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Sennefer et Aménémopé: Une affaire de famille

2007, Egypte Afrique & Orient

Orient Dimitri Laboury 43 SENNEFER '" '" '" ET AMENEMOPE UNE AFFAIRE DE FAMILLE fig. 1 Sennefer, son épouse Senetnay et leur fille Moutneferet dans la tombe d'Amén émopé TT 29. © MANT a Mission Archéologique dans la Nécropole Thébaine, sous la direction de feu Roland Tefnin, s'est donné pour objet d'étude deux tombes du cimetière pharaonique de Cheikh 'Abd elGourna, connues dans la littérature égyptologique comme la demeure d'éternité de delL,[ frères qui auraient occupé delL,[ des fonctions les plus importantes de l'appareil étatique égyptien sous le règne d'Arnenhotep II : le prince de la cité du sud Sennefer (tombe thébaine 96) et le vizir Arnénémopé (TT 29). Il s'agit donc d'une occasion tout à fait exceptionnelle d'examiner· en une même analyse deux mémoriaux L hméraires contemporains et topographiquement voisins, qui ont, en outre, été réalisés pour deux personnages importants et connus, proches sur un plan familial et, à l'évidence, sur un plan affectif En effet, dans chacune des deux chapelles, exactement au même endroit, soit sur la seconde partie du mur gauche (sud) de la salle longue, le propriétaire du monument est associé à son parent et voisin pour l'éternité, la légende hiéroglyphique de la scène insistant sur la notion de "passer un jour heureux . .. avec son frère" [Fig. 1 et 2]. Et pourtant, l'étude épigraphique des deux tombes a révélé que Sennefer et Arnénémopé ne sont pas de véritables frères. 44 Dimitri Labour)' L'hypothèse du lien fraternel unissant Sennefer et Aménémopé, couramment - et presque unanimement - reçue dans la littérature égyptologique, repose sur delL'{ arguments convergents : d'une part, les deux fig. 2 Sennefer présentant un bouquet à son "frère" Aménémopé, dans la chapelle de sa tombe TT 96A. © MANT fig. J Nou et Henout-iry, les parents de Sennefcr assistant au banquet dans la tombe de leur fù s TT 96A. © MANT scènes auxquelles il vient d'être fait allusion, où nos deux protagonistes s'évoquent mutuellement avec le vocable de "frère" ; et, d'autre part, un tableau sur la paroi du fond, la plus à l'Ouest, de la tombe de Sennefer, où ce dernier est représenté en train de rendre hommage à "son père, l'intendant du domaine de l'épouse divine (Ahmose) Houmay", par ailleurs connu à travers diverses mentions comme étant le géniteur d'Aménémopé. Dans de telles conditions, l'hypothèse semble effectivement relever de l'évidence. Le problème est que le décor de TT 96 attribue à Sennefer un autre couple de parents : à côté de cette scène où figurent Ahmose Houmay et son épouse Noub, les deux parents assurés d'Aménémopé, la tombe, dans son état de conservation actuel, fait apparaître à quatre reprises, en relation avec Sennefer, "son père, le second prophète d'Haroëris de Qgus, Nou" et "sa mère qu'il aime, la maîtresse de maison Hénoutiry" , parfois également appelée "Ta-iry" [Fig. 3]. Comment concilier ces données contradictoires? Ce second prophète d'Haroëris de Qgus nommé Nou et son épouse Hénout-iry n'étant pas, à notre connaissance, attestés par ailleurs, c'est du côté d'Ahmose Houmay qu'il convient de chercher les indices qui permettraient de résoudre cette énigme de l'ascendance véritable de Sennefer. Le monument principal d'Ahmose Houmay est sa tombe, TT 224, située un peu plus bas, au pied de la colline et de la nécropole de Cheikh 'Abd el-Gourna. Le décor de cette chapelle funéraire inédite présente la particlùarité de faire intervenir à trois reprises, et de façon étonnamment proéminente, un interlocuteur privilégié du défunt, qui n'est pas son fùs, mais est identifié comme "le fùs de sa sœur, celui qui est dévoué pour son frère, Sennefer" [Fig. 4]. Le texte est explicite: Sennefer, le propriétaire de TT 96, est donc, par sa mère, le neveu d'Ahmose Houmay, ce qui fait de lui le cousin et non le frère d'Aménémopé. Dans ces conditions, pourquoi Sennefer évoque-t-il dans sa propre tombe, aux côtés de ses parents véritables, son oncle maternel Houmay, en l'appelant "son père" ? La langue égyptienne antique possède très peu de termes de parenté et de nombrelL,{ exemples montrent qu'ils peuvent avoir une acception non strictement biologique, que nous qualifierions volontiers de métaphorique. C'est ainsi que dans les inscriptions de ses dépôts de fondation pour son temple funéraire à Deir el-Bahari, à côté de celui de Montouhotep II, Hatshepsout évoque son prédécesseur de la XI' dynastie en le présentant comme "son père", alors que près d'un demi millénaire sépare les deux monarques . SENNEFER ET AMÉNÉMOPÉ, UNE AFFAIRE DE FAMILLE Par ailleurs, il n'est pas rare que, notamment dans un contexte professionnel, un personnage désigne son supérieur hiérarchique ou son maître sous le vocable de "père", alors qu'aucun lien biologique ne les unit; c'est, par exemple, le cas du célèbre Paneb de Deir alMédina vis-à-vis de son mentor et prédécesseur dans la fonction de chef d'équipe, Néferhotep, dont il n'est pourtant assurément pas le fils. De la même manière, les termes de "frère" et "sœur" peuvent connaître un usage étendu. Inutile, sans doute, de rappeler ici l'habitude qu'ont les époux ou les amants dans l'Égypte ancienne de s'appeler mutuellement "frère et sœur", la précision "de cœur" étant volontiers omise. Plusieurs exemples révèlent également que "frère" et "sœur" peuvent désigner des parents éloignés de même génération, voire des collègues. Force est donc de constater que, dans l'esprit de l'Égyptien antique, les termes de "père - mère"! "fùs - fille" et de "frère" ! "sœlll'" servent à indiquer un rapport particulier entre deLL'{ personnes, certes sur un modèle de type généalogique, mais en précisant avant tout la direction de cette relation au sein de ce modèle généalogique, - c'est-à-dire de la même génération ou de générations différentes - plutôt qu'un lien biologique précis. Les spécialistes de l'étude de la généalogie dans l'Égypte pharaonique connaissent toutes les difficultés qu'engendre cette imprécision ou, plus exactement, cette ouverture sémantique des termes de parenté en égyptien ancien. Mais revenons à Sennefer et sa famille. Les références mutuelles qui viennent d'être évoquées, et qui, en apparence au moins, embrouillent l'arbre généalogique de Sennefer et Aménémopé, sont assez exceptionnelles, il faut le sOlwgner, et elles semblent dénoter des liens tout particuliers entre certains membres de la famille. En d'autres termes, non seulement, Sennefer et Aménémopé se présentent, à l'évidence, comme spécialement proches l'un de l'autre, -le second étant peutêtre le "frère" pour lequel Sennefer était si "dévoué", à en croire les inscriptions de la tombe d'Ahmose Houmay. Par ailleurs, Sennefer se revendique ostensiblement d'une relation tout aussi privilégiée avec son oncle maternel et lui témoigne une piété de type véritablement filial, que son aïeul lui rend d'ailleurs bien, au travers du programme décoratif de sa propre tombe, TT 224. Le personnage central de cette famille très 45 ci-colltre, jig 4 Sennefer, " le fils de dans la tombe ci-dessolls,jig. 5 et son épouse dans la chapelle d'Aménémopé ume est mamfestement Al1l11ose Houmay, qui a fait une carrière à la cour royale et par lequel il semble que la bonne fortune de la famille soit arrivée. 46 DililifTi Laboll1Y Pour reconstituer cette émergence de la famille de Sennefer et d'Aménémopé, il convient d'abord d'examiner les titres de nos protagonistes et de constater leur importance suprême dans le cercle privilégié du roi Amenhotep II. En effet, si Aménémopé est son vizir et, comme il se doit pour cette fonction, maire de la Ville (soit Thèbes-Ouaset), c'est-à-dire le premier personnage de l'appareil étatique, le bras droit de nOWTlCC Pharaon, "les yeux et les oreilles du roi", ... son couroyale, sin Sennefer n'a pas grand chose à lui envier, puisqu'il dans lachapelle exerce, sous l'étiquette de prince de la cité du sud, la de son épolL'( fonction de "chef du domaine d'Amon", de ses Sennefer champs, de ses greniers, de son jardin, de ses trou1T96A. peaux, ... , c'est-à-dire qu'il gère ce qui est sans doute © セij| |A t@ déjà la plus importante entité économique du royaume. fig. 6 Senetnay, Pour prendre la mesure de cette charge, il faut peutêtre se rappeler que c'est celle qui marque le point culminant de la carrière du puissant Sénenmout, lorsque Hatshepsout, sa protectrice, accéda à la véritable royauté. Aménémopé se dit d'ailleurs "chef du pays tout entier", tandis que Sennefer est "celui qui préside à la Haute et à la Basse-Égypte". Nos deux cousins sont par ailleurs des intimes du souverain, à qui ce dernier accorde sa confiance : Aménémopé est "le cœur de son maître", "bien-aimé et loué du dieu parfait", "stable et grand de son affection", tandis que Sennefer se présente comme "le confident du roi", "celui qui préside les Compagnons (slI/r.lI') du palais" . Autre marque de leur fréquentation de la cour, Sennefer et Aménémopé, tout comme Ahmose Houmay, d'ailleurs, ont épousé une khékéref royale. Mais, au-delà de ces titres, qui pourraient, comme c'est souvent le cas en Égypte ancienne, idéaliser la réalité, un fait archéologique souligne clairement l'attachement particulier que le roi Amenhotep II avait pour son vizir Aménémopé : en plus de TT 29, la tombe qu'il s'était fait préparer dans la nécropole des nobles, ce dernier se vit gratifié de l'insigne honneur d'être enterré dans la Vallée des Rois, dans l'un des puits (KV 48) bordant le petit ouadi qui mène à la tombe d'Amenhotep II (KV 35), auprès de son maître, à l'instar du soldat d'élite Maiherprê (KV 36) et des animaux de compagnie favoris du pharaon (KV 50-2)(1). Enfin, et c'est tout à fait notable, nos différents membres de la famille sont tous liés, de près ou de loin, à l'éducation du monarque, alors que celui-ci était encore enfant. Ahmose Houmay, tout d'abord, fut précepteur du prince Amenhotep, futur successeur de Thoutmosis III. Dans la tombe de son fils Aménémopé, TT 29, un véritable tableau de famille l'évoque comme "précepteur du roi (1I1II e II(Y)-SII'.t), qui a nourri la chair du dieu (= Pharaon)" [Fig. 5]. Cependant, dans son propre monument funéraire, TT 224, Houmay n'est jamais que "père nourricier (it II/II < y, et un relief en façade le représentait en train de rendre hommage "au fils charnel et bienaimé du roi, Amenhotep", dont le nom est écrit sans cartouche. Ceci suggère que Houmay décéda avant le couronnement de son royal disciple. SENNEFER ET AMÉNÉMOPÉ, UNE AFFAIRE DE FAMILLE Les autres précepteurs d'enfants royaLL'C de la XVIII' dynastie dont on peut préciser la carrière, tels l'Vrin (TT 109), collègue direct d'Alunose Houmay dans cette fonction, ou Senimen (TT 252 [?]) et Ahmose Panekhbet (T EI-Kab 2), qui assurèrent l'instruction de la princesse Néférourê, fille de Thoutmosis II et de Hatshepsout, ont tous e.'Cercé leur fonction de pédagogue princier en fin de carrière et à un âge déjà relativement avancé 1. On peut d'ailleurs penser que, en plus de l'indispensable confiance du souverain, cette expérience de l'âge jouait un rôle in1portant dans la désignation de ces précepteurs, responsables de l'éducation des princes et princesses. En outre, et donc probablement avant cela, Al1mose Houmay était intendant du domaine de l'épouse divine et intendant de la résidence royale, ce qui devait lui assurer une certaine proximité de la famille régnante et a pu, ainsi, favoriser sa promotion au titre de précepteur du jeune prince Amenhotep par Thoutmosis III. 47 Ce rapport privilégié avec le futur souverain n'est sans doute pas étranger à la nomination, plus tard, du fils d'Al1mose Houmay, Aménémopé, au poste de vizir, lorsque le prince fut devenu pharaon. En effet, la désignation d'Aménémopé comme vizir constitue un événement d'importance dans l'histoire politique de la XVIII' dynastie, puisque depuis près d'un siècle, la fonction vizirale avait été monopolisée au sein d'une seule et même puissante famille thébaine, celle d'Ahmose Aametjou (TT 83), d'Ouser(amon) (TT 61 et 131) et de Rekhmirê (TT 100). Ce dernier ne manquant pas de fils, il dut)' avoir des raisons particulières et sans doute fortes pour briser cette véritable dynastie de vizirs et installer à la tête de l'appareil administratif et exécutif de l'État le descendant d'une famille jusque là fort peu proéminente. Nul doute que le lien privilégié qui s'était tissé entre cette famille et le futur roi pendant son enfance a pesé dans cette décision. fig. 7 Amenemheb et son épouse Baki, nourrice royale, dans leur tombe TI 85 . © R. Tefnin/MJ\ 'T 48 Ci-dessl/S, à gal/(he,fig. 8 La nourrice royale et Je roi Amenhotep Il, dans la tombe de Qçnamon (TT 93). © R. Tefnin/MANT Ci-tolltre, fig. 9 Les bouquets d'Amon offerts à Sennefer par "le fil s de sa fill e". © MANT Ci-dessl/s, à droite,fig.lO Paser, représenté dans la chapelle de son père Aménémopé (TT 29). © M AJ'\'T Dimitri Laboll1) SENNEFER ET AMÉNÉMOPÉ, UNE AFFAIRE DE FAMILLE C2l.Iant à Sennefer, plusieurs indices suggèrent qu'il soit originaire de Q9us (l'antique Csy), une ville de province au nord de Thèbes. En effet, son père, Nou, y exerçait la fonction de second prophète d'Haroëris ; il est lui-même "chef des prêtres de Horus seigneur de Q9us" ; dans la scène de présentation des cadeaux du nouvel an à l'entrée de sa tombe, TT 96, il apporte à son souverain le bâton sacré de cette même divinité, ainsi que celui de sa parèdre ; enfin, la mémorable lettre qu'il adressa à l'un de ses subalternes nommé Baki, conservée sur le papyrus Berlin 10463, met, une fois de plus, Sennefer en relation avec cette ville de Q9us. Il semble donc qu'il soit monté à la capitale, auprès de son oncle maternel Ahmose Houmay, pour y faire carrière. Et c'est probablement là qu'il rencontre la khékéret royale Sénetnay, fille de la maîtresse de maison By et d'un père dont les noms et titres nous sont malheureusement perdus ; cette jeune dame de la cour, Sénetnay, va devenir l'épouse de Sennefer et, surtout, la "nourrice du roi, celle qui a nourri la chair du dieu" [Fig. 6]. C2l.Ie Sennefer et Sénetnay soient mariés l'un à l'autre au moment de cette promotion nous est prouvé par le titre de l'une de leurs filles, sans doute l'aînée, la chanteuse d'Amon Moutnéféret, qui est "sœur de lait (s//.II1/// < ') du Maître du Double Pays" [Fig. 1]. L'autre fllle du couple, Néfertary, décédée semble-t-il prématurément, sera par ailleurs "enterrée dans les faveurs du roi", ainsi que le précise une inscription de TT 96. Le destin de Sennefer paraît indissociable de Sénetnay, qui est pratiquement omniprésente sur les monuments de son époux, qu'il s'agisse de peintures, de reliefs, de statues ou même de cônes funéraires . Et l'attachement particulier d'Amenhotep II à cette nourrice nous est, à nouveau, démontré par l'exploration archéologique de la Vallée des Rois, qui a permis de mettre au jour un matériel funéraire au nom de Sénetna)', retrouvé dans la tombe 42 de cette Vallée, mais sans doute à l'origine déposé ailleurs, probablement dans l'un de ces puits, déjà évoqués, en bordure du ouadi qui conduit-à la sépulture d'Amenhotep II. Dans ce contexte, on comprend un peu mieux comment le jeune provincial qu'était Sennefer en arriva à se voir gratifié de la gestion du puissant et si important domaine d'Amon: il semble plus que vraisemblable 49 qu'il gagna la confiance du futur souverain d'Égypte lorsque ce dernier était confié aux bons soins de sa nourrice préférée, Sénetnay, l'épouse de Sennefer. イBG Z zセ Z Z O@ c| L LG L L セゥZ オ セ Z L セ ゥMZ オ@ .' セN G@ NL セ@ Le cas de Sennefer et d'Aménémopé est assez remarquable, même si, en réalité, il est tout à fait représentatif de l'attitude qui caractérise la politique intérieure menée par Amenhotep II en matière de désignation des hauts fonctionnaires. En effet, les recherches sur son règne ont montré que ce pharaon a systématiquement attribué les postes essentiels de l'administration de son empire à des dignitaires en lesquels il avait une confiance toute particulière et qu'il avait côtoyés dès son enfance ou sa jeunesse 2. Parmi ces personnes de confiance, intimes du roi, on trouve, bien entendu, des "enfants du Kap", cette institution qui servait d'école particulière pour l'éducation des jeunes princes ; le plus célèbre de cette catégorie est sans doute le viceroi de Nubie Ousersatet, dont on retiendra, notamment, la stèle de Semna (Boston MFA 25.632), qui immortalise une lettre très familière que lui adressa Amenhotep II et dans laquelle ce dernier évoque leurs souvenirs communs de frères d'armes. fig. 8' La nounice royale Amenemopet et le roi Amenhotep II, dans 11 tombe de Qçnamon TT 93. D 'après N. de Garis D avies. 50 D imitri Laboll1) C'est au "frère de lait du Maître du Double Pays" fils d'une autre nourrice du prince Amenhotep, que ce dernier, une fois couronné, confia la gestion du puissant domaine militaro-économique de Pérou-Néfer, la base d'où partaient les expéditions des pharaons de la XVIII' dynastie pour le Proche-Orient. Le grand prêtre d'Amon, Méry, voisin d'éternité d'Aménémopé et Sennefer (TI 95), était lui aussi le fùs d'une nourrice du futur Amenhotep II. À côté de cette génération contemporaine du souverain, il y avait quelques aînés, tels Sennefer et Aménémopé, ou encore le chef de la garde personnelle du roi, Amenernheb, époux d'une autre nourrice du prince, - comme Sennefer [Fig. 7]. La biographie de cet illustre soldat de Thoutmosis III précise les motivations du jeune Amenhotep II dans cette nomination: "j'ai connu ton caractère quand j'étais encore dans le nid et que tu étais dans la suite de mon père" 3 ! Cette politique assez systématique qui vise, à l'évidence, à s'assurer d'une fidélité sans faille, et donc d'un contrôle optimal, de tous les rouages essentiels de l'empire remonte en fait à la fin du règne de Thoutmosis III. Les douze dernières années de ce règne sont marquées par un événement majeur, qui a beaucoup attiré l'attention des égyptologues : la persécution d'Hatshepsout. Les dernières recherches sur la question ont permis de montrer que cette daml1atio memoriae de la reine qui devint roi s'intègre dans une politique plus vaste de réécriture de l'histoire, qui, certes, nie toute existence historique au règne d'Hatshepsout, en l'absorbant véritablement dans ceux de Thoutmosis 1" et de Thoutmosis II, et, en même temps, revalorise la lignée de Thoutrnosis III, résolument définie comme la seule lignée royale légitime 4. Cette entreprise historiographique et politique s'inscrit tant dans le passé, avec une remise à l'honneur tout à fait notable du père et du grand-père de Thoutrnosis III - auxquels les monuments d'Hatshepsout sont d'ailleurs ré-attribués - que dans le futur, puisque le roi entoure son héritier, le prince Amenhotep, d'un soin tout particulier. On sait combien Amenhotep II, une fois couronné, se revendiqua de son père, œuvrant presque toujours là où il avait œuvré, le représentant si souvent à ses côtés (au point que nombre d'égyptologues y ont vu une soi-disant preuve de corégence) et allant même jusqu'à lui prêter セョ。ュッL@ dans le texte de la stèle dite du sphinx les propos suivants, qu'il se serait dit "en son cœur: c'est lui qui sera le maître du pays tout entier, sans qu'on ne l'assaille" 5. En aval de cette piété filiale légitimante, les recherches de Catharine H. Roehrig sur les nourrices et précepteurs d'enfants royaux sous la XVlll' dynastie ont mis en évidence l'attention exceptionnelle que Thoutmosis III accorda à l'éducation et à la protection de son jew1e fùs Amenhotep [Fig. 8]. Tout d'abord, il faut rappeler que ce dernier est né tardivement, après le décès de plusieurs de ses frères aînés, à une époque où son père avait, suivant les standards antiques, pratiquement l'âge d'être son grand-père. Ce prince héritier né sur le tard n'était sans doute âgé que d'environ six ans lorsque la persécution d'Hatshepsout fut décrétée. Et, à l'inverse des autres princes et princesses de la dynastie, il fut confié, non pas à une nourrice et un précepteur, mais à huit nourrices et deux précepteurs, au moins 6. En outre, on vient de le souligner, la majorité des hauts fonctionnaires de son règne furent par la suite recrutés dans l'entourage immédiat de ce cénacle particulier du jeune dauphin. Comme l'écrit c.H. Roehrig, "En confiant l'enfant à autant de nourrices, Thoutmosis III a pu attacher à son fùs un groupe de courtisans puissants et fidèles. Cela assurait la loyauté d'un certain nombre de conseillers avisés, tout en créant un groupe de nlturs courtisans sous la forme de frères et sœurs de lait, très intimement liés à leur souverain" 7. Une telle interprétation de l'attitude de Thoutmosis III vis-à-vis de son héritier tardif, en pleine période de réécriture de l'histoire dynastique, de rejet des collatéraux de la famille et de préparation de sa succession, suppose évidemment un certain danger pouvant provenir des courtisans aux yeux de la couronne. Et en effet, les travaux d'Eberhard Dziobek ont révélé qu'à l'occasion de la corégence et de la prise de pouvoir par Hatshepsout, pendant la jeunesse de Thoutrnosis III, les membres de la cour avaient pu exercer un rôle de contre-pouvoir avec lequel les prétendants au trône ont dû successivement composer 8. Toujours pour citer Catharine Roehrig, en agissant ainsi, "Thoutmosis III semble avoir voulu éviter que son fùs ne souffre d'un destin semblable au sien" 9 ; ou, en d'autres termes, il chercha à ce que le prince Amenhotep devienne "le maître du pays tout entier, sans qu'on ne l'assaille" (O. SENNEFER ET AMÉNÉMOPÉ, UNE AFFAIRE DE FAMILLE C'est assurément dans ce contexte particulier d'histoire et de politique dynastiques qu'il faut comprendre la promotion exceptionnelle de la famille d'Aménémopé et Sennefer. Nous ne savons malheureusement pas avec certitude ce que devinrent les membres de cette fanllile après le règne, si favorable, d'Amenhotep II. Sennefer, tout d'abord, eut deux filles, au moins, de son union avec Sénetnay : Moutnéféret et Néfertary, mentionnées plus haut. Le caveau de TI 96, la célèbre "tombe aux vignes" de Sennefer, ainsi qu'un fragment de groupe statuaire encore inédit, provenant certainement à l'origine de la chapelle de TI 96, mentionnent également une fille de notre prince de la cité du sud appelée Mouttouy. Mais comme le suggérait déjà W. Helck, il est assez vraisemblable qu'il s'agisse d'une variante du nom de Moutnéféret, l'usage de ce genre d'hypocoristique ou de din1inutif étant particulièrement fréquent sous la XVIII' dynastie. On a parfois attribué à Sennefer d'autres épouses que Sénetnay, le nombre de ces compagnes putatives pouvant aller jusqu'à quatre : Sénètemiah, Sénetrny, Sénetnéféret et Méryt. Les trois premières, uniquement attestées dans TI 96, portent le même titre, assez rare, que Sénetnay, "nourrice du roi", et il paraît peu vraisemblable que Sennefer ait épousé quatre nourrices royales aux noms si proches. Comme l'a déjà souligné Catharine H. Roehrig 10, Sénètemiah et Sénetrny n'existent pas et résultent en réalité d'erreurs de lecture ou de transcription de K. Sethe dans ses relevés des inscriptions de TI 96 pour les Udamden IV ; quant à Sénetnéféret, "la bonne/parfaite sœur/compagne", tout laisse penser qu'il ne s'agit que d'une version féminine du nom de Sennefer, adaptée à partir du nom de son épouse, Sénetnay, phonétiquement très semblable. Reste le cas de Méryt, dont les mentions sont exclusivement concentrées dans la salle à piliers du caveau de TI 96 et qui porte'une titulature très différente de celle de Sénetnay : "sa sœur bien aimée, la (grande) chanteuse d'Amon, louée de Mout dans son Isherou". Même si, en Égypte antique, les époux et les amants peuvent s'appeler mutuellement frère et sœur en omettant la précision "de cœur", il semble assez vraisemblable que cette Méryt soit en réalité la véritable sœur de Sennefer, qui aurait, au moins sur un plan iconographique, exercé le rôle de la nécessaire parèdre 51 féminine du défunt, indispensable à son ré-engendrement post-mortem, après que Pharaon eut décrété que Sénetnay serait enterrée non aux côtés de son mari, mais près de lui, dans la Vallée des Rois. En effet, on constate que lorsqu'un défunt était célibataire, l'iconographie de sa tombe le figurait néanmoins en présence d'une compagne, qui pouvait être sa sœur ou sa mère. Par ailleurs, Méryt est toujours définie comme la sœur de Sennefer, et jamais comme son épouse, à l'inverse de Sénetnay. Enfin, le passage bas qui mène à la salle à piliers du caveau aux vignes comporte des dalles de remploi mentionnant Sennefer et Sénetnay, dalles sur lesquelles débordent les peintures qui évoquent Méryt. En somme, dans l'état actuel de notre documentation, rien ne permet d'étendre de façon convaincante la famille nucléique de Sennefer au-delà de Sénetnay, Moutnéféret(lMouttouy) et Néfertary. Cette dernière ne porte jamais de titre particulier, sauf celui, honorifique, semble-t-il, de "la servante bien aimée du roi", dans la mention évoquée cidessus qui précise qu'elle fut "enterrée dans les faveurs du roi" et laisse penser qu'elle a dû mourir prématurément. セ。ョエ@ à sa sœur (aînée ?), "la sœur de lait du maître du Double Pays, Moutnéféret" - alias Mouttouy (?) - elle est présentée comme "chanteuse d'Amon". Il est hélas impossible de reconnaître ces deux filles de Sennefer et Sénetnay parmi les Néfertary et MoutnéféretIMouttouy qui sont attestées comme épouses de fonctionnaires enterrés dans la nécropole thébaine durant la XVIII' dynastie. Ainsi un rapprochement avec "la chanteuse d'Amon Mouttouy", épouse du "prince dans la cité du sud, chef du double grenier d'Amon, セョ。ュッB@ sous Amenhotep III, peut-il être suggéré 11, mais aucun indice ne permet d'étayer une telle hypothèse, toute séduisante qu'elle soit. Une des filles de Sennefer et Sénetnay - sans doute Moutnéféret / Mouttouy (?) - eut assurément un fils. En effet, dans le décor du mur du fond de la chapelle de TT 96, la présentation du bouquet d'Amon à Sennefer et Sénetnay est effectuée par "le fùs de sa fille", mais le nom de ce dernier est malheureusement en lacune [Fig. 9] ; martelé, on peut tout au plus conjecturer qu'il commençait par celui d'Amon (ou, moins vraisemblablement, de Mout) et devait pouvoir s'écrire en environ deux cadrats. Dimitri Laboury 52 En tout cas, le rôle qu'il exerce dans cette scène permet de penser que Sennefer et Sénetnay n'eurent pas de fùs, sinon c'est lui qui, suivant la tradition, aurait vraisemblablement offert le bouquet monté d'Amon. La situation de la descendance d'Aménémopé ne nous est pas vraiment mieux connue. De son union avec "la khékéret royale, la chanteuse d'Amon, la [grande] de louanges dans la maison de l'épouse du roi, la maîtresse de maison" Ouret, le vizir eut une fille, dont le nom ne nous est pas parvenu, et un fùs, nommé Paser, qui exécute, dans la salle longue de TT 29, le rituel d'offrande funéraire à ses parents avec le titre de "prêtre lecteur [d'Amon]" [Fig. 10]. Qye devient ce Paser, fils du vizir Aménémopé ? Il est très tentant de vouloir l'identifier au propriétaire de la tombe thébaine 367, "le chef des archers Paser", un contemporain d'Amenhotep II qui se décrit comme "l'enfant du Kap, grand confident du maître du double pays, loué du dieu parfait, celui qui remplit de Maât les deux oreilles de l'Horus, le suivant du roi dans ses déplacements sur eau, sur terre et dans tout pays étranger, ... le supérieur des suivants de sa majesté lorsqu'elle était le dauphin VI/pw)". Cependant, à nouveau, cette hypothèse ne peut être confirmée, car le propriétaire de TT 367 n'évoque pas ses parents et il ne se revendique d'aucun titre de prêtre lecteur. Le mystère de la destinée de la famille de Sennefer et Aménémopé après le règne d'Amenhotep II, responsable de leur promotion, reste donc entier. Sortie de l'ombre à la fin du règne de Thoutmosis III, grâce à la désignation d'Ahmose Houmay comme précepteur de l'héritier du trône d'Horus, cette famille connut sous Amenhotep II une fortune exceptionnelle, accédant aux plus hautes charges de l'État, avant de retomber, manifestement, dans l'oubli, loin de la sphère du pouvoir central. NOTES 1. Comme le souligne Catharine H. ROEHRJG dans sa thèse de doctorat (The Eighteenth Dynnsty Titles Roynl NI/rse (/1111<'./ IISlI'l), Roynl TI/toI' (l1I1I " IISII'I), nnd Foster Brother / Sister 0/ the Lord 0/ the Two Lnnds (.mlslII 11111 " Il lib 1311'Y), University of California - Berkeley, 1990), p. 198, lVlin était probablement âgé lorsqu'il devint précepteur du futur Amenhotep II, puisqu'il fut maire de This pendant tout le règne autonome de Thoutmosis III ; en outre, le décor de sa tombe, TT 109, laisse penser qu'il décéda avant le couronnement du prince, à l'instar d'Ahmose Houmay. Oyant à Senimen et Ahmose Panekhbet, cf les estimations de B. MATHIEU, "L'énigme du recrutement des 'enfants du kap' : une solution ?", GM 177, 2000, p. 47. 2. Cf P. DER lVIANUELIAN, Stl/dies in the Reign ofAmenophis 11, Hildesheimer Agyptologische Bei/l'lige 26, Hildesheim, 1987, p. 152. 3. Urk. IV, 897. 4. Cf D. LABOURY, La statuaire de Thoutmosis III. E ssai d'interprétation d'un portrait royal dans so n contexte historique, AegLeod 5, Liège, 1998, chapitre 3.2. 5. Urk. IV, 1281. 6. Le sem autre enfant royal de la XVIII' dynastie qui bénéficia assurément des services de plusieurs précepteurs est Néférourê, la fille d'Hatshepsout, qui fut confiée à Ahmose Panekhbet, Sénimen et Sénenmout, peut-être successivement. Cf C. H . ROEHRJG, op. cit., p. 48-78,342. Il s'agit à nouveau d'un enfant pour lequel d'ambitielLx espoirs royaux étaient nourris. 7. Cf EAD., op. cit., p. 336-337. 8. Cf notamment E. DZIOBEK, Denkmliler des Vezirs User-AmI/il, SAGA 18, Heidelberg. 9. Cf C. H . ROEHRJG, op. cit., p. 336. 10. Cf EAD., op. cit., p. 148-153. 11. Cf EAD., op. cit., p. 164, n 521 ; et Betsy M . BRYAN, "Evidence for Female Literacy from Theban Tombs of the New Kingdom", BES 6,1985, p. 21-2. D