Petits essais en forme de notules

Malraux définit le lecteur par vocation comme celui qui jouit de «la faculté d'éprouver comme présents les chefs-d'oeuvre du passé»...



Je souscris à cette définition et m'attacherai à présenter ici quelques réflexions au fil de mes lectures qui suivent rarement l'actualité littéraire, pour le plaisir de partager découvertes ou, éventuellement, récriminations... . Quoique, la vie étant bien courte, il vaut mieux, dans la mesure du possible, écarter le désagréable lorsque cela, comme il arrive trop rarement, est en notre pouvoir et vouloir.






Affichage des articles dont le libellé est Tintin. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Tintin. Afficher tous les articles

dimanche 15 janvier 2012

J'ai vu Tintin! (2)







Veuillez excuser le délai entre les deux parutions... Les aléas d'une existence palpitante ;0)

Mon premier texte mettait de l’avant, on s’en souviendra, ce que Steven Spielberg et Peter Jackson ont retenu des albums d’Hergé, à savoir les caractéristiques des personnages principaux et l’essentiel des séquences narratives provenant des trois albums à partir desquels le scénario a été élaboré.
Le présent billet portera davantage sur ce qui éloigne l’œuvre des cinéastes de celle du bédéiste.  Les appellations retenues pour désigner les deux catégories de créateurs sont déjà un indice de ce qui sera développé puisque, justement, ce sont en grande partie les différences entre les deux media utilisés qui expliqueront les divergences.

Une des scènes d'ouverture du film : Tintin découvrant la maquette de La Licorne sur le marché aux puces de Bruxelles. Le brocanteur, quoique fidèle au personnage de Hergé, ressemble étrangement à Steven Spielberg.... (2010 Columbia Pictures Industries, Inc. and Paramount Pictures)
Image retenue par l'article du Figaro  (1) Tintin au marché aux puces

Dans les commentaires qui suivaient mon premier texte, Michelaise nous disait avoir des réserves à l’endroit du 3D.  Au Québec, nous avons la possibilité de voir le film en version 3D ou non, mais il me semble que la principale dissemblance entre les deux variétés d’images est ailleurs.  En comparant quelques planches et certaines séquences, les éléments qui ressortent le plus sont au nombre de trois : la présence répétée de gros plans; le positionnement de l’œil du spectateur ou du lecteur par rapport à l’action représentée et surtout, surtout, la présence de la lumière. Est-ce dû à la période de production ou aux choix esthétiques des deux artistes? Un peu des deux probablement.  Je n’épuiserai certainement pas ici la question, mais je vous lance quelques pistes de réflexion qui participent de la mienne sur le fabuleux monde des images.

Les gros plans

J’ai toujours quelques Tintin   à portée de main et le nouveau petit format présenté il y a quelques années rend leur transport encore plus facile pour le voyage.  J'avoue toutefois que le visionnement du film et les lectures complémentaires qu'il a suscitées m'invitent à regarder différemment les planches de manière à découvrir les choix graphiques qui ont donné naissance au style d'Hergé.  Il faudra donc que je reprenne les albums un par un pour les examiner plus à loisir de ce point de vue. Je dirais tout de même que, malgré de vagues réminiscences de quelques gros plans, ils m'apparaissent comme n'étant guère nombreux dans les vingt-deux aventures de Tintin, et cela me semble s'expliquer par au moins deux raisons : sur le plan graphique, la forme des têtes des personnages de même que les aplats de couleur auxquels Hergé a été fidèle à partir du moment où Casterman lui a imposé l’abandon du noir et blanc n’invitaient pas à l’utilisation de plans rapprochés sur le visage des personnages, car cela n’aurait eu aucun intérêt. De plus, Hergé subordonnait toujours son dessin à l’impératif de la clarté de l’histoire à raconter. La simple recherche esthétique n’était donc pas inscrite à son programme. S'il se permettait quelque complaisance, c'était plutôt dans le dessin des voitures et des avions pour lesquelles il avait une réelle passion et dont des modèles précis apparaissent dans chaque album de Tintin.

J’avoue donc avoir  été particulièrement éblouie par les séquences du film de Spielberg où l’on voit les personnages en gros plan, tout particulièrement Tintin et Milou, car je suis un peu fâchée avec les yeux bleus du capitaine Haddock qui sont noirs un point c’est tout. Vous serez, par exemple, attentifs à ce plan où Tintin observe avec sa lampe de poche un modèle de la Licorne : on combine ici ombres et lumière et gros plan pour créer de superbes images.  Je salue tout particulièrement l’art des informaticiens-dessinateurs de WETA qui ont eu le souci de reproduire même le léger duvet blond que l’on retrouve sur les joues de l’intemporel jouvenceau qu’est Tintin! Au-delà des critiques sur le trop jeune âge du personnage, on peut tout de même reconnaître la magie de la technique comme on admirerait le rendu d’un tableau.
Un second visionnement, que je me promets pour bientôt, me permettrait d’ajouter d’autres exemples, mais, pour le moment, je vous invite à examiner une autre variante existant entre film et albums.

La diversité des plans.

À défaut d’avoir inventé la ligne claire, Hergé en est très certainement le principal représentant. Comme l’indique l’article de Wikipédia auquel vous pouvez vous reporter, la ligne claire implique certains choix esthétiques comme l’utilisation systématique des contours noirs ou les aplats de couleur qui rendent les bandes dessinées des tenants de cette esthétique immédiatement identifiables. 

D’autres choix se manifestent également non plus au niveau de la case, mais à celui de la planche.  L’article de Wikipédia parle de « l’unité et de la continuité des plans » que l’on peut observer dans cette planche du Crabe aux pinces d’or.  Cette planche a été placée, dans le film, à la suite des planches qui suivent le retour de Tintin du marché aux puces dans Le secret de la Licorne.  Si l’on avait voulu filmer cette scène à l'identique, il aurait fallu une caméra à l’épaule suivant le personnage tout en tentant de conserver toujours le même type de plan, la même orientation et la même hauteur par rapport au personnage filmé. Mon vocabulaire cinématographique comportant des lacunes, il sera plus simple de vous montrer la différence entre une planche de Tintin et celle d’une bande dessinée contemporaine : L’Angélus de Giroud et Homs.








Je ne parviens pas à mettre les deux planches côte à côte, mais je compte sur votre capacité d'observation pour remarquer combien le langage graphique s’est  complexifié en quelques décennies : le quasi gaufrier (2) d’Hergé a fait place à des cases de toutes les grandeurs chez Homs; toujours dans la planche de L'Angélus, les plans sont nombreux et divers, du gros plan des deux cases de transition à la plongée de la toute première case en passant par le plan improbable et curieux, pourtant positionné au centre de la page, qui implique que l’œil ou la caméra soit à l’intérieur du véhicule qui amènera le couple et l’enfant blessé vers l’hôpital.  À cette variété de plans s’ajoutent les variations de la couleur, le sépia retenu pour les premières cases renvoyant au passé du protagoniste alors que son présent sera plutôt gris comme l’est effectivement la couleur des jours de ce terne voyageur de commerce.

La juxtaposition de deux planches produites à plus de soixante ans d’intervalle montre donc à quel point le langage du neuvième art a évolué, les jeunes dessinateurs d'aujourd'hui ayant probablement intégré tout un nouveau ocabulaire visuel.  En ce qui concerne les aventures cinématographiques de Tintin recréées par Spielberg, s’ajoute encore à cette évolution de la représentation le passage à un autre medium ayant ses propres exigences.

Si l’on pouvait mettre en parallèle les planches montrant l’appartement de Tintin et la représentation du même appartement dans le film, on constaterait de surcroît à quel point les images d’Hergé sont métonymiques, un seul objet servant à représenter toute une pièce.  Lorsque Tintin entre dans son bureau, un coin de ce meuble sert seul à évoquer le passage du salon à cette pièce qui, dans le film, prend une dimension que n’avaient jamais imaginée les lecteurs de Tintin.  Le  bureau cinématographique de Tintin est en effet surchargé d’objets, presque de façon caricaturale comme dans cette vitrine où s’alignent des machines à écrire identiques.  Il fallait certes « habiter » l’image cinématographique, mais peut-être y a-t-il eu ici une certaine exagération. 

Pour en revenir à la variété des mouvements et des positionnements de la caméra, vous serez attentifs à certaines séquences qui sont d’une beauté à couper le souffle et que Spielberg n’aurait pu réaliser autrement qu’en utilisant le 3D.  Je pense à cette séquence où Tintin et Haddock parviennent, à dos de chameau, au bord d’une dune de sable très élevée et découvre la ville de Bagghar.  On a alors l’impression que la caméra est attachée aux ailes d’un aigle et plonge littéralement du bord de la dune pour nous faire découvrir cette ville où Sakharine projette de s’emparer du troisième modèle de la Licorne pour enfin posséder les trois parchemins qui le mèneront au trésor de Rackham. À l’heure actuelle, ce sont surtout quelques « techno-freaks » qui s’amusent avec le 3D, mais lorsque cette technique aura évolué et qu’elle sera à la portée d’un plus grand nombre de cinéastes, nous n’avons pas fini d’être étonnés…


Ombres et lumière

Je serai ici plus brève, car je ne voudrais pas perdre un lectorat qui n’est pas d’emblée conquis par rapport à la BD ou au 3D… L’apport le plus important du film sur le plan visuel est très certainement l’introduction de la lumière qui engendre des ombres… Hergé était catégoriquement opposé à la présence d’ombres dans ses dessins malgré les remarques insistantes d’un de ses collaborateurs E.P. Jacobs (Blake et Mortimer).  Pour lui, seul le trait importait et même la couleur lui semblait un ajout quasi superflue au point qu'il se fit longuement tirer l'oreille par Louis Casterman au début des années quarante, car il était impératif pour l'éditeur de présenter les albums de Tintin en couleurs de manière à pouvoir faire face à la concurrence.

Qu’aurait-il donc pensé de cet ajout dans le film de Spielberg?  Car le cinéaste a vraiment joué des contrastes lumineux, multipliant les scènes qui se déroulent la nuit ou le soir.  Encore là, je suis personnellement touchée par cet ajout même s’il ne respecte pas le travail initial du père de Tintin.  Peut-être faut-il ajouter que Georges Rémi était né en 1907, sept ans, donc, après l’invention du cinéma alors que Picasso devait dissimuler ses Demoiselles d’Avignon que même ses amis peintres avaient décriées.  En 1982, peu avant sa mort, Hergé avait toutefois reconnu le génie de Spielberg au point d'accepter de lui confier les droits de ses oeuvres, ce qu'il ne faisait pas volontiers et ce que font encore moins facilement ses héritiers.  Il y a donc à parier qu'il aurait certainement été saisi par le résultat.

Le regard se forge et se forme très tôt dans l’existence et, à moins de souffrir d’adultisme (voir l'article de Norma), on ne cessera de l’aiguiser.  Mais le regard que nous portons sur les choses dépend aussi de ce qu’il a eu comme nourriture.  Or, le monde des images est complexe, ondoyant et changeant.  En constante évolution.  Et je suis toujours surprise qu’en raison de la pléthore d’images de toutes sortes qui nous accablent ou nous réjouissent en agissant donc fortement et de façon immédiate sur la sensibilité, on n’accorde pas davantage de temps à la formation de l’œil à l’école.

(1) L'article du Figaro raconte par le menu toutes les péripéties qui se sont produites entre la rencontre de Spielberg et de Tintin et la réalisation du film; plus de vingt-cinq ans se sont écoulés entre le moment initial et le premier tournage en motion capture avec les comédiens en 2009.


(2) La notion de «gaufrier» renvoie aux planches qui sont composées d'un nombre égal de cases sur chaque ligne, ces cases devenant ainsi d'égale grandeur.

mardi 3 janvier 2012

J’ai vu Tintin!!! (1)

Publicité de Casterman pour la publication de l'album du film

En guise de prémisse

Mettons tout d'abord cartes sur table : je suis une Tintinophile finie depuis plus de quarante-cinq ans maintenant, c'est-à-dire que j'ai eu mes premiers albums de Tintin avant même de savoir lire et que je côtoie quotidiennement depuis l'univers de Georges Rémi.  Je peux donc dire, à l'instar d'un des biographes d'Hergé, Benoît Peeters, que «mon intérêt pour Tintin est presque aussi vieux que moi.» (Hergé fils de Tintin, Coll. Champs, Flammarion, p. 11)

Cependant, jusqu'à mardi dernier, mon amour était essentiellement livresque : je n'avais jamais vraiment accroché aux adaptations télévisuelles ou cinématographiques, qu'elles aient été réalisées avec des comédiens ou sous forme de dessins animés. J'attendais donc Spielberg de pied ferme. Et le mardi 3 janvier, je suis tombée sous le charme.  J'étais assise au milieu d'une rangée de petits garçons de six ou sept ans qui disparaissaient derrière leurs lunettes noires et leur immense «popcorn» et, si j'excepte le maïs soufflé inondé de beurre, je «cadrais tout à fait dans le portrait», poussant des «oh!» et des «ah!» autant sinon plus que mes petits voisins.  Avec un peu de recul, je peux maintenant mieux saisir ce qui m'a tellement émerveillée dans ce film qui demeure toutefois très différent du rendu des albums d'Hergé tout en en respectant parfaitement, à mon avis, l'esprit.

Des cinéastes respectueux

Steven Spielberg et son acolyte néo-zélandais, Peter Jackson, se sont en effet approprié la «substantifique moelle» de l'oeuvre pour la refondre dans leur propre creuset et, surtout, selon les façons de faire de notre époque.
L'écoute des suppléments qui agrémenteront très certainement le DVD à venir répondra peut-être à certaines de mes questions.  Par exemple, comment le travail s'est-il réparti entre les deux compères? Car il faut bien comprendre qu'une oeuvre comme Les Aventures de Tintin en 3D constitue une entreprise de longue haleine qui s'étale sur plusieurs années et qui implique de nombreux intervenants qui sont en interaction constante et qui ont un effet les uns sur les autres. La vision de Spielberg, fasciné par sa découverte tardive de Tintin en 1982, s'est incarnée à travers les instruments favoris de Jackson qui a requis les services de l'équipe de
WETA Digital, compagnie avec laquelle il avait déjà travaillé pour la trilogie du Seigneur des anneaux, puisque ce sont les informaticiens/dessinateurs de WETA qui ont animé le personnage de Gollum en utilisant la même technologie que celle qui est utilisée pour Les Aventures de Tintin.   
 
Pour revenir à la question du respect de l'oeuvre, je pense à deux choses : d'une part, l'attention particulière accordée à l'élaboration des personnages et, d'autre part,  la reprise de séquences entières empruntées aux trois albums qui ont été utilisés pour l'élaboration de ce premier film soit Le crabe aux pinces d'or, Le secret de la Licorne et Le trésor de Rackham le rouge. 





Les personnages

Tintin, Milou et le capitaine Haddock sont les trois personnages principaux de l'oeuvre d'Hergé et c'est donc à eux que l'on a accordé préséance.  Comme les amoureux de la Commedia dell'arte qui ne portent pas de masque, car les artisans qui les fabriquaient prétendaient qu'il n'était pas possible de représenter le sentiment amoureux, Tintin est le seul des personnages que l'on pourrait croiser dans la rue sans être surpris de son apparence.  Dans le système des personnages d'Hergé, il est aussi assez singulier puisque son faciès tout rond qui s'est petit à petite ovalisé tout au long de son histoire, ne présente pas le même nez que ceux des autres personnages masculins.  Dans le film de Spielberg, et c'est une de mes petites réserves, tous les personnages à l'exception, donc, de Tintin, affichent une certaine disproportion du corps par rapport à la tête qui lorgne du côté de la caricature.  Même le capitaine Haddock. Ce n'est pourtant pas le cas dans les albums.  Par contre, les actions et comportements des personnages et ce que nous savons de leur «psychologie» même s'il est un peu abusif d'utiliser ce terme dans le cadre des oeuvres d'Hergé, sont parfaitement respectés par Spielberg.  

Les séquences narratives

Quant aux séquences narratives qui composent les trois albums déjà mentionnés, elles ont été conservées en grande partie, mais remontées dans un autre ordre que celui que l'on retrouve en lisant d'affilée les bandes dessinées.  Ainsi a-t-on débuté par les premières planches de la Licorne, mais il a fallu introduire, un peu plus tard, plusieurs épisodes empruntés à l'album du Crabe aux pinces d'or pour pouvoir raconter comment le capitaine Haddock et Tintin en sont venus à se rencontrer.

Rares donc sont les séquences créées de toutes pièces.  C'est malheureusement le cas de l'affrontement presque final qui s'éternise entre le capitaine Haddock et le «bad guy» de service que l'on a développé à partir d'un des personnages secondaires du Secret de la Licorne.  On sent ici un peu de la complaisance qui animait déjà l'équipe productrice des effets spéciaux des grandes batailles du Seigneur des anneaux.  Je ne développe pas plus pour le moment, espérant que mon billet vous incitera à aller voir le film si ce n'est déjà fait. La présence de ce méchant de service a permis d'accentuer le côté manichéen souvent présent dans les films à l'américaine. Dans l'album, les ennemis de Tintin qui cherchaient à s'emparer des parchemins permettant de connaître la route qui les conduirait au trésor n'apparaissent qu'à la toute fin même s'ils se manifestent par leurs agissements, comme l'assassinat de l'homme au complet bleu venu avertir le héros du danger inhérent à sa quête.


Un second billet portera sur ce qui éloigne le film des albums, ce qui me permettra d'introduire quelques remarques sur les particularités du dessin d'Hergé dont il ne faut pas oublier qu'il s'est éteint en 1983, il y a donc presque trente ans maintenant.