Des sept
sages de la Grèce antique (οἱ
ἑπτά σοφοί) ;
L’un
déambulait dans les rues pentues de Priène, sous l’ombre du mont Mycale. Il
pensait que « La plupart des hommes sont mauvais». Comment lui donner tout
à fait tort, alors qu’il vivait dans une ville qui bientôt verrait le passage
d’Alexandre qui, à défaut de faire de l’ombre au Cynique, déposera, pour prix
de ses forfaits, une offrande au temple d’Athena, dont il ne reste aujourd’hui debout que 5
colonnes ?
Mais Bias
de Priène s’inclinera devant la postérité de son voisin de Milet, Thalès,
philosophe et mathématicien, ayant eu le bonheur de trépasser alors qu’il assistait à une joute athlétique
– mort par déshydratation, une
manière d’illustrer la vertu thérapeutique du sport….
Des quatre autres justes grecs de la tradition je
ne dirai rien ici, pour ne m’intéresser qu’au dernier, Cléobule de Lindos, dont
la devise était « La modération est le plus grand bien. »
(Μέτρον ἄριστον), ce qui vaut bien autre chose… Il n’était d’ailleurs pas
l’homme d’une unique formule, et on lui doit aussi l’idée qu’il « faut marier
les filles quand elles sont encore des jeunes filles pour l’âge, et déjà des
femmes pour la raison ».
Né vers 630 av. JC,
il deviendra par héritage tyran de la cité. A l’origine de la reconstruction du
temple d’Athéna (détruit depuis le VIIIe s), son règne coïncidera avec l’apogée
de Lindos et, à son trépas vers 560, il recevra cette épitaphe : « Le sage Cléobule est mort, et sur lui
pleure. Lindos, sa patrie que la mer de toutes parts entoure. »
La légende veut que
Lindos fût fondé par le petit-fils du dieu Hélios, figure tutélaire de l’île de
Rhodes.
Il faut dire qu’avec
son acropole posée sur un énorme rocher planté au-dessus de la mer Egée et dont
le sommet, à la forme d’un plateau triangulaire, porte à sa proue un temple
d’Athéna, les lieux en imposent.
Dans les faits, les
premiers vestiges archéologiques sur le site remontent à l’époque néolithique
et des tombes mycéniennes (14ième siècle av. JC), démontrent la
présence des Achéens dans la région.
Une histoire vieille de plus de trois mille ans. Nous y reviendrons.
Depuis la route en
provenance du nord, d’un coup la forteresse médiévale, comme une apparition, se
découpe au loin sur le ciel. Après quelques lacets, on commence à en deviner ses
créneaux. Il est alors bon de s’arrêter pour savourer le paysage. Un paysage
grandiose, avec ce caillou invraisemblable, posé là par la volonté de quelques dieux
de l’Olympe. A ses pieds, parure étirée en demi-cercle, repose le village et
ses 3600 âmes. Au-devant, une anse d’un bleu profond bordée par le filet d’une
plage, sommeille encore. Il est tôt
et le site n’est pas encore envahi par ces groupes de touristes déversés en
masse par d’énormes bus et qui, affublés d’écouteurs, se déplacent en essaim
d’un endroit l’autre au gré des explications stéréotypées de guides qui n’en
peuvent plus de répéter leur litanie.
Au premier plan, un
groupe d’arbres isolé dans la rocaille se serre dans le silence… Une corneille
mantelée rigole. Et les derniers kilomètres…
Pour caresser les
vestiges archéologiques il faut encore sinuer à pied au travers les venelles
pentues de Lindos – quel bonheur que les véhicules motorisés ne puissent y
atteindre ! Longer les cours au
charme indéniable des maisons des capitaines, ces ‘archontika’, dont certaines
remontent au XVIe siècle. Puis grimper sur un sentier aménagé, à flanc de
rocher, déclinant évidemment les offres des muletiers.
A mi-parcours, si on
jette un coup d’œil en contrebas sur les ondulations du paysage, on pourra aviser,
lovée à flanc de paroi entre deux plateaux de caillasse, une étrange cavité
située au-delà du croissant du village. Flanquée de fragments de colonnades, ce
gouffre d’ombre constitue les restes du mausolée de la famille d’un certain
Archocratès, prêtre de la déesse. L’ensemble est daté de deux siècles avant JC.
Tout passe…
De Rhodes Pindare
raconte : « Des eaux profondes émergea Rhodes, enfant de la déesse
de l’amour Aphrodite, pour devenir la muse d’Hélios. Zeus aima tant les
habitants de Rhodes qu’il leur envoya une pluie d’or ». Ile maîtresse
de Dodécanèse, les premiers habitants connus en foulèrent le sol il y a de cela
7000 ans. La mythologie, volontiers contradictoire, leur donnera le nom
d’Héliades et d’Hélectriones. Car les Héliades sont aussi les filles d’Hélios,
celles dont le chagrin se mua en ambre, avant d’être elles-mêmes métamorphosées
en arbres.
De ces lignées
incertaines naquirent trois fils, qui donneront les noms des trois premières
villes-états : Kamiros (dont je parlerai peut-être dans un prochain
billet), située à flanc de colline face à la côte ouest, et dont on peut
aujourd’hui admirer les vestiges, Ialyssos, érigée juste à côté de la ville de
Rhodes actuelle, et donc Lindos, fondée selon la tradition par les Doriens entre
les douzièmes et dixièmes siècles avant JC.
Un destin illustre
était promis à cette île bénie des dieux. Aussi n’est-il pas surprenant de voir
Homère, dans son catalogue des vaisseaux (passage du chant II de l’Iliade), indiquer que les rhodiens envoyèrent, sous le
commandement de Tlépolème, neufs nefs à la guerre de Troie : « Tlépolème,
le noble et grand Héraclide,avait amené de Rhodes neuf vaisseaux de Rhodiens à
la fière attitude ; ils habitaient Rhodes, répartis en trois
groupes : Lindos, Iélysos et la blanche Camire ».
Eschine, l’un des
grands orateurs de l’antiquité grecque et adversaire de Démosthène, y fondera en
324 av JC une école de rhétorique. Viendra plus tard Charès, l’architecte du célèbre
colosse, érigé en 292 av JC et qui sera renversé 65 ans plus tard par un
tremblement de terre. Puis Apollonios, poète épique du IIIe av JC, fauteur des Argonautiques,
une épopée en quatre chants, restée dans les mémoires…
Les secousses
telluriques fréquentes, associés à la conquête de Rhodes par le romain Cassius
en 42 avant l’ère chrétienne, sonneront le déclin de l’île. De nombreux
conquérants s’y succéderont ensuite. Parmi eux, les Chevaliers de l’Ordre de
Saint-Jean qui, de 1309 à 1522, gouverneront Rhodes, avant de céder la place
pour quatre siècles aux Ottomans. Rhodes ne sera finalement rattachée à la
Grèce qu’à la fin de la seconde guerre mondiale, après être passée en 1912 sous
férule italienne.
Heurs et malheurs
d’une île au cours des âges…
Mais il en temps de
payer son écot à la modernité, et pénétrer dans l’enceinte médiévale. Car c’est
ce qui fait aussi la richesse de Lindos : la superposition visible des
époques.
Aux pieds de la
muraille, un imposant escalier mène au palais du chevalier gouverneur. Avant
cela il nous faut admirer, sculptée à même la pierre, la proue d’une trirème
daté de 170 av. JC, destinée à servir de support à une statue en bronze à la
gloire d’une figure honorée par les habitants de Lindos.
Ensuite, sans
oublier de saluer au passage les anciennes inscriptions et les socles de figures
effondrées, déambulant sans suivre une quelconque logique de visite, fuyant
plutôt le contact avec les pèlerins grégarisés sous le franc soleil égéen,
encore peu nombreux à cette heure matinale, on passera le long des créneaux de
la forteresse médiévale, dans un chaos de pierre pour rejoindre les Propylées et
l’allée romaine conduisant au temple d’Athéna.
De là, entre ciel et
mer, à flanc de falaise une fulgurance ; le tournoiement en cercles
rapides de faucons crécerellettes. Arrimé au parapet, face à l’Acropole, on peut
y suivre leur course vertigineuse, tandis qu’en contrebas éclatent les vagues
sur les récifs. Ils glissent dans le bleu du ciel avec l’élégance indifférente de
qui ne vit pas au travers du regard d’autrui. Au loin se dessine l’œil du port
de Saint-Paul
– d’ailleurs, sauf l’ami des oiseaux, qui a conscience de leur présence ? Certainement
pas ces gens pressés, juste avides d’un selfie avant de se ruer vers leur bus.
Situé au point le
plus élevé du caillou de Lindos, le temple d’Athéna domine la proue de ce
navire de pierre formé par l’Acropole. Long de 22 mètre et large de 8, les
ruines visibles aujourd’hui sont celles du temple datant du Ive siècle av JC,
restaurée au début du XXe siècle, pendant la période d’occupation italienne. L’histoire
de ce temple nous est rapportée par les Chroniques de Lindos, attribuées à
Timachidas
de Rhodes en 99 av. JC. Ce document se présente sous la forme d’une plaque gravée
sur un bloc de marbre, qui se dressait dans le sanctuaire d’Athéna.
En contre bas, le
village, d’un blanc immaculé tranche sur le paysage ocre piqué de végétations… Et
l’on se prend à imaginer les perses, en 491 av. JC, commandés par Datis, un navarque
de la flotte de Darius premier, assiéger Lindos où s’étaient réfugiés une bonne
part de la population de Rhodes. Et tandis que l’assaillant attendait que les assiégés
viennent à manquer d’eau, Athéna apparut en rêve à un prêtre du temple, demandant de conserver
courage, qu’elle allait demander de l’eau à son père, Zeus. Il répéta le rêve
aux habitants, et lorsqu’ils vérifièrent leurs réserves ils virent qu’ils
avaient de l’eau pour tenir cinq jours. Ils demandèrent aux Perses une trêve de
cette durée, se disant que si Athéna ne les avaient pas aidés d’ici là ils se
rendraient. Datis fut amusé. Mais le lendemain le ciel s’assombrit et des
trombes d’eau se déversèrent sur les assiégés - et pas sur les troupes perses également assoiffées. Abasourdit Datis envoya
ses plus beaux habits - sa cape, son collier, son brassard - en offrande à la
déesse, ainsi qu’une tiare perse, une épée courte et un char de guerre.
Redescendus par le
grand escalier, l’humeur vagabonde on parcourt l’allée hellénistique, datant de
200 av. JC, longue de 87 mètres et qui, aux temps de sa splendeur, se trouvait
semée de 42 colonnes doriennes. De là, il est loisible d’aller méditer, assis
sur les pierres disposées en demi-cercle, contre le mur de la chapelle
byzantine de Saint-Jean, au destin mortel des civilisations.
Enfin, avec le
soleil du zénith perché à la verticale
au-dessus de nos têtes, nos pas iront se perdre au-delà de l’escalier
post-hellénistique, dans le désordre des allées encombrées de vestiges et
d’arbustes. Et laisser les accidents du paysage nous conter
l’histoire d’un monde qui n’est plus ; entre un passé bel et bien révolu,
ravivé par nos songeries, et ce présent immédiat, illustré par le ronflement
d’un bateau venus déposer sa cargaison humaine aux pieds du rocher…
Une fois hors de l’enceinte, puisque nous ne sommes pas
pressés, l’envie se fera sentir de goûter la saveur d’une balade pédestre. Et
nous voilà à tourner autour de la muraille et de son rocher comme autour d’une
statue colossale, saisissant ici les stries régulières, à même la colline, du
théâtre antique (Ive av. JC), et là la béance monstrueuse située sous le socle même
du rocher. Bouche d’ombre sur laquelle papillonnent, réduits à de minuscules
taches colorées, les badauds de Lindos. Alors, saisis de vertige on ira se
perdre du côté des criques et de la mer, parmi les oiseaux, les plantes et les
herbes folles.
Enfin…
S’adonner face à la
mer au ravissement de l’instant.
Pourquoi non ?
Tiré de Omens and Oracles: Divination in
Ancient Greece, p 296.