Quiloma ressentit le malaise dès son
entrée dans la troisième salle. Ses guerriers étaient l'arme au
poing et, au centre de la pièce, Yaé était entravé et couché par
terre. Le roi-dragon regarda l'homme couché et ses gardiens. Il vit
les hématomes et les contusions. Il dit :
- Combien de blessés ?
- Une main d'hommes sans compter les
simples contusions.
- Bien, déliez-le et sortez avec la
lumière. Le Prince Yaé aime le noir.
- Mais mon roi, il est pire qu'un
crammplacs !
- Oui, pourtant telle est ma volonté.
Yaé regarda le roi-dragon d'un œil
noir. Les hommes bougèrent lentement et à reculons sans quitter le
prince-dixième des yeux. D'un geste-ordre, le roi-dragon dit à
Quiloma de se mettre contre la porte.
Une fois la porte refermée, la nuit
s'installa. La vision du roi-dragon s'adapta tout de suite. Il vit
par contre les deux hommes écarquiller les yeux pour distinguer
quelque chose. Le peu de lumière qui passait par les fentes de la
porte disparut quand les guerriers mirent une lourde tenture devant.
La nuit fut complète.
Quiloma sursauta en entendant la voix
du roi-dragon. Il lui était impossible de situer d'où elle venait.
Elle semblait faire partie de l'air lui-même. Il dégaina son épée
courte, l'oreille aux aguets. Son instinct lui disait que Yaé allait
attaquer. Il se baissa guettant le moindre bruit.
- Vois, Prince Yaé comme je te vois.
Des volutes prirent naissance au centre
de la salle. Simples ombres, elles ne semblaient pas dégager de
lumière. Ombres moins noires que la nuit, on en distinguait comme un
reflet. Quelques frottements laissèrent à penser que Yaé se
déplaçait. Quiloma se raidit. Pourtant le choc le prit par surprise
du côté où il n'attendait rien. Ses réflexes de combattant lui
sauvèrent la vie mais il perdit son épée. Il sortit sa dague. Il
eut peur. Yaé était le parfait exemple de ces phalanges de
francs-tireurs, aussi dangereux que des crammplacs. Un ordre était
un impératif que rien ne pouvait interrompre sinon son
accomplissement. Yaé ne se soumettrait pas avant d'avoir accompli ce
pourquoi on l'avait envoyé, à moins qu'il ne soit mort.
- Tu mets ton espoir dans ta force,
Prince Yaé. Regarde ce qui descend. C'est l'image de ton chant.
Malgré lui, Quiloma regarda, le noir
brillant des spirales qui naissait près du plafond pour descendre
vers le sol. Le bruit métallique et les étincelles qui
scintillèrent non loin de lui le prirent encore une fois au
dépourvu. Yaé, maintenant armé, avait attaqué à nouveau. Alors
que son arme allait toucher Quiloma, un coup de marteau l'avait
désarmé, envoyant la lame se planter dans la cloison de l'autre
côté. Il y eut des bruits de mouvements rapides et puis plus rien.
Seule persistait une luminescence sur l'épée qui vibrait encore.
- La crainte t'est inconnue, Prince
Yaé. C'est bien. Tu as choisi la voie noire et obscure. Aujourd'hui
tu fais face à qui est plus grand que ton prince. Quel est ton
chant ?
Le silence fut la seule réponse. Une
ombre se glissa contre la cloison pour arracher l'épée du mur.
Quand sa main toucha l'épée, Yaé cria.
- KA MA FIO TAS MABA
TRANCA SIM COMBA...
Ce n'était pas un chant, c'était un
hurlement.
- TUE, DE GLACE est ton cœur.
ÉGORGE, FROID EST TON SANG.
NOIRE EST LA VIE.
ROUGE EST LA MORT...
Au centre de la pièce, du bâton
planté, jaillissaient des flots d'éclairs rouges et noirs, donnant
un aspect irréel aux trois hommes. Yaé se précipita l'arme haute
sur le roi-dragon. Son arme vola une nouvelle fois. Souple et rapide,
il la récupérait pour recommencer. Quiloma fut subjugué par la
rapidité des deux hommes. Si Yaé se déplaçait vite, le roi-dragon
semblait être partout à la fois. Le tintement de leurs armes
retentissait dans toute la pièce.
- De glace est ton cœur, mais de feu
est le mien ! dit le roi-dragon. Froid est ton sang, mais feu
est le mien. Alors aujourd'hui choisis ton maître.
Les volutes se teintèrent d'or. La
lumière changea à nouveau. Chaque attaque de Yaé rencontrait le
marteau du roi-dragon dans un puissant tintement. À chaque fois, Yaé
était désarmé. À chaque fois, il plongeait pour récupérer
l'épée. À chaque fois les volutes d'or augmentaient. Bientôt la
lumière fut assez forte pour voir tous les détails de la pièce.
Quiloma se sentait hors jeu. Les deux hommes se faisaient face. Yaé
était essoufflé et épuisé, penché en avant. Le roi-dragon était
debout face à lui le marteau à la main. Il avança sur Yaé.
Celui-ci leva l'épée. Le marteau la fit voler au loin. Yaé se jeta
sur le côté pour la récupérer. Il ne l'avait pas atteint que le
roi-dragon était debout le pied sur la lame.
- La lumière te fait peur, Prince Yaé.
Acceptes-tu de me servir ?
- Jamais !
De nouveau, des vapeurs tels de noirs
serpents se tordirent dans l'air. La lumière s'obscurcit.
- Alors, attaque !
Le Prince Yaé se précipita en avant,
mais déjà la roi-dragon était passé derrière lui le poussant
fermement. Il s'étala par terre. Sa main se referma sur l'épée
devant lui. Il frappa de toute sa vitesse en arrière, ne rencontrant
que l'acier du marteau dans un tintement de gong. De nouveau désarmé
il bondit. Le marteau le cueillit à la tempe. Le prince Yaé
s'effondra.
Les éclairs noirs devinrent des
vapeurs, les arabesques d'or jaillissant du bâton les absorbèrent.
Quiloma regardait alternativement le
roi-dragon et Yaé :
- Est-il mort ?
- Je l'ai rendu inconscient.
Le roi-dragon s'approcha du Prince
Yaé :
- Il vivra. Les racines du sombre sont
profondes en lui. Sa rage et sa colère sont de bons terreaux pour
celui qui sait y planter ses graines de mal. La liberté lui est,
pour cela, inconnue. Du temps sera nécessaire à sa découverte. Je
vais le lier à moi contre ce mal.
Le roi-dragon retourna Yaé sur le dos,
lui mit la main droite sur le cœur. Il prit son bâton de pouvoir
qui continuait à déverser des flots d'or dans la pièce et le posa
sur la main de Yaé :
- Tsin ta la molvéo
Tsin tal la molvéo
Le chant s'éleva tel un murmure
pendant que les volutes d'or enveloppaient Yaé le cachant aux yeux
de Quiloma.
- En toi est la source.
En toi est ma source.
En toi se déverse l'or.
En toi se déverse le feu.
En toi habite le dragon-roi.
Ta colère est ma colère.
Ta violence est ma violence.
Le froid de ton cœur est brûlant
Du feu de mon cœur.
Quiloma regardait fasciné le corps de
Yaé qui semblait s'imprégner de ce qui le baignait. Quand tout fut
fini, le roi-dragon se redressa :
- Il sera prince-dixième. Sa phalange
est la phalange noire. Sans ombre, il mourra et ses guerriers avec
lui. J'ai mis la lumière en lui,... un peu, assez pour qu'il vive.
Son chemin sera long. Là où je vais, il a un rôle à jouer.
Pendant que le roi-dragon ouvrait la
porte, Quiloma pensa aux légendes, la phalange noire en faisait
partie. Elle était la phalange des parjures et des renégats. La
légende la plus célèbre racontait comment ils s'étaient rachetés
en servant le roi-dragon. Il pensa aussi à l'autre, la noire
légende, peut-être la plus vieille, qui racontait comment la
phalange noire avait trahi son roi.