurs situations de
nomination, avec, aux deux extrêmes : celle d’une pluralité de nominations, d’une
concurrence ou d’un conflit entre plusieurs « sources énonciatives », entre différentes
situations d’usage ; celle d’une nomination unique, fruit d’un accord tacite, d’une double
sanction, populaire et étatique. Cela nous permet de déplacer l’opposition schématique
entre un pouvoir sur la ville et un usage de la ville vers des usages de langage dans des
situations et des registres socio-discursifs où les politiques et les citoyens, les aménageurs
et les citadins participent d’un même interdiscours sur la ville.
16
Du point de vue de la relation de langage, faire une liste c’est construire un discours d’une
forme particulière : relier une suite d’items par une caractéristique commune. Il y a donc
237
un rapport à la classification, à la catégorisation, et éventuellement à la hiérarchisation.
Faire une liste donne aussi la possibilité d’une manipulation symbolique de ses objets.
Enfin, lire une liste permet de parcourir une classe d’objets, en extraire des éléments,
considérer la classe dans son ensemble, rapporter un objet à la totalité, comparer les
éléments entre eux (Goody 1979).
17
Sur le plan de l’acte d’énonciation, la liste s’accompagne toujours d’un point de vueorigine fondé sur une caractéristique commune aux éléments de la liste. Ce point de vue
n’est pas topo-centrique (à partir d’un lieu), mais englobant et dominant (non pas dans ou
à partir de, mais au-dessus de) et permet l’examen d’une pluralité d’objets et de lieux. La
liste peut être close ou ouverte à des items supplémentaires mais fait, en tout état de
cause, série. Le passage par l’écrit, non seulement « stabilise » des objets et des lieux, mais
rigidifie en quelque sorte ces objets en les séparant distinctement et formalise ce qui
pouvait rester fluide et négociable dans la relation orale. On verra plus loin que le « genre
discursif » liste7 a des effets notables sur la nomination elle-même.
Des quartiers et des noms
La liste des quartiers
18
Dans la plupart des villes d’Afrique de l’Ouest, il n’y a pas de système d’adressage complet
des noms de rues et de quartiers8. Des noms de rues existent cependant à Abidjan, en
particulier dans les quartiers anciens, mais hormis ceux des grandes artères, ils sont
rarement utilisés. Les usagers de la ville se repèrent plutôt en fonction des édifices et des
commerces dont les dénominations concurrencent les noms officiels.
19
Quand, en 1992-1993, les responsables de l’Agence d’urbanisme d’Abidjan ( AUA)9
délimitent les quartiers et leurs attribuent des noms, leur intention première est d’établir
une cartographie des unités de base pour la réalisation d’un atlas détaillé et informatisé
des équipements. L’acte de nomination est en quelque sorte à la fois une condition et un
effet de cette volonté de connaître l’état et la répartition des équipements urbains dans la
ville. Il correspond aussi à une évolution dans la politique urbaine abidjanaise, notable à
partir de 1975 : il s’agit moins de produire (des terrains à bâtir, des logements, des
équipements, etc.), qu’à inventorier l’existant et, dans la mesure du possible, à
l’améliorer.
20
Bien entendu, des noms de quartiers existaient déjà dans l’usage populaire, mais seule la
fabrication de la liste a permis une certaine stabilisation de la nomination et du
découpage spatial fin du tissu urbain. L’équipe de l’agence a procédé par enquête, en
relevant les nominations des quartiers en usage dans les dix communes : « Il était
question d’aller sur le terrain, aller à côté des gens, de noter soit des noms vulgaires, soit
des noms de lotissements, soit des noms de personnes qui ont créé le petit quartier […] On
interroge des gens qui habitent le quartier, on interroge des gens qui ont des petites
boutiques, on interroge tout le monde » (responsable AUA).
21
La donnée résultante est une grande carte d’urbanisme d’Abidjan (d’environ 1,50 m sur
1 m), avec, sur le côté, une liste gigogne des noms des 10 communes (par ordre
alphabétique), des 114 secteurs (regroupements de quartiers), des 357 quartiers et le chiffre
de la population y résidant en 1988, au total 1 900 209 personnes (fig. 1).
238
L’énoncé et le vocabulaire des noms de quartier
22
Le nom du quartier, qu’il soit en français, dans une langue africaine, ou dans un mixte
franco-ivoirien, se présente comme un énoncé dont la fonction référentielle et identitaire
prime la fonction sémantique. La signification du nom est souvent d’ailleurs opaque, pour
des raisons linguistiques ou historiques. On peut cependant analyser la forme syntaxique
en français, et retracer, autant que faire se peut, l’origine et le sens de certaines
nominations.
23
Le nom de quartier est un énoncé nominal, sans verbe (Benveniste 1966). Ce fait n’a rien
d’étonnant en français, a fortiori pour un énoncé à statut de nom propre, et l’exception du
quartier de « Sans manquer » n’est qu’apparente, du fait de l’usage de l’infinitif. Les noms
se présentent à l’écrit soit comme mot unique, soit comme énoncé comprenant jusqu’à
sept termes. Bien entendu, l’usage quotidien pourra effectuer une césure et ne retenir
qu’une partie du nom de quartier tel qu’il est écrit dans la liste. Il sera ainsi peu probable
d’entendre, hors situation formelle (juridique, urbanistique, etc.) : « Deux plateaux 6 e
tranche 1 et 2 ».
24
Il faut cependant noter que la cinquantaine de termes uniques servant à nommer des
quartiers comprend une moitié de sigles, pour la plupart de sociétés de promotion
immobilière. On peut aussi remarquer que « Treichville » est la combinaison du nom de
Marcel Treich-Laplène, un des pionniers de la colonie de Côte-d’Ivoire, et du mot « ville ».
De même, en dioula, le nom de quartier « Kankankoura » peut se décomposer en
« Kankan » (ville de Guinée) et « koura » (« nouveau »). Les toponymes d’origine africaine
qui apparaissent comme mot seul à l’écrit peuvent donc être des syntagmes, voire des
phrases entières dans la traduction en français (voir infra « Bolibana », « Bromakote »,
« Akromablia »), tout en ayant un statut de nom propre.
25
Les énoncés composés suivent toujours la syntaxe du français, par juxtaposition ou
connexion de substantifs, d’adjectifs et de numéraux. Un petit nombre comporte un
article, la plupart du temps il s’agit de noms de quartiers résidentiels modernes (« Le
golf ») et plusieurs un adjectif (« Grand marché », « Forêt sacrée », « Ancien cimetière »).
En revanche, la numération en chiffres cardinaux est très importante dans la liste : 23
occurrences de « 2 », 16 occurrences de « 1 » (« Deux plateaux », « Jérusalem I »,
« Jérusalem II », « Plaque 1 », « Plaque 2 ») ; la numération en chiffres ordinaux est aussi
significative : 8 occurrences de « 2e », 6 occurrences de « 1re », etc. (« Banco nord 2e
tranche »). La présence de parenthèses est également remarquable, puisqu’elle concerne
47 occurrences de quartiers et 12 de secteurs, ainsi que la juxtaposition de noms différents
(« Arras, Craone »). Cela nous fait soupçonner une double nomination, sur laquelle nous
reviendrons.
26
On peut séparer dans de nombreux énoncés un élément du nom de quartier en position
topique au début de l’énoncé, et un autre élément en position seconde, paradigmatique,
déclinable et spécifiant l’élément topique. Les mêmes termes peuvent d’ailleurs, selon les
cas, être en position topique ou en position paradigmatique (« Cité gendarmerie », «
Gendarmerie agban », « Quartier Yapi », « Quartier SODECI », « SICOGI ancien quartier », «
Extension nord », « Habitat extension », « Abobo doumé extension », « Abobo doumé village »,
« Village de Petit-Bassam »).
239
27
Les termes les plus fréquents en position topique sont des toponymes en langues
africaines (plus d’une centaine), suivis des sigles (une cinquantaine). La moitié restante
est composée de vocables français (quartier, cité, camp, résidence pour les plus nombreux).
FIG.
1. Carte des quartiers et secteurs d’Abidjan établie en 1992-1993 (détail).
240
28
Que de très nombreux termes en position topique soient ici déclinables en série (« Abobo
nord 1 », « Abobo nord 2 », « Cité SICF », « Cité SODECI », « Koumassi centre », « Koumassi
village (extension) ») est l’indice le plus net des rapports étroits entre le genre liste et la
nomination elle-même. En effet, ces différents énoncés ne sont pas indépendants les uns
des autres, comme le sont par exemple « Chicago », « Gare routière » ou « M’badon »,
mais sont reliés entre eux, comme autant d’items de la liste produits par un même point
de vue. Ce point de vue est celui d’un acteur qui divise la ville et l’aménage, en distribuant
des éléments à partir d’une même nomination repère.
29
Les différents vocables se répartissent entre des toponymes qui fonctionnent avant tout
comme noms propres pour des locuteurs monolingues français (ex. « Abidjan »,
« Abobo », « Marcory »10) et des toponymes dont le sens et le réfèrent peuvent être
interprétés (des noms communs), et que nous appellerons ici toposèmes (ex.
« Ambassades », « Cimetière »).
30
Les toponymes en français sont relativement peu nombreux, à l’exception des neuf
occurrences de « Riviéra » (nom commun d’origine italienne) et des quelques reprises des
noms de villes américaines11. Les toposèmes sont de loin les plus fréquents en français
(176 occurrences), et notamment les termes relationnels, c’est-à-dire ceux qui impliquent
une relation entre espaces : extension, quartier, tranche, zone, centre (84 occurrences au
total). Ces termes renvoient donc à une énonciation qui considère la ville comme un
espace relationnel et ils la divisent à partir d’un point de vue surplombant ; ils sont à
mettre au crédit du « registre de l’urbain ».
31
Il est utile ici non pas de faire la liste exhaustive du vocabulaire, mais de remarquer que
certains termes sont particulièrement fréquents, quelle que soit leur position dans
l’énoncé (tableau 1).
32
Ces fréquences lexicales, considérées hors de leur place dans l’énoncé, montrent que ce
sont les vocables en français du registre de l’urbain qui sont les plus nombreux :
catégorisations urbaines, repérages, sigles, numération. Les toponymes, en revanche, sont
majoritairement africains.
33
Si à présent on considère les énoncés dans leur totalité, on constate que les toponymes
africains utilisés seuls totalisent 36 occurrences (« Assomin », « Atchoro »), alors que ceux
qui se combinent avec des vocables français (104 occurrences) s’associent, presque sans
exception, avec des termes urbanistiques (« Yopougon kouté extension est (camp
militaire) », « Niangon nord 2e tranche »). Dans la plupart des cas, les noms africains de
lieux sont en quelque sorte « recadrés » par un repérage urbanistique. Ces noms de
quartiers manifestent ainsi une combinaison originale entre une source toponymique
africaine et une source toponymique urbanistique.
34
La signification des noms de quartiers dans les différentes langues, dans la mesure où ils
sont descriptibles à partir de compétences linguistiques, de documents historiques et
d’informations disponibles, vont pouvoir à présent nous éclairer, quant aux origines de la
nomination.
241
Tableau 1. Huit occurrences et plus des termes dans les énoncés de quartiers
Des quartiers et des langues
35
Les langues de la liste sont le français (« Débarcadère »), des langues africaines
(« Agbekoi », « Bolibana »), des langues européennes (en particulier des noms de lieux
américains : « Dallas », « Chicago »), et aussi des « mixtes » franco-africains (« Abobo
Baoulé village »). Les noms de quartiers exclusivement en langues européennes sont au
nombre de 215 (60,2 %), les noms en langues exclusivement africaines 36 (10,1 %), les
mixtes 106 (29,7 %). Pour les 114 secteurs (regroupements de quartiers, nommés à partir
de l’un d’eux ou de la commune d’appartenance), la répartition s’établit à peu près pour
moitié entre le français (60, soit 52,6 %) et les noms ivoiriens (20, soit 17,5 %) et mixtes
(34, soit 29,8 %). Les noms des 10 communes d’Abidjan inversent la distribution : 6
communes ont un nom ivoirien, 4 un nom français. Quant au nom de la ville, il est, bien
sûr, ivoirien, quoique des noms de ville en langues européennes ne soient pas rares en
Afrique (Saint-Louis, Porto-Novo, Pointe-Noire, Brazzaville, Freetown, Libreville,
Bingerville, etc.).
36
On constate donc que, si le français est prééminent dans la nomination, la part des noms
de quartiers qui allient les termes africains et les termes français représente près d’un
tiers du corpus. Ajoutons que certains noms font référence à un usage ivoirien de la
langue française (le « français populaire ivoirien ») comme les quartiers de « Sans
manquer » (« on n’y manque de rien »), « Sans fil » (c’est-à-dire sans électricité), ou
« Yopougon santé (déguerpis du port) » (nominalisation du verbe « déguerpir », transitif
en Afrique de l’Ouest, et qui signifie « expulser les occupants »).
37
Remarquons enfin que certains noms apparemment français ont une origine ébrié, en
particulier les noms de quartiers où figure « santé » (8 au total) qui est une déformation
écrite récente de « santey » ou « santé », et qui signifie « éloigné, mis à part, hors de
l’espace dévolu au groupe » (Diabaté & Kodjo 1991 : 42-43)12. À l’inverse « Blokosso »
(« Blokosso et Cocody village ») est une « africanisation » orale puis écrite d’un terme
allemand passé au français : « Blockhaus » (tel qu’on peut le voir sur les cartes de l’époque
coloniale), ou encore « Les Cocodinettes » est une transformation, dans la logique du
français, du toponyme ébrié « Cocody ».
242
Les langues africaines
38
Quant aux langues africaines, on trouve des termes de langues du sud-est de la Côted’Ivoire (baoulé : « Akromablia », « si tu m’aimes, viens ! » ; akyé : « Agbekoi », « village du
pilier de bois », surnom du chef du village ; « Ahoukoi » : « village des nombreux enfants
morts ») et des noms, d’origine et de sens divers, de lieux ou d’espaces d’autres pays
africains (« Biafra », « Diéné », « Poto-poto », « Zimbabwe »).
39
Mais on trouve surtout l’ébrié, langue des premiers occupants du site d’Abidjan et de sa
région (par exemple « Aghien », « Cocody »), et aussi le dioula, langue véhiculaire des
marchés (par exemple « Bolibana » : « la course/la fuite est finie »). Cependant
l’attribution d’un toponyme africain à une langue particulière fait parfois problème. Ainsi
« Bromakoté » peut être d’origine dioula (« c’est pas ma faute »/ »malgré moi ») ou ébrié.
Les deux graphies dans la liste – dont les noms sont écrits en majuscules sans accents :
« Bromakote » (nom de quartier) versus « Pellieuville (Bromakoute) » (nom du secteur, à
consonance ébrié) – attestent cette difficulté. Cette incertitude même est intéressante
puisqu’elle dénote l’igno-rance ou l’oubli de l’origine effective du nom, qui peut ainsi faire
l’objet d’une attribution linguistique a priori, voire d’une réappropriation identitaire.
L’ébrié est la langue des premiers occupants, et à ceux-ci peut être attribué un intérêt
symbolique et foncier à la reconnaissance d’une origine ébrié du nom de quartier. À
l’inverse, le dioula est la langue des Malinké du nord de la Côte-d’Ivoire, des migrants
(sahéliens notamment) et des commerçants, et se trouve être langue d’usage à Adjamé,
commune populeuse et commerçante, où est située « Bromakoté » :
• C’est un nom ébrié, « Bromakoté » ?
• [Président de l’association des jeunes du quartier Bromakoté] : Non c’est dioula, en
fait ça veut dire beaucoup de choses, « Bromakoté » veut dire : « malgré moi ». Ils
sont venus s’installer ici, on se dit que c’est un quartier quand même non viable […],
ici c’est un bas-fond, c’est un creux. En cas de pluie, d’inondation… c’est malheureux
puisque on n’a pas d’autre coin où aller s’installer ! Nous sommes venus ici, donc il
est venu ici malgré lui, donc Bromakoté.
40
La nomination de certains quartiers, bien que très minoritaire dans la liste, porte donc la
marque des migrations (« Bolibana »), de la précarité (« Bromakote », « Sans fil »), et de
l’origine ou de la prépondérance ethnique de certains quartiers (« Mossikro » : quartier
mossi, ethnie burkinabé).
41
Quelles qu’en soient les origines, et quels que soient les processus de transformation
sociolinguistique à l’œuvre (une « ébrié-isation » ou une « dioula-isation » ?), ces
incertitudes sont l’indice d’enjeux sociaux de reconnaissance symbolique et d’identité
autour de la nomination, ici à propos de l’attribution d’un toponyme à une langue. En
tout état de cause, l’activité interprétative des locuteurs, la nécessité de donner une
signification et de s’inscrire dans un sens social, prime fréquemment sur l’exactitude
réelle ou supposée des origines.
42
L’origine linguistique et la signification des noms ne sont donc pas toujours clairement
identifiables pour les locuteurs contemporains, même lorsqu’ils parlent plusieurs langues
– ce qui implique notamment que le classement sociolinguistique que nous avons effectué
comporte une marge d’erreur non négligeable, comme par exemple le quartier « Sans
manquer », référé par l’équipe de l’AUA au français, par d’autres au dioula « samaké ».
243
43
Le contact des langues, la situation sociolinguistique d’Abidjan et le passage de l’oral à
l’écrit sont, on le voit, au cœur du processus de la nomination. Les transformations de
l’oral à l’écrit (« Cocody » se prononçait à l’origine « Cocoly ») ou les variations de l’oral
(« Bromakoute »/« Bromakote », « Bolibana »/ »Boribana », « Santè /Sant é ») sont
courantes, mais l’écrit stabilise la forme, donnant ainsi un point de référence fixe à des
locuteurs situés dans des temps et des lieux variés.
La langue ébrié
44
L’examen des toponymes abidjanais montre l’importance des désignations d’origine
ébrié. On peut s’en étonner quand on sait que les Ébrié – eth-nonyme exogène sous lequel
sont connus les Tchaman13 – constituaient à peine plus de 2 % de la population d’Abidjan
en 1988. Cette collectivité ébrié compte encore aujourd’hui vingt-sept localités dans
l’ensemble du périmètre urbain. Outre les noms des villages ébrié eux-mêmes, nombreux
sont les noms de quartier d’origine ébrié, référant soit aux sous-groupes entre lesquels se
partage l’ethnie (« Bobo », « Yopougon », « Niangon ») ; soit à des génies (« Gbebouto »,
« Locodjoro village ») et des lieux sacrés (« Clouétcha ») ; soit à des patronymes
(« Angré », « Djomi Dokui ») ; soit enfin aux noms donnés aux divisions internes du village
dans la toponymie tchaman (« adjamé », « ate », « agban », « santè », « kouté »). Selon
Diabaté et Kodjo (1991 : 41), la toponymie tchaman divise le village (le goto, unité sociorésidentielle du groupe) en adjamé (« le centre »), ate (« le bas ») et agban (« le haut ») (par
exemple « Adjamé compensation 1re tranche », « Agban village », « Abobo té village »). De
même le suffixe -doumin (« débarcadère ») associé à un nom de personne ou de groupe a
donné « Adiopodoumé » et « Abobo doumé », et le suffixe -gon (« le champ », « la
plantation ») a donné « Songon » et « Yopougon » par l’association avec un nom de
personne. Ajoutons le terme santè qui désigne un campement hors du goto destiné à
accueillir des réfugiés ou à servir d’avant-poste au village. L’origine de certains autres
toponymes tchaman peut également être retracée, comme « Kouté » (village abandonné
par le goto, mais toujours existant : « Anonkoua kouté », « Yopougon kouté », « Kouté
village »)14.
45
Bien qu’elle soit aujourd’hui très minoritaire, la collectivité ébrié joue un rôle symbolique
important. En diverses occasions elle est sollicitée pour accomplir les libations rituelles
aux ancêtres et aux génies des lieux. On sait qu’en Côte-d’Ivoire et ailleurs en Afrique
occidentale, le premier occupant joue un rôle symbolique et pratique : c’est à lui que
revient souvent la charge d’attribuer des terres et d’être l’ordonnateur des cérémonies
d’alliance avec les génies du lieu que son nom sert fréquemment à désigner. La
collectivité ébrié est ainsi reconnue comme propriétaire symbolique d’Abidjan : selon
l’expression en usage, « Abidjan est pour les Ébrié ». C’est à la fois dans le rôle qu’a joué et
joue encore la collectivité ébrié dans le domaine foncier, et dans le statut de premier
occupant qui lui a été conféré, qu’il faut chercher l’origine de sa prééminence dans le
marquage de l’espace urbain. Les noms de six communes (Adjamé, Abobo, Attécoubé,
Cocody, Koumassi, Yopougon), mais aussi de lieux, de quartiers d’habitation et de zones
d’extension de la ville, en portent témoignage. La liste révèle ainsi le rapport de la ville
aux Ébrié et, d’une certaine façon, des Ébrié à la ville.
244
Le registre de l’urbain
46
Une typologie des noms de quartiers d’Abidjan en fonction des langues trouve donc
rapidement ses limites : d’une part l’origine linguistique de certains noms est incertaine ;
d’autre part de nombreux noms sont des énoncés mixtes. Il faut donc à présent examiner
la liste comme un discours où les langues se côtoient et se mélangent, et qui formerait son
propre univers de signification : celui du registre de l’urbain abidjanais. Deux séries de
termes apparaissent comme particulièrement intéressants : ceux des villages et ceux des
opérations immobilières.
Les villages dans la ville
47
La liste comprend vingt occurrences du mot « village », dans la plupart des cas à droite
d’un toponyme africain (par exemple « Abobo Té village »). On peut s’étonner de la
fréquence de ce mot dans les dénominations des quartiers d’une ville. Dans cette liste, il
désigne uniquement des établissements villageois ébrié, à une exception près (« Avocatier
village », village akyé), alors que d’autres villages (abè, alladian, et surtout akyé) existent
aussi sur le sol de l’agglomération où, de même que les villages ébrié autochtones, ils sont
implantés sur des terrains non immatriculés, relevant du régime foncier coutumier 15. La
présence du mot est donc char-gée d’une force performative : à la fois la reconnaissance
de la communauté ébrié comme communauté d’origine d’Abidjan, et la reconnaissance de
leurs droits fonciers.
48
Cette reconnaissance est cependant relative et ambiguë, car sur les 27 villages ébrié
existants dans le périmètre urbain et répartis sur l’ensemble de la ville (mais surtout à
Cocody et à Yopougon), seuls 19 sont donnés conjointement au mot « village » dans la
liste, les autres n’ont pas droit à cette mention (« Azito », « Ancien Cocody (Adjamé
Ebrié) », « Béago », « Yopougon-Santé »…). En fait, ces villages sont promis de longue date
au « déguerpissement », menace dont l’exécution est sans cesse remise à plus tard mais
dont manifestement on n’oublie pas l’existence. Le village ébrié d’Abouabou, situé dans la
commune de Port-Bouët à proximité de l’aéroport, quant à lui, ne figure même pas sur la
liste.
49
Inversement, ni le mot « ébrié » (3 occurrences) ni le mot « quartier » (24 occurrences)
n’ont cette valeur de reconnaissance foncière relative. Ainsi, les « Quartier ébrié 1 » et
« Quartier ébrié 2 » ne correspondent aucunement à des communautés villageoises, mais
à des ensembles d’habitation créés pour reloger les Ebrié déguerpis de leur village par des
travaux d’infrastructures urbaines.
50
En dehors du terme « ébrié », on ne trouvera pas de désignation ethnique ou nationale
dans la liste – à l’exception du « Quartier Agni (Saint Joseph) », de « Biafra », « Mossikro »
et « Attié » (6 occurrences, par ex. « Yopougon Attié 1re 2e et 3e tranche ») –, bien que ce
type de quartier ait existé à Abidjan et reste une nomination de référence dans la vie
quotidienne :
Quartier Appolo, quartier Biafrais, quartier Sénégalais, Mossi, Haoussabougou…
C’était au départ des quartiers spontanés habités uniquement par des ressortissants
d’une même communauté ethnique. Mais la réalité, aujourd’hui, est que seul les
noms de ces quartiers demeurent ; l’origine des habitants s’est largement
245
diversifiée. Encore que dans certains cas ils renferment encore une forte colonie du
groupe ethnique de base16.
51
En revanche, quelques noms témoignent encore des « campements », c’est-à-dire des
établissements sommaires fondés par un ou plusieurs individus, et dénotent l’origine ou
la prépondérance ethnique de leur peuplement. « Agnissankoi Avocatier »,
« N’Guessankoi », « Akeikoi », « Agbekoi » et « Ahoukoi », sont de ceux-là : au nom du lieu
ou du fondateur (Agnissan, N’Guessan, etc.) est ajouté le suffixe -koi, qui signifie
littéralement « chez » en langue akyé et que l’on peut traduire par « village » (de même
que les suffixes -kro, -dougou, etc. dans d’autres langues). Mais aussi « Agban Attié »,
« Niangon Attié » et « Yopougon Attié » : au nom du village ébrié hôte, qui accueille les
migrants sur son terroir, est ajouté le nom ethnique de la population hébergée.
52
Les extensions foncières sont, de même que les « villages », ostensiblement signalées (par
exemple « Anonkoua Kouté extension est », « Anonkoua Kouté extension ouest »). Si le
terme d’extension (23 occurrences) concerne tout type d’habitat (« Extension sud-ouest »,
« Habitat extension »), il s’applique principalement aux villages ébrié (10 énoncés), ces
lotissements étant alors des terrains réservés officiellement à l’extension à venir du
village. Le terme compensation (3 occurrences : « Adjamé compensation 1 re tranche »,
« Adjamé compensation 2e tranche » et « Riviéra 3 compensation »17) résulte d’une
pratique administrative consistant à dédommager une collectivité villageoise, ou certains
de ses ressortissants, pour « compenser » son expropriation provoquée par les nécessités
d’une opération d’aménagement urbain. Un terrain dit « de compensation » lui est alors
attribué (Terrier 1996 : 37). Ces termes, méconnus des Abidjanais, et pas davantage usités
pat les Ébrié eux-mêmes, sont en fait issus de la documentation officielle (plans de
lotissement, cartes d’Abidjan, etc.), comme s’il s’agissait pour les urbanistes de retenir,
délimiter et manquer qui a eu quoi et à quel titre. Ces mots révèlent ainsi la place donnée
au droit foncier moderne et à ses règles d’application locales, dans l’appréhension de la
ville par les urbanistes.
Les cités dans la ville
53
Les noms de quartiers d’Abidjan se caractérisent également par la présence massive de la
nomination d’opérations immobilières, notamment pat les sigles (80 occurrences pour 72
énoncés). Le sigle fonctionne comme un nom propre, dont la signification et le développé
peuvent être transparents ou opaques pour les citadins. L’usage de ces sigles est
cependant généralisé18 et ceux-ci, pour la plupart, sont bien connus à Abidjan. Les
habitants les utilisent spontanément pour dénommer leur quartier. La grande majorité de
ces sigles renvoit à des sociétés de promotion immobilière, quelques-uns à des noms
d’entreprises (plantations, industries, commerces), d’administrations, etc.
54
Les noms de quartiers comprenant un sigle figurent soit seuls (« SOGE-FIHA »), soit dans un
énoncé incluant, à gauche ou à droite du sigle, différents termes, et pour les plus
fréquents, ceux de « cité », de « quartier » (« Cité SOGEFIHA », « Quartier SODECI »). La
plupart de ces énoncés (62) sont en français seul, contre une dizaine où le nom de la
commune ou du secteur est en ébrié, le sigle étant entre parenthèses, comme
spécification ou repérage du lieu (par exemple : « Abobo sud [3e extension SICF]) ».
55
En examinant les différents énoncés de quartier, on constate qu’il existe un véritable
registre des opérations immobilières et urbanistiques qui se marque par quelques termes
très fréquents, combinés ou non avec les sigles, qui catégorisent des ensembles (« cité »,
246
18 occurrences, « quartier », 24 occurrences, « résidence », 7 occurrences) ou des
opérations de segmentation de l’espace (« tranche », 19 occurrences, « zone », 14
occurrences, et les numérations). Ils permettent de constituer une catégorie énonciative
et sémantique significative d’un point de vue sur la ville. Il s’agit d’un regard qui
considère la ville dans son ensemble et qui constitue et sépare (quartier, zone, tranche) les
espaces. De même, on l’a noté plus haut, extension part d’un même point de vue global sur
la ville, mais cette fois-ci s’appuie sur un espace, le redouble, l’étend, dans un mouvement
centrifuge. Les occurrences numérales, cardinales ou ordinales « 2 », « 2e », etc. (ex.
« Yopougon Attié 1re 2e et 3e tranche »), très nombreuses, confirment ce qui précède.
56
Dans ce registre il faut ajouter quelques noms de quartiers désignant des promoteurs
privés qui peuvent être des personnes plutôt que des sociétés ; ainsi « Paillet » et « Cité
Fairmont » désignent les noms de famille de promoteurs européens. « Quartier Ayeby »,
quant à lui, fait référence à un promoteur ivoirien.
57
Remarquons que les noms ébrié sont souvent liés à des opérations immobilières : ainsi
« Angré » et « Attoban » désignent les chefs de terre qui ont vendu une partie de leur
patrimoine foncier directement aux promoteurs immobiliers ou dont les terres ont servi à
l’implantation de l’opération. L’inauguration des opérations immobilières donne
l’occasion de mettre à l’honneur ces notabilités.
58
La présence relativement importante de noms désignant des opérations immobilières
dans la liste nominative des quartiers d’Abidjan témoigne de plusieurs phénomènes. Le
premier est d’ordre politique et renvoie aux options du gouvernement ivoirien en
matière d’habitat : dès l’indépendance, en 1960, le nouvel État décide de favoriser la
production à grande échelle de logements modernes devant être accessibles au plus grand
nombre19. À la fin des années 1970, lorsqu’aux dysfonctionnements nationaux s’ajoute la
détérioration de la conjonc-ture internationale, des promoteurs immobiliers privés sont
invités, par un système de facilités diverses, à prendre la relève de l’État. Entre 1985 et
1989, plus de dix mille logements dits « sociaux » (Bergeron 1991 : 193) furent
commercialisés en grande partie par ce dernier type de promoteurs. Par le biais des
sociétés immobilières publiques, parapubliques et privées, un parc de logements
modernes d’une importance exceptionnelle – comparativement à celui d’autres
métropoles d’Afrique de l’Ouest20 – a été ainsi créé à Abidjan.
59
Le deuxième phénomène est de l’ordre des pratiques sociales : celle des professionnels de
l’urbain et celle des habitants en matière de quartier. Pour les premiers, il est naturel
d’inclure dans la liste nominative des quartiers d’Abidjan le nom de zones correspondant
aux plans des lotissements. Les seconds ont tendance, eux aussi, à considérer les
opérations immobilières comme de véritables quartiers par leur architecture, par la
forme des ensembles, par l’existence, parfois, d’espaces verts, d’écoles et de commerces.
Les opérations immobilières forment des enclaves homogènes et autosuffisantes « qui
marquent une différence fondamentale avec l’environnement » (« Abidjan »… 1969 : 104) ;
dès lors, on habite un véritable quartier qui a « un esprit à lui » (Kaya 1976 : 31-32).
L’énonciation des noms de quartiers
Les points de vue de la nomination
60
L’analyse des points de vue à l’origine de l’énonciation nous permet à présent de
caractériser la « place sociale » à la base de l’acte de nomination des noms de quartiers.
247
Pour les nominations les plus générales, il s’agit tout d’abord d’un point de vue topocentrique, selon lequel le quartier est considéré comme un point, un noyau, qui élargit la
nomination aux quartiers adjacents : ce sont tous les termes d’« extension » ; ensuite, ce
sont les nominations qui constituent des séries, des classes (les séries numérales), souvent
à partir d’une opération immobilière ; enfin, ce sont les découpages d’espaces ( zone,
quartier, centre, tranche) qui peuvent d’ailleurs se décliner en série (« zone 3 », « zone 4 »).
61
Ces trois types de nominations ne peuvent se concevoir qu’à partir d’un lieu qui se situe
au-dessus de la ville, à partit d’un regard sur une carte, et que l’on peut, sans trop de
risque d’erreur, attribuer à un pouvoir centralisé, institutionnel, qu’il soit étatique ou
économique.
62
Les noms eux-mêmes, qu’ils soient seuls ou déclinés par numération ou extension,
peuvent être caractérisés de plusieurs manières : soit un toponyme propre, à partir d’un
nom de lieu en langue africaine, mais dont on a vu que le sens, lorsqu’il est connaissable,
peut renvoyer à des expressions ou à des noms communs de lieux ; soit un toposème
commun dont le sens en français est souvent aisément reconnaissable et qui renvoie à
plusieurs opérations possibles :
• un lieu espace, couvrant l’ensemble du quartier (« Cité des arts », « Zone industrielle »,
« Quartier santé nord ») ;
• un lieu repère, bien entendu très fréquent (« La Gare », « Hôtel du Centre », « Notre-Dame »,
« Les Anges noirs »21 par exemple) ;
• un lieu qualifié par une qualité du quartier, de la topographie ou de la végétation (« Les
Ambassades », « Quartier des éleveurs », « Les Antennes », « Belle Rive », « Deux plateaux »,
« Ananeraie », etc.).
63
Toponymes, lieux repères et qualifiés constituent une quatrième catégorie d’énonciation,
car elles partent d’un point de vue local, au centre du quartier en quelque sorte, et le
regard n’est plus surplombant, réduisant le quartier à un point ou une tranche, mais
venant de l’intérieur d’un espace. La nomination peut être là attribuée indifféremment à
une source « étatique » ou à une source « populaire », voire aux deux, lorsqu’il y a reprise
institutionnelle d’une nomination populaire ou transformation populaire d’une
nomination étatique.
Les doubles nominations
64
Restent de nombreuses nominations qui posent question. Ainsi, certaines ne peuvent
s’envisager qu’en référence à un contexte, car elles sont incomplètes :
• soit incomplètes seules : « Extension » (sans autre spécification) ;
• soit incomplètes du point de vue du sens : « Riviéra 3 compensation » (de quoi ?), « SIDECI
abandonnée » (qui abandonne et quoi ?) ;
• soit incomplètes dans la série : « Zone 4 A », « Zone 4 C », « Yopougon Attié 8 e tranche »,
mais il n’y a ni « Zone 4 B », ni « Yopougon Attié 6 e et 7e tranche » ;
• soit complètement homonymes, dans des communes différentes : on compte trois quartiers
« Cimetière », deux « SELMER », trois « SICOGI », deux « SIDECI », deux « SOGEFIHA », deux
« Quartier SODECI », trois « Zone industrielle » seuls ;
• soit renvoyant à un repérage en situation : « Niangon sud à droite ( SOGEFIHA) », « Niangon sud
à gauche (SICOGI SOGEFIHA) ».
248
65
On doit donc faire l’hypothèse que ces dernières nominations ne sont pas ambiguës dans
le contexte de la situation, de la commune, de la carte ou de la liste. Elles renvoient à un
point de vue local (« Niangon sud à droite »), ou à un point de vue global : les séries, dont
les incomplétudes indiquent que les quartiers non nommés (« Zone 4 B ») ont fait
initialement partie des plans d’aménagement, mais n’ont finalement pas été retenus.
66
Ensuite, et c’est sans doute un des points les plus intéressants, nous avons une quantité
considérable de doubles nominations que l’on peut repérer dans les énoncés :
• par juxtaposition : « Banco nord 9e tranche cité universitaite », « Yopougon Attié 4 e tranche
Banco II » (une centaine d’énoncés) ;
• par regroupement de lieux dont les noms existent, avec des virgules ou avec le connecteur
« et » : « Adjoufou 2, Janfoli, Gonzagueville », « Arras, Craone », « Blokosso et Cocody
village » ;
• par parenthésage, opération très importante, puisqu’elle concerne 47 quartiers et 12
secteurs.
67
Si certaines parenthèses peuvent s’interpréter plutôt comme une spécification dans une
série (« Banco (2e arrêt) », « Abobo sud (deuxième extension) »), il s’agit toujours de ce qui
appartient à une énonciation différente. Nous nous trouvons donc devant une
« hétérogénéité discursive », c’est-à-dire devant deux (ou plusieurs) sources énonciatives
à l’intérieur d’un même discours22. On ne peut cependant pas en conclure que, étant
donné la position sociale des auteurs de cette liste, ils aient privilégié un point de vue
institutionnel par rapport à un point de vue populaire. En effet, l’origine énonciative de
ce qui se trouve à l’intérieur des parenthèses, en langues ivoiriennes ou en français, est
difficilement repérable. On peut attribuer, sous toutes réserves, les énoncés entre
parenthèses à :
• des nominations de type urbanistique : « Niangon Adjamé (extension) » ;
• des nominations locales : « ORSTOM (Adiopodoumé) », « Quartier ébrié 2 (les chicanes) », « PK
18 (Agouéto) » (nom de secteur, « PK » signifiant « point kilométrique ») ;
• des nominations de source indécidable, peut-être populaires ou doublement locales
(« Pointe des fumeurs (Zimbabwe) », « Yopougon santé (déguerpis du port) »).
68
De surcroît, il convient de faire nettement ici la différence entre une origine linguistique
et l’acte de la nomination : on ne peut pas affirmer que la nomination d’un toponyme
africain serait plutôt du côté « populaire », celle en français plutôt du côté étatique. Le
français est en effet largement utilisé en ville et, à l’inverse, l’ébrié – langue nationale
prépondérante de la liste – n’est pas parlé par tous. Si certaines nominations de
l’administration se basent sur une origine présumée populaire (qu’ils soient en français,
en ébrié ou en dioula), les usages populaires s’appuient fréquemment sur une origine
supposée institutionnelle (noms d’opérations immobilières, repères kilométriques, etc.).
69
On peut en revanche affirmer que les termes qui ne se trouvent pas dans la parenthèse
ont été privilégiés par les responsables de l’AUA, sans pour autant pouvoir assigner une
origine plutôt étatique ou plutôt populaire à ces noms ni attribuer, en l’absence d’une
enquête de terrain, un usage quotidien préférentiel à l’un des deux énoncés. L’équipe de
l’agence d’urbanisme, confrontée dans de nombreux cas à plusieurs nominations ou à des
difficultés de repérage, a choisi et parfois rajouté un nom, existant ou non (ex. « Sagbé
Nord (les écoles) »).
70
Un comptage des noms, répartis selon la langue (langues africaines, mixte francoivoirien, français), montre que les énoncés de quartiers en français dans la principale et
249
dans la parenthèse sont nombreux (16 occurrences), comme dans l’exemple : « Petit
Marché (quartier latin) ». Ce comptage montre aussi une alternance tout à fait
remarquable entre une nomination en « franco-ivoirien » dans l’énoncé principal et en
français dans la parenthèse (18 occurrences, par exemple : « Sagbé nord ( SICF) », « Abobo
gare (SICF) »), comparable aux procédés de juxtaposition entre un toponyme africain et
une spécification urbanistique (« Abobo té extension est »). Cette alternance termes à
termes se confirme de manière encore plus régulière pour les noms de secteurs qui, la
plupart du temps, reprennent les noms des quartiers existants. En résumé, nous avons
dans ces énoncés de quartiers et de secteurs « à double nomination » une prépondérance
des noms en français (les deux tiers du total), et particulièrement dans les parenthèses
(les trois quarts des parenthèses) ; une part importante de mixtes franco-ivoiriens dans la
principale (près de la moitié).
71
Les nominations plurielles se retrouvent bien évidemment, hors liste, dans la vie urbaine
quotidienne. La concurrence entre les noms officiels et d’autres noms issus de sources
diverses est ainsi clairement perçue par l’interviewé dans l’exemple ci-après, qui compare
le nom du quartier attribué pat le PDCI (parti politique du Président, parti unique jusqu’en
1990), et celui attribué par la DCGTx-AUA :
• Vous avez appelé le quartier comment ici ? »
• [Président de la section locale du PDCI et du marché précaire « sous fil haute tension »] :
« [Ici] c’est toujours « section », on dit « Canal », c’est « Yopougon », « Yopougon Attié », « 8 e
tranche », « Yopougon Attié 8e Tranche », mais pour le PDCI c’est « Section Canal 1 », sinon aux
Grands Travaux [ DCGTx] c’est « Yopougon Attié » […] il y a tout le monde qui vient ici [au
marché] : la « SICOGI » vient, « MACA la prison civile » vient ici, « Manutention » vient, « GESCO
» vient, « Km 17 »23, tout ça ils viennent ici. »
De la géographie à l’histoire des noms de quartiers
72
À l’examen de la carte et de la répartition géographique des noms des quartiers, des
secteurs et des communes, des « déplacements » de noms tout à fait intéressants sont
repérables.
73
Nous avons ainsi un « Cocody Dallas » qui se trouve non pas dans la commune de Cocody,
mais dans celle d’Adjamé. Le village ébrié « Ancien Cocody (Adjamé Ébrié) » situé à
Adjamé mentionne à la fois Adjamé et Cocody De même, nous avons un « Ancien
Koumassi (village) » qui se trouve non pas dans la commune de Koumassi, mais dans celle
de Marcory, et par contre un « Koumassi village (extension) » qui se trouve bien à
Koumassi. Nous avons également deux « Port Bouët II » qui se situent à Koumassi et à
Yopougon et non dans la commune de Port-Bouët, des « Adjamé compensation » « 1 re » et
« 2e tranche » à Cocody et non à Adjamé, un « Village de Petit Bassam » sur la côte à PortBouët et non dans l’île de Petit-Bassam.
74
Au cours de l’histoire, des noms et des villages ébrié ont en effet été déplacés. Ainsi celui
de Koumassi (situé à Marcory) a servi à dénommer la commune actuelle de Koumassi. À
l’inverse, le village de Petit-Bassam occupe son site originel et a donné son nom à l’île qui
lui fait face. Enfin, le village ébrié d’« Anoumabo », à l’origine sur le Plateau et transféré
dès le début du siècle sur l’île de Petit-Bassam, a servi à désigner une zone de l’île, puis a
été déplacé par la suite, avec son nom, de Treichville à Marcory : « un arrêté du
gouverneur Reste, en date du 27 décembre 1934, débaptise Anoumabo qui devient
250
Treichville, du nom de Treich-Laplène, fondateur de la colonie de Côte-d’Ivoire » (Diabaté
& Kodjo 1991 : 79). La politique de ségrégation de la période coloniale et diverses raisons
d’ordre urbanistique et économique ont donc entraîné le déplacement de plusieurs
villages ébrié : Anoumabo, Locodjro et Santé24.
75
Les migrations intra-urbaines et les déplacements de population ne concernent d’ailleurs
pas que les Ébrié, mais également les Akyé et les habitants des quartiers « précaires »,
comme ceux de Port-Bouët, déguerpis dans les années 1970, ce qui se lit dans le nom des
quartiers de « Port Bouët II », que l’on trouve à Yopougon et à Koumassi. Tous ces
déplacements ne sont pas toujours visibles à partir de la liste, de même que des
déplacements de noms ne sont pas toujours accompagnés de déplacements de population.
En revanche, les quartiers précaires, ceux en tous cas qu’il est prévu de déguerpir, ne sont
pas nommés et n’apparaissent pas comme entités différenciées sur la carte. De même,
comme on l’a vu plus haut, les villages ébrié nommés que l’on prévoit de déplacer ne
comportent pas la mention « village » : « Ce découpage [de la liste] va rester longtemps,
éternellement si possible, alors que les quartiers spontanés c’est appelé à partir… donc
nous ne mettons jamais le nom de ces zones », nous a dit un responsable de l’ AUA).
76
Le plus surprenant est l’ensemble des quartiers périphériques délimités en 1993 alors
qu’ils correspondent à des espaces à peu près inhabités (en tout cas vides d’habitant en
1988 : 3 à Abobo, 14 à Cocody et 2 à Yopougon25). Ces nominations ne sont pas des « lieuxdits », mais suivent le plus souvent la logique dominante d’édification des nouveaux
quartiers, c’est-à-dire que leurs limites sont directement issues des opérations de
lotissement.
77
Les responsables de l’AUA n’ont d’ailleurs pas interrogé les habitants quant à la
délimitation des quartiers : « On n’a jamais demandé les limites puisqu’on savait où
s’arrêtait telle ou telle zone par nos documents, pat nos plans, par des lotissements que
nous avons, la zone que nous maîtrisons […] Les habitants ne connaissaient même pas, le
villageois ne peut pas te dire la limite exacte, si ce n’est pas la limite d’un ruisseau, d’un
arbre qui est planté, ce n’est pas en tout cas très précis » (responsable AUA).On peut dès
lors penser que le véritable « coup de force » étatique à la base de la nomination n’est pas
tant celle-ci que la délimitation, le partage de l’espace – partage déjà-là, su, évident pour
les urbanistes de l’agence centrale26 – d’une part, et la non-nomination d’autre part,
laissant aux pouvoirs urbains la liberté pratique et symbolique d’ignorer et de déplacer.
Le registre de l’urbain abidjanais et le pouvoir sur la
ville
78
Les différents éléments analysés de la liste nous conduisent à présent dans deux
directions : celle du discours et celle de la politique urbaine. Nous avons pu constater que
les éléments de la liste manifestent un sens, un ordre signifiant qui n’est pas celui de la
langue mais celui du registre, c’est-à-dire de l’espace de déploiement social du discours. Si le
choix et la décision de nomination sont avant tout le fait de l’agence d’urbanisme, celle-ci
a composé avec plusieurs dimensions, dont les doubles nominations en sont les signes
remarquables. Tout d’abord par la prééminence de la nomination en français et en
« mixte » franco-ivoirien, ce qui valide à la fois l’importance du français dans la vie
251
urbaine et la reconnaissance des toponymes ébrié. Ensuite par un jeu entre plusieurs
sources énonciatives :
• ébrié, mais souvent juxtaposée à des nominations d’opérations urbaines ou immobilières ;
• populaire, mais dont les nominations ne sont pas reprises par l’ AUA lorsqu’il s’agit de
quartiers précaires et ethniques ;
• institutionnelle moderne, lisible à partir des opérations immobilières et urbanistiques, mais
aussi une source politique plus ancienne, celle de l’État colonisateur, dont certaines
nominations ont été conservées ;
• populaire et institutionnelle à la fois, qui se manifeste par des carac-térisations globalisantes de
quartiers, par des lieux repères, par des doubles nominations.
79
Les points-origines de cette énonciation peuvent se décrire comme étant soit à l’intérieur,
soit au-dessus de l’espace. Il s’agit d’une part d’un point de vue topo-centrique, qui
considère le quartier comme un point, tantôt unique, tantôt à partir duquel on élargira la
nomination ; et d’autre part d’un point de vue panoramique, qui envisage la ville dans son
ensemble, et qui la découpe en quartiers, en zones, en tranches. Ils peuvent se combiner
dans une mise en série (la numération) qui est clairement institutionnelle. Cette mise en
série est en outre le lieu où se marquent le plus nettement les effets du genre discursif
« liste » sur la nomination elle-même. En retour, ces effets du genre « liste » nous
renvoient à un espace de discours caractéristique d’une nomination centralisée.
80
Ce registre discursif, le registre de l’urbain abidjanais, ne se constate donc pas seulement par
la présence massive des noms issus des opérations immobilières ou d’aménagement, mais
aussi par la spécification systématique (l’« encadrement ») de nombreux toponymes
africains par ces mêmes opérations. Il se caractérise par l’articulation entre des registres
a priori fort différents (langues, toponymies ébrié, populaire, institutionnelle),
articulation cependant toujours organisée par la domination du point de vue de l’aménageur.
81
Reste que nous ne savons que peu de chose des usages effectifs des noms de la liste
officielle : la reprise et l’appropriation par des organismes divers (ministères, entreprises
économiques, services urbains, municipalités, associations, etc.), et par les citadins, dans
les différentes situations sociales. Les noms de quartiers servent sans doute de support à
une identité communautaire et ethnique de quartier, mais dont les nominations, on l’a
vu, n’étaient toutefois pas validées par l’État hormis celles des villages ébrié, et surtout à
une identité citadine, marquée par un tissu associatif extrêmement dense (associations de
résidants, comités de gestion de quartier, associations sécuritaires, associations de
jeunes). On peut penser que les noms officiels sont connus et sont, sous une forme ou sous
une autre, un repère incontournable. Les nominations populaires, qu’il y ait conflit ou
consensus, ne peuvent s’envisager en dehors d’un rapport dialectique aux pouvoirs
urbains.
82
Les effets sociaux de la formalisation par les urbanistes des noms des quartiers sont de
plusieurs ordres. Il s’agit d’abord d’une stabilisation et d’une permanence des espaces de
la ville. On a vu à cet égard le rôle de la non-nomination d’une part, celui de la
nomination de quartiers vides d’habitants d’autre part, celui enfin du mot « village ». Il
est clair ici qu’un ordre de la ville est en jeu, et que cet ordre est avant tout structuré par
la politique urbaine, par l’activité de lotissement et d’aménagement. Car il s’agit de la
possibilité, pour les acteurs de la planification urbaine, de transformer ces espaces réels
en objets de travail, que l’on pourra examiner, analyser, manipuler, développer et
transmettre. Il s’agit aussi d’inscrire cette politique dans la durée et de ne pas se
252
soumettre aux initiatives populaires d’occupation du territoire ou aux établissements
traditionnels régis par les usages coutumiers.
83
Cette analyse de la liste créée par les urbanistes nous dessine une image d’Abidjan qui est,
somme toute, l’esquisse d’un espace politique, marqué par les différentes strates de son
histoire et par les combinaisons complexes de ses rapports sociaux, politiques et
linguistiques. Combinaisons entre une modernité et une continuité assumée de la ville –
et non de ruptures révolutionnaires comme à Ouagadougou – lisibles dans la nomination
par : la prépondérance des termes du registre de l’urbain ; la reconnaissance symbolique
de l’origine ébrié, bien que strictement contrôlée ; la portion congrue laissée aux autres
nominations africaines ; la place faite à l’histoire coloniale, notamment dans les traces
laissées par l’organisation autoritaire et ségrégative de la localisation des populations
dans la ville. Cette liste esquisse également son espace linguistique qui est aussi un espace
politique, avec le français comme langue urbaine et de l’urbain, et avec le contact
plurilingue et l’articulation des langues comme pratique des citadins.
84
Les noms de cette liste et leurs déplacements d’un bout de la ville à l’autre sont des
indicateurs non pas tant de l’histoire réelle de l’édification d’Abidjan ou de son histoire
sociale, mais plutôt de l’histoire des politiques urbaines, du dess(e)in voulu, mais pas
toujours réalisé, d’un ordre urbain. Cet ordre semble correspondre à l’ordre politique
cher à Houphouët-Boigny, premier maire d’Abidjan et premier président de la Côted’Ivoire : celui d’une modernité qui se veut respectueuse des traditions et des références
symboliques traditionnelles tout en les soumettant. La nomination des quartiers est donc,
en définitive, marquée avant tout par la politique urbaine. Elle est à la fois symptôme et
partie prenante d’un modèle politique et territorial « à l’ivoirienne », apparemment fait
de compromis et de consensus, et pourtant très contraignant dans ses choix et dans ses
exclusions, dans ce qui lui est étranger comme dans ce qu’il reconnaît comme autochtone.
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255
NOTES
1. Les districts correspondaient aux districts de police institués par la puissance coloniale ; les
arrondissements étaient de vastes quartiers (il semble qu’un commissariat de police ait été attribué
à chacun d’entre eux), tandis que les délégations correspondaient à un découpage politique de la
ville, chaque délégation (Adjamé, Cocody, Treichville) ayant un délégué auprès du maire
d’Abidjan. Une carte établie en 1974 (Kash-Weiskel 1974) recensait 17 districts (terme anglais
traduit par quartiers) correspondant aux arrondissements de la terminologie administrative. Le
terme d’arrondissement subsiste mais ne sert plus à désigner un quartier mais un commissariat.
Ainsi, en 1995-1996, la ville d’Abidjan compte 19 « commissariats d’arrondissement ».
2. Devenue en 1983 le Burkina Faso.
3. M. Yapi Akichi Frédéric, urbaniste au Bureau national d’études techniques et de
développement (BNETD). Qu’il soit ici remercié pour son amicale coopération.
4. Hormis quelques entretiens, dont on trouvera ici des extraits, réalisés en 1996 et 1997 dans le
cadre d’une recherche sur l’espace public auprès de responsables d’associations urbaines. Ces
entretiens ont été effectués par François Leimdorfer, assisté de Clément Yao, enquêteur à
l’Orstom-Petit Bassam et décédé en juillet 2000 à l’âge de 40 ans. Que sa mémoire soit ici honorée.
5. La formule de « registre discursif » renvoie à un ensemble de discours tenus dans des
situations de pratiques sociales jugées analogues ou proches (par exemple, les registres juridique,
politique, urbanistique, etc.).
6. Et également des lecteurs du journal Le Monde, puisque celui-ci titre en première page du
13 septembre 1997 : « Abidjan “déguerpit” Washington, son plus vieux bidonville ! »
7. On peut définir brièvement le « genre discursif » comme discours descriptible par des
opérations énonciatives et des marques linguistiques propres et récurrentes (voir aussi les genres
« tableau », « carte », etc.).
8. Ils sont en cours d’élaboration à Abidjan et dans d’autres villes de l’Afrique de l’Ouest.
9. L’AUA est aujourd’hui intégrée à la Direction d’aménagement urbain et construction ( DAUC) du
BNETD.
Le
BNETD,
Bureau national d’études techniques et de développement, correspond à la
nouvelle organisation de l’ancien institut Direction et contrôle des grand travaux ( DCGTx).
10. Qui serait, pour l’anecdote, le nom d’un village d’Auvergne où le colon propriétaire des
terrains d’Abidjan exploitait une petite mine. Cf. Diabate & Kodjo 1991 : 155.
11. Les quartiers de « Chicago » et de « Cocody Dallas ». Mais ce type de nomination, toujours
d’origine populaire et souvent issu des jeunes des quartiers, n’est pas propre à Abidjan.
12. Cette traduction de « santé » a été donnée par Niangoran-Bouah 1969, et le dépouillement des
archives coloniales mené par Christine Terrier a permis d’établir son origine : un traité de paix
(« Traité avec l’Ébrié ») signé en 1867 entre plusieurs villages de l’Ébrié mentionne deux localités
nommées « Santi » et « Yapougon-Santé ». Plus récemment (1899), le capitaine de génie
Houdaille, chargé d’une mission de reconnaissance visant à déterminer le tracé du chemin de fer,
identifie un village nommé « Abidjan-Santey ». En 1903 et 1904, le capitaine Crosson Duplessix,
chef de la mission du chemin de fer, mentionne toujours le village « Abidjan-Santey », qu’il écrit
également « Abidjan-Santé » – les deux graphies apparaissent dans différents rapports, chez lui
et chez d’autres ; la forme « Santé » (prononcé en ébrié santè) s’impose ultérieurement.
13. Remarquons à ce propos que « Ébrié » est un sobriquet attribué par une ethnie voisine, les
Abouré, et que c’est ce nom qui a été adopté par l’administration coloniale et est passé dans
l’usage courant. Les Ébrié se nomment eux-mêmes tchaman, c’est-à-dire : « ceux qui ont été
choisis, les élus ». Voir Diabaté & Kodjo 1991 : 15, ainsi que les notes de Christine Terrier (thèse
en cours sur les Ébrié).
14. Ces noms des quartiers et l’étymologie peuvent cependant différer selon les auteurs.
256
15. La collectivité villageoise détient un droit d’usage et non un droit de propriété sur le sol,
raison pour laquelle elle n’est pas autorisée à aliéner ce patrimoine dont elle n’est que
l’usufruitière, le propriétaire légal étant l’État. Dans la réalité, les pratiques sont souvent
différentes.
16. Fraternité-Matin, 14 et 15 juin 1993 : « Ville d’Abidjan : « mes » quartiers ethniques ». Noter
que, à l’exception de « Biafra » et de « Mossikro », les noms cités ne sont pas des noms officiels de
la liste.
17. « Riviéra » est un nom commun à plusieurs quartiers (« Riviéra africaine », « Riviéra 3
résidentielle », « Riviéra 4 résidentielle », « Riviéra 5 et 6 », « Riviéra 6 (Parc des expositions) »
« Riviéra palmeraie ») qui correspondent chacun à une opération immobilière. Le libellé « Riviéra
3 compensation » indique que cet espace foncier a été attribué à un village en compensation des
terres cédées de gré ou de force.
18. L’humour populaire crée d’ailleurs des sigles ou détourne des sigles existants. Ex. «
SIDA
»
développé en : « syndrome inventé pour décourager les amoureux ».
19. Deux sociétés immobilières publiques et parapubliques, la SOGEFIHA (Société de gestion
financière et de l’habitat) et la SICOGI (Société ivoirienne de construction et de gestion
immobilière) furent chargées de produire des logements en opérations groupées. Par la suite, le
dispositif de production du logement se trouva renforcé : furent créées successivement, une
structure de collecte et de gestion des fonds publics alloués à l’habitat : l’OSHE (Office de soutien
à l’habitat économique) ; une structure d’équipement des terrains urbains : la SETU (Société
d’équipement des terrains urbains) et enfin, une banque de l’habitat : la BNEC (Banque nationale
d’épargne et de crédit). L’appareil de production, désormais au complet, permit la livraison
d’environ 5 000 logements par an entre 1971 et 1977.
20. Selon Blanc, Charbonneau & Parenteau 1991 : 10, le parc abidjanais comporte un peu plus de
60 000 logements alors que le parc dakarois, d’après Osmont 1980 : 97, n’en comporterait pas plus
de 25 000. À Douala, selon Canel, Delis & Girard 1984 : 14, les logements construits par les sociétés
immobilières ne revêtent « qu’un caractère anecdotique » hormis une opération de 7 500
logements économiques lancée dans les années 1980.
21. Nom donné à une école du quartier.
22. Selon Sonia Branca-RosofF, « à l’écrit comme à l’oral, la structure entre parenthèses constitue
une unité isolable par rapport à la structure englobante […] qui entretient [avec elle] des
relations sémantiques […] Sur le plan de l’interprétation du texte, il s’agit d’un matériau
particulièrement intéressant (lien entre argument et justification, justification de ses catégories)
[et] les jeux d’hétérogénéité discursive : par exemple, le traitement de la distance entre ce qui
devrait être dit mais qui appartient à l’énonciation d’un autre » (résumé par l’auteur d’un exposé
sur « Un dispositif graphique : la parenthèse » au « Séminaire d’analyse de discours », MSH-IRESCO,
octobre 1996).
23. Noms de quartiers correspondant à ceux de la liste de la
DCGTx-AUA,
à l’exception de
« manutention ».
24. Et, sous toutes réserves, Cocody, que Diabaté et Kodjo (1991 : 38-40 et 65-67) situent à la fin du
XIXe et au début du XXe siècle sur la presqu’île du Plateau.
25. Les noms de ces quartiers de moins de 100 habitants ou sans résidants sont majoritairement
en français (25 sur 34), en mixte franco-ivoirien et 2 en langues africaines.
26. La DCGTx était chargée de transformer le sol en « sol urbain » et a joué longtemps, notamment
dans les quartiers excentrés, le rôle d’attributaire de parcelles et le rôle de réfèrent lorsqu’un
litige foncier apparaissait entre citadins.
257
AUTEURS
FRANÇOIS LEIMDORFER
DOMINIQUE COURET
JÉRÉMIE KOUADIO N’GUESSAN
CHRISTELLE SOUMAHORO
CHRISTINE TERRIER
258
Les images identitaires à Fès :
divisions de la société, divisions de
la ville
M’hammed Idrissi Janati
« Lors d’un récent voyage au Maroc, je suis retourné à
Fis et, me
trouvant dans le fond de la médina vers six heures et
demie du
soir, à l’heure où les travailleurs regagnent leur
domicile, j’ai été
saisi par le contraste entre le tableau qui m’était offert
et celui
que j’avais connu dans les années lointaines où
j’habitais la ville.
Nous avions affaire à une vieille population citadine. […
] Cette
fois, c’était une foule de paysans, une foule de Berbères
qui
déferlaient dans la médina. »
André ADAM (1974 : 179)
1
À Fès, la question de l’identité locale engage des réalités historiques, économiques,
sociales, politiques et culturelles profondément originales. Les Fassi-s d’origine, dits ahl
Fâs (gens de Fès) ou ouelad Fâs (fils de Fès) 1, pour y être fixés depuis des générations et en
tant qu’ils appartiennent à des familles d’origine, ont toujours contesté le « droit de cité »
aux migrants ruraux, et la reconnaissance à ces derniers de la qualité et du statut de
Fassi-s. Ils ont souvent considéré l’exode rural comme un mal, comme l’expression d’une
crise de « leur » ville. Paradoxalement, nombreux sont aussi les néo-citadins qui
dénoncent à leur tour la « ruralisation » de la ville et accusent les derniers arrivés de
l’aggraver. Ce système de représentations sociales, de soi et des autres, engage parfois de
259
profondes rivalités. Les artefacts langagiers qui organisent ces représentations, issues des
postures et des constructions imaginaires, sont pléthoriques. En effet, et à titre
d’exemple, le Fassi et le ‘roubt2 sont deux appellations métaphoriques fortement
connotées. Présentes dans l’esprit et la rhétorique des habitants de cette ville,
nourrissant des images identitaires et des pratiques de nomination du monde urbain, ces
deux manières de se nommer et de nommer l’autre énoncent des divisions symboliques
de la société et de la ville.
2
Parce qu’elle ne peut prétendre à l’exhaustivité, la présentation qui suit a choisi de se
centrer sur l’étude des manières de nommer et de se nommer dont usent les habitants
originaires de Fès, les immigrés et les descendants d’immigrés3. Il s’agit de se demander
sur quels éléments chacune de ces catégories de la population fassie fonde son identité
locale et comment elle perçoit celle des autres. Comment fonctionnent les mécanismes
d’identification et de différenciation entre les diverses catégories qui se reconnaissent à
Fès ; comment chaque catégorie imaginée se situe-t-elle par rapport à l’autre ? La lecture
des différentes modalités de ces représentations permet de saisir les valeurs
socioculturelles qui les conditionnent, ainsi que les registres particuliers dans lesquels
elles s’inscrivent et s’organisent. Elle a également l’intérêt d’appréhender les rapports de
telle ou telle catégorie sociale au monde urbain dans lequel elle s’inscrit, et donc de
révéler comment le registre spatial fonctionne aussi comme facteur – à côté de
l’économique, du culturel, du social et du politique – de différenciation et de classement
identitaires. Ce rapport à la ville témoigne, sans doute, des dynamiques et des
recompositions dont Fès est le théâtre.
3
Répondre à ces questions – qui tentent aussi de relier la question de l’identité urbaine à
celle de la citadinité – requiert une approche multiforme. Il s’agit d’analyser les facteurs
historiques, sociaux et politiques qui ont permis la naissance des catégories identitaires
imaginées que sont les Fassi-s, les ‘roubiya, les mdiniyin (pluriel de mdini, personne
résidant dans al-madina, la ville), ainsi que d’en explorer les ruptures et les continuités.
On considérera sous ce rapport que le passé agit sur le présent et que les images
identitaires sont des artefacts culturels – pour reprendre une expression de Benedict
Anderson (1983, éd. 1996 : 18) ; les comprendre convenablement implique d’examiner
comment elles sont entrées dans l’histoire et de quelle façon elles se sont chargées de
sens et comment ce sens a pu s’inverser. Dans le même ordre d’idées, on considérera que
les représentations des acteurs d’en bas sont en interaction avec les représentations
savantes et celles des acteurs d’en haut ; de ce fait, les premières sont étudiées de la
même façon que les autres. On considérera, également, que le pluralisme culturel et les
changements en cours sont à la base d’une (re)composition complexe, ouverte et
dynamique des images identitaires à Fès. Une des interrogations auxquelles ce texte tente
de répondre porte sur les facteurs qui réorientent le phénomène identitaire à Fès.
4
Ces identités imaginées seront approchées essentiellement par les mots qui y font
référence et qui divisent symboliquement la société fassie et ses langages, ainsi que la
ville elle-même.
Fès : un système social, spatial et linguistique dualiste
5
La médina de Fès est construite sur les affluents d’une rivière, l’oued Boukhrareb, qui la
traverse du sud-ouest au nord-est, la divisant en deux villes/rives inégales (fig. 1). Celles-
260
ci sont reliées par des ponts, en particulier kantrat bin el-mdoun (pont entre les deux
villes).
6
Originellement, la population de la ville était berbère, tout au moins en ce qui concerne la
ville de la rive droite, madinat Fâs (la ville de Fès), fondée dans les dernières années du
VIIIe siècle par Idris Ier4. Mais, au fil du temps, la population arabe est devenue majoritaire.
Selon certaines versions de l’histoire de la fondation de Fès5, les deux premiers
représentants de la dynastie Idrisside (789 – fin Xe siècle) n’ont envisagé de fonder un État
et de lui donner une capitale qu’avec un peuplement arabe (Martinez-Gros 1997). Lorsque
Idris II6 décide, vers 808, d’élargir la bourgade berbère primitive de Fès et de bâtit sut
l’autre rive une vraie capitale – qui va porter le nom de Fâs el-‘Aliya (Fès-la-haute) –
marquée d’un aspect plus urbain que celle de son père, il souhaite associer les Arabes de
l’Occident musulman à son projet. Durant les périodes des Idrissides, des Almoravides (fin
Xe – milieu XIIe siècles), des Almohades (milieu XIIe – milieu XIIIe siècles), des Mérinides
(milieu XIIIe – fin XVe siècles) et des Sa’adiyines (début XVIe – milieu XVIIe siècles), des
milliers d’Arabes, disent les chroniqueurs, ont quitté Kairouan et des villes de
l’Andalousie pour venir s’installer dans Fâs el-‘Aliya, en particulier. Venus de villes
« adultes », les Andalous, les Kairouanais, les Tlémcéniens et plus tard les Shâmiyyin
venus de l’Orient ont apporté avec eux leurs techniques artisanales, leurs modes de vie,
leurs mœurs, leurs arts, leur savoir-faire, bref toute leur expérience de vie citadine,
« dont les Berbères, dit Roger Le Tourneau, n’avaient qu’une idée incomplète » (1949, éd.
1987 : 47). Constituant de fait une élite intellectuelle, artistique et commerçante, ces
Arabes ont rapidement converti Fâs el-’Aliya, notamment, en ville fortement urbanisée.
Cette figure de ville parfaitement civilisée, selon l’image qu’en donnent des historiens 7,
fut largement enrichie par l’arrivée des Juifs chassés d’Espagne au XVIe siècle, puis par
l’établissement de contacts directs, à partir du milieu du XIXe siècle, entre les
commerçants Fassi-s et l’Europe, notamment l’Angleterre.
FIG.
1. Les deux villes primitives de Fès. Madinat Fâs est située sur la rive droite (à droite de ce plan),
Fâs el-‘Aliya sur la rive gauche.
261
7
Durant des siècles de vie citadine, les unions fréquentes entre ces différents éléments –
éloignés par leurs origines et dont la plupart ont ultérieurement fait souche à Fès – ont
modelé, aux yeux de certains écrivains, le type du Fassi. Décrivant la personnalité de ce
dernier, Roger Le Tourneau, qui a vécu à Fès entre 1930 et 1941, écrit :
La personnalité des Fasis apparaît très forte […]. Il est normal que des citadins
arrivés à un certain degré de civilisation soient fiers d’eux-mêmes. Les Fasis ne font
pas exception à cette règle : ils insistent volontiers sur la gloire de leur passé, sur
l’excellence de leur organisation urbaine, sur l’habileté de leurs artisans, sur la
perfection de leur culture. […] Comparée aux populations rurales qui l’entouraient
et aux autres villes du Maroc, Fès présentait alors une supériorité indéniable à tous
les points de vue. […] le sentiment de supériorité qu’éprouvaient les Fasis était
parfaitement justifié. (1949, éd. 1987 : 205-206).
8
La distribution de la population au sein de Fès a donné lieu, au moins dans un premier
temps, à une division à base ethnique entre ville des Arabes et ville des Berbères. Cette
division n’a pas cessé de constituer, même sous l’unité profonde de Fès, l’ossature de son
système social imaginé. Nombreux sont les auteurs qui nous ont donné, par exemple, des
indications sur la façon dont les deux villes de chacun des Idris (madinat Fâs, construite à
la mode berbère, et Fâs el-’Aliya, fondée et occupée principalement par des Arabes)
étaient disposées. Dans son célèbre ouvrage Rawd al-Qirtâs…, rédigé vers 1326 à la gloire
des Mérinides, Ibn Abi Zar’ souligne qu’à la mort d’Idris II, en 928, Fès fut le théâtre de
troubles violents liés à la lutte pour le pouvoir entre les deux villes8. « Un seul fait est
certain, écrit Roger Le Tourneau, c’est que, dès l’abord, la ville d’Idris II, el-’Aliya, –
topologiquement plus haute que madinat Fâs – a mordu sur la rive droite de l’oued,
affirmant ainsi sa prééminence » (1949, éd. 1987 : 41). Cet observateur recourt encore à
une autre symbolique : il écrit que les Fassi-s de la rive gauche prétendent que les gens de
la rive droite n’ont pas le même tempérament qu’eux (ibid. : 44-45).
9
Le mot el-‘aliya n’était pas donc une simple désignation topologique, mais aussi une
désignation métaphorique fortement connotée. La division spatiale à laquelle renvoyait
ce mot sous-tendait aussi une division sociale.
10
À l’époque des Almoravides et des Almohades (tribus berbères), les Berbères tenaient à
Fès une telle place qu’il était exigé des prédicateurs de la grande mosquée Karaouiyine
qu’ils puissent faire le prône en berbère. Cependant, avec les Mérinides – auxquels est
associé le retour appuyé du rite officiel des Idrissides, le mâlikisme9, que combattaient les
Almohades –, les Arabes, ainsi que les lignées dites shûrafa’ ou al-ashraf (descendants du
prophète), en particulier les Idrissides, vont bénéficier d’un traitement de faveur. N’ayant
pas les mêmes assises religieuses que leurs prédécesseurs et étant à la recherche d’une
légitimation pour leur régime, les Mérinides ont encouragé le chérifisme (la sainteté),
articulé sur le sûfisme (le mysticisme), comme ils ont réactivé la composante arabe de
l’identité fassie. Par cette stratégie idéologique (Kably 1986), les Mérinides ont réservée
aux shûrafa’ une position privilégiée qui va persister avec les dynasties se réclamant des
shûrafa’ : les Sa’diyines, puis les ‘Alaouites.
11
Avec les Mérinides, la division socio-spatiale entre les deux villes et rives de Fès fut
également renforcée. Venant de prendre le pouvoir, ces nouveaux sultans issus de la tribu
berbère Bni-Merine ont préféré construire leur propre cité, en amont de Fès, vers l’ouest :
c’est Fâs Jdid (Fès-le-Neuf), ainsi dénommée par opposition aux deux premières villes de
Fès qui, désormais, portent toutes deux un seul nom, Fâs el-Bali (Fès-le-Vieux). La
discontinuité sociale et spatiale entre ces deux villes est bien marquée. Outre un hiatus
262
spatial qui sépare les deux Fès, Fâs Jdid ne fut, selon les historiens, qu’une Cité-Makhzen 10
, Dar (maison) Makhzen – « une ville d’étrangers » dit Roger Le Tourneau (1949, éd. 1987 :
63) – où ne s’installaient pas les habitants de Fâs el-Bali, mais uniquement les gens de la
tribu des Bni-Merine, leurs serviteurs, le corps administratif et les Juifs dans leur quartier
réservé, le Mellah11. Dans Fèz ou les bourgeois de l’Islam, les frères Tharaud – deux militaires
affectés entre 1917 et 1919 au corps du premier résident général de France au Maroc,
Lyautey – notent que pour un Fassi, un originaire de la vieille cité idrisside, Fâs Jdid, n’est
pas vraiment Fès : « C’est l’endroit où se trouve cette immense chose fermée, mystérieuse,
étrangère, le Dar Makhzen, le palais du Sultan, qui forme un monde à part, avec ses hauts
murs crénelés […] », écrivent-ils (Tharaud & Tharaud 1930 : 18).
12
Sous les premiers souverains ‘Alaouites (1660-1830), les Idrissides -désignés par les textes
de cette époque par l’expression qabaîl al-ashrâf (les tribus des shûrafa’) – s’arrogeaient
une position de droit dans la ville et veillaient à la pureté de leur groupe par une
vérification stricte des généalogies (Cigar 1978-1979 : 100). Dès lors une autre division de
la société vit le jour entre les shûrafa’, les non-shûrafa’ et les mûtasharrifin (ceux qui se
voulaient shûrafa’). Selon la classification de Norman Cigar, les deux dernières catégories
se composent de deux grands groupes : les Bildiyyîn (des musulmans descendants de
Fassi-s juifs convertis à l’Islam) et « le Peuple », un ensemble hétérogène que des
chroniqueurs marocains nomment ahl Fâs (les gens de Fès) et que le sultan ‘Alaouite
Moulay Ismaîl (1672-1727) avait défini comme étant composé par les Lamtiyyin (Berbères
d’origine d’une région du nord de Fès, Lamta) et les Andalous (ibid. : 109).
13
À cette époque, une autre division socio-spatiale distingue dans Fâs el-Bali trois grandes
parties – ou « sections » selon Norman Cigar, qui évoque également le mot arabe jiha
(région) (ibid. : 110) – : deux sur la rive gauche, celle des Lamtiyyin ou ‘Adwat alLamtiyyin, et celle de l’Andalousie ou Fâs al-Andalous ou encore section des
Andalousiyyin, et une seule sur la rive droite, celle de al-‘Adwa ou ‘Adwat Fâs al-Andalous
(fig. 2). Cette division avait achevé de se mettre en place au début du XVIIe siècle, à la suite
de la vague d’immigrants andalous arrivés à Fès. Les élites de chaque jiha étaient d’une
même origine (ibid. : 109). La loyauté était déterminée par le lien ethnique au moins
autant que par l’habitation dans une même section. Chaque section nommait son propre
chef : qaïd (conducteur) 12, kabir (grand) ou ra’w (président/chef). Celui-ci détenait le
pouvoir exécutif et représentait sa Section dans les négociations avec le sultan ou dans
d’autres affaires publiques. Les trois jihât (pluriel de jiha) jouaient un rôle essentiel dans le
fonctionnement politique de la ville à cette époque, car c’était à cette échelle qu’étaient
prises les décisions les plus importantes, telle la reconnaissance d’un sultan (ibid. : 111).
263
FIG.
2. Fès vers 1800.
14
Par ailleurs, cette division tripartite de la ville – qui n’est pas très précise – n’a pas réussi
à supplanter définitivement l’ancienne division qui remonte aux origines de Fès et qui
divise celle-ci en deux villes : madinat Fâs désignée, à partir du XVIIe siècle, sous le nom de
‘Adwat al-Andalous (la rive des Andalous, là où la majorité de ceux-ci se sont installés) et
Fâs el-‘Aliya qui portera le nom de ‘Adwat al-Karaouiyyin (la rive des Kairouanais, là où
ceux-ci se sont installés), division et dénominations conservées jusqu’à présent.
15
Chaque rive était – et reste encore – divisée en quartiers (hawma, plur. hwam)13. Chaque
hawma jouissait d’une certaine autonomie et avait des limites relativement concrètes.
Cette autonomie se manifestait, d’abord, par l’existence d’un certain nombre de portes
qui se fermaient la nuit – et en cas d’insécurité dans la ville, également le jour. Elle se
manifestait aussi par l’existence de certains équipements de base : jama’ (mosquée),
hammam (bain maure), ferran (four à pain), msid (école coranique) et sakâya (fontaine
publique), ainsi que de quelques éléments du commerce de détail : un ‘attar (épicier), un
khaddar (vendeur de al-khûdra, les légumes) et un fahham (vendeur de charbon de bois).
16
Chaque hawma avait son propre chef, le mûqaddam (qui passe devant) 14 ou ra’îs, et
représentait un centre de pouvoir important : c’est à cette échelle spatiale que la
perception des impôts, par exemple, était réalisée au début du XVIIIe siècle (ibid. : 114). À
cette époque, le peuplement de chaque quartier était hétérogène : on y trouvait à la fois
des pauvres et des riches, bien que l’on pût trouver quelques quartiers avec une certaine
concentration ethnique. Selon le géographe Mohamed Naciri, la différenciation entre les
hwam ne s’effectue qu’en fonction de leur éloignement ou de leur proximité de la grande
mosquée Karaouiyine. C’est hawmat Sba’Lewyat (sept tournants) qui avait la primauté
entre toutes les hwam, comme zone de résidence, du fait de son voisinage avec la
Karaouiyine (Naciri 1982). La hawma constituait une communauté dans laquelle les
sentiments d’appartenance et les pratiques de solidarité étaient prédominants. Cette
264
unité spatiale, qui en cas d’événements importants pouvait jouer un certain rôle
politique, correspondait plus à une réalité sociale et humaine qu’à une simple division
administrative.
17
Unité spatiale et sociale de plus petite échelle, darb ou derb est traduit par la plupart des
géographes marocains par « ruelle en impasse »15. Dans le parler quotidien de la
population fassie, le mot darb s’applique aussi bien à une ruelle ouverte qu’à une impasse
et son diminutif, driba, à une très petite ruelle en impasse. Chacun des darb ou derb de
hawma présentait également une diversité de statuts sociaux, mais ces disparités
n’existaient que dans l’ornement intérieur ; les maisons ne se différenciaient guère dans
leur aspect extérieur. La hiérarchie des statuts sociaux s’ordonnait, parfois, en fonction
de la profondeur du darb : la famille la plus aisée occupe le fond, alors que les familles
modestes sont à son entrée ; mais cette disposition n’était pas une règle absolue. Chaque
darb avait lui aussi son autonomie par la limitation de l’accès à ses habitants et l’existence
parfois d’un bab (porte) avec un ‘assas (gardien). Cette organisation de la vie du quartier
et de ses derb-s a joué jadis, avec celle des différentes institutions de la vie urbaine, un
grand rôle dans le processus d’intégration des nouveaux arrivants, de telle sorte que des
gens du « Peuple » ou des Afaqiyin-s (litt. gens venus d’autres horizons) allaient accéder
au statut de qadî (juge) ou de ‘alim (docteur en sciences islamiques), fonctions très
délicates et très symboliques à l’époque.
FIG.
18
3. Fès vers 1950.
La division de la société fassie selon l’origine ethnico-tribale a laissé un marquage
particulier de l’espace de ces deux rives. Aujourd’hui, après quatorze siècles, la carte
toponymique conserve toujours des traces de l’origine berbère, comme elle fournit des
indices marquant bien le poids de la tradition arabe. De oued shûrafa’ à hawmat
Lamtiyyin, passant par foundouq Lihoudi (Foundouq16 du juif) ou rahbat l-Kaïs (Place de
Kaïs, nom d’une tribu arabe), nombreux sont les derb, les hwam et les places qui ont pour
appellation le nom d’une famille fassie ou d’une tribu berbère.
265
19
Avec la pénétration coloniale, au début du XXe siècle, on assiste à des mutations
profondes, dont les principales furent le déplacement du centre de gravité économique et
politique du Maroc de Fès vers deux villes littorales, Casablanca et Rabat, ainsi que la
création par le colonisateur d’une « ville nouvelle », située à l’écart des deux précédentes
Fès (Fâs el Bali et Fâs Jdid), pour servir à l’accueil des colons et des services nés du
protectorat. À la division traditionnelle de Fès entre madinat Fâs et Fâs el-’Aliya, puis
entre Fâs el Bali et Fâs Jdid, se surajoute alors une division nouvelle entre « médina » et
« ville nouvelle », ou « Villeneuve » selon Jacques Berque (1974 : 118-161). En perdant une
grande partie de ses anciennes prérogatives urbaines, Fâs el Bali subit une forte
dévaluation symbolique. Jadis Cité par excellence, son toponyme ne désigne plus, dans le
nouveau dispositif urbain, qu’un simple secteur de la ville : le vieux ou l’ancien (qadim),
opposé au nouveau (jdid)17. Aspirant à un nouveau mode de vie, les Fassi-s aisés quittent la
médina pour la ville nouvelle ou les villes côtières et les vides laissés par ces départs sont
aussitôt remplis par des migrants ruraux, pauvres dans leur majorité. Aux yeux du
sociologue Tajeddine Baddou, « c’est là un fait sociologique remarquable : il n’y a presque
pas de relais dans la migration [vers Fès] donc pas d’apprentissage graduel de la vie
urbaine, qui aurait pu se faire par le biais de résidence dans de petits centres [urbains] »
(1980 : 232).
20
Par suite d’une urbanisation sans base économique, d’un appauvrissement galopant et
d’un chômage obsédant, l’incapacité de Fès à offrir des structures d’accueil susceptibles
d’aider les nouveaux arrivants à faire l’apprentissage de la vie citadine se manifeste avec
une acuité de plus en plus forte. Du fait de ces changements, la dualité arabe / berbère ou
fassi / ‘roubi a tendu à se renforcer.
21
Le Dahir berbère a joué, de ce point de vue, un rôle déterminant18. C’est en mai 1930 que
les autorités du protectorat français au Maroc ont promulgué un dahir sur le droit
coutumier (‘ûrf, droit distinct du droit écrit d’inspiration coranique, chari’a) et
l’organisation de la justice en milieu berbère. Soustrayant les tribus cataloguées comme
berbères au droit coranique, cette législation donne au jma’a (assemblée qui prend en
charge les affaires de la communauté) une compétence judiciaire, en particulier en
matière civile. Les effets de ce texte éminemment politique ont été, semble-t-il,
considérables sur les images de soi et de l’autre. Avec ce dahir l’usage des mots ‘roubi et
mdini, est devenu surabondant et au centre d’un symbolique « scandale » identitaire dans
la plupart des anciennes villes19. La chanson populaire des années 1940-1950 le dénonçait
encore : ainsi certaines chansons de Houssin Slaoui, chanteur réputé de cette époque,
décrivaient avec une ironie critique les relations de méfiance, non manifeste, entre le ‘
roubi et le mdini, notamment dans les villes traditionnelles.
22
Les deux découpages régionaux de l’après-indépendance20, ainsi que la naissance
d’associations et de partis politiques dont l’idéologie s’appuie sut un registre régionaliste
ou linguistique, eurent également pour effet de renforcer les registres identitaires des
conflits. Par sa force symbolique, la région constitue, de plus en plus, un espace
d’identification que même les médias mettent en scène. Le clivage linguistique entre
« arabophones » et « berbérophones » est l’un des clivages sur lequel se greffent des
enjeux sociaux et politiques dans le Maroc d’aujourd’hui.
23
Ces divisions de la société, de la langue et de l’espace semblent contribuer aujourd’hui,
avec d’autres registres de classification, à nourrir les images identitaires des habitants de
Fès, ainsi que leurs manières de nommer la ville et d’agir en son sein.
266
Les images identitaires à Fès : des mots et des
oppositions sémantiques
24
À l’heure actuelle, les images et les revendications identitaires locales à Fès, ainsi que les
formes d’appartenances individuelles et collectives, sont éclatées, multiples et s’élaborent
suivant une pluralité de registres classi-ficatoires. Ces images se trouvent nourries et
guidées en profondeur par des manières de décrire et de classer le monde social et urbain.
Traduisant des catégories identitaires imaginées comme intrinsèquement limitées par des
frontières, certaines de ces classifications trouvent leurs racines dans le passé, d’autres
sont d’invention récente.
L’opposition fassi / ‘roubi : sens et inversion de sens
25
Les descendants des familles qui inventèrent le mode traditionnel d’identification à Fès se
nomment Fassi-s. Ils utilisent communément d’autres modes de nomination renvoyant à
cette identité conflictuelle, dont : ouelad Fâs (fils de Fès), fwassa et fassiyin (Fassi-s), ouelad
‘a’ila (fils de famille, c’est-à-dire de famille fassie), ouelad qa’ Fâs (fils du fond de Fès) ou
ouelad qa’ la-mdina (fils du fond de la médina).
26
Ces dénominations renvoient à une catégorie identitaire déterminée et délimitée par le
critère généalogique, qui reproduit les mêmes symboles qui permirent hier aux Fassi-s de
tracer des frontières entre eux et les autres. S’inscrivant dans ce registre, nombreux sont
ceux qui se définissent comme Fassi-s – parfois sans qu’ils soient natifs ou résidents de
Fès – simplement parce qu’ils appartiennent à un lignage paternel présumé originaire de
cette ville. Le mot « Fassi » – comme c’est le cas pour les autres dénominations
correspondantes – fonctionne comme un signe opaque d’une catégorisation identitaire en
vertu de laquelle aucun processus de dissolution ou d’intégration des non-originaires –
dits encore ‘roubiya – dans la « communauté fassie » ne saurait aboutir. Un ‘roubi ne peut
jamais devenir un Fassi, il est par essence écarté de la citadinité fassie : « le ‘roubi reste
‘roubi même s’il vit cent ans à Fès », disent les Fassi-s ; il ne peut accéder au qa’de la cité.
27
Dans une telle image de soi présentée à autrui, le terme qa‘ représente plus une citadinité
suprême et parfaitement raffinée qu’un espace inaccessible pour l’étranger parce que
parfaitement citadinisé, se situant au fond du labyrinthe de la médina et très loin du foum
(bouche pour le corps, porte pour la ville) où s’installaient normalement les nouveaux
arrivants. Ce qa’représente un « fond » identitaire sur lequel s’enracinent des pratiques
de distinction, à travers lesquelles les Fassi-s de souche affirment leur appartenance à une
communauté. Passé de l’arabe savant à l’arabe dialectal, le mot qa‘ (vulgo : qarr)
s’applique, dans le parler populaire, aussi bien à l’espace, où il désigne « le fond », qu’au
corps humain où il réfère à la partie taboue, interdite et – en principe – inviolable. Dans le
discours des Fassi-s, les emprunts faits au corps humain pour désigner certaines parties
de l’espace ne se limitent pas au terme qa‘ ; d’autres termes comme sder (poitrine), foum
(bouche) ou rass (tête), sont également utilisés pour désigner respectivement le milieu ou
l’entrée d’un espace21. Se nommer ouelad qa‘Fâs, ou même ouelad qa‘qwaî‘Fâs (fils du fond
des fonds de Fès), c’est se considérer comme étant l’opposé de l’autre, celui de la marge, le
‘roubi. Cela traduit une division construite symboliquement de la cité historique, de ses
urbanités et de ses sociétés.
267
28
Les manières de nommer les quartiers populaires périphériques -quartiers peuplés
davantage par des migrants ruraux pauvres – renvoient également à une telle image
identitaire. Dans ce sens, la plupart de ces quartiers sont nommés douar 22 ou karya23
(village). Le territoire et le modèle culturel de référence à travers lesquels l’image
construite du quartier péri-urbain « à problèmes » sont ainsi renvoyés à un ailleurs : le
village. Dans la rhétorique des Fassi-s, le mot ouelad douar est utilisé pour identifier,
stigmatiser et mettre en marge de l’urbanité les ‘roubiya résidanr dans les périphéries, en
particulier. Le mot douar recouvre, le plus souvent, une stigmatisation portée à la fois sur
le lieu et sur ceux qui y résident. Transféré du monde rural au monde urbain et désormais
intégré parmi les mots de la ville au Maroc, le mot douar change de sens. Pris comme
désignation « de l’extérieur » et comme image négative, ce mot renvoie à une logique
différentialiste qui sous-tend non seulement le registre classificatoire de certains acteurs
d’en bas (en l’occurrence, ici, ceux qui se considèrent mdiniyin), mais aussi celui de ceux
d’en haut. Transposée en ville, cette formulation est omniprésente également dans le
discours des aménageurs, des responsables politiques, les élus en particulier, des médias
et du monde savant. Durant les années 1960 et 1970, période où la ville « illégale » au
Maroc était négligée et oubliée par l’État, les mots douar et karya furent officiellement
utilisés pour identifier les quartiers périphériques « sous-intégtés » et pauvres en
équipements urbains ; dans ce contexte ils semblent s’opposer au mot hawma. Vocables de
stigmatisation, ces deux mots semblent être une production du haut reproduite pat le bas.
Ils mémorisent ainsi certains aspects de la politique urbaine au Maroc des années
1960-197024.
29
Le fonctionnement métaphorique est, cependant, évident dans cet emploi du mot douar.
En fait, cette dénomination n’est pas, dans notre cas d’espèce, le signe d’une clôture
identitaire ou d’un espace tribalisé avec des frontières, comme c’est le cas dans l’espace
d’origine. Certes, le nom de certains douar-s à Fès se réfère à une identité particulière et
segmentée : douar Riafa, dont le nom désigne les originaires du Rif (montagnes du Nord
marocain) ; douar Jbala, dont le nom désigne les originaires du Jbal (la partie ouest du
Nord marocain), etc., mais, en réalité, ces douar-s sont habités par une population
diversifiée et éclatée qui ne partage pas une même identité tribale.
30
Les habitants de ces douar-s sont, aux yeux de certains qui se définissent comme
Mdiniyin, des apâches, des hawhaw (aboiements du chien), des awbâch-s (pluriel de wabach
: mot de l’arabe classique qui signifie bas peuple et/ou poubelle, ordure, résidu). Présents
dans le parler quotidien des acteurs d’en bas, certains de ces vocables de stigmatisation,
comme regards du dehors, trouvent leur origine dans les discours des représentants du
pouvoir. Après les violentes manifestations contestataires qui se sont produites à Fès en
décembre 199025, des hauts responsables politiques ont gratifié ces manifestants de
l’étiquette de awbach-s, afin de les discréditer dans l’opinion publique. Ce mot a eu, par la
suite, un grand pouvoir : il a été adopté par des acteurs de base, témoignant ainsi d’une
certaine influence du monde politique sur le monde ordinaire.
31
Cependant, dans le vécu quotidien de certains Fassi-s d’origine, une telle identification
archéologique révèle un « mythe » : elle est bâtie moins sur le modèle traditionnel de la
citadinité fassie que sur des frustrations nées des bouleversements sociaux, économiques,
politiques et urbains du XXe siècle : appauvrissement d’une partie de ces Fassi-s d’origine,
destruction de l’économie traditionnelle, recomposition sociale, etc. Ce « mythe » fait
que, lors de la mise en actes de certaines stratégies, de tels signes ne jouent plus un rôle
déterminant. Dans le choix que les filles fassies font de leur futur conjoint, par exemple,
268
le critère de la fortune l’emporte, de plus en plus, sur celui de l’origine géographique ou
culturelle26. Faute de pouvoir résister au changement, les Fassi-s d’origine ont de plus en
plus tendance, parfois comte leur gré, à s’accommoder de l’altérité. Le choix qu’ils
opéraient jadis en matière de mariage, de métier, de relations est de plus en plus en
retrait. Ce nouvel ordre social est moins le résultat de l’accomplissement par les migrants
ruraux d’un parcours linéaire d’inscription dans le milieu d’accueil que des effets du
changement qui affecte la société urbaine marocaine dans son ensemble : paupérisation,
contournement des élites traditionnelles et apparition de nouvelles élites, en particulier.
Dans ce cas, le processus d’intégration prend des sens différents : non seulement les
migrants ruraux s’intègrent dans la société d’accueil – la communauté des Fassi-s
d’origine en l’occurrence –, mais c’est aussi cette dernière qui désormais intègre la
« différence » culturelle. Cette nouvelle dimension de l’intégration urbaine renvoie aux
nouveaux critères de différenciation qui travaillent la société urbaine au Maroc,
notamment à Fès, où les comportements liés aux relations de classe et aux intérêts
économiques priment, de plus en plus, sur ceux liés à l’identification régionale ou
généalogique. De ce fait, le « seuil d’indulgence » du Fassi à l’égard du ‘roubi varie en
fonction des contextes et des acteurs.
32
Dans la rhétorique de certains Fassi-s, la dénomination de ‘roubi ne se limite pas, par
ailleurs, aux seuls migrants ruraux ; elle caractérise également des conduites et des
façons de faire et de dire. Le ‘roubi serait aussi toute personne sale, dépourvue de goût, de
culture, de conscience civique et indifférente à la modernité. Le raffinement perpétuel
des savoirs et savoir-faire dans l’art culinaire ou vestimentaire représente, en effet, pour
certains Fassi-s d’origine une nécessité pour la pérennisation de la singularité de « leur »
culture, et par conséquent, de « leur » identité. À cette échelle, les conflits identitaires
deviennent proprement des conflits d’intégration à une culture urbaine, celle des couches
aisées – intégration que le processus accéléré de paupérisation rend de plus en plus
difficile. Dans cette logique, les ‘roubiya ne sont pas uniquement les personnes d’origine
rurale, mais peuvent également être des Fassi-s depuis de nombreuses générations. La
césure qui sépare le fassi du ‘roubi relève cette fois de l’ordre de la civilité : le premier est
présumé civilisé et le second non. Dans ce registte qui renvoie à la dynamique du champ
pratique, la citadinité fassie, si auto-référentielle soit-elle, est aujourd’hui en mouvement ;
elle serait, en quelque sorte, un invariant travaillé perpétuellement par des variations.
33
Le degré auquel se situe cette évolution vers la modernité diffère, par ailleurs, d’une
couche sociale à une autre. C’est pourquoi ce qui est, par exemple, qualifié de « goût
rural » ne peut donner lieu à une définition unanime ; ce qui est ‘roubi pour certains ne
l’est en effet pas pour d’autres. Ce constat témoigne d’un décalage entre les schèmes
classificatoires, les postures et les regards propres à ceux qui se disent ahl Fâs.
34
Mais, dans un registre qui inverse la hiérarchie dominante des valeurs, le mot Fassi
devient un mot de stigmatisation. Ce registre sous-tend, en particulier, la logique et
l’imaginaire des originaires de la campagne qui se considèrent toujours comme ‘roubiya.
Ceux-ci ironisent souvent sur « l’accent » fassi, en particulier sur la manière de réaliser
les deux phonèmes |q| et |r|, que certains Fassi-s d’origine prononcent plutôt
respectivement [gh] et [‘]. Ils stigmatisent ce faisant la personnalité des Fassi-s et des
mdiniyin qu’ils nomment aussi ouelad mama (fils à maman) ou ouelad chleyda (fils de la
salade), c’est-à-dire des gens douillets, faibles, fragiles et habitués à une vie facile ; tandis
qu’eux-mêmes se qualifient de harchine (durs) ou qafzine (sauteurs), c’est-à-dire malins,
intelligents, forts, durs et débrouillards.
269
35
La dénomination ‘roubi prend ainsi le sens d’une valorisation. Elle renvoie à une catégorie
identitaire englobant tous ceux qui, bien que fixés à Fès, ne s’identifient ni comme
mdiniyin ni comme fassiyin. Il s’agit aussi bien de pauvres que de fiches, d’illettrés que
d’universitaires qui, gardant le plus souvent un lien avec leur milieu d’origine, ne cessent
de se penser comme ‘roubiya (ruraux). Se faisant désigner par leur origine régionale, ceux
qui s’identifient comme ‘roubiya vivent avec des schèmes perceptifs proches de ceux qui
fonctionnent toujours dans leur milieu d’origine. La dénomination de ‘roubi, qui se veut
flétrissante, se trouve ainsi intériorisée et revendiquée avec fierté par les « victimes » de
cette stigmatisation. Elle renvoie dans leur imaginaire à un sentiment de ne pas
appartenir aux Fassi-s. Être nommé fassi ou oueld Fâs ne fait pas, pour cet-tains ‘roubiya,
l’objet d’une fierté ou d’un idéal à atteindre ; c’est juste une étiquette qui peut même être
vexatoire. Dans ce sens, et par inversion de valeurs, le mot ‘roubi fonctionne comme une
identité pour soi acceptée et intériorisée à travers le sentiment d’appartenance à un
groupe auto-valo-risé. De fait, Fès est, de plus en plus, partagée par une pluralité de
références identitaires correspondant à une pluralité d’origines régionales de ses
habitants.
Le mot mdini : une combinaison d’identités
36
Mdini est l’un des mots de classification présents dans le langage de la société fassie.
Située diversement par rapport à l’opposition traditionnelle fassi / ‘roubi, cette
appellation renvoie à trois revendications identitaites.
37
La première est celle des non-originaires de Fès qui se définissent comme mdiniyin, en
tant qu’ils ont intériorisé les habitus urbains, mais qui ne se veulent pas Fassi-s, dans le
sens restreint du mot. Ce type d’identité résulte de la combinaison de deux identités
distinctes, renvoyant à deux stratégies, l’une qui revendique le droit à la ville, l’autre qui
s’attache à l’origine géographique. La deuxième signification du mot mdini renvoie à un
registre identitaire qui sous-tend la logique de certains migrants ou descendants de
migrants ruraux qui se définissent comme mdiniyin -fassiyin, en tant qu’ils sont nés et/ou
qu’ils vivent dans une madina qui porte le nom de Fâs. La troisième revendication
identitaire à laquelle renvoie ce mot est celle des néo-citadins qui se définissent comme
mdiniyin, en tant qu’ils ont intériorisé les habitus urbains, mais pour qui l’acquisition de
l’identité fassie ne peut être que le produit d’un processus de socialisation dans Fès et de
l’acquisition de la culture et de la citadinité fassie traditionnelle, lequel processus est
cognitif, affectif et expressif. Cette représentation est celle que se font les descendants
des migrants ruraux qui, ayant occupé, en particulier, l’espace de la vieille Fès – laissé
vacant après le départ des Fassi-s de souche – ont tenté d’investir le modèle de la
citadinité fassie et de l’intégrer dans leur habitus. La rupture totale avec le milieu rural
d’origine, la réussite dans les études et dans la vie professionnelle, les pratiques de loisirs,
les réseaux élargis de relations sociales, le mariage avec un(e) Fassi(e) d’origine,
l’acquisition du savoir-faire des Fassi-s constituent, aux yeux de cette catégorie, les
facteurs et les conditions favorisant le processus permettant l’ »affinage culturel » et, par
conséquent, rendant possible l’attribution aux (descendants de) migrants ruraux de
l’étiquette de citadin Fassi. Dans ce registre identitaire, la citadinité fassie n’est pas
réservée au seul monde des Fassi-s d’origine. Conçue dans sa dimension processuelle, elle
est acquisitive et non héréditaire, globale et non archéologique.
270
38
Néanmoins, aux yeux des Fassi-s d’origine, les mdiniyin qui prétendent s’identifier à eux
souffrent de ne pas être des fwassa hrâr (vrais Fassi-s), faute d’être des ouelad qa‘ Fâs ; leur
citadinité est frelatée et leur identité n’est que fictive ; elle n’est imaginée qu’en vertu de
leur résidence à Fès. Nombre de proverbes fassis font ressortir de telles représentations :
« Que Dieu te protège du ‘roubi s’il s’urbanise » disent les Fassi-s de souche en parlant d’un
‘roubi qui adopte et imite les coutumes urbaines, alors qu’il ne les comprend pas en
profondeur.
39
Plus récemment, et avec la montée en puissance des dénommés « islamistes » – dans le
registre politique –, d’autres signes et mots d’identification sont apparus et se donnent à
voir, témoignant d’une recomposition en cours des référents identitaires et des modes de
nomination de soi et des autres.
40
Traduisant des stratégies de classification, les modes de nomination précités sont aussi au
centre des manières de nommer les différentes unités spatiales de Fès.
Deux mots pour une division spatiale et sociale : altaht (le bas) et al-fouq (le haut)
41
À Fès, le spatial fonctionne aussi comme facteur – à côté de l’économique, du culturel et
du social – de différenciation et de classement identitaires. En effet, certains regards sur
soi et sur l’autre ne prennent pas seulement un caractère langagier ; ils débouchent aussi
sur une représentation en acte de la ville, ou de certaines de ses composantes.
42
Témoignant d’une certaine compétence langagière à nommer l’espace, à le diviser et à le
définir, les manières populaires de nommer la médina et son « opposée », la ville nouvelle
– respectivement la-mdina et la-ville dans le parler quotidien – sont aussi un indice
important pour décrypter de telles images identitaires. En ce sens, les diverses
dénominations utilisées par tous dans la langue familière à Fès – al-taht (le bas), al-kahf (la
grotte) ou al-hafra (le trou) pour la-mdina, de plus en plus habitée par des pauvres, et alfouq (le haut), pour la-ville – ne sont pas de simples désignations topologiques, mais aussi
des désignations métaphoriques d’une opposition socio-spatiale. En fait, la zone non œdificandi, entre la ville nouvelle et la médina, prend la forme d’une pente qui sépare le
plateau sur lequel la ville nouvelle s’est développée, de la cuvette basse qui constitue le
site de la médina. Dans l’imaginaire des habitants, cette zone ne symbolise pas une simple
différence d’altitude entre un « haut » et un « bas », mais aussi un hiatus temporel qui
isole et sépare deux villes relevant de deux époques différentes et évoluant à des vitesses
différentes.
43
Si la-mdina (al-madina al-qadima en arabe littéral et l’ancienne médina en français
administratif et savant) est topographiquement située dans un creux et, donc, en
contrebas de la-ville (al-madina al-jadida en arabe et la ville nouvelle en français
administratif et savant), elle représente désormais dans l’imaginaire de la population, et
notamment dans celui des Fassi-s d’origine, la saleté, l’enfermement, l’enterrement, la
régression, l’archaïsme, l’incivilité et l’infériorité par rapport à la ville nouvelle, topologiquement haute, laquelle incarne au contraire la modernité, la civilité et une certaine
prééminence symbolique par rapport à la médina.
44
Al-taht et al-frouq, comme désignations topologiques, constituent donc un système
d’interprétation qui renvoie également à des représentations particulières d’une division
de l’espace et de la société. Cette division repose non seulement sur l’opposition urbanité
271
/ ruralité, mais aussi sur d’autres registres de classification tels que incivilité / civilité,
saleté / propreté, archaïsme / modernité, pauvreté / richesse. Très intériorisés par les
habitants de Fès, ces deux mots, en tant qu’ils sont symboliques de la ville et langage de
ses divisions, traduisent un ensemble de signes s’or-ganisant dans un système dont les
dichotomies sont multiples. Selon la logique qui sous-tend celles-ci, l’image négative de la
médina – dont le site est bas et l’environnement très dégradé – induit et définit l’image de
son contenu, la population qui y réside. Il s’agit d’une logique hiérarchisante pour qui la
stigmatisation touche aussi bien le lieu que ceux qui l’occupent : ouelad al-hafra (les fils du
trou), donc ceux qui résident dans la médina, sont, selon une telle logique, des gens du
bas de l’échelle sociale et non civilisés. La division spatiale à laquelle renvoient les mots
al-hafra, al-taht, al-kahf et al-frouq sous-tendent donc aussi une division sociale. Même les
deux appellations officielles d’« ancienne médina » et de « ville nouvelle » renvoient à
deux catégories désignant non seulement deux espaces dont l’histoire est différente, mais
aussi deux modes de vie distincts.
45
Ce champ métaphorique témoigne de la nouvelle hiérarchisation de la société et de
l’espace à Fès ; une hiérarchisation de plus en plus à base économique et qui se donne à
voir dans l’espace, ce qui fait que le lieu de résidence constitue aujourd’hui un marqueur
des identités de classe. Dans ce nouvel ordre, chaque hawma de la médina a, certes, gardé
son ancien nom et ses anciennes limites27 – quoique la plupart des portes ne fonctionnent
plus – mais ces limites ne correspondent guère à celles de la hawma, telle qu’elle est vécue
et perçue par sa nouvelle population.
46
Monter du « bas » vers le « haut » – où le quartier prend le nom de hay (vivant) et non
celui de hawma – est dans l’imaginaire des résidents de la médina une promotion. Pour les
Fassi-s d’origine, cette promotion prend, en outre, le sens d’une fuite hors d’un
environnement qui s’est « rura-lisé » ; au rebours, pour les autres catégories identitaires,
cette mobilité résidentielle prend, d’abord, le sens d’une mobilité sociale ascendante. Le
témoignage de K., un homme de trente-six ans, originaire de la médina de Fès et résidant
à Londres depuis 1990, illustre un cas de figure des Fassi-s d’origine :
Ça fait cinq ans que j’ai quitté la-mdina ; en y revenant j’ai eu l’impression d’être
revenu au temps de la préhistoire. Des gens qui mangent n’importe quoi, s’habillent
n’importe comment, dorment n’importe où […]. Du coup, j’ai poussé mes parents à
vendre leur habitation [la moitié d’une maison traditionnelle, dont la superficie
dépasse les 500 m2], pour sortir du al-kahf afin de monter à al-fouq [où ils ont acheté
un appartement d’environ 140 m2], voir la lumière et vivre de manière un peu
civilisée avec des gens civilisés (entretien du 15 mai 1995).
47
De la même façon, une érudiante résidant dans la médina a assimilé, lors d’un entretien,
le statut de cette dernière et celui de la ville nouvelle, respectivement, à celui des pays du
Sud, pauvres et non civilisés / urbanisés, et à celui des pays du Nord, riches et civilisés.
48
Ces images négatives de la médina exprimées par des acteurs ordinaires semblent être
dans le droit fil de la représentation du monde savant. La thèse de la « ruralisation » des
médinas, en particulier, comme cause principale de la crise de celles-ci et de leur ordre
urbain, a longtemps marqué la pensée savante, notamment de certains géographes et
sociologues des années 1970 et 1980. Le témoignage d’André Adam présenté en exergue
en constitue un cas exemplaire.
49
Si, proprement, la-mdina équivaut en français à « la ville », dans le parler de la population
fassie la-mdina – dont l’usage ne remonte qu’à l’époque de l’apparition de la ville
européenne – et la-ville (emprunt fassi au français) sont pensées comme deux
272
configurations socio-spatiales opposées : la première, qui représente « l’espace d’identité
culturelle musulmane » – selon la formule de Jean Hensens (1982b) – désigne un « bas » et
la seconde, à l’origine ville des colons, désigne un « haut ». Les événements politiques et
urbanistiques de la première moitié du XXe siècle sont donc à l’origine d’un renversement
de la géographie de Fès ainsi que des images qui en découlent : la ville européenne va
devenir un haut et un centre28 qui symbolisent la modernité, tandis que la cité d’hier, la
médina (selon la terminologie coloniale), va se trouver dévaluée et dégradée en un espace
d’exclusion, un simple quartier taht (bas) où résident ceux qui ne peuvent pas – vu leur
pauvreté – accéder au al-fouq. Vocabulaire de stigmatisation et de classification spatiale et
sociale, le mot al-taht marque donc un nouveau regard porté sur la Cité d’hier : un regard
négatif dont la genèse date des premières années du protectorat français et qui s’est
développé au fil du temps, avec la dégradation de cette Cité. Même Fâs el-‘Aliya
d’autrefois est pensée aujourd’hui comme un « bas » qui désigne une nouvelle division de
la société et de la ville.
50
Jouant un rôle non négligeable dans les stratégies de distinction, la mobilité résidentielle
de la médina vers la ville nouvelle est aujourd’hui de nature ségrégative. Ceux qui
quittent la première pour monter en haut ne sont pas seulement des Fassi-s d’origine,
mais également des néo-citadins : deux catégories avides de goûter à la vie moderne, et
pour lesquelles à l’opposition citadin / non-citadin se substitue parfois celle d’ancien /
nouveau ou moderne (qdîm ou bali / jdid ou ‘asri). Dans ce sens, le mot al-fouq évoque
toujours, certes, un modèle d’urbanité conçu comme « supérieur », mais aussi désormais
une urbanité « moderne » – qui commande un autre usage social que celui qui est propre
à la médina. Les pauvres eux-mêmes rêvent de quitter la-mdina et d’aller résider dans les
quartiers de la classe moyenne et aisée de la ville nouvelle, supposés modernes et plus
civilisés / urbanisés. En effet, étant donné la dégradation de son environnement, la
médina intra-muros (Fès el-Bali) ne fait plus aujourd’hui, pour la majorité des habitants
de Fès, l’objet d’une demande sociale en matière de résidence. En témoigne la régression
continue de la cote de son foncier bâti (Idrissi Janati 1997).
51
L’évolution négative du rôle de la médina, en tant qu’ancien support spatial de la
construction de l’identité fassie, s’est donc accompagnée de l’émergence de nouveaux
territoires symboliques (les quartiers chics de la ville nouvelle, mais aussi de Casablanca,
capitale économique et de Rabat, capitale politique) qui ont relégué la médina en marge,
aussi bien au niveau local que national.
52
Néanmoins, la dévalorisation de ce « bas » est loin d’être systématique. Elle est
déterminée par la situation de l’acteur, sa logique et le registre dans lequel il se situe au
moment où il parle. En fait, ce même « bas » est simultanément revalorisé par certains de
ceux qui y résident comme un objet patrimonial (pl. IV), un espace plus fonctionnel que la
ville nouvelle et/ou une terre du « vrai » Islam. Les propos de Mohamed, un homme de
trente-huit ans, artisan, issu d’une famille pauvre originaire de la médina, le signalent
clairement :
Les vrais musulmans sont ceux qui habitent en médina ; ceux qui habitent en haut
ne sont pas des musulmans ; ils n’adorent que l’argent ; ils sont des mécréants ; ils
ne font pas la prière ; ils mangent pendant le ramadan et ils oppriment les pauvres
[…]. Dans la médina il y a la pauvreté, mais il y a aussi l’Islam.
53
Cette image fait écho à la division ethnique de Fès avant l’indépendance, où la ville
(européenne) était le territoire de la prépondérance des non-musulmans et la médina (la
273
ville arabe), celui de la prépondérance des musulmans. Ce modèle de division a disparu,
mais l’image symbolique en est restée, semble-t-il.
54
À Fès, la société et la ville sont divisées par une pluralité de mots. Ces mots renvoient à
des catégories identitaires construites qui s’opposent et dont les contours sont mouvants
malgré leur apparence immuable. Cette pluralité de mots découle de la variété des
dispositions sociales et spatiales, de la multiplicité des positions, et de la diversité des
conditionnements de la subjectivité des acteurs sociaux. Dans la dimension symbolique,
ces mots traduisent des idéologies classifiantes et des images identitaires qui se
définissent de manière relationnelle. Ils s’inscrivent dans des champs sémantiques divers
et ne font sens que dans une situation donnée de relation sociale ; leurs connotations sont
éminemment flexibles : pour saisir le sens et les représentations qui les entourent, il faut
savoir qui les véhicule, dans quel contexte et contre qui.
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NOTES
1. La transcription utilisée dans ce texte est la suivante : la lettre hamza a été rendue par le signe’,
la lettre ‘ayn par le signe ‘, la lettre qâf par q ou k, la lettre kha’ par kh. Les voyelles longues ont été
représentées par â, î, û (prononcé « ou »).
2. L’origine étymologique du mot dialectal ‘roubi serait, semble-t-il, le mot dialectal a’rab (un
arabe). Dans les milieux berbérophones le mot a’rab désigne l’étranger – traduisant ainsi
l’opposition historique Arabe / Berbère. Transposé dans les milieux urbains, le mot a’rab prend
une déviation et devient ‘roubi. Dans les villes du Nord-Ouest marocain, par exemple, le mot ‘roubi
s’applique à tout étranger à la ville, qu’il soit rural ou citadin. À Fès, par ailleurs, ‘roubi (plur. ‘
roubiya) est le migrant rural, qu’il soit arabe ou berbère ; ‘roubiya c’est aussi la campagne. Le
même mot a d’autres connotations très flexibles, selon le contexte et les acteurs. J’y reviendrai.
3. Mes recherches sur cette question s’inscrivent dans le cadre d’une thèse de doctorat de
géographie intitulé « Les jeunes des quartiers populaires à Fès : représentations sociales et
territorialités urbaines » (préparé et soutenu sous la direction de Pierre Signoles et Michel
Lussault, URBAMA, Université de Tours, janv. 2001). Le corpus de cette étude est constitué pour
275
une grande part de données recueillies au cours d’une enquête de terrain basée sur l’observation
et sur des entretiens. Il repose aussi sur la littérature écrite et orale et divers documents
cartographiques et statistiques.
4. Descendant de ‘Ali, gendre du Prophète, et « réfugié politique » venu d’Orient à la recherche
d’une souveraineté, Idris Ier s’installe en 789 à Walili (la Volubilis romaine) au milieu d’une tribu
berbère, les Awraba, qui lui fait bon accueil et le considère comme imâm (chef spirituel) légitime.
S’appuyant sur cette tribu, il entreprend de se tailler un empire. Selon la littérature, c’est sa
qualité de descendant du Prophète, donc de charif, qui lui assurait un tel prestige. Afin de
marquer son ascension politique, il commença à bâtir – à l’emplacement d’un marécage
broussailleux – madinat Fâs (la ville de Fès) sur la rive droite, et des Berbères s’y installèrent.
5. Il importe de préciser que l’histoire écrite des Idrissides fut dans une large mesure une
construction des Mérinides et que les premiers textes constituant des sources originales pour
l’histoire de Fès remontent seulement à l’époque mérinidienne.
6. Celui-ci fut aussi reconnu comme souverain par les Awraba, du fait qu’ils virent son père en lui
ou qu’il était né d’une mère indigène, suivant les versions.
7. La Ville selon Ibn Khaldoun (éd. 1978-1997) est d’abord conçue comme aboutissement d’une
évolution naturelle de la société humaine, allant de la production de la subsistance à la
production du complément, et, enfin à celle du superflu, phase où apparaît la civilisation (alhadâra) dont l’opposé est al-badâwa (la vie rurale).
8. Ibn Abi Zar’, Al-anîs Al-motrîb bi Rawd el Qirtas fi akhbar molouk al-Maghreb wa Tarikh madinat Fas
[Histoire des rois du Maghreb et annales de la ville de Fès], cité par Le Tourneau 1949, éd. 1987 :
50.
9. Initié par Malik Ibn Anas, imam de Médine, le mâlikisme est un des quatre rites (madahîb, pluriel
de madhâb) de l’islam.
10. Historiquement, le terme Makhzen désignait une autorité invoquant la raison divine pour
imposer à des communautés territoriales et religieuses autonomes des relations d’allégeance.
Actuellement, cette appellation n’existe plus officiellement, mais elle est couramment utilisée
dans le langage populaire pour désigner l’État et ses agents (voir Claisse 1992).
11. Dans l’histoire des villes du monde arabe, la « mise à l’écart » des Juifs remonte à la charte du
kalife Omar qui a assigné à ceux-ci un quartier fermé en terre d’Islam. Au Maroc ce quartier fut
dénommé mellah. Aujourd’hui, la plupart des anciens mellah-s, vidés de leur population d’origine,
symbolisent des pôles de plusieurs pathologies urbaines et sociales : insalubrité, insécurité,
prostitution, etc.
12. Aujourd’hui le qaïd est un agent d’autorité à l’échelle d’un arrondissement (al-qaiyâda ou addaira « le cercle ») regroupant plusieurs quartiers.
13. Selon Lissân al-’Arab d’Ibn Mandhûr (éd. 1990, 12 : 126), l’étymologie du mot hawma serait : 1)
le verbe arabe hâma ou dâra = tourner et retourner autour d’une chose ou d’un lieu clos ; 2) le mot
al-hawmatû = le site clos de quelque chose excessive (hawmatû al-ma’ [l’eau] serait un énorme
bassin d’eau) ; 3) le mot al-hawmû = un énorme troupeau de chameaux. Ainsi la hawma (le
quartier) renvoie-t-elle à un espace d’une forme close où s’abrite une population unie par des
liens de sang ou de voisinage.
14. Aujourd’hui le mûqaddam est un agent d’autorité à l’échelle du quartier. Il aide les habitants
dans certaines démarches administratives, comme il surveille aussi, et surtout, ce qui se passe et
ce qui se dit dans « son » quartier, et il en rend compte au qaïd.
15. Ibn Mandhûr (éd. 1990, 1 : 374) note que l’origine du mot darb est « le chemin le plus serré
dans une montagne ». darb (pluriel dirâb) est aussi « la porte ou l’entrée d’une rue ». Cet auteur
fait également la nuance entre darb = une rue sans issue (ghayr nâfidha), une impasse, et darab =
une rue ouverte (nâfidha).
276
16. Le foundouq est une forme architecturale constituée de cellules rangées autour d’une cour
fermée. À l’origine, il avait une fonction d’entrepôt et d’accueil des marchands et d’écuries. À Fès,
la plupart des foundouq-s sont transformés en ateliers d’artisans et/ou en logements.
17. Cette réduction de sens est explicite dans les définitions usuelles du mot « médina ». Pour le
Nouveau Petit Robert (1993), la médina est la « partie musulmane d’une ville (opposé à ville
européenne) en Afrique (spécialement au Maroc) ». Voir aussi Hensens 1982a.
18. Selon certains historiens, ce dahir est le couronnement de la politique du Protectorat qui a
cherché à séparer les Arabes et les Berbères et à appliquer le principe « diviser pour régner »
(voir Brignon et al. 1967).
19. Les auteurs d’Histoire du Maroc (Brignon et al. 1967 : 392) notent, par ailleurs, que ce Dahir a
provoqué un vaste mouvement de protestation, religieuse en particulier, au cours duquel les
fidèles rassemblés dans les mosquées avaient récité des prières pour la sauvegarde de l’unité
entre les Arabes et les Berbères.
20. En 1971, le territoire marocain a été découpé en sept régions ; en 1996 le nombre de ces
régions a été porté à seize.
21. Pour plus de précisions sur cet imaginaire populaire, voir notamment Boughali 1974 et
Dialmy 1995.
22. Le Nouveau Petit Robert (1993 : 680) distingue deux acceptions de douar : 1) agglomération de
tentes disposées en cercle, que les Arabes nomades installent temporairement ; 2) division
administrative rurale en Afrique du Nord. L’étymologie de douar renvoie à « cercle » (verbe dara =
tourner en faisant un cercle, douara en dialectal).
23. Généralement traduit au Maroc par « village », karya est un terme arabe qui, à l’époque
préislamique, s’appliquait à une agglomération relativement importante. L’expression Oum alKourâ (la mère des kourâ, pluriel de karya) désignait, à cette époque, La Mecque. Équivalent du
terme araméen madina, le terme karya fut introduit dans la langue arabe par la Prophète qui, lors
de son installation à Yathrib, change le nom de cette agglomération pour lui attribuer celui de alMadina (Médine). Ainsi Karya et Madina désigneraient, au début de l’époque islamique, les mêmes
réalités (voir Naciri & Raymond 1997 : notamment 39-40.)
24. Il convient de noter que, dans le cadre de la restructuration de certains douar-s à Fès, de
nouvelles dénominations administratives – telles que hay jdid (quartier Neuf) – ont été choisies
pour remplacer le mot douar ou karya. Exprimant une certaine réforme urbaine, ces nouveaux
énoncés officiels visent, semble-t-il, à doter les anciens habitants des bidonvilles d’une identité
citadine valorisée.
25. Ces émeutes ont eu lieu à la suite du mot d’ordre de grève générale lancé par deux grands
syndicats d’opposition. Au cours de ces émeutes, des centaines de jeunes des quartiers populaires
périphériques ont envahi les autres parties de la ville afin d’y manifester leur mécontentement et
d’y protester contre leur détresse, attaquant au passage certains symboles matériels de
l’opulence (agences bancaires, autocars, agences d’assurances, commerces de luxe, etc.).
26. Rappelons que dans un contexte socioéconomique de plus en plus marqué par le chômage et
la misère, il est devenu difficile au Maroc de se marier jeune. De ce fait, les stratégies
matrimoniales « classiques » subissent actuellement de profonds changements.
27. Ces limites ne se superposent pas avec les découpages des nouvelles administrations
urbaines : découpage électoral (addaira : circonscription), découpage de la police (al-moukata’a :
district), de la Régie de distribution d’eau et d’électricité (nahiya : localité ou al-jawla : tournée),
de l’administration locale (al-moukata’a ou al-kaiyada : arrondissement). D’après mes enquêtes de
terrain, ces découpages administratifs – qui ne se superposent pas – ne semblent pas avoir de
sens social dans les représentations et le vécu des acteurs d’en bas.
28. D’après mes enquêtes de terrain auprès des jeunes des quartiers populaires à Fès, l’espace
fort dans l’image du centre-ville est le noyau de la ville nouvelle constitué des deux grands
boulevards Mohamed-V et Hassan-II. Dans les documents d’urbanisme, ces deux boulevards sont
277
également assimilés au centre-ville, alors que la médina est traitée comme un simple quartier.
Dans le parler quotidien de la population de la médina, l’usage en français du mot « la ville » ne
renvoie souvent qu’à ce centre.
AUTEUR
M’HAMMED IDRISSI JANATI
278
Conclusion
279
Langage, société et divisions
urbaines
Christian Topalov
1
Les différenciations de l’espace qu’enregistre et institue le langage ne sont ni aussi
stables, ni aussi partagées qu’on pourrait le croire. Des travaux désormais nombreux se
sont attachés à mettre au jour les luttes de classement qui sont au principe de la
dynamique et de l’intelligibilité des nomenclatures relevant du sens supposé commun
dans une société donnée : on sait mieux désormais que l’accord est tien moins qu’assuré
sur les « objets » que la langue désigne et que celle-ci est un vecteur aussi bien qu’un
indice de conflits symboliques et de leurs issues. Les systèmes lexicaux et leurs
changements peuvent ainsi être inscrits dans des processus sociaux où les
« représentations » sont partie intégrante de la « réalité ». Elles ne sont plus en effet
regardées comme des redoublements objectifs (science), intéressés (idéologie) ou
arbitraires (culture) d’un monde social qui serait déjà là, mais comme des formes de
l’expérience de celui-ci, des moyens pour s’y placer et déplacer, éventuellement pour le
changer. Dès lors, les processus classificatoires peuvent être étudiés dans de multiples
dimensions : ils relèvent de la pratique et de ses éléments matériels autant que de la
symbolisation langagière, ils impliquent des conflits réglés autant que des consensus
sociétaux inscrits dans la langue commune, ils engagent des mises en ordre
institutionnelles autant que des assignations de sens locales et fugitives 1.
2
Les mots qui divisent les villes varient selon la situation d’énonciation, mais aussi par leur
support sémantique2. Il s’agit parfois d’un strict toponyme, terme unique désignant un
lieu unique, par divers moyens : Montparnasse ou Belleville à Paris, Blackfriars ou South
Kensington à Londres, SoHo ou Tribeca à New York. Il peut s’agir aussi d’un générique qui
ne réfère pas à un lieu, ni même à une ville singulière : la ville ou les faubourgs, the inner
city ou the suburbs, el casco urbano ou la periferia. Les parties d’une ville sont souvent
désignées par la composition de l’un de ceux-ci avec une qualification qui en fait un
toponyme : ainsi, le Faubourg Saint-Germain ou le Vingtième [arrondissement], West End et
East End ou encore Downtown New York. Dans certains contextes, un générique peut même
prendre directement valeur de toponyme : ainsi, à Londres, the City ou, à Damas, el Midan 3.
280
3
Toponymes et génériques s’emboîtent alors au point de faire oublier ces derniers. Soit
l’énoncé : « Treichville est un quartier d’Abidjan », ou celui-ci : « Houmat al-Jâmi’ [de la
Grande Mosquée], Houmat al-Marr [du Passage] et Houmat al-Achrâf [de la noblesse
religieuse] étaient les trois houma-s qui divisaient madînat al-Qayrawân [la ville de
Kairouan] »4. Dans les deux cas, des toponymes sautent aux yeux, invitant à rechercher
comment ils sont apparus, ce qu’ils signifiaient jadis ou signifient aujourd’hui. Mais ces
énoncés mobilisent aussi des catégories plus abstraites : ils posent la question des
significations de quartier, houma et madîna dans les contextes considérés. Les toponymes,
sans toujours le dire, classent les espaces. Les opérations classificatoires sont toutefois
plus aisément saisies en étudiant la formation des génériques et de leurs
transformations : c’est dans cette direction que s’est principalement orientée l’enquête
qui a abouti à ce livre.
4
Elle a rencontré d’emblée le problème de l’identité des classificateurs. On a déjà évoqué la
variabilité situationnelle des découpages de la ville, mais il en est de plus structurelles.
Dans la vie quotidienne, les locuteurs désignent constamment les lieux et les espaces par
un trait singulier – toponymique, topographique, social ou morphologique – qui fait
immédiatement sens dans une situation donnée d’interlocution. Les découpages
administratifs procèdent d’une autre manière : ils délimitent précisément des territoires
et les nomment par des conventions langagières qui, en principe, s’imposent à tous.
Vocabulaire du quotidien et vocabulaire des institutions diffèrent par leur finalité
pratique, leurs modalités d’usage, le champ de leur autorité, leurs principes mêmes de
construction. Ils sont donc loin de toujours se superposer, mais ils sont rarement
étrangers l’un à l’autre. L’étude des mots des divisions de la ville pose donc, on ne s’en
étonnera pas, la question de la relation entre les lexiques « d’en bas » et les lexiques
« d’en haut », ceux de la langue commune (mais pas toujours) et ceux de la langue
administrante (mais pas seulement). Nous nous attacherons à explorer ici un aspect de
cette relation : si les deux registres s’opposent effectivement par leur régime
d’énonciation, ils sont peut-être plus liés qu’on ne le pense par les ressources lexicales
que l’un et l’autre mobilisent. Le vocabulaire « spontané », dans cette affaire, pourrait
bien être parfois le retour d’institutions refoulées ou, le plus souvent, la réinterprétation
des mots des autorités.
5
Nous partirons du lexique le plus simple et le plus familier : celui des divisions
administratives des villes telles que nous les connaissons aujourd’hui. Ses propriétés sont
bien particulières et doivent d’emblée être identifiées. Elles n’ont pas, cependant, la
généralité qu’on pourrait leur prêter : un bref examen des formes diverses des matériaux
sur lesquels s’appuie l’enquête et des paradoxes auxquels ils nous confrontent en offrira
des indices. Nous pourrons alors mieux voir comment d’autres divisions de l’espace,
fondées sur de multiples divisions sociales, ont pu et peuvent encore organiser les
vocabulaires urbains. Cela nous permettra, finalement, de justifier la stratégie adoptée
dans cet ouvrage : choisir pour terrain privilégié de l’enquête des lieux et des moments de
réforme où le passage d’anciennes divisions urbaines aux divisions terri-toriales
modernes permet d’observer changements et tensions dans les lexiques et leurs usages.
Les divisions territoriales modernes
6
L’obstacle sans doute le plus solide à l’enquête sur les lexiques des divisions de la ville est
l’évidence des divisions administratives modernes. Deux exemples suffiront pour
281
identifier ce régime de découpage spatial qui semble aujourd’hui surplomber toutes les
variations des usages.
7
La ville de Paris, depuis l’annexion en 1860 des communes ou parties de communes
comprises dans l’enceinte fortifiée construite une quinzaine d’années plus tôt, comprend
vingt arrondissements, chacun étant divisé en quatre quartiers, soit quatre-vingts au total.
Des unités administratives de même nom existaient déjà dans les anciennes limites de
Paris. En 1790, à l’intérieur de la barrière des Fermiers généraux, quarante-huit sections
avaient remplacé les vingt quartiers d’Ancien Régime, et ce découpage restera inchangé
jusqu’en 1860. Les sections furent regroupées en douze municipalités en l’an IV (1795),
devenues mairies d’arrondissement en l’an VIII (1800), le terme quartier remplaçant section
en 1811-1812 (Des Cilleuls 1900). Les nouveaux arrondissements de 1860 sont de forme
grossièrement rectangulaire, de superficie croissante du centre vers la périphérie et
numérotés en spirale dans le sens des aiguilles d’une montre depuis le palais du Louvre
jusqu’à l’extrémité nord-est de la capitale. Leurs limites sont formées par des voies, tantôt
liées aux enceintes successives de la ville, tantôt nouvellement ouvertes dans le cadre du
plan du préfet Haussmann. À chaque arrondissement correspond une « mairie » – dont les
attributions changeront au cours du temps – et la plupart des administrations à base
territoriale – état civil, assistance, fiscalité, postes, notamment – s’organiseront peu à peu
dans ce moule. Les quartiers administratifs ont une identité plus incertaine, faute d’avoir
été chargés de fonctions particulières – sinon celle de police. Ainsi, le vocabulaire de la
division territoriale actuelle de Paris fut fixé au début du XIXe siècle et, une cinquantaine
d’années plus tard, réforme administrative et bouleversement morphologique planifié
produisirent un découpage qui est resté inchangé depuis plus d’un siècle et demi. Il est
désormais fortement inscrit dans la vie quotidienne.
8
Le ministère des Postes japonais a introduit en 1998 un nouveau système de codes
postaux. Soit l’adresse : « Moegino 25-7, Aoba-ku, Yokohama ». Elle peut être exprimée
entièrement par des chiffres : « 227-0044 25-7 ». « 227 » signifie : « bureau de poste du ku
de Aoba à Yokohama », « 0044 » signifie : « machi de Moegino », « 25 » est le numéro d’îlot
et « 7 » le numéro de parcelle. Un travail administratif de plus d’un siècle a été nécessaire
pour qu’une telle identification des maisons soit possible. Si l’on retient le cas de Tokyo,
étudié par Yorifusa Ishida (2001), il a fallu d’abord (1869-1872) que fût abolie la division
des sols d’Edo en fonction des statuts personnels et qu’une administration territoriale
unique fût instituée, dont le territoire était divisé en districts uniformes, les ku, euxmêmes subdivisés en machi – généralisation d’un découpage qui existait auparavant dans
les seuls secteurs des bourgeois. Les limites de la zone urbaine de Tokyo furent ensuite
élargies, le nombre et les limites des ku et machi furent modifiés à plusieurs reprises
notamment en 1932 et en 1947), les attributions des ku changèrent jusqu’à les doter de
pouvoirs quasi municipaux (1947). En parallèle et de façon moins visible, un autre
processus s’engagea lorsque, à l’occasion du grand tremblement de terre de 1923,
l’administration entreprit un programme de redéfinition des numéros de parcelles et des
noms de machi. Le modèle était ancien puisque les chô (unité foncière dans les secteurs de
bourgeois ou machi) commencèrent à recevoir des nombres ordinaux dès le XVIe siècle,
mais, dans le nouveau régime, cet usage était jusque-là limité aux zones faisant l’objet
d’un remembrement urbain. Peu à peu – le programme s’achèvera en 1940 environ –, les
noms et limites de machi furent redéfinis dans l’ensemble de Tokyo, des sections
numérotées (chôme) furent créées et un numéro attribué à chaque parcelle. À partir de
1962, un nouveau système d’identification des îlots et maisons fut introduit selon des
282
principes analogues, et il sert désormais de base aux codes postaux. Un découpage
exhaustif du territoire en unités emboîtées a été instauré, de l’échelle de la ville à celle de
la maison. Il est sans doute plus utile aux employés des postes qu’aux habitants de Tokyo,
qui semblent avoir toujours beaucoup de mal à localiser dans la ville les lieux désignés de
cette façon.
9
Ces deux cas mettent en évidence les propriétés des divisions admi-nisttatives modernes.
Elles sont territoriales, en ce sens qu’elles traitent l’espace comme une surface susceptible
d’être découpée exhaustivement, sans omission ni chevauchement, en unités homogènes
dont les limites sont précisément définies et peuvent être représentées sur une carte.
Chaque maison, bâtiment ou voie se trouve compris dans une et une seule de ces
divisions, mais aussi chaque habitant, en fonction d’un critère de résidence 5. Ces divisions
ne sont pas nécessairement égales en surface ou en population, mais leur aire tend à être
compacte et leurs limites sont généralement des lignes régulières qui coïncident avec des
voies importantes. Un tel régime de division territoriale comprend souvent plusieurs
niveaux hiérarchisés, de telle sorte qu’un système continu de catégories spatiales
organise l’ensemble du territoire national, du niveau le plus élémentaire à celui de l’État
tout entier.
10
Ce principe général s’accommode de diverses complications, car plusieurs découpages
souvent coexistent. Différents types d’unités spatiales correspondent à des institutions
qui ne divisent pas nécessairement le territoire urbain de façon identique : il est rare que
les districts de police recouvrent les circonscriptions électorales, les ressorts des
tribunaux, les unités du recensement de la population, les secteurs postaux ou ceux que
dessine le réseau de distribution d’électricité. Les processus qui ont fait naître ces
diverses bureaucraties furent souvent indépendants les uns des autres et la logique
propre à chacune d’elles a pu conduire à un maillage particulier. On peut observer, de
façon récurrente, des périodes où cette pluralité des divisions urbaines est dénoncée
comme irrationnelle, ce qui justifierait des réformes visant à les faire coïncider 6. Que ces
découpages se recouvrent ou non, ils obéissent néanmoins à une même forme : dans un
ordre donné de pratique administrative et à chaque niveau hiérarchique, les divisions
urbaines sont homogènes.
11
Cet ordonnancement bureaucratique n’est évidemment pas le seul principe qui découpe
l’espace dans les villes contemporaines. Ainsi, l’urbanisation périphérique régie par les
marchés immobiliers produit des ensembles morphologiques et sociaux qui constituent
des unités discrètes dont les noms génériques signalent de nouvelles hétérotopies. Le
langage commun pratique en outre de plus vastes découpages qui opposent la ville des
bureaux à celle des résidences, la ville des riches à celle des pauvres, la ville ordinaire à
celle des classes dangereuses, la ville de la majorité et celles des minorités de toute
nature. Les citadins ne cessent de se redistribuer dans des espaces qui changent et de leur
assigner des significations distinctes, repérables elles aussi dans le langage. Il n’est pas
jusqu’à l’action administrative qui ne recrée des différences là où avait été imposée
l’homogénéité : la planification urbaine du XXe siècle, qui intervient historiquement dans
des situations où les territoires et les droits de propriété ont été rendus uniformes,
instaure une nouvelle hétérogénéité de l’espace en y découpant des zones constructibles
ou non constructibles, de densités inégales ou spécialisées par fonction.
12
Il n’en reste pas moins que la division territoriale de l’espace est la forme historique qui
nous est socialement familière. Elle peut, si l’on n’y prend garde, s’imposer au chercheur
283
trop pressé de « traduire » ses sources et ses observations dans le langage où s’inscrit
cette évidence. Un médiéviste formulait récemment cette mise en garde :
Le passage général à la fin du XVIIIe siècle de la paroisse à la commune […] a produit,
chez les historiens, cette situation surréaliste : on plaque, sans réflexion et en toute
bonne conscience, sur la paroisse médiévale la plupart des attributs de la commune
contemporaine […]. Les médiévistes, s’ils veulent parvenir à saisir la logique de la
société qu’ils étudient, doivent entreprendre de démonter un à un les éléments de
ce piège diabolique. Le premier point étant de bien saisit que, à l’inverse de la
commune, simplement définie comme un territoire, c’est-à-dire par une étendue et
des limites, la paroisse était un élément de la structure ecclésiale, indissolublement
matériel, rituel et social, dont l’effet […] était un espace fortement organisé comme
point de valorisation et d’ancrage. (Guerreau 1996 : 90-91)
13
Le même piège se présente à ceux qui étudient les divisions de la ville, et un bon moyen
pour le déjouer est précisément d’être attentif aux mots dans lesquels celles-ci sont
énoncées. C’est pourquoi, s’il convient d’étudier les lexiques spécifiques des divisions
administratives modernes, il nous faut aussi savoir mettre de côté le mode d’organisation
du champ sémantique qu’ils impliquent. On pourra ainsi se mettre en position d’observer
des découpages urbains qui ont d’autres origines et obéissent à d’autres logiques, dont les
sources nous offrent de multiples indices.
Les voies de l’enquête
14
Pour se convaincre que les divisions administratives des villes ne sont décidément pas
aussi simples qu’il y paraît, il suffit d’observer quelques énoncés qui mettent en évidence
la polysémie de leurs lexiques. Ces « anomalies » dans les classifications spatiales sont une
des premières ressources de l’enquête.
15
Soit cet énoncé, qui concerne Abidjan, emprunté à François Leimdorfer et ses collègues
(2002) : « 220 Logements est un quartier compris dans le secteur nommé Quartier Ebrié. »
Depuis 1978, le territoire d’Abidjan est divisé en dix (puis onze) communes autonomes –
qui coïncident plus ou moins avec les arrondissements de la commune unique de
l’indépendance (1960) – et, en 1993, l’agence d’aménagement urbain de la ville d’Abidjan
entreprit de cartographier et de doter de noms officiels les quartiers de cette métropole,
eux-mêmes regroupés en secteurs. Une enquête approfondie sur la configuration
morphologique de la ville et les usages des habitants en matière de nomination des lieux a
précédé cette opération. Dans la commune d’Adjamé, vaste ensemble composite sur le
territoire duquel avaient été déplacés, lors de la fondation coloniale (1903), une patrie des
villages ébrié – ethnonyme attribué à la population autochtone – du Plateau, on distingue,
près d’un siècle plus tard, un « Quartier Ebrié » que sa taille conduit à considérer comme
un secteur. Le toponyme de celui-ci se trouve donc formé à partir du mot quartier, tandis
que les trois quartiers qui le composent sont nommés par l’administration : « Quartier
Ebrié 1 », « Quartier Ebrié 2 (les Chicanes) » et « 200 Logements », du nom d’usage d’une
opération immobilière récente.
16
Ce deuxième énoncé, concernant Kairouan, est relevé par Mohamed Kerrou (2002) :
« Rbat al-Guéblia est aussi appelé Houmat al-Guéblia. » On appelait rbat au XIXe siècle les
emplacements extérieurs à l’enceinte où s’étaient installés les anciens nomades et l’un de
ces anciens rbat-s avait été érigé en 1896 par l’administration du protectorat en houma,
division urbaine qui auparavant concernait seulement la ville dans ses murailles : c’était
le début d’un long processus qui impliquait l’effacement de celles-ci comme limite de la
284
ville. La catégorie de rbat fut abolie en 1909-1913 lorsque tous les faubourgs furent
intégrés dans des houma-s qui désormais débordaient l’enceinte, et le terme houma luimême disparut en 1983 du vocabulaire administratif tunisien. Cependant, un siècle après
son changement officiel de catégorie, al-Guéblia est resté un rbat dans le langage
commun.
17
Ces autres exemples concernent Paris : le « rôle des boues » de 1637, qui énumère tous les
habitants assujettis à la taxe du même nom, mentionne dix-sept quartiers, parmi lesquels
trois sont nommés faubourgs (Faubourgs Saint-Germain, Montmartre et Saint-Martin) et
un autre ville (Ville Saint-Marcel). Pour autant que le document permette de saisir leurs
limites vers la périphérie, nombre d’entre eux débordaient largement l’enceinte, le
Faubourg Saint-Germain lui étant entièrement extérieur et la Ville Saint-Marcel n’en
étant pas même contiguë. Un état des quartiers parisiens dressé en 1673 par les
commissaires du Châtelet mentionne un « nouveau quartier joint aux seize autres » : le
« Faubourg Saint-Germain des Prez » (Pillorget & Viguerie 1970 : 256-257). Le premier
document émane de l’Hôtel de Ville et de ses « quarteniers », le second des représentants
de la justice royale chargés de la police urbaine, deux pouvoirs qui se disputaient Paris et
dont les quartiers ne coïncidaient pas. En particulier, ils n’approchaient pas de la même
façon la dualité ville-faubourg, fondée sur l’existence du rempart (Descimon et Nagle
1979 : 963-965). Dès le XVe siècle une partie du territoire de l’abbaye de Saint-Germain et
le Bourg Saint-Marcel eurent chacun une « dizaine » – unité de la milice bourgeoise –
rattachée à un « quartenier » dans les murs : leur « municipalisation » ira ensuite en
s’affirmant et c’est ainsi qu’ils deviendront des quartiers de ville. Chez les commissaires,
dont l’autorité est définie territorialement par l’enceinte, on procède par annexions
successives : le Faubourg Saint-Germain tombe soudain et en bloc sous leur juridiction en
devenant un quartier de police. Dans les deux dispositifs, le faubourg est devenu quartier
sans que son toponyme perde la trace de son ancien statut.
18
Dernier exemple. Brigitte Marin (2002) cite un lettré bien formé à la logique d’Aristote,
qui donne en 1644 cette définition d’une institution urbaine napolitaine : « […] Seggio est à
Piazza ce que l’espèce est au genre, d’où l’on peut dire, c’est un Seggio, donc une Piazza,
parce que c’en est une partie ; où se retrouvent les Nobles, qui demeurent en cette Piazza.
Mais on ne peut dire, c’est une Piazza donc un Seggio, parce que la Piazza comprend les
Nobili [nobles], qui sont hors du Seggio, et les Cittadini [citadins/citoyens] qui habitent en
cette Piazza. » À en croire Camillo Tutini, les choses sont claires : piazza est une division
territoriale, seggio est à la fois un lieu de réunion et un corps nobiliaire organisé pour la
participation au pouvoir municipal : socialement et territorialement, piazza inclurait donc
seggio. Mais il n’en est rien : « sono di Capuana » signifie, quand c’est un noble qui parle,
l’appartenance au seggio ainsi nommé, et non la résidence dans la piazza homonyme.
Certains nobles rattachés à ce seggio résident hors de la piazza, tandis que d’autres qui y
habitent ne participent pas à l’élection du corps de ville : ils sont, dit-on, fuori piazza –
seggio et piazza devenant synonymes dans cette expression.
19
Il s’agit là d’observations précieuses. Les glissements sémantiques des lexiques urbains
prennent en défaut la logique d’une division territoriale en catégories hiérarchisées et
emboîtées. Si de telles « anomalies » ou « incohérences » invitent à l’enquête, les sources
de celle-ci augmentent encore la perplexité de l’observateur contemporain. Trois faits
nous arrêteront : la polysémie des mots « porte » et « rue », la forme usuelle des
délimitations anciennes des « quartiers », l’apparition tardive des cartes des divisions
urbaines.
285
Toponymes et catégories spatiales
20
Dans de nombreux documents, comme dans la conversation courante, les divisions
urbaines se présentent d’abord sous la formes de toponymes. Dans les villes anciennes,
ceux-ci sont souvent liés à un lieu remarquable : une porte, une église, une mosquée ou
un temple, un palais, une rue, une place, un marché. Selon le contexte d’énonciation, le
même terme pourra référer tantôt à un élément bâti, tantôt à l’institution dont il est le
siège ou le symbole, tantôt à l’espace qui l’entoure – la division urbaine à laquelle il donne
son nom. Par un effet de métonymie, le plus petit nomme le plus grand, le point est
devenu surface. Voyons le cas des portes, puis celui des rues.
21
Au Moyen Âge et loin encore dans la période moderne, nombre de villes européennes sont
divisées per portas : à chacune des ouvertures de la muraille est associée une institution
dotée de fonctions militaires et aussi une division de la ville.
22
Le cas est fréquent en Italie. « Chaque Porta de la Ville forme une compagnie de la milice »
peut-on encore lire dans une description de Milan de 1737 (cité par Marin 2002). Les
remparts de la capitale lombarde, reconstruits au XIIe siècle, comportaient six portes,
auxquelles étaient associés autant de quartieri : dans l’énoncé cité, porta vaut quartiere.
L’usage paradoxal de ce mot à Milan – alors que sestiere était disponible et en usage dans
d’autres villes italiennes – témoigne sans doute d’un lien ancien entre porte et quartier
depuis le castrum romain dont les deux axes principaux (cardo et decumanus) aboutissaient
chacun à une ouverture dans l’enceinte. Cette dérivation a souvent été mal interprétée,
tant sont prégnantes les évidences modernes : les deux voies axiales héritées du camp
militaire ne formaient nullement les limites des quatre unités urbaines. Celles-ci étaient
en réalité des triangles dont les bases étaient les côtés de l’enceinte où s’ouvraient les
portes éponymes, et dont les sommets étaient constitués par l’intersection du cardo et du
decumanus – en général, emplacement de la place centrale. Il en était ainsi à Florence où
les limites des quartieri étaient les diagonales du rectangle de la ville romaine et ne
pouvaient donc coïncider avec des rues, et aussi à Milan où les quatre quartiers
médiévaux partaient de la Piazza de’Mercanti, les voies qui menaient aux portes
constituant l’axe principal de chacun d’eux (Marin 2002).
23
De même, dans de nombreuses villes provençales, les documents des XIVe et XVe siècles
nomment quarterium, quartonum ou cartonum une division urbaine qui peut avoir diverses
fonctions – notamment fiscales –, mais est sans doute d’abord l’unité de base de la levée
de la milice urbaine : ainsi à Toulon, au XVe siècle, les quatre quartiers correspondent aux
quatre portes de la ville (Coulet 1989 : 352). Les quatre portes du castrum fortifié seront les
premières portes médiévales dans d’autres villes qui se développèrent à partir du site de
la fondation romaine. Il en fut ainsi à Barcelone, Porto, Séville ou Saragosse (Guárdia et al.
1994 : 67, 128, 186, 243), et aussi à Lyon – où la ville haute comportait toutefois une
cinquième porte –, Bordeaux ou Strasbourg (Pinol et al. 1996 : 146, 260, 125). Mais il ne
s’agit pas toujours d’un héritage de la topographie antique : en Flandre et en France du
Nord, le suburbium des marchands, lorsqu’il est fortifié à partir du XIIe siècle, a
généralement quatre portes qui donnèrent souvent leurs noms à des divisions urbaines
(Pirenne 1893-1895 : 81, n. 5).
24
Les rues fournissent aussi de nombreux toponymes aux divisions urbaines anciennes.
Dans les villes européennes médiévales et modernes, il était fréquent qu’une partie de
ville portât le nom de la rue qui en était l’artère principale. Ainsi, dans plusieurs lexiques
286
locaux italiens, le même nom référait à la fois à une rue et à un quartier. À Naples, de
nombreuses sources des XVIe et XVIIe siècles donnent comme équivalents strada, ottina et
piazza – ces deux derniers termes référant aux divisions spatiales qui organisaient la
participation des citadins et des nobles au corps de ville. Piazza – du latin platea : rue large,
principale – désignait aussi bien un lieu qu’une institution, appelée aussi seggio. Il n’était
pas rare que les capitani delle ottine fussent aussi appelés capitani di strada (Marin 2002), les
ottine elles-mêmes portant fréquemment le nom d’une rue (rua Toscana, rua Catalana),
parfois celui d’une porte de la ville (Marin 1993 : 369, n. 50). Dans d’autres villes, contrada
pouvait signifier indifféremment une rue ou la portion d’espace autour de celle-ci, comme
à Milan au XVIIe siècle : « la longue et spatieuse strada » appelée « contrada di Pantano »,
ou à Turin au XVIIIe : trente-deux « contrade principales », treize orientées est-ouest, et
dix-neuf nord-sud (cité par Marin 2002).
25
Les mêmes observations peuvent être faites dans d’autres régions du monde. En arabe
oriental, le mot hâra réfère simultanément ou alternativement à un ensemble
d’habitations voisines et à la rue qui le dessert7. Les hâra-s du Caire, chargées aujourd’hui
encore de connotations affectives et d’une image de sociabilité traditionnelle intense,
sont sans doute les mieux étudiés (Abu Lughod 1971). Si le titre du roman de Naguib
Mahfouz Hikâyyât hâretnâ (1975) a été traduit en français par Récits de notre quartier, il
aurait été possible de le tendre aussi bien par Récits de notre rue et, dans le corps de
l’ouvrage, le traducteur retient tantôt « quartier », tantôt « rue », plus fréquemment
« ruelle ». Comme ailleurs strada/ottina, piazza/seggio ou strada/contrada, hâra, loin dans le
XIXe siècle, ne référait pas seulement à une voie et à un espace, mais à une institution
administrative : pour la fin du XVIIIe siècle, la Description de l’Égypte compte cinquantetrois quartiers au Caire qu’elle assimile aux hâra-s et, au milieu du siècle suivant, la hâra
est toujours une division administrative élémentaire placée sous la direction d’un chaykh
– les hâra-s ne couvrant toutefois pas le territoite urbain de façon continue, car certaines
zones échappaient à l’autorité de ces officiers publics. Le recensement de 1848 a adopté
un découpage en chiyâkha-s, regroupements de plusieurs hâra-s : les limites des unes et
des autres étaient situées au cœur des îlots, car ces unités étaient constituées d’une ou
plusieurs rues et des parcelles qui les bordent (Arnaud 1998 : 208-209). Plus loin encore de
l’Europe, à Edo, de la fondation au XVIe siècle aux réformes qui suivirent la Restauration
Meiji de 1868, chô référait à la fois à l’ensemble des terrains er constructions qui
bordaient une voie commerçante – souvent fermée de portes —, à l’institution qui
encadrait localement la population des chônin (habitants d’un chô ou bourgeois) et à la
division territoriale correspondante (Carré 2000).
26
Ainsi, les rues comme les portes inscrivent dans les toponymes un fait récurrent dans les
villes anciennes : des divisions urbaines sont associées à des lieux, en même temps qu’à
des institutions qui organisent des découpages sociaux, parfois aussi des sociabilités.
Relevons que certaines divisions administratives de ces villes n’étaient pas désignées par
des toponymes, mais par des noms de personnes : ce fut longtemps le cas des quartiers
parisiens qui, au XVIIe siècle encore, portaient usuellement le nom de leur capitaine malgré
les efforts du pouvoir royal pour leur attribuer des toponymes (Pillorget & Viguerie 1970 :
254-256), c’était aussi le cas des chiyâkha-s du Caire qui, dans la seconde moitié du XIXe
siècle, étaient désignées par le nom leur chaykh (Arnaud 1998 : 209).
287
Parcours et descriptions
27
Quoi de plus naturel à l’historien d’aujourd’hui que de tenter de représenter sur une carte
les divisions urbaines anciennes ? Les difficultés de l’entreprise sont considérables : les
sources sont tares, lacunaires et, surtout, ne se présentent pas sous la forme de cartes ou
d’informations qui se laisseraient aisément cartographier. Comme souvent, les archives
sont jugées ici insatisfaisantes parce qu’elles se présentent dans des catégories qui ne sont
pas les nôtres. Comme souvent, en prenant la question autrement, la difficulté se
transforme en ressource.
28
Avant que n’apparaissent des cartes des divisions urbaines – au plus tôt au XVIIIe siècle —,
ce sont d’autres documents qui peuvent renseigner l’historien sur les unités spatiales.
Arrêtons-nous sur une forme particulière : la liste ou état de rues, de maisons, de feux,
établie pour des raisons fiscales et souvent organisée en un texte décrivant un parcours.
Un bel exemple en sont les « Nommées » lyonnaises du XVIe siècle, étudiées par Richard
Gascon (1971, 1 : 436-437) : établies quartier par quartier, rue par rue, maison par maison,
elles avaient pour objet d’énumérer les contribuables et d’estimer l’assiette de la taille
urbaine. Celle de 1545 est disponible pouf trente-six carriers. Elle se présente ainsi :
1. Le cartier depuis le pont de Saône commençant à la maison feu Rolin et Jehan Faure frères
tirant par la grant Rue aux maisons Mgr. de La Fay et hoyrs Simon Vincent entrant en rue
Mercière jusques au coing de la rue Chalamon.
2. Le cartier depuis tue Chalamont tirant à la maison du maillet entrant en la rue Tupin jusques
à la maison de la pomme comprins la rue Tupin [etc.] (cité par Gascon 1971, 2 : 900).
29
Heureuse coïncidence, l’historien disposait d’un plan contemporain qui figure les voies,
certaines maisons ou bâtiments importants, de nombreux jardins : il y reporte à main
levée les descriptions des Nommées pour obtenir une carte des quartiers de Lyon (Gascon
1971, 1 : fig. 37). Beau résultat, très approximatif selon nos critères modernes : les lignes
suivent rarement les rues et partagent souvent les îlots. Sans doute sont-elles plus droites
que nature : la carte de l’historien n’a pas pour échelle la parcelle.
30
Autre cas, celui des quartiers parisiens a fait l’objet de travaux approfondis. Lorsque
Pillorget et Viguerie (1970) entreprirent d’en cartographier les limites aux XVIe et XVIIe
siècles, ils se heurtèrent à des sources désespérantes. Par exemple, l’ordonnance royale
du 3 avril 1585, qui fixait l’emplacement où chaque « colonel de quartier » devait se
porter avec les hommes de sa milice en cas d’alerte : « […] à la place Maubert, le Quartier
de Carme Carrel ; au pont Sainct Esprit, le quartier de Huot ; au Marché Neuf, le quartier
de Guerrier […] » (cité par Pillorget & Viguerie 1970 : 254). Que ce document nous livre-til ? Les noms des quarteniers et une liste de lieux stratégiques : des places, un pont, des
marchés, des cimetières, un carrefour. Rien qui permette de tracer une carte. Ou alors, le
« rôle des boues » de 1637, évoqué plus haut, qui fournit des listes de maisons dressées
par quartier. Chaque dizenier – la dizaine est une division du quartier – a établi sa part du
« rôle » en marchant le long des rues et en décrivant ce qu’il voyait. Le rôle du quartier de
la place Maubert commence ainsi :
Rue de Bièvre, l’autre costé de la rue [suit la liste des maisons]. Rue de Bièvre,
l’autre costé à main droite en tirant vers la place Maubert [liste des maisons]. Rue
de Bièvre à main droite en venant de la rue des Bernardins [liste des maisons] (cité
par Pillorget & Viguerie 1970 : 257).
288
31
De la même façon, l’« État de Paris en l’année 1673 », dressé par les commissaires du
Châtelet, délimite les quartiers de Paris en énumérant les rues qui les composent. Ces
précieux documents ne peuvent aisément être traduits en cartes modernes des divisions
urbaines : les descriptions qu’ils contiennent sont imprécises, sans doute, mais elles font
surtout apparaître une autre façon de découper l’espace. Celui-ci n’est pas une surface,
mais un agrégat d’unités discontinues : l’administrateur décrit son territoire à hauteur
d’homme, en marchant dans les rues pour noter les maisons dont il a la charge. La rue –
c’est-à-dire ses deux rives – forme le plus souvent une unité constitutive du quartier et
non une limite de celui-ci.
32
L’édit de 1702, qui établit pour près d’un siècle une nouvelle délimitation des quartiers de
police parisiens, est encore un texte, mais il se présente de façon différente :
Le Quartier des Halles, sera borné à l’Orient par la rue de saint Denys
exclusivement, depuis le coin de la rue de la Ferronnerie, jusqu’au coin de la rue
Mauconseil ; au Septentrion, par la rue Mauconseil exclusivement ; à l’Occident par
les rues Comtesse d’Artois & de la Tonnellerie inclusivement ; & au Midy, par la rue
de la Ferronnerie, & partie de celle de saint Honoré exclusivement (cité par de
Lamare, 1705, 1 : 93).
33
Cette fois, le point de vue est surplombant : chaque quartier est défini par les rues qui en
constituent les limites – ce qui va autoriser à Paris l’avènement de la carte. Relevons
cependant les « inclusivement » et « exclusivement » : là encore, et pour tout le XVIIIe
siècle, les rues qui « bornent » les quartiers tantôt en font partie, tantôt font partie du
quartier adjacent. Pour le quartier des Halles de 1702, l’équipe d’André Chastel a établi
une délimitation fine basée sur l’étude du parcellaire, faisant nettement apparaître la
ligne brisée et sinueuse qui suit les fonds de parcelle. Et les auteurs de souligner : « La
division des quartiers ne se fait pas au milieu de la rue mais englobe les deux rives de la
voie. La frontière de chaque quartier passe au travers des îlots » (Boudon et al. 1977, 2 :
pl. 3). Il s’agit là d’une constante sur plusieurs siècles : Jean Babelon fait le même constat
lorsqu’il établit le plan des seize quartiers parisiens d’après le rôle de la taxe de 1571, à
l’échelle de la parcelle. Sur la rive droite, les limites des quartiers serpentent au cœur des
îlots, et les rues proches de ces limites appartiennent tout entières à l’un ou l’autre des
quartiers mitoyens (Babelon 1992 : fig. 13).
34
S’agissant des villes européennes, la même observation revient constamment, loin dans la
période moderne. Ainsi, Jean-Pierre Bardet note à propos du redécoupage des limites
paroissiales de Rouen en 1791 : « Jadis les confins se rencontraient entre deux rues.
Désormais la voie publique est érigée en indiscutable limite. […] Avant le souci de
rationalisation, la rue était conçue comme une entité pourvue de ses deux rives
construites ; avec les Lumières, elle devient lisière […] » (1983, 1 : 106). De même dans les
villes italiennes étudiées par Brigitte Marin (2002) : Naples, où un plan de 1560 figure les
différentes parties de ville (contrade) organisées autour de rues, ou bien Sienne, où le
règlement de 1729 délimite les contrade par des rues qui sont tantôt « incluses », tantôt
« exclues ». On trouve encore le même phénomène à Lyon dans la première moitié du XIXe
siècle, bien qu’il ne s’agisse plus cette fois des quartiers officiels : les quartiers dans le
cadre desquels les Annuaires de Lyon donnent des listes d’habitants comprennent toujours
les deux rives des rues. Quant aux paroisses, elles ne sont pas délimitées aussi
systématiquement que les autres circonscriptions administratives par le milieu de rues
(Delassise & Dessertine 1979 : 65-68 et 73-74).
289
Cartes des divisions urbaines
35
Si l’on représente les villes par des images depuis fort longtemps, qu’on en dessine aussi
des plans, c’est seulement à partir du début du XVIIIe siècle que commencent à être
établies et publiées des cartes de leurs divisions administratives. L’avènement de cette
forme, qui peut survenir beaucoup plus tardivement dans certaines régions du monde,
semble accompagner chaque fois les réformes qui instituent le découpage territorial
moderne des villes. Faute de pouvoir établir plus solidement cette proposition,
confortons-la par quelques exemples.
36
L’événement se produit assez tôt à Paris. En 1673, le Prévôt des marchands prescrit à
chaque quartenier d’« apporter au greffe de la ville un état signé par eux contenant
l’estendue de leur quartier […] pour servir à faire un estat gral des officiers de lade ville et
de l’estendue de chaque quartier de lade ville » (cité par Pillorget & Viguerie 1970 : 261).
C’est d’une nouvelle partition qu’il s’agit, dont la municipalité va chercher les bases
auprès de ceux qui ont la charge de ces divisions. Cette enquête donna lieu à ce qui fut
probablement le premier plan des quartiers parisiens : en avril 1680, les quarteniers
« après avoir vu sur le plan de ladite ville l’estendue de leurs nouveaux quartiers
distinguez par des couleurs différentes » (cité par Pillorget & Viguerie 1970 : 263, n. 2)
purent faire leurs ultimes observations avant qu’une ordonnance du Prévôt des
marchands n’en arrête la nouvelle distribution. Mais ce plan est perdu8 : instrument de la
négociation, il ne fut pas rendu public, et c’est à nouveau sous la forme de notices
décrivant des parcours que la « nouvelle distribution des quartiers de la ville et
fauxbourgs d’icelle » fut arrêtée. La forme « plan » ne s’imposera à Paris qu’un peu plus
tard, dans des circonstances politiques qui ne sont pas indifférentes. Un premier plan
représentant les vieux quartiers de police fut publié en 1697 par Nicolas de Fer 9, qui
établira aussi la carte de la partition en vingt quartiers de police arrêtée en 1702 par
l’autorité royale, réforme qui bouleversait l’ordonnancement antérieur des quartiers
municipaux et devait en précipiter la décadence. Le plan de Paris « divisé en ses vingt
quartiers » fut imprimé dès 1705 dans le traité de police du commissaire Nicolas de
Lamare10 et il sera repris par tous les plans des quartiers parisiens publiés au XVIIIe siècle11
. L’habileté du « géographe du roi », qui place son tracé des limites au ras de l’un ou de
l’autre côté des rues qui bornent les quartiers, fait ressortir la clarté du nouveau
découpage en masquant le fait que les limites effectives ne correspondent pas à la ligne
des façades mais serpentent au fond des parcelles. La représentation cartographique
signale ici un nouveau régime de division urbaine, elle lui fournit aussi une arme pour
s’imposer. Le même de Lamare fixe aussi dans son Traité la légende « classique » des
quartiers parisiens, à laquelle adhérera longtemps l’historiographie : il y aurait eu à
l’origine quatre quartiers, portés à huit sous Philippe Auguste, à seize sous Charles V, à
vingt, enfin, en 1702 (1705, 1 : 91-92). La capitale s’est agrandie, de nouvelles unités
homologues aux précédentes lui ont été adjointes, tout paraît simple. La légitimité des
quartiers de police remonte quasiment aux Romains et les quartiers municipaux ont
disparu du récit officiel.
37
Autre grande ville française, Lyon. Comme à Paris, il n’y eut longtemps que des états ou
listes de maisons : le premier plan des pennonages – aussi appelés cartiers ou quartiers dans
des sources des XVIe-XVIIIe siècles – coïncide avec la réforme de 1746 qui en réduit le
nombre de trente-cinq à vingt-huit et en refond la disposition d’ensemble. Ce plan
290
consiste en un registre manuscrit où chaque double page figure à grande échelle et en
couleurs l’un des vingt-huit pennonages et ses limites précisément tracées, et en une
gravure – dite « plan de Jacquemin » – qui montre l’ensemble de la ville et son découpage.
Contrairement à la réforme des quartiers parisiens de 1702, il est rare que celle des
quartiers lyonnais fasse des rues les limites entre pennonages (Zeller 1979 : 46).
38
Les cartes des divisions urbaines apparurent à la même époque dans l’empire espagnol,
accompagnant, là aussi, les réformes de l’absolutisme éclairé. Retenons trois capitales. À
Madrid, le « Piano General de Madrid » est dessiné par Juan Francisco Gonzalez, à l’appui
du projet du comte de Arranda de diviser la capitale en huit cuarteles – chacun étant
subdivisé en huit barrios –, réforme édictée en 1768 (Martin, Gavira & Varela 1992 : 26-28).
Un relevé de toutes les maisons et des bâtiments ecclésiastiques avait précédé cette «
planimetria general » et permit de diviser la ville en 557 manzanas (îlots). A de très rares
exceptions près, des rues importantes constituaient les limites des barrios et cuarteles,
mais les propriétés de la Couronne et bâtiments royaux y formaient des enclaves car ils
échappaient à la juridiction des officiers (alcaldes) chargés des nouvelles circonscriptions 12
. À Mexico, capitale de la Nouvelle-Espagne, l’ordonnance de 1782 qui institua – avec une
arithmétique strictement madrilène – huit cuarteles mayores et trente-deux cuarteles
menores fut, elle aussi, accompagnée de la première carte des divisions administratives de
la ville : les cuarteles majeurs y sont distingués par leur couleur, les mineurs par un
numéro, des voies formant les limites des uns comme des autres (Lira 2002 : fig. 6) 13.
Auparavant, la réforme des paroisses de 1772 avait elle-même été précédée d’une
entreprise cartographique de José Antonio Alzate qui avait dressé en 1769 une série de
cartes des anciennes paroisses où figuraient les limites de celles-ci et de leurs extensions
dans les pueblos de la vallée de Mexico (Lira 1995, mapa 2). Dans le cas de Naples, autre
capitale des Bourbons d’Espagne, les cartes des quartiers administratifs sont un peu plus
tardives. C’est en 1779 que fut instaurée, pour les besoins de la police urbaine, une
division de la ville en douze quartieri qui bouleversait les anciennes divisions. Les limites
des quartiers restaient toutefois établies sur la base de celles des paroisses, chaque
quartier constituant un regroupement de plusieurs de celles-ci : c’est encore sous la
forme de listes de paroisses qu’une description du Royaume des Deux Siciles définissait en
1790 les quartiers napolitains (Marin 1993 : 353-356). Une loi de 1798 réformant
l’administration de la police spécifia que chaque sous-inspecteur devait disposer d’une
carte de la partie de quartier qu’il était chargé de surveiller : c’est l’ingénieur royal Luigi
Marchese qui réalisera en 1803 la première carte des quartiers de Naples, suivie en 1804
d’une série de plans détaillés par quartier (Marin 2002 : fig. 4).
39
Dans les situations coloniales ou semi-coloniales des XIXe et XXe siècles, les autorités
européennes négligèrent longtemps de prendre en compte – a fortiori de cartographier –
les découpages internes à la « ville indigène », toujours considérée comme un territoire
indifférencié. Des cartes des divisions administratives urbaines n’apparurent que lorsque
les autorités coloniales introduisirent celles-ci dans l’ensemble de la ville – comme à
Bombay en 1865 (Chopra 2002) –, ou entreprirent de réformer des divisions préexistantes
– comme à Kairouan en 1912 (Kerrou 2002). A Shanghai, les cartes européennes
donnaient, bien entendu, les limites des concessions occidentales mais ignoraient jusqu’à
la topographie du reste de la ville sur lequel seules les autorités chinoises avaient
juridiction (Henriot & Zu’an 2002 : fig. 3).
40
Le passage des descriptions, listes ou états aux cartes pour définir les circonscriptions
administratives signale sans doute un nouveau mode de représentation de l’espace : la
291
figuration synoptique sous l’angle zénithal de l’ensemble d’un territoire relevant d’une
administration unique – généralement celle qui est chargée de la police urbaine – et le
découpage précis, exhaustif et uniforme de ce territoire en unités homogènes. Mais ce
changement dans les « représentations » est aussi un moment de l’action : il accompagne
des bouleversements dans les fondements, les finalités et les méthodes de la division
administrative des villes, souvent aussi dans les pouvoirs urbains. Traduire les
découpages antérieurs dans ce langage graphique – qui est toujours le nôtre – comporte
donc un risque, celui d’ignorer que les divisions spatiales anciennes obéissaient à d’autres
logiques dont les traces sont visibles dans les formes mêmes des documents qui nous les
font connaître.
Les divisions sociales comme divisions spatiales
41
Les divisions territoriales modernes que l’on a caractérisées plus haut se sont partout
imposées contre d’autres divisions de l’espace urbain, avec lesquelles les autorités
réformatrices durent composer de multiples façons et qui, sans doute, contribuèrent
longtemps après leur abolition officielle à informer les pratiques et les lexiques des
citadins. Autant la généralité et la relative simplicité des divisions urbaines modernes
autorisent à les décrire de façon abstraite, autant les divisions anciennes sont
extraordinairement diverses et locales. Les classer de façon systématique est une tâche
très ambitieuse qui, si elle devait être entreprise, aurait à se garder de toute typologie
évolutionniste ou de caractériser les institutions du passé par ce qui leur fait défaut pour
ressembler à celles du présent. Le propos est évidemment ici plus limité. Il s’agit
d’observer, en s’appuyant sur un certain nombre de cas, quelques-unes des modalités des
divisions urbaines anciennes afin de justifier le parti de recherche adopté dans cet
ouvrage : étudier des moments de réforme au cours desquels les autorités urbaines se
sont efforcées de substituer les divisions modernes à d’autres divisions, fondées chaque
fois sur d’autres principes. Cet exposé entièrement de deuxième main – ce que l’on
excusera peut-être – a été difficile à documenter, car il n’est pas fréquent que les
historiens de la ville, s’agissant des divisions urbaines, soient très attentifs à restituer le
vocabulaire de leurs sources. Je m’appuierai donc beaucoup sur les chapitres qui
précèdent et sur d’autres enquêtes intéressées aux mots de la ville. Je mettrai aussi
l’accent sur des travaux portant sur des villes françaises, dont aucune n’a fait l’objet d’une
monographie dans le présent ouvrage.
42
Puisqu’il ne s’agit plus de juxtaposer des études portant sur des villes singulières, mais
d’interroger des situations diverses à partir de questions communes, le propos
s’organisera autour de trois thèmes, qui me conduiront parfois à revenir sur les mêmes
sites de différents points de vue.
43
Premier thème : les villes faites de plusieurs villes. Il fut, au cours du temps, de nombreux
établissements humains qui ne sont des « villes » qu’aux yeux de l’observateur armé
d’une conception moderne de l’agglomération urbaine, mais qui ne l’étaient pas, ou pas
de la même façon, pour leurs habitants. Ces villes-archipels sont formées d’éléments
juxtaposés dans l’espace mais que tout sépare : des statuts personnels et fonciers, des
juridictions, parfois des murailles. Il n’y a pas ici de « division de la ville » à proprement
parler, car il n’y a aucune entité à « diviser », mais seulement des espaces contigus
séparés par des droits et des pouvoirs.
292
44
Deuxième thème : les segmentations sociales. Certaines divisions urbaines résultent d’une
différenciation institutionnalisée des populations plutôt que du simple découpage d’un
territoire. Ce qui prime alors, c’est l’hétérogénéité des hommes, que celle-ci soit codifiée
par des règles de parenté, par la possession ou non du statut de citadin, par des rapports
de dépendance ou de clientèle, ou encore par la hiérarchie des ordres ou des « races ». Ces
institutions qui rendent les habitants hétérogènes créent aussi des hétérotopies sous la
forme de divisions de l’espace associant des groupes et des lieux. Lorsque les mobilités
urbaines affaiblissent ces associations, la stabilité des délimitations spatiales peut être
mise en danger et de nouvelles formes de découpage peuvent apparaître, très différentes
des assignations territoriales du passé.
45
Troisième thème : la propriété foncière et la fragmentation des extensions urbaines. La
territorialisation moderne des divisions administratives s’accompagne généralement d’un
processus d’unification des droits réels et personnels, au terme duquel les différences de
statut entre les hommes s’effacent devant l’inégalité des fortunes, tandis que la fabrique
de la ville tend à être principalement réglée par le marché et la recherche du profit.
L’absorption indéfinie de sa périphérie par la ville matérielle en sera facilitée, tandis que
de nouvelles divisions urbaines se formeront sur une nouvelle base : l’unité de propriété
du capitalisme immobilier, qui détermine la différenciation morphologique de l’espace
bâti et la stratification économique des habitants. Les mots de la division de la ville sont
alors appelés à jouer un rôle nouveau : organiser dans un système symbolique des
différences qui désormais ignorent en principe les statuts sociaux pour ne plus connaître
que la solvabilité de la demande.
Plusieurs villes en une
46
Au détour d’un décret pris en 1808 par le gouvernement impérial, s’énonce pour la
première fois officiellement en France une définition de la ville qui est toujours la nôtre
aujourd’hui. Il s’agissait de déterminer dans quels cas devait être prélevée la taxe d’octroi
sur les boissons. Le décret stipule : « Dans les lieux où la population agglomérée sera de
deux mille âmes au moins » (cité par Lepetit 1988 : 23). Ce seuil variera ensuite selon les
contextes, mais un changement essentiel se montre ici : c’est désormais la quantité de sa
population qui fait une ville, et non plus son « éclat » ou les privilèges accordés par le
souverain14. L’événement n’est pas purement local ; parfois un peu plus tôt, parfois
beaucoup plus tard, une telle définition urbaine s’imposera dans le monde entier – chez
les législateurs, chez les savants, dans l’évidence commune aussi. Du point de vue qui
nous intéresse ici, les conséquences de cette petite révolution sont considérables : si la
ville est une agglomération de constructions et d’habitants, elle se présente comme une
unité territoriale homogène qui s’offre à des opérations de « division ». Une telle
représentation efface une réalité attestée dans de nombreuses régions du monde au cours
des siècles : avant d’être une, la ville fut souvent multiple. Côte à côte ou à faible distance,
parfois inextricablement entremêlées, plusieurs « villes » formaient agglomération sans
pour autant constituer un même espace : ce qui se présentait matériellement comme un
ensemble bâti de façon plus ou moins continue a pu être formé pendant des siècles
d’unités dotées de leur propre nom, de territoires distincts relevant de juridictions
différentes associées à des statuts personnels, des droits fonciers, des droits politiques
eux-mêmes différents. L’enquête sur les mots témoigne de l’existence de ces villes-
293
archipels pour lesquels la notion de « division » n’est guère appropriée car, la séparation
étant première, il n’y a pas de territoire commun à découper.
Villes juxtaposées en Europe
47
Le Moyen Âge européen et, au-delà, les Anciens Régimes offrent de ce phénomène un
grand nombre de variantes liées aux diverses configurations des juridictions royales,
seigneuriales et bourgeoises, bien étudiées par les historiens des institutions urbaines
médiévales. Les villes marchandes, qui naissaient ou renaissaient en Europe occidentale à
partir du IXe siècle, s’établirent sur des terres qui relevaient de seigneuries civiles ou
ecclésiastiques et étaient donc soumises au droit domanial. Si l’on suit Pirenne
(1893-1895 : 47-74), c’est là que va naître un nouveau droit des personnes et des sols, sous
la forme d’abord du jus mercatorum, coutume particulière dont relevaient les hommes
sans maître. À partir des XIe et XIIe siècles, celle-ci deviendra la coutume urbaine ou droit
des bourgeois, et définira un territoire juridiquement distinct à l’intérieur duquel, peu à
peu, tous les habitants et toutes les tenures seront affranchis de la dépendance
seigneuriale : « die Stadtluft macht frei » (l’air de la ville rend libre) disait-on en pays
allemand. D’abord en Italie du Nord et en Flandre, ce nouveau droit sera fréquemment
consacré par l’obtention des franchises urbaines et d’une juridiction propre – échevins ou
consuls. Bien entendu, les situations locales présentèrent pendant des siècles une grande
diversité. On peut, par exemple, observer en Normandie aux XIVe et XVe siècles toute une
gradation de statuts allant du maintien presque intégral des droits seigneuriaux jusqu’à la
suppression totale de ceux-ci (Genestal 1900 : 128-130). Les modalités et moments de la
libération du cens seigneurial varièrent de ville à ville et, au sein d’une même ville, selon
les seigneuries qui régissaient originelle-ment son territoite : des fiefs et immunités
enclavés ont pu subsister très longtemps. Une nouvelle forme de tenure foncière s’imposa
néanmoins, qui n’était plus soumise à la propriété éminente du seigneur : bourgage en
Normandie, burgage tenure en Angleterre, Weichbild en Allemagne du Nord, Burgrecht en
Allemagne du Sud (Van Werveke 1963 : 19-21). Ces termes qui désignaient la coutume
régissant le sol désigneront souvent aussi le territoire de droit urbain.
48
Si le lieu définit le statut des personnes et des sols, ce sont les droits qui définissent les
lieux. Les lexiques des divisions urbaines enregistre-ront cette diversité des statuts et des
droits tant que celle-ci perdurera et, souvent, bien au-delà. Comme le note Pirenne, « les
villes du Moyen Âge, avant le XIe siècle, n’ont été, pour ainsi parler, qu’une juxtaposition
de pièces de rapport » (1893-1895 : 39). Plus tard, lorsque la ville dotée d’une
administration municipale, parfois aussi de remparts, formera une unité juridique et
politique plus nette, elle se trouvera juxtaposée à des extensions relevant d’autres
juridictions et les noms des lieux enregistreront ces différences. Parcourons quelques
aspects du lexique des divisions urbaines dans de tels contextes.
49
Aux IXe et Xe siècles, civitas et urbs sont assez régulièrement employés pour les cités
épiscopales – bien que civitas Parisiensis designât aussi bien le diocèse de Paris que le siège
de son évêque (Pirenne 1927 : 337, Dainville 1964 : 216). Pour le reste, les agglomérations
de population sont désignées par des termes qui réfèrent à des lieux fortifiés (oppidum,
castellum, burgus, borough 15) ou qui s’appliquent aussi bien aux établissements « urbains »
que « ruraux » (municipium, vicus, villa et, même, monasterium) (Pirenne 1893-1895 : 36, n. 4
et 1927 : 342-343).
294
50
Lorsque des marchands s’établissaient de façon permanente à proximité d’un château
seigneurial, des villes doubles apparurent, chacune étant désignée par un terme distinct.
En Flandre, les agglomérations marchandes qui se formèrent aux Xe-XIe siècles étaient
appelées portus ou poort (débarcadère), comme à Bruges, Gand, Tournai, Valenciennes,
parfois aussi suburbium ou forisburgus, par opposititon à castrum, castellum ou Bur g
(Pirenne 1898 : 114-116 et 1905 : 133-141, Des Marez 1898 : ch. 7). Le faubourg marchand
s’étendit sur des terres relevant de diverses conditions, seigneuries et juridictions qui
tombèrent peu à peu sous le droit urbain. Lorsqu’il se fortifia, généralement au XIIe siècle,
les murs délimitaient le territoire de droit urbain et ce qui était à l’origine un foris burgus
(faubourg ouvert) devint un burgus (bourg), ses habitants prenant le nom de burgenses
(bourgeois) ou aussi, en Flandre et en Angleterre, poorters ou poortmanni, pat opposition
aux castellani ou castrenses du vieux bourg (Pirenne 1905 : 136-137, 1910 : 168 et 1927 :
387). Avec le développement de la ville marchande, l’ancien château deviendra une partie
distincte d’une même agglomération bâtie. À Gand et Bruges, on opposait novus burgus et
burgus ; à Strasbourg – qui est une ville épiscopale –, nova urbs ou urbs exterior et vetus urbs
; à Beauvais, Valenciennes et Tournai burgus à castrum ou castellum (Pirenne 1893-1895 :
50, 1927 : 381 et 1898 : 121 n. 1). À Caen, au XIe siècle, le duc de Normandie fonda un bourg
(Major Burgus) au pied de son château, puis deux abbayes dont les territoires (le Bourgl’Abbé et le Bourg-l’Abesse) furent placés sous le régime de bourgage. Ces trois bourgs
étaient fortifiés – bien qu’inégalement – et dotés d’un service de guet jusqu’à leur réunion
en ville, confirmée en 1203 par l’attribution du statut de commune. Cette topographie
ternaire devint au XIVe siècle « chasteau, ville et fauxbourgs » et elle existait toujours au
XVIIIe, seul le bourg ducal (devenu royal) continuant à être appelé bourg, les deux bourgs
abbatiaux étant retombés au rang de faubourg (Legras 1911 : ch. 1 ; Perrot 1975, 1 : 28-37).
Dans le cas de Paris, le portus des marchands se développa sur la rive droite de la Seine, à
l’écart de la cité épiscopale qui occupait l’île : d’abord le Bourg de Grève, qui fut clos d’une
enceinte au IXe siècle, puis le Bourg Saint-Germain [l’Auxerrois] où furent édifiées les
halles. « Quartier de Grève » et « Quartier des Halles » furent réunis en une seule ville par
Philippe Auguste lors de la construction de l’enceinte du XIIe siècle, qui englobait aussi des
abbayes, collèges et hôtels situés sur la rive gauche (Lombard-Jourdan 1976 : 35-58,
103-106). Dans le dictionnaire de Furetière (1690 : 193) on pourra encore lire : « On divise
Paris en Ville, Cité & Université », partition que l’on retrouve dans les titres de
nombreuses cartes du XVIIIe siècle – bien que ces trois entités n’eussent alors plus aucun
fondement institutionnel.
51
La pluralité des villes s’observe aussi en Provence. À Aix, capitale des comtes de Provence,
on repère trois villes au XIIIe siècle : le bourg Saint-Sauveur, possession du chapitre
métropolitain et probablement premier noyau de peuplement, la ville comtale qui le
jouxtait et, à distance, la « ville des Tours » dont les coseigneurs étaient l’archevêque et
deux familles laïques. Un document de 1257, qui énumère les éléments de la civitas
aquensis, les nomme respectivement burgus, villa vetera et villa nova. Jusqu’à leur réunion
au milieu du XIVe siècle, ces trois villes étaient ceintes de leurs propres murailles, tandis
qu’une série de bourgs (burgus, borguetum ) commençaient à s’édifier à l’extérieur de
celles-ci (Coulet 1988, 1 : 29-38). À Nice, se distinguaient ville haute et ville basse, dont
l’affrontement se soldera par un compromis qui répartit entre les deux villes les sièges au
conseil municipal. À Arles, dans la seconde moitié du XIIe siècle, les douzes consuls étaient
nommés par la Cité, le Bourg (quatre chacun), le Marché et le Bourg Neuf (deux chacun)
(Coulet 1989 : 354). À Marseille, du XIe au XIVe siècle, il y avait deux, puis trois villes (civitas
295
) à l’intérieur du périmètre des murailles : la ville haute, dite « des Tours », seigneurie de
l’évêque, la ville basse, régie par les vicomtes, et la ville dite « de la Prévôté », placée sous
l’autorité des chanoines de la Major. Chacune avait un territoire bien délimité16, l’évêque
ayant toutefois autorité sur tous les juifs de Marseille, qu’ils résident dans la ville haute
ou dans la ville basse – où se situait la Juiverie (Zarb 1961 : 90). La commune libre de
Marseille (1212) ne couvrira donc que la ville vicomtale (civitas vicecomitalia), celle des
marchands, avant que Charles Ier d’Anjou n’impose à toutes sa souveraineté (1257) et une
même juridiction municipale, leur union complète intervenant un siècle plus tard (ibid. :
75 n. 4, 76 n. 6, 121 n. 3 et 88-94).
52
À Londres, les institutions d’« Ancien Régime » – notion éminemment continentale –
perdurèrent jusqu’à la création du London County Council en 1888 et, pour ce qui est de la
City, existent encore aujourd’hui. La city de Londres – ville épiscopale – obtint ses
premiers privilèges lorsque au XIe siècle Edouard le Confesseur déplaça la résidence
royale à proximité de l’abbaye de Westminster qu’il venait de fonder, établissant ainsi une
séparation durable entre ville royale et ville bourgeoise. La City of London obtiendra, avec
sa charte de 1215, le droit d’élire un maire et une corporation, tandis que Westminster
demeurera un territoire partagé entre le domaine de la couronne et la juridiction de
l’abbaye jusqu’à la dissolution de celle-ci (1540) et l’érection de l’église abbatiale en
cathédrale d’un nouveau diocèse17. Les environs de la city – dont les limites ne changèrent
plus – restèrent sous la juridiction royale de plusieurs counties et aussi celle des manors
avoisinants, jusqu’à la disparition des justices seigneuriales (Webb & Webb 1908). Aux XVe
et XVIe siècles, les constructions qui s’étendaient hors des murs de la City donnèrent
naissance à des régions nommées « the Manor » [sous-entendu : de Stepney] à l’est du
rempart, et « the Borough », au débouché sud de l’unique pont qui franchissait la Tamise.
Si de nouvelles paroisses furent peu à peu érigées pour suivre l’expansion de la
population, rapide dès le XVIIe siècle, la fixité et le caractère lointain des counties
laissèrent prévaloir d’autres découpages dans cette vaste agglomération qui n’avait pas le
statut de « ville » : dans l’Est industrieux, les toponymes des anciens villages et hamlets
relevant des différents manors, dans l’Ouest opulent ceux des housing estates lotis par les
grandes familles de l’aristocratie foncière (Higgins 2002).
53
Les villes juxtaposées furent de règle dans les États allemands et dans l’Empire austrohongrois, au moins jusqu’au XVIIIe siècle. Ainsi, Berlin et Cölin étaient deux villes (Stadt)
distinctes fondées vers 1230 par le margrave de Brandebourg de part et d’autre de la
Sprée, non loin de la petite agglomération slave de Stralau : elles ne seront unifiées et
entourées d’une enceinte commune qu’en 1307. Après que, au XVe siècle, Frédéric II eut
mis fin à l’indépendance de la ville, divisé à nouveau Berlin et Cölin et entrepris la
construction du château où s’installeront les électeurs de Brandebourg, chaque nouvelle
extension de l’agglomération devait constituer une entité séparée. Ainsi, au moment où le
grand électeur Frédéric-Guillaume construisit à Berlin de nouvelles fortifications
(1658-1685), il fonda Friedrichswerder et Neukölln am Wasser, deux villes dotées de
municipalités distinctes aux pouvoirs limités, et Dorotheenstadt (appelée aussi Neustadt)
qui était administrée directement par le souverain. Les diverses villes composant
l’agglomération furent réunies en une seule commune en 1709, ce qui n’empêchera pas
les plans du XVIIIe siècle de nommer « Dorotheen Vorstadt » (faubourg) cette partie de
Berlin qui se trouvait à l’extérieur de l’enceinte pourtant démolie dans les années
1750-1760 (Hegemann 1930 : ch. 3, 6, 9 ; Ribbe & Schmädeke 1988).
296
54
Cette pluralité originelle des villes marquera durablement les divisions urbaines après les
unifications municipales. Un guide de Prague publié en allemand en 184318 décrit une ville
composée de cinq Hauptviertel (Hradschin, Kleinseite, Altstadt, Neustadt et Judenstadt) ; il
mentionne aussi les deux faubourgs (Vorstadt) récents de Karolinental (ou Karolinov) et
Smichov, ainsi que la Bergstadt royale de Wischerad. Cette liste des cinq « grands
quartiers » du milieu du XIXe siècle est celle d’autant de villes originellement distinctes.
Située face au château royal sur la rive opposée de la Voltava, l’agglomération marchande
qui deviendra Staré Mesto (Altstadt, la vieille ville) reçut le statut de « ville » dans le
premier tiers du XIIIe siècle et, à la fin de celui-ci, le secteur entre le château et la rivière
devint « ville » à son tour sous le nom de Malá Strana (Kleinseite, le petit côté). Au XIVe
siècle, Charles IV, roi de Bohême et empereur, fonda Nové Mesto (Neustadt, la ville neuve)
à côté de l’ancienne et reconstruisit le château royal de Visehrad, situé à distance de
Prague, autour duquel se développera une petite agglomération. Encore au XIVe siècle, un
secteur jouxtant le château, Hradcany (Hradschin) fut à son tour érigé en ville – et
deviendra ville royale (königliche Stadt) en 1598. Enfin, mitoyenne à la vieille ville, fut
créée en 1648 Judenstadt, où les juifs seront contraints de résider et qui sera plus tard
rebaptisée Josefov. Cinq « villes », chacune entourée de murs, vivront donc côte à côte
jusqu’à ce que, en 1784, elles soient réunies sous l’autorité d’un même magistrat pour
former la ville de Prague (Stadt Prags).
55
Les villes européennes originellement divisées furent réunies tantôt lors de la formation
des communes médiévales, tantôt beaucoup plus tard par les monarchies absolues qui
avaient au préalable affaibli ou supprimé les prérogatives municipales. Nombre de
toponymes qui réfèrent aujourd’hui à des parties de villes sont la trace de ces institutions
anciennes. De la même façon, les limites, âprement disputées, du territoire du droit de
bourgeoisie ou de la tenure bourgeoise créèrent une opposition juridique et politique
entre la ville et son extérieur que l’on retrouve encore sous des vocables variés, et
souvent inintelligibles si l’on ne les replace pas dans le couple sémantique qui valait
localement : burgus et suburbium, bourg et fauxbourg, civitas et burgus, city et borough, city et
suburb, città et borgo, Stadt et Vorstadt. Là encore, les toponymes constituent souvent la
trace d’un état ancien des institutions et du droit qui définissaient la ville.
Villes juxtaposées dans le monde arabe
56
Le phénomène des villes juxtaposées s’observe aussi dans le monde arabe. La conquête
donna lieu à la fondation de nombreuses villes, mais les changements dynastiques ou les
nouveaux règnes s’accompagnèrent souvent de nouvelles créations urbaines à côté de
villes existantes.
57
Le cas du Caire doit être évoqué (Raymond 1993 : ch. 1-3 ; Sayyed & Gayraud 2000 ;
Behrens-Abouseif, Denoix & Garcin 2000). Lorsque ‘Amr ibn al-‘As conquit l’Égypte sur les
Byzantins, il fonda sa capitale, Misr al-Fustât (642), à proximité d’une ancienne forteresse
romaine autour de laquelle s’était développée une ville nommée Babylone. Plus tard, deux
résidences furent successivement créées plus au nord par de nouvelles dynasties :
al-’Askar par les Abbassides (750), puis la cité palatine de al-Qatâ’i‘ par Ibn-Tûlûn (868). La
conquête fatimide donnera lieu à une nouvelle fondation, plus au nord encore, celle de alQâhira (969). Il y aura désormais deux Caire : Misr al-Qâhira (Le Caire) et Misr al-Atiqah
(le vieux Caire, l’ancienne Fustât). À la fin du XIIe siècle, Saladin les réunit par une seule
enceinte et construisit une citadelle dominant la ville fatimide (1176). Tous ces éléments,
297
qui ne constituent plus aujourd’hui des découpages urbains institutionnalisés, peuvent
encore se lire dans la morphologie et la toponymie de la ville historique.
58
Il en est de même pour Fès (Ferhat 2000, Janati 2002). À la ville (madînat Fâs) fondée par
Idris ibn ‘Abdallâh sur la rive droite de l’oued dans les dernières années du VIIIe siècle
pour une population surtout berbère, vint se juxtaposer une ville capitale (Fâs al-‘Alya,
Fès-la-haute), fondée par Idris II en 808 sur l’autre rive pour y accueillir des populations
arabes de diverses origines, notamment kairouanaise. En 818, les Rabadis (gens du
faubourg) chassés de Cordoue vinrent s’installer dans la première cité. Situées de part et
d’autre de l’oued, les deux villes avaient chacune leurs remparts, connaissent de
fréquents conflits et une dignité très inégale. La conquête almoravide entraîna leur
unification et la destruction des murailles qui les séparaient (1069). Au milieu du XIIIe
siècle, la nouvelle dynastie des Mérinides fonda en amont une troisième ville (Fâs Jdid,
Fès-le-neuf ou al-Madîna al-Baydâ, la Ville blanche), qui sera occupée par les familles de
la tribu régnante, leurs serviteurs et fonctionnaires. Enclavé dans Fâs Jdid et clos de ses
propres murailles, fut construit le Mellah, où seront tenus de résider les juifs et qui
accueillera au XVIe siècle ceux qui seront expulsés d’Espagne. La fondation de Fâs Jdid fera
apparaître le toponyme Fâs el-Bali (Fès-le-vieux) qui réunissait les villes anciennes : au
XVIIe siècle, on parlait des « deux villes » (al-madînatayn) ou des « deux Fès » (al-Fâsayn), la
ville royale et la vielle ville (Cigar 1978-1979 : 95 n. 4). Celle-ci était divisée à cette époque
en trois « côtés » (jiha) ou « tribus » (qabîla), dont les noms référaient aux origines de leur
peuplement. Sur la rive droite, al-‘Adwa (la rive) ou ‘Adwat Fâs al-Andalus (la rive de Fèsdes-Andalous) correspondait à la ville de la première fondation. La deuxième ville, sur la
rive gauche était divisée en deux unités : ‘Adwat al-Lamtiyyîn (la rive des Lamtiyyîn ou
originaires de Lamta, une région au nord de Fès) et Fâs al-Andalus ou Jihat alAndalusiyyin (le côté des Andalous). Toutefois, on traitait parfois l’‘Adwa et Fâs alAndalus comme une seule section, une grande part de leur population – ou du moins de
leurs notables – étant de même origine andalouse, tandis que les notables de ‘Adwat alLamtiyyîn étaient d’origine berbère (ibid. : 109-111). Mais la vieille dualité originelle reste
active : aujourd’hui encore, on appelle la rive droite ‘Adwat al-Andalous et la rive gauche
‘Adwat al-Kayraouiyyin (des Kairouanais) (Janati 2002).
59
Dans les villes du monde arabe médiéval ou ottoman, les autorités urbaines tenaient leur
légalité du prince qui dominait la ville à partir de la citadelle, mais cette dépendance,
complète dans certains cas – l’empire mamluk, par exemple – l’était beaucoup moins dans
d’autres. S’il n’existait pas de pouvoirs municipaux comme ceux qui s’imposèrent au
cours du Moyen Âge européen, différents notables et officiers constituaient dans les villes
une administration distincte de celle de la campagne avoisinante. Enserrées dans leurs
murailles, les villes formaient souvent une entité spatiale et sociale compacte qui avait
rompu les liens avec les populations nomades organisées sur une base tribale (Raymond
1985 : 121-129, Garcin 2000). Aujourd’hui encore, les citadins « de souche » se distinguent
avec force des gens de la campagne – présumés nomades ou « bédouins » – installés hors
les murs ou dans la vieille ville (médina) elle-même. Ainsi, Mohamed Kerrou (2002) montre
qu’est toujours revendiquée à Kairouan l’opposition entre beldiyya et Zlass, et M’hammed
Idrissi Janati (2002) analyse les jeux identitaires à Fès autour de l’opposition entre Fassis
et ‘roubiya.
298
Villes sans territoire en Extrême-Orient
60
Le phénomène des villes-archipels est plus saillant encore – et prend des formes très
différentes – dans les mondes chinois et japonais où les villes ne formaient pas un
territoire délimité et unifié par des institutions. Les agglomérations de population n’étant
régies ni par des pouvoirs municipaux, ni par des officiers impériaux dotés de
compétences spécifiques, la langue ne disposait pas des moyens nécessaires pour
identifier un espace « urbain ». Lorsqu’en outre existait, comme au Japon, une stricte
société d’ordres, des villes-mosaïques résultaient du morcellement institutionnel de
l’espace selon la catégorie d’habitants autorisée à y résider.
61
En Chine, monde pourtant urbanisé depuis l’Antiquité, il n’y eut pas de « ville » instituée
comme telle avant le XXe siècle. Le territoire de l’empire fut très tôt ( IIIe siècle avant J.-C.)
organisé en circonscriptions administrées par des représentants du centre chargés de la
justice, de l’ordre et de la collecte de l’impôt. L’unité administrative élémentaire – en
même temps que la plus antique – était le xian (« comté »), qui s’emboîtait dans des unités
supérieures hiérarchisées : dao (« circuit »), fu (« préfecture ») et sheng (« province »). Ce
système ne faisait pas de différence entre villes et campagnes et les établissements
urbains ne constituaient pas des entités distinctes. La ville murée, où résidait le
représentant de l’administration impériale, était séparée matériellement de ses
faubourgs, qui pouvaient relever de différents xian – ce qui était le cas à Canton et à
Shanghai avant 1911. Les chefs-lieux des xian avaient le privilège d’être fortifiés et étaient
appelés chengxiang par juxtaposition des deux kanji cheng (muraille) et xiang
(compartiment). Les zones urbanisées hors les murs ne pouvaient être nommées, sinon
par des toponymes, bien qu’il existât aussi une partition binaire, que Christian Henriot et
Zheng Zu’an (2002) observent à Shanghai dans le vocabulaire administratif du XIXe siècle :
chengxiang nei (le compartiment dans la muraille) et chegxiang wai (hors de la muraille),
deux mots qui furent réunis dans chengxiang neiwai lorsqu’une première administration
de type municipal fut instituée (1905) et qui s’effaceront avec la destruction de l’enceinte
(1912). C’est seulement lorsque furent créées des institutions municipales par le
gouvernement nationaliste de Nankin (1927) que le territoire urbain fut constitué et
nommé comme tel : le néologisme shi quyu formé alors combinait le kanji shi (« marché »
et, par extension, « établissement marchand », « ville ») à deux autres, signifiant tous
deux « district » ou « zone »19 : qu et yu (Henriot & Zu’an 2002). La ville se trouvait ainsi
définie comme « la zone divisée en zones ».
62
Au Japon, retenons le cas d’Edo, en suivant Yorifusa Ishida (2002). Depuis l’installation de
la capitale shogunale (1603) jusqu’à la Restauration Meiji (1868), son territoire bâti était
divisé en trois catégories de sols selon la classe de population autorisée à y résider : les
secteurs des guerriers (buke-chi), ceux des temples et sanctuaires (jisha-chi) et ceux des
bourgeois (machi-chi) – le kanji chi, commun à ces trois catégories, valant « terre »,
« terrain » ou « lieu ». Dans la plus grande part d’Edo, chaque catégorie de sols formait de
vastes surfaces continues, notamment dans les secteurs centraux où étaient situées les
résidences des daimyôs les plus puissants ou les boutiques des grands marchands. Dans
d’autres parties de la ville, particulièrement dans la périphérie, les trois catégories de sols
et les différentes juridictions étaient fragmentées et imbriquées. Chaque élément de ce
puzzle était administré par une institution spécifique : les machibugyô pour les bourgeois,
les commissaires des cultes pour les édifices religieux, le gouvernement shogunal pour les
299
guerriers – l’ensemble n’étant réuni que par une commune soumission au shogun,
propriétaire formel de la totalité du sol de sa capitale20. L’hétérogénéité des statuts et des
modes de gouvernement était redoublée à l’intérieur de chacun des secteurs par d’autres
fragmentations sociales et spatiales. Dans les buke-chi, les domaines des grands daimyôs,
généralement clos de murs, comprenaient le palais du seigneur et des casernements des
guerriers de classe inférieure, et constituaient de véritables « villes dans la ville »
parcourues de nombreuses rues et ruelles. Dans les machi-chi habitaient les chônin,
littéralement « habitants d’un chô » : le mot chô désignait l’unité urbaine élémentaire
dans les secteurs des bourgeois, d’abord un îlot carré entouré de murs de 109 mèttes de
côté, puis une rue commerçante – la voie et ses deux rives –, éventuellement une section
de celle-ci21. Les chô, dont les limites étaient nettement définies et souvent marquées par
des portes, étaient des réalités institutionnelles : ils avaient leurs représentants choisis
parmi les habitants (gachigyôji) et d’autres investis par l’autorité guerrière (nunushi). Ces
unités sociales et spatiales furent consolidées par des sanctutaires et des fraternités
shintô – souvent appelées chôchô dans les sources du XIXe siècle – et par les célébrations
qu’organisaient les notabilités locales désireuses de raffermir leur pouvoir (Carré 2000).
63
Dans une ville ainsi divisée, les façons de désigner les lieux étaient elles aussi
hétérogènes : les buke-chi étaient désignés par le nom de la famille guerrière qui y
résidait, les jisha-chi par celui du temple ou sanctuaire, les machi-chi par le nom d’un
métier, de la région ou ville d’origine des habitants, ou par celui du fondateur. La
toponymie reconnaissait aussi des ensembles plus vastes, appelés kaiwai, qui n’avaient ni
limites nettes, ni définition institutionnelle – le kanji kai signifiant, selon les contextes,
« limite », « espace inclus à l’intérieur d’une limite » ou « société ou groupe de
personnes ». Les noms de ces divisions urbaines dérivaient d’anciens noms de lieux ou de
villages (Kanda, Komagome) ou de la méthode utilisée pour urbaniser le secteur (Tsukiji :
« terre artificielle », c’est-à-dire récupérée sur la mer). Enfin, une division plus large
encore opposait, dans le langage commun, shitamachi – la ville basse ou des petites gens –
et yamanote – la ville haute ou des grands.
64
Le mot machi était donc utilisé à Edo et dans les autres grandes métropoles pour désigner
une division de la ville habitée par les bourgeois, mais il avait aussi d’autres usages. Aux
XVe et XVIe siècles, il était surtout utilisé en combinaison pour caractériser de petites
agglomérations selon leur origine et fonction : jôka-machi (« ville sous le château » ou ville
seigneuriale), minato-machi (« ville port »), monzen-machi (« ville devant le portail [d’un
temple ou sanctuaire] »), ichiba-machi (« ville marché ») ou shukuba-machi (« ville relais de
poste »). Machi sera ainsi longtemps en usage pour désigner une catégorie
d’agglomération de population distincte de la ville (shi) aussi bien que du village (mura)
et, en général, dotée d’institutions d’autogouvernement. Dans une telle situation, les mots
des divisions urbaines sont d’emblée ceux des divisions des ordres qui segmentent la
société en groupes entre lesquels les barrières sont infranchissables.
65
Contrairement à l’Europe, où l’extension du droit urbain et des pouvoirs municipaux
unifia progressivement le territoire de la ville, et où la décadence ou l’abolition des droits
féodaux supprima ensuite la limite juridique entre celle-ci et ses alentours, les villes
d’Extrême-Orient restèrent jusqu’au XIXe ou au XXe siècle tantôt des mosaïques de
territoires assignés à des ordres, tantôt des centres d’administration régissant les
campagnes et des périphéries marchandes et industrieuses qui n’avaient pas de statut
urbain.
300
Villes coloniales duales
66
L’expansion coloniale européenne produisit, dès le XVIe siècle et jusqu’au XXe, une
nouvelle forme de division urbaine. Celle-ci se modelait sans doute sur les formes et les
lexiques des villes médiévales divisées ou des villes de la reconquête chrétienne ibérique,
mais elle était d’emblée plus radicale : c’était la séparation spatiale des vainqueurs et des
vaincus, de la ville européenne et de la ville indigène.
67
Le cas de Mexico est sans doute emblématique des grandes villes de l’empire espagnol.
Comme l’expose Andrés Lira (2002), les conquérants rasèrent le centre cérémoniel de
Tenotchitlan pour y construire la traza, ville en damier réservée aux Espagnols, tandis que
les autochtones survivants peuplaient les barrios ou pueblos indígenas périphériques. Le
contraste des populations et des morphologies urbaines se redoublait d’une séparation
institutionnelle : tandis que les Espagnols avaient leurs propres paroisses – dont les
limites coïncidaient initialement avec celles de la traza – et s’autogouvernaient dans le
cadre de leur municipalité (cabildo), l’administration religieuse des « indiens » relevait de
doctrinas ou visitas confiées aux franciscains, et leur administration civile de deux
parcialidades de indios, juridictions auxquelles étaient associés les chefs indigènes. Le
projet de faire vivre côte à côte et séparées les « deux Républiques » est ainsi au principe
de la division spatiale originelle de la capitale de la Nouvelle-Espagne. Les mots barrio et,
plus encore, pueblo resteront longtemps associés au statut subalterne des localités
indigènes. En principe, un pueblo était doté de ses propres autorités, tandis qu’un barrio
dépendait d’un pueblo – proche ou éloigné – ou d’une ciudad : on précisait parfois barrio
sujeto. Mais une localité située dans la continuité de l’agglomération matérielle tendait à
être appelée barrio – même s’il s’agissait juridiquement d’un pueblo – et une localité
distincte à être appelée pueblo – même s’il s’agissait d’un barrio sujeto – ou arrabal, par
référence aux villages périphériques des villes d’Espagne où, après la Reconquête, furent
souvent confinés les moros médiocrement christianisés. A Mexico, si la parcialidad restera
une circonscription administrative plutôt lointaine, barrios et pueblos prendront une
consistance sociale plus forte par leurs institutions d’autogouvernement supposément
« traditionnelles », l’installation de chapelles dont la charge sera confiée aux habitants,
un régime des sols largement fondé sur la propriété collective et des caisses communes
recueillant certaines taxes et épargnes des habitants. Après la fin du régime colonial de
ségrégation institutionnalisée, barrio se trouvera donc disponible, tantôt pour mettre en
valeur le caractère communautaire de la vie sociale, tantôt pour marquer péjorativement
un espace dont la population est d’origine inférieure.
68
À Manille, capitale des Philippines – l’extension de la Nouvelle-Espagne au-delà du
Pacifique –, on observe la même juxtaposition loin encore dans le XIXe siècle (Huetz de
Lemps 1998). Longtemps, le toponyme « Manila » a désigné exclusivement la ville fortifiée
fondée par les Espagnols (1571) et habitée par ceux-ci, à laquelle était réservé le titre de
ciudad. La périphérie extérieure à l’enceinte – que l’on appelait Extramuros, arrabales ou
contornos – était réservée aux autochtones, répartis en un certain nombre de pueblos,
unités administratives dotées de leurs propres autorités civiles et ecclésiastiques, et
désignées par des toponymes distincts. Ce n’est qu’au cours du XIXe siècle, avec le
développement rapide de la population des pueblos et l’installation de plus en plus
fréquente d’Espagnols dans certains d’entre eux, que « Manila » en viendra à désigner
l’ensemble de l’agglomération physique, tandis que la place forte sera désormais appelée
301
Intramuros. L’administration coloniale institutionnalisera cet état de fait en rattachant
au territoire municipal les pueblos de la rive droite du fleuve (1859), puis, tardivement
(1884), ceux de la rive gauche, mais l’hésitation sur la signification de « Manila »
perdurera encore longtemps.
69
Les villes coloniales britanniques ou françaises étaient duales, elles aussi, malgré les
différences dans les formes d’administration coloniale. Le cas de New Delhi, ville édifiée
ex nihilo à partit de 1913 sur les plans de Lutyens à côté de l’ancienne capitale moghole,
doit être évoqué, mais il est tardif et exceptionnel dans les Indes britanniques (Irving
1981). Les villes doubles, cependant, y étaient la règle depuis les débuts de l’entreprise
coloniale. Ainsi à Bombay – cas étudié par Preeti Chopra (2002) – le noyau de
l’établissement colonial est le Fort, construit entre 1715 et 1743. À cette époque, suivant
en cela la terminologie métropolitaine, les autorités coloniales distinguaient dans le
territoire désigné jusqu’au début du XXe siècle comme « Town and Island of Bombay »
deux towns (Bombay et Mahim), huit villages et sept hamlets dépendant de certains de
ceux-ci, enfin cinq quarters koli (une population autochtone de pêcheurs christianisée par
les Portugais). Mais ce vocabulaire fut bientôt recouvert par une division duale. Des
Indiens s’étant installés à l’intérieur de l’enceinte quasiment dès l’origine, le gouverneur
s’efforça de les séparer des Européens en leur interdisant de construire au sud de la rue
centrale (1772) qui, pour certains observateurs, séparait European Quarter et Native
Bazaar. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et surtout après l’incendie de 1803,
l’ouverture à la construction de terrains extérieurs au Fort permit le développement
rapide d’une agglomération peuplée de nombreux immigrants venus des régions
proches : c’est la naissance de la Black Town ou Native Town, que les Britanniques
regardaient comme un ensemble uniforme, exotique et difficile à policer mais qui, du
point de vue de ses habitants, était divisée en des secteurs très divers en fonction de
critères d’origine, de religion, de caste et de métier, une partie de ces espaces et
communautés étant organisés par des institutions de caractère rituel appelées moholla (de
l’arabe mahalla, via le persan). Dans le même temps, de nombreux Européens allèrent
s’ins-tallet à distance du Fort, au-delà de la ville indigène, dans des zones de collines où ils
développeront leurs suburbs, construits de bungalows spacieux entourés de jardins, une
nouvelle toponymie effaçant celle qui résultait des usages indiens – particulièrement
religieux – de ces espaces. Les élites économiques et culturelles indiennes les plus
européanisées viendront y habiter aux côtés des Britanniques à partit des dernières
décennies du XIXe siècle, brouillant les frontières « raciales » dans cette partie de la ville.
Mais la dualité de la ville européenne et de la ville indigène restera très marquée ailleurs,
et ne sera en rien effacée par la division uniforme – à des fins principalement fiscales – en
wards et sections du territoire relevant de la municipalité nouvellement instituée (1865).
70
Les villes de l’Afrique du Nord française étaient plus strictement ségrégées encore, et plus
durablement. En Algérie, à l’époque de la conquête (1830-1840), le centre des plus grandes
villes fut rapidement et massivement détruit, puis remodelé par les autorités coloniales
au profit de la population européenne (Boukhzer 1998). Dans la plupart des cas –
Constantine faisant exception –, les casernements des militaires et la place d’armes
d’abord, le centre de la ville des Européens ensuite, furent édifiés au cœur de la ville
existante qui fut rasé, souvent après que ses habitants l’eurent déserté pour échapper à
l’envahisseur. Ce qui restait de la ville pré-coloniale devint une enclave. Dans la collection
des guides Joanne, on trouve en 1886 qu’Alger est un port « divisé en ville arabe et ville
européenne ». La première fut aussi appelée en 1860 ville haute par Napoléon III et, plus
302
couramment, casbah (Nouschi 1996 : 142). En Tunisie et au Maroc, où la colonisation fut
plus tardive et prit la forme du protectorat (1881 et 1912 respectivement), la ville
européenne fut construite à côté de la ville existante dont les particularités physiques et
culturelles furent préservées par les urbanistes du général Lyautey, résident général au
Maroc (Wright 1991 : ch. 3). Dans les trois pays, le quartier arabe ou ville arabe fut désigné
au XXe siècle, en opposition à ville européenne, par le même mot : médina, francisation de
l’arabe madîna (ville). Un usage précoce s’observe par exemple en 1900 dans une carte de
Casablanca (Cohen & Eleb 1998 : 25), mais plusieurs cartes postérieures maintiennent ville
indigène. Médina se généralisera sans doute dans les années 1910 ou 1920 : ce qui, dans la
langue autochtone, était « la ville » devenait ainsi une division urbaine22. Ce mot français
sera à son tour incorporé à l’arabe dialectal et utilisé dans tout le Maghreb après les
indépendances pour désigner, par opposition à la ville moderne, la vieille ville ou ville
historique. Une troisième catégorie urbaine apparaîtra ensuite pour désigner les zones de
constructions précaires créées par les ruraux dans les périphéries des villes du Maghreb :
bidonville, généralisation du toponyme Bidonville forgé à Casablanca à la fin des années
1930 (ibid. : 322). Avec les années 1950, cette tripartition sera consacrée par le langage des
planificateurs et des savants : ce sont les médinas, villeneuves et bidonvilles de Jacques
Berque (1958).
71
Shanghai, première ville chinoise ouverte de force à l’établissement des Occidentaux,
présente un cas extrême de dualité urbaine dans cette période semi-coloniale, comme le
montrent Christian Henriot et Zheng Zu’an (2002). Les concessions, imposées en 1843,
furent étendues à plusieurs reprises jusqu’en 1914. Situées au nord de la ville fortifiée,
elles constituaient un territoire qui échappait à la souveraineté chinoise : concessions
française, anglaise et américaine – puis internationale après la réunion des deux
dernières en 1863 – étaient administrées par leurs propres autorités et devinrent vers la
fin du XIXe siècle le centre économique de l’agglomération. Les deux parties de la ville
s’ignoraient mutuellement, comme en témoigne la cartographie jusqu’au début du XXe
siècle. Les cartes des Occidentaux détaillaient les concessions – International Settlement
et Concession française (ou French Town) —, mais elles représentaient par un blanc ce
qu’elles appelaient native city ou walled city. Symétriquement, les cartes chinoises
ignoraient purement et simplement la région des concessions ainsi que – au moins
jusqu’aux années 1870 – les peuplements extérieurs à la muraille (Henriot & Zu’an 2002,
fig. 2). Les Chinois appelaient communément les concessions yichang (espace des
barbares) ou yangchang (espace des étrangers), avant que ne s’imposent le terme officiel
zujie (territoire cédé en location) en combinaison avec le nom de la nation occupante, et
l’euphémisme en forme de toponyme Yangjingbang – du nom du canal qui séparait les
deux concessions – qui fut en usage jusqu’au comblement de celui-ci en 1916. C’est
seulement pendant l’occupation japonaise (1937-1945) que les anciennes concessions
seront intégrées à la division du territoire urbain en qu (« arrondissements ») et fang
(« quartiers ») qu’avait instituée la loi d’organisation municipale de 1932.
72
Qu’il ait pu y avoir jadis plusieurs villes en une est largement effacé des représentations
urbaines d’aujourd’hui. Les divisions administratives modernes y contribuèrent
puissamment en instituant des districts qui découpaient de façon uniforme un territoire
urbain désormais juridiquement homogène. La science géographique elle-même fait
souvent disparaître ces réalités anciennes par ses cartes historiques, qui font apparaître,
à partir d’un noyau initial, des « extensions » successives de l’agglomération bâtie
rendues homogènes par le mode de représentation graphique adopté. Néanmoins, à
303
l’échelle large de la ville historique, les villes plurielles du passé se font souvent encore
entendre dans de multiples réactualisations.
Statuts personnels et divisions spatiales
73
Si l’on se place maintenant à l’échelle des divisions urbaines les plus fines des villes
anciennes, on découvre d’autres découpages spatiaux ancrés plus intimement encore
dans les divisions sociales qui partageaient la population. Dans de nombreuses sociétés,
des dispositifs institutionnels puissants et durables divisaient en effet celles-ci en groupes
régis par des règles distinctes : coutumières ou écrites, jouées par les acteurs et
sanctionnées par les autorités de façons très diverses, ces règles constituaient les
individus en groupes d’équivalence ou en segments distincts. En ville, certaines de ces
divisions sociales étaient spatialisées, soit qu’une portion de l’espace fût affectée ou
assignée à un groupe avec plus ou moins de rigueur et de stabilité, soit que les groupes
cherchassent eux-mêmes à se renforcer en se concentrant dans l’espace. Dans de tels cas,
les divisions sociales produisaient des divisions spatiales. Toutefois, lorsque la mobilité
des personnes devenait possible, en fait sinon en droit, des décalages s’observaient entre
les assignations d’appartenance sociale et la position dans l’espace par la résidence : le
groupe cessait de coïncider avec un territoire et les divisions spatiales anciennes étaient
mises en danger. Parcourons quelques-unes des figures sous lesquelles a pu se présenter
une telle situation.
Espaces de la parenté et du clan lignagier
74
L’organisation sociale du village diola d’Oussouye en Casamance – que restitue MarieLouise Moreau (2002) – repose sur l’appartenance de chaque individu – par filiation
paternelle ou adoption – à un des six kukin (sing. hukin), ces groupes de parenté se
composant chacun de deux à cinq kank (sing. hank), groupes de familles disposant de
droits fonciers précisément délimités à l’intérieur du village23. Les kank forment
généralement des ensembles fonciers continus et donc des groupes de voisinage au sein
du même hukin. Une exogamie stricte caractérise le hukin, qui possède des fétiches
propres et des rituels communs, ainsi qu’une place publique. À certains kank sont
associées des fonctions politiques et religieuses précises : fourniture du roi, rôle dans la
désignation de celui-ci, responsabilité d’un fétiche, notamment. Les règles de la parenté
organisent ainsi la société locale en segments, elles définissent les droits fonciers et
l’organisation politique, elles divisent aussi l’espace du village en territoires distincts : les
noms des kukin désignent à la fois un groupe d’appartenance doté d’institutions et une
division de l’espace.
75
L’enquête sociolinguistique conduite par Marie-Louise Moreau établit néanmoins que
l’appartenance au groupe de parenté prime sur le critère de la résidence. « Je suis de
Sulœk » signifie en effet que le locuteur se définit comme membre du hukin de ce nom, et
non pas qu’il habite « à Sulœk ». Certains résidents du territoire du hukin, parce qu’ils
sont venus d’ailleurs, ne sont pas membres du groupe de parenté et ne sont ni soumis à
ses règles, ni associés à ses rituels. À l’inverse, des personnes qui descendent des familles
du hukin peuvent habiter dans les nouveaux quartiers dont l’expansion a fait de l’ancien
village une petite ville, ou même être partis à Dakar, sans pour autant cesser d’appartenir
à leur hukin. D’où l’ambiguïté du mot français quartier lorsqu’il est utilisé à Oussouye. II fut
304
introduit par l’administration coloniale qui avait regroupé les six kukin en deux unités
territoriales, chacune placée sous l’autorité d’un « chef de quartier » : Esinkin (« ceux d’en
bas ») et Etia (« ceux d’en haut »). Mais la population n’utilisera le français quartier que
pour désigner les six kukin et, par ailleurs, les nouveaux secteurs d’habitation qui
s’étendent autour de l’ancien village. Esinkin et Etia ne sont catégorisés sous aucun
générique : ni quartier, ni hukin, bien que la population ait investi les deux nouvelles
entités de fonctions « traditionnelles » dans certains rituels, sans toutefois doter ces
divisions d’une très forte consistance. À l’indépendance du Sénégal (1960), Oussouye fut
fusionnée avec une localité voisine pour former une même commune et il fut procédé à un
découpage du territoire de celle-ci en trois quartiers, parmi lesquels Esinkin et Etia qui
comprendront, outre leurs noyaux de l’époque coloniale, de nouveaux secteurs de
construction plus récente : quarante ans plus tard, ces nouveaux découpages territoriaux
ne sont pas identifiés par la plupart des habitants, qui ont souvent perdu aussi la
définition des anciens – seuls les originaires d’Oussouye connaissant encore la
délimitation du hukin auquel ils revendiquent d’appartenir. Ainsi, dans la partie ancienne
d’Oussouye, le même nom de hukin réfère à la fois à un espace et à un groupe, mais ceuxci ne coïncident pas. Si des territoires bien déterminés sont associés aux groupes de
parenté, l’appartenance à ces groupes prime sur la résidence dans la façon dont les
individus définissent leur identité « locale ».
76
Malgré la distance des temps et des lieux, un phénomène analogue s’observe dans les
villes italiennes médiévales où, pour les lignages nobles, la parenté primait généralement
sur la résidence pour définir les conditions et modalités de la participation au pouvoir
municipal. En Italie et en Provence, les nobles conservèrent d’importants pouvoirs lors
des révolutions municipales et chaque clan nobiliaire – lui aussi assez strictement
exogame – était associé à une portion du territoire urbain qu’il contrôlait et où se situait
sa maison. Comme le montre Brigitte Marin (2002), le vocabulaire des documents
témoigne d’une identification ancienne du groupe nobiliaire et du découpage spatial de la
ville. En 1591, une description de la République de Venise évoque « sei Consiglieri, da sei
tribú, nelle quali è divisa tutta la città », ce qu’une traduction française rendait ainsi : « Le
Prince ha six Conseillers adiointz à luy, qui sont isseus des six lignées, ou quartiers,
esquels la cité est divisée, c’est de chacun quartier un Conseiller. » Aux XVIIe et XVIIIe
siècles des chroniqueurs évoquent les origines des constitutions urbaines dans des termes
semblables : à Bologne, en 1088, « la ville fut divisée en quatre Quartieri, et Tribú », chaque
citadin devant se placer « sous l’enseigne de sa Tribu, ou Quartiere » (texte de 1621) ; à
l’époque de Charles Ierd’Anjou, « toute la ville de Naples […] fut divisée en 5 Tribú, ou
encore Fratrie […] portant les noms de Nilo, Forcellese, Montagna, Capoana, et Termense
[…] ; et nous observons que toutes ces Regioni, bien que n’étant pas positivement limitées,
ont conservé les mêmes noms que ceux qui leur furent donnés dans les temps très
anciens » (texte de 1776). Ces équivalences entre tribu, fratria ou lignée d’un côté, quartiere,
regione ou quartier de l’autre, indiquent comment des divisions urbaines furent formées en
suivant l’implantation territoriale des lignages nobles.
77
Si l’on suit Jacques Heers (1974), le phénomène du clan nobiliaire urbain marque toutes
les rives de la Méditerranée – de Constantinople au Levant espagnol, en passant par
l’Italie et les pays d’Islam – et on l’observe aussi en Europe du Nord. Le clan nobiliaire 24
comprend la famille noble, ses parents et alliés, ses clients et protégés, ses hommes
d’armes et serviteurs, rassemblés dans la grande maison et son voisinage. La maison
seigneuriale urbaine (domus magna, Hofen pays allemand) est généralement un vaste
305
ensemble de constructions organisé autour d’une cour centrale et, parfois, s’ouvre sur la
ville : la cour devient alors une place contrôlant un ensemble de ruelles. Le clan noble est
maître du quartier urbain et identifié à celui-ci, au point qu’à Florence les consorterie sont
aussi appelées federazioni di case e torri, et qu’à Gênes chaque albergo donne son nom à une
contrada (Heers 1974 : 157-163) 25. Dans l’Italie des communes, c’est toutefois
l’appartenance au lignage noble et non la résidence qui conditionne la participation au
pouvoir urbain. Le cas de Naples est caractéristique : pour la désignation des élus de la
noblesse au conseil, la ville était divisée en seggi, institutions politiques à base territoriale
qui regroupaient un ensemble de familles nobiliaires en fonction de leur enracinement
historique dans l’espace urbain. Il fallait appartenir à un seggio pour participer au pouvoir
municipal : lorsqu’une autre famille noble venait s’installer à l’intérieur des limites d’un
seggio, elle n’obtenait pas pour autant de privilège politique – elle était fuori seggio. À
l’inverse, lorsqu’une branche d’une famille appartenant à un seggio allait construire son
palais en dehors du territoire de celui-ci – comme cela se produisit de plus en plus
souvent à partir du XVIe siècle –, elle en restait pleinement membre. Ainsi, à Naples au
XVIIIe siècle encore, comme à Oussouye aujourd’hui, on pouvait se réclamer d’un groupe
de parenté associé à un territoire sans pour autant résider dans les limites de celui-ci.
L’écart entre appartenance au groupe de parenté et résidence affaiblit les anciennes
divisions spatiales – en même temps que les coutumes ou les droits qui les définissent –
mais le découpage de l’espace « tient » cependant sur une longue durée.
78
À l’appui de l’argument généralisant de Heers, on peut verser le cas de Londres. Il est
probable que les inns (hôtels) édifiés par les grands seigneurs laïcs ou ecclésiastiques dans
la City ou, plus souvent, à l’extérieur des limites de celle-ci, présentaient des caractères
analogues, la propriété foncière y étant toutefois plus complètement unifiée : ces
résidences épiscopales ou aristocratiques étaient de véritables villages comprenant leur
église et leurs courtyards (Higgins 2002). Avec la dissolution des ordres monastiques au XVI
e
siècle puis, à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle, la conversion des inns aristocratiques en
housing estates mis sur le marché, ces anciennes unités urbaines changeront de contenu
mais garderont souvent leur toponyme et leur identité propre.
79
Ainsi, dans des situations à bien des égards très différentes, les anciennes divisions
urbaines présentent ce même double caractère de segmentation sociale des populations
associée à un découpage spatial. Au Caire – et sans doute dans nombre d’autres villes de
fondation militaire arabe – on trouve à l’origine du découpage le plus élémentaire de la
ville (mahalla, puis hâra, que l’on traduit ordinairement par « quartier ») des
cantonnements clos attribués à des soldats organisés en contingents tribaux (Raymond
1985 : 135 et 1993 : 44-45). Dans beaucoup de grandes villes arabes de l’époque ottomane,
on relève une superposition des divisons en quartiers (hawma à Alger et Tunis, hâra au
Caire, mahalla à Alep, Mossoul ou Bagdad) et de divisions sociales renvoyant à des métiers,
des « ethnies » ou des communautés religieuses, sans que pour autant les membres du
groupe lié à un « quartier » se trouvent nécessairement y résider (Raymond 1985 :
135-139). Considérons de ce point de vue deux villes du Maghreb.
80
Nous avons déjà noté que la vieille ville de Fès était divisée, à partir de la fin du XVIIe
siècle, en trois sections (jiha ou qabîla) distinguées par les origines de leur peuplement,
berbère ou andalou (Cigar 1978-1979 : 109-116). Les populations étaient en fait diverses et
mélangées, mais les notables de chacune de ces unités spatiales cultivaient des
généalogies qui référaient à une « tribu » d’origine. C’était parmi eux qu’était choisi le
qaïd, kabir ou ra’is, qui administrait la jiha, la représentait auprès du sultan et dirigeait la
306
milice qu’il était chargé de lever dans le bas-peuple de sa section. Les jiha-s étaient à leur
tour subdivisées en unités plus petites (hawma) – entre dix-huit et vingt-quatre au total –
avec leurs portes, mosquées et marchés, et dont les chefs (muqaddam, ra’is ou jârî) étaient
dotés de certaines fonctions fiscales. L’organisation en jiha-s ne concernait toutefois que
le « peuple de Fès » (Ahl Fâs ou ‘ammisharîf), catégorie définie par opposition à la noblesse
religieuse d’ascendance chérifienne (shurafâ), groupe fortement endogame mais dispersé
dans toute la ville et qui avait son propre système de représentation indépendant des
chefs des jiha -s. Étaient aussi dans ce cas les Bildiyyîn, descendants des Fassis juifs
convertis à l’Islam au XVe siècle26. Le peuple relevait donc d’unités spatiales fondées sur la
référence à des origines tribales supposées, tandis que les lignées chérifiennes
échappaient à l’ancrage territorial : lors des nombreux conflits entre shurafâ et
‘ammisharif, « la loyauté était déterminée par le lien ethnique au moins autant que par le
lieu d’habitation dans telle section » (ibid. : 111).
81
À Kairouan, l’articulation des divisions spatiales et sociales était différente. Comme le
montre Mohamed Kerrou (2002), l’administration urbaine repose au XIXe siècle sur des
lignages notabiliaires intégrés à l’organisation de l’État beylical et la division des
populations s’effectue en fonction de leur origine « tribale » ou de leur religion, autant ou
plus que selon leur lieu de résidence. Depuis la fondation (671) jusqu’au début du
protectorat français (1881), les remparts – reconstruits au XVIIIe siècle – marquent une
division matérielle, politique et symbolique très forte entre la ville et ses alentours. Dans
le Kairouan de l’entre-murs (el-Qayrawân el-muhawatta) habitent les Beldiyya, qui se
définissent comme Kairouanais de souche. A la veille de l’occupation française, la ville est
divisée en trois houma-s, chacun administré par un cheikh que nommait le bey de Tunis et
auquel les habitants devaient allégeance : Houmat al-Jâmi’ (quartier de la Grande
Mosquée), Houmat al-Marr (quartier du Passage) et Houmat al-Achrâf (quartier de la
noblesse religieuse). Le premier est identifié par un monument religieux majeur de cette
ville sainte de l’Islam, le dernier par l’ascendance chérifienne de ses notables (les Chorfa),
parmi lesquels devait être recruté le cheikh. Houmat al-Marr, situé entre les deux autour
de la voie commerçante principale, avait une identité plus incertaine – notamment parce
que les nombreux commerçants juifs et étrangers qui y résidaient ne relevaient pas de
l’autorité de son cheikh : le décès de ce dernier, en 1896, sera l’occasion pour les autorités
du protectorat de supprimer ce houma et de répartir son territoire entre les deux autres.
Hors les murs étaient installés les Zlassî, un groupe bédouin dont les établissements
étaient nommés rbat. Ce terme était utilisé pour désigner des unités urbaines de petite
taille, ensembles de ruelles parfois clos de portes, dont les toponymes référaient à un
fondateur ou un lignage d’origine, au tombeau d’un saint, à un oratoire. Étaient aussi
nommés rbat – et non pas houma – les trois grandes divisions de cet espace extérieur,
selon les différentes directions : al-Jéblia (direction des montagnes), al-Guéblia (direction
de La Mecque, c’est-à-dire du sud-est) et al-Dhahra (direction du sudouest). Les Chorfas
étant les protecteurs des bédouins installés hors les murs, al-Guéblia était administré par
le cheikh de Houmat al-Achrâf, mais les deux autres rbat-s avaient leurs propres cheikhs.
Chaque unité spatiale des faubourgs correspondait à une communauté particulière – une
« tribu » ou ensemble de lignages référant à un même ancêtre épo-nyme – et son cheikh
administrait aussi les membres de celle-ci qui s’étaient, au fil du temps, installés à
l’intérieur des murailles. De la même façon, les cheikhs des houma-s étaient chargés
exclusivement des Beldiyya, y compris lorsque ceux-ci résidaient hors les murs.
L’organisation administrative était donc fondée sur une segmentation sociale de la
307
population liée originellement à un découpage de l’espace, mais celui-ci alla en se
brouillant avec la mobilité des habitants. Le caractère personnel de l’organisation
administrative ressort aussi du fait qu’existaient trois cheikhats chargés des juifs
tunisiens (ihûd twânsa), des juifs livournais (grâna) et des autres étrangers (barrâniyya),
indépendamment du lieu de résidence de leurs administrés.
82
Dans les cas, pourtant très divers, que l’on vient d’évoquer, on distingue toujours, à
l’arrière-plan des segmentations sociales, des ensembles de lignages organisés en
fédérations, allégeances ou hiérarchies plus ou moins stables et associés à une fraction de
l’espace urbain par leur activité ou la résidence de leurs notables. Mais dès que l’on y
regarde de plus près, on s’aperçoit que, dans des villes où les populations sont mobiles, la
coïncidence entre divisions spatiales et divisions sociales selon les origines se brouille.
Ainsi à Kairouan, malgré la force symbolique de la séparation entre citadins et nomades,
des Beldiyya peu fortunés se sont installés hors les murs et des membres des diverses
tribus bédouines se sont dispersés en dehors du territoire initial de leur tribu, parfois
même en ville. La chronologie et l’ampleur de ce phénomène sont mal connues, mais il est
attesté au moins à la fin du XIXe siècle. Le décalage n’a donc cessé de croître entre les
divisions spatiales et les segmentations sociales qui étaient à la base des institutions
politiques. Il faudra néanmoins une quarantaine d’années au protectorat pour
territorialiser l’administration de Kairouan : rattachement des Zlass résidant dans les
murs au cheikhat de leur résidence (1886), suppression de Houmat al-Marr et érection de
al-Guéblia en houma distinct (1896), redécoupage de la ville et des faubourgs en quatre
houma-s, les deux anciennes divisions urbaines débordant désormais les murailles et la
notion de rbat disparaissant du même coup du vocabulaire officiel (1909-1913),
suppression du cheikhat des juifs tunisiens et rattachement de ceux-ci au houma où se
concentraient leurs résidences (1930), enfin, création de cheikhats distincts dans la
campagne, ce qui constituait du même coup des cheikhats urbains (1936). Si
l’indépendance a entraîné plusieurs réorganisations administratives, celles-ci ont reposé
sur le même principe de division territoriale. Cependant, l’enquête réalisée par Mohamed
Kerrou auprès des habitants montre qu’aujourd’hui encore l’opposition entre ville et
faubourgs – qui renvoie à celle entre citadins et bédouins – reste très solide, malgré la
fusion des deux espaces dans ce que les Français ont baptisé médina, le franchissement de
la muraille par les découpages administratifs et le brassage des populations : dans le
langage commun, si les faubourgs sont aussi appelés houma-s, les unités plus petites qui
les composent sont toujours des rbat-s. Les repérages spatiaux qui accompagnaient les
structures segmentaires de l’identité sont abolis depuis longtemps, mais les parlers
communs conservent les traces des anciens lexiques pour réactualiser celles-là.
Espaces des pouvoirs bourgeois européens
83
En Europe, le droit de bourgeoisie né des révolutions municipales médiévales, qui a défini
l’appartenance au « Corps de Ville » tout au long des Anciens Régimes, était un droit
personnel à base territoriale. Les institutions qui régissaient les juridictions bourgeoises
et l’exercice des droits politiques produisaient un double découpage spatial délimitant la
ville et la divisant en parties. Dans ce mode de formation des ter-ritoires, le statut des
personnes, les différences de droits et les réseaux personnels du pouvoir urbain jouaient
un rôle premier.
308
84
Les critères d’attribution du statut de bourgeois et des droits politiques afférents
variaient considérablement selon les villes et régions d’Europe, depuis la transmission par
filiation et mariage jusqu’à la simple résidence dans les limites de la ville, avec de
nombreuses combinaisons de ces deux principes. De façon générale, ce statut n’était pas
strictement lié à la résidence : tous les habitants d’une ville n’en bénéficiaient pas et
certains bourgeois ne résidaient pas dans le périmètre de droit urbain. Samuel Fettah
(2002) étudie un cas de cette divergence entre la ville comme réalité spatiale et la ville
comme entité politique. Dans le système administratif de l’État toscan du XVIIIe siècle, le
terme comunità référait à la fois à une circonscription territoriale, à une institution
politique et à l’ensemble des hommes qui bénéficiaient du droit de l’administrer.
Livourne, ville de fondation des grands-ducs de Toscane, a reçu de ceux-ci le statut de
città en 1606 dans les limites de l’enceinte – qui seront aussi celles du porto franco institué
en 1676 pat la concession de privilèges fiscaux – sans que pour autant soit institué un
droit de bourgeoisie à proprement parler. La réforme de 1774 annexa à l’ancien comune
(commune) les sobborghi (faubourgs) et la campagna qui formaient auparavant le
capitanato. Désormais, la Comunità di Livorno, c’était, du point de vue territorial,
l’ensemble consitué de la Città di Livorno et son estensione di campagna. Mais c’était aussi
l’ensemble des personnes qui participaient aux institutions du pouvoir municipal et ce
pouvoir lui-même : comunità, en ce dernier sens, valait comune ou municipio. Ceux qui
étaient dotés du droit d’administrer la comunità étaient appelés comunisti : ils devaient
être possi-denti (propriétaires fonciers), ce qu’étaient rarement les marchands livournais,
y compris les plus opulents, notamment s’ils étaient membres de l’une des nazioni
(nations) établies dans le port franc, juive ou orthodoxe. Ainsi, du point de vue des droits
politiques, il y avait une nette distinction entre comunisti – on disait aussi cittadini – et
abitanti – les résidents de Livourne. Nombreux étaient les abitanti qui n’étaient pas
comunisti, et il n’était pas nécessaire de résider en ville pour être comunista. Dans ce cas,
comme dans beaucoup d’autres où les droits politiques urbains n’étaient pas fondés sur la
résidence mais sur la propriété ou l’appartenance à un lignage, la ville comme institution
ne coïncidait pas avec la ville comme territoire.
85
Les institutions politiques jouaient aussi un rôle majeur dans les découpages spatiaux à
l’intérieur du périmètre urbain. Dans de nombreuses villes de l’Europe médiévale,
l’instauration du régime communal a surimposé de nouvelles circonscriptions civiles au
maillage des paroisses et des fiefs, concurrençant les divisions urbaines produites par les
clans nobiliaires ou la police du monarque, souvent en composant avec celles-ci. Ces
quartiers de ville étaient des institutions bourgeoises, souvent nées des unités de milice
urbaine et devenues le cadre de la désignation de magistrats. Elles survécurent longtemps
au déclin des pouvoirs des communes.
86
Les seize quartiers municipaux qui divisaient Paris depuis le règne de Charles V ( XIVe
siècle) jusqu’à la réforme de 1702 – avec des variations de leur nombre et de fréquentes
modifications de frontières – étaient placés chacun sous l’autorité d’un « quartenier »
chargé de recruter les hommes de la milice et de les mobiliser en cas d’alerte. Des
fonctions fiscales et politiques vinrent ultérieurement s’adjoindre à ces fonctions
militaires, elles-mêmes à éclipses et revitalisées pour la dernière fois lors de la guerre
civile qui a couru de 1562 à 1661. Les quartiers étaient à leur tour divisés en dizaines, ellesmêmes regoupées en cinquantaines, les unes et les autres sous la juridiction d’un
« dizenier » ou d’un « cin-quantenier ». Mais, plus que d’un ordonnancement spatial par
division, il s’agissait de réseaux de personnes : en 1610, il y avait de quatre à quatorze
309
dizaines par quartier, le plus souvent huit à dix ; en 1637, de cinq à onze, le plus souvent
sept à neuf (Pillorget & Viguerie 1970 : 256-258). On lit dans un document du Bureau de
Ville de 1638 : « un quartier, composé d’un quartinier, deux, trois er jusques à quatre cinquanteniets, outre plusieurs diziniers » (cité pat Descimon & Nagle 1979 : 961). « [Le
quartier] était – insistent Descimon et Nagle – rapporté à une personne avant de l’être à
un territoire. » (ibid.) Le quartier, c’était son quartenier, dont il portait le nom jusqu’à ce
qu’une ordonnance royale de 1588 assignât aux quartiers parisiens des noms d’église ou
de saint27 : « Le quartier que l’on vouloit appeler de Carrel se nommera dorénavant de
Saincte Geneviève ; Celui de Huot se nommera Sainct Séverin ; Celui de Guerrier, de
Notre-Dame […] » (cité pat Pillorget & Viguerie 1970 : 254). Ce qui n’empêcha pas qu’ils
fussent encore désignés par le nom du quartenier dans des documents officiels
postérieurs – c’était le cas en 1610 (Pillorget & Viguerie 1970 : 255-256). Le plan dir « des
Colonelles », dressé en 1650, donne dans ses marges la liste des « Capitaines, Lieutenants,
Enseignes et Cartiniers », dont les noms sont portés sur la carte : aucun nom toponymique
de quartier n’y figure et aucune limite n’est tracée (voir Atlas de ht ville de Paris 1873 :
pl. 17). La grande instabilité des noms officiels des quartiers tout au long du XVIIe siècle
témoigne d’ailleurs sans doute de l’étroitesse de leur usage.
87
Les limites des quartiers n’étaient pas floues, car elles définissaient des pouvoirs : le
quartenier devait savoir où il pouvait lever sa milice. Chaque quartier était formé d’un
ensemble de rues, c’est-à-dire de maisons : cette géographie se désintéressait des espaces
inhabités – ponts royaux et « coutures » – (Descimon & Nagle 1979 : 961) et tolérait que
les maisons relevant d’un même officier fussent dispersées et intriquées avec celles qui
relevaient d’un autre28. Des obligations communes établissaient un lien personnel des
bourgeois au titulaire de la charge, liens qui se traduisaient par une division de l’espace
objet de conflits et de négociations fréquents, car les quarteniers étaient préoccupés
d’augmenter le nombre de leurs bourgeois. L’institution de la milice urbaine entretenait
ainsi de fortes sociabilités masculines au cours des nuits passées ensemble au quartier –
terme qui désignait aussi le corps de garde –, elle produisait des identités locales – les
bourgeois voulaient des officiers qui fussent des leurs –, elle marquait aussi des territoires
– il arrivait que le quartier fût fermé de chaînes payées par le quartenier. Si les limites des
quartiers municipaux étaient nettes dans les zones denses du centre où la concurrence
entre quarteniers était vive, elles restaient indéterminées vers la périphérie – aucun
document, si précis soit-il pour le reste, ne prend la peine de les définir 29. C’est que, dès
l’origine, la fonction militaire et, après 1528, la fonction fiscale conféraient aux
quarteniers le contrôle des faubourgs attenant à leur porte : en 1551, le Parlement
enjoignit le Prévôt des marchands d’établir dizeniers et cinquanteniers dans les
faubourgs, et un rôle de 1610 montre ce rattachement aux quarteniers des dizaines
formées dans les faubourgs (Pillorget & Viguerie 1970 : 256 ; Descimon & Nagle 1979 : 964).
Les quartiers parisiens débordaient ainsi largement l’enceinte qui définissait Paris.
88
Les pennonages ou quartiers lyonnais présentaient, du point de vue qui nous intéresse ici,
de nombreux traits communs avec les quartiers de ville parisiens. S’ils n’étaient pas le
cadre de l’élection du Corps de Ville et seulement accidentellement celui des impositions,
c’étaient aussi des unités de milice. Celles-ci, nées au XIIIe siècle du soulèvement des
bourgeois contre leurs comtes, étaient chargées de la garde des portes, des remparts et
des rues, sous la direction d’un « pennon » ou « capitaine de pennonage », d’un
« capitaine enseigne » et d’un « lieutenant pennon » (Zeller 1979). Ces unités portaient, au
XVIe siècle encore, le nom de leur capitaine et les dénominations toponymiques qui
310
apparaîtront au siècle suivant seront d’une grande instabilité : ainsi, Croisette, Puits Pelu
et rue des Chapeliers désignaient au même moment un même pennonage (ibid. : 48). Le
nombre des pennons changeait fréquemment : ils étaient trente-cinq en 1528, trente-six
dès l’année suivante, cinquante furent envisagés en 1647, mais la réforme en établit
finalement trente-huit, réduits à trente-cinq à la veille de la refonte de 1746 qui en
institua vingt-huit (ibid. : 43-44). Même dans les périodes où le nombre des pennonages
était stable, leurs limites étaient constamment modifiées : une maison placée par sa
situation sous l’autorité d’un pennon pouvait passer sous l’autorité d’un autre par simple
décision des consuls. Le transfert portait toujours sur la maison entière et avait pour
objet d’augmenter le nombre d’hommes assujettissables dans un pennonage qui en
manquait (ibid. : 44-45). Les limites entres pennonages étaient donc d’une grande
complexité : la ligne passait tantôt au milieu d’une rue, tantôt suivait à angle droit le mur
mitoyen d’une maison, serpentait au milieu des îlots de cour en cour et de traboule en
traboule, tout en laissant ici et là des enclaves (ibid. : 46).
89
À Paris comme à Lyon, les quartiers d’Ancien Régime étaient donc d’abord des
institutions qui organisaient des réseaux personnels autour du titulaire d’un
commandement de la milice bourgeoise – ou plutôt, la charge tendant à être héréditaire,
de son lignage. C’est cette institution politico-militaire qui appelait un découpage spatial :
la consistance du quartier découlait de la liste des maisons relevant d’un officier et les
deux rives des rues y étaient comprises ; les limites étaient à chaque instant bien
déterminées, mais elles étaient instables au cours du temps ; les quartiers étaient plus
volontiers désignés par les noms de leurs capitaines que par des toponymes, comme en
témoigne notamment la variabilité des noms toponymiques. Au cours des XVIIe et XVIIIe
siècles, ces divisions urbaines se trouveront chargées d’autres fonctions, notamment
fiscales et de police et, avec l’affaiblissement des autorités municipales au profit des
officiers royaux, les quartiers de police prendront le dessus avec leurs caractéristiques
propres, qui deviendront clairement au XVIIIe siècle celles de divisions territoriales
modernes. L’affaire fut conclue à Paris dès 1702, lorsque les quartiers de police réformés
imposèrent leur découpage territorial aux quartiers municipaux vidés de leur substance.
À Lyon, malgré la refonte des pennonages de 1746 qui tendait à en régulariser les limites,
il faudra attendre la réorganisation révolutionnaire de 1789-1795 pour que soit territorialisée l’organisation administrative de la ville (Delassise & Dessertine 1979, Saunier 1993).
90
Les grandes villes de l’Empire espagnol connurent à la fin du XVIIIe siècle un processus
analogue. Ainsi, à Naples, comme le montre Brigitte Marin (2002), les divisions spatiales
étaient étroitement liées à l’organisation politique du Corps de Ville. Les nobles (nobili) et
le peuple (popolari) avaient chacun leurs institutions propres, organisées sur une base
territoriale : la ville, on l’a vu, était divisée en piazze nobiliaires, chacune d’elles contenant
plusieurs ottine populaires – vingt-neuf au total – divisées à leur tour en decurie.
Organisation d’origine militaire chargée ensuite de la police urbaine, l’ottina avait à sa
tête un « capitano » et la decuria un « capodieci ». L’institution ne concernait que les chefs
de famille citoyens de Naples : ceux-ci, réunis régulièrement par le capitaine, formaient
sans doute un groupe à sociabilité dense. Mais l’ottina ne comprenait pas les nombreux
non citoyens qui résidaient à l’intérieur de ses limites. D’où une distinction lexicale entre
les complateari – les voisins de la platea (place ou rue large) en tant qu’ils forment un
groupe représentatif de l’ottina considérée comme une institution – et l’ensemble des
abitanti de l’ottina considérée comme un territoire (Marin 1993 : 368-369 et Marin 2002).
Les réformes bourboniennes introduiront une territorialisation de la police urbaine qui
311
précédera l’abolition des corps organisant les pouvoirs municipaux et des divisions
spatiales associées à ceux-ci. Les douze quartieri institués par la monarchie en 1779 – qui
coexisteront pendant vingt ans avec les piazze et ottine de l’organisation urbaine
médiévale -avaient une géographie entièrement nouvelle, car elle prenait pour base les
circonscriptions ecclésiastiques et non celles de l’administration municipale. Chaque
quartiere – vocable jusque-là inconnu à Naples – était un regoupement de paroisses, mais
les réformateurs semblent s’être efforcés de fixer des limites aussi régulières que possible
et d’obtenir des divisions dont la population ne fût pas trop inégale. Les officiers
municipaux qui dirigeaient les ottine furent placés sous l’autorité de nouveaux officiers
royaux, les juges de quartier – non sans résistance de la part des intéressés et de la
population. Le temps des anciennes institutions et des divisions urbaines qui
constituaient leur base était désormais compté. La première Restauration, qui mit un
terme à l’éphémère République parthénopéenne, permit en effet aux Bourbons d’abolir le
Corps de Ville et tous ses cadres en 1798 : du même coup, les fonctions politiques et
militaires des ottine disparurent et le quartier de police devint l’unique circonscription
civile. Un épisode des événements révolutionnaires de 1799 suggère que le petit peuple
urbain ne s’accommoda pas facilement de ces changements : des panneaux indiquant les
noms des rues et numéros des maisons, que venait de mettre en place la police royale,
furent arrachés (Marin 1993 : 370). La nouvelle division en quartiers va néanmoins
s’imposer : confirmée par l’administration française en 1806, elle fut maintenue lors de la
seconde Restauration. Une série de modifications de limites permirent de rationaliser
plus avant cette nouvelle division territoriale. Dès 1790, les quartiers devinrent plus
compacts, les appendices et enclaves disparurent, les limites coïncidant désormais
toujours avec des rues. Il en résultait un décrochage entre quartiers et paroisses, qui
disparaîtra en 1812 avec une refonte complète de ces dernières, désormais découpées
selon les quartiers. Le quartier de police l’a ainsi emporté non seulement sur les
anciennes divisions urbaines municipales, mais aussi sur les circonscriptions
ecclésiastiques.
91
Des réformes analogues eurent lieu au même moment dans la capitale de la NouvelleEspagne, où les divisions spatiales instituées sur la base du statut des personnes tenaient
tant bien que mal jusque-là au prix d’un chevauchement croissant des compétences des
diverses autorités. Parroquias de Españoles et doctrinas ou parroquias de Indios étaient
nettement séparées à l’origine, mais, dès la fin du XVIe siècle, elles commencèrent à se
pénétrer mutuellement (voir Lira 2002, fig. 1 et 2). Les six paroisses d’Indiens, aux mains
du clergé régulier, s’étendirent vers le centre de la traza espagnole pour tenir compte du
fait que de nombreux indigènes y résidaient malgré les prohibitions répétées. En outre,
fut créée en 1571 une parroquia de lengua pour desservir les Indiens mixtecas : sans
territoire défini, elle s’occupera aussi des Indios chinos (venus des Philippines) et des Indios
extravagantes d’origines diverses inscrits dans les paroisses espagnoles. D’autre part, des
Espagnols de plus en plus nombreux s’installaient hors de la traza. Les quatre paroisses
d’Espagnols s’étendirent donc sur le territoire des doctrinas, et de nouvelles paroisses
furent créées pour desservir les Espagnols résidant hors de la traza : établies sur la base
d’un critère personnel, elles n’avaient pas de territoire déterminé. La réforme
interviendra en deux temps. En 1772, les doctrinas furent abolies et la ville tout entière
divisée en treize paroisses définies de façon strictement territoriale et confiées au clergé
séculier. Après l’organisation ecclésiastique, l’organisation civile : en 1782 furent créés
des cuarteles – sur le modèle de ceux établis à Madrid en 1768 – qui divisaient
312
uniformément l’ensemble de la ville pour les besoins de la police urbaine. Toutefois, la
dualité urbaine demeurait ; en effet si les huit cuarleles mayores ignoraient les anciennes
limites qui séparaient la ville espagnole des localités indigènes périphériques, celles-ci
étaient prises en compte dans la délimitation des cuarteles menores qui divisaient chacun
des premiers en quatre parties et dont la charge devait être confiée à des notables locaux.
Ces réformes n’impliquaient nullement que se fût affaiblie la dualité des statuts
personnels et l’effort pour séparer les « deux Républiques », au contraire : les
interdictions de résidence furent réédictées, les mariages mixtes prohibés (1776), tandis
que la classification obsessionnelle des « castes » s’exaspérait (Gruzinski 1996 : 293-320).
En revanche, l’éviction des franciscains au profit du clergé séculier entraîna une offensive
générale contre les confréries et coutumes des indigènes et des sang-mêlé. La réforme des
divisions territoriales était ici inscrite dans un effort global de police des mœurs et
d’éradication des espaces d’autonomie que les populations non hispanisées avaient
préservés à l’abri des institutions coloniales. Cette politique éclairée sera parachevée dans
le domaine de l’organisation politique pat la Constitution de Cadix de 1812, qui abolit les
parcialidades de indios et instaura une municipalité unique : c’était la fin de la séparation
entre les deux Républiques, réforme que consacrera en 1820 le gouvernement du Mexique
désormais indépendant. La résistance indigène aux implications de cette nouvelle
citoyenneté commune durera longtemps et s’exprimera notamment par la défense des
anciennes institutions locales : confréries, caisses de communauté, chapelles (Lira 1995).
92
Qu’il s’agisse des limites de la ville ou des divisions internes de celle-ci, les réformes des
Lumières ont engagé un processus qui se poursuivra pendant plus de deux siècles dans de
nombreuses régions du monde. Les découpages spatiaux liés au statut des personnes
consolidaient les segmentations sociales qui fondaient les institutions politiques
anciennes, notamment en donnant à celles-ci une évidence matérielle dans la vie
quotidienne. Ils faisaient en outre obstacle à une police rationnelle des populations et des
espaces, d’autant plus que, dans des sociétés plus mobiles où les personnes ne pouvaient
être strictement assignées à résider dans des espaces déterminés, les recouvrements de
juridictions se multipliaient. C’est ainsi que le XVIIIe siècle a inauguré une redéfinition des
divisions de la ville sur une base radicalement différente : le territoire.
Propriété foncière et extensions urbaines fragmentées
93
Les divisions de la ville que nous avons considérées jusqu’ici sont principalement celles
des institutions – que celles-ci relèvent de la coutume ou de la loi, qu’elles régissent la
parenté, les juridictions ou les droits politiques. Ce que nous avons observé, c’est une
série de découpages urbains qui résultaient de la différenciation instituée des êtres
humains et de la mise en correspondance des groupes ainsi segmentés avec des fractions
de l’espace. La territorialisation moderne de l’administration urbaine s’est efforcée de
refondre ces découpages anciens, tout en composant avec une réalité morphologique et
sociale héritée : les traces de celle-ci sont toujours marquées dans les lexiques urbains,
fortement dans les toponymes, parfois aussi dans les catégorisations de l’espace.
Néanmoins, une fois établie la logique de l’administration territoriale, celle-ci tend à
s’imposer dans la vie quotidienne et son nouveau lexique à former le langage commun.
Elle est en outre disponible pour intégrer les extensions urbaines illimitées de la grande
ville contemporaine : les périmètres urbains s’élargissent et de nouvelles divisions
313
administratives analogues aux précédentes sont créées sur des territoires toujours plus
vastes.
94
Avec ce nouveau modèle urbain, les lieux sont devenus juridiquement homogènes et les
biens fonciers librement cessibles. Les hommes, d’autre part, ont cessé d’être différenciés
par des statuts et leur établissement en un lieu quelconque de l’espace n’est plus limité en
droit, du moins à l’intérieur des frontières des États-nations30. Ce nouveau droit des
personnes et des espaces s’est imposé en même temps que le capitalisme est devenu le
régime économique dominant : de cette conjonction sont nées de nouvelles formes de
découpage des espaces urbains. Malgré quelques limitations instituées par l’État social du
XXe siècle, c’est en effet le marché immobilier qui régule globalement la fabrique des
terri-toires urbains et la distribution des populations dans l’espace. Dans les villes
proliférantes du capitalisme immobilier apparaissent alors de nouvelles divisions
urbaines qui ignorent les découpages administratifs mais structurent fortement la vie
quotidienne et le langage des citadins. Deux traits caractérisent les mots de la ville dans
ce nouveau contexte. D’une part, dans les extensions périphériques et les zones urbaines
anciennes remodelées, les lieux se distinguent les uns des autres par leur processus de
fabrication : c’est l’unité de propriété foncière qui découpe l’espace, c’est le type de
constructeur qui en fixe le contenu morphologique et social. Chaque opération
immobilière aura son toponyme et, si l’échelle est suffisante, celui-ci pourra devenir le
nom d’un « quartier ». D’autre part, puisque les mots du droit ne peuvent plus
différencier et hiérarchiser espaces et populations, de nouveaux génériques vont
apparaître qui produiront les distinctions langagières nécessaires à la construction, à la
négociation et au repérage spatial d’un ordre symbolique qui puisse exprimer les
nouvelles hiérarchies sociales.
95
C’est ainsi que James Higgins (2002) analyse le lexique de l’expansion urbaine de Londres
depuis le XVIe siècle. Au-delà des murs de la City of London, la juridiction royale des
comtés l’avait emporté sur celle des manoirs et les droits seigneuriaux s’étaient effacés,
mais les grands domaines aristocratiques demeuraient et ils devinrent le principal cadre
spatial du processus d’urbanisation. Après la dissolution des monastères (1539), les vastes
propriétés des abbayes et les inns (hôtels) des évêques de province, qui occupaient la
périphérie de la City et la rive de la Tamise, furent attribués à des courtisans ou vendus à
des constructeurs. Ces propriétés furenr alors bâties sous la forme d’ensembles bien
individualisés dont le toponyme restera parfois le nom de l’ancien couvent (Blackfriars,
Charterhouse). Les nouveaux propriétaires y construisirent leur résidence –
généralement appelée house (Somerset House, York House, Northumberland House), plus
rarement palace (Savoy Palace) –, mais aussi d’autres mansions moins somptueuses, des
tenements (maisons divisées données en location) et des boutiques, le tout étant organisé
autour d’une église, de rues nouvelles et de courtyards. À partir de la seconde moitié du
XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe, les grandes familles aristocratiques quittèrent ces
espaces pour s’installer sur les domaines fonciers qu’elles possédaient entre la City et
Westminster. Anciennes propriétés réaffectées et domaines nouvellement construits
devinrent les unités morphologiques et sociales de base de l’urbanisation périphérique de
Londres : sur ces housing estates – le terme reprend en le spécifiant celui qui désigne le
grand domaine rural –, le spéculateur aristocratique retenait généralement la propriété
du sol, établissait un plan d’ensemble et imposait des règles de construction strictes – ce
qui fit naître le modèle urbain du square. La première opération de ce type fut Covent
Garden, réalisé par le duc de Bedford sur les plans d’Inigo Jones en 1635, un grand nombre
314
d’autres suivront tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, qui urbaniseront entièrement ce
que l’on commence au XVIIe siècle à appeler West End.
96
Les contemporains percevaient ces extensions de Londres comme autant d’unités
urbaines indépendantes, ce qu’atteste l’usage très général du mot town pour les désigner.
Au XVIIIe siècle, Samuel Johnson (1755, 2) donnait de ce terme plusieurs définitions : « 1.
Tout assemblage (collection) de maisons entouré de murs ; 2. tout assemblage de maisons
plus grand qu’un village (village) ; 3. en Angleterre, tout ensemble de maisons (any number
of bouses) qui possède un marché permanent, et qui n’est pas une city, ou siège d’un
évêché. » Ce sont des agglomérations distinctes de Londres que vise Defoe lorsqu’il écrit,
dans les années 1710 et 1720 : « Cette town de Hackney est d’une grande étendue et ne
contient pas moins de douze hamlets [hameaux] ou villages [villages] distincts […] », ou, à
propos de Chelsea : « Une town de palais, et qui semble être promise par les nouveaux
agrandissements de ses bâtiments à devenir un jour ou l’autre une partie de Londres », ou
encore : « Les towns adjacentes à Londres sont Kensington, Chelsea, Hammersmith,
Fulham, Twickenham, etc., toutes voisines ou riveraines de la Tamise […] » (cité par
Higgins 2002). C’est le même mot qui était utilisé pour désigner les opérations de
construction entreprises dans la périphérie de Londres dès qu’elles atteignaient une
certaine ampleur. Le housing estate du comte de Southampton – dont le centre était
Bloomsbury Square – était décrit en 1655 comme « un noble square ou piazza, a little towne
», et l’on parlera, dans les années 1830, de « la splendide new town de Bayswater », alors
en construction sur les terres de l’évêque de Londres. Dans l’East End comme dans le West
End, le terme est couramment employé du XVIIIe au XIXe siècle, et il apparaît souvent en
combinaison dans les toponymes avec les noms de propriétaires fonciers aristocratiques :
Hans Town (1770, du nom de Sir Hans Sloane, d’où Sloane Square), Somers Town (1780,
Lord Somers) ou Camden Town (1790, Lord Camden), ou bien d’entrepreneurs
immobiliers : Cubitt Town (1840), une new town industrielle construite par Thomas Cubitt
dans la lointaine Isle of Dogs31.
97
Dans les années 1930, un architecte danois adepte de la planification urbaine, dont la
Grande-Bretagne était alors le phare, caractérisera Londres comme le type, unique en
Europe, de « la ville dispersée (the scattered city) » (Rasmussen 1934 : 33). La construction
des faubourgs des villes du Continent prit souvent la forme de petits établissements
indépendants édifiés sur les terres de seigneurs laïcs ou ecclésiastiques, voire de villes
distinctes fondées par le prince, mais Londres fut sans doute la seule grande ville dont la
spéculation immobilière organisa entièrement le développement dès le XVIIe siècle. Un
des éléments qui contribuèrent à ce que ce phénomène structure fortement les divisions
urbaines fut sans doute que, face à la puissance des grands propriétaires aristocratiques,
aucune autorité de type municipal n’était en mesure de marquer autrement les nouveaux
espaces construits. Désiré Pasquet, un géographe français qui écrivait à la fin du XIXe
siècle – au moment où se formait la notion moderne d’agglomération –, en témoigne
encore par son vocabulaire. Il s’interroge : « Pourquoi la Cité est allée se dépeuplant au
profit des faubourgs et des villes voisines ? » Et il relève : « Paris est divisée en
arrondissements, Londres est une association de paroisses » (1898 : 350 et 331). En effet,
jusqu’à la création des metropolitan boroughs en 1899, hors du territoire de la city de
Londres et de l’ecclesiastical borough de Westminster, les seules unités administratives
étaient le lointain comté, la paroisse sans prérogatives édilitaires et les divers territoires
de compétence de commissioners non élus. Si les anciens villages et hamlets de l’East End –
peu à peu érigés en paroisses lorsque leur population augmenta – pouvaient contribuer à
315
fixer l’identité des nouveaux espaces urbains, les paroisses du West End tendaient à
s’effacer devant l’évidence matérielle, sociale et symbolique des housing estates
aristocratiques.
98
On peut considérer rétrospectivement que Londres annonçait, plusieurs siècles à l’avance,
le nouveau mode de division spatiale qui s’imposera dans des périphéries urbaines
formées d’éléments indépendants dont l’identité ne tient pas à leur statut juridique ou
politique, mais aux caractéristiques morphologiques et sociales qui résultent de
l’organisation de la propriété foncière et du marché immobilier. Dans ces villes
capitalistes qui prolifèrent par agrégation indéfinie de nouvelles unités, les divisions
administratives ont cessé de marquer l’espace d’une façon qui soit pertinente pour la vie
quotidienne – les divisions municipales faisant sans doute exception. De nouveaux
lexiques vont donc apparaître et proposer des principes de découpage et de classement
cohérents avec ces nouvelles formes urbaines qui marqueront les urbanisations
accélérées de la fin du XIXe et du XXe siècle, dans les pays industriels comme dans le reste
du monde. Arrêtons-nous sur deux exemples de ce phénomène.
99
En Espagne, les hésitations furent durables en matière de génériques désignant les
extensions urbaines (Coudroy de Lille 2001). Le vocabulaire ancien du castillan fut
longtemps utilisé. Nueva población (« nouveau peuplement ») était en usage au XVIIIe siècle,
mais disparut au siècle suivant, les termes les plus fréquemment utilisés étant alors barrio
(quartier) et arrabal (faubourg). L’on observe aussi d’autres mots que la langue tendra à
abandonner, comme nuevo barrio, barrio extremo , barriada , ou qui auront une fortune
soudaine mais peu durable, comme suburbio, qui s’efface à la fin du XIXe siècle. C’est que,
parmi les élites et dans l’administration municipale, puis dans la législation (1864) et
enfin dans les toponymes, un néologisme l’a emporté : ensanche, qui désigne une
extension planifiée de la ville, dans le cadre de laquelle les nouvelles constructions
devront s’insérer. Il faudra attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que les grandes
opérations des promoteurs immobiliers constituent des unités urbaines identifiées
comme telles, en particulier sous les vocables de conjunto habitacional ou condominio. Au
Mexique, en revanche, l’urbanisation de la fin du XIXe et du premier XXe siècle a multiplié
dans les périphéries des lotissements destinés aux couches supérieures qui quittaient la
ville ancienne. Un mot fut forgé pour les distinguer du reste des extensions urbaines :
colonia, longtemps associé à la modernité et à l’opulence, par opposition à barrio, réservé
au centre paupérisé et aux périphéries populaires. Une enquête récente d’Hélène Rivière
d’Arc et Xochitl Ibarra Ibarra dans un district de Guadalajara construit dans les années
1920 dont les habitants voient leur environnement se dégrader, relève cette protestation :
« Aqui, ya no es colonia, es barrio… » Le sens de l’énoncé ne se comprend que dans une
histoire locale longue : ici, colonia représente l’ordre et la dignité, barrio l’inverse, sans
doute parce qu’il connote toujours le stigmate du barrio indígena de l’époque coloniale. Le
statut originellement distingué de colonia, cependant, n’empêchera pas l’usage de colonia
obrera pour désigner les lotissements qui dépendaient des organisations syndicalescorporatives du régime post-révolutionnaire, puis de colonia irregular, une forme
paradoxale qui exprime la revendication de dignité des nouveaux migrants. D’où
l’apparition plus récente de nouvelles modalités de distinction des districts des riches,
comme fraccionamiento ou condominio horizontal (Rivière d’Arc & Ibarra Ibarra 2001).
Notons que, dans l’énoncé observé, il n’y a pas de catégorie générique qui engloberait
barrio et colonia, et que les vastes divisions administratives nommées à Mexico (depuis
316
1970) delegaciones sont très loin de pouvoir rendre compte des classements sociaux et
spatiaux nécessaires à la prolifération urbaine.
100
Une observation semblable est faite par Margareth Pereira (2002) dans le cas de São
Paulo, dont les périphéries s’étendent à vive allure depuis le dernier quart du XIXe siècle.
Les réorganisations successives des divisions administratives de l’espace ne fournissent
aucun repère efficace aux habitants, pour qui l’unité pertinente de découpage de l’espace
est l’opération élémentaire d’urbanisation – légale ou illégale –, qui marque le territoire
de son évidence matérielle et sociale. Dès le milieu du XIXe siècle, le vocabulaire hérité de
la période coloniale commença à achopper lorsqu’il s’agissait de nommer les nouvelles
extensions urbaines. Une loi de 1828 disposait que le termo (« limite » et « territoire ») de
chaque município devait être divisé en distritos dont le rang hiérarchique – curato, freguezia
ou villa – devait être établi. Município, terme s’appliquant désormais à toutes les
circonscriptions administratives, référait en effet à de vastes territoires (urbains et
ruraux) au sein desquels il s’agissait justement d’introduire des différences. Deux strates
lexicales se mêlent dans ce texte législatif. Sous la colonie, villa désignait le chef-lieu d’un
concelho, territoire doté d’une autonomie municipale mais qui n’avait pas pour autant la
dignité plus rarement accordée de cidade ; curato – plus couramment, paróquia – et
freguezia avaient aussi une origine coloniale, mais continuaient d’être utilisés pour les
circonscriptions ecclésiastiques. Distrito, en revanche, était un mot nouveau, introduit
d’abord pour les circonscriptions judiciaires et de police. Mais ni l’ancien vocabulaire de
la hiérarchie des lieux, ni le nouveau de l’homogénéité des territoires ne parviendra à
rendre compte de l’explosion imminente des périphéries.
101
À partir de 1870, le terme bairro – jusque-là sans emploi – se généralisa au Brésil pour
nommer les extensions urbaines, tandis qu’à São Paulo et à Rio une innovation lexicale
s’observait. Le mot villa, dans son acception ancienne, était tombé en désuétude, mais il
réapparaissait sous deux significations entièrement nouvelles. L’une était la belle
demeure bourgeoise construite sur son terrain dans la périphérie urbaine : il ne s’agissait
pas du déplacement d’un terme désignant la demeure rurale – appelée au Brésil quinta et,
surtout, chácara – mais plutôt d’une importation d’Europe. L’autre acception – proche de
bairro, ou du povoação de certaines cartes – était celle de lotissement périphérique : on
peut supposer que de nouveaux morceaux de ville se trouvaient ainsi associés à
l’opulence bourgeoise des belles maisons, ou alors à la dignité des anciennes fondations
urbaines. Dès les années 1890, toutefois, villa commença à être aussi utilisé pour désigner
les lotissements populaires qui se multipliaient, les villas operárias que construisaient les
industriels pour leur personnel et les opérations modèles de habitações hygienicas pour le
peuple. C’est sans doute pourquoi le lexique désignant les lotissements bourgeois a dû
changer : entre 1900 et 1915, Villa (même avec une majuscule) est abandonné au profit de
jardim, importé d’Angleterre par l’intermédiaire de sociétés immobilières à capitaux
britanniques – Barry Parker, le collaborateur de Unwin, séjourna à São Paulo et dessina
Jardim América pour l’une d’elles. Dans les années 1920, jardim, devenu nom commun et
signe de distinction, se généralisa à la plupart des lotissements bourgeois, tandis que les
anciennes Villas de même niveau social furent rebaptisées. Margareth Pereira relève que
la même logique de polarisation lexicale est à l’œuvre à São Paulo aujourd’hui : dans la
periferia anonyme, se détachent les condomínios de haut standing. Il s’agit d’une nouvelle
forme urbaine, il s’agit aussi d’un nouveau mot réintroduisant la différence sociale.
102
Ainsi, dans les périphéries des villes contemporaines, le capitalisme immobilier marque
l’espace de ses opérations, comme le font aussi, à l’autre pôle, les constructeurs sociaux
317
et, parfois, les initiatives illégales des secteurs populaires exclus du marché. De nouvelles
divisions spatiales en résultent qui, à la différence des anciens découpages urbains, ne
sont fondées sur aucune segmentation sociale institutionnalisée. Les divisions
administratives modernes ont aboli les hétérotopies, mais les découpages urbains du
capitalisme réintroduisent celles-ci sur d’autres bases. Ces nouveaux espaces, nés du
marché immobilier ou de dispositifs destinés à en tempérer les effets, constituent sans
doute aujourd’hui les éléments les plus marquants et les plus identifiables par les citadins
dans les périphéries urbaines. De nouveaux lexiques ont été forgés pour désigner ces
lieux, mais aussi pour les constituer en catégories qui assignent à ceux-ci une place dans
un ordre symbolique. Les mots n’ont peut-être jamais eu autant de poids pour donner une
intelligibilité aux divisions de la ville.
Les mots des divisions de la ville : réformes et
réinterprétations
103
Au terme de cette exploration très incomplète de diverses formes de découpages urbains
qui échappent à la logique des divisions territoriales modernes, il est temps de conclure.
Ce que nous avons observé, c’est d’abord la généralité et la durabilité de ce que l’on
pourrait appeler un ancien régime spatial. Le vocable n’est pas très satisfaisant, car il
élargit trop légèrement une notion qui n’a véritablement de sens que pour l’Europe
continentale, celle des révolutions, sans doute aussi pour les Amériques. Il fait image
néanmoins, et permet de rejoindre d’autres analyses qui ont considéré le territoire à des
échelles différentes.
104
Le phénomène, en effet, ne concerne pas seulement les villes mais, plus largement,
l’espace. Observant la formation des frontières du royaume de France, Daniel Nordman
rencontre « une immense nappe de temps, […] décelable du XIIIe au XVIIe, voire au XVIIIe
siècle », « une sorte de Moyen Âge territorial [qui] s’avance très avant dans les Temps dits
modernes » (Nordman 1998 : 17). Si la notion de territoire précisément délimité est
ancienne, elle présente dans l’Ancien Régime des caractéristiques tout à fait
particulières : l’espace n’est pas décrit comme constitué de larges surfaces, mais comme
une addition de « lieux », de « places », de « villages » – son identité est « corpusculaire,
nucléaire » (Nordman 1996 : 108). Lors des délimitations de frontières enrre États, ce qui
est cédé ce sont des unités insécables : des titres, des droits, des juridictions et, de plus en
plus à partir du XVIIe siècle, des communautés villageoises. De cette multiplicité, seule
peut rendre compte l’énumération : la négociation des traités s’effectue alors sans carte.
C’est de façon très semblable qu’Alain Guerreau décrit ce qu’il regarde comme les
caractères spécifiques de l’espace féodal européen : celui-ci est « discontinu »,
« hétérogène », « polarisé ». « Une multitude de processus et de marqueurs sociaux était à
l’œuvre pour singulariser chaque point et s’opposer à toute possibilité d’équivalence ou
de permutation » (Guerreau 1996 : 87-88)32.
105
Certains traits des anciennes divisions spatiales présentent sans doute une généralité qui
déborde l’Europe.
106
Le particularisme, d’abord. Chaque découpage de l’espace est polarisé sur un lieu, dont
l’unicité affirmée fait obstacle à la mise en équivalence avec d’autres. En ville, nous en
avons rencontré de nombreux. Ce sont souvent des lieux de culte : de la grande mosquée à
la modeste tombe de saint, du sanctuaire à la chapelle, du grand temple à l’autel, ou
318
même au fétiche gardé par un lignage. Ce sont, dans d’autres cas, un palais nobiliaire ou
un monastère, le siège d’un magistrat, d’une confrérie ou d’une assemblée d’ordre, une
rue marchande ou une porte dans l’enceinte. De tels lieux sont les sièges et les symboles
d’institutions qui délimitent, organisent et réunissent des groupes humains. Il est inutile
de présumer que, partout, ils sont associés à des communautés entretenant d’intenses
sociabilités et dotées d’identités stabilisées. Ce qui nous importe ici, c’est de constater que
ces particularismes sociaux s’accompagnent de l’hétérogénéité des divisions spatiales
qu’ils définissent : l’espace ancien est hétérotopique, une de ses parties n’en « vaut » pas
une autre. C’était sans doute là un objet de perception immédiate dans la ville matérielle
pour qui en connaissait les codes, c’est aussi ce qui peut se lire dans les documents. Les
différences entre bourg et faubourgs, ciudad et parcialidades ou barrios indígenas, madîna et
rbat-s, city et towns ne sont pas de simples découpes de l’espace, elles marquent des
hiérarchies de statut et des différences de droits. Même la distinction entre town, village et
hamlet ne réfère pas – ou pas seulement – à une gradation des quantités, mais à un ordre
des pouvoirs entre des entités qui, d’ailleurs, peuvent former une même agglomération
matérielle. L’hétérogénéité des lieux est associée à celle des groupes de population et
contribue à la perpétuer pratiquement et symboliquement. Si la parenté, par exemple,
segmente les groupes et divise les espaces, elle se renforce parfois de ceux-ci, des lignées
imaginées se formant ainsi par la proximité spatiale dans la grande maison et ses parages
urbains, ou par la commune référence à une partie de la ville.
107
Un autre trait des anciennes divisions spatiales est leur territorialité incertaine, qui
devient apparente lorsque les divisions de l’espace cessent de coïncider avec les
segmentations sociales qui en sont pourtant l’origine et le fondement. Les individus sont
constitués en groupes d’équivalence par les institutions, des parties de l’espace sont
attribuées ou assignées à chacun de ces groupes et placées sous l’autorité dont ceux-ci
relèvent. Le système est stable tant que les lieux et les lignées restent fermement associés.
Si certains facteurs tendent à cette concentration spatiale, d’autres peuvent apparaître au
cours de l’histoire, qui favorisent la mobilité et conduisent les gens à s’établir ailleurs que
là où ils sont censés se regrouper. Dès lors, des individus ou lignages appartenant à un
groupe associé à un lieu se trouvent résider dans un autre, sans que pour autant les
autorités qui les régissent changé, ni l’identité dont ils se réclament. Il se produit alors,
dans les usages communs de la langue, un découplage entre le nom identitaire et le
toponyme : « je suis de… » signifiant que « j’appartiens au groupe associé à… » et non plus
« je réside à… ». À l’inverse, certains habitants d’un lieu – parfois nombreux – ne peuvent
prétendre « en être » : ils se trouvent y résider, mais ils ne disposent pas des droits du
groupe associé à ce lieu. On observe alors des redéfinitions identitaires en concurrence
pour contrôler un label spatial, parfois pour redéfinir le système d’étiquetage lui-même.
Les autorités ayant juridiction sur un espace particulier peuvent être conduites à étendre
leur compétence à des populations dont le statut est associé à cet espace, mais qui se
trouvent établies dans un autre – ce qui produit une forme spécifique de superposition et
d’enchevêtrement des circonscriptions. La dissociation est particulièrement nette lorsque
certaines institutions, ordinairement définies par une base territoriale, se trouvent aussi
exister sur un mode déterritorialisé car elles régissent un groupe particulier auquel ne
correspond aucune division urbaine – c’est le cas de certaines paroisses ou cheikhats
administranr des groupes définis comme « étrangers » à la ville.
108
Troisième trait, l’enchevêtrement des découpages. Ce « labyrinthe oppresseur », auquel
s’attaqueront les Constituants de la France révolutionnaire, est classiquement relevé pour
319
les Anciens Régimes européens, mais il s’observe ailleurs sous d’autres formes. En Europe,
le régime féodal institue à la fois une superposition de droits sur un même espace et un
éclatement géographique des droits d’un même détenteur (Guerreau 1996 : 92). Une
grande variété de circonscriptions résulte ainsi de l’existence d’autorités diverses dont les
compétences territoriales distinctes ne se superposent pas, peuvent être dispersées et
enclavées, les régimes juridiques du sol et des personnes variant selon les lieux. Dans
d’autres cas – dans les villes « orientales » qui ne connaissaient ni droit de bourgeoisie, ni
autonomie municipale, mais aussi dans les villes coloniales —, la mosaïque des divisions
spatiales ne résulte pas de la superposition des autorités, mais d’autres facteurs
institutionnels. Lorsque les populations sont strictement séparées selon les ordres, les
confessions, les nations ou les « races », les divisions urbaines doivent tenir compte des
intrications de fait entre groupes : en les épousant, elles les stabilisent. Lorsque priment
les allégeances personnelles ou tribales, ou que les anciennes assignations résidentielles
s’affaiblissent, les limites des juridictions s’estompent au profit d’une définition par le
statut personnel et les circonscriptions commencent à se superposer.
109
Quatrième trait des découpages anciens, leur possible discontinuité : certaines divisions
urbaines comportent des « vides », elles laissent de côté certains lieux ou fractions de
l’espace. Comme le note Alain Guerreau (ibid. : 96-98), il y a dans l’Europe chrétienne « des
lieux hors de l’espace » : ceux des morts, ceux des clercs et ceux de Dieu lui-même, ceux
aussi des hospices et hôpitaux – tous sont soustraits à l’emprise laïque. D’autres
exceptions territoriales tiennent à la différenciation juridique des sols ou à la
segmentation institutionnelle des populations. Souvent, les quartiers municipaux des
villes européennes médiévales ne comprennent pas les seigneuries qui s’y trouvent –
particulièrement lorsqu’elles sont ecclésiastiques – ni, loin dans la période moderne, les
palais royaux, parfois l’ensemble des propriétés de la Couronne. Ils laissent aussi de côté
certains espaces où ne se trouvent pas de maisons. Même le maillage serré des paroisses,
peut-être le plus continu de tous en Europe, s’interrompt lorsque des territoires sont
assignés aux confessions non romaines : juiveries et ghetti, fondachi des marchands grecs,
arabes ou turcs – dont on trouve des analogues dans les villes musulmanes.
110
Un trait parfois évoqué des anciennes divisions spatiales est le « flou » qui caractériserait
leurs limites. Ce point doit être discuté cas par cas, mais il ne s’agit certainement pas
d’une caractéristique générale. De multiples raisons imposent des limites précises à la
plupart des découpages spatiaux anciens : les magistrats doivent savoir avec certitude
quels chefs de famille relèvent de leur juridiction, les autorités fiscales les maisons
qu’elles peuvent soumettre à l’impôt, les curés à qui ils sont tenus de délivrer les
sacrements et qui ils doivent inscrire sur leurs registres. De même, lorsque les
transactions foncières relèvent de droits différents selon le statut du sol, ou lorsque des
interdictions d’établissement s’imposent aux personnes selon leur ordre, chacun doit
connaître avec précision les limites à l’intérieur desquelles s’appliquent les règles qui le
concernent. De ce point de vue, la territorialité des divisions spatiales est chose ancienne
et répandue. Mais l’existence de limites n’implique pas que celles-ci présentent l’aspect
qui nous est familier aujourd’hui. Dans les villes, on l’a relevé, les découpages spatiaux
englobent généralement les deux rives de cette unité morphologique et sociale que
constitue la rue. Leurs limites ne sont donc pas formées par des voies et passent plutôt au
fond des parcelles. En outre, elles n’enferment pas toujours des espaces continus et
contigus. Si elles peuvent être stables sur de très longues périodes, il peut aussi arriver
qu’elles soient renégociées entre des autorités ou allégeances en concurrence, et cela
320
d’autant plus aisément que les circonscriptions sont multiples et que les populations
n’ont pas toujours à les connaître dans le cours de la vie ordinaire.
111
Un « territoire », pose Daniel Nordman (1998 : 516-517), est « dominé », « fini » et
« nommé » – ce qui le différencie de l’« espace », contenant indifférencié sans maître,
sans limite déterminée, ni nom stabilisé. Dans une telle définition, la plupart des divisions
urbaines anciennes que nous avons rencontrées sont effectivement « territoriales ». Pour
prendre en compte leurs spécificités, il faut alors distinguer des régimes de territorialité
qui coexistent ou se succèdent. Nordman identifie une nouvelle forme de territoire qui
conquiert l’espace français – voire européen – à partir des années 1740-1760 : « Les droits
hétérogènes et superposés, les liaisons complexes et contradictoires entre les lieux
laissent place à des unités physiquement homogènes, juxtaposées, qui recomposent sans
interstice, sans chevauchement, l’ensembles des confins et du royaume tout entier » (ibid.
: 522). C’est une mutation du même ordre que nous avons observée à l’échelle des
divisions urbaines avec, du moins pour ses débuts, une chronologie assez semblable33. Il
s’agirait donc de la mise en œuvre, sur des objets très différents, d’une nouvelle définition
de l’espace, désormais homogène, continu, découpable rationnellement et appréhendable
par une vision panoptique. « Plus que jamais, note Nordman, le territoire est
cartographiable » (ibid. : 525). La publication des premières cartes des divisions urbaines
coïncide, nous l’avons relevé, avec les réforme administratives du XVIIIe siècle, au moment
où les techniques de la cartographie deviennent « géométriques » et, surtout, ses usages
plus directement liés aux tâches de gouvernement. La même forme cognitive permettrait
peu à peu d’organiser l’action des pouvoirs aux frontières de l’État comme à l’intérieur
des villes, malgré la nature différente des enjeux. Pour ce qui est des divisions urbaines
dans les villes européennes et américaines du XVIIIe siècle, ceux-ci sont au moins de deux
sortes.
112
La première tient à ce que les monarchies entendaient affaiblir ou démanteler les
pouvoirs urbains encore organisés autour d’institutions indépendantes : corps bourgeois
ou nobiliaires, ordres religieux. L’inscription de ces pouvoirs dans des lieux et divisions
urbaines leur étant constitutive, dissoudre ou fractionner les entités sociales et spatiales
qu’ils déterminaient, transformer les populations en individus administrables de façon
uniforme, passait donc par une refonte des divisions urbaines qui en réduirait
l’hétérotopie. L’émergence d’un nouvel ordre juridique en matière de droits civils
poussait dans la même direction, puisqu’il tendait à uniformiser les règles applicables aux
personnes et aux biens sur l’ensemble du territoire d’un même État. En revanche, la
naissance d’une nouvelle figure du citadin administré n’impliquait en rien celle du
citoyen doté de droits politiques, a fortiori de droits politique également partagés. Les
révolutions d’Europe et des Amériques à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe
entraînèrent une territorialisation rapide et complète de l’administration urbaine et de
ses divisions, mais le processus était généralement engagé depuis longtemps et il ne
s’accompagna pas toujours, loin de là, de l’instauration du suffrage. On verra par la suite
les divisions urbaines se territorialiser dans des contextes où les droits politiques étaient
minimaux – comme le Japon de l’ère Meiji ou la Chine nationaliste – ou bien déniés à la
majorité de la population – comme dans les colonies européennes. Sans doute
l’homogénéisation des territoires était-elle plus complète lorsqu’elle s’accompagnait
d’une égalité des droits civils, mais elle ne l’impliquait pas, et encore moins la
transformation des sujets en citoyens. Le trait commun, c’était la mise en équivalence des
individus en tant qu’administrés.
321
113
L’autre enjeu des réformes qui aboutirent à la territorialisation des divisions urbaines
n’est pas indépendant du premier, mais il peut en être distingué : c’est la capacité des
autorités à rationaliser la gestion des personnes, des choses et des espaces. Le programme
des Lumières et la montée de groupes dotés de nouvelles compétences au sein des
administrations furent ici, on le sait, indissociables. Les premières circonscriptions à être
réformées et qui fournirent le modèle applicable aux autres furent généralement les
quartiers de police – « police urbaine » étant entendu au sens ancien combinant ordre
public et mise en ordre édilitaire des espaces et de leurs usages. Les officiers de police –
qui relevaient souvent du monarque et non de la municipalité – s’efforcèrent partout de
débarrasser leurs circonscriptions de certains traits caractéristiques des anciennes
divisions spatiales : une surveillance efficace de la ville impliquait une couverture
complète de son territoire, sans lacune ni chevauchement, parfois un franchissement des
limites du territoire urbain pour en contrôler les extensions de fait, un calibrage des
populations ou des surfaces relevant des diverses circonscriptions, et une identification
aisée de leurs limites par des voies publiques, en vue d’une division plus efficace du
travail. Tous ces traits ne s’imposèrent pas tout de suite ni complètement, mais ils
présidèrent aux refontes des quartiers de police avant de s’imposer aux autres
circonscriptions civiles ou ecclésiastiques.
114
Les études réunies dans cet ouvrage ont permis d’observer que ce double processus de
démantèlement des anciens découpages urbains et de territorialisation des nouveaux
présente une grande généralité dans la longue durée de l’expansion occidentale. Nous en
avons rencontré les premières manifestations au XVIIIe siècle, avec les réformes des
quartiers de police de Paris (1702), des paroisses et quartiers de Mexico (1772-1782), des
quartiers de police de Naples (1779). Nous avons constaté que le modèle expérimenté dans
l’Europe des Lumières s’imposa au cours des siècles suivants dans des situations
coloniales ou semi-coloniales : à Bombay (1865), à Kairouan (1886-1936), ou dans le
contexte de modernisations endogènes suscitées pat le choc des impérialismes
occidentaux : à Tokyo (1869-1872), à Shanghai (1927-1932). Nous avons enfin relevé, après
les indépendances du second XXe siècle, des réorganisations administratives fondées sur
les mêmes principes que ceux du colonisateur : à Kairouan (1956-1994), à Oussouye (1960),
à Abidjan (1960 et 1993). Ces diverses monographies ne permettent pas d’établir des
chronologies complètes et appellent de nouvelles enquêtes. Elles consolident néanmoins
l’hypothèse d’un mouvement général de territorialisation des divisions urbaines, tout en
suggérant quelques-unes de ses régularités. D’abord, il apparaît illusoire de vouloir
mettre une date sur le basculement des formes anciennes aux formes modernes : il s’agit
d’un processus comprenant des moments d’accélération et des moments de pause,
impliquant des compromis avec l’ordre antérieur, de sorte que l’ancien et le nouveau
régime spatial coexistent fréquemment pendant d’assez longues périodes. La réforme
implique néanmoins des discontinuités, car elle repose souvent sur des conditions
politiques qui rendent possible l’offensive d’un pouvoir central contre les forces ancrées
dans l’ordre ancien : pas de passage d’une forme à l’autre de spatialité urbaine sans coup
de force, ni sans résistance. Les oppositions venues des anciens pouvoirs institués sont les
plus facilement observables. Ainsi, la réforme des quartiers parisiens de 1702 a suscité les
protestations des capitaines des quartiers de ville, facilement surmontées dans une
période d’affaiblissement général du pouvoir municipal. La réforme des paroisses de
Mexico en 1772, puis celle des quartiers de police en 1782 ont laminé l’influence des
franciscains et celle des chefs indiens, et ont initié un long et difficile processus de
322
démantèlement des institutions autonomes des communautés indigènes. On peut penser
que la réforme napolitaine de 1779 n’a pas été sans contrarier les familles nobles des seggi
et les autorités bourgeoises des ottine, dont les pouvoirs seront abolis quelque vingt ans
plus tard, ce qui déclenchera des manifestations de résistance populaire contre les
nouveaux marquages du territoire. Dans chaque cas, un nouveau lexique urbain entrait
en concurrence ou en combinaison avec l’ancien, l’attention aux mots nous permettant de
prendre la mesure de la mutation impliquée.
115
Une autre époque s’ouvre sans doute lorsque, à la faveur de l’uniformisation juridique et
administrative des territoires urbains, le marché commence à gouverner l’échange des
biens fonciers et donc la fabrique de la ville. Certaines études que l’on vient de lire ont
montré comment l’urbanisation périphérique, dans diverses configurations du
capitalisme immobilier moderne, produisait des divisions urbaines et des hétérotopies
inédites : ainsi à Londres, dès le XVIIe siècle, à São Paulo à partir de la fin du XIXe siècle ou
à Abidjan aujourd’hui. Dans des sociétés où les citadins ne sont plus différenciés par le
droit mais seulement par leur fortune et les espaces par leur prix, la ville peut devenir
une agglomération matérielle indéfiniment extensible. Les découpages administratifs
s’adaptent sans trop de difficulté à ce nouvel état des choses, car leur caractère territorial
rend possible une multiplication d’unités analogues qui peuvent perdre du même coup
toute lisibilité pour les citadins, parce que trop vastes, trop lointaines, trop semblables.
Dans les périphéries, en particulier, les repères qui subsistent sont donc principalement
les découpages urbains nés du marché : le lotissement, l’ensemble immobilier, le quartier
planifié présentent des caractères morphologiques et sociaux aisément identifiables qui
délimitent des espaces et permettent de les nommer. Cette floraison de nouvelles unités
urbaines étrangères aux découpages administratifs appelle de nouveaux vocabulaires que
les institutions ne gouvernent guère. Ces lexiques ont pour propriété d’opérer entre les
nouvelles divisions de la ville des classements qui organisent dans un ordre symbolique
différencié et hiérarchisé les objets urbains nés du marché.
116
Les citadins, dans leur diversité sociale et situationnelle, disposent donc de vastes
ressources pour désigner et catégoriser les divisions urbaines. L’enquête sut les mots
invite à ne pas abuser de certains schèmes de description trop paresseux. Ainsi, opposer
spontanéité langagière des populations et terminologies bureaucratiques ne nous avance
guère : tout le monde puise dans le stock lexical disponible et celui-ci est rarement
étranger aux dispositifs institutionnels du présent ou du passé. Les coups de force
classificatoires des autorités urbaines modernes composent généralement avec les usages,
même s’ils inscrivent les mots communs dans une grammaire qui ne l’est pas.
Symétriquement, les populations utilisent à leur manière les mots des administrations : si
de puissants dispositifs matériels – de la circulation du courrier aux papiers d’état civil,
en passant par la signalétique urbaine – imposent d’en haut des toponymes et des
catégories, rien ne détermine les significations qui sont données à ceux-ci dans les usages.
Souligner la viscosité des mots anciens qui perdurent alors que leurs significations
originelles sont pendues est commode, mais ne nous mêne pas très loin non plus : les
mots du passé ne durent que s’ils sont mis au présent par des locuteurs qui les
réinvestissent de nouvelles significations. Il arrive que celles-ci mobilisent l’histoire, mais
il n’empêche qu’elles appartiennent à leur temps et ne prennent donc sens que dans la
synchronie des systèmes lexicaux du moment. Plusieurs études de ce volume ont mis
l’accent sur la différenciation des usages selon les positions dans la société urbaine et sur
les conflits de nomination qui accompagnent les situations et permettent de leur donner
323
sens : dualités de points de vue et de vocabulaire entre Occidentaux et autochtones dans
les sociétés de type colonial – comme à Bombay ou à Shanghai –, persistance et
réinterprétations des partitions socio-spatiales anciennes – comme à Kairouan ou à Fès –,
tensions et compromis entre topony-mies administratives et usages des populations –
comme à Oussouye ou Abidjan. La territorialisation de l’administration urbaine,
l’homogénéisation des espaces et la simplification des lexiques qu’elle entraîne se
heurtent toujours à l’hétérogénéité des lieux que les usages quotidiens du langage
enregistrent dans un ordre symbolique disputé.
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NOTES
1. Ces points ont été développés par Depaule & Topalov 1996. La mise en cause de l’opposition
entre « réalités » et « représentations » a été notamment au principe d’un renouveau de l’histoire
urbaine (voir notamment Perrot 1975 et Lepetit 1988).
2. Le centre du propos est ici les variations lexicales, plutôt que les situations d’énonciation
auxquelles sont attentifs linguistes pragmaticiens et sociologues du langage (voir par exemple les
enquêtes récentes réunies dans : « Espaces urbains : analyses lexicales et discursives » 2001).
3. Le quartier où se situe le midan : ancienne esplanade cavalière. Jean-Charles Depaule (2001)
montre comment ce même terme devient à Damas un toponyme, et au Caire un générique valant
pour route « place ».
4. J’emprunte ces énoncés à Leimdorfer et al. 2002 et Kerrou 2002.
5. La définition de ce critère peut varier : lieu d’enregistrement auprès des autorités, lieu
d’imposition, lieu d’exercice du droit de vote, lieu où l’on se trouve passer la nuit à la date du
recensement, etc.
6. Ces tensions ont été bien mises en lumière pour le cas de Lyon au
XIXe
siècle par Pierre-Yves
Saunier (1993 : 387-401 et 1994).
7. Exposé de Jean-Charles Depaule sur hâra au séminaire « Les Mots de la ville » de l’ EHESS,
17 janvier 2000.
8. On s’est cependant efforcé de le traduire en carte, en utilisant comme fonds de plan celui de
Jouvin de Rochefort (1675) et sans descendre à l’échelle de la parcelle (Le Moël 1992 : fig. 18 et
19).
9. Le « Nouveau plan de Paris, dressé sur les Mémoires de Mr Jouvin de Rochefort […] » fait
nettement apparaître que 1) lorsqu’une rue limite un quartier, les deux rives sont comprises dans
celui-ci ; 2) il arrive souvent que les limites ne suivent pas les rues et passent en plein centre des
îlots. La légende donne la liste des dix-sept quartiers avec les noms de leurs commissaires. Publié
en 1697 dans le Journal des savants (Descimon & Nagle 1979 : 978, n. 30), ce plan sera réimprimé en
fac-similé par le conseil municipal en 1880 (Atlas des anciens plans de Paris 1880).
10. « Huitième Plan de Paris divisé en ses vingt quartiers, par N. de Fer, Geographe de sa Majesté
Catolique et de Monseigneur le Dauphin, pour servir au Traité de la Police », in de Lamare 1705,
1 : 87.
11. Voir les plans réimprimés dans Atlas de la ville de Paris 1873 et Atlas des anciens plans de Paris
1880.
12. Voir le « Piano geométrico de Madrid » par Tomás López (1785), reproduit dans Guárdia et al.
1994 : 41. Les différents barrios sont distingués par des couleurs et les rues qui forment leurs
limites restent en blanc.
13. Relevons une différence terminologique : ce qui s’appelle barrio à Madrid est appellé cuartel
menor à Mexico. Nous verrons plus loin la raison probable de cette différence.
14. Sur les définitions urbaines dans le cas français, voir notamment Perrot 1975, 1 : ch. 1, Lepetit
1988 : ch. 2, Lamarre 1998. Plus largement, l’ouvrage dirigé par Brigitte Marin à paraître dans
cette collection (« Les catégories de l’urbain », titre provisoire).
329
15. Dans l’Angleterre anglo-saxonne, borough signifie « forteresse », si l’on suit Maitland (1898)
ou, déjà, établissement marchand (port) régi par la burgage tenure, si l’on suit Tait (1936 : 1-138).
16. Voir le « plan de Marseille en 1423 » établi par B. Roberty (dans Pinol 1996 : 179).
17. C’est seulement en 1900 que Westminster recevra sa charte de city lui permettant d’élire un
maire…
18. Franz Klutschak, Fürer durch Prag, dont un extrait est réédité dans Messner 1983 : 7-10.
19. Le mot qu, que l’on peut rendre par « arrondissement », était auparavant utilisé à Shanghai
pour désigner les divisions administratives des concessions occidentales.
20. Une exception à la correspondance entre statut des sols et statut des personnes était les
monzen-machi (littéralement « ville devant le portail [d’un temple ou sanctuaire] ») : bien que ces
secteurs fussent inclus dans jisha-chi, leurs résidents appartenaient à la classe des bourgeois (
chônin) et ils furent placés en 1745 sous la juridiction des prévôts (machibugyô) qui administraient
les bourgeois et les sols machi-chi.
21. À la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe, les grandes avenues commerçantes com-mencèrenr
à être segmentées en plusieurs chô, chacun étant désigné par un nombre ordinal : Hongô 1-chôme
(itchôme) ou Ginza 1-chôme étant les premiers chô des avenues Hongô ou Ginza.
22. On notera que médina fut aussi utilisé à Dakar pour désigner le premier quartier « indigène »
créé à l’occasion de l’épidémie de peste de 1914 (Coquery-Vidorovitch 1996 : 118).
23. Mais pas sur les terres cultivées et la brousse, qui ne sont pas appropriées par les kank. Hank
est généralement rendu en français par « concession ».
24. Les termes qui le désignaient variaient selon les régions : consorteria ou consorzio en Toscane,
gente ou albergo à Gênes, lignage ou pairage dans le Nord de la France, Geschlecht en Alsace, que l’on
pourrait rapprocher de « tribu » en pays d’Islam (Heers 1974 : 18-19).
25. Il semble que l’implantation territoriale du clan familial ne concernait pas seulement les
nobles, mais aussi les popolari, sans toutefois que ceux-ci soient en mesure de marquer aussi
fortement l’espace urbain : en Toscane, aux
XIVe
et
XVe
siècles, « parenti, amici e vicini » sont
constamment associés chez les grands marchands qui s’efforcent de regrouper les maisons de
leurs parents dans le gonfalone où ils résident et recrutent amis et alliés (Klapisch-Zuber 1990 :
ch. 3).
26. Ce groupe endogame, souvent persécuté et concentré dans le Funduq al-Yahûdî, était nommé
de deux façons : l’une rappelait leur conversion (muhâjirûn, d’une racine signifiant : « émigrer,
chercher protection »), l’autre leur origine urbaine (Bildiyyîn, de bled : ville) – sans doute parce
qu’ils n’avaient pas de nisba tribale, mais seulement celle de la ville (Cigar 1978-1979 : 106-108).
27. Les noms de quartier tendront ensuite à se laïciser : en 1637 c’était le cas de six noms sur dixsept (Halles, Grève, la Verrerie, la Mortellerie, place Maubert, la Harpe) (Pillorget & Viguerie
1970 : 256-257).
28. C’était du moins le cas des cinquantaines dans le quartier de la place Maubert en 1421
(Cauquetoux 1992, fig. 10).
29. Voir les cartes pour 1637, 1673 et 1684 établies par Pillorget & Viguerie 1970 : 257 et 262.
30. L’égalité des droits civils s’est accompagnée, dans tous les États-nations à partir de la fin du
XIXe
siècle, d’une nouvelle différenciation entre « nationaux » et « étrangers », mais celle-ci n’est
généralement pas accompagnée d’assignations territoriales définies en droit. Quant au libre
établissement des personnes, il s’agit bien d’un modèle et non d’une proposition empirique qui
vaudrait partout : certaines législations limitent ou encadrent toujours le droit de résider en ville
des nationaux eux-mêmes.
31. Les opérations de construction pouvant durer pendant une décennie ou plus, les dates
indiquées ne font que situer approximativement le début du processus.
32. Relevons que Guerreau déplore « l’absence […] de toute étude, même superficielle du
vocabulaire médiéval de l’espace » et note : « Les “traductions” ordinaires laissent échapper
l’essentiel des sens propres et des multiples connotations que ces vocables comportent, et
330
interdisent ainsi en pratique l’accès à un champ sémantique tout à fait fondamental ». Il plaide,
pour conclure : « inclusion de la sémantique dans la sociologie historique » (1996 : 98-99 et 101).
La convergence est complète avec le programme développé ici.
33. L’instauration des départements français en 1789-1790, étudiée par Marie-Vic OzoufMarignier (1989), en est un autre exemple particulièrement accompli.
AUTEUR
CHRISTIAN TOPALOV
331
Liste des figures
Illustrations dans le texte
Villes italiennes
1
1. Plan de Naples en 1560. Source : Bibliothèque nationale de France, cliché BNF …………………… 8
2
2. Plan du nouveau tracé des rioni de Rome (1744). Source : Bernardino Bernardini,
Descrizione del nuovo ripartimento de’ Rioni di Roma fatto pet ordine di N.S. Papa
Benedetto XIV. Con la Notizia di quanto in essi si contiene, Rome, per Generoso Salomone,
1744, p. 225. Bibliothèque nationale de France, cliché BNF ……. 26
3
3. Détail du plan du quartiere de S. Giuseppe Maggiore à Naples (1804). Source : Musée de
Capodimonte, Naples , (avec l’aimable autorisation du Ministero per i Beni e Attività
Culturali, Soprintendenza per il P.S.A.D. di Napoli)………………………….. 33
4
4. Plan de la ville de Naples (1815). Source : Napoli e contorni di Giuseppe Maria Galanti.
Nuova edizione intieramente riformata dall’editore Luigi Galanti, Napoli, presso Borel e
Comp., 1829. ………….. 36
Londres
5
1. Londres et Westminster vers 1630. Source : Trevelyan 1955 (d.r.)………………… 46
6
2. Un secteur caractéristique de la City of London après la reconstruction qui suivit le
grand incendie (1666). Source : Summerson 1945 (d.r.) …………….. 54
7
3. La structure de Southampton Estate, Bedford Estate et Foundling Estate. Source :
Summerson 1945 (d.r.).. 66
8
4. Schéma des principaux estates du Nord-Ouest de Londres. Source : Summerson 1945
(d.r.)………. 66
9
5. Boundary Street Estate à Bethnal Green (1895). Source : Morris 1997 (d.r.) ……………….. 75
332
Livourne
10
1. Plan de Livourne et ses fortifications (1749). Source : Odoardo Warren, Raccolta di piante
delle principali città e fortezze del Granducato di Toscana. Archivio di Stato di Firenze, Segretaria
di Gabinetto, 695, 1749. ……………………….. 80
Mexico
11
1. Délimitation des paroisses d’Indiens (1633-1772). Source : Moreno de los Arcos 1982 : piano n
° 5 (avec l’aimable autorisation de l’Arzobispado de México)……………………….. 106
12
2. Délimitation des paroisses d’Espagnols (1690-1772). Source : Moreno de los Arcos 1982 :
piano n° 6 (avec l’aimable autorisation de l’Arzobispado de México) . 107
13
3. Division en paroisses de la ville de Mexico avec ses nouvelles colonias (1904). Source :
Moreno de los Arcos 1982 : piano n° 5 (avec l’aimable autorisation de l’Arzobispado de
México) ……………….. 110
Bombay
14
1. Elphinstone Circle vu de l’hôtel de ville de Bombay (vers 1880). Source : Collection Dr.
Bhau Daji Lad Sangrahalaya, Mumbai, avec son aimable autorisation……………………….. 140
15
2. Plan de l’île de Bombay (1812-1816). Source : The Gazetteer…, 1909, 1 …………. 149
Shanghai
16
1. Shanghai : la vieille ville fortifiée et ses faubourgs vers 1870. Source : Shanghai xianzhi
[Gazette locale du xian de Shanghai], Shanghai, Nanyuan zhiju, 1871. Publiée in Henriot & Zheng
1999 : 14 (avec l’aimable autorisation de CNRS Editions) ……………. 159
17
2. Shanghai : la vieille ville fortifiée et ses principaux édifices vers 1840. Source : Shanghai
xianzhi [Gazette locale du xian de Shanghai], Shanghai, Nanyuan zhiju, 1871. Publiée in Henriot &
Zheng 1999 : 14 (avec l’aimable autorisation de CNRSÉditions) ……………………… 163
18
3. Plan de la Concession française de Changhai. Source : Organisation des services de
police. Concession française de Changhai, s.l. [Shanghai], s. éd. , 1934. [Shanghai] (1934)
……………………. 167
Tokyo
19
1. Changements des limites des machi et des noms de machi : le cas de Ginza (1880-1969).
Sources :
20
1a et 1b : Noguchi 1997 ; 1c : fond de plan au 1/10 000e par le Chûou Kuyakusho (bureau municipal)
(avec son aimable autorisation) ……………. 200
21
2. Limites des quinze ku de Tokyo (1878). Source : Yorifusa Ishida ……………………… 211
22
3. Limites des vingt-trois ku de Tokyo (1947). Source : Yorifusa Ishida ……………………… 211
333
Kairouan
23
1. Plan de Kairouan publié par un voyageur britannique (1882). Source : Broadley 1882 : 143
…………. 222
24
2. Plan de Kairouan d’après le Guide Joanne (1905). Source : Algérie et Tunisie, 1905.
………….. 237
25
3. Carte des faubourgs de Kairouan. Source : Mohamed Kerrou et Zoubeïr Mouhli ……. 239
26
4. Ruelle d’un rbat de Kairouan.
27
Source : photo Mohamed Kerrou …………… 241
São Paulo
28
1. Villa Buarque (vers 1906). Source : Manuel Frederic, Estado de São Paulo (clichés pour le Guide
Lévi), Biblioteca Nacional ci-après BN], Rio de Janeiro, Arm. 9.1.2.9 (1-33). Cliché Fausto Fleury.
……. 265
29
2. Plan de São Paulo et de ses arrabaldes (1890). Source : Martin 1890. Cliché Fausto Fleury …….
269
30
3. Villa operária de la Companhia Vidraria Santa Marina (en 1911-1917). Source : BN, Rio de
Janeiro. Cliché Fausto Fleury. ……………………. 273
31
4. Higienópolis, Villa Penteado (vers 1906). Source : Manuel Frederic, Estado de São Paulo (
clichés pour le Guide Lévi), BN, Rio de Janeiro, Arm. 9.1.2.9 (1-33). Cliché Fausto Fleury ……………..
273
32
5. Plan du Jardim America (dessiné en 1915-1916). Source : Jardim América… 1923 …………..
279
Oussouye
33
1. Plan d’Oussouye Commune. Source : Marie-Louise Moreau …………….. 292
34
2. Photographie d’Oussouye utilisée pour l’enquête Source : photo Marie-Louise Moreau
………… 304
Abidjan
35
1. Carte des quartiers et secteurs d’Abidjan établie en 1992-1993 (détail). Source : Agence
d’urbanisme d’Abidjan. (d.r.)…………………….. 322
Fès
36
1. Les deux villes primitives de Fès. Source : d’après H. Gaillard, « Le commerce de Fès en 1902 »
(Rens. col. décembre 1904), repris par Le Tourneau 1949, éd. 1987 : 42. (d.r.) ……………… 350
37
2. Fès vers 1800. Source : Cigar 1978-1979 : 110. (d.r.)……………………………. 354
38
3. Fès vers 1950 Source : Ministère de l’Intérieur 1991 : 26. (d.r.)……………………… 357
334
Illustrations hors texte
39
Planche I. Plan de Tenochtitlan, cour des empereurs mexicains (1789). Source : Alzate 1789,
Archivo General de Indios de Sevilla. Photographie aimablement communiquée par Roberto Moreno
de los Arcos. Planche II. Plan de la ville de Mexico avec sa nouvelle division en quar-teles
(1782). Source : « Ordenanzas para el establecimiento de alcaldes de barrio en Nueva España y
Ciudades de México y San Luis Potosí », in Baez Macías 1969. Cliché : Departamento de Gráficas de
Segreteria de Hacienda y Crédito Público.
40
Planche III. Plan de la ville de Bombay (1909). Source : The Gazetteer…, 1909, 1.
41
Planche IV. Fès aujourd’hui. Source : Office national marocain du tourisme.
Planche I. Plan de Tenochtitlan, cour des empereurs mexicains (1789).
335
Planche II. Plan de la ville de Mexico avec sa nouvelle division en quarteles (1782). « La Nobilisima
Ciudad de Mexico dividida en quarteles de orden del Ex.mo Virrey D. Martin de Mayorga. Diciembre 12
de 1782 ». Les numéros portés sut la carte sont ceux des cuarteles menores. Les cuarteles mayores
sont distingués par leur couleur.
Planche III. Plan de la ville de Bombay (1909).
336
Planche IV. Fès aujourd’hui, d’après l’Office national du tourisme.
337
Index
Les villes mentionnées sont celles à propos desquelles l’usage du mot est observé dans
l’ouvrage ; dans la plupart des cas il est aussi utilisé dans toute l’aire linguistique
considérée. Les termes qui apparaissent en composition dans un toponyme sont
référencés. La forme plurielle est indiquée quand elle fait l’objet d’une analyse. Les
équivalents français proposés ne sont pas des traductions. Ils indiquent seulement le
champ sémantique auquel appartient le mot dans les acceptions étudiées ici : groupement
de population, partie de ville, voies ou places lorsque le terme vaut aussi partie de ville,
division administrative (div. adm.).
abitante, pl. abitanti (it., Livourne, Naples : « habitants ») : 87, 89, 420, 424
addaira (arabe, Fès : « circonscription électorale ») : 368
adjamé (ébrié, Abidjan : « centre, partie de ville ») : 329
administraçâo regional (port., Sâo Paulo : « région, div. adm. ») : 257
‘adwa (arabe, Fès : « rive, partie de ville ») : 353, 355
agban (ébrié, Abidjan : « le haut, partie de ville ») : 329
agglomeração (port., São Paulo : « agglomération de population ») : 272, 280
agglomération (fr.) : 430
albergo (it., Gênes : « clan/maison nobiliaire, partie de ville ») : 14, 19, 20, 29, 414, 415
aldeia (port., Brésil : « hameau, village, div. adm. ») : 259, 260, 264
alley (angl., Londres : « allée, ruelle ») : 48, 54, 55, 57
arrabal, pl. arrabales (esp., Espagne, Manille, Mexico : « village/quartier périphérique,
périphérie ») : 112, 408, 431
arrabalde, pl. arrabaldes (port., São Paulo : « village/quartier périphérique, périphérie ») :
256, 260-262, 264, 268-270, 272, 280
arrondissement (fr., Paris, Abidjan : div. adm.) : 313, 314, 376-378, 381
— até (suff. ébrié, Abidjan : « le bas, partie de ville ») : 329
avenida (port., São Paulo : « avenue, voie large ») : 268, 274, 277, 282
bâb (arabe, Fès, Kairouan, Tunis : « porte, partie de ville ») : 229, 236, 237, 240, 243, 350,
354, 356
bag, bagh, baug (persan, Bombay : « jardin ») : 142, 143, 152
338
bairro (port., Rio, São Paulo : « quartier, div. adm. ») : 256, 257, 259, 260, 263, 264, 266, 268,
270, 274, 277, 280, 282-284, 432, 433
- bairro jardim (port., São Paulo : « quartier-jardin ») : 284 baladiyya (arabe, Tunisie :
« commune, div. adm. ») : 233
ban-gumi (jap., Tokyo : « district numéroté, div. adm. ») : 199, 203, 217
baojia, jia, bao, lianbao (chin. : « groupe de voisinage ») : 175
barriada (esp., Espagne : « agglo., quartier périphérique ») : 431
barrio (esp., Madrid, Guadalajara, Mexico : « quartier, quartier indigène, div. adm. ») :
101-109, 113-115, 117-119, 392, 407, 408, 431, 432, 435
- barrio extremo (esp. Espagne : « quartier périphérique ») : 431
bazaar (angl., Bombay : « marché indigène, partie de ville ») : 127, 129, 130, 143, 150, 409
bédia (arabe, Tunisie : « campagne ») : 233, 249
beldî, pl. beldiyya (arabe, Fès, Kairouan : « citadin de souche ») : 226, 227, 235, 247, 248,
403, 417, 418
- voir : bildiyyîn
bidonville (fr., Maghreb, Casablanca : partie de ville) : 410
bieshu (chin., Shanghai : « villa, groupe de ruelles ») : 181, 184
bildiyyîn (arabe, Fès : « juifs convertis ») : 416, 417 ; voir : beldî borgo (it., Gènes,
Livourne : « bourg, quartier périphérique, partie de ville ») : 14, 90, 407
borough (angl., Angleterre, Londres : « bourg, municipalité, div. adm. ») : 48, 50, 61, 63, 64,
68, 76, 397, 400, 401, 430
boulevard (port., São Paulo : « boulevard, voie large ») : 265, 270, 274
bourg (fr., Paris, Caen, Aix-en-Provence, Arles : div. adm.) : 389, 398, 399, 435
bourgage (fr., Normandie : « territoire de droit urbain ») : 397, 398
buke-chi (jap., Edo : « secteur de guerriers, div. adm. ») : 192, 193, 196-199, 202-205, 405,
406
Burg (allemand et flamand, Flandre : « château, vieux bourg, partie de ville ») : 398
burgage (angl., Angleterre : « territoire de droit urbain ») : 397
Burgrecht (allemand, Allemagne du Sud : « territoire de droit urbain ») :
397
burgus (lat. tardif, France du Nord, Flandre, Aix-en-Provence : « bourg, partie de ville, div.
adm. ») : 397, 398, 401
- voir : forisburgus, suburbium
cabeça, cabecera (esp., Mexico : « chef-lieu indigène ») : 103, 119
cabeza del reino (esp., Mexico : « capitale du royaume ») : 116
cabildo (esp., Mexico : « municipalité ») : 103, 104, 407
camp, campement (fr., Sénégal, Abidjan : partie de ville) : 298, 324, 325
campagna (it., Livourne : « campagne ») : 86, 89-91, 95, 96, 420
capital (port., São Paulo : « capitale ») : 256, 266, 269, 270, 282
capitanato (it., Livourne : « capitainerie, div. adm. ») : 86, 420
339
casa grande (it., Naples : « maison nobiliaire ») : 18 casai (port., Brésil : « village,
hameau ») : 259
casbah (fr., Alger : « quartier arabe ») : 410
- voir : kasba
casco, casco urbano (esp., Espagne, Mexico : « centre ville ») : 113, 383
castrum (lat. : « camp militaire ») : 23, 24
castrum, castellum (lat. tardif, Europe : « château, vieux bourg, partie de ville ») : 384, 385,
397, 398
centre (fr., Abidjan : partie de ville) : 324, 335 centro de la ciudad (esp., Mexico : « centre
ville ») : 113
centra da cidade, da capital (port., São Paulo : « centre ville ») : 267, 280
chácara (port., Brésil : « maison/domaine rural ») : 264, 266
château (fr., Caen : « château, vieux bourg, partie de ville ») : 398
cheikhat (fr., Tunisie : div. adm.) : 225-228, 230-234, 418, 419, 436
- voir : chiyâkha
chengxiang (chin. : « compartiment dans la muraille ») : 162, 410
- chengxiang nei (chin., Shanghai : « intérieur de la muraille ») : 162, 410
- chengxiang neiwai (chin., Shanghai : « ensemble de l’agglomération ») : 162, 164, 404
- chengxiang wai (chin., Shanghai : « extérieur de la muraille ») : 162, 404
chi (jap. : « terrain, lieu ») : 191, 204, 405
- voir : buke-chi, dai-chi, hyakushô-chi, jisha-chi, kae-chi, machi-chi, omote-chi, ônawachi, ura-chi
chiku (jap., Tokyo : « district, secteur, div. adm. ») : 217, 219
chiyâkha (arabe, Le Caire : « cheikhat, div. adm. ») : 386
- voir : cheikhat
chô (jap., Kyoto, Edo-Tokyo : « îlot, tue, partie de ville ») : 195, 196, 201, 379, 386, 405
chôkai, chônai-kai (jap., Tokyo : « association de voisinage ») : 215-217, 218, 219 chôme
(jap., Tokyo : « section numérotée, div. adm. ») : 195, 200, 201, 212, 214, 215, 379 chôson
(jap. : « bourgs et villages ») : 209
cidade (port. Rio, São Paulo : « ville ») : 256, 258-261, 263, 264, 267, 268, 271, 275, 280, 281,
283
- voir : centra da cidade cinquantaine (fr., Paris : div. adm.) : 427
circondario (it., Milan : « circonscription, div. adm. ») : 13 circoscrizione (it. :
« circonscription urbaine, div. adm. ») : 16, 31 circunvizinhança (port., Brésil : « environs
(de la ville) ») : 261, 262
cité (fr., Arles, Paris, Abidjan, Kairouan, Londres) : 19, 236, 238, 248, 321, 324, 325, 333, 398,
399, 430
città (it., Livourne, Venise : « ville ») : 86, 88-89, 91, 93-97, 401, 414, 420
cittadino, pl. cittadini (it., Livourne, Naples : « citadin, citoyen de la ville ») : 17, 89, 383,
420
city (angl., Londres, Bombay, Shanghai : « ville, partie de ville ») : 48, 50, 52, 54, 55, 59, 61,
63, 68-70, 72, 150, 165, 376, 399, 401, 411, 428, 429, 430, 435
340
city (fr., Abidjan) : 317, 318
ciudad (esp., Manille, Mexico : « ville ») : 102-104, 108, 112, 113, 116-119, 408, 435
civitas (lat. tardif, Aix-en-Provence, Marseille : « ville épiscopale ») : 397, 399, 401
club (angl., Londres : « club ») : 71, 72, 73
colonia (esp., Mexique, Gudalajara : « lotissement, partie de ville ») : 110, 111, 116, 119,
431, 432
commisariato (it., Livourne : « commissariat, div. adm. ») : 90
commune (fr., Caen, Sénégal, Abidjan : div. adm.) : 292, 320, 329, 381, 398, 413
compagnia (it., Gênes, Sienne : « compagnie, partie de ville, div. adm. ») : 14, 25
compensation (fr., Abidjan : partie de ville) : 332, 336, 339
complateari (it., Naples : « habitants d’une rue, membres d’une ottina ») : 21, 22, 424
comune (it., Livourne : « commune ») : 87, 420
comunità (it., Livourne : « communauté, div. adm. ») : 86-88, 91, 419, 420
- comunista (it., Livourne : « membre de la comunità ») : 86-88, 420
concelho (port., Brésil : « municipalité, div. adm. ») : 259, 260
concession (fr., Shanghai : partie de ville) : 167, 411
condominio (esp., Espagne : « ensemble d’habitation ») : 431
- condominio horizontal (esp., Mexique : « lotissement, partie de ville ») : 432
condominio, condomínion fechado (port., São Paulo : « quartier résidentiel fermé ») : 256,
258, 278, 284, 433
conestagia, conestageria (it., Gênes : « partie de ville, div. adm. ») : 14, 19
conjunto habitacional (esp., Espagne : « ensemble d’habitation ») : 431
consorteria (it., Toscane, Florence : clan nobiliaire, partie de ville, div. adm.) : 20, 414, 415
consorzio (it., Toscane : « clan nobiliaire ») : 414
contorno (it., Naples : « alentours (de la ville) ») : 35
contornos (esp., Manille : « alentours (de la ville) ») : 408
contrada (it., Florence, Gênes, Milan, Naples, Rome, Sienne, Turin, Venise : « rue, partie de
ville, div. adm. ») : 10, 12, 14, 22, 23, 25, 27, 29, 30, 39, 41, 385, 386, 389, 415
cortiço (port., São Paulo : « taudis ») : 267
council estate, council houses,
council flats (angl., Londres : « ensemble d’habitation municipal ») : 75, 76
county (angl., Londres : « comté, div. adm. ») : 47, 60, 62, 67, 68, 75, 76, 399, 400
court, courtyard (angl., Londres : « cour, partie de ville ») : 48, 49, 52, 54, 55, 57, 415, 428
crescent (angl., Londres : « maisons disposées en croissant ») : 73, 74
cuadra (esp., Mexico : « îlot carré ») : 101, 116
cuartel (esp., Madrid, Mexico : « quartier, div. adm. ») : 103, 112-114, 116, 118, 392, 425,
426
cun (chin., Shanghai : « village, groupe de ruelles ») : 181
cura (it. : « cure ») : 90 curato (esp., Mexico : « cure ») : 107, 108, 111
curato (port., Brésil : « cure, div. adm. ») : 261, 432
341
curia (it., Gênes : « voie, espace non construit ») : 14
dai-chi (jap., Tokyo : « zone de réinstallation ») : 201
dai-ku (jap., Tokyo : « grand ku, div. adm. ») : 203, 206, 207, 217
dao (chin. : « circuit, div. adm. ») : 171, 404
darb, derb (arabe, Fès, Kairouan : « ruelle en impasse, partie de ville ») : 248, 356, 357
dâyra (arabe, Tunisie : « circonscription, div. adm. ») : 233
decuria (it., Naples : « décurie, div. adm. ») : 424
delegacia (porr., São Paulo : « district de police, div. adm. ») : 276
delegatión (esp., Mexique : « district urbain, div. adm. ») : 432
délégation (fr., Abidjan : div. adm.) : 313, 314
demarcación (esp., Mexico : « district de police, div. adm. ») : 116
département (fr. : div. adm.) : 438
dibao (chin., Shanghai : « garant des terres, circonscription ») : 172
district (angl., Shanghai : « district, div. adm. ») : 172
district (fr., Abidjan : div. adm.) : 313, 314
districto (port., Brésil, Rio, Sâo Paulo : « district, div. adm. ») : 256, 257, 261, 262, 266-268,
270, 271, 276, 281, 432
distrito federal (esp., Mexico : « district fédéral, div. adm. ») : 117, 119
dizaine (fr., Paris : div. adm.) : 388, 427, 428
doctrina (esp., Mexico : « paroisse indigène ») : 105, 107, 109, 425
domus magna (lat. tardif, Europe : « maison nobiliaire ») : 415
douar (arabe, Fès : « village, quartier périphérique ») : 361
downtown (angl., New York, « centre ville ») : 376
end, West End, East End (angl., Londres : « côté, partie de ville ») : 51-53, 55, 57, 59-61, 64,
70, 73, 76, 376
ensanche (esp., Espagne : « extension urbaine ») : 431
estate, housing estate (angl., Londres : « domaine, ensemble d’habitation ») : 49, 51-58,
65-67, 70-73, 75, 76, 399, 415, 428-430
esuk (diola, Sénégal : « village, ville ») : 291
extension (fr., Abidjan : partie de ville) : 321, 324, 325, 331-333, 336-339
extensione di campagna (it., Livourne : « campagne administrée par la ville ») : 86
extra-muros (port., Rio, São Paulo : « partie extérieure de la ville ») : 262
extramuros (esp., Manille : « partie de ville hors les murs ») : 408
fang (chin. : « quartier, groupe de ruelles, div. adm. ») : 173-174, 181, 411
faubourg (fr., Paris, Caen, Kairouan, Londres, Rio) : 236-238, 246-248, 261, 376, 382, 392,
398, 401, 422, 430, 435
favela (port., São Paulo : « quartier spontané, pauvre ») : 272
fondaco (it., « comptoir de marchands étrangers, partie de ville ») : 437
forisburgus (lat. tardif, Flandre : « établissement marchand, faubourg ») : 397, 398
- voir : suburbium fort (angl., Bombay : « fort, partie de ville ») : 127-129, 138, 139, 141,
144, 148, 150, 409
342
foundouq (arabe, Fès : « hôtel de marchands ») : 357
fouq (arabe, Fès : « le haut, partie de ville ») : 366-369
fraccionamiento (esp., Mexico : « lotissement ») : 119, 432
fratria (it., Naples : « fratrie, partie de ville ») : 18, 414
freguezia (port., São Paulo : « district, div. adm. ») : 256, 261-263, 267, 268, 270, 432
fu (chin. : « préfecture, div. adm. ») : 171, 404
fu (jap., Kyoto, Ozaka, Tokyo : « département, préfecture, div. adm. ») : 197, 207, 209, 217
garden (angl., Bombay : « jardin ») : 141, 143
garden city (angl., Grande-Bretagne, São Paulo : « cité-jardin ») : 278, 279
- voir : subúrbio garden city gente (it., Gènes : « clan
nobiliaire ») : 414
Geschlecht (allemand, Alsace : « clan nobiliaire ») : 414
ghetto (it., Livourne : « ghetto ») : 92, 437
gonfalone (it., Toscane, Florence : « partie de ville, div. adm. ») : 12, 14, 20, 415
gongyequ (chin. : « zone industrielle ») : 176
– gon (suff. ébrié, Abidjan : « champ, plantation ») : 329
gonin-gumi (jap., Tokyo : « groupe de voisins ») : 219
goto (ébrié, Abidjan : « village ») : 329
green (angl., Bombay : « jardin public, place ») : 127, 139
gun (jap. : « comté, div. adm. ») : 199, 206, 207, 209
gyôsei-ku (jap., Tokyo : « district, div. adm. ») : 209, 218
hadhar (arabe : « citadin ») : 229
hamlet (angl., Londres, Bombay : « hameau, div. adm. ») : 52, 53, 57, 148, 399, 409, 429, 430,
435
han (jap. : « domaine féodal ») : 198
hank, pl. kank (diola, Oussouye : « groupe de parenté, concession, partie de ville ») :
294-299, 412, 413
hâra (arabe, Kairouan, Le Caire : « ruelle, partie de ville, div. adm. ») : 248, 385, 386, 416
Hauptviertel (allemand, Prague : « grand quartier, arrondissement, div. adm. ») : 401
hawma, houma (arabe, Alger, Fès, Kairouan : « partie de ville, div. adm. ») : 223, 226-229,
231-234, 242, 244-246, 248, 250, 355-357, 361, 362, 376, 382, 416-419
hay jdid (arabe, Fès : « quartier neuf ») : 362
herdade (port., Brésil : « maison/domaine rural ») : 259
Hof (allemand : « maison nobilaire, partie de ville ») : 414
hotel (angl., Londres : « hôtel (de voyageurs) ») : 71
houma, voir : hawma
huayuan (chin., Shanghai : « cour-jardin, groupe de ruelles ») : 181
huayuan jumin xiaoqu (chin., Shanghai : « quartier-jardin ») : 169
hukin, pl. kukin (diola, Oussouye : « groupe de parenté, quartier, partie de ville ») :
294-299, 301-303, 305, 307, 412, 413
343
hutong (chin., Pékin : « ruelle, groupe de ruelles ») : 181
hyakushô-chi (jap. : « terre de paysan ») : 203
ichiba-machi (jap. : « ville marché ») : 195, 406
‘imâda (arabe, Tunisie : « secteur, div. adm. ») : 233
inn (angl., Londres : « hôtel (aristocratique), partie de ville, auberge ») : 50, 51, 54, 58, 59,
71, 415, 428
intra-muros (port., Rio, São Paulo : « partie intérieure de la ville ») : 262
intramuros (esp., Manille : « partie de ville dans les murs ») : 408
‘irab,’arab,’arbi, badwî (arabe : « bédouin ») : 229, 235
isola (it., Naples : « îlot, partie de ville ») : 39
jamaat (arabe, Bombay : « assemblée, partie de ville ») : 146
jardim (port., São Paulo : « lotissement, partie de ville ») : 255, 258, 278-280, 282-285, 433
- voir : bairro jardim, cidade
jardim, subúrbio jardim jawla (arabe, Fès : « tournée, div. adm. ») : 368
jiaoqu (chin. : « arrondissement rural, div. adm. ») : 176
jichi-kai (jap., Tokyo : « association de voisinage ») : 218, 219
jiedao (chin., Shanghai : « voirie, rue, circuit (urbain), div. adm. ») : 177, 178, 180
jiha (arabe, Fès : « côté, partie de ville ») : 353, 355, 403, 416, 417
jinai-chô (jap. : « ville temple ») : 195
jing (chin., Pékin : « capitale ») : 164
jisha-chi (jap., Edo : « secteur de temples, div. adm. ») : 192, 193, 196, 198, 199, 202-205,
405, 406
jiuchengqu (chin. : « vieille ville ») : 169, 176
jôka-machi (jap. : « ville seigneuriale ») : 195, 406
juiverie (fr. : « quartier juif ») : 437
jûku (jap., Tokyo : « district, secteur, div. adm. ») : 217, 219
jumin weiyuanhui (chin. : « comité de résidents ») : 177
juzhu xiaoqu (chin. : « petite zone résidentielle ») : 182, 183
kae-chi (jap., Tokyo : « zone de réinstallation ») : 201
kaen (diola, Oussouye : « place publique du hukin ») : 296
kaiwai (jap., Edo : « partie de ville ») : 194, 196, 217, 406
kami-yashiki, daimyô-yashiki (jap., Edo : « résidence (principale) de daimyô ») : 192, 193,
204
karya (arabe, Fès : « village, quartier périphérique ») : 361, 362
kasba (arabe, Bombay : « chef-lieu ») : 148, 150
- voir : casbah ken (jap. : « département, préfecture, div. adm. ») : 197-199
killa (persan et arabe, Bombay : « fort, partie de ville ») : 138
ko-aza (jap., Tokyo : « section de village ») : 203, 214
– koi (suff. akyé, Abidjan : « chez, village ») : 331
kôji (jap., Tokyo : « rue étroite ») : 192
344
kote (sanscrit, Bombay : « fort, partie de ville ») : 138
- kotebahar, bharkote (sanscrit, Bombay : « hors du fort ») : 138
ku (jap., Tokyo : « division, district, div. adm. ») : 191, 194, 199, 201-203, 205-212, 214,
217-219, 378, 379
- voir : chiku, dai-ku, gyôsei-ku, jûku, ku-bu, shô-ku, tokubetsu-ku ku-bu (jap., Tokyo :
« zone urbaine (de Tokyo) ») : 207
kumi-yashiki (jap., Edo : « résidence de guerriers ») : 197
kyû-shi (jap., Tokyo : « ancienne zone urbaine (de Tokyo) ») : 206, 210, 213
lane (angl., Londres : « allée, ruelle ») : 55
laochengqu (chin. : « vieille ville ») : 169, 176
liberty (angl., Londres : « domaine doté de privilèges, partie de ville ») : 50, 51
lignée, lignage, pairage (fr., France du Nord, Venise : « clan nobiliaire ») : 12, 414
lilong (chin., Shanghai : « ruelle, groupe de ruelles ») : 180-182, 185
ling (chin. : « îlot, div. adm. ») : 173
lira (it., Sienne : « partie de ville, div. adm. ») : 13
long (chin., Shanghai : « ruelle, groupe de ruelles ») : 181
lotissement (fr., Abidjan : partie de ville) : 315
lu (chin. : « rue ») : 180
lüyouqu (chin. : « zone touristique ») : 176
machi (jap., Tokyo : « ville, bourg, partie de ville, div. adm. ») : 191, 194-196, 198-207, 209,
211-219, 378, 379
- voir : ichiba-machi, jôka-machi, machi-chi, minato-machi, monzen-machi, shukubamachi machi-chi (jap., Edo : « secteur de bourgeois, div. adm. ») : 192-201, 203, 405, 406
madîna, mdina (arabe, Maghreb, Fès, Kairouan : « ville, médina ») : 223, 348-352, 358,
366-370, 376, 402, 403, 410, 435
- voir : médina mahalla, moholla (arabe et persan, Alep, Bagdad, Bombay, Le Caire,
Mossoul : « association d’habitants, partie de ville ») : 142, 144, 145, 409, 416
maidan, voir midan mall (angl., Londres : « avenue, promenade ») : 60
manor (angl., Londres : « manoir, partie de ville ») : 52, 73, 400
manzana (esp., Mexico : « îlot carré ») : 116, 392
mdini (arabe, Fès : « citadin ») : 348, 359, 361, 362, 364-366
médina (fr., Maghreb, Casablanca, Fès, Kairouan, Dakar : « quartier arabe, indigène ») :
223, 233, 245, 246, 347, 357, 358, 367, 370, 403, 410, 419
mellah (arabe, Fès : « quartier juif ») : 353, 402
mesto (tchèque, Prague : « ville ») : 401
métropole (port., São Paulo : « métropole ») : 256 adm. ») : 13, 14, 26, 27, 29, 30-32
ripartimento (it., Naples : « circonscription judiciaire ») : 34, 35
rookery (angl., Londres : « partie de ville misérable ») : 56, 76
‘roubi, pl. ‘roubiya, a’rab (arabe, Fès : « étranger, gens de la campagne ») : 347, 348,
358-361, 363-366, 403
- ‘roubiya (arabe, Fès : « campagne ») : 348
345
rua (it., Naples : « tue ») : 15, 21, 385
rua (port., São Paulo : « tue ») : 268, 282
tue (fr., Lyon, Paris, Rouen) : 388, 389
salita (it., Naples : « ruelle, montée ») : 16, 18
secteur (fr., Abidjan, Shanghai : div. adm.) : 172, 320-323, 381, 382
section (angl., Bombay : « section, div. adm. ») : 135, 136, 138, 152, 409
section (fr., Paris, Abidjan : div. adm.) : 338, 378
seggio, sedile (it., Naples : « corps (nobiliaire), partie de ville, div. adm. ») : 13, 15-18, 21,
29, 35, 38- 42, 383, 385, 386, 415
sestiere, sesto (it., Florence, Gênes, Venise : « sixième, sestier, div. adm. ») : 10, 12-14, 17,
22-24, 29, 30, 384
settlement (angl., Shanghai : « établissement, partie de ville ») : 167, 168
sezione (it., Naples : « section, div. adm. ») : 13, 16, 32, 35
shangyequ (chin. : « zone commerciale ») : 176
shangzhijiao (chin., Shanghai : « coin d’en haut, partie de ville ») : 169
sheng (chin. : « province, div. adm. ») : 171, 404
shi (chin. : « marché, ville, municipalité ») : 163, 164, 173-175, 180, 404
- voir : shiqu, shi quyu, shi zhongxin, tiebeshi shi (jap. : « ville ») : 195, 209
- voit : kyû-shi, shin-shi shi quyu (chin. : « territoire municipal, div. adm. ») : 168, 173, 404
shi zhongxin (chin. : « centre civique, centre ville ») : 174
shin-shi (jap., Tokyo : « nouvelle zone urbaine (de Tokyo), div. adm. ») : 210, 213
shiqu (chin., Shanghai : « arrondissement urbain, div. adm. ») : 176
shitamachi (jap., Edo : « ville basse, partie de ville ») : 196, 406
shô-ku (jap., Tokyo : « petit ku, div. adm. ») : 203, 206, 207, 217
shubiki-gai (jap., Tokyo : « zone rurale (de Tokyo), div. adm. ») : 198, 199, 203, 206
shubiki-nai (jap., Tokyo : « zone urbaine (de Tokyo), div. adm. ») : 198, 199, 203, 206
shukuba-machi (jap. : « ville relais de poste ») : 195, 406
simât (arabe, Kairouan : « partie de ville ») : 248
sizain (fr., Marseille : div. adm., partie de ville) : 14
slum (angl., Londres : « taudis, partie de ville misérable ») : 53, 55-57, 72, 73, 75, 76
sobborgo (it., Livourne : « faubourg ») : 89, 90, 93-97, 420
square (angl., Londres, Bombay : « maisons disposées en carré, partie de ville, jardin
public ») : 48, 53, 58-62, 64, 65, 67-74, 143, 429
Stadt (allemand, Allemagne, Berlin, Prague : « ville ») : 498, 400, 401
strada (it., Naples, Milan : « rue, partie de ville ») : 21, 22, 27, 28, 30, 35, 385, 386
street (angl., Londres : « rue ») : 48, 55, 62, 64, 65, 67, 70, 71
suburb, pl. suburbs, suburbia (angl., Grande-Bretagne, Londres, Bombay, Recife :
« périphérie urbaine ») : 47, 48, 53, 55-57, 70, 127, 129, 130, 132, 261, 376, 401, 409
suburbio (esp., Espagne : « faubourg ») : 431
subúrbio (port., Brésil, São Paulo, Recife, Rio : « quartier périphérique, périphérie ») : 256,
259-261, 264, 268, 277, 280
346
- subúrbio jardim, subúrbio garden city (port., São Paulo : « banlieue- jardin ») : 279,
281-283
suburbium (lat. tardif, France du Nord, Flandre : « faubourg ») : 385, 397, 401
- voir : forisburgus
taht (arabe, Fès : « le bas, partie de ville ») : 366-369
teatro (it., Naples : « corps (nobiliaire), partie de ville ») : 16, 17
termo (port., Brésil : « territoire municipal ») : 261, 432
terrace, terraced houses (angl., Londres : « maisons en bande ») : 53, 69, 70, 73
terziere, terzo (it., Montalcino, Sienne : « tiers, partie de ville, div. adm. ») : 13, 14, 25, 29,
30, 41
tiebeshi (chin. : « municipalité spéciale ») : 172
tocco (it., Naples : « corps (nobiliaire), partie de ville ») : 16
tokubetsu-ku (jap., Tokyo : « division, district, div. adm. ») : 191, 209, 211, 217
tonari-gumi (jap., Tokyo : « groupe de voisins ») : 216, 219
town (angl., Angleterre, Londres, Bombay, Shanghai : « ville, partie de ville ») : 52, 56, 57,
59, 67, 70, 74, 75, 127-130, 137, 141, 148, 150, 151, 168, 409, 411, 429, 435
tranche (fr., Abidjan : partie de ville) : 324, 325, 333, 335, 336, 341
traza (esp., Mexico : « voirie en damier, partie de ville ») : 101, 102, 104, 106, 107, 111, 113,
407, 425
tribù (it., Bologne, Naples, Venise : « lignée, partie de ville ») : 18, 19, 414
universitas (lat. tardif et it., Livourne : « nation, groupe étranger ») : 92
ura-chi (jap., Edo : « parcelle arrière ») : 193
urbs (lat. tardif, Europe, Strasbourg : « ville épiscopale ») : 397, 398
vicaría (esp., Mexico : « vicariat ») : 108
vicinia (it., Gênes, Milan : « association d’habitants ») : 19, 24
vico, vicolo (it., Naples : « ruelle ») : 16, 21, 27, 35
vicus (lat. tardif, Europe : « agglomération de population ») : vila, villa (port., Brésil, São
Paulo, Bombay) : « ville, maison de campagne, (grande) maison, lotissement » : 128, 255,
258-260, 264-266, 270-275, 277, 278, 281, 283-285, 432, 433
– villa, villa operária (port., São Paulo : « cité ouvrière ») : 271-275, 277, 281, 433
villa (angl., Londres : « maison de campagne ») : 69
villa (lat. tardif, Europe, Aix-en-Provence : « agglomération de population, ville ») : 397,
399
village (angl., Londres, Bombay : « village, div. adm. ») : 52, 148, 399, 409, 429, 430, 435
village (fr., Abidjan) : 291, 299, 300, 303, 315, 321, 324-326, 329-331, 336, 339, 342, 434
ville (arabe, Fès) : 366, 367, 369
ville (fr., Aix-en-Provence, Caen, Paris, Abidjan, Alger, Casablanca, Kairouan, Londres,
Sénégal, Shanghai) : 157, 165, 223, 231, 232, 235-237, 247, 291, 300, 321, 336, 339, 357, 358,
376, 382, 390, 393, 395, 396, 398, 399, 410, 430
visita (esp., Mexico : « paroisse indigène ») : 106
Vorstadt (allemand, Berlin, Prague : « faubourg ») : 400, 401
347
wad, wada (marathi, Bombay : « haie, enclos, partie de ville ») : 142, 144, 146, 147, 151
ward (angl., Londres, Bombay : « district, arrondissement, div. adm. ») : 54, 135, 150, 152,
409
Weichbild (allemand, Allemagne du Nord : « territoire de droit urbain ») : 397
wilâya (arabe, Tunisie : « gouvernorat, div. adm. ») : 233
xian (chin. : « comté, div. adm. ») : 161, 170, 171, 174, 404
xiancheng (chin. : « chef-lieu fortifié ») : 162
xiang (chin., Shanghai : « ruelle, groupe de ruelles ») : 181
xianqu (chin., Shanghai : « arrondissement rural, div. adm. ») : 176
xiazhijiao (chin., Shanghai : « coin d’en bas, partie de ville ») : 169
xinchengqu (chin. : « nouvelle ville ») : 176
xincun (chin., Shanghai : « nouveau village, cité ouvrière ») : 169, 181, 183
yamanote (jap., Edo : « ville haute, partie de ville ») : 196, 406
yangchang (chin., Shanghai : « espace des étrangers ») : 166, 411
yichang (chin., Shanghai : « espace des barbares ») : 166, 411
yu (chin. : « section, div. adm. ») : 173, 174, 405
yuan (chin., Shanghai : « jardin, groupe de ruelles ») : 181
zanqa (arabe, Tunisie : « ruelle ») : 249
zaouïa (arabe, Kairouan : « mausolée de saint ») : 226, 238, 240, 241, 243, 244, 246
zhai (chin., Shanghai : « résidence, groupe de ruelles ») : 181
zhuang (chin., Shanghai : « hameau, groupe de ruelles ») : 181
zhuzai xiaoqu (chin. : « petite zone résidentielle ») : 182, 183
zona (port., São Paulo : « zone ») : 256, 257, 280, 281
zone (fr., Abidjan) : 324, 325, 333, 335, 336, 341
zuqâq (arabe, Kairouan : « partie de ville ») : 248