Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


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5 déc. 2018

Thoreau, la vie sublime


Il arrive que la bande dessinée s’empare de la vie des gens de lettres et des philosophes. Le genre est minoritaire et l’exercice n’est guère aisé. C’est qu’il faut se nourrir d’une biographie, d’une œuvre, d’un style, d’une singularité, et en prélever quelques fruits capables tout à la fois de rendre une ambiance, de peindre les tensions d’une époque, sans en grossir excessivement le trait – se gardant des outrances idéologiques ; bref construire une intrigue attachante, assez véridique malgré la subjectivité inhérente à tout regard extérieur, kaléidoscope qui satisfasse au moins autant un lectorat dont la connaissance de la figure mise en scène n’est qu’approximative, que ceux dont le compagnonnage avec l’auteur dont on tire une fiction a rendu l’œil plus attentifs aux détails, ou au rendu de tel ou tel aspect lui tenant particulièrement à cœur.

Dosage millimétré donc, d’une part évidemment entre l’image et le texte, entre silence et couleur, mais d’autre part aussi entre la saveur de ce que l’on montre au détour des planches et la douceur - ou l’aigreur - de ce que l’on tait, ou que l’on suggère. Entre les maux et la grammaire de l’art, c’est un équilibre de funambule… 

Sorti en 2012 dans les bacs, aux éditions du Lombard, Thoreau. La vie sublime.
Aux 77 pages de la bande dessinée proprement dite, un avant-propos du scénariste, Maximilien Le Roy, celui-là même à qui l’on doit Nietzsche, se créer liberté (d’après L’innocence du devenir, de M.Onfray), nous brosse à gros traits la biographie du reclus volontaire de Walden. S’y ajoute un petit paragraphe dont, à dessein, je ne reproduis ici qu’une seule phrase, et que je livre à l’appréciation de chacun. Cette phrase, la voici : « La biographie ne remplace pas la connaissance directe de l’œuvre, mais elle suggère un radeau théorique pour des horizons pratiques ». Pour le reste, je laisse découvrir à tous ceux qui aurons la bonne idée de se procurer la BD quelles sont les assises, disons idéologiques, qui ont préfigurées la naissance de l’ouvrage. 

Ajoutons qu’à la fin du livre on trouvera une belle interview, réalisée par M. Le Roy, de Michel Granger, spécialiste de littérature américaine du XIXe siècle.
Le texte est agrémenté de quelques photographie des lieux que fréquenta Thoreau, et parmi eux, évidemment, l’incontournable cabane de l’étang de Walden, baraque de quelques mètres carrés située sur un terrain acheté et mis à disposition de Thoreau par son ami et alors mentor, le philosophe Ralph Waldo Emerson, le fondateur du transcendantalisme.
Les dessins de Thoreau. La vie sublime sont de A.Dan, illustrateur qui, avant de se tourner vers la bande dessinée, se consacra à la mise en image d’animaux, d’arbres et de paysages ; parmi eux de belles planches représentant, pour les oiseaux, troglodytes, sittelles, martins-pêcheurs et autres tétras.


Esquissons juste enfin le décor :

L’histoire débute en mars 1845 à Concord. Thoreau a 27 ans et s’apprête à se lancer dans l’expérience qui changera le cours de son existence (1845-1847). En sortira le chef-d’œuvre que l’on sait, Walden où la vie dans les bois (publié en août 1854 et tiré à 2 000 exemplaires). C’est dans cette période que se situe son emprisonnement d’une nuit pour avoir refusé de payer ses impôts, au motif qu’ils financent l’esclavagisme et la guerre au Mexique. Cet épisode servira d’assise à son livret Résistance au gouvernement civil, rebaptisé à titre posthume La Désobéissance civile. Ce qui n’est pas sans susciter controverse. Mais c’est là un autre sujet.
Les auteurs de cette Vie Sublime mettent ensuite l’accent sur l’engagement de Thoreau dans le mouvement anti-esclavagiste, et on le voit participer à des rassemblements abolitionnistes, donner quelques conférences, et même aider des esclaves en fuite à rejoindre le Canada. Suivra sa défense et le plaidoyer en faveur de l’activiste abolitionniste John Brown, qui finira pendu pour avoir massacré cinq colons esclavagistes et tenté de s’emparer par force de l’arsenal fédéral de Virginie. Car contrairement à l’image lisse et consensuelle d’un Thoreau herboriste solitaire, l’histoire nous montre un personnage qui n’exclue pas la violence et la résistance armée pour défendre sa cause.


The last moments of John Brown - Thomas Hovenden

Thoreau s’éteindra en mai 1862, à l’âge de 44 ans.
Peu avant, à sa tante qui lui demandait de se réconcilier avec dieu il avait répondu « Nous nous sommes jamais querellés que je sache… ». Et enfin, à un quidam le questionnant sur sa crainte de l’au-delà, cette celèbre sortie : « Un monde à la fois… Un monde à la fois… »
 « Indien… Caribou… »



Hors champs :

Si l’on pourrait regretter l’absence, dans Thoreau. La vie sublime, de la relation de l’auteur de Walden au transcendantalisme et à Emerson d’une part, du commerce du philosophe avec les femmes d’autre part, sur le premier sujet le scénariste s’en explique : « Volontairement, je n’ai pas abordé la question du transcendantalisme (ni la figure d’Emerson) afin de me concentrer principalement sur la dimension politique de Thoreau ». C’est un choix qui se défend, même si à titre personnel je trouve dommage de ne pas avoir au moins effleuré ce volet inaugural dans le parcours intellectuel de Thoreau. Quant à la relation du philosophe botaniste aux femmes, à peine esquissée dans la BD, il faut convenir qu’elle traduit une réalité biographique : « Thoreau ne semble guère avoir été attiré par les femmes. Au plus, on trouve dans sa biographie quelques traces de relations d’estime avec des femmes plus âgées que lui, mais il est resté célibataire… »
Pour conclure, je dirai que cette BD est une excellente manière d’approcher la vie de Thoreau. Et tant mieux si cela donne une furieuse envie de lire ou de relire son œuvre, toujours d’une actualité brûlante. Car « un siècle et demi plus tard, dans le contexte d’une crise financière menaçante et avec l’échéance proche d’une crise écologique, ses intuitions prophétiques ouvrent nos yeux sur l’évolution dangereuse de notre civilisation et incitent à s’engager dans des alternatives » (Michel Granger)


5 oct. 2015

Henry David Thoreau, « La désobéissance civile »

Version audio de La désobéissance civile [cliquer sur l'image]

Quelques extraits de ce livret paru en 1849. Thoreau avait alors 32 ans.
(Tiré de l’édition Mille et une nuit – N°114)

En ouverture, cette phrase, qui pourrait placer l’auteur de Walden, ou la vie dans les bois, du côté de l’anarchisme libéral :

 « J'accepte de tout cœur la devise suivante : "Le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins  ». (P 1).

Pourtant Thoreau ne se définit lui-même pas comme anarchiste : «  Pour parler en homme pratique et en citoyen, au contraire de ceux qui se disent anarchistes, je ne demande pas d'emblée « point de gouvernement », mais d'emblée un meilleur gouvernement ». 

Pour plus amples développements sur ce thème, je renvoie à un billet bien documenté sur cette page :



Sur le respect inconditionnel à la loi :
« La loi n'a jamais rendu les hommes plus justes d'un iota ; et, à cause du respect qu'ils lui marquent, les êtres bien disposés eux-mêmes deviennent les agents de l'injustice. Le respect indu de la loi à fréquemment ce résultat naturel qu'on voit un régiment de soldats, colonel, capitaine, caporal, simples soldats, artificiers, etc., marchant en bel ordre par monts et par vaux vers la guerre, contre leur volonté, disons même contre leur sens commun et leur conscience. […] Ils ne doutent pas que l'affaire qui les occupe est une horreur ; ils sont tous d'une disposition paisible. Or que sont-ils devenus ? Des hommes le moins du monde ? Ou des petits fortins déplaçables, des magasins d'armes au service de quelque puissant sans scrupule ? […] Dans la plupart des cas, il n'existe aucun libre exercice du jugement ou du sens moral ; […] l'on pourrait réaliser des hommes de bois qui rempliraient aussi bien cette fonction. Ils ne méritent pas plus de respect que des épouvantails ou un étron ». (P 12 - 14)

Sur ceux qui se contentent de s'opposer en opinion (Écrit dans le contexte d'une société pour part, esclavagiste) :
« Des milliers de gens sont opposés en opinion à l'esclavage et à la guerre, mais ils ne font rien, en effet, pour y mettre un terme […] et s'asseyent les mains dans les poches en déclarant qu'ils ignorent quoi faire et ne font rien ; […] Ils hésitent, et ils regrettent et parfois ils font des pétitions; mais ils ne font rien d'ardent ou d'efficace. Ils attendent pleins de bonne volonté, que d'autres portent remède au mal ». (P 18)

Sur la portée du vote pour la justice :
« Même voter pour la justice, ce n'est rien faire pour elle. C'est se contenter d'exprimer un faible désir de la voir prévaloir. Le sage ne laissera pas la justice à la merci du hasard, il ne souhaitera pas la voir l'emporter par le pouvoir de la majorité. Il y a peu de vertu dans l'action des masses d'hommes ». (P 19)


Du refus de payer ses impôts (ce qui valut à Thoreau une nuit en prison). Toujours à placer dans le contexte d'un État qui admet l'esclavage, et qui, en outre fait la guerre au Mexique (1846) :
« Si un millier d'hommes refusaient de payer leurs impôts cette année, ce ne serait pas une mesure violente et sanguinaire, comme le fait de les payer et permettre par-là à l'État de commettre la violence et verser le sang innocent. Telle est, en fait, la définition d'une révolution paisible […] Si le percepteur, ou tout autre fonctionnaire, me demande, comme l'a fait l'un d'eux : "Mais que voulez-vous que je fasse ?", ma réponse est : "Si vous voulez vraiment faire quelque chose, démissionnez" ». (P 28)

« Le riche est toujours vendu à l'institution qui fait sa richesse ». (P 29)

Sur ce à quoi l'on s'expose en refusant de payer l'impôt :
« Si je réfute l'autorité de l'État lorsqu'il présente sa feuille d'impôts, il ne tardera pas à prendre et à détruire tous mes biens, à me harasser sans fin moi et mes enfants. Cela est chose pénible ». (P30 – 31)

Et le remède, pour y échapper ? La réponse se trouve un peu plus bas sur la même page :
« Il faut prendre une location ou un refuge quelque part, cultiver une petite récolte et se hâter de la manger. Il faut vivre en autarcie, ne dépendre que de soi, être toujours prêt à lever le camp sans avoir beaucoup à emporter ».


Ce texte est à rapprocher évidemment de sa mise en pratique par Thoreau en 1845. Il décide alors, en effet, d'aller vivre seul dans le bois de Walden, sur le bord d’un étang. Avec l'aide de quelques amis dont Emerson il y construit une cabane. L'expérience cessera en 1847. Si les résultats de l’expérience peuvent apparaître contrastés, maman n'ayant jamais cessée de lui 'servir la soupe' durant toute cette période, au-delà de ce cas d’école, l’idée est là et le principe posé. 

3 mai 2015

Back to Yala...(petite vidéo - Yala national park) - Elephants, sangliers, gazelles, crocodiles et moult espèces d'oiseaux....

Back to Yala...(petite vidéo - Yala national park) - Elephants, sangliers, gazelles, crocodiles et moult espèces d'oiseaux....

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En complément  du billet sur le Yala national park, un petit montage vidéo maison…




" Je suis allé dans les bois parce que je voulais vivre délibérément.

Je voulais vivre intensément et sucer la moelle de la vie.

Réduire à néant tout ce qui n'était pas la vie.

Et ne pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n'aurai pas vécu."


Henry David THOREAU

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18 nov. 2014

Les grands textes fondateurs de l’écologie (Ariane Debourdeau) - De Linné à André Gorz

Billet initial du 14 juin 2013
(Billet initial supprimé de la plateforme overblog, infestée désormais de publicité)

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Présenté par la chercheuse en science politique et sociologie Ariane Debourdeau, ce recueil « se propose de retracer la longue et sinueuse édification de l’écologie » au travers d’une sélection de textes emblématiques, «Les grands textes fondateurs de l’écologie ». 

Du naturalisme, avec Linné ou Alexander von Humbolt, à la deep ecoly d’Arne Naess, passant par l’écologie politique avec, par exemple, la figure d’André Gorz, se trouvent ainsi réuni en un seul livre un large panorama au sein duquel se sont développées tant la pensée que la philosophie de l’écologie, dont l’étymologie, nous est-il rappelé en introduction, provient de l’association des mots grecs οiκος (maison, habitat) et λόγος (science, discours, connaissance).

L’ouvrage se déroule en trois parties avec au total les textes de 26 auteurs (quelques pages pour chacun d’entre eux), à chaque fois précédé d’une courte présentation d’Ariane Debourdeau (synthétique et fort agréable à lire). 
En entrée, si je puis m’exprimer ainsi, nous est proposé la lecture d’un ensemble de contributions intitulé « Du naturalisme à l’écologie » (du célèbre naturaliste Carl von Linné à Eugene Pleasants Odum, un écologue américain dont je n’avais jamais entendu parler). 
Suit le plat de résistance avec des textes tournant autour d’un sujet qui préoccupe particulièrement nos civilisations confrontées tant aux enjeux démographiques qu’au dérèglement climatique : « Crises écologiques et menace sur l’environnement » (De Rachel Carson, auteur du « Printemps silencieux » - un très bel article lui est consacré dans « L’oiseau magazine » du printemps 2012 - à l’éco-pirate et militant antispéciste Paul Watson). 
Enfin, en désert, il nous est proposé un tour d’horizon des « Philosophies de l’écologie » avec en ligne de mire « les mutations (de notre) rapport à l’environnement » (d’Arne Naess, dont il n’y a pas si longtemps que cela aucun ouvrage n’avait été traduit en Français – cela fait sens sur notre rapport à l’écologie – et dont un ancien ministre de l’éducation avait cru bon, au nom de Kant, d’en caricaturer les positions jusqu’à l’outrance, à Peter Sloterdijk, pour qui je n’ai a priori pas de particulières sympathies intellectuelles).
Nous sommes tous « Dans le même bateau… ». Tel est le début du long titre de cette troisième partie. Cette lapalissade est toujours bon à rappeler, tant il est vrai que nous avons cette faculté « à ne pas croire ce que nous savons » (JP. Dupuy)




Vidéo par Axel - Juillet 2010

Bien sûr, il n’est pas raisonnablement possible de couvrir en un seul volume l’ensemble des textes importants - encore faudrait-il s’entendre à ce propos - relatifs à un si large domaine, et chacun pourra trouver à redire dans le choix de tel auteur, ou de tel écrit plutôt que tel autre. Ainsi n’aurai-je certainement pas retenu Peter Sloterdijk, Bruno Latour davantage que l’auteur de « Petite poucette », et son contrat naturel, leur préférant incontestablement des penseurs tels qu’Ivan Illich, Jean-Pierre Dupuy, André Lebeau ou Henry David Thoreau

Mais comme l’indique fort justement A. Debourdeau, ce recueil, « comme tout guide, n’ambitionne pas d’être exhaustif ou objectif, mais suggère au wanderer – lecteur vagabond des chemins à emprunter, qui sont autant d’invitations à s’en écarter ou à les prolonger ». Aussi, ne boudons point notre plaisir, qu’on y picore ou qu’on choisisse une lecture linéaire,  laissons entraîner sur ces sentes de traverses, au cœur de la pensée écologique. 

On l’aura compris, ce recueil est à mettre entre toutes les mains, en particulier celles pour qui l’écologie n’est pas a priori un centre d’intérêt. 




(A noter qu’Ariane Debourdeau fut l’invitée de François Noudelmann dans le Petit journal de la philosophie du 18 juin 2013). 


26 août 2014

Thoreau - Walden ou la vie dans les bois (life in the woods, une certaine forme d'écologie)

« Tandis que sans hésiter mes connaissances entraient dans le commerce ou embrassaient les professions, je tins cette occupation (la cueillette des myrtilles) pour valoir tout au moins la leur… (…) Certains se montrent « industrieux », et paraissent aimer le labeur pour lui-même, ou peut-être parce qu’il les préserve de faire pis ; à ceux-là je n’ai présentement rien à dire ». ( p 84) Les choses sont ainsi claires. Et à ces derniers, égarés sans doute par le plus grand des hasards en ces sous-bois de Walden, il serait sain, si tant est qu’ils redoutent secrètement que ne leur tombe les écailles des yeux, de suivre le sage conseil de s’en tenir là ; et de s’en retourner prestement vaquer à de plus utilitaires occupations… Mais si d’aventure, par de propices velléités oisives, surgies d’on on ne sait quel bas-fond de l’âme, d’aucuns parmi ces handicapés de l’Otium s’en arrivaient à se perdre avec cet étrange sentiment de délectation paisible qui caractérise si bien les navigateurs des étendues solitaires, nous n’aurions point tout à fait perdu !

Ainsi, est-ce à une ballade dans les méandres de quelques citations sorties de cette fameuse Vie dans les bois, commise il y a de cela un peu plus d’un siècle et demi par un certain Henry David Thoreau, que je convie le voyageur peu pressé à se fondre dans le fracas frénétique de nos existences métronomes, engluées qu’elle sont dans le routinier chaos de ces temps dits « post-modernes ». Il y a certes là un paradoxe, un oxymore qu’il ne m’appartient pas de lever ici. Et s’il se trouve toujours de arbitraire à picorer ainsi dans l’œuvre d’un grand ancien, qu’on se le dise, notre explorateur, s’il embrasse, par exemple, « les opinions de Xenophon et de Platon, par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. (…) Et qu’il oublie hardiment s’il veut, d’où il les tient, mais qu’il se les sache approprier. (…) Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; »[1]. Tournure d’esprit qu’approuvait manifestement l'auteur de la désoébissance civile. En témoigne cette saillie : « Qu’est-ce que les classiques sinon les plus nobles pensées enregistrées de l’homme ? Ce sont les seuls oracles que n’ait point atteints la décrépitude, et quelque moderne que soit la question posée, elle trouvera en eux des réponses telles que jamais n’en fournirent Delphes ni Dodone » (p 119)


Mais assez de digressions, et allons sans plus tergiverser davantage à notre premier détour.
Thoreau fut-il l’un de ces Cassandre annonciateur de catastrophes en devenir ? A-t-il sourdement pressenti que si opiniâtres cohortes fourmis, Prométhéennes poussières exclusivement occupées à tirer du ventre de la terre de quoi s’aliéner, allaient  conduire à l’imparable émasculation du monde ? Bref, est-il, de quelque façon que ce soit, l’un des père des actuelles générations d’objecteurs de croissance ? L’un de ces énergumènes irritant tout aussi bien les aimables progressistes que les nécrophages des institutions financières, ou encore ces capitaines d’industries en haut-de-forme et charbonneux complets ? Si la lucidité en la matière de Thoreau, ce « voyageur immobile » apparaît prémonitoire, et si encore ses introspections lui font voir si nettement au dehors, mieux et plus loin que le commun, gardons-nous cependant de toute tentation à donner dans l’illusion rétrospective. Quoi qu’il en soit, le philosophe de Concord fut indéniablement adepte de la sobriété heureuse. Pour preuve, voici livrées en pâture quelques grandes matières à méditer :
« A l’état sauvage toute famille possède un abri valant les meilleurs, et suffisant (…) il est évident que si le sauvage possède en propre son abri, c’est à cause du peu qu’il coûte, tandis que si l’homme civilisé loue en général le sien, c’est parce qu’il n’a pas les moyens de le posséder ; (…) Une maison moyenne dans ce voisinage (…coûtera en moyenne) de dix à quinze années de la vie du travailleur, même s’il n’est pas chargé de famille – si certains reçoivent plus, d’autres reçoivent moins – de sorte qu’en général  il lui aura fallu passer plus de la moitié de sa vie avant d’avoir gagné son wigwam ». (p 39 – 41)
« Le luxe en général, et beaucoup du soi-disant bien être, non seulement ne sont pas indispensables, mais sont un obstacle positif à l’ascension de l’espèce humaine » (p 22)
« Comme s’il fallait (…) se plaindre de la dureté des temps parce que vos moyens ne vous permettent pas de vous acheter une couronne ! (…) Travaillons-nous toujours pour nous procurer davantage, et non parfois à nous contenter de moins ? » (p 46)


Autre sente en ces bois ; cette charge contre le salariat, l’héritage et toutes les formes de servitudes volontairement consenties. Thoreau s’y avère être un dépeceur sans concession :
« Pour les pyramides (…) qu’on ait pu trouver tant d’hommes assez avilis pour passer leur vie à la construction d’une tombe destinée à quelques imbéciles ambitieux, qu’il eût été plus sage et plus mâle de noyer dans le Nil (…) je pourrais peut-être inventer quelque excuse en leur faveur (…) mais je n’en ai pas le temps ». (p 70)
« … grâce au seul labeur de mes mains, je m’aperçus qu’en travaillant 6 semaines environ par an, je pouvais faire face à toutes les dépenses de la vie. La totalité de mes hivers comme la plus grande partie de mes étés, je les eus libres et francs pour l’étude ». (p 83)
« Je vois des jeunes gens, mes concitoyens, dont c’est le malheur d’avoir hérité de fermes, maisons, granges, bétail, et matériel agricole ; attendu qu’on acquiert ces choses plus facilement qu’on ne s’en débarrasse. Mieux eût valu pour eux naître en plein herbage et se trouver allaités par une louve, afin d’embrasser d’un œil plus clair le champ dans lequel ils étaient appeler à travailler » (p 11)
« … grâce au seul labeur de mes mains, je m’aperçus qu’en travaillant 6 semaines environ par an, je pouvais faire face à toutes les dépenses de la vie. La totalité de mes hivers comme la plus grande partie de mes étés, je les eus libres et francs pour l’étude ». (p 83)
« Je n’ai jamais, au cours de mes promenades, rencontré un seul homme livré à l’occupation si simple et si naturelle qui consiste à construire sa maison. Nous dépendons de la communauté ». (p 57)
En cette dernière citation on reconnaît une des pistes de réflexion qu’exploitera André Gorz. A
savoir que l’on passe un temps certain de notre activité salariée pour payer des services (ménage, jardinage, nourrice, aide aux devoir scolaires des enfants, etc.) que l’on pourrait sans doute mieux faire soi-même. Ainsi notre société est organisée de telle sorte que tout ce qui ne relève pas de la logique du Marché se trouve entravé, voire interdit. Tel est par exemple l’un des motifs, au nom d’un hygiénisme fort commode, de la disparition des apothicaires et autres bouilleurs de cru. Et il est en la matière des tentations qui incitent à vigilance ; ainsi l’affaire du purin d’ortie, ou demain la remise en question des jardins potagers ou basses-cours paysannes, pour cause de risques infectieux. On mesure tout le cynisme de telles démangeaisons lorsque qu’on sait que les pandémies en ce domaine viennent par priorité de l’élevage industriel. La logique est toujours de faire dépendre chacun de la communauté marchande. A ce titre, l’oubli des pratiques les plus simples, comme celui de se faire sa propre cuisine, se révèle à terme des plus efficace. Mais assez de ce plat et changeons de rivage. 

Pour ce faire, embarqués sur un frêle esquif, laissons nous porter par le hasard de la brise sur les eaux translucides de l’étang ; et y rester sans but à flâner des heures au soleil, tandis que nos besogneuses résolutions se dissolvent dans les nuages :  
« J’ai passé bien des heures, alors que j’étais plus jeune, à flotter à sa surface au gré du Zéphyr, après avoir pagayé jusqu’au centre, étendu sur le dos en travers des bancs du bateau, par quelque après-midi d’été, rêvant les yeux ouverts, jusqu’à ce que le bateau touchant le sable, cela me réveillât, et je me redressais pour voir sur quel rivage mes destins m’avaient poussés – jours où la paresse était la plus attrayante, la plus productive industrie. Mainte matinée me suis-je échappé, préférant employer ainsi la plus estimée partie du jour ; car j’étais riche, sinon d’argent, du moins d’heures ensoleillées comme de jours d’été, et les dépensais sans compter ; ni regretté-je de ne pas en avoir gaspillé davantage dans l’atelier ou dans la chaire du professeur (…). Maintenant c’en est fini des troncs d’arbres du fond, de la vieille pirogue en bille de pin, des sombres bois environnants, et les gens du village, qui savent à peine où il est situé, au lieu d’aller à l’étang se baigner et boire, songent à en amener l’eau, qui devrait être pour le moins aussi sacrée que celle du Gange, jusqu’au village par un tuyau, pour s’en servir à laver la vaisselle ! » (p 221 – 222)

Ce côté du rivage montre de nouveaux aspects. Des pierres et du sable. Des oiseaux. De l’eau toujours ! Et cette causerie imaginaire, atemporelle, qui tourne ses humeurs en direction de l’institution scolaire, de la philosophie, de la culture de soi et autres domaines de l’esprit :
« Etre philosophe ne consiste pas simplement à avoir de subtiles pensées, ni même à fonder une école, mais à chérir assez la sagesse pour mener une vie conforme à ses préceptes, une vie de simplicité, d’indépendance, de magnanimité, et de confiance » (p 22)
« J’entend qu’ils (les étudiants) devraient ne pas jouer à la vie, ou se contenter de l’étudier, mais la vivre pour de bon du commencement à la fin ». ( p 63)
« … en général on s’inquiète plus d’avoir des vêtements à la mode, ou tout le moins bien faits et sans pièces, que d’avoir une conscience solide » (p 30)
Croquer la vie à plein… Et oui la simplicité ! De la simplicité, de la simplicité encore…
« Ce qu’il me fallait, c’était de vivre abondamment, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez résolument, assez en Spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie… Notre vie se gaspille en détails. (…) De la simplicité, de la simplicité, de la simplicité ! Oui, que vos affaires soient comme deux ou trois, et non cent ou mille… » (p 107)
Sans oublier l’importance de la lecture :
« Que d’hommes ont fait dater de la lecture d’un livre une ère nouvelle dans leur vie ! » (p 127)
Et qu’on ne s’y trompe point, il s’agit là d’une solitude choisie :
« Je trouve salutaire d’être seul la plus grande partie du temps. Etre en compagnie, fût-ce avec la meilleure, est vite fastidieux et dissipant. J’aime à être seul. Je n’ai jamais trouvé de compagnon aussi compagnon que la solitude. Nous sommes en général plus isolés lorsque nous sortons pour nous mêler aux autres hommes que lorsque nous restons au fond de nos appartements (…) Le fermier peut travailler seul tout le jour dans le champ ou les bois, à sarcler ou à fendre, parce qu’il est occupé, mais lorsqu’il rentre le soir au logis, incapable de rester assis seul dans une pièce, à la merci de ses pensées, il lui faut être là où il peut « voir les gens », et se recréer, selon lui se récompenser de sa journée de solitude ; de là s’étonne-t-il que l’homme d’études puisse passer seul à la maison toute la nuit et la plus grande partie du jour, sans ennui, ni « papillons noirs » ». (p 158 – 159)
En cet isolement, rien de triste ni de sinistre car, « Il ne peut être de mélancolie tout à fait noire pour qui vit au milieu de la Nature et possède encore ses sens. (…) Pendant que je savoure l’amitié des saisons j’ai conscience que rien ne peut faire de la vie un fardeau pour moi » (p 153).
Mais en cet éternel présent tout passe…

Alors, à l’appel du soir, tandis que les bêtes diurnes courent au gîte au moment même où celles de minuit s’ébrouent gaiement sous la lune naissante, prenons, avant de rentrer au logis, le temps d’une dernière leçon. Celle que retint sans doute Ivan Illich. Car on décèle ici l’origine de son concept de « vitesse généralisée », et du calcul du « rapport de la distance parcourue au temps que l’on met à la parcourir ». Idée qui sera réactualisée avec succès par Jean-Pierre Dupuy. Ce dernier réitérera l’opération sur l’automobile. Et même s’il y a controverse sur les chiffres, cela ne remet en rien en cause la logique du raisonnement, ni ses conséquences :
« Vous pourriez prendre le chemin de fer, et aller à Fitchurg aujourd’hui pour voir le pays. Mais je suis plus sage. J’ai appris que le voyageur le plus prompt est celui qui va à pied. Je répond à l’ami : « Supposez que nous essayions de voir qui arrivera le premier. La distance est de 30 miles ; le prix du billet, de 90 cents. C’est là presque le salaire d’une journée. (…) Soit, me voici parti à pied, et j’atteins le but avant la nuit. J’ai voyagé de cette façon des semaines entières. Vous aurez pendant ce temps-là travaillé à gagner le prix de votre billet, et arriverez là-bas à une heure quelconque demain… » (p 65)

Une fois le manteau d’ombre tombé, tournant l’oreille sur les stridulations des insectes nocturnes, conservons enfin, alors que nos regards se portent sur la brume agitée sous nos pas, une pensée envers ces gens qui veulent notre bien, ou ceux qui se font vocation de soulager la misère d’autrui :
« Si je tenais pour certain qu’un homme soit venu chez moi dans le dessein bien entendu de me faire du bien, je chercherais mon salut dans la fuite (…) de peur de voir une parcelle de son virus mélangé à mon sens ». (p 88-89)
« Il en est mille pour massacrer les branches du mal contre un qui frappe à la racine, et il se peut que celui qui consacre la plus large somme de temps et d’argent aux nécessiteux contribue le plus par sa manière de vivre à produire cette misère qu’il tâche en vain de soulager ». (p 90)
Cette dernière phrase est lisible de différentes manières. D’aucuns pourraient y reconnaître une forme larvée de darwinisme social, ou l’on conseille de point porter assistance aux plus démunis. Plus sûrement s’agit-il d’une mise en garde de bon sens : la meilleure volonté ne suffit point à faire la bonne conscience. Et la manière d’acquiescer à un type de société, que l’on ne ronge au fond qu’à la marge, contribue insidieusement à entretenir les maux qui nous donnent par ailleurs la nausée.

Mais il se fait tard. Tout est silence désormais… Mais ce n’est que le délicieux silence des organes décrit par Epicure. La nature quant à elle bruisse de toutes ses feuilles… Aussi, emplis d’une paix voluptueuse, nous nous étendons sur le dos dans l’herbe baignée de rosée, et restons là à contempler le ciel picoré d’étoiles ; débordés de sensations vives, avec ce sentiment étrange de dépassement de nos propres limites corporelles… Insignifiants et immenses tout à la fois…

Les yeux se closent et les pensées se mélangent…
« Pour ce qui est de la chasse aux oiseaux, pendant les dernières années que je portai une carabine, j’eus pour excuse que j’étudiais l’ornithologie, et recherchais les seuls oiseaux nouveaux ou rares. Mais j’incline maintenant à penser, je le confesse, qu’il est une plus belle manière que celle-ci d’étudier l’ornithologie (…) Telle est le plus souvent la présentation du jeune homme à la forêt. Il y va d’abord en chasseur ou en pêcheur, jusqu’au jour où, s’il détient les semences d’une vie meilleure, il distingue ses propres fins, comme poète ou naturaliste peut-être, et laisse là le fusil aussi bien que la canne à pêche » (p 243 - 244)
Quelques chasseurs en Baie de Somme sortiraient grandis à s’en inspirer.

Trêve de divagations. Nous ne sommes point de purs esprit, nos sens se manifestent. Et à l’heure des chats-huants, une petite fringale nous étreint enfin… N’avons ni besace ni écuelle. Juste une pomme agrémentée de quelques baies ; et l’eau si pure de l’étang… De quoi se sustenter et parer à l’essentiel.
« Le gros mangeur est un homme à l’état de larve ; et il existe des nations entières dans cette condition, nations sans goût ni imagination, que trahissent leurs vastes abdomens » (p 247)
On se doute de ce que Thoreau penserait à la vue des Etats-Unis d’aujourd’hui, tandis que l’obésité gagne l’Europe… Des territoires qui ne représente qu’un sixième de la population mondiale, mais où l’on dépense plus pour la toilette des animaux de compagnie que pour nourrir l’Afrique entière. Civilisation singulière ou l’on caresse avec amour son chat tandis que l’on massacre, en des usines ultramodernes, des masse considérables de bêtes.
« Je ne doute pas que la race humaine, en son graduel développement, n’ait entre autres destinées celle de renoncer à manger des animaux ». (p 248)
Nous en sommes, hélas bien loin, et ce ne sera que sous la contrainte que nous nous y résoudrons sans doute, une fois le pire advenu.


Mais ne voulant point quitter ces lieux sur de si sinistres présages, évoquons à mots couverts ce film magnifique réalisé par Sean Penn, « Into the wild » ; l’adaptation d’un livre, mais avant tout l’histoire bien réelle de Christopher McCandless, un jeune révolté rejetant les principes de nos sociétés où le factice et le paraître règnent en maître. Lecteur de Tolstoï et de Thoreau, il finira au terme d’une fulgurante odyssée, sa brève existence dans l’épave d’un bus perdu dans les montagnes de l’Alaska.
Poignante leçon de vie.
Et après un hiver passé dans la solitude la plus complète, griffonné à la hâte sur un vieux bouquin à l’ultime moment, ces quelques mots « Happiness only real when shared »



(1) Montaigne, Essais, livre I, chapitre XXV, « De l’institution des enfants ».


Tentation de la solitude - De Wittgenstein à Thoreau - De la cabane en Norvège à celle de l'étang de Walden.

Dans la postface du « Recours aux forêts » Michel Onfray raconte que Démocrite a l’issue de son périple jusqu’en Inde, las de la vilenie des hommes fit construire une petite cabane au fond de son jardin pour s’y retirer le restant de ses jours. Je ne sais si l’anecdote est vraie, et relisant le passage des « Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres » de Diogène Laërce consacré à Démocrite, si cabane il y a, elle fut construite, selon un certain Démétrios, dans les jeunes années du philosophe, alors que son père vivait toujours. La version qu’en donne Fénelon, l’archevêque de cambrai, paraphrasant le doxographe grec dont on sait si peu, est la suivante : « Il avoit tant de passion pour l’étude, qu’il passoit les jours entiers enfermé lui seul dans une petite cabane[1] au milieu d’un jardin. Un jour son père lui amena un bœuf pour l’immoler, et l’attacha dans un coin de sa cabane ; la grande application de Démocrite fit qu’il n’entendit pas ce que son père lui disoit, et qu’il ne s’aperçut pas même qu’on eût attaché un bœuf à coté de lui, jusqu’à ce que son père revenu une seconde fois pour le retirer de la profonde méditation où il étoit, et lui montrer qu’il avoit un bœuf à côté de lui qu’il falloit sacrifier»[2]. Quoi qu’il en soi cette « tentation » de solitude, cette envie de s’extraire du tumulte de la compagnie des hommes a hanté plus d’un philosophe. Bien sûr, parmi tant d’autres, il y a Montaigne démissionnant à 37 ans du Parlement de Bordeaux pour se retirer définitivement en ses terres et se consacrer dorénavant à ce loisir studieux des anciens, qu’on appelle l’otium, et qui depuis sa tour fera dicter, annotera et reviendra durant vingt bonnes années sur les fameux « Essais ». Mais cette retraite ne signifiait point un total rempli sur soi ; il est des expériences plus radicales, et je n’en prendrai que deux parmis des philosophes plus proches de nous.
Skjolden - maison de Wittgenstein

Ainsi Ludwig Wittgenstein qui passa l’hiver 1936 dans un isolement des plus complets non loin de Skjolden, une petite bourgade située au fin fond d’un fjord Norvégien. Il y avait construit de ses mains, en surplomb accroché au flanc de la montagne, « à des kilomètres de tout être humain », une sorte de cabane en rondin de huit mètres sur sept. Il y rédigea son second carnet, un journal qui n’était pas destiné à la publication, où il consigna ses réflexions. « Il n’y a personne ici – mais je peux aussi devenir fou tout seul ». Ainsi, confronté à une solitude extrême, en quête de sens ou de vérité, il flirta avec la folie.

Extrait : « … je ne me sens que moyennement, ou à moitié heureux au travail et j’ai comme une crainte qu’il pourrait m’être interdit. C’est-à-dire qu’un sentiment de malheur pourrait s’abattre sur moi qui transformerait la poursuite du travail en une absurdité et me forcer à renoncer à travailler. Mais pourvu que cela ne se produise pas ! – Mais cela est lié au sentiment que je n’ai pas assez d’amour, c’est-à-dire que je suis trop égoïste. Que je me soucie trop peu de ce qui fait du bien aux autres… ».

L’expérience tourna court.

Autre lieu, autre continent, et autre temps. Henry David Thoreau, petit-fils d’un corsaire normand qui débuta en 1845, à l’âge de 28 ans, la construction une petite cabane sur une parcelle mise à sa disposition par Emerson, l’un des fondateur et chef de file du mouvement transcendentaliste. Située sur les berges de l’étang de Walden, à quelques miles du village de Concord, dans le Massachusetts, elle abrita le philosophe un  peu plus de deux saisons. De ce retour aux sources sortira, en 1854, « Walden ou La vie dans les bois », ode véritable à la nature ; à l’écoulement des saisons, à l’eau, d’où tout procède, à la Grande Neige et à la glace, aux bêtes qui courent ou sautent de branche en branche, qui rampent sous ses planches ou qui volent au dessus de son épaule. Aux visiteurs du soir, aux chats-huants avec leur « chant de cimetière on ne peut plus solennel »... « Walden… » est aussi un hymne épicurien, dans le sens d’un retour consenti aux besoins naturels et nécessaires. Dès les premières pages Thoreau donne le ton : « Je vois des jeunes gens, mes concitoyens, dont c’est le malheur d’avoir hérité de fermes, maisons, granges, bétail, et matériel agricole ; attendu qu’on acquiert ces choses plus facilement qu’on ne s’en débarrasse. Mieux eût valu pour eux naître en plein herbage et se trouver allaités par une louve, afin d’embrasser d’un œil plus clair le champ dans lequel ils étaient appeler à travailler »[3].


Un chapitre de cette vie dans les bois s’intitule « Solitude ». Aux antipodes des tourments solitaires de Wittgenstein, Thoreau commence ainsi : « Soir délicieux, où le corps entier n’est plus qu’un sens, et par tous les pores absorbe le délice. Je vais et viens avec une étrange liberté dans la Nature, devenue partie d’elle-même. Tandis que je me promène le long de la rive pierreuse de l’étang, en manches de chemise malgré la fraîcheur, le ciel nuageux et le vent… (…) Les grenouilles géantes donnent de la trompe en avant-coureurs de la nuit et le chant du  whippoorwill[4] s’en vient de l’autre côté de l’eau sur l’aile frissonnante de la brise. (…). Le repos n’est jamais complet. Les animaux très sauvages ne reposent pas, mais les voici en quête de leur proie ; voici le renard, le skunks[5], le lapin rôder sans crainte par les champs et les bois. Ce sont les veilleurs de la Nature »[6]. Ainsi s’agit-il ici d’une communion avec la nature, plutôt qu’une douloureuse mise à l’écart ; d’une immersion plutôt qu’une position  en surplomb, coupé de l’essentiel. Ainsi, la jubilation paisible plutôt que la mortification  morbide de l’anachorète. Et si lors de ce périple intime sur les franges de la modernité et de l’industrialisation, a qui il a tourné le dos, «…jamais le cœur noir de la nuit n’était profané par nul voisinage humain », Thoreau en ressentit, là encore contrairement à Wittgenstein, qu’il ne pouvait « être de mélancolie tout à fait noire pour qui vit au milieu de la Nature et possède encore ses sens ». Et de conclure : « Pendant que je savoure l’amitié des saisons j’ai conscience que rien ne peut faire de la vie un fardeau pour moi »[7].  

A view of the Walden pond from Emerson's Cliff 

Et c’est un homme renouvelé, prêt à de nouvelles expériences, qui écrira enfin, laconique : « Ainsi se compléta ma première année de vie dans les bois et la seconde lui fut semblable. Je quittai finalement Walden le six septembre 1847 ».

Pour finir, pas si éloigné de ces radicalités, exprimées selon des modalités propre à chacun de ces philosophes, Epicure et son jardin ; situé opportunément à mi-chemin entre la retraite solitaire et les affinité électives, le partage d’amitié et le repli sur soi. Havre de quiétude planté à la lisière du tumulte du monde ; d’un monde qui ne se refuse pas mais se goûte à la manière décrite avec superbe par Lucrèce au début de son chant IV :

« Des Piérides je parcours les lointaines contrées
que nul n’explora. Joie d’aller aux sources vierges
boire à longs traits, joie de cueillir des fleurs nouvelles,
de glaner pour ma tête la couronne merveilleuse
dont jamais les Muses n’ont paré aucun front.
Car j’enseigne de grandes choses : d’abord je viens
défaire les nœuds dont la religion nous entrave.
Et puis, sur un sujet obscur, je compose des vers
si lumineux, imprégnant tout de charme poétique.
Encore ce choix n’est-il pas sans raison.
Quand les médecins veulent donner aux enfants
l’absinthe rebutante, auparavant ils enduisent
les bords de la coupe d’un miel doux et blond
pour que cet âge étourdi, tout au plaisir des lèvres,
avale en même temps l’amère gorgée d’absinthe
et, loin d’être perdu par cette duperie,
se recrée au contraire une bonne santé. »[8]

Et à l’heure des traditionnels bilans, à la vue d’un monde où tout semble aller à vau-l’eau, plutôt que flotter indécis entre un sentiment de vaine déploration et un « bougisme » frénétique adossé à une espèce d’hilarité factice portée par une consommation orgiaque, pourquoi ne pas choisir plutôt la lucidité tranquille ? Un pas de côté pour s’en revenir rasséréné…

C’est le crépuscule d’une année, ou l’aurore d’une nouvelle saison. A chacun selon sa propre sensibilité.
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[1] La traduction de Robert Genaille de l’édition GF Flammarion de « Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres », évoque une cellule, plutôt qu’une cabane : « … il était si travailleur qu’il se fit une petite cellule dans le jardin entourant sa maison pour s’y enfermer ».
[2] La version du GF Flammarion, moins prolixe indique : « Un jour son père y avait amené un bœuf pour l’immoler et l’avait attaché à la porte, Démocrite ne s’en apercevait pas, et il fallut que son père le fît lever pour le sacrifice et lui expliquât ce qu’on allait faire du bœuf ».
[3] Walden ou la vie dans les bois, Gallimard 1190, p 11.
[4] Engoulevent.
[5] Putois
[6] Op cité, p 151.
[7] Op cité, p 153.
[8] Lucrèce, De la nature, Chant IV 1-17, traduction Kany-Turpin