Les Rmanits progressaient lentement mais régulièrement. Derrière eux, il ne restait rien de ce qui avait fait la vie de cette terre. Les gens fuyaient devant ce danger. Un troisième Rmanit avaient rejoint les deux premiers. Maintenant la largeur qu'ils dégageaient, faisait plus de cinquante pas.
Le hameau d’essarteurs avait été mis en alerte par le bruit qui se rapprochait. Deux hommes aux épaules larges et sachant manier la hache étaient partis en reconnaissance. Avec leurs familles, ils étaient venus là pour se défricher un terrain où vivre tranquille et surtout loin de la guerre qui s’annonçait. Tout avait bien commencé. Ils avaient dégagé deux arpents et, avec les premiers troncs, avaient construit une cabane commune. Chaque famille avait son petit espace délimité par des roseaux séchés trouvés dans une mare voisine. En attendant de mieux, ils s’accomodaient de cette promiscuité plus agréable sous un toit que sous une tente. Ils n’avaient laissé aucune trace derrière eux et se retrouvaient isolés de tout et de tous, pensant que le monde les oublierait. Le bruit lointain ne les avait pas alertés. Leurs cognées le couvraient sans difficulté. Il avait continué la nuit. Tosir s’était inquiété, mais il s’inquiétait toujours, pensaient les autres. Le lendemain soir, le bruit avait pris de l’importance. Tosir ne fut plus le seul à s’inquiéter. Le lendemain, Tosir et Reyer, la hache sur l’épaule, partaient vers ce qui créait ce tintamarre. Ils n’eurent pas à marcher longtemps pour être assourdis. Prudemment, ils firent une pause. Tosir, le plus agile, décida de monter dans un arbre. À son arrivée en haut, il vit la fumée. La forêt semblait en feu. Pourtant, le bruit n'était pas celui d’une forêt en feu. Il y avait autre chose. Il rejoignit Reyer et lui expliqua ce qu’il avait vu. Ils décidèrent de contourner le feu. Le soir venu, ils se retrouvèrent près de la source de ce terrible tintamarre. Dans la lumière du soleil couchant, ils découvrirent les trois grandes silhouettes malaxant la terre, écrasant les arbres, faisant fondre la pierre. Les coulées de lave enflammaient des troncs verts que les autres géants réduisaient en débris qu’ils enfouissaient sous la terre. Tosir connut la terreur. Sidéré par ce qu’il voyait, il fallut que Reyer le secoue pour qu’il bouge.
- Vite, il faut les prévenir !
Tosir suivit Reyer comme un zombie, oubliant même sa hache. Malgré la nuit, ils coururent de toutes leurs forces ne s’arrêtant que brièvement pour reprendre leur souffle. À leur arrivée au hameau, ils se mirent à hurler pour alerter. Rapidement, ce fut la panique. Les femmes prirent l’initiative et chacun se retrouva avec une tâche à accomplir le plus vite possible. Avant midi, ils étaient partis. Déjà le vent portait des odeurs de fumée. À Tosir, qui pleurait sa hache, on avait confié les quelques bêtes de la communauté. On l’avait fait partir tout de suite parce que les bêtes avançaient lentement. Il fut ainsi le premier à rencontrer les gayelers. Il eut peur. Ce n’était qu’un petit détachement cependant Tosir voyait en eux les anges de la mort. Pourtant ils ne firent pas un geste de menace. Mieux, leurs armes étaient au fourreau. Le chef lui demanda s’il avait vu des géants et s’il y avait d’autres personnes dans ce coin de forêt. Tosir raconta ses mésaventures. Il n’avait pas fini de parler qu’arrivaient certains de ses compagnons. Eux ne savaient rien, à part le bruit et l’odeur. Mais sur les dires de Tosir et de Reyer, ils avaient cru. Les gayelers avaient des ordres. Ils devaient faire évacuer devant les Rmanits, de gré ou de force.
Plus loin, au village de Millod, les rebelles, aux ordres de la reine blanche, tentaient la même démarche. Les policiers présents n’étaient qu’une poignée. Si les habitants avaient manifesté leur joie de voir les soldats de la Reine, ils ne comprenaient pas la nécessité de quitter leur village. Les termes de géants et de mort n’entamaient pas leur scepticisme. Ils attendaient des libérateurs pas des messages de la catastrophe. Ceux qui pensaient que les rebelles n’étaient qu’une bande de pillards tentant de vider le village pour pouvoir le vider, avaient préparé des armes, prêts à défendre le peu qu’ils avaient. Leur désarroi augmenta encore quand ils virent un détachement de Gayelers venir et tenir le même discours. Tarpaz, qui rentrait des champs, s’approcha. Tout le village le connaissait. Il n’était pas le chef déclaré mais il avait le Savoir. Quand il eut écouté les soldats de la Reine, il déclara haut et fort :
- Moi, je pars. Je préfère attendre la fin du monde un peu plus loin, un peu plus tard.
Et Tarpaz partit vers sa maison, sa femme et ses enfants lui emboitèrent le pas. Ce fut comme un signal. Les gens se dispersèrent, se demandant comment ils allaient pouvoir sauver le maximum d’affaires.
À Clébiande, les gayelers, qui avaient entrepris de faire de la ville le mur contre lequel allait se briser l’élan des rebelles, eurent la surprise de voir arriver leur roi accompagné de rebelles. Plus étonnant encore, la sorcière blanche, accompagnée de ses léopards, marchait à côté de lui. Surpris par leur arrivée soudaine, le commandant de la place et les autorités de la ville se précipitèrent pour se présenter devant le roi. Ce fut la bousculade pour arriver le premier au lieu que Kaja avait investi. Le gouverneur gourmandait encore ses serviteurs pour leur manque de discernement et de réaction, quand il entra dans la salle de réception de son propre palais. Kaja avait donné des ordres, et les gayelers présents apportaient déjà ce qui lui était nécessaire. Le gouverneur marqua un temps d’arrêt à la porte. Dans cette grande pièce d’apparat brillant de toutes ces décorations d’or et d’argent, Kaja, en tenue de combat, dénotait. Mais de cela le gouverneur s’en serait accommodé. Ce qui lui avait bloqué dans la gorge les compliments qu’il préparait était la présence incongrue de la sorcière blanche, assise sur une simple chaise, entourée de deux léopards blancs. Nul besoin de siège particulier pour qu’elle trône comme une reine. Le commandant de la place arriva sur ces entrefaits et marqua le même temps d’arrêt. Partagé entre son désir de débarrasser le monde de la sorcière blanche et celui de ne pas déplaire à son souverain, il ne savait que faire. La situation était trop irréelle pour lui. Kaja les remarqua et leur fit signe d’approcher. Son geste sembla remettre le temps en mouvement. Le gouverneur et le commandant avancèrent avec toute la dignité nécessaire à leur rang. Ils furent doublés par un officier de police qui s’affranchit de toutes les règles en passant devant eux. Ils atteignirent le comble de l’étonnement en voyant Kaja sourire à la vue de ce manque de respect.
- Ah ! Selvag, vous êtes là ! Nous allons pouvoir travailler. La situation a beaucoup évolué. Les Rmanits ont commencé à dévaster la terre.
- Ce sont ces monstres dont parlent les rapports ?
- Oui, mais plus que des monstres que nous pourrions arrêter, ce sont des avatars du dieu des dieux. Aujourd’hui, ils sont trois. Issus de la terre, ils reviennent détruire notre monde. Aucun homme n’a pouvoir sur eux. Émoque, elle-même, ne peut rien. La reine blanche n’a pas plus de pouvoir.
Selvag se tourna vers Riak et la salua d’un mouvement de tête. Riak lui rendit son salut. Elle se sentait mal à l’aise dans ce palais en présence de tous ces seigneurs qui la haïssaient. Elle voyait des têtes apparaître et disparaître aussitôt. Serviteurs ou soldats, ils venaient voir l’impensable de leurs yeux. Elle avait les mains posées sur la tête de ses léopards des neiges dont le ronronnement prenait de l’ampleur. Kaja et Selvag continuaient à échanger des informations. Des gayelers apportaient du mobilier transformant la salle de réception en poste de commandement opérationnel. Tous regardaient plus ou moins directement Riak. Personne ne faisait attention aux gens qui l’accompagnaient. Riak voyait combien Kaja avait l'habitude du commandement. Il donna ses directives à Selvag. Puis il reçut le gouverneur et le commandant.
- Clébiande est perdue si nous ne pouvons les arrêter. Ils seront là d’ici quelques jours.
- Clébiande perdue ? C’est impossible, nos fortifications sont puissantes et nos hommes valeureux.
- Je ne mets pas ce fait en doute, Colonel, mais en face de nous, ce ne sont pas les rebelles. Ce sont des Rmanits. La reine blanche et moi avons fait la trêve pour les combattre. Vous mettrez vos hommes à la disposition du gouverneur pour faire évacuer la ville.
- BIen, Majesté !
Kaja le congédia. Le colonel, après un dernier salut et un dernier regard à Riak, quitta la pièce à grandes enjambées.
- Vous avez entendu, Gouverneur. La ville ne tiendra pas devant ces monstres d’avant le temps. Il vous faut faire évacuer Clébiande. Le colonel viendra appuyer vos gardes.
Le gouverneur acquiesça de la tête. Puis il demanda des explications. À côté de lui, son secrétaire qui n’était pas un seigneur, notait ce qui était important non sans dévorer des yeux Riak. La discussion semblait s’éterniser. Le gouverneur avait besoin de temps. Riak se leva brusquement. Elle s’approcha de Kaja et du gouverneur qui la regardèrent, interloqués.
- Vous n’allez pas nous faire perdre notre temps ! Si vous ne vous en sentez pas capables, on peut demander à votre secrétaire de faire votre travail !
Le gouverneur devint gris pendant que Kaja souriait. Riak était vraiment étonnante. Kaja la vit se tourner vers le secrétaire :
- Tu t’appelles Gomard, fils de Monn, n’est-ce pas !
- Oui, ma reine.
- Ce que demande le roi est faisable, n’est-ce pas !
- Oui, ma reine.
- Alors va dire à mon peuple que leur reine veut leur salut et qu’ils doivent fuir aujourd’hui.
- Oui, ma reine.
- Alors va !
Le secrétaire regarda le gouverneur qui était rouge comme une pivoine. Ce dernier fit un petit signe de tête sans rien dire. Les deux léopards lui tournaient autour en feulant doucement.
- Voyez, Gouverneur, reprit Kaja. On ne s’oppose pas, on coopère. Je donne le même ordre que la reine. Allez !
Toutes ses allées et venues avaient pris du temps, le jour s’avançait quand un messager s'approcha de Kaja. Il salua et au lieu de donner son message comme il aurait dû, il regarda Riak.
- Parle, dit Kaja !
- Bien, Majesté. Le colonel Selvag vous prévient que nous risquons une émeute. Le peuple se rassemble en masse devant le palais.
Kaja regarda Riak :
- Voilà les ennuis !
Riak eut un grand sourire :
- Mon peuple veut me voir, je vais lui parler !
Elle se retourna vers Jirzérou et Résal. Elle remarqua que Koubaye avait disparu. Elle pensa qu’il était parti voir les grands savoirs.
- Venez avec moi. La reine doit avoir une suite.
Quand elle atteignit la terrasse qui surplombait la place, elle vit la foule, une foule bigarrée, bruyante, mais armée de fourches, de faux ou d’autres instruments. Autour, le gayelers avaient pris position. Quand elle apparut accompagnée du Tréïbénalki et d’un Tréïben, ce fut un hurlement d’ovations. Les deux léopards, en sautant sur la rambarde, eurent le même effet. Elle laissa la clameur enfler. Cela dura de longs instants. Kaja comprit alors combien il avait sous-estimé la situation. Le peuple entier la reconnaissait. Ce n’était pas une guerre contre des rebelles. C’était une guerre contre un peuple prêt à mourir pour Riak. Il admira sa prestance. Elle leva le bras pour réclamer le silence mais les clameurs reprirent de plus belle. Kaja intervint alors. Il prit place à côté de Riak. Derrière lui, impeccablement alignés, les gayelers de sa garde personnelle. Son apparition fit taire le peuple et crier de joie les gayelers. Kaja fit un geste et la clameur de ses troupes stoppa net.
Il recula alors d’un pas en disant :
- Vas-y, Riak. Tu peux parler.
Riak se lança dans un discours aussi peu protocolaire que ses manières. Le peuple fit silence en l’entendant. Elle était leur reine et voulait qu’ils vivent prospères et en paix. Pourtant, elle apportait de mauvaises nouvelles. La mort marchait vers eux. Elle n’avait rien à voir avec les seigneurs. Tout le monde devait s’écarter de cette menace. Le temps était à l’union pour faire face.
Le peuple sentit l’abattement tomber sur lui. Il se voyait libérer leur ville et la reine annonçait la catastrophe.
Quand arriva la fin de son discours, Riak fit un pas en arrière pour prendre la main de Kaja et, l’obligeant à s’avancer, elle jura devant tous que, ensemble ils vaincraient, ou ensemble ils mourraient.
Sur le balcon, Kaja fit bonne figure, mais dès qu’ils furent rentrés dans la salle de réception, il interpella Riak :
- Qu’est-ce que c’est que cette folie de déclarer que nous vaincrons ou que nous mourrons !
- Parce que tu peux envisager de survivre si ton peuple meurt ?
Kaja en resta interloqué.
- D’ailleurs, reprit Riak, si nous voulons que la suite se passe bien, il faut faire venir tous ceux qui ont un pouvoir, qu’ils soient barons ou nobles du peuple.
- Mais c’est impossible, nous n’aurons jamais le temps.
- Le Sachant m’a dit que nous l’aurons. Je m’en occupe.
Kaja regarda Riak et s’interrogeant sur ce qu’elle allait faire. Avant qu’il ne put ouvrir la bouche pour redire quelque chose, un messager arriva.
- Majesté, les Rmanits semblent ne plus beaucoup avancer. Ils sont face à la roche noire de Vorès.
- Qu’est-ce que c’est ?
- C’est une colline à deux jours d’ici. Elle est faite d’une pierre toute noire. Rien ne pousse dessus et personne n’a jamais pu l’entamer. Selon vos ordres, les nouvelles arriveront toutes les demi-journées.
Kaja se tourna vers Riak :
- Il semble que ton sachant ait raison. On va avoir du temps.
Riak s’était assise sur la chaise. Kaja remarqua juste que les léopards n’étaient plus là. Il oublia ce détail dans la succession des problèmes à régler. Riak elle-même se retrouva prise dans le jeu du pouvoir. La peur s’était installée à Clébiande.
Les deux jours qui suivirent se ressemblèrent. Les messagers arrivaient, porteurs de nouvelles qui faisaient alterner espoir et crainte. Un Ramnit faisait fondre la roche noire, ouvrant la voie aux deux autres. Ils avançaient doucement, mais ils avançaient. Dans Clébiande, les chariots emportaient choses et gens vers la sécurité.
Dans la salle de réception, Riak et Kaja s’étaient organisés. Chacun avait installé son gouvernement comme il pouvait. Les grands marcheurs étaient mis à contribution. Ils arrivaient et repartaient comme un troupeau en transhumance.
Quand on annonça à Kaja l’arrivée du baron Janga, il jeta un regard étonné vers la porte. Le baron entra sans laisser le temps au serviteur de le précéder. Il salua tout en avançant, montrant ainsi qu’il se considérait sur un pied d’égalité avec Kaja. Pour lui, sa longue lignée de noblesse et sa parenté proche avec l’ancien roi l’autorisait à se conduire comme un égal.
- C’est impossible, baron Sink !
Kaja le regarda du haut en bas et fit un geste pour arrêter les gayelers qui déjà convergeaient vers Janga.
- N'exagérez pas, Baron Janga !
Janga jeta un coup d'œil autour de lui. Il vit les gardes se rapprocher. Il mit un genou à terre et se releva rapidement :
- Loin de moi l’idée de manquer de respect, majesté. Ce que j’ai vu est épouvantable.
Le regard de Kaja devint interrogatif.
- C’est une catastrophe ! Ces…
Janga fut interrompu par l’annonce de l’arrivée d’un autre des grands barons du royaume. Kaja fit de nouveau face à la porte. Le baron Carson entrait lui aussi en courant aussi vite que ses vieilles jambes le portaient. Appuyé sur sa canne, il claudiquait à moitié, soutenu par un de ses serviteurs. Janga eut la mimique de celui qui mâche du citron. Kaja allait prendre la parole quand on lui annonça encore une arrivée. S'interrogeant de plus en plus, il fit se rapprocher janga et Carson :
- Asseyons-nous !
Il fit signe au nouvel arrivant de s'approcher.
- Comment êtes-vous arrivés là ?
Janga prit la parole, le temps que Carson se racle la gorge.
- J'étais dans mon palais à la capitale quand, brusquement, deux fauves blancs sont apparus. Ils m'ont sauté dessus avant que je puisse appeler à l'aide… et je me suis retrouvé dans une tranchée où des monstres de pierre jouaient avec de la roche en fusion, comme des enfants qui jouent avec de l’eau...
- Je… dirais… mrrrr... la même chose que le baron Janga… mrrr… pour une fois, coupa Carson.
- Moi aussi, dit le nouvel arrivant.
Kaja jeta un coup d'œil vers Riak. Elle avait fait installer des paravents pour séparer la salle. Il voyait bien quelques mouvements sans pouvoir deviner exactement ce qu’il se passait. Ce que lui racontait tous ces grands barons représentant les conseils dirigeants du pays avec leurs différentes tendances, désignait la reine blanche comme la responsable de ces arrivées intempestives. Qu’avait-elle manigancé ? Dès qu’il pourrait, il devait la rencontrer.
Tout au long de la journée arrivèrent les autres conseillers et ministres, et tous racontaient la même histoire. Il fallut déployer des efforts de logistique pour loger tous ces hauts personnages. Plusieurs fois, Kaja dut faire preuve d’autoritarisme. La guerre occupait le terrain. Si celle avec les rebelles était suspendue, celle contre les Rmanits devait être encore organisée. Quand le majordome vint annoncer à Kaja que le repas allait être servi, il finissait un briefing avec ses hommes. Ce qu’il redoutait arrivait. Les géants primitifs finissaient de traverser la roche noire de Vorès. Dans deux jours, trois jours au plus, ils atteindraient Clébiande.
Il marcha d’un pas vif vers la salle des banquets. Les barons ministres et conseillers le suivaient. Quand il pénétra dans la salle, il s’arrêta un instant. Il regarda l’installation. Les tables avaient été dressées par groupe. Devant lui, une table formant un L qui avait le nombre de sièges nécessaires pour les conseillers, derrière plus petite, rectangulaire se dressait celle des ministres, vers le fond, déjà entourée de convives qu’il reconnut pour être les nobles du peuple, une autre tablée. Son regard se posa alors sur la table d’honneur. Mise sur une estrade, elle n’avait été dressée que pour deux personnes.
Le voyant arrêté, le majordome s’approcha de Kaja et lui demanda l’air inquiet :
- J’ai suivi les instructions de cette reine blanche… Ai-je bien fait ?
Kaja le rassura. Il allait pouvoir lui dire ce qu’il pensait, entre quatre yeux. Il se dirigea vers l’estrade. Bien sûr, cette Riak n’était pas là. Allait-elle se faire attendre ?
Il s’était à peine retourné pour faire face à la salle qu’elle entrait. Il en eut le souffle coupé. Il l’avait laissée en tenue de combat, il la retrouvait en reine, habillée comme une reine même si elle avait l’épée à la ceinture. Elle avançait d’un pas assuré, accompagné de ses deux fauves aussi blancs que sa robe. Tous les regards se tournèrent vers elle.
Riak sentit que tous la dévisageaient. Elle avait demandé à Tchibaou de ramener Mitaou. Comme toujours, l’ancienne novice, devenue maîtresse dans l’art de prendre soin de Riak, s’était surpassée. Elle avait habillé Riak d’une robe blanche à traîne dont le décolleté descendait jusqu’au pendentif incrusté dans sa chair, le mettant à l’honneur. Restée discrètement à la porte, Mitaou exultait. Tous ces regards étonnés fixés sur sa maîtresse étaient sa récompense. Elle nota que le prince Khanane en restait bouche bée, lui qu’on disait tiède soutien de la reine.
Kaja se surprit à penser qu’elle était belle. Il attendit que Riak soit assise pour s’asseoir lui-même.
- Vous… Tu es royale. Avec tous ces invités-surprises que tes léopards ont ramenés, j’ai manqué de temps pour me préparer.
- Rien de tel pour faire consensus que de montrer ce qui est, répondit Riak avec un grand sourire.
Kaja fit la grimace.
- J’ai de mauvaises nouvelles. Les Ramnits ont presque passé la roche noire de Vorès.
- J’ai vu. La roche avait fondu et s’est écoulée dans la vallée en contrebas, La forêt brûlait. Tes Gayelers ont eu chaud, pour ne pas dire très chaud, quand toute cette lave les a encerclés.
Kaja eut un regard étonné. Riak lui fit un grand sourire.
- J’étais là-bas cet après-midi. J’ai vu. Le troisième Rmanit faisait fondre la pierre comme de la neige au soleil. Tes gayelers surveillaient les géants. Mais la roche fondue a subitement débordé et dévalé vers eux.
Riak s’interrompit le temps de laisser les serviteurs poser les victuailles. Elle reprit son récit. Kaja apprit comment elle avait sauvé ses gardes grâce à ses fauves en les transportant tous loin de la zone dangereuse. Même s’il garda le sourire tout le temps du récit, Kaja se sentit en dette vis à vis de Riak. Cela lui déplaisait. Ça allait compliquer la suite. Comment se battre contre quelqu’un à qui vous devez des vies ?
Le repas se continua sur un ton plus léger. Les vins et les mets succulents les rendirent un peu euphoriques. À la fin du dîner, ils en étaient à penser qu’il était fort dommage qu’ils soient ennemis.
Clébiande ressemblait à une ville morte. Riak avait eu un message de Koubaye lui demandant de le rejoindre avec Sink à l’entrée de la ville, près de la porte du nord. On appelait ainsi le départ de la route qui longeait le fleuve et rejoignait le royaume de Tisréal. C’était aussi la route de Cannfou. Les murailles étaient hautes et fortes de plusieurs tours. Des gardes allaient et venaient. Riak admira l’épaisseur des remparts en passant la barbacane. La ville était à mi-pente. La route descendait pour atteindre un marais qu’elle contournait par l’est. Ils passèrent le pont-levis avec leurs suites. La journée était belle et, sans la colonne de fumée à l’horizon, leur déplacement aurait pris des allures de balade.
Koubaye attendait assis sur le parapet. Il regardait le paysage. Les deux léopards des neiges se précipitèrent vers lui. Il leva les bras juste à temps pour accueillir les deux têtes. Il se mit à les gratter derrière les oreilles provoquant des ronronnements que tous les présents entendirent. Riak se mit à sourire devant la scène.
- Je suis ravie de te voir, dit-elle.
- Ce panorama est superbe, tu ne trouves pas ?
Riak leva les yeux pour regarder devant elle. Elle ne trouvait pas le paysage particulier. Le marais s’étalait du fleuve aux abords de la colline où il venait disputer le terrain aux arbres et aux plantes bordant la route. Seule une roche solitaire se dressait au milieu.
- C’est ce qui reste de la colline…
- De la colline ?
- Oui, reprit Koubaye pour Riak et Kaja qui venait d’arriver. Le fleuve, il y a longtemps, coulait en faisant le tour de la colline. Le temps a passé. Le fleuve a usé le sol petit à petit. Un jour, il n’est resté que cette roche et le fleuve a trouvé son lit actuel. Le marais n’est que la cicatrice de cette histoire.
- Tout cela est bien beau, mais en quoi cela nous intéresse ?
Koubaye se tourna vers Kaja qui venait de parler.
- Il est important de connaître l’histoire pour aller vers l’avenir.
Kaja regarda Koubaye. Il avait devant lui, celui dont tous pensaient qu’il avait le savoir infini de toutes choses. Pourtant l’homme qu’il avait devant lui ne présentait rien de particulier. Il était habillé comme un paysan. Sa stature était quelconque et on ne pouvait même pas dire qu’il avait une aura particulière.
- Les Rmanits, reprit Koubaye, pourraient être arrêtés. Cet endroit est le lieu idéal pour cela.
Koubaye marqua une pause pour regarder vers le marais. Puis il fixa Kaja droit dans les yeux. Celui-ci se troubla. Les yeux de Koubaye étaient devenus deux puits sans fond dans lesquels il se sentait aspiré. Kaja se cramponna à la première main qu’il put attraper pour ne pas tomber en avant.
- La branche que vous portez, roi Sink, nous sera bien utile.
Kaja se sentit pris de vertiges. La main qu’il tenait, le retint.
- Que savez-vous de ça ?
- Les racines sont beaucoup plus profondes que vous ne croyez, roi Sink. Mais sa possession ne donne pas la victoire. Il faudra combattre. Vous allez y perdre beaucoup pour peut-être gagner. Êtes-vous prêt ?
Kaja dit d’une voix altérée :
- Si je refuse de perdre, la mort est-elle assurée?
- Vous connaissez la réponse, roi Sink. La reine a déjà répondu.
- Et les dieux, demanda Kaja ?
- Les Rmanits ne sont pas leurs sujets. Plus vieux qu’eux, ils sont agis par une magie que les dieux eux-mêmes ne maîtrisent pas.
- Et nous pourrions les tuer !
- Les hommes sont sans magie, roi Sink. Ce qu’ils font parfois, n’est que la pâle copie de la magie des dieux. Ils leur manquent la puissance et les savoirs des mondes divins. Les Rmanits, eux, sont immortels. La magie qui les anime est tellement ancienne que même les dieux en sont ignorants. Mon savoir ne couvre pas l’avenir mais je sais que nous avons la puissance tous ensemble de peut-être pouvoir les arrêter.