Détail du plan de la commanderie de Lardiers, dépendance de la commanderie de Saint-Jean de Jérusalem à Avignon, extrait des
« Plans et bornages des domaines, terres et batiments dependents de la commanderie de Saint-Jean de Rhodes d’Avignon », 1722.
Arch. dép. des Bouches-du-Rhône, 56 H 1262.
L’étude de l’implantation des ordres
en Provence aux XIIe-XIIIe siècles conduit
à revoir l’idée couramment admise
d’ordres majoritairement ruraux
DES ORDRES
ATTIRÉS PAR LA VILLE
UN SIÈCLE AVANT LES ORDRES MENDIANTS,
les ordres militaires ont délibérément investi la
ville, rompant ainsi avec une tradition monastique souvent
méfiante à l’égard du phénomène urbain. La Provence, caractérisée par un réseau dense de cités précocement investies
par les hospitaliers et les templiers, constitue à ce titre un
bon champ d’observation.
DES ORDRES RURAUX ?
Malgré l’idéal de la fuite du monde qui les poussait à s’installer dans des lieux isolés, les moines ont, depuis l’Antiquité tardive, également trouvé le désert en plein cœur des
cités. Il suffit de rappeler ici les fondations de Jean Cassien
à Marseille (vers 415) et de saint Césaire à Arles (507/8).
Le discours ecclésiastique sur la ville est toutefois fort
ambigu puisque cette dernière préfigure aussi bien la Jérusalem céleste que Babylone ou Sodome. La tradition béné-
dictine axée sur le mépris du monde entretient donc une
méfiance manifeste à l’encontre d’un univers jugé dangereux pour l’intégrité morale des religieux. Si les moines noirs sont, par nécessité, souvent présents dans la
ville et lui ont même, dans le cas des bourgs monastiques,
donné naissance, le nouveau monachisme s’est efforcé de
s’en écarter. Les cisterciens excluent ainsi toute fondation
monastique en un lieu habité, village et ville notamment.
Il est pourtant étonnant de voir des ordres à tendance érémitique, tels les camaldules en Italie ou bien les chartreux,
investir la ville à leur tour.
Dans ce cas, l’attraction urbaine se réalise toutefois assez tardivement et au prix d’aménagements normatifs visant à établir un compromis entre ascétisme strict et présence dans le
monde. En définitive, les ordres mendiants sont les premiers
à investir l’espace urbain, volontairement et dès leur origine,
en faisant de cette stratégie leur raison d’être.
m Damien
CARRAZ
Avec
la participation de
Muriel VECCHIONE
m...
HISTOIRE ET IMAGES MÉDIÉVALES
45
DOSSIER
!
Pourtant, entre le monachisme d’inspiration bénédictine ou
érémitique et les disciples de saint François et de saint Dominique, l’historiographie a longtemps ignoré les ordres militaires. En Orient, l’Hôpital et le Temple ne sont-ils pas nés
à Jérusalem, le parangon même de la Ville, avant de s’implanter dans les principales cités reconquises sur les musulmans (Acre, Sidon, Jaffa, Tortosa…) ? En Occident, les deux
ordres ont également très tôt cherché à s’installer dans des
centres peuplés liés aux réseaux économiques. La bulle Pie
postulatio voluntatis de 1113 confirmant les biens acquis ou
à acquérir par l’ordre de l’Hôpital limite son énumération à
sept villes, toutes, à l’exception de Saint-Gilles, situées en Italie. Dans cet espace urbanisé, le Temple a également exercé
son rayonnement primitif, dans les années 1130-1140, à
partir de « capitales régionales » : Milan, Rome, Trévise,
Albenga, Sienne… Toutefois, faute de recherches globales
sur l’implantation urbaine des ordres militaires, nous en sommes encore réduits à des impressions générales. En effet, si
les études régionales et les monographies de commanderies
constituent partout une approche classique des ordres militaires, ces travaux se sont surtout focalisés sur leur présence
dans les campagnes. En Occident, les frères guerriers furent
donc longtemps vus comme des seigneurs ancrés dans la
ruralité, soucieux de faire fructifier leur patrimoine pour les
besoins de la Terre sainte, mais poursuivant avec le monde
laïque des relations assez conventionnelles. L’étude de l’intégration des commanderies dans le monde urbain révèle au
contraire l’intensité des liens socio-économiques tissés par
les frères et leur dynamisme dans l’encadrement spirituel des
fidèles. Toutefois, les aspects topographiques et matériels de
la présence urbaine de l’Hôpital et du Temple nous intéresseront surtout ici.
UN LIEU COMMUN HISTORIOGRAPHIQUE
On peut s’interroger sur ce lieu commun historiographique
qui, en situant l’expansion des ordres militaires dans la continuité du monachisme traditionnel, a fait du Temple et de
l’Hôpital des « ordres ruraux », y compris sous la plume des
plus éminents médiévistes. De manière générale, en France,
on s’est encore peu préoccupé de l’investissement de la
ville par les ordres religieux avant les mendiants. Surtout,
à l’inverse de ces derniers qui ont produit une abondante
réflexion sur les raisons de leur fuite vers la ville, les ordres
militaires n’ont pris aucune position dogmatique ou normative spécifique à l’installation urbaine. Enfin, les témoignages
matériels qu’ils ont légués ont bien moins résisté à l’usure du
temps que les couvents mendiants. Alors que certaines commanderies rurales sont parvenues jusqu’à nous, certaines perpétuant même leur statut d’exploitation agricole, les maisons
urbaines ont connu bien des tribulations occasionnées par
la suppression du Temple après 1312 (Temple de Marseille,
établissement primitif de l’Hôpital à Avignon), les remous liés
à la guerre de Cent Ans (Temple d’Arles, Hôpital d’Aix), les
guerres de Religion (Temple de Saint-Gilles et de Nîmes), ou
enfin la vente des biens nationaux sous la Révolution (Temple d’Avignon). Puisque les témoignages archéologiques n’ont
survécu qu’en des circonstances exceptionnelles, l’empreinte
urbaine des ordres militaires est surtout appréhendée à partir d’une documentation écrite (actes de la pratique, inventaires et procès-verbaux de visites de la fin du Moyen Âge
et de l’Ancien Régime) et figurée (plans et cadastres anciens,
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représentations de bâtiments…). Si cette documentation est
dispersée et lacunaire, son étude systématique permet néanmoins de dégager certaines tendances et de s’interroger sur
l’originalité de l’implantation urbaine des frères guerriers, au
regard des autres monastères citadins.
PRÉCOCITÉ DE L’ATTRACTION URBAINE
L’attraction exercée par la ville auprès des ordres militaires
fut précoce en Provence. À partir des années 1130-1140, les
templiers investissent les cités épiscopales du bassin rhodanien (Saint-Paul-Trois-Châteaux, Orange, Arles), accentuent
leur emprise le long de l’axe fluvial (Saint-Gilles, Avignon,
Tarascon) et étendent leur réseau aux agglomérations de
l’est provençal (Aix, Sisteron) et du littoral (Marseille, Hyères,
Toulon, Nice). Au total, sur la bonne vingtaine de commanderies implantées en Provence à la fin du XIIIe siècle, plus
de la moitié le sont dans des agglomérations qui présentent
des attributs de l’urbanité : concentration de la population,
fonctions religieuses (évêché, centre de pèlerinage), économiques (marché, port) ou politiques (présence comtale).
L’Hôpital, s’il est aussi très présent dans les agglomérations
villageoises, a marqué plusieurs villes d’une emprise plus précoce et plus forte encore : il en va ainsi de Saint-Gilles et de
© Bibliothèque municipale d’Avignon
m
De la commanderie Saint-Jean (ancien
Temple) d’Avignon, on distingue surtout la
chapelle, représentée ici seulement avec
deux travées et un clocher surmonté d’une
couverture conique.
Avignon : plan général daté de 1630
et détail du plan de 1618 – Avignon,
Bibl. mun., Est. Atlas 104 (5).
Chapelle Saint-Jean d’Avignon
Cl. Damien Carraz
Coupe et plan de la commanderie Saint-Jean
(ancien Temple) d’Avignon, au XVIIIe s. – Arch. dép.
des Bouches-du-Rhône, 56 H 1262.
À Avignon, la maison du Temple s’installe dans les années 1170 dans la paroisse
Saint-Agricol, en bordure de l’enceinte romane et près d’une porte. Mais les templiers
n’obtiennent de l’évêque le droit d’ériger leur chapelle qu’en 1273. Après la suppression
du Temple (1312), les hospitaliers délaissent leur propre maison paroisse Saint-Pierre
et investissent celle-ci sans y apporter de modification majeure. Le plan ci-contre, annexé
à un procès-verbal de visite de l’ordre de Malte, présente donc une organisation générale
de la commanderie probablement proche de l’état médiéval. Cette dernière a été détruite
au cours du XIXe siècle, à l’exception de la chapelle, toujours en élévation.
47
DOSSIER
!
Trinquetaille (dès les années 1110), d’Aix, de Marseille où
l’ordre arrive en même temps que son concurrent, d’Orange
et de Manosque où il a hérité de droits seigneuriaux.
À la différence des autres tenants du nouveau monachisme,
les ordres militaires ont donc investi la ville dès leur création. Ils n’eurent pas à concilier vocation érémitique
et attirance pour le fait urbain.
...
commanderie, suscitèrent la création de nouveaux quartiers.
Parfaitement insérés dans l’économie locale, hospitaliers et
templiers devaient dégager des excédents de produits agricoles et des profits en numéraire afin de soutenir leur mission en Terre sainte. Cette vocation explique les liens privilégiés tissés avec les milieux marchands, notamment à Marseille
où les navires affrétés par les deux ordres entretenaient des
liaisons régulières entre les deux rives de la Méditerranée.
Loin de se limiter au transfert des négociants et de leurs marchandises, les frères s’adonnaient aussi à une activité lucrative
: le transport des pèlerins, nombreux à embarquer à partir de
Saint-Gilles, d’Arles et surtout de Marseille.
LES COMMANDERIES
DANS LE PAYSAGE URBAIN
Orange : château de l’Arc
Extrait de La Pise (J. de), Tableau de l’histoire des
princes et principauté d’Orange, La Haye, 1649.
L’arc de triomphe d’Orange, reconverti en fortification,
fut concédé à l’Hôpital par les princes d’Orange.
Souvent, les commanderies en gestation ont bénéficié du
soutien des évêques qui ont concédé le lieu de culte indispensable au statut de maison religieuse, que celui-ci fût déjà
érigé (Hôpital à Trinquetaille, Temple à Saint-Paul) ou à
construire (Hôpital et Temple à Avignon). Évêques et chapitres, soucieux toutefois de conserver leur prééminence dans
l’encadrement des fidèles, limitèrent les fonctions paroissiales
et sacramentelles de ces chapelles. Malgré cela, les commanderies urbaines exercèrent rapidement un véritable rayonnement religieux, en captant donations et legs, en attirant les
élections de sépultures des élites urbaines et en offrant à ces
dernières, par le biais de la confraternité, un statut semi-religieux assorti de privilèges temporels et spirituels. Aux côtés
d’une myriade de donateurs laïcs, souvent modestes et donc
peu documentés par les sources, émergent des protecteurs
localement influents. Ces personnalités issues de la chevalerie interviennent auprès des autorités et des propriétaires
locaux afin de favoriser la constitution des temporels des
commanderies. Ils prodiguent à ces dernières donations et
prêts monétaires et, quand ils ne prennent pas l’habit, renforcent leurs liens avec les frères par l’entrée en confraternité
ou l’élection de sépulture.
Fortes de ces différents soutiens, les commanderies acquirent rapidement, par donations et surtout par achats, un
important patrimoine essentiellement composé de rentes
sur des maisons et des jardins périurbains, complétées par
des taxes prélevées sur les transactions et le transport de
marchandises. Les ordres purent à ce titre être des moteurs
de l’urbanisation en organisant des lotissements susceptibles
d’attirer de nouveaux habitants. Bien attestée dans les zones
de reconquête chrétienne (Terre sainte, Péninsule ibérique)
et dans quelques importantes villes d’Occident (Paris, Perpignan, Florence…), cette activité souffre de lacunes documentaires en Provence.
Il est pourtant très probable que les hospitaliers d’Aix ou
les templiers d’Avignon, en encourageant la construction
de maisons louées à cens sur les terrains environnant leur
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Lorsque les circonstances s’y prêtaient, les frères guerriers
purent s’installer dans des quartiers centraux. À Saint-Paul,
les templiers ont obtenu de l’évêque un palais et une chapelle proches du cœur monumental de la ville antique. À Avignon vers 1213, au prix d’un conflit avec le chapitre, les hospitaliers sont parvenus à s’implanter à l’intérieur du périmètre
de l’enceinte romane. À Marseille, les deux commanderies
ont investi un emplacement stratégique : celle de l’Hôpital
gardait l’entrée de la rade au nord, tandis que celle du Temple, également sur le port, voisinait à la fois avec le marché
aux céréales et les bassins de radoub pour les navires.
ordres militaires dont les membres ne sont, pourtant, ni cloîtrés, ni contemplatifs. Le croisement des témoignages écrits
et iconographiques suggère ainsi l’enfermement des bâtiments communautaires derrière une clôture assez vaste
pour contenir des jardins (Temple et Hôpital de Saint-Gilles,
Temple d’Arles).
!
m...
Église Saint-Jean de Malte d’Aix-en-Provence
À Aix, l’Hôpital s’installe vers
1170 hors les murs
et le long d’une voie romaine.
Le comte de Provence
Raimond Bérenger V († 1245),
poursuivant une tradition
familiale, fait de l’église SaintJean la nécropole dynastique.
Cette dévotion se transmet
aux Angevins puisque, entre
1272 et 1278, Charles Ier
d’Anjou, frère de Saint Louis,
fait reconstruire l’église en
style gothique rayonnant pour
accueillir le corps de son
épouse.
Cl. Damien Carraz
49
DOSSIER
Mais, le plus souvent, les moines soldats occupaient des
emplacements relativement périphériques : à Nîmes, SaintGilles, Arles ou Avignon, la maison du Temple se trouvait
juste à l’extérieur de l’enceinte et près d’une porte. Cette
localisation n’a rien d’étonnant : elle caractérise toutes les
fondations religieuses, et notamment les hôpitaux, contraintes de trouver des emplacements libres dans une période
de forte croissante urbaine. Ces emplacements s’appliqueront également aux premiers couvents mendiants. Ils ne sont
en rien marginaux : la porte urbaine est évidemment un lieu
de passage susceptible d’attirer fidèles, voyageurs et pèlerins
dans les commanderies. Ces sites quelque peu excentrés ne
sont pas coupés des activités économiques : à Arles et à
Nîmes, la maison templière est proche du marché aux bestiaux. Ils offrent enfin un accès privilégié aux réseaux de communication. À Toulon, les templiers, installés près de l’enceinte, furent autorisés à ouvrir une poterne pour accéder
au port. À Saint-Gilles, les enclos des deux ordres bordent
à la fois le Petit-Rhône et une chaussée fréquentée par les
pèlerins.
Bien que parfaitement insérés dans la vie religieuse et économique locale, les monastères urbains ont cherché à
recréer autour d’eux un désert symbolique en s’isolant
matériellement du reste de la ville. Cécile Caby a dégagé
cette tendance de façon très suggestive dans le cadre de
l’inurbamento camaldule. Cela s’observe également chez les
LA TOUR SAINT-BLAISE À HYÈRES (83)
CHAPELLE DE LA COMMANDERIE DES TEMPLIERS n Muriel VECCHIONE
Construite à la fin du XIIe siècle, la commanderie templière est établie hors les murs, sur une petite éminence, à courte distance d’une des portes de la ville, en bordure du chemin qui mène à la mer. Au rez-de-chaussée est
aménagée la chapelle, à la fois ouverte vers la campagne et
les populations qui y vivent (portail sud) et vers l’intérieur de
la commanderie (porte nord). À l’étage, totalement inaccessible depuis la chapelle, se trouve une grande salle d’apparat, suffisamment close cependant pour faire office de donjon. Depuis cette aula, on accède, par un escalier bâti dans le
mur, au toit-terrasse, limité, à l’est, par une tour dirigée vers
la mer, et à l’ouest par une salle des gardes dont les meurtrières sont orientées à la fois vers l’intérieur de la commanderie
et vers la ville. Celles-ci ne peuvent avoir d’autre fonction
que de défendre, depuis l’extérieur, la Porte Saint-Paul, accès
principal de l’enceinte urbaine. Ainsi, par sa position et son
organisation, la Tour Saint-Blaise est conçue comme un édifice assumant une double fonction, religieuse et militaire, qui
répond à la vocation des « moines-soldats ».
POUR EN SAVOIR PLUS
Vecchione M. : « Un édifice templier en Provence : La tour SaintBlaise d’Hyères », Provence Historique, 1990, XL, 159, 1990,
pp. 57–75.
HYÈRES AU DÉBUT DU XIIIE SIÈCLE :
SCHÉMA DE LOCALISATION DES FORTIFICATIONS
D’après Laurent Boissin et Marc Bollon, Les fortifications
médiévales à Hyères, Hyères, Service des Affaires culturelles.
Enceinte
Commanderie
Château
TOUR SAINT-BLAISE : COUPE LONGITUDINALE
(État XIIIe s.). Réalisation Muriel Vecchione
50
Carte postale ancienne – Coll. privée
Les parties résidentielles, développées sur trois ailes de bâtiments et sur deux niveaux, avaient donc pris ici une certaine
ampleur. On relève encore une garde-robe (qui ne renfermait
qu’un armement sommaire) et une salle du trésor (bien que
celui-ci, essentiellement composé d’archives, fût encore fréquemment conservé dans l’église avec les objets liturgiques).
Attestée à Arles comme en de nombreuses autres maisons, la
tour, symbole aristocratique et seigneurial, manifeste encore
la marque du monachisme guerrier. Aujourd’hui, le Fort SaintJean de Marseille perpétue le souvenir de la tour de l’Hôpital,
mais il faut surtout citer la tour Saint-Blaise d’Hyères qui, suivant un dispositif attesté en Terre sainte, regroupe sur trois
niveaux chapelle, aula et salle de garde.
Ces maisons intègrent en outre l’ensemble des éléments
indispensables au fonctionnement d’une exploitation agricole : réserves à céréales, caves à vin, écuries, moulin parfois.
!
m...
ASPECT MATÉRIEL
DE LA COMMANDERIE URBAINE
En certains cas, les frères ont pu s’installer dans des bâtiments
préexistants. À Manosque en 1209, les hospitaliers reçurent
le château comtal de Guilhem II de Forcalquier. Six années
plus tard à Orange, le prince Raimbaut IV leur confia un édifice emblématique de la ville : la forteresse de l’Arc érigée
sur l’arc de triomphe augustéen. Plus modestement, les frères
d’Avignon investirent successivement deux maisons avec tour
cédées par leurs premiers bienfaiteurs laïques. Sans doute ces
murs anciens furent-ils adaptés à l’accueil d’une communauté
religieuse, mais nous n’avons de ces aménagements que des
mentions fugaces. Le premier souci fut la création d’un lieu
de culte. Entre 1199 et 1203, les hospitaliers d’Avignon édifièrent un oratoire dans la maison qui leur avait été cédée. À
Orange, une abside semi-circulaire éclairée par une étroite
baie fut creusée dans le parement même de l’arc, à l’intérieur
de la porte latérale est, tandis que des trous de boulins attestent l’adjonction d’un niveau intermédiaire.
Le plus souvent toutefois, les frères ont élevé de nouveaux
bâtiments sur les terrains libres dont ils avaient hérité. La
chronologie et le déroulement de ces chantiers, en général
réalisés entre la deuxième moitié du XIIe et le premier tiers
du siècle suivant, nous échappent à peu près complètement.
Tout juste les chartes évoquent-elles incidemment ici, l’achat
de pierres, là, l’érection d’un nouveau bâtiment, ou parfois
encore le nom d’un maître d’œuvre. L’organisation de détail
de ces commanderies urbaines ne nous est parvenue que
par des descriptions remontant au début du XIVe siècle au
plus tôt et révélant donc un état tardif. Les maisons rurales,
parfois assez bien conservées (Ruou, Var ; Jalès, Ardèche ;
Montfrin, Gard), peuvent offrir d’utiles comparaisons.
Comme pour leurs homologues rurales, les maisons de ville
paraissent le plus souvent organisées autour d’une cour, placée au centre mais dépourvue d’un véritable cloître. Les lieux
emblématiques de la vie commune apparaissent au gré des
actes ou sont imposés par les règles : réfectoire, dortoir, parfois parloir. À l’origine, seuls les dignitaires (commandeurs
et chapelains) bénéficiaient d’une chambre propre. Il semble
toutefois qu’avec la diminution des effectifs, au cours du XIIIe
siècle, la vie commune se soit étiolée. Inventoriée en 1308
lors du séquestre des biens du Temple, la maison d’Arles
comprenait assez de chambres pour abriter une communauté
d’une dizaine de membres ainsi que les hôtes de passage.
COMMANDERIE DU TEMPLE D’ARLES
ORGANISATION HYPOTHÈTIQUE DES BÂTIMENTS
D’après D. Carraz, L’Ordre du Temple dans la basse vallée
du Rhône, 2005, p.267, fig.20.
HISTOIRE ET IMAGES MÉDIÉVALES
51
DOSSIER
Cet enclos revêt surtout une dimension symbolique propre à
bien marquer les limites de l’espace religieux et à assurer son
isolement. Il pouvait toutefois se prémunir d’éléments militaires, comme au Temple d’Hyères où une courtine rattachée
à un fort donjon pouvait participer à la défense de la ville, ou
bien à l’Hôpital d’Aix où l’enceinte était scandée de tours.
Afin de limiter les conflits de voisinage et de manifester leur
possession du sol, les frères s’efforcèrent d’isoler leurs enclos
du reste du bâti urbain, à l’instar des templiers d’Arles ou
de Saint-Gilles qui menèrent une politique d’acquisition des
maisons, des terrains et des rues limitrophes. L’organisation
de la voirie a donc pu être dictée par la présence des commanderies. Restructurant le tissu urbain dans le voisinage de
leurs maisons, favorisant l’émergence de nouveaux bourgs,
les ordres militaires ont encore imprimé leur présence dans
le paysage par la construction d’ensembles monumentaux.
TEMPLIERS ET HOSPITALIERS À MARSEILLE
D’après D. Carraz, « Causa defendende et extollende christianitatis. La vocation
maritime des ordres militaires en Provence (XIIe-XIIIe siècle) », Les ordres militaires
et la mer, 130e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques
(La Rochelle, 21 avril 2005), Paris, CTHS, à paraître.
L’installation des ordres à l’intérieur des enceintes,
comme à Marseille, reste assez peu fréquente.
Toutefois, les chapelles sont les constructions les mieux connues. Certaines nous sont parvenues dans leur état roman,
telle celle d’Hyères. Mais il semble que le dernier tiers du
XIIIe siècle ait été marqué par des campagnes de construction gothiques. Les hospitaliers de Trinquetaille et d’Aix réédifient ainsi leurs chapelles à cette époque. La première a été
détruite tandis que la seconde, toujours en élévation, a fait
l’objet d’études attentives. Nécropole des comtes de Provence, l’église Saint-Jean de Malte d’Aix, érigée entre 1272 et
1277 pour accueillir la dépouille de la comtesse Béatrice, consacre l’adoption dans la région de l’art rayonnant à la mode
en Île-de-France. La chapelle du Temple d’Avignon, dont
le chantier est exactement contemporain, apparaît comme
une transposition à une échelle réduite de celle d’Aix. Celleci offre une synthèse réussie entre traditions méridionales
(emprise de la muralité, simplicité de l’élévation), influences septentrionales (remplages des baies, traitement sculpté
des chapiteaux et des clés de voûte, verticalisme) et aspects
militaires (arcatures massives sur contreforts, tour d’angle et
chemin de ronde). Le caractère novateur et les dimensions
de ces deux édifices témoignent du rayonnement spirituel et
des capacités financières des ordres militaires à un moment
où l’on pourrait croire que la situation précaire de la Terre
sainte fragiliserait leur position en Occident.
LA COMMANDERIE :
UN CONCEPT INÉDIT ?
Les ordres militaires ont développé un concept de vie régulière en rupture totale avec le monachisme traditionnel. Dans
quelle mesure cette originalité s’est-elle traduite dans l’organisation matérielle des communautés urbaines de moines
soldats ? Tout à la fois espace résidentiel, centre économique, pôle religieux et lieu de pouvoir, la commanderie d’Occident puise-t-elle son modèle en Orient ?
Dans les villes musulmanes réinvesties par les croisés, les
ordres militaires ont constitué de véritables quartiers regroupant ces différentes fonctions auxquelles s’ajoutent l’hospitalité
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Il ne reste rien de ce complexe détruit lors de la prise de
Jérusalem par Saladin en 1187. Celui de l’Hôpital, établi au
nord-ouest de la ville sainte, dans le quartier du patriarche,
a pu abriter 400 frères à l’intérieur d’une enceinte de 130 m
sur 130 m. Il se distingue de celui du Temple par la présence
de trois églises et de deux hôpitaux. Les enclos urbains évoqués pour la Provence sont évidemment bien loin d’atteindre
une telle ampleur. Celui du Temple d’Avignon par exemple
était un quadrilatère de 40 m sur 40 m qui ne fut sans doute
jamais occupé par plus d’une dizaine d’individus, incluant les
frères et leur familia. Si le modèle des implantations urbaines
de Terre sainte peut être considéré, rappelons néanmoins
que l’enclos maçonné contribuant à la mise en valeur de la
monumentalité est un aménagement bien connu dans l’architecture monastique, tandis que les bâtiments communautaires caractérisent bien sûr toutes les formes de vie régulière. Le plan à cour centrée ainsi que le vocabulaire militaire
(créneaux, tours) sont quant à eux attestés dans un certain
nombre de résidences palatiales urbaines. Pour la Provence,
on pense notamment aux palais épiscopaux révélés par plusieurs études archéologiques (Aix, Grasse, Fréjus, Viviers).
De fait, les frères guerriers n’hésitèrent pas à qualifier de
« palatium » certaines de leurs demeures urbaines. Si le plan
en quadrilatère caractérise également les maisons rurales,
notons que les enceintes, justifiées par le souci d’isolement,
sont sans doute apparues plus tôt en ville. À la campagne, la
plupart des murailles et des éléments fortifiés sont liés à la
guerre de Cent Ans, voire aux guerres de Religion.
!
LA COMMANDERIE URBAINE apparaît donc à la croisée
de plusieurs influences : monastère fortifié éventuellement
inspiré des modèles développés en Terre sainte, elle est
aussi une résidence à connotation aristocratique. Imposant
sa marque dans le paysage urbain, elle symbolise la synthèse
monastique et chevaleresque incarnée par les ordres
militaires.
BIBLIOGRAPHIE
Boas A. J., Archaeology of the Military Orders. A survey of the urban centres, rural
settlements and castles of the Military Orders in the Latin East (c. 1120-1291). Londres-New
York, 2006.
Caby C., De l’érémitisme rural au monachisme urbain. Les Camaldules en Italie à la fin du
Moyen Age. Rome : École française de Rome, 1999 (BEFAR, 305).
Carraz D., L’Ordre du Temple dans la basse vallée du Rhône (1124-1312). Ordres militaires,
croisades et sociétés méridionales. Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 2005.
L’ancienne commanderie de Saint-Jean
de Jérusalem à Marseille
La tour du roi René n’est pas un édifice hospitalier
mais elle a été élevée à l’emplacement de la commanderie,
sans doute en remplacement d’une tour plus ancienne, bien
hospitalière. En revanche, une partie de la chapelle médiévale
est conservée, elle est actuellement en cours de restauration.
HISTOIRE ET IMAGES MÉDIÉVALES
53
DOSSIER
et la participation à la défense urbaine. Les enclos du Temple
et de l’Hôpital à Jérusalem et à Acre sont assez bien connus.
Celui du Temple de Jérusalem, qui a investi la mosquée alAqsa implantée sur le palais de Salomon, a pu abriter jusqu’à
300 frères. Une partie de la mosquée est devenue l’église
du Temple du Seigneur tandis que le reste a accueilli magasins et écurie. Autour ont été édifiés les pôles sacrés (nouvelle église, cloître, cimetière), les espaces communautaires
(salle du chapitre, réfectoire, dortoir) et fonctionnels (greniers et bains), le tout enfermé derrière une solide courtine