Troubles de l’ordre public et droit à la ville
Mathieu Berger (Sociologue, Professeur à l’UCL)
L’intervention proposée lors de la journée d’études Home Street Home consistait en une
interrogation sociologique de la notion de « trouble de l’ordre public » ; une notion
régulièrement mobilisée pour justifier le contrôle des comportements et présences des
personnes SDF dans les espaces publics et les transports en commun. J’en résume ici les
lignes principales.
Sanctionner des présences désagréables
Un premier élément concernait un glissement inquiétant dans la réglementation de ces
espaces, par lequel le « trouble de l’ordre public » est imputé à des modes de présence, à
des états physiques, à des attributs personnels, et plus uniquement à des actes ou des
comportements.
Selon l’arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale pris le 13 décembre
2007, il est ainsi interdit aux personnes de figurer dans les stations et véhicules de la
société de transport en état d’ébriété, mais également de « perturber l'ordre ou de gêner
ou déranger les personnes présentes (…) en se trouvant en état malpropre évident ». Il est
également interdit d’importuner les autres par l’odeur de ce que l’on transporte.
L’application du règlement autorise ainsi un passager à se plaindre d’un autre passager
jugé sale et malodorant. Ce dernier peut, sur cette base, être invité à quitter les lieux ou
même recevoir une amende de 75 à 250 euros.
On comprend aisément le caractère discriminatoire de ces dispositions. En sanctionnant
les présences désagréables plutôt que les comportements répréhensibles, elles vont dans
le sens de l’institutionnalisation d’un « racisme social ». Elles renforcent dans son droit
celui ou celle qui entend tenir la grande pauvreté à distance respectable.
Le trouble en perspectives
Une seconde orientation de la réflexion concernait la nécessité de penser les troubles
causés dans leur rapport à une multiplicité de façons possibles de se trouver engagés dans
les espaces urbains.
Le discours officiel (celui des communications politiques ou des textes juridiques) a pour
effet propre de susciter la croyance que la définition donnée au « trouble de l’ordre
public » ne dépend pas d’un point de vue, qu’elle est le fait d’un sujet sans point de vue
(Bourdieu, 2012). Or, concrètement, ce n’est pas cet acteur officiel, prétendûment sans
perspective, qui fait l’expérience négative de ces troubles, mais une grande variété
d’acteurs inscrits et orientés d’une certaine manière dans ces situations désagréables, en
leur titre d’usager, de travailleur social, d’agent de prévention, d’agent de sécurité ou de
nettoyeur.
L’enquête d’Alice Strens et Lucie Martin (lire l’aperçu de l’enquête dans le BIS n°172)
montre la façon dont la présence et les comportements des SDF dans les espaces du
métro sont interprétés et encaissés de manières très variables par ces différents acteurs.
Pour un même événement, il existe autant de formes de troubles que de manières de
« cadrer » la situation. Ici, « relativiser » le trouble en l’accordant à une diversité de
perspectives ne revient aucunement à dire qu’il n’existe pas, qu’il ne fait pas problème.
Contre l’angélisme de certains, il faut par exemple rappeler l’expérience quotidienne des
nettoyeurs de la STIB devant la découverte quotidienne d’excréments, de vomissures et
autres traces ; ou celle des « habitants » des gares et stations, ces guichetiers et ces
commerçants qui passent le plus clair de leur temps dans ces espaces et pour lesquels le
« trouble », dans sa répétition et sa durée, provoque exaspération et épuisement.
Mais l’enquête sur les contextes d’expérience au sein desquels un comportement anormal
provoque (ou non) le trouble a également des fins critiques. On peut s’intéresser, par
exemple, à une situation dans laquelle un groupe de passagers d’un tram à moitié vide en
vient à s’opposer à l’éviction d’un homme un peu bruyant par des agents de sécurité en
affirmant qu’ « il n’a rien fait », qu’ « il ne les dérange pas ». Qui est troublé ici, sinon
peut-être effectivement l’agent de sécurité lui-même ?
Enfin, cette question du cadrage de l’expérience urbaine se joue aussi, pour un seul et
même individu, sur le plan de son positionnement dans la situation et de la « définition
de la situation » sur laquelle il s’appuie. En interprétant son engagement dans la situation
comme celui d’un client d’une société de transport, le navetteur sera probablement plus
rapidement troublé que celui qui conçoit ses déplacements comme ceux d’un usager de
l’espace public.
J’avais ensuite proposé quelques éléments de réflexion directement orientés vers la
notion polysémique de « trouble » et la nécessité de faire également le point sur ce que
l’on pouvait entendre par « ordre public ».
Polysémie du trouble
Lorsqu’elle est mobilisée pour qualifier des situations d’interactions problématiques
entre usagers des espaces publics et des transports en commun, la notion de « trouble »
est entendue immédiatement comme transgression et comme faute ; faute dont un
individu ou un groupe se rend responsable. Dans cette acception officielle, pas de
« trouble » sans personne en faute, sans « fauteur de trouble ». Or, d’autres acceptions du
« trouble » sont possibles.
D’abord, la notion de « trouble » peut signifier la confusion plutôt que la transgression.
Le trouble peut faire naître la perplexité avant la réprobation ; le besoin de comprendre et
d’éclaircir la situation, avant l’envie de punir. L’interruption que le trouble provoque
dans l’expérience normale, instrumentale, de la ville, est alors l’occasion d’autres
expériences, interprétatives : « Qu’est-il est en train de se passer, ici ? » (Goffman, 1991).
L’enjeu de ces expériences, ces « enquêtes » (Dewey, 1938) de la vie quotidienne
auxquelles nous nous prêtons tous à un titre ou un autre, est de donner sens à ces
moments de confusion ; un sens qui demande à être reconstitué à partir de données
immédiates et d’indices présents dans la situation. Cette dame a-t-elle conscience que son
comportement insupporte son entourage ? Cette personne qui se conduit de manière
inappropriée est-elle seulement en mesure de répondre de ce qu’elle fait ou de ce qu’elle
dit ? Est-elle, en ce sens, « responsable » ? Ce regard troublant qui m’est jeté est-il celui
de la menace ou de la détresse ? Cet homme étendu sur le sol est-il endormi ou est-il
blessé ? Rit-il ou geint-il ? A-t-il besoin d’aide ?
On voit alors immédiatement affleurer une autre acception du trouble, non plus comme
confusion, sur le plan cognitif, mais comme mobilisation, sur les plans attentionnel,
affectif et énergétique. Ces situations nous interpellent, elles « mobilisent notre
attention ». Elles peuvent aussi nous émouvoir, c’est-à-dire aussi nous « mettre en
mouvement » et nous pousser à agir. Ce mouvement peut être celui de la fuite, de la mise
à distance : la peur qui nous fait changer de trottoir ou presser le pas, la répulsion qui
nous fait contourner un corps, un lieu ou une scène. Le mouvement peut être celui de
l’opposition : de la réprobation, de la confrontation, du signalement ou de l’arrestation.
Il peut être également celui de l’aide, du secours accordé sur le moment (Gayet-Viaud,
2008), ou de la « mobilisation » au sens plus proprement politique du terme ; la personne
troublée pouvant, à terme, se joindre à une action ou un « mouvement » social.
L’enjeu d’une certaine disponibilité interprétative et affective des citadins devant ces
situations de troubles est alors évident : remettre à sa juste place le problème du « fauteur
de trouble » ; pouvoir le considérer comme une éventualité, un scénario parmi d’autres
possibles ; pouvoir dès lors critiquer et contester des réglementations et des politiques
publiques qui s’appuieraient sur cette seule figure du « vandale interactionnel » pour
penser les situations de trouble qui ébranlent le vivre-ensemble.
Doit-on pour autant considérer ces situations de corps-à-corps avec la grande pauvreté et
les « sollicitations » qu’elles exercent comme des vecteurs de politisation et de
citoyenneté solidaire (Bidet et al., 2015) ? Rien n’est moins sûr. En effet, comme Georg
Simmel le montrait déjà il y a plus d’un siècle dans l’un des textes fondateurs de la
sociologie de l’expérience urbaine (Simmel, 1903), la répétition du trouble agit sur
l’organisme comme une irritation et une fatigue. L’individu régulièrement bousculé par
les situations peut s’immuniser contre les nombreux troubles de la vie urbaine. La
multiplication des stimulations et sollicitations de toutes sortes provoque alors plutôt
l’engourdissement de l’attention, l’émoussement d’une disposition à s’émouvoir et à agir.
Il ne faut pas l’oublier : la socialisation du citadin des grandes villes passe aussi par
toutes ces situations qu’il a appris à « encaisser » sans broncher (Stavo-Debauge, 2012).
Que vaut l’ordre?
Un exercice similaire doit ensuite pouvoir être mené autour de la notion d’ « ordre
public ». Cet « ordre » que vient troubler la conduite ou le comportement d’un individu
d’un groupe, quel est-il ? Essentiellement, dans le sens libéral qu’on lui a donné, un
système de régulation du trafic humain, des relations de croisement, de coprésence et
d’ « accessibilité limitée » entre des individus considérés en leur titre d’« unités de
locomotion » (Goffman, 1973). Le trouble de l’ordre public renvoie ici à une interruption
fautive des flux réguliers de la vie publique.
Un premier réflexe critique consiste alors à faire valoir des conceptions alternatives de
l’« ordre public » permettant d’interroger ou tout le moins de relativiser sa seule version
libérale. Les manifestations politiques et les grèves nous donnent des exemples clairs sur
ce point : l’ interruption épisodique des circulations, la mise en désordre momentanée de
l’espace public urbain et le trouble apporté à l’expérience citadine ordinaire peuvent se
justifier au nom de principes de vivre-ensemble d’ordre supérieur.
Autre exemple, mis en lumière par la sociologue Mitchel Duneier (2000) dans son
ouvrage Sidewalk : la concentration des vendeurs de rue et des marchands de livres
d’occasion sur la 6ème avenue à New York, si elle peut être considérée comme porteuse
de troubles sous l’angle de l’expérience du passant (pour des questions relatives à
l’inconfort du déplacement, à la propreté, à des tensions interactionnelles, etc.), n’en
constitue pas moins la base d’une économie informelle de subsistance alternative à celle
du vol et du trafic de drogues, et sans laquelle des troubles plus importants seraient
reportés sur d’autres parties de la ville. Le souci légitime pour l’ordre public dans son
acception libérale doit alors pouvoir être mis en perspective dans son rapport à d’autres
« grandeurs » (Boltanski & Thévenot, 1991), comme celle du « droit à la ville » des plus
pauvres, des plus désorientés et des plus desespérés.
Bibliographie
Bidet A., Boutet E., Chave F., Gayet-Viaud C., Le Mener E., 2015, « Publicité,
sollicitation, intervention. Quelques pistes pour une étude pragmatiste de l’expérience
citoyenne », SociologieS (« Pragmatisme et sciences sociales »).
Boltanski L., Thévenot L., De la justification. Les économies de la grandeur, Paris,
Gallimard.
Bourdieu P., 2012, Sur l’Etat. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Seuil.
Dewey J., 1993 (1938), Logique. La théorie de l’enquête, Paris, PUF.
Duneier M., 2000, Sidewalk, New York, Farrar Strauss Giroux.
Gayet-Viaud C., 2008, L’égard et la règle. Déboires et bonheurs de la civilité urbaine.
Thèse pour le doctorat en sociologie, Paris, Ecole des hautes études en sciences sociales.
Goffman E., 1973, Les relations en public, Paris, Minuit.
Goffman E., 1991, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit.
Simmel G., 1979 (1903), « Metropole et mentalité », in I. Joseph et Y. Grafmeyer,
L’Ecole de Chicago, Paris, Flammarion.
Stavo-Debauge J., 2012, « Des événements difficiles à encaisser. Un pragmatisme
pessimiste », in D. Cefaï et C. Terzi, L’expérience des problèmes publics, Paris, EHESS
(« Raisons pratiques », n°22).