La tenue prochaine d’une
conférence sur Lille avec la préhistorienne Marylène Patou-Mathis, spécialiste
entre autres de l’homme de Neandertal, m’a incité à relire son avant dernier essai
sur un sujet encore controversé chez bon nombre de philosophes.
La question pourrait
se résumer en ces termes : l’homme serait-il un loup pour l’homme, et
l’état de nature correspondrait-il à un état de guerre permanent – la
guerre tous contre tous ? On reconnait ici l’anthropologie pessimiste de Hobbes
et son maître livre, le Léviathan. A
ce parti pris s’oppose la vision irénique de Rousseau pour qui, tout au
contraire, l’homme est naturellement bon, mais corrompu par la société. Dans son
Discours sur l’origine des inégalités
parmi les hommes, il écrira notamment : « Je voudrais qu’on choisît tellement les sociétés d’un jeune homme, (...). Qu’il sache que l’homme est naturellement
bon, qu’il le sente, qu’il juge de son prochain par lui-même ; mais qu’il voie
comment la société déprave et pervertit les hommes ; qu’il trouve dans leurs
préjugés la source de tous leurs vices »
Entre Hobbes et
Rousseau donc, où placer le curseur ? Cette opposition d’ailleurs est-elle
véritablement pertinente ? La violence et l’état de guerre ont-ils toujours
existés ? Qu’en disent les archéologues et les préhistoriens ?
Guerre – Violence & agressivité
Ouvrons le bal avec
la notion de guerre , et disons tout net : la guerre, définit comme un état de conflit armé entre
plusieurs groupes politiques constitués, n’existait tout simplement pas à
l’époque des chasseurs-cueilleurs. Si, selon les auteurs, la définition de ce
mot est variable, l’esprit reste le même. C’est un acte de violence qui a pour caractéristique essentielle d’être
méthodique et organisé et se trouve destiné à contraindre l’adversaire à
exécuter notre volonté. Dans le cas des guerres dites tribales on dira que c’est
« un mode de résolution d’une crise
intervenue dans le déroulement de transactions pacifiques, c’est-à-dire comme
substitut » et on distinguera les « guerres soit défensives chez les
agriculteurs, soit offensives chez les pasteurs – et punitives au nom du
souverain contre les vassaux réfractaires ».
Selon les recherches archéologiques
« durant le paléolithique, parmi plusieurs centaines d’ossements humains
examinés, seuls deux attestent d’actes de violences volontaires. Ils ont été
perpétrés par l’homme moderne (homo sapiens) ».
Ce qui amène à déduire que « du fait de la rareté des blessures sur les
os humains et de l’absence de représentations de scènes de combats dans l’art
pariétal ou mobilier, on peut raisonnablement penser que la guerre n’existait
pas, d’autant que la faible densité des populations et leur répartition sur un
vaste territoire rendaient quasi nulle la probabilité que des affrontements
aient eu lieu. »
En fait, les premières traces de violences collectives
découvertes,
font coïncider le début des affrontements intercommunautaires avec la
sédentarisation lors du néolithique ancien. Sont en question, d’une part un accroissement localisé de
population ayant entrainé une crise démographique, et d’autre part le « développement de l’économie de production
qui très tôt engendra un changement radical des structures sociales et des
croyances. Le développement de l’agriculture et de l’élevage étant probablement
à l’origine de la division sociale du travail et de l’apparition d’une élite
avec ses propres intérêts et ses rivalités ». Ajoutons que « chez les nomades la richesse a nécessairement un caractère limité, les
sédentaires, eux, peuvent accumuler des biens matériels ».
Quant à la violence il ne faut pas la confondre avec
l’agressivité. Marylène Patou-Mathis y insiste : « L’agressivité est un comportement inné qui
permet de sauvegarder un individu où l’espèce de sa disparition individuelle.
Biologiquement, face à une situation dangereuse, notre cerveau est programmé
pour déclencher immédiatement une réaction émotionnelle de survie. (…) La
violence et son développement au cours de l’histoire dérivent des structures
économiques, sociales, politiques et religieuses des sociétés. Parfois
pathologique, la violence prohibée, imposée ou autorisée selon les cultures,
est polycausale et multiforme. (…) La violence est surtout un comportement
induit par la société dans laquelle elle s’inscrit. »
De la violence
primordiale et de la meute primitive
La préhistorienne est catégorique : « Cette supposée violence
« primordiale » si chère à René Girard est un mythe ». Rappelons-le, selon la théorie
girardienne du bouc émissaire, la violence est intrinsèque à l’être humain et découlerait
de la rivalité mimétique générée par le désir qu’ont les individus pour les
mêmes objets non partageables. Cependant, rappelle l’auteur, « le mécanisme victimaire et la violence
mimétique, n’expliquent en rien les sacrifices rituels pratiqués dans de
nombreuses sociétés ».
Quant à Freud et sa horde primitive, thèse baroque qui présuppose que les
fils jaloux des prérogatives du père se rebellèrent, le tuèrent et le mangèrent
cru lors d’un repas totémique, la préhistorienne indique, non sans
humour : « on peut
également s’interroger sur la validité de la thèse freudienne étant donné que
dans les temps anciens, il n’existait pas une seule « horde
primitive », mais plusieurs. (…) Par ailleurs, selon Freud, chaque enfant
garde dans son inconscient la trace de la faute originelle – le « meurtre
du père » -, faute qu’il n’a pas commise, mais dont il porte la
culpabilité, car transmise de génération en génération. Sachant que les
caractères acquis ne se transmettent pas génétiquement, on peut s’interroger
sur la validité de la thèse d’une transmission orale pendant des millénaires. ».
Il est également à noter que « contrairement à la thèse de Freud, le tabou
cannibalique n’est pas universel ». Marylène Patou-Mathis traite le sujet dans son essai et
explore les différents types de cannibalismes rencontrés au cours des âges
préhistoriques et distingue : le cannibalisme guerrier, le cannibalisme de
vengeance et le cannibalisme de terreur (exo et endo-cannibalisme) ; tout en
rappelant que « parfois de
subsistance, le cannibalisme était surtout associé aux rites funéraires ».
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Château de Montaigne (photo par Axel)
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Une petite pensée ici pour Montaigne qui dans ces Essais
rapporte un exemple de cannibalisme : « Apres avoir long
temps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commoditez, dont ils se
peuvent adviser, celuy qui en est le maistre, faict une grande assemblée de ses
cognoissans. Il attache une corde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de
laquelle il le tient, esloigné de quelques pas, de peur d'en estre offencé, et
donne au plus cher de ses amis, l'autre bras à tenir de mesme ; et eux
deux en presence de toute l'assemblée l'assomment à coups d'espée. Cela faict
ils le rostissent, et en mangent en commun, et en envoyent des loppins à ceux
de leurs amis, qui sont absens. Ce n'est pas comme on pense, pour s'en nourrir,
ainsi que faisoient anciennement les Scythes, c'est pour representer une
extreme vengeance. » Loin d’en déduire la barbarie des mœurs « sauvages » il
ajoute : « Je
pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant, qu'à le manger mort,
à deschirer par tourmens et par gehennes, un corps encore plein de sentiment,
le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens, et aux
pourceaux (comme nous l'avons non seulement leu, mais veu de fresche memoire,
non entre des ennemis de le rostir et manger apres qu'il est trespassé ». Qu’on se le tienne pour dit :
« chacun
appelle barbarie, ce qui n'est pas de son usage ».
Construction du
mythe du « préhistorique violent »
Il faut ici en liminaire dire qu’aux époques préhistoriques
des chasseurs cueilleurs
« le postulat de départ – celui
d’une « économie de survie » - ne repose sur aucune réalité, qu’elle
soit archéologique ou ethnologique. De nombreux travaux attestent du contraire,
au point qu’on a pu voir en elles des société autosuffisantes, d’abondance,
voire de loisir ». Ce
point est d’importance, car d’autres constructions sans davantage de réels
fondements vont modeler l’image que nous allons nous faire de l’homme
préhistorique. Ainsi, par exemple, le postulat de Nietzche qui à l’instar de
Freud verra une période d’altérité sauvage précédant la période civilisée
qualifiée d’apollinienne, « l’ère
des dionysiens immoraux, à la sexualité débridée, ne faisant encore qu’un avec
la nature, et symbolisés par le chœur des satyres à demi bestiaux de la
tragédie grecque ».
La construction de préhistorique violent, nous explique la
préhistorienne, remonte à la fin du XIXe siècle : « En 1877, l’anthropologue Abel Hovelacque
consacre un ouvrage entier où il décrit l’homme primitif, sans aucune preuve
archéologique, comme un être proche de l’animalité et recouvert de poils. Cette
conviction de l’existence d’un « chainon manquant » entre le singe et
l’homme va être renforcée par la découverte, en 1891, sur l’île de Java, du
Pithécanthrope
(…) Dès lors, on représente ou on décrit des « hommes-singes », des
brutes poilues et voutées. ». Il faut dire qu’à cette époque « les cultures préhistoriques, définies à
partir de leurs productions industrielles, sont perçues comme des sortes de
paliers successifs de progrès techniques, donnant ainsi une vision
infériorisante du préhistorique ». Or, et
l’absence de preuves archéologiques pouvant attester de cette vision de nos ancêtres
lointains le montre assez, « la
prétendue « sauvagerie » des préhistoriques, n’est qu’un mythe forgé
au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et u début du XXe pour renforcer
le discours relatif au progrès accomplis depuis l’origine et le concept de
« civilisation » ».
L’effet réversible
de l’évolution
A ce stade de la démonstration on
peut penser, comme semblent l’attester les données archéologiques et comme le
pensaient, entres autres, les Cyniques de l’Antiquité, que la guerre et la
violence sont le produit des sociétés dans lesquelles elles s’inscrivent. Mais
alors, pour en revenir à la question initiale : l’homme serait-il
naturellement bon ou mauvais ?
Sur l’altruisme, l’auteur indique
que « contrairement aux théories
naturalistes, ce sont les émotions, vieilles de plusieurs millions d’années, qui
seraient la source des qualités morales. Reposant sur des bases naturelles,
elles seraient les produits de l’évolution, donc très antérieures à toutes
religions ». Et d’ajouter
que si « pour Darwin, les
qualités morales naissent de l’instinct social, de nombreuses recherches en
neurosciences, en primatologie ou en archéologie ont montré que l’espèce
humaine est naturellement faite pour la coopération, l’entraide ou la
solidarité, actes résultant d’émotions telles que l’empathie, la compassion,
voire le remord ».
Sur ce sujet Patrick Tort évoque
l’effet réversible de l’évolution, concept ainsi défini : « l'effet réversif de l'évolution est ce qui permet de penser chez
Darwin le passage entre ce que l'on nommera par commodité et approximation la
sphère de la nature, régie
par la stricte loi de la *sélection, et l'état d'une société civilisée, à l'intérieur de
laquelle se généralisent et s'institutionnalisent des conduites qui s'opposent au libre jeu de cette loi. ». En d’autres termes la « sélection
naturelle, principe directeur de l'évolution impliquant l'élimination des moins
aptes dans la lutte pour la vie, sélectionne dans l'humanité une forme de vie
sociale dont la marche vers la civilisation tend à exclure de plus en plus, à
travers le jeu lié de l'éthique et des institutions, les comportements
éliminatoires ».
Les
découvertes archéologiques semblent le confirmer : « Les handicapés de naissance n’étaient pas
éliminés (comme l’attestent reste d’un enfant entre vers 400.000 / idem chez
des néandertaliens ».
Pour conclure
Pour finir sur une note
personnelle, si donc « d’après les
données archéologiques, les hommes préhistoriques du paléolithique vivaient
sans violence institutionnalisée » et que « la guerre n’est pas indissociable de la condition humaine, mais le
produit des sociétés et des cultures qu’elles engendrent », l’absence
de preuves ne signifie néanmoins pas preuve de l’absence. Car, et il faut rappeler,
il y a « 40 000 ans, la densité
est estimée à 10 habitants au km2, voire moins dans certaines régions - la
population européenne aurait atteint les 5 millions d’habitants vers
12 000 ans avant le présent ». Avec une si faible population on
peut penser qu’il est relativement aisé d’éviter les conflits inter tribaux. En
outre si « pour la plupart des
biologistes évolutionnistes, la coopération serait un comportement transmis de
génération en génération », on peut aussi l’interpréter comme une nécessité
de survie en milieu hostile aux époques paléolithiques. Ici l’altruisme ou la
coopération ne seraient pas consubstantiels à l’être humain, mais relatifs à
une adaptation tant à un mode d’existence qu’à un espace donné. On peut aussi
arguer que l’agressivité liée à la nécessité de se préserver aurait pu nourrir chez
l’homme une propension à la violence une fois les conditions sociétales réunies.
Et que si l’effet réversible de l’évolution a pu conduire à la protection des
plus faibles, il a aussi contribué à fabriquer des civilisations conflictuelles
et parfois extrêmement violentes. Ni bon ni mauvais par nature, mais profondément
adaptable, l’homme serait ainsi à mi-chemin entre deux visions antagonistes,
pareillement caricaturales.
Enfin, le mérite de l’essai de
Marylène Patou-Mathis est de démonter, preuves archéologiques à l’appui, le
mythe toujours bien ancré du sauvage intrinsèquement violent. En donnant une
vision plus nuancée et plus juste de l’être
humain à ces époques, il permet de questionner nos préconçus idéologiques pour
le meilleur. Bref un livre très agréable à lire, soulevant mille questions
passionnantes et toujours d’une brûlante actualité.