Je lus « Le miel en absinthe » pour la première fois début juillet de cette année. Un joli titre pour un très beau livre. Il s’en dégage une atmosphère très particulière : un sentiment de quiétude nimbée de vague nostalgie : poésie, douceur et érudition paisible… Cette amertume sucrée qu’illustre si bien le titre de l’ouvrage.
L’expérience se déroula sur quelques jours, dans mon jardin, loin du brouhaha frénétique du monde, sous le regard complaisant des oiseaux, avec le ciel d’un bleu limpide, ou gris tenace, selon. Mais toujours dans la chaleur. Je suis de ceux pour qui le lieu du lire importe presque autant que les signes venant, selon l’humeur, se réfléchir sur ma rétine. Où plutôt devrais-je admettre que les sensations du dehors, en ma demeure, se mêlent si bien à la liqueur des mots, qu’au-delà de l’exprimé, de l’argumentation même, elles s’en viennent former une espèce de pâte indéfrichable, dont le moindre affect saura raviver, au détour d’une sente inattendue, la délicate effluve ; éternité sensuelle qui me fait consentir aux rythmes telluriques de cette prose sublime du poète de Chambois, cette mélodie aux accent Lucrétiens :
« Je veux de ma cabane entendre le bruit de l’eau la nuit
Cascades minuscules faites par une branche accrochée à une pierre
Floc d’un saut de truite gobant le moustique
Quatre mesures brèves avec les pattes d’une poule d’eau qui s’envole
Et raye la surface de la rivière.
(…)
Je veux me remplir les poumons de l’air dansant
De l’air lourd et pesant
L’air fragile comme du verre
L’air des jours et des nuits
Des saisons
Et des saisons de ma vie.
Moiteurs épaisses des après-midi d’août » (1)
Voila aussi pourquoi je me suis toujours montré hermétique et rebelle aux démonstrations desséchées de tous ces faiseurs de concepts, dont les livres, malgré l’effort, me sont invariablement tombés des mains. Ni élève abreuvé à l’école du doute, ni en quête du savoir ultime, le jargon de ces tisseurs d’oracles, avec leur cohorte de néologismes, égarés dans les chemins de l’idéal impraticable ne me parlent pas. Ils ne parlent pas aux sens. La plupart d’entre eux ont si mal vécus, qu’ils ne savent rien de l’art de vivre, et n’ont à proposer que leur constructions factices, dénuée de toute sève. Et je ne suis point esprit désincarné…
Mais trêve de détours.
Sans doute suis-je passé un peu au travers de ma première lecture du « De rerum natura ». C’était en août 2008 en les gorges d’Héric. En surplomb de notre trou d’eau, sur une grosse pierre plate. Je pressentais alors, indistinctement, que l’autodidacte que je suis, déstabilisé par la part considérable du poème consacré à cette physique m’apparaissant obsolète, me détournait de l’essentiel et me perdait sur les franges d’une mer dont je ne parvenait qu’à effleurer l’écume des flots, poussière aqueuse fracassée par les siècles sur les brisant de notre modernité.
C’est sans doute pourquoi l’ouvrage d’André Comte-Sponville me marqua de la sorte. Qu’il me fallut, après l’expérience des grands froid, en faire nouvelle lecture en septembre, replié à nouveau en mon havre champêtre, avec pour lecteur inattendu, au dessus de mon épaule dans l’arbre d’à coté, un pic épeiche dont la voix signala la présence plus sûrement que sa calotte rouge cramoisie… Oui Lucrèce est fidèle à Epicure, mais si radicalement différent du maître du jardin qui se défiait des poètes. Une altérité ajoutant à la quiétude de l’ataraxie un irréductible sentiment de tragique… « Le De rerum (…) est un traité sur la totalité du réel, donc aussi sur l’humanité. La mort d’Iphigénie y a valeur de symbole (…) c’est un résumé de la catastrophe humaine, de la violence dont nous sommes coupables…. La différence (entre Epicure et Lucrèce) ne réside pas dans l’idée de nature, ni dans celle de hasard. Elle tient moins à la vision du monde qu’à la vision de la vie, moins à la conception de la nature ou du hasard qu’à celle de l’homme et de son existence » (2).
Relecture de fin d’été donc, avec sous la main, pour comparer les extraits traduits par André Comte-Sponville, la version de Kany-Turpin. Ainsi en va le plaisir à l’approfondissement de l’œuvre de Lucrèce. J’ai reconnu, un peu plus haut, que ma première pérégrination parmi les vers du poète épicurien m’avait laissé avec la sensation d’être passé à coté des « sources vierges », ces « contrées inexplorées des Muses ». A cela il faut y voir la démarche incertaine de celui s’abîmant dans la contemplation d’une toile de maître, et qui bien que paré de la meilleure volonté du monde, par inculture, s’avère incapable à saisir la subtilité de ce qui s’offre à ses sens. Bien évidement, la sensibilité pourvoit aux premiers émois. Mais faute d’assises culturelles suffisantes, on en reste jeté à la lisière de l’œuvre, à la surface de la représentation. Ne serait-ce qu’à ce titre, le livre d’André Comte-Sponville est décidément bienvenu… Un livre m’ayant incité, par ailleurs, à l’achat de la traduction en prose d’Alfred Ernout du « De rerum », édition préfacé par Elisabeth de Fontenay. Plaisir du temps pour soi, à éprouver cette maxime imparable : « Les contentement véritables sont le doux repos, le loisir philosophique, dans la solitude d’une campagne (…) L’autarcie et la tranquillité de l’âme sont les biens suprêmes » (3). Et tantôt ce furent des bandes d’hirondelles de cheminées, qui tournoyèrent en piaillant, secouant leurs ailes au dessus du plafond mouvant du ciel. Prémisses du départ pour la grande migration… « La vie n’est qu’un accident de la matière inanimée ; le monde, qu’un amas, provisoirement organisé, d’atomes ; et il n’y a ni finalité, ni destin, ni providence » (4). Ainsi donc rien d’autre que la matière, le vide et cette « cause motrice », sans laquelle le système d’Epicure s’effondrerait, cette fameuse déviation, ou déclinaison d’atomes, que Lucrèce nomme Clinamen. Et moi, dans mon hamac à savourer ces pages du « Miel et l’Absinthe » d’où suintent les linéaments d’un ravissement véritable. A les ruminer avec délectation. C’est un exercice que je me suis pris à pratiquer il y a peu, initié à vrai dire avec
l’« Histoire de la Rome antique » de LucienJerphagnon. Car plutôt qu’avaler sans relâche perpétuelles nouveautés, de se forcer à revenir sur d’anciennes, ou c’est peu être encore meilleur, de récentes amitiés, ne présente qu’avantages : être contraint, d’une part, à ralentir le rythme de ses lectures. A moins déplorer cet amoncellement de livres en attente d’être ouverts, d’autre part. Faisons-nous raison, de notre vie jamais ne pourrons lire tout ce que voudrions. Et à goûter les délices du retour sur des œuvres choisies on creuse son sillon plus sûrement qu’à s’égarer dans la frénésie obsessionnelle du toujours plus de neuf : le ressassement et la macération étant une propédeutique indispensable à qui désire quitter les sentiers convenus de la superficialité. « A désirer toujours ce que tu n’avais pas, Poursuivant l’avenir, méprisant le présent, Ta vie s’en est allée, incomplète et sans joie, Et voila que la mort se dresse à ton chevet ! » (5). Pour paraphraser je ne sais plus qui, possiblement Montaigne, il importe moins de beaucoup lire que de bien lire. C’est aisé à imaginer, mais assurément beaucoup plus ardu à mettre en pratique. « Nous consumons notre vie à force d’attendre, et chacun de nous meurt affairé » (6). Aussi acquiesçons sans remords, ni souci de l’utile, au plaisir à retremper nos lèvres dans la tragique potion de ce Romain du premier siècle avant J.C, contemporain de Spartacus, dont toute la biographie tient en trois saillies scélératesses commises par Jérôme de Stridon, séide du crucifié qui s’entoura dans ses prêches à Rome d’un cercle de femmes prises parmi les plus anciennes familles patriciennes : et d'une que Lucrèce fut « jeté dans la folie par un philtre d'amour, après avoir écrit quelques livres dans les intervalles de sa folie ». De deux, en sous-entendant que les vers du matérialiste rendaient si pitoyables, que seules leurs corrections par l’illustre Cicéron ne les sauvèrent de l’oubli. Et de trois, pour faire bonne mesure, et en écho de cette prétendue folie, que Titus Lucretius Carus « se tua de sa propre main à l'âge de 43 ans ». Passons.
« Le Miel et l’absinthe » sensibilise aussi à l’importance cruciale de la traduction, chose dont jusqu’alors je n’avais saisi véritablement l’enjeu. Les problèmes qu’elle suscite, mais aussi les opportunités qu’elle offre à diverses sensibilités de s’exprimer. Et me plait beaucoup àconfronter les extraits de la version d’André Comte-Sponville à celle du GF Flammarion de Kany-Turpin. S’y trouvent à l’œuvre deux sensibilités distinctes - et complémentaires ; deux approches. La traduction de l’auteur du « Miel et l’Absinthe » est plus fluide et plus directement compréhensible à l’homme de la rue que je suis. Restituée en vers, elle n’en est pas moins poétique que la version devenue classique, plus heurtée, voire par endroits pour moi plus obscure. Dire laquelle des deux m’apparaît plus fidèle à l’original en latin n’est évidemment pas de ma compétence. Mais j’aime tout autant les deux : et elles sont à vrai dire appelées à se côtoyer. Je ne suis d’ailleurs pas loin de penser qu’une traduction entière du livre de Lucrèce par André Comte-Sponville permettrait à plus d’un lecteur craintif à oser se risquer dans un tel monument.
Pour finir, voici quelques notes de lecture tirées du chapitre intitulé, « L’histoire », où André Comte-Sponville déroule avec pédagogie le synoptique du « De rerum » :
« Celui-ci se compose de six chants, que la plupart des commentateurs s’accordent à regrouper deux par deux, en fonction de leur objet propre, ce qui structure l’ensemble en trois parties successives. Chacune d’entre elles commence (donc aux chants I, III et V) par un éloge d’Epicure. (…)
Les deux premiers livres portent sur les atomes et le vide. (…) Lucrèce y expose sa conception de la nature comme cause (Cause de quoi ? De tout, puisqu’il n’y a rien d’autre). (…) Livre I : les principes – Livre II : les mouvements, les forces. Ils correspondent àpeu près à la lettre à Hérodote d’Epicure.
Les deux livres suivants portent sur l’homme. Ils ne recouvrent que très partiellement la lettre à Ménécée. Le livre III traite de l’union, ou plutôt de l’unité, de l’âme et du corps. (…) Le livre IV porte sur la perception et l’imagination. (…)
Les deux derniers livres portent sur le monde (il en existe une infinité), et spécialement sur le nôtre. Ils décrivent ou expliquent ce qu’un spinoziste pourrait appeler la Nature naturée, c’est-à-dire considérée comme effet (…). Il y est moins question de la nature des choses, que des choses de la nature. Disons que c’est une espèce de physique appliquée. A quoi ? Essentiellement à ce qu’on appellerait aujourd’hui l’astrophysique, les sciences de la terre, les sciences du vivant et l’anthropologie (surtout pour le livre V), enfin à la météorologie, à la sismologie et à la médecine (surtout pour le livre VI).
Le livre V retrace l’histoire de ce monde, le nôtre, qui correspond plutôt à ce que les physiciens aujourd’hui appellent l’univers. (…) Cela passe par son fonctionnement – le mouvement des astres, l’alternance du jour et de la nuit, les éclipses… -, de même que par l’histoire des vivants, et, spécialement, des humains. Ce chant V, le plus long du poème, recouvre par là, lui aussi, une petite partie de la lettre à Hérodote.
Le livre VI prolonge cette cosmologie, en traitant de ce qu’Epicure, dans sa lettre à Pythoclès, appelait « les météores », c’est-à-dire tous les phénomènes qui se déroulent dans le ciel (le tonnerre, la foudre, les nuages, les arc-en-ciel…) mais aussi sur terre, voire sous terre, dès lors qu’ils passent pour particulièrement mystérieux ou inquiétants (tremblements de terre, volcans, aimants, épidémies…). Le but de Lucrèce, à chaque fois, est de montrer qu’il n’y a rien, dans ces phénomènes, de surnaturel, de magique, ni même d’intrinsèquement mystérieux. » (7)
« Si tout ce que l’on voit sur terre et dans le ciel
Plonge tant de mortels dans un effroi stupide,
Les font s’humilier dans la crainte des dieux,
S’abaissant jusqu’au sol, c’est que leur ignorance
Des causes les contraint à tout confier aux dieux,
Comme à des souverains qui règnent sur le monde.
Ce qu’ils ne peuvent pas expliquer par ses causes,
Ils en voient la raison dans la force des dieux… » (8)
Notes :
(1) Michel Onfray, Le recours aux forêts. La tentation de Démocrite, Galilée 2009.
(2) André Comte-Sponville, Le Miel et l’absinthe, Hermann éditeurs, P 72.
(3) Christophe Girerd, Sagesse libertine, Grasset, p 271.
(4) André Comte-Sponville, op citée, p 135.
(5) Lucrèce, « De la nature », III, 957-959, traduction par André Comte-Sponville, op citée, p 44. Par commodité je n’ai pas reproduit les retours à la ligne, repérables ici par les majuscules.
(6) Epicure, Sentences vaticanes, 14.
(7) André Comte-Sponville, op citée, p 189 – 193.
(8) Lucrèce, de la nature, VI, 50-57, traduction d’André Comte-Sponville, op citée, p 195.