Je sors brièvement de mon mutisme estival pour célébrer un anniversaire, car en regardant ma montre, ce matin, j'y ai vu inscrit la date du 13 juillet, et cela m'a remémoré ce même jour, il y a trente ans, alors que mourrait l'écrivain qui a le plus marqué mon adolescence et dont la voix a certainement contribué a modelé la mienne qui s'y reconnut d'emblée : Gabrielle Roy.
La photo ci-dessus n'est pas de moi; elle montre l'auteur en 1945, au moment de la publication de son premier livre qui se mérita le prix Fémina : Bonheur d'occasion. Cet ouvrage, dans la tradition du roman réaliste du dix-neuvième siècle, décrit les difficultés d'une famille de la classe ouvrière installée dans le quartier montréalais de Saint-Henri, où, comme ma mère, j'ai fait mes premières armes d'enseignante il y a un petit moment déjà. Ce n'est toutefois pas la portion de l'oeuvre que je préfère. C'est plutôt le versant inspiré par l'enfance manitobaine de Gabrielle Roy qui me retient, ce dont j'ai déjà parlé dans l'un de mes premiers billets.
Prendrez-vous le temps de lire le texte ci-dessous? En guise de commémoration, j'ai eu envie de vous faire découvrir quelques extraits d'un des chapitres que je préfère de Rue Deschambault (1955) : «La voix des étangs»... mais je n'ai pas réussi à découper ce texte où tout me semble important, depuis les réflexions premières de l'adolescente sur sa vocation naissante jusqu'aux propos échangés ensuite avec une mère clairvoyante, mais attristée. Alors je vous l'ai recopié en espérant que malgré le farniente si doux de l'été, vous trouviez quand même un petit reste d'énergie pour lire ces quelques pages...
La voix des étangs
Dans les étangs non loin de chez nous, un soir, vers le mois d'avril, commençait une sorte de musique aiguë, vibrante, d'une tristesse douce pourtant, qui durait presque tout l'été, pour ne cesser que lorsque l'eau des étangs avait été bue toute par le soleil ou par la terre.
Les petites chanteuses, des centaines de grenouilles, étaient invisibles. Sortant de l'hiver, de leur engourdissement, de la vase, retrouvaient-elles cette mince voix éclatante pour se parler, se saluer d'un marais à l'autre? Ou bien ne revivaient-elles, n'échappaient-elles au fond gluant que pour remuer nos cœurs un temps par une musique étrange ? D'abord isolées, éparses, les voix finissaient par s'accorder et ne formaient plus bientôt qu'un long cri continu. Je l'entends encore qui vrillait par chez nous les nuits de printemps; jamais je n'ai entendu appel plus fort vers l'enfance, vers ses joies un peu sauvages.
J'allais encore souvent dans mon grenier, même quand je fus une élève studieuse, même quand je fus un peu plus âgée et au bord de ce qu'on appelle la jeunesse. Qu'allais-je faire là-haut? J'avais seize ans, peut-être, le soir où j'y montai comme pour me chercher moi-même. Que serais-je plus tard?... Que ferais-je de ma vie?... Oui, voilà les questions que je commençais à me poser. Sans doute pensais-je que le temps était venu de prendre des décisions au sujet de mon avenir, au sujet de cette inconnue de moi-même que je serais un jour.
Et voici que ce soir-là, comme je me penchais par la petite fenêtre du grenier et vers le cri des étangs proches, m'apparurent, si l'on peut dire qu'ils apparaissent, ces immenses pays sombres que le temps ouvre devant nous. Oui, tel était le pays qui s'ouvrait devant moi, immense, rien qu'à moi et cependant tout entier à découvrir.
Les grenouilles avaient enflé leurs voix jusqu'à en faire, ce soir-là, un cri de détresse, un cri triomphal aussi... comme s'il annonçait un départ. J'ai vu alors, non pas ce que je deviendrais plus tard, mais qu'il me fallait me mettre en route pour le devenir. il me semblait que j'étais à la fois dans le grenier et, tout au loin, dans la solitude de l'avenir; et que, de là-bas, si loin engagée, je me montrais à moi-même le chemin, je m'appelais et me disais : «Oui, viens, c'est par ici qu'il faut passer...»
Ainsi, j'ai eu l'idée d'écrire. Quoi et pourquoi, je n'en savais rien. J'écrirais. C'était comme un amour soudain qui, d'un coup, enchaîne un cœur; c'était vraiment un fait aussi simple, aussi naïf que l'amour. N'ayant rien encore à dire... je voulais avoir quelque chose à dire...
M'y suis-je essayée sur-le-champ? À cet ordre baroque, ai-je tout de suite obéi? Un doux vent de printemps remuait mes cheveux, les mille voix des grenouilles emplissaient la nuit, et je voulais écrire comme on sent le besoin d'aimer, d'être aimé. C'était vague encore, bienfaisant, un peu triste aussi. Tout autour de moi étaient les livres de mon enfance, que j'avais ici même lus et relus dans un rayon dansant de poussière, tombé de la haute lucarne comme un trait de soleil. Et le bonheur que les livres m’avaient donné, je voulais le rendre. J'avais été l'enfant qui lit en cachette de tous, et à présent je voulais être moi-même ce livre chéri, cette vie des pages entre les mains d'un être anonyme, femme, enfant, compagnon que je retiendrais à moi quelques heures. Y a-t-il possession qui vaille celle-ci? Y a-t-il un silence plus amical, une entente plus parfaite?
Or, cette autre moi-même qui dans l'avenir m'invitait à l'atteindre, cette autre moi-même, ô douceur de l'ignorance! était vêtue comme je l'étais ce soir d'un blouson de serge bleu marine à grand col matelot, elle avait le même jeune visage un peu pensif, appuyé au creux d'une main, elle n'avait pas vieilli.
Ma mère, un soir, vint me trouver dans cette pièce basse de plafond d'où je ne descendais plus, fascinée par les mille bruits de la nuit que j'apprenais à distinguer les uns de autres, fascinée, à ne plus rien oser, par l'ampleur, le mystère de la tâche que je m'étais donnée ou que j'avais acceptée. Le chant des étangs faiblissait; à présent, détachées les unes des autres, les petites voix se cherchaient, avaient l'air de se répondre, ou de se séparer, peut-être...
Maman me dit :
-Pourquoi t'enfermes-tu toujours ici? Ce n'est pas de ton âge. Va jouer au tennis ou rejoindre tes amies. Te voilà toute pâle. C'est pourtant le plus beau temps de ta vie. Pourquoi n'en profites-tu pas mieux?
Alors j'ai gravement annoncé à maman ce qu'il en était : que je devais écrire... Et est-ce qu'il ne fallait pas pour cela venir au grenier, écouter longtemps, longtemps, les voix qui se croisent... et tant de choses qu'il faut démêler?
Maman eut l'air tracassée. C'était pourtant sa faute si j'aimais mieux la fiction que les jours quotidiens. Elle m'avait enseigné le pouvoir des images, les merveilles d'une chose révélée par un mot juste et tout l'amour que peut contenir une simple et belle phrase.
-Écrire, me dit-elle tristement, c'est dur. Ce doit être ce qu'il y a de plus exigeant au monde... pour que ce soit vrai, tu comprends! N'est-ce pas se partager en deux, pour ainsi dire, un qui tâche de vivre, l'autre qui regarde, qui juge...
Elle me dit encore :
-D'abord, il faut le don; si on ne l'a pas, c'est un crève-cœur; mais, si on l'a, c'est peut-être également terrible... Car on dit le don, mais peut-être faudrait-il dire : le commandement. Et c'est un don bien étrange, continua maman, pas tout à fait humain. Je pense que les autres ne le pardonnent jamais. Ce don, c'est un peu comme une malchance qui éloigne les autres, qui nous sépare de presque tous...
Comment maman pouvait-elle dire si juste? À mesure qu'elle parlait, ce qu'elle disait je le sentais vrai et déjà comme enduré.
Maman avait les yeux au loin, et elle était si attentive à me bien protéger, à me défendre, qu'ils se remplirent de chagrin.
- Écrire, me dit-elle, est-ce que ce n'est pas en définitive être loin des autres... être toute seule, pauvre enfant!
Les grenouilles reprirent, après un peu de pluie, leur chant d'ennui si prenant. Je pense qu'on doit s'ennuyer longtemps d'avance du long chemin à faire, du visage définitif que nous donnera la vie. La curiosité de nous connaître, peut-être est-ce là ce qui nous tire le mieux en avant...
- Les mots parfois arrivent aussi à être vrais, ai-je dit à maman. Et sans les mots, y aurait-il une seule vérité dont on puisse dire : c'est ainsi, c'est vrai!
Alors maman a eu un geste si désolé, si impuissant.
Elle a dit en s'en allant :
- L'avenir est une chose terrible. C'est toujours un peu une défaite.
Elle m'a laissée à la nuit, au grenier solitaire, à l'immense tristesse du pays noir.
Mais j'espérais encore que je pourrais tout avoir : et la vie chaude et vraie comme un abri -intolérable aussi parfois de vérité dure- et aussi le temps de capter son retentissement au fond de l'âme; le temps de marcher et le temps de m'arrêter pour comprendre; le temps de m'isoler un peu sur la route et puis de rattraper les autres, de les rejoindre et de crier joyeusement : «Me voici, et voici ce que j'ai trouvé en route pour vous!... M'avez-vous attendue?...Ne m'attendez-vous pas?... Oh! attendez-moi donc!...»