Le Territoire Assiégé: Un Village Lébou Dans La Banlieue de Dakar
Le Territoire Assiégé: Un Village Lébou Dans La Banlieue de Dakar
Le Territoire Assiégé: Un Village Lébou Dans La Banlieue de Dakar
YOFF
LE TERRITOIRE ASSIÉGÉ
avec le soutien de :
UNESCO 2000. Yoff, le territoire assiégé. Un village lébou dans la banlieue de Dakar.
Dossiers régions côtières et petites îles 7, UNESCO, Paris, 90 pp.
Site web : http://www.unesco.org/csi/pub/papers2/yoff.htm
Dans la limite des stocks disponibles, des exemplaires de ce document peuvent être obtenus, à titre gratuit,
à l’adresse suivante :
La collection “Dossiers régions côtières et petites îles” a été lancée par l'Organisation en 1997. Pour toute
information sur les activités de la CSI, adressez-vous à :
© UNESCO 2000
Réimprimé en 2004
(SC-2001/WS/5 Rev)
Yoff – Le territoire assiégé 3
AVANT-PROPOS
La question théorique qui se pose dans ce travail, locaux tout en leur enjoignant de se folkloriser pour
comme dans le programme “Sites sacrés” dont il fait satisfaire nos rêves rousseauistes les plus fous ?
partie et le colloque international “Sites sacrés “natu- Le contexte étant posé, quelle est la question traitée
rels” - Diversité culturelle et diversité biologique” qui ici par Richard Dumez ? La petite île de Teuguene, au
s’est déroulé en 1998, est d’abord celle du lien entre le large du village de Yoff, lui-même dans la banlieue de
caractère “sacré” d’un lieu et la préservation de son Dakar, a la réputation d’être “sacrée”. La région a été
milieu naturel. Que pouvons-nous conclure du fait que proposée comme réserve de la biosphère du programme
certains lieux “naturels” - qu’ils soient révérés comme sur l’Homme et la biosphère (MAB) de l’UNESCO, et
lieu de culte et de rituels, ou que, des règles en régis- le dossier à l’appui de cette proposition, qui n’a pu être
sant l’usage et en préservant l’accès, leur abord soit retenue, invoquait le caractère sacré du lieu pour
réservé à certains membres d’une société ou limité à demander des mesures de protection. Une certaine
des périodes très précises - ont de ce fait été préservés ? sacralité, qu’il s’agit de définir, aurait-elle induit locale-
Ces lieux, grottes, montagnes, forêts, îles - nous les ment des pratiques favorisant jusqu’à nos jours une
qualifions de “naturels” entre guillemets, car ils sont conservation de la biodiversité ? Quelles sont les pra-
également culturels, puisqu’ils ont été modelés, parfois tiques et les représentations des Yoffois qui lient nature
même pour une part créés par des pratiques humaines. et religion ? Comment se sont-elles transformées au
Souvent mieux conservés que la nature “ordinaire” qui cours du temps ?
les entoure, ils font l’objet aujourd’hui d’un intérêt La réponse n’est pas simple, et comme beaucoup de
grandissant de la part des gestionnaires et des spécia- recherches de terrain, exige détours et repentirs.
listes de biologie de la conservation. L’érosion de la Certaines questions auraient demandé une surveillance à
biodiversité amène à envisager des politiques de long terme qui ne pouvait être réalisée en quelques mois.
conservation qui ne se contentent plus d’exclure les Mais il existe bien à Yoff des cultes toujours vivants, qui
sociétés locales des sites que l’on désire protéger, sont décrits ici avec minutie. A certaines périodes de
comme aux temps à peine révolus où l’on croyait la l’année des pélerinages - les tuuru, rassemblent une
nature si naturelle qu’elle ne pouvait être que menacée grande partie des habitants. Ils sont à la fois signes d’une
par les pratiques humaines, quelles qu’elles soient. Les identité spécifique, influencée mais non absorbée par
conventions internationales encouragent au contraire la l’Islam, et d’un dynamisme social dont témoignent
participation des populations locales et des scienti- conflits, redéfinitions et transformations en cours. Ils
fiques dans l’élaboration de politiques de co-gestion encadrent et réactualisent les relations entre les hommes,
pour renforcer toute conservation in situ. Nous assis- les dieux et la nature. Les récits et mythes évoqués
tons là à une véritable révolution copernicienne de la durant ces cultes soudent le groupe en mettant en scène
pratique de la conservation de la nature. Voilà que les sa mémoire dont l’historien local, mais aussi les femmes
sociétés “traditionnelles”, perçues par les protecteurs qui sont maîtresses de cérémonies, sont les gardiens. A
de la nature il n’y a pas si longtemps comme des un moment où le village des Lébous se sent envahi par
menaces pour les espèces et les espaces, irrémédiable- de nouveaux arrivants, où l’aéroport et ses nuisances
ment vouées à leur dégradation, changent radicalement menacent d’intégrer le territoire dans un statut de ban-
de rôle. De nouveaux dangers se profilent peut-être lieue de Dakar, cette volonté de commémoration vaut
alors. En conférant à leur territoire un statut de réserve, également affirmation d’identité. Le fait que des étran-
ne prend-on pas le risque de déposséder les peuples gers, des touristes même soient associés à ces fêtes,
4 Yoff – Le territoire assiégé
qu’une association locale puisse viser à développer un terprétation de leurs traditions des innovations, faisant
éco-tourisme ou tourisme culturel autour du caractère appel à l’international pour préserver leur paysage natu-
“traditionnel” du village de Yoff, témoigne de la vitalité rel et culturel, puisque tant l’économie, que la pêche ou
de cette société en transformation. Village relié par la les avions qui survolent le village ne peuvent être com-
toile au monde entier sur plusieurs sites web, sa proxi- pris que dans un contexte de globalisation des enjeux.
mité du centre de Dakar lui permet sans doute de tenter La recherche qui est présentée ici a bénéficié du sou-
plusieurs stratégies de survie, intégrées à la fois à la tra- tien de la plate-forme Environnement et développement
dition locale et aux nouveaux mots d’ordre de dévelop- dans les régions côtières et les petites îles (CSI) de
pement durable et de mise en réseau internationale. l’UNESCO et de celui du programme Environnement
Cérémonies et rituels ont lieu sur toute l’étendue du du Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
territoire du village traditionnel, en particulier sur la C’est en effet dans le cadre du programme de recherche
plage en face de l’île et sur l’île de Teuguene. Le che- “Sites ‘naturels’ sacrés et enjeux autour des savoirs
minement du groupe social lors des cérémonies est ici locaux” de l’équipe APSONAT – Appropriation et
interprété comme un marquage du territoire, par les socialisation de la nature (CNRS/Muséum National
hommes, les ancêtres fondateurs et les êtres spirituels d’Histoire Naturelle) soutenu par le programme
qui ajoutent une légitimité religieuse à cette délimitation Environnement que ce projet a été initié. L’aide pré-
spatiale de la société yoffoise. L’île prend alors valeur cieuse du Professeur Salif Diop, tenant de la chaire
emblématique, évoquant le territoire de l’ensemble du UNESCO “Gestion intégrée des systèmes côtiers” à
village, même si sa petite taille ne lui permet pas de pré- l’Université Anta Diop de Dakar a permis, en jumelant
tendre à un intérêt floristique ou faunistique. Mais les deux jeunes doctorants, l’un au Sénégal, l’autre en
fonds marins qui l’entourent et qui longent cette côte France, dont nous présentons ici une version améliorée
sont d’une grande richesse, menacés par le développe- de son Diplôme d’études approfondies (DEA), de leur
ment d’une pêche industrielle et internationale. permettre de mener à bien ensemble une recherche
On est donc loin de la vision archétypique d’un interdisciplinaire sur un thème commun.
milieu naturel protégé et véritablement géré par des
interdits ou des limites spatiales et temporelles d’ordre
religieux. Ce que nous montre cet essai, c’est une socié-
té en transformation qui perpétue et redéfinit l’interpré-
tation des relations homme/nature dans le cadre de ses Marie Roué,
cultes aux esprits des lieux. Yoff, ou du moins une partie Directeur de Recherche, CNRS
des Yoffois tente en même temps d’associer à cette réin- adresse électronique : [email protected]
Yoff – Le territoire assiégé 5
PRÉAMBULE
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier tout d’abord les villageois de Yoff Je remercie tout particulièrement Madame Marie
qui ont accepté de me faire part de leurs connaissances Roué, directrice du laboratoire APSONAT, qui m’a
sur leur village et sur la culture lébou, en particulier El encadré tout au long de cette recherche et de la rédaction
Hadji Issa Mbengue, djaraf du village de Yoff, Monsieur de cette publication, ainsi que l’Unité sur les régions
Galla Gueye, historien local qui m’a reçu à plusieurs côtières et les petites îles de l’UNESCO. Je n’aurais pu
reprises, Madame Bineta Samb pour son accueil chaleu- achever ce manuscrit sans l’aide de Monsieur Alain
reux durant mon séjour, le Colonel Issa Sylla, membre Epelboin (CNRS – APSONAT) pour les recherches
de l’Union mondiale pour la nature (IUCN). Je dois bibliographiques, Monsieur Patrick Bertrand et
également une grande reconnaissance à El Hadji Madame Françoise Bertrand, Madame Christine
Daouda Seck, grand prêtre du ndoep, pour les informa- Chauviat (IRD) pour la cartographie, Madame Jeanne
tions sur le culte traditionnel lébou qu’il m’a fournies. Le Duchat d’Aubigny (CNRS) pour sa relecture atten-
Les recherches ont pu être menées à bien grâce à tive du manuscrit, Monsieur András Zempleni et
l’accueil de Messieurs Sérigne Khaliffa Diène et Madame Virginie Tremsal-Gueye (Laboratoire d’ethno-
Mamadou Gaye, membres de l’Association pour la pro- logie et de sociologie comparative, Paris X) pour leurs
motion économique, culturelle et sociale de Yoff remarques éclairées et les compléments d’informations
(APECSY). Les enquêtes ont été réalisées en collabo- qu’ils ont apportés. Enfin, je tiens à souligner l’appui
ration avec Monsieur Moustapha Kâ, étudiant en DEA, que m’ont apporté mes parents tout au long de ce travail.
Université Cheikh Anta Diop, et traduites grâce à sa
connaissance du wolof. Mes démarches sur le terrain
furent facilitées par l’aide de Monsieur Pierre Caho et
par les conseils de Monsieur Jacques Quensière de Richard Dumez
l’Institut de recherche pour le développement (IRD).
Yoff – Le territoire assiégé 7
INTRODUCTION 9
VI- CONCLUSION 77
ANNEXE
Histoire du pêcheur Birame Sarr et du poisson-génie Ndeye Mazame Mouss 85
LEXIQUE 87
BIBLIOGRAPHIE 89
Yoff – Le territoire assiégé 9
INTRODUCTION
“territoire yoffois” subsiste, voire résiste, à cette nature, la pêche, etc. Ces données ont pu être com-
quasi-absorption par l’agglomération dakaroise. Dans plétées grâce à du matériel filmé qui concernait la
ce contexte d’urbanisation et d’afflux de populations cérémonie traditionnelle annuelle dédiée à Mame
vers la presqu’île, qu’advient-il d’un site comme l’île Ndiaré, la divinité protectrice du village et par mes
de Teuguene qui était considéré comme sacré dans la propres observations sur le terrain4.
tradition lébou ? Nous suivrons les Lébou à travers leur histoire qui
Il nous faut ici s’intéresser aux croyances et aux les a amenés dans la presqu’île du Cap-Vert où ils se
représentations de ce peuple en général, et des sont installés et organisés en un peuple. Nous traite-
Yoffois en particulier. Les Lébou apparaissent après rons plus spécifiquement de l’histoire de Yoff et de
une première approche à la croisée de deux reli- son organisation socio-politique traditionnelle. Ce
gions : l’Islam et la religion préislamique. Cette territoire yoffois s’ouvre au nord sur les eaux riches
dernière est l’occasion de rituels qui touchent tout de l’océan Atlantique qui baignent la côte occidenta-
ou partie du village et qui sont dédiés à des génies le africaine. Ces ressources maritimes ont permis le
protecteurs. Comment ces pratiques participent- développement d’une pêche artisanale qui prend la
elles de la construction du territoire yoffois ? relève d’une agriculture en totale perte de vitesse.
Comment s’articulent-elles dans le nouveau contex- Cette dégradation de la dimension agricole du village
te villageois d’urbanisation, d’afflux de personnes s’inscrit dans une phase de mutation liée au contexte
extérieures au village, de mutation rapide ? En sui- périurbain de Yoff. Cela nous amènera à nous interro-
vant cette même réflexion, nous pouvons nous ger sur l’avenir du territoire villageois.
demander dans quelle mesure l’île de Teuguene est Nous aborderons ensuite la question des
un site sacré lébou. croyances et des représentations des Lébou en géné-
Pour tenter de répondre à ces questions, nous ral, et des Yoffois en particulier. Après nous être inté-
avons mené des entretiens avec des pêcheurs, des ressés à la religion préislamique ou culte des rab (ou
tenants de l’autorité, des officiants dans la religion génies), et à sa relation avec l’Islam, nous aborderons
préislamique, des historiens locaux. Il faut préciser ce culte sous l’angle du village. Yoff est en effet le
que les Lébou appellent “historien” une personne qui siège, entre autres, de deux cérémonies dédiées à des
appartient à une famille où l’on se transmet de géné- génies protecteurs. Celles-ci sont révélatrices de la
ration en génération des connaissances sur l’histoire construction et de la pérennité d’une identité yoffoise
des Lébou, du village, des différentes lignées et sur forte. Dans la lignée de ces rituels, nous aborderons
les mythes. Cette transmission ne se fait pas obliga- le cas de l’île de Teuguene, site étape de ces cérémo-
toirement de père en fils. Par exemple, l’un des histo- nies, pour définir la dimension symbolique qu’elle
riens que nous avons rencontré tient ce savoir de son peut revêtir. Cette approche sur la religion et les pra-
oncle qui le tenait de son père. Ces entretiens, qui se tiques traditionnelles à Yoff nous offrira la possibilité
déroulaient la plupart du temps en wolof, la langue de voir une population confrontée à une évolution
dominante du Sénégal, ont été réalisés en collabora- réelle de ses valeurs. Nous pourrons dès lors, en
tion avec Moustapha Kâ, étudiant en DEA à conclusion, porter notre attention sur la valeur de ce
l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il est à noter territoire aux yeux des Yoffois.
que les traductions ne sont pas des traductions tex-
tuelles. Au cours de ces rencontres, nous avons pu 4 Le vocabulaire proprement lébou et/ou wolof (le lébou étant une langue très
recueillir des données portant sur le village de Yoff, le proche du wolof) sera écrit dans une police différente du reste du texte. De
plus, les mots wolof ne sont pas écrits selon les règles d’orthographe défi-
peuple lébou, la religion préislamique et aussi des nies par le CLAD depuis 1971. L’orthographe utilisée est celle rencontrée
dans les ouvrages consultés lors des recherches bibliographiques (publica-
données sur l’environnement, les relations homme- tions antérieures à 1971).
I
CHAPITRE
b
HISTOIRE ET ORGANISATION
DU CAP-VERT ET À YOFF
b
Yoff – Le territoire assiégé 13
1 – LES LÉBOU : UN PEUPLE DE MIGRANTS, Ainsi, à maintes reprises, soit les Lébou furent chas-
UN PEUPLE INDÉPENDANT sés, soit ils durent partir pour ne pas être dominés. On
les dit réfractaires à toute "colonisation" culturelle7,
La presqu'île du Cap-Vert constitue l'avancée de terre la contre toute domination politique. Ils constituent un
plus occidentale du continent africain. Aujourd'hui au peuple ayant une forte valeur identitaire. Cela trans-
cœur de la République du Sénégal, elle accueille Dakar, la paraît dans les différentes origines qui sont proposées
capitale, et son agglomération de plus de deux millions pour le mot lébou. On note en particulier celle basée
d'habitants. sur le mot lebu signifiant “défi, guerrier et qui est lié
Le peuplement lébou de la presqu'île du Cap-Vert est au fait qu'on n'accepte pas de domination”, ou celle
le résultat de vagues de migrations aux XVe et XVIe fondée sur le mot lubu, “le guerrier belliqueux”.
siècles. Avant leur installation dans l'ouest de l'actuel D'autres possibilités sont proposées, telle celle du mot
Sénégal, un long périple aurait mené les Lébou de lebukay-bay, “le lieu où on peut trouver quelqu'un à
l'Afrique orientale en Afrique occidentale à travers le nord qui envoyer de l'argent ou de la nourriture en temps de
du continent. Deux sources d'information sont offertes pénurie”, mais cette proposition par son sens ne
pour tenter de retracer leur itinéraire. La transmission semble par avoir de lien avec le peuple lébou. Ce der-
orale permet d'obtenir de nombreux renseignements pour nier ne rejette pas, par contre, le mot lebe pour étymo-
les périodes les plus récentes. Les travaux de chercheurs logie et ce bien qu'il y ait un aspect à la fois péjoratif
tels que C. A. Diop, T. Gostynski, G. Balandier et et élogieux. Ce mot signifie en effet “conter, dire une
P. Mercier, F. Brigaud permettent quant à eux de remon- fable”, “les Lébou sont ceux qui racontent des fables,
ter plus loin dans le temps. dissimulent leurs pensées, rusent”8.
Diop et Gostynski5 sont à l'origine de recherches qui
touchent aux origines les plus lointaines des Lébou. Ils se 2 – L'INSTALLATION DES LÉBOU
sont penchés sur les traditions orales et sur des documents DANS LA PRESQU'ÎLE DU CAP-VERT
écrits pour les migrations les plus récentes. Pour les faits
anciens, leurs principaux matériels d'études furent des Avant l'arrivée des Lébou dans la presqu'île du Cap-Vert,
sources écrites égyptiennes anciennes, des documents “six migrations se sont succédées”. “La première, celle
iconographiques et des données anthropométriques. des Foundioule, se déroula de l'an 800 à 850 et la derniè-
Enfin, leurs analyses ont porté sur la langue des Lébou, sa re fut celle des Socé”9. Les Lébou arrivèrent par petits
terminologie géographique, toponymes et ethnonymes. groupes, s'établirent progressivement, d'abord à des
Les résultats proposés par Diop et Gostynski restent endroits distants des zones occupées par les Socé, puis un
des hypothèses. Seules les étapes faisant suite au passage peu partout dans la presqu'île10.
par la région du fleuve Sénégal sont avérées bien que non “Arrivés en 1430, il y avait le royaume Socé qui exis-
datées avec précision6. Les données recueillies au cours de tait au-delà de Toubab Dialaw jusqu'à Ngor. À l'époque,
mes entretiens et celles contenues dans la littérature m'ont il existait des républiques socé dans la presqu'île avec à
permis de proposer un itinéraire pour ce périple. Les cartes leur tête Malang Tamba, Dialla Diaw, Guitigui Marone,
présentées (pages suivantes) n'ont qu'une valeur indicative Nak Diombelle qui [vivaient] en 1470. La guerre qui s'en-
destinée à se faire une idée sur les origines des Lébou. suivit [fut] sanglante et elle conduisit à la fuite des Socé
Commencé il y a plus de 7 000 ans, ce périple à tra- vers la Gambie.”11
vers le nord de l'Afrique se fit en plusieurs étapes. Ce conflit s'acheva à la fin du XVe siècle avec la mort
des chefs socé. Les Lebou quittèrent l'Empire du Djolof12
5 Diop, C.A., 1973; Gostynski, T., 1976.
en train de se disloquer et progressivement s'installèrent
6 Elles furent l’occasion pour les Lébou d’apprendre les techniques des pêcheurs dans l'ensemble de la presqu'île du Cap-Vert. La suzerai-
Tyubalo qui peuplaient les berges du fleuve Sénégal.
7 Balandier, G., Mercier, P., 1952 : 211-212. neté sur cette région est à l'époque revendiquée par les
8 Op. cit. : 5.
9 Entretiens avec Galla Gueye. Damel, souverains du nouveau royaume du Cayor né avec
10 Thiam, M., 1970 : 6.
11 Galla Gueye.
la disparition de l'Empire du Djolof.
12 L’Empire du Djolof s’étendait sur la majeure partie du Sénégal actuel. Après sa La première organisation sociale connue des Lébou
dislocation naquirent des États tels que Cayor, Boal, Walo... Le Cayor s’éten-
dait sur l’ouest et revendiquait la souveraineté sur la presqu’île du Cap-Vert. fonctionnait avant leur installation dans la presqu'île du
14
Figure 1. Le périple des Lébou à travers l’Afrique du Nord.
(a) Diop, C. A., 1973 : 769,
Mer Méditerranée
Invasions asiatiques (soit
les Assyriens en 676 ou
en 667 av. J.-C., soit les
Perses en 524 av. J.-C.) (b)
Fuite des Lébou devant les invasions VIe s.- VIIe s. av. J.-C.
asiatiques par la "route des oasis" (b)
l
serait que les peintures du Tassili
Vers le fleuve Niger (b) Mer
représentent des Libyens (nom
Vers les grands
fleuves donné par les Égyptiens aux habi-
Royaume du Tékrour Installation dans le Hodh tants de l'est du Nil) (b) Rouge
des Toucouleur qui se mauritanien (e). Probable
convertissent à l'Islam participation à l'édification
VIe s.- VIIe s. av. J.-C.
Vers le lac Tchad (b)
au XIe s. (e) du royaume de Wagadou ?
Nil B
IXe s.- Xe s. (?) qui à partir du VIIIe s. va
devenir l'Empire du Ghana (c)
leu
Ga Lac
mb Ni
ie Tchad Origine nilotique des Lébou
a
ge
l
g
né
r
Sé
ha ?
C
Nil Blanc (b)
ri
il
N
Bla
nc
?
? Régions des Grands Lacs (b)
Lac Kyoga
Océan Atlantique Lac Albert (a)
Lac
Équateur Albert Lac Victoria
Yoff – Le territoire assiégé 15
14°
Océan
Ga
mb
Atlantique ie
0 50 100 km
a n ce
sam
Ca
G a mbie
(a) Duby, G., 1995 : 265,
(b) Brigaud, F., 1970 : 128,
(c) Entretiens avec Galla Gueye.
Figure 3. Installation des Lébou dans la presqu’île du Cap-Vert aux XVe et XVIe siècles
(avec les différents villages créés).
Cap-Vert et reposait sur l'élection de lamane. Ces der- raineté et ils n'avaient donc de cesse de harceler les Lébou
niers étaient les propriétaires de la terre et avaient le pour qu'ils leur paient un impôt. Commencée dès le début
statut de chef de village (qui en fait devait souvent se du XVIIIe siècle, cette confrontation fut marquée par les
résumer au statut de chef de famille). Petit à petit, par batailles de Pikine (début du XVIIIe s.) et de Bargny (fin
besoin de sécurité et d'une meilleure organisation, de du XVIIIe s.) qui impliquèrent l'ensemble des Lébou de
nouvelles structures se mirent en place13. la presqu'île, et par la bataille contre Diambour, le lieute-
À la tête de la communauté, on trouve donc le djaraf nant d'un Damel, qui ne concerna que le village de Yoff
qui remplit un rôle équivalent à celui d'un chef de “gou- (début du XIXe s.)18.
vernement”. À ses côtés, le ndeye ji rew a un quasi statut Au sein de la presqu'île, alors que l'Islam progres-
de ministre de l'Intérieur et des Affaires étrangères. C. T. sait parmi les Lébou, un besoin d'unité encore plus fort
Mbengue le qualifie “d'ambassadeur et médiateur pour se fit ressentir. La fonction de sérigne ndakarou fut
les divers États fédérés lébou”14. Enfin, le saltigué appa- créée en 1790. À l'origine purement religieuse, elle
raît comme un ministre de la Défense, chargé de la terre, consistait à rendre la justice selon le Livre saint, le
de l'eau et de la collectivité de la communauté. Le minis- Coran19. Le premier à en assumer la charge fut Dial
tère des Cultes lui est aussi dévolu : il doit s'assurer que Diop, un émigrant musulman. D'après Cheikh Anta
les récoltes et la pêche seront bonnes en apaisant le Diop, “ce sont les Diop qui ont islamisé les Lébou et
totem qui est attaché au village. Ces trois personnages qui ont constitué ce gouvernement qui est une monar-
sont assistés par des assemblées : le jambour et l'assem- chie théocratique, identique à tous points de vue à celle
blée des frey (ou frai). Le premier, ou conseil des fondée sur le fleuve Sénégal par les Toucouleur en
anciens, se compose de résidents “authentiques” et “hau- 1776... Elle est théocratique et musulmane en ce sens
tement expérimentés”15 et est présidé par le ndeye ji jam- que seul le code en vigueur est le Coran...”20. Sous
bour. De leur côté, les frey regroupent les personnes qua- l'impulsion du même Dial Diop, le volet religieux de la
lifiées de “jeunes”, c'est-à-dire les hommes âgés de cin- fonction fut bientôt confié à un grand imam, le sérigne
quante-cinq ans environ. Ils constituent une sorte de ndakarou s'affirmant comme le chef d'une “République
police chargée du maintien de l'ordre et de l'exécution lébou”21. Cet État, indépendant, fut reconnu par le
des décisions du jambour. Cayor et les habitants de l'île de Gorée (c'est-à-dire des
C'est à ce même jambour que revient d'élire le djaraf, colons français). Malgré tout, chaque village pouvait
le ndeye ji rew et le saltigué. Les titulaires de ces fonctions continuer à élire des responsables pour la gestion de ses
doivent nécessairement appartenir à des khêt (lignées)
différents, appartenance déterminée par l'ascendance
13 Au plus tard vers le début du XVe siècle d’après Thiam, M., 1970 : 15.
matrilinéaire. Cette mesure découle de l'intention décla- 14 Ndeye ji rew signifie mot à mot “mère du peuple”. Cette fonction n’est cepen-
dant pas remplie par une femme mais par un homme considéré comme une
rée d'éviter que tous les pouvoirs puissent être concentrés “mère” traditionnelle personnifiant le totem du village – comme Mame Ndiaré
entre les mains d'une seule famille, ce qui équivaudrait à à Yoff –, qui est une femme, le mot Mame précédant le nom du totem signi-
fiant “ancêtre” ou “grand-mère”.
un régime monarchique. Le partage des responsabilités 15 Wangari, E. O., 1997 : 24 ; Mbengue, C.T., 1996 : 83.
16 Thiam, M., 1970 : 14-15.
politico-administratives repose donc sur la division de la 17 “C’est le successeur du Damel Birama Fatma Tioub, qui régna de 1809 à 1832,
le Damel Meissa Teinde qui fit la paix avec les Lébou et reconnut leur
société en plusieurs khêt. Le choix d'un responsable, à République” (Notes d’Assane Sylla, dans Thiam, M., 1970 : 22).
l'intérieur d'une branche familiale, n'est normalement 18 La bataille de Pikine opposa les Lébou à Lat Soukabé N’Goné Dièye, Damel
de 1697 à 1719. La bataille de Bargny eut lieu sous le règne du Damel Amary
guidé que par les qualités morales des candidats. N’Goné N’Dêla qui régna sur le Cayor et le Baol de 1790 à 1809. Enfin,
Diambour devait servir le Damel Amary N’Goné N’Dêla ou son successeur
Cependant, après le décès d'un responsable qui n'avait Birama Fatma Tioub qui régna de 1809 à 1832 (Notes d’Assane Sylla. In :
Thiam, M., 1970 : 20-22).
pas démérité, le choix se portait sur son fils aîné ou sur 19 Op. cit. : 16-17.
l'un de ses proches parents, s'il n'avait pas de fils16. 20 Diop, C. A., 1960, Afrique Noire Pré-coloniale. In : Brigaud, F., 1970 : 130.
21 Le problème de la définition du statut de cette entité lébou apparaît ici. On
Le sentiment d'indépendance très fort des Lébou finit parle à la fois de “République lébou” (Thiam, M., 1970), de “monarchie théo-
cratique” (Diop, C.A., 1960) et comme nous le verrons dans le paragraphe
par se traduire par la création d'une quasi-république. traitant de l’organisation socio-politique de Yoff de “républiques lébou” au
pluriel (Galla Gueye). La notion de République lébou reflète le sentiment
Celle-ci naît à la fin de la deuxième moitié du XIXe siècle d’une unité autour de l’identité lébou. À l’origine, le pouvoir est détenu par
des dignitaires élus et des assemblées à l’échelle de chaque village qui consti-
lorsque s'arrête le conflit avec le Cayor17. Les maîtres tue de fait une entité autonome d’où le pluriel pour le mot république. Avec
successifs de cet État, les Damel, considéraient que les l’arrivée de l’Islam et l’avènement du sérigne ndakarou, ce pouvoir passe aux
mains d’un seul homme et d’une seule famille ce qui amène C. A. Diop à par-
terres de la presqu'île du Cap-Vert relevaient de leur suze- ler de “monarchie théocratique”.
Yoff – Le territoire assiégé 17
propres affaires. Ainsi, jusqu'à aujourd'hui, le village de explications m'ont été proposées pour expliquer l'origi-
Yoff conserve une structure socio-politique tradition- ne de ce mot :
nelle avec un djaraf à sa tête. “Pour le nom de Yoff, il paraît que des gens venus
À travers l'organisation sociale et politique tant au de Kade (Kade surplombait le village) après avoir
niveau des villages, avec en particulier les frey et le vu la mer qui était si immense – et c'était la pre-
saltigué, que de la presqu'île, où les imams sont mière fois qu'ils voyaient cela, disaient, en wolof,
impliqués dans le système de gouvernement des pour dire qu'ils allaient à la mer: ‘kaye lene ngnou
Lébou, il apparaît que le religieux et le politique s'im- yew fi guedj’ : ‘venons entourer la mer’. C'est de là
briquent étroitement au sein de cette “République qu'est sorti le nom selon la première version [yew fi
lébou”. Sylla voit dans le sacré, à la fois dans les se prononçant youffi]. Dans l'autre version, il y
croyances traditionnelles et l'orthodoxie musulmane, avait des Socé avant les Lébou et quand les Socé
l’atout qui a fait que ce système a, depuis des siècles, cueillaient [les éléments pour faire] le vin de
bénéficié d'une grande stabilité22 (comme nous allons palme, les Lébou les guettaient pour avoir du vin
le voir dans le paragraphe suivant, son maintien dans de palme25. Les Socé les appelaient ‘guetteurs’ :
le village de Yoff en témoigne). Mais si les Lébou ‘yot kat yi’ ce qui a donné ‘yoffou’ puis Yoff” (un
constituent une entité politique, Thiam constate que villageois).
“[ils] ne constituent pas un groupe ethnique homogè- Ces deux origines s'inscrivent dans l'histoire débutante
ne ayant émigré d'un seul coup vers la presqu'île, de Yoff avec la découverte de la mer et la confrontation
venant d'un seul endroit. Il s'agit d'une migration par avec les résidents d'ethnie socé.
petits groupes, échelonnée sur plusieurs décades, de Le village est constitué de sept quartiers tradition-
familles appartenant à toutes les ethnies du Sénégal, nels : Ndeugagne, Dagoudane, Ndénate, Tonghor,
et venant d'un peu partout”23. Les Lébou seraient plu- Mbenguène, Ngaparou et Layène. Le nom donné à
tôt la réunion de personnes issues de vagues diffé- chacun d'entre eux est soit lié à une histoire, à un nom
rentes et successives de migrations qu'un peuple, de famille, soit donné par analogie à quelque chose. Au
chaque composante apportant une partie de sa cultu- fil des entretiens réalisés durant l'enquête, il s'est avéré
re à l'édification du groupe. Tout en fait dépend de ce que les personnes considérées comme yoffoises sont
que l'on entend par peuple. Si l'on veut parler d'une celles qui résident dans ces sept quartiers ou qui en sont
ethnie, il apparaît véritablement que les Lébou ne originaires.
sont pas une ethnie à part entière. Pour les Lébou, le
terme peuple doit plutôt être pris dans le sens d'un 4 – ORGANISATION SOCIO-POLITIQUE DE YOFF
groupe réuni autour d'une identité politique et cultu-
relle. comme nous le verrons par la suite, cette Comme nous l'avons déjà écrit précédemment, Yoff est
dimension culturelle ressort clairement lorsqu'on l'un des villages qui a conservé son organisation socia-
aborde les représentations et les croyances des Lébou le traditionnelle avec les fonctions de djaraf, de salti-
en général et des Yoffois en particulier. gué et de ndeye ji rew. Pour éviter la mainmise d'une
seule lignée (khêt) sur le pouvoir, ne peut postuler qui
3 – HISTOIRE DU VILLAGE DE YOFF veut. Pour être élu, il faut appartenir à l'une des lignées
maternelles qui permet d'accéder à une de ces fonc-
Si l'on se réfère aux données concernant Yoff24, ce vil- tions. Galla Gueye, “historien” à Yoff, nous a précisé
lage est l'un des plus anciens de la presqu'île. Il aurait ces lignées :
été créé en 1432 par les Soumbédioune, l'un des deux “À Yoff, il y a douze lignées. Précisons que je ne
groupes de Lébou qui ont peuplé la région. Le nom de parle que de la république de Yoff, [pas de celle] de
Yoff, à proprement dit, serait apparu en 1558. Deux Ngor, ni de Ouakam, ni de Dakar. Il y a :
- les Wanère, les Khonkh Bopp et les Diassiratou,
22 Sylla, A., 1996 : 87.
ces trois lignées donnent le djaraf, Président de la
23 Thiam, M., 1970 : 9. République. Dans la presqu'île du Cap-Vert, il y a
24 Cf. figure 3.
25 Les Lébou n’étaient pas encore convertis à l’Islam. 117 républiques. Il n'existe pas une république qui
18 Yoff – Le territoire assiégé
réunit toute la presqu'île. Et parmi ces 117 répu- Quoiqu'il en soit, loin d'être une organisation de
bliques, Yoff est une république. façade, ce quasi gouvernement se réunit tous les ven-
- les Deugagne, les Bègne et les Khagane, dredis après la prière et continue de garder ces préroga-
ces trois lignées donnent les ndeye ji rew, Premier tives qui sont reconnues au-delà des limites même du
ministre, ministre de l'Intérieur, maire indigène village.
[Galla Gueye, notre interlocuteur, appartient à la “En cas de conflit entre Lébou ou entre Yoffois, la
lignée des Deugagne comme le maire actuel de gendarmerie ou la police vous renvoient au gouver-
Dakar qui est originaire de Yoff]. Il y a trois ndeye nement local sauf en cas de meurtre” (un notable).
ji rew. “Il n'y a pas de gendarme ou de policier à Yoff, c'est
- les Soumbare, les Dindir et les Dorobé, le rôle traditionnel des frey du village. Il y a toujours
ces lignées sont celles des saltigué, c'est-à-dire une certaine autonomie de Yoff dans la presqu'île du
ministre de la Défense et de la Guerre, de la Pêche, Cap-Vert” (un villageois).
des Affaires extérieures, de l'Agriculture. Une particularité cependant doit être relevée. Chaque
- les Your, les Haye et les Dombour.” fonction est remplie par trois personnes, une par lignée
Outre ces fonctions qui sont les plus anciennes, l'or- autorisée. Chaque année, seul l'un des trois titulaires
ganisation socio-politique comprend aussi celles déjà exerce sa charge : il s'agit d'une fonction tournante. La
présentées de ndeye ji jambour qui préside le jambour situation actuelle doit être : trois djaraf, deux saltigué et
et les frey. Dans le cadre de Yoff, les frey, outre le fait trois ndeye ji rew, le manquant n'ayant pas encore eu de
qu'ils exécutent les décisions du jambour et font la successeur désigné depuis son décès. La toute jeune
police, collectent l'équivalent d'une taxe par bateau administration municipale (l'élection d'un maire n'exis-
de pêche exerçant dans les eaux du village et par te que depuis quelques années) semble ne pas disposer
charrette utilisée pour transporter le sable extrait sur de l'ensemble du pouvoir pour l'instant, les dignitaires
la plage de Yoff26. Ces fonds sont utilisés pour la res- traditionnels conservant leur influence. Il en va de
tauration et l'entretien de la Grande Mosquée, du même pour l’APECSY, constituée depuis une vingtaine
cimetière et pour le financement de cérémonies reli- d'années par les jeunes28 qui n'avaient pas de rôle au sein
gieuses et traditionnelles. Actuellement deux autres des institutions socio-politiques en place. Actuellement,
fonctions sont venues s'ajouter : celle du khaly, elle dirige la très grande majorité des activités du villa-
“ministre délégué chargé de la justice et de l'éduca- ge mais, bien qu'elle dispose d'une puissance certaine,
tion” et celle de l'imam, “ministre délégué des elle doit toujours passer par ces structures tradition-
affaires religieuses”27. Yoff apparaît comme une nelles pour la réalisation de projets.
gérontocratie, les personnes détenant ces charges
26 Ce sable est utilisé comme matériau de construction, le bâtiment étant, comme
sont pour la plupart âgées, les plus jeunes étant les nous le verrons plus loin, une activité en pleine expansion actuellement.
“jeunes” qui, selon la terminologie locale, ont cin- 27 Entretien avec un notable.
28 Ceux qui ont moins de cinquante-cinq ans et qui étaient alors exclus de toutes
quante-cinq ans minimum. les décisions prises à l’échelle du village.
II
CHAPITRE
b
LES YOFFOIS ET
b
Yoff – Le territoire assiégé 21
C. Blanc
20°N
mai janvier
juin février
Saint-Louis
Dakar
Bathurst
Bissau
10°N
Conakry
Monrovia
20°W 10°W
octobre juillet
novembre août
15°N
10°N
et de zooplancton. Par conséquent, les espèces de més à Yoff. En fait, il apparaît que cette estimation
niveaux trophiques supérieurs de la chaîne alimen- concerne toutes les espèces animales qu'il leur est
taire se développent, elles aussi, en plus grande possible de capturer, ce qui inclut les poissons, mais
abondance. Cela explique la richesse piscicole de la aussi les crustacés, les mollusques... Quoiqu'il en
région pendant la durée d'activité des upwellings. soit, une diversité certaine existe. Lorsque nous ne
- transition vers la saison chaude (mai-juin) : les ali- nous intéressons qu'aux environs de l'île qui fait face
zés s'estompant, les eaux froides sont progressive- au village, seulement 21 espèces nous sont propo-
ment recouvertes par des eaux d'origine tropicale, sées35. Quant aux espèces devenues rares, parmi la
associées au contre-courant équatorial. Ces eaux liste de 500, les pêcheurs considèrent qu'une cin-
chaudes se déplacent rapidement vers le nord. quantaine d'entre elles ont vu leurs effectifs dimi-
- saison chaude (de juillet à octobre) : elle correspond nués. Cela n'est probablement qu'une estimation
à l'extension vers le nord des eaux libériennes (ou basse qui ne doit certainement comprendre que les
dites aussi guinéennes) pouvant remonter jusqu'à la espèces importantes, soit qu'elles soient consom-
Mauritanie. mées, soit qu'elles soient assez remarquables (comme
- transition vers la saison froide (novembre- les requins ou les cétacés). Malheureusement ces
décembre) : c'est le retour des alizés et l'apparition listes n'ont qu'une valeur indicative, je ne dispose en
d'upwellings côtiers. Les eaux chaudes refluent vers effet que des noms en wolof et ne peut donc en ana-
le sud et le large. lyser les compositions réelles36.
Dès le mois de janvier, les eaux froides envahissent Ainsi, les eaux qui baignent la presqu'île dakaroise
presque tout le plateau continental. Elles sont consti- recèlent des potentialités halieutiques importantes qui
tuées en quasi-totalité d'eaux centrales sud-atlantiques se sont traduites par le développement d'une pêche arti-
qui remontent en surface par le mécanisme d'upwelling sanale. Ces richesses ont aussi suscité une exploitation
côtier34. industrielle plus récente avec une pêche hauturière aux
L'importance des ressources halieutiques peut mains de compagnies étrangères (chalutiers européens
aussi être évaluée d'une manière plus qualitative, en et asiatiques). Les principales ressources halieutiques
s'adressant aux pêcheurs eux-mêmes, qui sont les exploitées par les flottilles industrielles et artisanales le
mieux placés pour avoir une idée de ce que recèle le long du littoral sénégalais peuvent être réparties en
milieu. Ainsi, après que Moustapha Kâ, étudiant deux groupes essentiels :
sénégalais avec qui l'enquête de terrain a été réalisée, - les ressources démersales côtières (crevettes, soles,
ait discuté une première fois avec les pêcheurs, ceux- dorades, mérous, seiches, poulpes, etc., espèces
ci se sont réunis pour discuter des espèces de pois- vivant sur les fonds marins),
sons qu'ils capturent à Yoff. L'un d'entre eux disait - les ressources pélagiques côtières (sardinelles, chin-
qu'il n'y en avait pas plus de 80 alors qu'un autre en chards, maquereaux, etc., espèces vivant dans les
dénombrait plus de 500. Ils s'accordèrent pour esti- différents niveaux d'eau de l'océan)37.
mer à 500 le nombre d'espèces de poissons consom-
3 – LES PÊCHEURS ET LES TECHNIQUES DE PÊCHE
Ainsi, si on se réfère aux données fournies par au sud du Sénégal. Ce phénomène de migrations sai-
Arnaud-Lutzwiller en 1971 et à un rapport de sonnières touche tous les ports.
l'UNESCO en 199738, on trouve l'évolution suivante : La concentration des pirogues sur la plage varie
aussi selon les quartiers. Ceux de Tonghor et de
Année 1948 a 1964 a 1969 a 1997 b Ndénate ont une vocation beaucoup plus maritime
que celui de Layène qui semble tourner le dos à la
Pourcentage
mer. La même variation quant à la vocation des quar-
de pêcheurs dans la 23% 21% 12,5% 14,7%
population active à Yoff tiers s'observe pour d'autres équipements de pêche.
En général, on trouve du matériel appartenant au
a
Données tirées de Arnaud-Lutzwiller. quartier et du matériel personnel. Dans le premier cas,
b
Données tirées du rapport de l'UNESCO.
il s'agit la plupart du temps d'un (ou parfois deux)
Cependant, la pêche reste l'une des activités prin- filet(s) : la senne de plage, filet rectangulaire de 200 à
cipales de Yoff. On distingue une saison de pêche qui 300 mètres de long40, ou la senne pour la pêche à la
se déroule de décembre à senne tournante pratiquée en
juin, certains considérant Pirogues de pêcheurs sur la plage de Yoff. pleine mer. Dans le second
même que la Tabaski (autre cas, selon que l'on pêche au
dénomination de l'Aïd El large ou sur la plage, les
Kébir) marque la fin de la équipements sont différents.
saison. Durant l'été, les acti- La senne de plage appartient
vités de pêche sont réduites ici à une famille ou à un
et reprennent progressive- regroupement de familles.
ment à partir du mois d'oc- En mer, on pratique la pêche
tobre avec la fin de la saison à la ligne soit avec des
des pluies 39. Elles conti- lignes de fond (pour les
La plage de Yoff et ses pirogues.
nuent ainsi de régler une espèces démersales), soit
partie de la vie du village avec des lignes de traîne
comme on peut le constater (pour les espèces péla-
en se rendant sur la plage. giques). Ici, on utilise les
Celle-ci est en effet occupée pirogues qui sont toutes
en majorité par des équipe- munies de moteur. L'em-
ments liés à la pêche. Les barcation peut appartenir à
pirogues occupent une l'un des pêcheurs ou être la
bonne partie de la grève, propriété d'une personne qui
pour ne pas dire toute la Le poste d’observation du quartier de Ndénate. la loue (souvent un membre
grève à marée haute, et leur de la famille d'un des
nombre varie selon les sai- pêcheurs).
sons. Selon un pêcheur, on Le long de la plage, on
en compte environ 500 en observe des constructions lar-
pleine saison et, sur celles- gement ouvertes qui sont les
ci, seules 300 appartiennent lieux privilégiés pour observer
à des Yoffois, les autres sont la mer. On y trouve en général
celles de pêcheurs extérieurs d'anciens pêcheurs qui jouent
au village qui quittent leur le rôle de guetteurs.
port d'attache pendant la sai-
son de pêche (ils viennent de 38 Arnaud-Lutzwiller, S., 1971 : 133-134 ; UNESCO, Bureau régional d’éduca-
Saint-Louis, Kayar, etc.). Certains villageois font de tion pour l’Afrique, 1997 : 29.
39 Arnaud-Lutzwiller, S., 1971 : 135.
même et partent vers Kayar ou Joal sur la Petite Côte, 40 Op. cit. : 138.
Yoff – Le territoire assiégé 25
2 3
b
DÉROULEMENT D’UNE PÊCHE
À LA SENNE DE PLAGE
b
vait à Ndénate et l'autre au niveau du Mausolée (quar-
tier de Layène), ce qui fait au moins un kilomètre.
Cette pêche regroupait deux familles du quartier de
Ndénate. Au fur et à mesure que l'on ramène le filet,
les deux groupes se rapprochent progressivement l'un
de l'autre. Quand le filet est à proximité de la plage,
des personnes passent derrière celui-ci et font signe 7
aux pêcheurs qui tirent sur les filins quand il y a beau-
coup de poissons afin que la senne soit ramenée plus
vite (explications données au cours d'une pêche).
Selon des explications recueillies au cours d'un entre-
tien, ces personnes auraient plutôt pour rôle de
rabattre le poisson et de l'empêcher de passer par-des-
sus ou par-dessous le filet. Une fois la pêche termi-
née, on définit des classes pour le partage de la
pêche : ceux qui sont allés dans l'eau sont mieux
rémunérés que ceux qui sont restés sur la plage.
26 Yoff – Le territoire assiégé
“Là où il y a des petits poissons, il y a des gros qui mise à sécher. Le sali est, quant à lui, produit à partir des
viennent les manger. Là où il y a des petits poissons, grosses espèces (Sphyrma, Carcharhinus, Raja,
il y a des oiseaux qui viennent les manger. Donc Rhynochobatus) selon la technique du “salé-séché”.
quand il y a beaucoup d'oiseaux, il y a beaucoup de Après avoir été fendu, le poisson frais subit un salage très
petits poissons et donc très probablement des gros important (1 kg de sel/1 à 2 kg de poisson) à sec ou en
poissons” (vieux pêcheur). saumure pendant trois à quatre jours. Il est ensuite égout-
Quand ils ont repéré un banc de poissons, ces observa- té et mis à sécher43.
teurs envoient quelqu'un de leur quartier pour que les La prise des pêcheurs est donc vendue soit directe-
pêcheurs soient prévenus et qu'ils amènent la senne de ment aux villageois sur la plage, soit aux mareyeurs,
plage pour lancer la pêche. Chaque quartier a au moins un soit aux usines de transformation. Ces deux dernières
de ces points d'observation le long de la plage. activités sont le plus souvent aux mains de femmes
regroupées en GIE (groupement d'intérêt économique).
4 – UNE PÊCHE EN PLEINE ÉVOLUTION L'existence d'une demande explique le souci de compé-
titivité et les changements dans les techniques de pêche
Les pratiques liées à la pêche tendent à évoluer et à deve- ainsi que des changements sociaux dans la relation
nir plus productives. Autrefois, on utilisait une mâture entre pêcheurs et villageois acheteurs. Parmi les évolu-
amovible avec une voile carrée d'environ cinq mètres de tions remarquables, on peut noter que certaines
côté41. Depuis quelques décénnies, en 1952 selon un pirogues prennent de la glace à leur bord pour débuter
pêcheur, le moteur, plus rapide et peut-être plus rentable, une chaîne du froid dès la prise du poisson.
a supplanté la voile qui semble avoir complètement dis- Autre changement avec l'apparition de pratiques
paru. Car si la part des pêcheurs dans la population acti- plus commerciales, le partage lors de pêche à la senne
ve s'est réduite, la part de la pêche dans l'économie du vil- de plage ne se fait plus sur la base des poissons mais sur
lage reste importante. Il ne faut pas oublier qu'au Sénégal, celle de l'argent récolté par la vente de ceux-ci. Cette
le poisson constitue 60% de l'apport en protéines ani- nouvelle distribution du produit d'une pêche met à mal
males des populations. Par suite d'un faible développe- une habitude qui voulait qu'une personne qui n'apparte-
ment de la chaîne de froid, la consommation de poisson nait pas au groupe de pêcheurs et qui avait prêté main
frais est très importante sur la côte (45 kg/personne/an à forte lors de la pêche ait droit à sa part en poisson. Lors
Dakar) mais faible dans les régions rurales de l'intérieur de la pêche à laquelle j'ai participé, on m'a proposé
(7 kg/personne/an autour de Louga)42. d'acheter un poisson. Bien que le prix en fut intéressant,
Une partie du poisson est transformée de manière arti- le fait de me l'avoir fait payé a beaucoup surpris dans la
sanale selon deux techniques. L'unique usine de transfor- famille qui m'hébergeait : on aurait dû me le donner.
mation de Yoff produit par exemple du guedj et sali. Le Cette anecdote est révélatrice d'un changement. En effet,
guedj peut être obtenu à partir de très nombreuses la pêche dont il est question avait été réservée par l'usine
espèces (Arius sp., Dentrex argyrosomus, Muraena, de transformation et ce n'était pas les poissons qu'on
Caranx pseudotolithus, Carcharhinus, Trichiurus, Ba- avait répartis mais l'argent récolté. Les mareyeurs et les
listes, Tilapia, Saratherodon, etc.). La technique de pré- usines de transformation tendent à passer de plus en plus
paration est celle du “fermenté-séché”. On y réalise une de commandes et risquent à terme de monopoliser les
fermentation à l'air libre ou en saumure pendant une nuit achats. Cela a des conséquences sur la vente au détail du
avant l'éviscération. Le poisson est ensuite ouvert en poisson qui a lieu soit au débarquement des pirogues soit
deux, rincé puis séché. Pour les espèces de grande taille, sur la plage de Tonghor dans le cadre d'un petit marché
la fermentation est faite en obtenant l'anaérobiose par journalier où les revendeurs sont le plus souvent des
enfouissement pendant 24 à 48 heures et cela après l'étê- femmes (mareyeurs).
tage. Ensuite viennent l'écaillage, l'éviscération et l'ou- “Avant, il y avait beaucoup de poissons sur la plage
verture en deux. Le salage est alors effectué et la chair et quand on te connaissait, on te le donnait ou on te
faisait un bon prix. Alors de plus en plus de gens des
41 Arnaud-Lutzwiller, S., 1971 : 137. environs et même de Dakar sont venus le week-end
42 Gueye-Ndiaye, A., 1993 : 324.
43 Op. cit. : 326. par exemple, la plage était très animée et les prix
Yoff – Le territoire assiégé 27
ont augmenté. En plus ici, c'est le meilleur poisson Quand on nettoie le linge, l'eau sale qui reste est jetée
de la presqu'île. Ainsi, de plus en plus de mareyeurs à la mer. Quand j'étais jeune, mon grand-père me
sont venus ici et maintenant, sur la plage, il est très disait : ‘bakhoul parce que da fay takh guedj bi
ou plus difficile d'avoir du poisson, qui est cher, car mër’ : ‘ce n'est pas bon parce que cela fait que cette
il est très souvent réservé pour les mareyeurs ou les mer-ci se fâche’. C'était pour dire : ‘ne jetez pas ces
usines de transformation” (une villageoise). déchets à la mer, vous rendez la mer houleuse’. On
l'interdisait aux gens. Mais quand tu n'as pas d'en-
5 – LA RARÉFACTION DE CERTAINES ESPÈCES droit où jeter ces déchets, [tu les verses] sur la
DE POISSONS plage” (un notable).
La surpêche enfin est invoquée. Les chalutiers étrangers
Pendant les dernières décennies, outre le développe- et la pêche à l'explosif sont mis en accusation.
ment de ce monopole sur les achats de poissons, un “Il y avait moins de 100 pirogues à Yoff, une cin-
autre phénomène a touché le monde de la pêche arti- quantaine yoffoises. Maintenant, il y a plus de 300
sanale. On constate une diminution générale de la pirogues à Yoff et en saison de pêche plus de 500
taille des poissons adultes et une raréfaction de cer- avec celles de Kayar, de Saint-Louis...” (un vieux
taines espèces. Certains ne voient là que la consé- pêcheur).
quence de l'afflux de personnes extérieures à la pres- “Les grands chalutiers et les explosifs font dispa-
qu'île du Cap-Vert. raître les poissons” (un jeune adulte).
“On ne doit pas parler de rareté des espèces de “Les espèces n'ont pas disparu ; cependant il faut
poissons mais de l'augmentation des populations. faire des kilomètres de mer pour les retrouver... La
Tous les mareyeurs que vous voyez là sont des disparition ou la rareté des espèces sont dues à ces
Cayoriens, des Djolof-Djolof...” (un villageois). blancs (les toubab) comme vous” (un ancien).
Cependant, ces problèmes sont encore bien plus Tous ces problèmes coexistent à Yoff. La plage est
imputés à l'amélioration des techniques qui en accroît parsemée de déchets ménagers, elle en est même jon-
l'efficacité. chée en quelques points. Aucun système de collecte
“Avant 1952, il n'y avait pas de moteurs sur les des ordures efficace n'existe et la solution de facilité
pirogues mais des voiles locales carrées. À moins d'un est donc de les déverser, entre autres lieux, sur la
kilomètre, on trouvait toutes les espèces de poissons.” plage. Il a été envisagé un temps de les utiliser à bon
“Maintenant, les techniques de pêche sont beaucoup escient comme matériau pour tenter de lutter contre
plus efficaces. Autrefois, on pratiquait la pêche à la l'érosion côtière qui sape les fondations de certaines
corde, [le pêcheur trace dans le sable un long trait maisons. Ce fut le cas à Ndénate où l'on trouve une
représentant une corde à laquelle se rattachent des accumulation de déchets d'environ un mètre d'épais-
cordes plus petites au bout desquelles il dessine des seur sur 50 mètres de large... attaquée par l'érosion
hameçons] et maintenant c'est la pêche au filet” (un entraînant une partie des détritus dans la mer. Lors de
vieux pêcheur). pêche sur la plage, les sennes ne piègent pas unique-
On évoque aussi la pollution par les déchets versés sur la ment des poissons ; elles ramènent aussi quantité de
plage. plastiques et autres déchets. À cela s'ajoutent des
“La rareté est aussi due aux ordures. Les ordures excréments humains et des rejets de l'usine de trans-
empêchent, au niveau des rochers, la reproduction des formation de Tonghor issus de la production de guedj
espèces en obstruant les trous et les fissures. L'eau et de sali. Parmi les nuisances constatées et l'impact
savonnée [c'est-à-dire les eaux usées] implique une des activités de transformation sur l'environnement,
‘réaction’ de la mer avec de la houle. Cela marque les poissons sont nettoyés à même le sol par des
son mécontentement. Les vieux, avant, interdisaient manœuvres, à côté des cuves et des claies. Les
tout cela” (un vieux pêcheur). écailles, branchies et viscères qui jonchent le sol,
“À force de jeter des déchets sur la plage, eh bien, sont ensuite rejetées à la mer de même que les eaux
autant de déchets que vous jetez, autant de poissons, sales de trempage et de saumurage. Quand la marée
qui, quand ils sentent ces déchets, prennent la fuite. monte, beaucoup de ces déchets sont ramenés sur la
28 Yoff – Le territoire assiégé
plage où ils finissent de pourrir, L’usine de transformation artisanale de poissons du quartier stocks pélagiques côtiers met
de Tonghor.
entraînant une pullulation d'in- en jeu différentes techniques :
sectes, essentiellement des mou- la senne de plage, la ligne (sur
ches et des dermestes, source per- la côte ou en pirogue), la
manente d'infestation pour les pois- senne tournante et le filet
sons mis à sécher . Yoff n'a pas le
44 maillant encerclant depuis
monopole des rejets sur la plage et des pirogues, les filets des
dans la mer : cette situation se sardiniers. Les stocks démer-
retrouve en de nombreux points de saux côtiers sont exploités par
la presqu'île du Cap-Vert. les pirogues pêchant au filet
Une des conséquences en est la Décharge jouxtant l’usine. Elle reçoit les eaux d’écoulement de l’usine encerclant, à la ligne, au
contamination du peuplement ben- et les déchets ménagers du quartier. casier et par les chalutiers
thique et la pollution des baies de (basés ou non à Dakar)48. Les
Dakar. Si l'on se réfère à une étude chalutiers ne pratiquent pas
de A. A. Seck , les échantillons
45 une pêche rationnelle au sens
analysés présentent tous des coli- de la préservation des res-
formes fécaux de même que des sources. Par exemple, ils tra-
staphylocoques. Les patelles (kër) vaillent avec un maillage trop
sont contaminées par les coliformes petit dans les zones de repro-
fécaux (...), les germes sulfito- duction et de nurseries, ils
réducteurs et les staphylocoques Eaux d’écoulement de la décharge et de l’usine de transformation rejettent 40 à 60 % de leurs
sont également présents. Les pitar allant à la mer. prises, d'où un appauvrisse-
(bouth) sont largement infestés par ment des stocks, ou encore ils
les coliformes fécaux (...). Les ne respectent pas les délimita-
moules (Mytilus perna) de Yoff le tions des zones de pêche.
sont aussi. Parmi les poissons, les Outre le fait qu'il engendre de
espèces démersales sont les plus fréquents conflits entre arti-
contaminées. La présence de sans et industriels, ce problè-
métaux lourds a été observée dans me est extrêmement grave
les échantillons d'algues, de pois- pour la préservation des res-
sons et de crustacés (plomb et zinc Zone d’accumulation de déchets (quartier de Ndénate) destinée à sources, notamment si on
à Yoff)46. L'analyse du benthos a lutter contre l’érosion et ... en partie emmenée par une grande marée. veut augmenter l'effort de
permis d'établir des niveaux de pêche49.
contamination liés au rejet de Cette surpêche n'est pas la
déchets divers dans les baies de seule atteinte aux ressources.
Dakar. La situation ne semble Haïdar et Grépin notent une
cependant pas catastrophique, très forte réduction de l'ich-
exception faite de la baie de tyofaune des bancs rocheux
Soumbédioune (ouest de la pres- de Yoff et des Almadies due à
qu'île)47. Malgré tout, cela ne doit la pêche à l'explosif (voir
pas cacher l'existence d'un problè- figure 5).
me qui continue de s'accroître au fur et à mesure du
déversement des déchets dans la mer.
Quand on parle de surpêche, les pêcheurs accusent les 44 Op. cit. : 328.
45 Seck, A.A., 1993 : 261-268.
chalutiers au large. Sur certains des stocks de poissons, on 46 Op. cit. : 262-263.
assiste à des interférences entre les pêcheries artisanales 47 Op. cit. : 268.
48 Kébé, M., Le Reste, L., 1993 : 381-382.
et industrielles engendrant des conflits. L'exploitation des 49 Op. cit. : 382.
Yoff – Le territoire assiégé 29
Carrières
20
Fabrication d'explosifs
Yoff
Zones dynamitées
Lignes des 20m
Almadies
Hann
Ouakam
Mbao
20
So
um
bé Gorée
di
ou Oceanium
ne
20 Cap Manuel
Elle a pris des proportions inquiétantes dans les “Par exemple, les gens qui allaient à la pêche, avant,
baies de Dakar. Ce type de pêche a de graves consé- un requin [ils ne le pêchaient pas]. Ils ne le man-
quences sur les ressources. Outre le fait qu'on ne geaient pas parce qu'il y avait du thiof tous les jours
connaît pas leur impact sur les pontes et les nurseries, et aussi des dorades. Mais, maintenant, quand ils ne
les “dynamitages” entraînent d'importants dégâts au voient plus de thiof et de dorades, ils mangent des
niveau des fonds rocheux et donc des organismes requins. Avant, quand ils voyaient des thons, ils
marins qui y sont fixés et surtout parmi l'ichtyofaune. allaient pêcher [autre chose] plus loin, mais mainte-
Les pêcheurs ne collectant que les espèces présentant nant ils le pêchent. Il n'y a pas que du thon à Yoff
un intérêt commercial, après leur passage, les fonds parce que d'autres pêcheurs, avec d'autres techniques,
marins sont couverts de poissons en décomposition. vont plus loin pour pêcher du thiof et des dorades”(un
L'avantage d'une telle pratique est de permettre des notable).
captures importantes50, mais il en découle un dépeu- “On ne mangeait pas le thon parce qu'il y avait
plement des zones touchées. L'atteinte probable aux des poissons plus agréables comme les thiof, dia-
lieux de ponte et nurseries hypothèque le devenir des ragne, cotiari...” (un villageois).
ressources halieutiques. Alors que le poisson est quasiment présent tous les jours
Une des conséquences inattendues de ces modifi- dans au moins un des repas des villageois, on peut s'in-
cations dans les circuits commerciaux et de la raré- terroger sur les conséquences à long terme de ces chan-
faction de certaines espèces est le changement des gements d'habitude alimentaire. Le fait de changer d'es-
habitudes alimentaires. pèces ne semble pas encore très grave mais que se passe-
ra-t-il si les mareyeurs et les usines de transformation
continuent à tirer les prix vers le haut ? Quelles sont les
conséquences si la pollution de la mer s'aggrave et si de
50 Haïdar, E. A., Grépin, G., 1993 : 439-440. plus en plus d'espèces disparaissent ?
30 Yoff – Le territoire assiégé
a a a b
Année 1948 1964 1969 1997
Pourcentage
d’agriculteurs dans la 30% 19% 11,5% 0,8%
population active à Yoff
a
Données tirées de Arnaud-Lutzwiller.
b
Données tirées du rapport de l'UNESCO.51 tion de la surface et du nombre des endroits suscep-
tibles de les recevoir. Les décharges sont de plus en
Le bocage est abandonné, mais il fait de plus l'objet plus proches des habitations, ce qui annonce des pro-
de dégradations constantes. Les habitants qui vivent à blèmes de salubrité à court terme52. L'allongement des
proximité de la mer vident leurs déchets sur la plage, pistes de l'aéroport, en plus de condamner des terres
ceux qui en sont trop éloignés le font en lisière des pre- agricoles, conduit les avions à décoller juste au-dessus
mières haies d'euphorbes, au sud du village. Ce phéno- du village, la piste se terminant à peine à 200 m des
mène d'accumulation des déchets va en s'aggravant à
mesure que la population augmente. L'accroissement 51 Arnaud-Lutzwiller, S., 1971 : 133-134 ; UNESCO, Bureau régional d’éducation
pour l’Afrique, 1997 : 29.
démographique a donc pour corollaire une augmenta- 52 En fait, l’extension des zones urbaines conduit à la construction de nouvelles
habitations en périphérie des zones déjà habitées donc en lieu et place des
tion de la quantité de ces détritus, mais aussi une réduc- endroits alors dévolus à l’accueil des déchets.
Yoff – Le territoire assiégé 31
use
che
e ro
zon
Ndenate
Tonghor
Dagoudane Mausolée
Limamou
Laye
Layène
Ngaparou
Mbenguene
Ndeugagne
Piste de
l'aéroport
Zone d’habitation
Bocage 0 200
Zone dunaire
Yoff et son terroir bocager. Cliché de l’Institut géographique national (IGN), 1968, Yoff et son terroir bocager en 1968.
in : Arnaud-Lutzwiller, 1971 : 127. (D’après cliché IGN, in : Arnaud-Lutzwiller, 1971 : 127).
To : Tonghor
Nde : Ndenate
Nde Da : Dagoudane
M M
To Nde To Ndg : Ndeugagne
Mb : Mbenguene
Da Da Ng : Ngaparou
Ndg La : Layène
Ng La
Ng La Ze : Zone d’extension
Nb Ze
Ndg Mb réservée au village de Yoff
M : Mausolée Limamou Laye
ae : Aéroport
Zone construite
Bocage
ae
ae
Sens de l’extension
des constructions
Le village en 1968 (d’après cliché IGN). Le village de Yoff et ses quartiers traditionnels en 1996.
32 Yoff – Le territoire assiégé
premières maisons du village de Zone d’extension en cours d’aménagement au printemps 98, “Il n'y aura plus de terre car les
Yoff, ajoutant à tous les problèmes au sud de Yoff Lébou actuels ne veulent que l'ar-
de pollution des nuisances sonores gent et, pour ceux-là, la terre offre
qui, a priori, ne peuvent aller, pour beaucoup d'argent et ils sont en
le moment, qu'en s'accroissant. train de vendre leurs terres” (un
L'APECSY tente tout de
53 villageois).
même de relancer une activité Vendre est surtout, pour
agricole dans le village. En asso- quelques-uns, un moyen plus rapi-
ciation avec un organisme améri- de et moins difficile d'obtenir de
cain, elle essaie d'engager cer- l'argent. Le village est confronté à
taines personnes, agriculteurs ou la rupture du lien ancien qui ratta-
non, sur la voie de la “permacultu- chait les gens à la terre, ainsi qu’à
re” (en fait culture biologique). un effacement de la dimension
L'objectif est de développer une agricole et pastorale de la société
agriculture maraîchère périurbai- yoffoise. La pêche est, elle aussi,
ne. La tentative bute pour l'instant sur le problème de mise en concurrence avec des activités moins contrai-
l'eau ; le creusement, coûteux, d'un puits s'avère néces- gnantes et plus sûres pour l'obtention de revenus régu-
saire. Sans eau, cela ne peut rester qu'une activité mar- liers. Un exemple emblématique peut être pris sur la zone
ginale. Elle pourra peut-être même ne jamais avoir la même de travail principale des pêcheurs : pendant l'hiver-
chance de se développer faute de disposer d'un autre nage, à partir de juillet, période où, il est vrai, la pêche est
élément tout aussi essentiel : l'espace, la destruction des moins active, la plage de Tonghor face à l'île est livrée aux
zones de cultures étant un peu plus importante chaque baigneurs qui l'appellent Beverly Hills. Cependant, la
année. Il faut enfin tenir compte d'un certain désinté- richesse des ressources halieutiques assure encore une
ressement des villageois pour l'agriculture, qui est lié rentabilité suffisante de la pêche ce qui lui évite, pour
au contexte périurbain dans lequel se trouve Yoff. l'instant, d'être sacrifiée sur l'autel du développement tou-
Une grande partie du bocage est vouée à disparaître ristique56. À Yoff, on peut rester pêcheur, on devient
au profit de constructions. L'exploitation des terres est chauffeur, commerçant, employé de l'aéroport, ouvrier
abandonnée. Cela ne peut qu'entraîner à terme la dispa- dans le bâtiment mais on n'est plus agriculteur.
rition des savoirs liés au travail et à la connaissance de L'explosion démographique de la ville de Dakar (et de
la terre. Comme le note Chastanet, “les savoirs ne se l'aéroport) accroît la pression urbaine sur le village qui
manifestent qu'actualisés dans les pratiques. Que ces voit aussi sa population augmenter. Il faut noter que les
pratiques, pour quelques raisons que ce soit, viennent à zones d'extension qui existent déjà autour de Yoff ne sont
disparaître et les savoirs sur les ressources des milieux pas considérées comme parties intégrantes du village. Au
disparaissent aussi. Un savoir-faire qui disparaît signi- sein même de Yoff, des aménagements et des mesures
fie un amoindrissement des ressources” . 54 d'assainissement sont nécessaires. Cependant, ces der-
niers projets sont source de tensions sociales. Certains
7 – UN VILLAGE EN PLEINE MUTATION villageois des quartiers traditionnels, dont les familles ont
fait et font le village, montrent des réticences. Ces quar-
Pris dans une agglomération de quelque deux millions tiers sont pourtant ceux qui nécessitent le plus une action.
d'habitants, les personnes se tournent plus facilement “Rien que quand la mairie a voulu faire des routes
vers des emplois salariés et une occupation régulière, à Yoff, les habitants de Ndénate ont dit systémati-
l'agriculture au Sénégal dépendant grandement de “l'hi-
vernage”, c'est-à-dire de la saison des pluies. D'autres
53 Association pour la promotion économique, culturelle et sociale de Yoff.
voient des raisons moins nobles à l’abandon des tâches 54 Dupré, G., 1991 : 29.
55 Ce thème sera plus largement développé dans le paragraphe III.2 - Le culte des
agricoles. Ces observations sont le fait de personnes qui rab.
gardent un attachement culturel à la terre, cette terre 56 La presqu’île du Cap-Vert (avec la Petite-Côte vers le sud) est en effet une
région où le tourisme est assez bien développé. La région de Yoff est cependant
des “génies”, les rab, avec qui ils ont passé des pactes55. encore épargnée.
Yoff – Le territoire assiégé 33
quement : ‘nous ne quitterons pas ce lieu parce que Pendant longtemps, les Lébou ont disposé d'un fort
nous faisons face à la mer’. Les gens ne veulent pas pouvoir d'influence sur l'État et gardent, apparemment,
quitter le village pour aller ailleurs” (un notable). toujours un droit de regard sur certaines décisions poli-
L'attitude des villageois face aux problèmes de la gestion tiques. Ainsi, avant la constitution du dernier gouverne-
des déchets oscille entre indifférence et impuissance. La ment après les élections de juin 1998, tous les notables
plupart du temps, ils invoquent le manque de place. disposant d'une influence à Yoff se sont réunis. De
“Il n'y a pas de moyens pour aller verser ses eaux telles réunions ont, semble-t-il, eu lieu dans d'autres
usées quelque part alors on les verse au bord de la localités lébou. On entend dire qu'un poste important
mer, c'est la seule solution” (un ancien). doit toujours revenir à un Lébou, que ce soit le siège de
Cette urbanisation, cette réduction de l'espace de “natu- maire de Dakar (actuellement occupé par un Lébou de
re” (champs et haies d'euphorbes) autour du village est Yoff) ou un portefeuille ministériel. De fait, l'afflux
en partie le résultat d'un afflux de personnes vers la massif de personnes non-lébou dans la presqu'île, lieu
presqu'île du Cap-Vert en général. Une autre consé- d'implantation des Lébou, peut être ressenti comme une
quence de ce phénomène démographique est la dimi- volonté de l'État de mettre un terme à leur influence.
nution de la part des Lébou dans la population yoffoi- “Avant le Président de la République était obligé de
se. Elle passe de 90 % au début des années 70 à 52,3 % collaborer avec les Lébou. À cette époque, les
en 1997. Une telle évolution amène une interrogation : Lébou représentaient 80 % de la population [de la
quel devenir pour la culture lébou ? Quoiqu'il en soit, presqu'île du Cap-Vert], maintenant nous ne
ces nouveaux habitants se voient accusés par certains sommes plus que le neuvième de cette population.
d'être à l'origine du problème des déchets. Ils [les membres du gouvernement] ont réfléchi
“S'il n'y avait que des Yoffois, ce problème, on pour- pour nous faire perdre notre valeur et notre puis-
rait l'éviter” (un villageois). sance” (un notable).
Par “Yoffois”, il faut entendre ici les habitants issus Le fait que le village ne dispose d'une administration
d'une famille originaire du village et vivant dans les municipale que depuis environ une année prouve qu'un
quartiers traditionnels de Yoff. Cela exclut une bonne pouvoir non négligeable est détenu localement par l'or-
partie des personnes sans liens familiaux venues ganisation socio-politique traditionnelle.
récemment s'installer dans les zones d'extension ou
dans le village lui-même. Il faut prendre cette dénomi- 8 – UN TERRITOIRE QUI S'EFFRITE ?
nation dans le même sens qu'en France, quand une per-
sonne de la région parisienne s'installe en province : la Le village de Yoff subit de multiples pressions tant
dénomination de “Parisien” a toutes les chances de lui sur son environnement naturel que social. L'arrivée
rester définitivement attachée. de populations extérieures à la presqu'île et non-
Dans le contexte où nous nous trouvons à Yoff, cette lébou et la réduction de l'espace qui en résulte créent
distinction est révélatrice d'un sentiment qui règne chez un malaise pour les villageois. Leur horizon terrestre
une partie de ces “Yoffois” et plus largement chez les n'est plus marqué par le bocage mais par les construc-
Lébou : un sentiment d'indépendance et le rejet de toute tions de la capitale. Cet horizon se limite dès lors aux
domination57. Les Yoffois semblent parfois faire preuve quartiers traditionnels du village, seul îlot encore per-
d'ostracisme à l'égard des populations nouvellement ceptible de stabilité. Au-delà, ce n'est plus Yoff mais
arrivées ou tout au moins d'indifférence. Si ces per- Dakar et son irrépressible extension. Les Yoffois se
sonnes qui affluent des autres régions du Sénégal sont sentent encerclés, à juste titre, et dépossédés par les
tenues pour responsables des problèmes qui existent à non-Lébou (avec, selon certains, une complicité du
Yoff et de la perte d'influence des Lébou dans la pres- gouvernement) aussi bien de leurs terres que de leur
qu'île du Cap-Vert, elles ne sont pourtant pas cou- identité,
pables. La culpabilité relève en dernier chef de l'État. “Les Lébou ne croient plus à rien car ils vendent leurs
terrains à d'autres” (un ancien),
mais aussi de “leur” mer vendue aux blancs. Une citation
57 Comme nous l’avons vu dans le paragraphe traitant de l’histoire et de l’orga-
nisation sociale des Lébou. d'un ancien recouvre à la fois le rejet sur les non-Lébou,
34 Yoff – Le territoire assiégé
les autorités et les Européens de nombre des difficul- refuge de plus en plus réduit où subsiste cet “espace”
tés des villageois : de sécurité.
“Les autorités ont vendu la mer [aux Blancs] et ils Les villageois craignent la perte de leur culture et
nous prennent toutes les espèces nobles. Jadis, de leur indépendance. La vente des terres marque une
nous ne mangions pas beaucoup d'espèces, nous rupture avec les rab, les génies avec lesquels les pre-
ne mangions pas le thon, etc. Mais maintenant, miers arrivants ont signé des pactes. Ce sentiment de
nous sommes obligés car ces Blancs ont acheté perte de racines, tout comme l'expression “notre mer”,
notre mer. Ils sont en train de piller nos res- est révélateur de l'attachement des Yoffois à leur lieu
sources, c'est-à-dire qu'ils exportent toutes nos de vie. Cette mer qui “se fâche” quand on jette des
espèces nobles vers l'Europe. Nous sommes obli- déchets sur la plage, ces liens avec les génies nous
gés de nous contenter des autres poissons. À cela montrent l'existence de relations symboliques entre
s'ajoute ces migrants du Saloum, du Cayor, du les Lébou de Yoff et leur environnement naturel. Dans
Djolof, du Walo...” (un ancien de Yoff). quelle mesure les craintes de certains Yoffois quant à
Un sentiment d'agression de la part de l'État se déve- la pérennité de leur culture et de leur indépendance se
loppe. Les Yoffois ressentent une atteinte à l'intégrité retrouvent-elles dans des pratiques mettant en jeu les
du territoire villageois : cet “espace à l'intérieur représentations et les croyances des Lébou ? Dans
duquel les membres du groupe éprouvent un senti- quelle mesure ces représentations et ces croyances
ment de sécurité”58 est attaqué sans relâche. Aux peuvent-elles jouer un rôle dans la préservation de
limites de ce territoire, les haies d'euphorbes du leur espace de vie et donc de leur environnement natu-
bocage, de par leur caractère végétal, sont des élé- rel ? La structure socio-politique traditionnelle reste-
ments extrêmement fragiles. Frontière naturelle et t-elle garante de l'intégrité du village de Yoff ?
visible de l'espace yoffois, elles disparaissent de plus
en plus, remplacées par les nouvelles constructions
de Dakar. Les quartiers traditionnels constituent un 58 Bourgeot, A., 1991 : 704-705.
III
CHAPITRE
b
LES REPRÉSENTATIONS
ET LES CROYANCES
DES LÉBOU
b
Yoff – Le territoire assiégé 37
Pour l'étude des représentations et des croyances des férentes confréries : celles des Mourides et des
Lébou, deux pistes de recherche principales se présen- Tidianes, qui sont répandues dans tout le Sénégal
tent. La première se base sur des ouvrages anciens sou- musulman, et celle des Layènes qui est née au XIXe
vent cités par des auteurs plus contemporains. C'est le siècle à Yoff et dont les membres se concentrent princi-
cas entre autres de Particularisme et évolution. Les palement dans les environs de Yoff et dans le village
pêcheurs Lébou du Sénégal de G. Balandier et lui-même – et plus précisément dans le quartier de
P. Mercier (1952). La seconde piste repose sur de mul- Layène (voir encadré ci-contre). La religion préisla-
tiples études psychiatriques menées dans les années 60 mique, qu'on qualifie de traditionnelle, est le culte des
et qui s'intéressent à la dimension thérapeutique des rab que Zempleni considère, “aussi dégradé soit-il
pratiques religieuses de cette ethnie. Les principaux actuellement, comme une religion” et qu'il “envisage
articles sont ceux de Zempleni et de Collomb qui ont comme le produit d'une fusion entre un culte de
un temps exercé à l'hôpital de Fann à Dakar. Publiés ‘génies’ (du fleuve, de la mer, de la brousse, etc.) pro-
pour la plupart dans la revue Psychopathologie prement dit et le culte des ancêtres”59.
Africaine, ils nous offrent de très nombreux renseigne-
ments sur les cultes traditionnels lébou. 1 – LES REPRÉSENTATIONS DE L'UNIVERS LÉBOU
Les Lébou se placent au point de rencontre de deux
religions : l'Islam et la religion préislamique. La pre- L'Islam, bien que d'implantation récente, a marqué le
mière existe sous de nombreuses formes à travers dif- système de représentations des Lébou. Malgré une pre-
mière diffusion des croyances musulmanes antérieure
au XVe siècle, celles-ci ne se sont réellement implan-
tées chez les Lébou qu'au cours de la seconde moitié du
XIXe siècle60. Cela rejoint des données historiques rela-
tives aux migrations de ce peuple en Afrique du Nord.
Ainsi, une partie des représentations du monde, par
exemple celles concernant le ciel et la mer, porte l'em-
preinte de l'Islam. L'ouvrage de Balandier et Mercier
offre de nombreuses références sur l'univers lébou. Le
tonnerre est entendu comme la voix d'Allah. Certaines
étoiles tirent leurs noms de la culture musulmane
b (Buntelaru Mak dites “les quatre portes de La Mecque” ;
Dyangu, “l'École coranique” – les talibés groupés autour
LA CONFRÉRIE LAYÈNE
du feu ; Adawa et Awa, Adam et Eve). Les éclipses don-
b nent lieu à des prières à la mosquée pour les hommes
Le prophète Mahomet a prédit l’apparition du tandis que les femmes récitent des versets du Coran ou
Mahdi, “le bien guidé ", à la fin des temps, et de son d'un livre sacré... Cependant, il existe d'autres traditions
successeur Issa Rohou Laye, Jésus-Christ. Le 25 qui ne sont pas attachées à l'Islam. Ainsi cette tradition
mai 1884, Seydina Limamou Laye, Lébou de Yoff, qui veut que “les nuages aillent se grossir au-dessus du
lança un appel à tous les musulmans du monde, se Nil avant de se résoudre en pluie”61. Balandier et
présentant comme le Mahdi. Il est le fondateur et Mercier notent que ceci est l'explication du fait que les
donc le premier khalife de la confrérie Layène. tornades viennent de l'est, mais il ne savent pas à quoi
Après que deux de ses fils lui eurent succédé, c’est rattacher cette notion, pas plus qu'ils ne savent d'où
un de ses petit-fils qui est actuellement à la tête de vient cette allusion au Nil. La séparation du ciel en côté
la confrérie. Le Mahdi et ses successeurs sont de la lune, wer (ouest), et en côté du soleil, dyanta (est),
enterrés dans le Mausolée situé dans Layène, un
quartier de Yoff, ce qui fait de Yoff la capitale spi-
rituelle de la confrérie. 59 Zempleni, A., 1966 : 299, 303.
60 Balandier, G., Mercier, P., 1952 : 109.
61 Op. cit. : 94
38 Yoff – Le territoire assiégé
quant à elle semble être une représentation non spécifi- peuplé d'êtres mystérieux, fastes ou néfastes, mais tous
quement lébou puisqu'on la retrouve par exemple au inquiétants”64.
Dahomey62 (l’actuel Bénin). “La mer est mer pendant la journée mais la nuit, pour
Pour ce qui est de la mer, élément incontournable certains, dont moi, c'est une cité, une grande ville très
pour ces pêcheurs, les mêmes auteurs ne distinguent éclairée. Un chat, celui qui est noir dans la cour, m'a
pas de cohérence de traditions bien qu'il y ait des envoyé une nuit là-bas” (un notable).
légendes qui lient les Lébou à une origine marine. “Dans la mer, il y a beaucoup de miracles surtout
Balandier et Mercier écrivent : dans la mer de Yoff. Il y a des sirènes de la mer qui ont
“Cette mer, géty (ou guedji), se voit séparée en Géty des contacts avec la population de Yoff, il y a les tor-
oayt : la mer au nord de la presqu'île vers le lac tues (...). Il y a d'autres êtres plus miraculeux, il y a un
Mbobeusse, et Géty gi : la mer au niveau de la Petite poisson qu'on appelle diegnouguewel, dieugnou le
Côte [au sud de la presqu'île du Cap-Vert]. Géty oayt poisson et guewel le griot, le poisson du griot. Ce pois-
est assimilé à un homme et Géty gi à une femme. son avait des contacts avec la famille Mbengue et la
Lorsqu'ils s'accouplent, l'acte sexuel produit la tempête famille Ndoye” (un notable).
(Géty oayt déy dohansi géty gi). De plus, ces deux De nombreux mythes confrontent les pêcheurs à des
mers avancent à la rencontre l'une vers l'autre. poissons-génies ou à des sirènes qui souvent les aident,
Lorsqu'elles se rejoindront, ce sera la fin du monde.”63 mais il y a aussi des dangers représentés par exemple
On retrouve peut-être ici les préoccupations passées par la baleine. On pourra se reporter en annexe à une
et toujours actuelles des populations du littoral de la histoire recueillie au cours d'un entretien qui narre la
presqu'île devant les problèmes d'érosion côtière tant rencontre entre un pêcheur de Yoff, Birame Sarr, et un
sur la Petite Côte au sud que sur la Grande Côte au poisson-génie, Ndeye Mazame Mouss. Après que le
nord. Au cours de mes entretiens, certaines données génie ait aidé Birame Sarr à échapper à une baleine, il
confirment la pérennité de cette personnalisation de la offrira son aide pour que Birame réussisse de bonnes
mer et même de sa sexualisation et ce, sans y avoir fait pêches.
une quelconque allusion auparavant dans ces mêmes Dans les représentations lébou, les génies se transfor-
entretiens. ment souvent en animal : chat, gueule tapée (varan), mar-
Ainsi, lors de discussions sur les déchets versés gouillat (lézard)... À cela s'ajoute la particularité qu'ont
dans la mer, comme nous l'avons déjà vu au paragraphe certaines lignées de posséder un animal totem qu'il leur
II.5 - La raréfaction de certaines espèces de poissons, il est interdit de tuer parce qu'il est lié soit à un ancêtre, soit
s'est agi d'une mer “qui marque son mécontentement” à un génie. Il nous a été possible de préciser certaines de
en produisant de la houle, d'une mer qui “se fâche”, ces associations dans le contexte de Yoff.
expressions marquant la personnalisation de la mer. La “Il y a les sirènes pour la famille Bègne, il y a les tor-
seconde confirmation tenait à la sexualisation de la mer tues pour la famille des Wanère, il y a aussi les petits
et m'a été donnée, lors d'un entretien, au moment où crabes, dionkhop en wolof, d'autres les appellent les
nous nous intéressions à la faible diversité végétale sur thiokholan – ce sont les Ngorois [habitants de Ngor]
l'île de Yoff, Teuguene. – mais les Yoffois les appellent dionkhop, il y a la
“Il n'y a jamais eu beaucoup de plantes sur l'île famille des Ndir [ou Dindir] qui avaient des contacts
sinon quelques baobabs comme à Soumbédioune avec ces dionkhop, c'est pourquoi leur ancêtre, on
[village de pêcheurs faisant face à l'île des l'appelait Dionkhop Ndir” (un notable).
Madeleines, ‘Soumbédioune’ servant ici à désigner Les Mbengue (lignée des Wanère) sont liés aux tortues
cette même île]. Parce qu'il y a une différence entre marines :
l'île des Madeleines et l'île de Yoff : la mer de Yoff “Nous les Mbengue, nous ne touchons pas à la tor-
est masculine et n'offre pas de conditions favorables tue (...), notre relation est ancienne. La tortue a une
à la végétation alors que celle de Soumbédioune est connaissance” (un membre de la famille Mbengue).
féminine” (un notable).
À côté de cette personnalisation, la mer est aussi pour les 62 Op. cit. : 91.
63 Op. cit. : 97.
Lébou, comme le notent Balandier et Mercier, “un monde 64 Op. cit. : 123
Yoff – Le territoire assiégé 39
“La tortue incarne pour nous la dignité (diome), la - celles traditionnelles qui orientent les Lébou vers
confidence ou secret. C'est tout ce que je peux vous les Sérère de la Petite Côte et vers les pays du sud
dire sur cette espèce. Sinon nous ne la mangeons pas sont à la base des conceptions relatives à la mer ou
car notre rab peut se transformer en tortue et, si par du rituel de la pluie par exemple ;
hasard, vous le tuez, vous êtes foutus” (un membre de - celles attachées aux pêcheurs Tyubalo (que les
la famille Mbengue). Lébou ont côtoyés entre les XIe et XIIIe siècles le
Les Soumbare sont liés au serpent, les Bègne à l'âne, les long du fleuve Sénégal) auraient donné la croyan-
Dindir au crabe... Certains animaux sont source de crain- ce en un “génie” a qui on fait un sacrifice pour
te et de respect, comme le chat, réputé incarner des génies avoir une bonne pêche comme ces pêcheurs le
transformés (le plus connu est Mame Kumba Lamba, rab font avant de pêcher dans le fleuve ;
– génie – protecteur de la ville de Rufisque où on l'ap- - enfin, celles qui apparaissent plus floues, soit
proche ou le touche encore moins qu'ailleurs). Ce même qu'elles soient communes à plusieurs peuples
animal porte aussi l'image de la sorcellerie, du “mauvais d'Afrique, soit que l'on n'en voit pas la source.
œil du doemm” (le sorcier). À Yoff, les abeilles font, elles C'est le cas des nuages et de leur origine nilotique.
aussi, l'objet de certains égards suscités par leur “assis- On pourra suggérer le passé égyptien envisagé,
tance” lors de la bataille contre le Diambour, entre autres, par Diop et Gostynski, ou encore
“Nous avons conservé les abeilles, yambe, qui noter cette légende qui met en jeu un poisson-
s'étaient attaquées à Diambour [lieutenant d'un génie se changeant en chat, ou le respect pour de
Damel et qui mena une bataille contre les Lébou de même animal qu'on ne tue pas chez les Lébou et
Yoff]. Maintenant, elles servent à punir nos ennemis que les Égyptiens vénéraient.
ou nos propres enfants qui ont fait un acte d'indisci-
pline” (un ancien). 2 – LE CULTE DES RAB
Peut-on affirmer qu'il y a protection de ces espèces
totem ? Ce n'est pas totalement le cas. Chaque famille La religion traditionnelle fait ainsi appel à un
respecte son animal, mais ce respect dépasse rarement le “ensemble confus de “génies” dont beaucoup furent
cadre de cette famille. En dehors de celle-ci, le côté sacré empruntés aux peuples voisins, notamment les
de l'animal n'existe plus. Cependant, les relations qui lient Sérère”66. Zempleni qualifie cette religion préisla-
une lignée avec un animal, et plus largement tout ce qui mique de culte des rab. En fait, ce culte met en jeu
concerne une lignée autre que celle à laquelle appartient deux types de “génies” : les rab et les tuur67. Ils rési-
notre interlocuteur est tabou. dent invisibles en brousse, dans un arbre sacré, par
“Je ne parle jamais des autres lignées : celui qui exemple, ou dans les autels qui leur sont préparés
transgresse les règles d'une famille a toujours tort et (khambe)68. Le dieu africain n'est pas dans le ciel
sera puni. Je ne peux parler que de mon totem” (un mais dans la nature – dans la forêt ou sur la terre69.
villageois). Attachés à un lignage, à un quartier, à un village, les
En conclusion, on pourra s'appuyer sur l'analyse que fai- noms et les attributs de ces génies sont connus par un
saient Balandier et Mercier65. Le groupement lébou est à groupe plus ou moins étendu de personnes qui lui
un carrefour d'influences : rendent un culte régulier en des lieux déterminés (site
- celles venues du nord et de l'Islam apportent avec naturel ou autel domestique)70. Leur nom est souvent
elles, non seulement une religion, mais aussi une précédé du mot Mame (ou Maam) qui signifie
conception du monde (tant au niveau de l'espace qu'au “grand-père” ou “grand-mère” au sens restreint,
niveau du temps : les jours, les mois) ; “ancêtre” au sens large.
“les gens ne peuvent pas distinguer tuur et rab. mbourou (sorte de pain en boule) – au nombre de 7
Seuls les historiens peuvent le faire” (un notable). – et ils les mettaient sur le lieu envisagé pour leur
Pour Zempleni, les tuur sont des rab auxquels un culte installation. Le lendemain, ils revenaient voir et
a été assidûment rendu, les hissant ainsi au rang de s'ils y retrouvaient l'aliment, alors le milieu était
tuur. La différence réside dans le degré de notoriété et inhabitable, s'ils n'y retrouvaient rien, ce lieu était
dans l'ancienneté de l'alliance entre un individu ou un favorable à l'habitation. Ces aliments étaient man-
ensemble d'individus et ces génies71. Les tuur sont gés par les rab” (un notable).
féminins. Les cérémonies qui leur sont dédiées sont “Alors, les Lébou avaient trouvé sur place les rab et
appelées tuuru ; il existe des grands tuuru collectifs les anciens, par leurs incantations, pouvaient com-
annuels dédiés au tuur protecteur d'une ville ou village. muniquer avec ces rab. Ainsi ces ancêtres ont signé
Ces cérémonies sont l'occasion d'offrandes effectuées des pactes avec ces rab qu'on appelle tuur. Donc les
dans les sites ou “maisons” des tuur72. tuur sont des esprits avec lesquels les ancêtres ont
Zempleni décrit le tuur comme un “génie désireux signé des pactes” (un autre notable).
de vivre auprès des hommes, pouvant emprunter des Pour Zempleni, le tuur est un rab avec qui l'homme a
formes animales ou humaines diverses et conçu quel- passé une alliance depuis longtemps. De plus, l'homme
quefois, quant à son origine, comme le jumeau de l'an- et le tuur sont issus d'un ancêtre commun. Dans les
cêtre et, en tous les cas, comme maître de la nature, des entretiens avec les Yoffois, on retrouve la définition du
eaux et du sol”73. On retrouve le lien à la nature et l'at- tuur comme un rab qui est attaché à un élément naturel,
tachement à un culte des ancêtres. Il en est de même à un lieu et avec qui les ancêtres ont fait un pacte. La dif-
pour le rab, qui selon Ousmane Silla, apparaît “sous la férence réside dans l'absence de référence à “l'aïeul”
forme d'une figure ancestrale ou animale ou comme il dans les deux versions que nous avons recueillies. Ce
est coutume de dire ‘sous son ombre qui parle’ ” 74, rab mythe fondateur disparaît. Ici, l'homme passe des pactes
signifiant “animal” en wolof75. avec des génies de l'ailleurs, c'est-à-dire avec qui il n'a
On comprend encore mieux ce lien, qui semble bien pas de lien fraternel, avec des génies qui appartiennent à
ancré, entre le monde des ancêtres et celui de la nature une terre qui n'est pas originellement lébou. On retrouve
et cette allusion à un “jumeau de l'ancêtre” faite par là l'histoire d'un peuple de migration à la recherche d'une
Zempleni en s'intéressant à un mythe lébou que l'on terre qui les accepte, plus précisément de génies qui les
pourrait qualifier de fondateur. acceptent sur leur terre. Comme l'écrit Duchemin, “il ne
“L'aïeule a mis au monde un enfant de sexe mascu- s'agit pas seulement de choisir un lieu propre à un pre-
lin ou féminin. Le placenta (and, le compagnon) mier établissement mais surtout de s'assurer de la sym-
s'est transformé en serpent. Celui-ci s'est introduit pathie de l'esprit qui l'habite et qui ne manquera pas de
dans le creux d'un arbre ou s'est caché dans un gre- se manifester. Par quelques offrandes préalables de lait
nier. Une calamité s'est abattue sur le village et le caillé, ou de bouillie de mil, on manifestera ses inten-
serpent a offert eau, fécondité, bonheur, chance, ... tions amicales et l'esprit viendra visiter l'homme qui veut
en contrepartie de la nourriture rituelle. Les troubler sa solitude. Il lui donnera des conseils sur les
hommes ont accepté le pacte et le rab s'est attaché particularités, visibles ou non, du pays et promettra son
au lieu”76. aide et sa protection, moyennant certaines conditions à
On retrouve dans cette légende un caractère animal respecter indéfiniment. Ce contrat passé, tant qu'il sera
pour le rab et aussi le fait que les arbres sont la rési-
dence de rab. Ici, le rab est identifié à un serpent77.
L'existence d'un rituel avant la coupe d'un arbre confir- 71 Op. cit. : 302.
72 Op. cit. : 302, 307.
me le caractère sacré de l'arbre78. 73 Op. cit. : 301.
74 Silla, O., 1969 : 216.
Deux autres versions de ce pacte m'ont été données : 75 Collomb, B., Zempleni, A., Sow, D., 1964 : 2.
76 Zempleni, A., Rabain, J., 1965 : 340.
“Ce que je sais, c'est qu'au cours d'une migration, 77 La seule mention du serpent me sera faite à propos des animaux totem, le ser-
pent est associé aux Soumbare.
avant de s'installer dans ce terroir, les ancêtres fai- 78 “Quand il y a un vieil arbre que l’on veut détruire, il y a une façon de le détrui-
saient certaines pratiques : ils préparaient des re. Il y a des gens qui viennent avec des braises, khal... khal safara, des braises
de charbon, ... et qui font une récitation divine pour détruire l’arbre. Si vous ne
le faites pas, soyez assuré qu’un malheur va vous arriver” (un notable).
Yoff – Le territoire assiégé 41
respecté, le premier occupant de cette terre sera le seul conçoivent comme un lieu de rassemblement des âmes
à bénéficier de la sympathie de ce génie”79. de leurs ancêtres. Ce site qui est une avancée dans
Là où Zempleni et un informateur parlent de rab, un l'océan Atlantique représente aussi “le foyer à partir
autre parle de tuur. Il y a ambiguïté quant à l'utilisation duquel prennent naissance et vers lequel convergent les
des qualificatifs de tuur et de rab ainsi que du mot relations complexes de l'univers des rab”81. On retrou-
tuuru. ve ici l'influence culturelle des Sérère82.
Comme nous le reverrons un peu plus loin, dans le
paragraphe traitant de la religion traditionnelle à Yoff, b - Rab, tuur et djinné
le village de Yoff est le siège de deux tuuru : l'un dédié Le culte des rab met donc en jeu deux types de génies.
à Mame Ndiaré, divinité protectrice du village, et Le principe d'une hiérarchie des tuur et des rab est
l'autre dédié à Mame Woré Moll, un autre génie de admis, mais il n'y a pas de constellations constantes.
Yoff. Cela devrait donc signifier que ces deux génies L'article de Roche83 décrit un “panthéon lébou” où l'on
sont des tuur. Pourtant, comme nous le confirme l'his- retrouve l'influence de l'Islam avec Allah (Yalla),
torien Galla Gueye, Mame Ndiaré et Woré Moll ne sont Mahomet (Amadou) son prophète, les anges (malaïka),
pas des tuur mais des rab. Ils ne sont pas originaires de le diable (seytan) et les démons (seytanes). Sur la terre,
la presqu'île du Cap-Vert et sont venus avec les mouve- avant de créer les hommes, Yalla a placé les djinné (les
ments de migrations80. Nous sommes confrontés ici à génies). “Insaisissables, apparaissant sous la forme
un glissement de la signification du terme tuuru, glis- d'animaux familiers (serpents, lézards, varans essentiel-
sement révélateur d'une perte d'une partie des connais- lement), ils sont maîtres des vents, de la terre, de l'eau.
sances dans le domaine de la religion traditionnelle. En Ils se sont partagés la brousse, les rochers, les mon-
effet, le nom de tuuru renvoie étymologiquement à l'ac- tagnes, les forêts, les fleuves, les marigots... Ces génies,
te de verser des libations (tuur) plutôt qu'au destinatai- blancs ou noirs, bons ou mauvais, hantent les lieux où
re du rite. Ceci explique donc qu'il s'applique autant à les hommes vont s'installer”. Entre les hommes et les
des rituels dédiés à des rab qu'à des tuur. djinné, on trouve les rab, esprits ancestraux qui selon
Une multitude d'éléments descriptifs permettent de Roche “errent dans les airs et dans les eaux à la
caractériser les rab. “Tous les traits et écarts différen- recherche d'un corps humain qu'ils posséderont pour
tiels présents dans la société humaine se retrouvent ou avoir gîte et nourriture et être reconnus par les
peuvent se retrouver dans le monde des rab” : nom, hommes”. Des différences apparaissent avec les don-
sexe, race (sérère, wolof, toubab (européen), toucou- nées énoncées précédemment. La capacité de passer des
leur, lébou...), personnalités, traits de caractère. Ils peu- pactes avec les hommes est détenue ici par les djinné qui
vent appartenir à une caste, avoir une activité (chasseur, sont “maîtres des vents, de la terre, de l'eau”, et non
pêcheur, éleveur...), occuper un rang, avoir une reli- plus, comme nous l'avons déjà vu, par les tuur. Les rab
gion. On distingue ainsi les rab musulmans “serin” et sont sans attaches et les tuur n'apparaissent pas dans ce
les rab païens “ceddo”, de la caste des guerriers, féti- panthéon. Cette citation de Roche, qui, il est vrai, est
chistes dans les anciens royaumes wolof. La tradition contradictoire dans son énoncé même, offre cependant
veut que tous les rab – et les tuur – soient originaires une nouvelle illustration des ambiguïtés qui existent
d'une même région : Sangomar, à l'embouchure du pour définir les termes rab, tuur et maintenant djinné.
Saloum, qui “est le grand lieu de rencontre des esprits”. Nous avons été confrontés à cette imprécision à de
Les populations d'ethnie Sérère de la région du Sine le multiples reprises dans nos enquêtes. Il nous est appa-
ru qu'en général nos interlocuteurs employaient indis-
tinctement les qualificatifs de rab et de djinné, le terme
79 Duchemin, G.J., 1949 : 297. de djinné étant celui qui revenait tout de même le plus
80 Les histoires de Mame Ndiaré et de Woré Moll seront plus longuement abor-
dées dans le paragraphe traitant du déroulement et des finalités des tuuru qui fréquemment. Quant au mot tuur, il est, en comparai-
leur sont dédiés.
81 Zempleni, A., 1966 : 302-303, 305. son, peu employé. Il apparaît généralement dans des
82 Les Sérère vivent dans le sud du Sénégal dans cette région du Sine, le long du
fleuve Saloum dont l’embouchure, avec celle du fleuve Diombos, est occupée
réponses faisant suite à une question où nous l'avions
par des îles couvertes de mangroves où reposent les ancêtres des Sérère dans nous-mêmes utilisé. Cela peut s'expliquer par la perte
des tombes sacrées.
83 Roche, J. L., 1971 : 1057-1058. des connaissances traditionnelles, ou une progression
42 Yoff – Le territoire assiégé
de l'Islam. Un prêtre du culte des rab (appelé ndoepkat) - le rab peut entrer dans une personne et exiger des
nous précise ainsi : offrandes ou des sacrifices, il appartient au panthéon
“[Les djinné] sont plus vieux que les hommes. Dieu a du culte des rab85,
d'abord créé les anges qui sont au-dessus de nous - le tuur est un rab présent à l'arrivée des Lébou dans la
(ciel), puis les djinné qui sont sur terre et enfin les presqu'île du Cap-Vert avec qui les ancêtres ont signé
hommes.” un pacte, il appartient au panthéon du culte des rab,
La part que prend l'Islam apparaît comme importante, - le djinné est un esprit présent dans la nature qui ne
omettant la présence des tuur et coinçant les rab entre les peut pas entrer dans une personne, il appartient au
djinné et les hommes quand ces rab ne sont pas tout sim- panthéon musulman.
plement dissous dans les djinné.
Collomb, Zempleni et Sow affirment que malgré les c – Un élément de la religion traditionnelle :
“confusions verbales, les rab sont très nettement distin- les phénomènes de possession
gués des autres esprits comme les djinné si répandus dans Comme nous l'avons vu dans le mythe lébou sur le
ce pays musulman. Les rab se nomment, se définissent, “jumeau de l'ancêtre”, “dans le champ du nit (personne)
font partie d'un système”. On “se les attache” au cours de lébou-wolof, le rab occupe la position du double”. Le rab
rituels lébou, on les fixe. “Les djinné, sauf quelques est ce “jumeau”, ce “compagnon” (and) issu du placenta,
exceptions, ne se nomment pas, ne se fixent pas, ne for- qui tantôt s'actualise, tantôt reste une virtualité de la per-
ment pas un système, ils restent périphériques à la per- sonne86. Lorsqu'il s'actualise, cela se traduit par des phé-
sonne. On les exorcise.”84 On peut encore préciser la dis- nomènes de possession des individus. Parmi les signes
tinction entre rab, tuur et djinné, en citant un “historien” extérieurs révélateurs de cette emprise, les troubles men-
de Yoff : taux sont les principaux87. C'est ce dernier cas qui a été
“Le rab est une sorte de djinné à une petite différen- particulièrement étudié ainsi que les rituels permettant
ce près : le rab entre dans les hommes à la suite d'une une “guérison” des possédés. Collomb, Zempleni et Sow
offense, d'une provocation (par exemple si vous habi- montrent comment “une société traditionnelle africaine a
tez dans sa maison ou si au cours des travaux cham- élaboré et utilise certaines techniques psychothérapeu-
pêtres, vous le heurtez). Donc s'il a besoin de quelque tiques et sociothérapeutiques que l'Occident possédait
chose dont les hommes disposent pour réparer cette autrefois et qu'il a dû oublier pour y revenir au début de
offense, le rab, lui, entre dans la personne et exige ce siècle d'une manière consciente et sous une autre
qu'on réponde à ce besoin. Le djinné n'a pas la possi- forme”88.
bilité d'entrer dans une personne. Cependant, l'hom- Les rituels en question sont ceux de ndoep (ou ndöp)
me [dans lequel le rab est entré] ne le saura qu'à la et de samp. Ils constituent des rites de possession com-
suite d'une consultation auprès d'un prêtre qui lui parables au vaudou haïtien, au candomble brésilien, au
indiquera le rab et ses exigences (qui peuvent être du culte zar éthiopien, au culte des holey songhay, etc89. Les
lait, un mouton, des noix de cola, un coq, une rituels mis en place pour remédier à ces possessions per-
chèvre...). Tant qu'on ne l'a pas offensé, le rab ne peut mettent d'identifier et de localiser le rab90. Sa nomination
rien contre l'humain, l'offenser est un acte involontai- entraîne son intégration dans l'univers des esprits recon-
re car il est invisible. nus par la collectivité91. Le ndoep se déroule en sept
Les tuur sont des rab que les Lébou ont trouvés lors- phases et est dirigé par une ndoepkat (dans la majorité
qu'ils sont arrivés dans la presqu'île... et les anciens
par leurs incantations pouvaient communiquer avec
ces rab. Ainsi ces ancêtres ont signé des pactes avec 84 Collomb, B., Zempleni, A., Sow, D., 1964 : 3.
85 On peut noter qu’en wolof, le rab ne “possède” pas la personne, il “entre” dans
ces rab qu'on appelle tuur. Donc les tuur sont des la personne et la personne quant à elle possède un rab (au sens d’avoir) (com-
munication personnelle de Virginie Tremsal-Gueye). Par la suite, il sera mal-
esprits avec lesquels les ancêtres ont signé des gré tout question de “possession” et de “personnes possédées”, ces termes
étant ceux utilisés dans la littérature.
pactes.” 86 Zempleni, A., 1966 : 310-311.
87 Collomb, B., Zempleni, A., Sow, D., 1964 : 5.
Pour clarifier les distinctions entre rab, tuur et djinné, 88 Op. cit. : 1.
nous résumerons ainsi : 89 Zempleni, A., 1966 : 299.
90 Op. cit. : 302.
91 Zempleni, A., 1968 : 1.
Yoff – Le territoire assiégé 43
des cas, il s'agit d'une femme). Celle-ci s'entoure d’assis- des autels domestiques. Le khambe, autel individuel,
tantes, la plupart du temps d'anciennes possédées, ainsi regroupe un canari (il s'agit d'une poterie) rempli
que de griots92 pour une partie du rituel. L'étape principa- d'eau avec des racines, d'un ou plusieurs pilons97 fixé
le est le sacrifice d'un animal – selon l'exigence du rab, ce dans le sol et, de temps à autre, d'une pierre prove-
pourra être une chèvre, un bœuf, etc –, étape qui aboutit nant de la mer, de forme et de dimension variable98.
à la réalisation d'un autel domestique93. Ce dernier sert à Par extension, le terme de khambe s'applique à l'es-
fixer le rab à l'origine de la possession. Le rituel de ndoep pace dans lequel plusieurs autels sont circonscrits.
s'achève par l'évocation des esprits ancêtres au travers de Cet espace est en général constitué d'une enceinte,
chants, de danses, de chutes, durant plusieurs jours. Le d'un ou de plusieurs arbres (baobabs, jujubiers,
ndoep apparaît comme un rituel d'alliance, ou de “renou- soump) et d'un ou plusieurs khambe (aussi écrit hamb
vellement d'alliance”, entre un individu et un rab94. ou samp). L'installation de ce khambe est une des
On peut reprendre ici l'analyse que font Marie-Cécile séquences du rituel du ndoep. Dans certains, des
et Edmond Ortigues, dans Oedipe africain, de ce qu'ils sabres sont plantés dans le sol. Leur présence est liée
appellent un “rite de fixation”. “Lorsqu'un génie ancestral à une situation particulière de ces autels : ils corres-
réclame son dû à travers l'individu souffrant qu'il a élu, pondent à l'autel d'un rab guerrier ou agressif, fort ou
cette souffrance élective se rapproche de la dette collecti- méchant, ou encore à l'autel de personnes en attente
ve, c'est-à-dire de la rationalité des obligations coutu- de ndoep.
mières, ce qui permet d'intégrer la possession au cadre “La disposition et l'organisation dépendent sou-
général du culte des ancêtres. (...) Certains ethnologues vent de l'exigence des rab. Cependant, pour les
croient voir dans les cultes de possession un ‘exorcisme’. canari qui sont renversés, c'est parce que leurs
C'est un contresens. Les chrétiens ‘exorcisent’ un possé- propriétaires sont morts ou ont abandonné leurs
dé pour faire sortir de son corps un ange damné auquel il khambe – ce qui a des conséquences. Les sabres,
est interdit de rendre un culte. Chez les Wolof, les Lébou c'est pour ceux qui doivent faire le ndoep et qui ne
et les Sérère, si l'on fait sortir du corps le génie, c'est pour l'ont pas encore fait, c'est pour repérer ces indivi-
le ‘fixer’ à un autel ou un sanctuaire afin de lui rendre un dus et ces rab. Les racines représentent l'ensemble
culte”95. des rab qui doivent soigner. Et c'est dans ces
Au cours d'un ndoep, il apparaît clairement que le canari que les rab s'abreuvent. Des personnes
groupe entier se “soigne”, “on est à la lisière de l'indivi- peuvent partager le même canari” (un ndoepkat.)
duel et du collectif (familial)”96. Ce rituel thérapeutique Les pilons servent à fixer les rab au cours du
semble avoir une fonction socialisante et sécurisante. Il a ndoep. Les offrandes, que ce soit du lait caillé, du nak
pour objectif une réintégration de l'individu dans le grou- (mélange de mil et de lait caillé) ou du sang, sont
pe après une alliance avec le rab. On est donc bien ici en déposées sur le pilon et sur les pierres.
face d'une religion ayant à la fois une dimension psycho- “Les autels individuels se trouvent dans les autels
thérapeutique et sociothérapeutique. familiaux. Les caractéristiques de ces autels fami-
liaux sont, en dehors des canari, des pilons pour
d – Les autels domestiques fixer les rab et des arbres” (un ndoepkat).
Pour s'attacher la bienveillance des rab et des serin, Ces khambe sont à la base d'une médecine qui
les Lébou leur font des offrandes régulières au niveau comprend des remèdes à base de plantes (poudres,
racines) dont la fonction thérapeutique est symbo-
lique. L'eau des canari est mélangée à des poudres
92 Musiciens (tam-tams) et aussi conteurs. végétales et les racines constituent elles aussi des
93 Les autels domestiques sont l’objet du paragraphe suivant.
94 Communication personnelle de Virginie Tremsal-Gueye. remèdes.
95 Ortigues, M-C., Ortigues, E., 1984 : 286.
96 Zempleni, A., 1966 : 316. “Chaque médecin a ses médecines. Les canari
97 Il s’agit du pilon utilisé en cuisine pour piler des aliments. Souvent cassé en
son milieu, dans la partie la plus fine de l’ustensile, ces morceaux de pilon se [khambe] sont un hôpital et chaque médecin a ses
retrouvent pour certains au niveau des khambe, fichés dans le sol par la partie
brisée.
méthodes. Ainsi, les racines qui sont à l'intérieur
98 Zempleni, A., 1966 : 305 ; Silla, O., 1969 : 216 ; entretiens et observations per- des canari sont comme les cauri99. Ainsi, selon
sonnelles.
99 Petits coquillages blancs qui servent à faire de la divination. leur position, elles permettent aux prêtres de
44 Yoff – Le territoire assiégé
1 3
a 1m
0
Arbre
B Canari
Pilon
A Khambe du ndoepkat
B Khambe du rab du ndoepkat
C Cour du carré du ndoepkat
1 Baobab étêté d’environ 6 m de haut
A 4
2 Soump, 12-13 m
3 Baobab, 10 m
1
3 4 Bac où les patients viennent se laver
2
après y avoir mis une poudre (verte
ou rouge : feuilles, écorces, racines)
fournie par le prêtre
Yoff – Le territoire assiégé 45
déterminer le rab, la maladie et les exigences [du maintenant ils croient en l'Islam et que c'est Dieu
rab] : mouton, lait caillé, boeuf... Mais on peut qui les protège et donc qu'ils n'ont pas besoin de ça.
soigner avec la médecine traditionnelle ou bien Donc l'opinion est partagée au niveau des jeunes”
avec les sérigne (marabout)” (un notable). (une villageoise).
“Par exemple, à l'hôpital on trouve des gens d'ori- “On continue à pratiquer, c'est comme s'il s'agissait
gines diverses. Dans mon autel, il y a des gens d'un contrat que les ancêtres avaient signé. Malgré
d'origines diverses et qui ont chacun un canari” le fait que les gens se soient convertis à l'Islam, ils
(un ndoepkat). conservent certaines traditions parce qu'on voit que
Les racines utilisées dans les canari sont au nombre de les esprits agissent jusqu'à présent sur les per-
sept et d'espèces différentes. Les plantes jouent un rôle sonnes” (un jeune villageois).
important au niveau de ces autels, en particulier les Cette notion d'héritage, et une volonté de ne pas le
arbres (la page suivante présente le khambe d'un ndoep- remettre en cause, ressortent régulièrement quand nous
kat, prêtre de la religion préislamique). abordons le sujet de la relation du culte des rab et de
“Ils sont toujours ensemble (arbres et rab). (...) [On l'Islam. La difficulté à expliquer cette coexistence des
trouve] tamarinier, soump, baobab, sidem. (...) Il deux religions s'expriment dans des formules telles que
faut nécessairement des racines de tamarinier et “c'est comme ça”, “je laisse comme ça”, qui reviennent
soump pour soigner un patient” (un ndoepkat). fréquemment.
“C'est une chose que j'ai trouvée, donc c'est un
3 – LA COEXISTENCE DE DEUX RELIGIONS : héritage. J'y crois et je laisse ça comme ça. Je crois
UNE PRATIQUE RELIGIEUSE AUX MULTIPLES FACETTES en Dieu mais il n'est pas question que je critique [le
culte des rab] et c'est l'avis de tous les jeunes, le res-
On ne peut s'intéresser aux Lébou sans prendre en pect” (la même villageoise).
compte la coexistence de deux religions. Alors que Sur le fait qu'il existe un partage des compétences entre
Zempleni parle d'une “lutte sourde menée contre les hommes (pour l'Islam) et les femmes (pour le culte
l'Islam”100, Kesteloot ne voit pas “d'affrontement des rab), quasiment tous les auteurs s'accordent, et y
ouvert avec les génies et les cultes animistes, mais une voient un mécanisme complexe de conservatisme.
coexistence pacifique assez exemplaire, basée sur L'analyse que font Balandier et Mercier est à ce titre
une espèce de partage des compétences : les femmes très intéressante. Selon eux, celui-ci “nous manifeste le
s'occupent des rab, les hommes président à tout ce qui groupement lébou s'emparant de tous les dieux ou de
relève du Coran”101. Il me semble que l'on observe au toutes les ‘recettes’ qui peuvent l'aider à faire le monde
sein de la population yoffoise deux tendances : un rejet à sa mesure, à rendre celui-ci familier et faste. Ces
pur et simple des croyances au culte des rab et un res- emprunts doivent se réaliser sans bouleverser l'ordre
pect, voire une pratique, d'une religion léguée par les social, sans bouleverser l'ordre du monde ; la fécondi-
ancêtres, sans que l'on puisse clairement dire quelle té, la puissance, la richesse en dépendent”102.
tendance, du rejet ou de l'assentiment, domine. L'environnement religieux des Lébou peut se découper
“Avec la religion [islamique], [le culte des rab] a en trois entités : la vie religieuse traditionnelle qui reste
tendance à être négligé sauf par certains, car la dans les mains de l'individu, le domaine magique lié
religion dit qu'il n'y a qu'un Dieu et que vous ne aux croyances tenues par beaucoup d'hommes et de
pouvez pas croire en Dieu et croire aux esprits. femmes, l'Islam qui concerne en premier lieu les
Mais cela [(croire aux esprits)] nous a été légué par hommes103. Il m'a été donné de constater cette sexuali-
nos ancêtres. On ne peut pas abandonner [ces sation des officiants dans chacune des deux religions.
croyances] et cela continue d'agir sur les per- Comme dans toutes les terres de culture musulmane,
sonnes. Nous respectons les anciens (sacrifices et
autres), mais nous croyons en un seul Dieu, c'est-à-
dire que nous continuons les pratiques. Maintenant, 100 Op. cit. : 431.
il y a certains jeunes qui sont radicaux et qui disent 101 Kesteloot, L.,1997 : 1176.
102 Balandier, G., Mercier, P., 1952 : 131.
qu'ils ne croient plus à ça, que c'est du passé, que 103 Mbengue, C.T., 1996 : 84.
46 Yoff – Le territoire assiégé
les hommes ont la haute main sur les pratiques isla- Ces trois ethnies présentent une “sorte de continuum
miques. Pour ce qui est des pratiques traditionnelles, quant à l'importance du recouvrement des traditions
les officiants ou ndoepkat (prêtre ou prêtresse du animistes par les religions monothéistes et à l'importance
ndoep) sont quasiment toutes des femmes, tant au des lignages paternel et maternel”108. Les Sérère ont le
niveau des tuuru que des ndoep. Un homme, le “Grand mieux maintenu leur culte animiste et la prépondérance
Prêtre du ndoep” El Hadji Daouda Seck, est cependant du lignage maternel face à l'implantation, en premier lieu
la référence pour tous les rituels de la presqu'île du du christianisme, puis de l'Islam. Les Lébou se trouvent
Cap-Vert. dans une position intermédiaire du point de vue reli-
Mais ces deux religions se mêlent l'une à l'autre. Le gieux ; du point de vue du lignage, on se situe à mi-che-
culte des rab a inséré des rab musulmans. min entre une dominance paternelle et une dominance
“Ces pratiques ne sont pas en contradiction avec maternelle. Enfin, le culte traditionnel des Wolof a
l'Islam car les rab se sont convertis à l'Islam” (un presque totalement disparu au profit de la religion musul-
notable). mane et le lignage patrilinéaire est devenu la règle109.
Cependant pour certains, il n'y a pas de mélange, ce
sont deux choses différentes, tout au moins dans le 4 – LE DEVENIR DU CULTE DES RAB
temps :
“Il n'y a pas de lien. La tradition, c'est par ici-bas. Alors que l'on a vu, sinon un syncrétisme, tout au
Et l'Islam, c'est l'au-delà. (...) L'Islam reconnaît la moins une coexistence des deux religions, on constate
tradition” (un ndoepkat). que, parmi les tenants du culte des rab, les jeunes dou-
Le marabout consacre des objets destinés à protéger les tent et parfois rejettent ces pratiques liées aux génies.
individus (contre les sorciers, la maladie, la mort), une Dans ce contexte, il est intéressant de comprendre les
maison, un filet de pêche... en y insérant des waindaré modes de transmission de ces connaissances et de
(morceaux de papiers où sont écrits des fragments du connaître l'opinion des plus anciens.
Coran, des caractères arabes... généralement enfermés Le culte des rab distingue les initiés et les non-ini-
dans un petit étui en cuir)104. Et l’Islam, bien qu'étant la tiés. Il n'est pas du ressort de ces derniers de rentrer
religion que reconnaissent tous les Lébou, n'a pas fait dans le cercle restreint des premiers. Ce sont les génies
disparaître les croyances dites traditionnelles. Comme qui décident.
l'écrit Monteil, “l'Islam noir ne peut se définir que par “La transmission de la connaissance se fait de la
rapport à l'animisme”105. manière suivante : c'est après avoir été soigné qu'un
“Ainsi avant de faire les rituels, il faut être propre, [possédé] peut apprendre la science en étant dis-
par exemple avant de rentrer dans la zone où il y a ciple du prêtre. C'est un pêché d'apprendre à quel-
des khambe. Donc ce que l'Islam demande, c'est que qu'un les secrets et ce n'est pas prudent. Je le soigne
les accords entre les rab et les hommes soient res- s'il est malade et je lui apprends comment je l'ai soi-
pectés. Pour montrer que nous sommes des musul- gné, la science. Voici comment j'ai appris la scien-
mans, actuellement, contrairement à jadis, on pro- ce : c'est au cours d'une maladie que j'ai appris la
nonce le nom d'Allah avant d'ouvrir les khambe science. L'apprentissage m'a amené d'abord à Deni
[canari], on fait les ablutions106. Donc il y a adap- Biram Ndao, chez Yaye Mberry Diouf (pendant 13
tation à la religion musulmane" (un notable). ans) ; après sa mort, à Ngor, avec Baye Malaye Sow
“Ça n'a rien à voir avec la religion musulmane et (7 ans) ; après sa mort, à Rufisque (Thiawline), avec
Mame Ndiaré est musulman parce que, quand on Yone Diop (20 ans). Il est plus facile d'apprendre à
fait le tuuru, on commence toujours par dire un [possédé]” (un ndoepkat).
‘Bissmilaye njoun gui door’ : ‘Dieu nous commen-
çons’107” (un notable).
104 Balandier, G., Mercier, P., 1952.
Les Lébou de la presqu'île du Cap-Vert apparaissent 105 Monteil, V., 1964 : 23, 41.
106 Les ablutions rituelles avant la prière sont une obligation dans la religion isla-
comme un peuple de transition entre l'Islam et les mique.
croyances traditionnelles, tant d'un point de vue géo- 107 Bissmilaye marque le début des dékha : la prière, l’appel à la prière.
108 Ortigues, M-C., Ortigues, E., 1984 : 299.
graphique que culturel, entre les Wolof et les Sérère. 109 Zempleni, A., 1966 : 431; Ortigues, M-C., Ortigues, E., 1984 : 302-303.
Yoff – Le territoire assiégé 47
Si ces initiés reconnaissent le désintérêt des jeunes en tête des enfants matrilinéaires (le plus souvent les
général, et la distance que ceux-ci veulent garder, ils femmes) qui tombent en transe. C'est une façon de
n'en restent pas moins convaincus de la pérennité de les impliquer et ainsi, après, ils se rendent compte
leurs pratiques. Car, ce n'est pas la personne qui choisit de la réalité.”
mais ce sont les rab. À travers cette approche des représentations et des
“La connaissance ne disparaît pas, mais reste dans croyances lébou, nous avons cherché à apporter les élé-
le monde. Elle va réapparaître soit sur un membre ments nécessaires à la compréhension des rituels tradi-
de la famille ou ailleurs car les djinné et rab sont tionnels que nous allons décrire maintenant. Ces deux
éternels” (un ndoepkat). cérémonies ou tuuru s'inscrivent dans l'histoire du vil-
Et comme me l'expliquait une prêtresse responsable lage de Yoff et reflètent pour partie une relation étroite
des rituels traditionnels dans la famille Mbengue : avec les rab dans les croyances au quotidien et aussi
“Lors des cérémonies comme le tuuru familial, je l'évolution des pratiques religieuses au côté d'un Islam
prononce des paroles incantatoires et touche la de plus en plus présent.
IV
CHAPITRE
b
UN EXEMPLE DES RITES
RELIGIEUX TRADITIONNELS :
LES TUURU DE YOFF
b
Yoff – Le territoire assiégé 51
1 – LE GRAND TUURU DÉDIÉ À MAME NDIARÉ Tout se passe en présence des autres prêtres et prêtresses
du ndoep, ou ndoepkat, de la presqu'île du Cap-Vert.
Cette cérémonie commémore la victoire remportée par Les Soumbare furent la première et donc la plus
les Yoffois grâce à l'assistance de deux rab, Mame Ndiaré ancienne famille organisatrice du rituel. Ils tiennent ce
et Mame Woré Moll, lors de la bataille contre droit de leur ancêtre Gally Wouly Samba qui fut le pre-
Diambour110. mier à entrer en contact avec Mame Ndiaré. Il y a une
Elle se déroule une fois par an, entre février et mars, quinzaine d'années, faute de disposer en son sein d'une
et dure huit jours. Le tuuru ne se fait pas à une date femme en âge d'organiser le tuuru, cette première
fixe, c'est Mame Ndiaré qui entre en contact avec cer- famille s'est vu contester le droit d'organiser la cérémo-
taines personnes pour les inviter à préparer le rituel. A., nie, droit revendiqué alors par les Diouf. Cette seconde
un “historien” du village, est un des interlocuteurs du famille a mis en avant le rôle de son ancêtre Ma Diallo
rab : Diouf qui participa de manière active à la bataille
“Si on tarde à faire le tuuru de Mame Ndiaré, alors contre Diambour, bataille où intervinrent Mame Ndiaré
Mame Ndiaré me dit ‘A. !, si on ne fait pas le tuuru, et Mame Woré Moll111.
gare aux pêcheurs’ et alors je dis aux gens qui ont le Le grand tuuru de Yoff comprend cinq étapes prin-
secret : ‘il est temps de faire le tuuru, si vous ne le cipales attachées chacune à un site particulier : Dieuw,
faites pas alors un malheur arrivera aux pêcheurs’. Dieufougne, Keusoupe, Kheutgue et Soussegue. Ces
Parmi les gens qui se baignent (qui font le sangou), lieux sont en effet liés à l'histoire des rab Mame Ndiaré
soit il y a des noyades, soit il y a des accidents en plei- et Mame Woré Moll et à la légende de Mame Gané
ne mer” (A.). Diop, un habitant de Yoff qui fut aidé par un djinné112.
Le tuuru est l'occasion de sacrifices (bœufs, mou-
tons, boucs, coqs) et d'offrandes (lait caillé, nak et a – La première étape : Dieuw
noix de cola, ces trois éléments étant les aliments Après les préparatifs des officiants dans la maison de la
préférés des rab). famille organisatrice (les prêtresses se parent de nom-
“À l'époque, il n'y avait pas d'argent, il n'y avait breux gris-gris, que ce soit des ceintures, des bracelets,
que l'élevage et l'agriculture et presque pas de des colliers ou des éléments dans leur coiffure), le
pêche. Ainsi, elle [Mame Ndiaré] exigeait pour groupe se déplace en procession au son des tam-tams et
chaque tête, même le bébé qui vient de naître, envi- des chants dédiés aux rab : les bak. Il se rend à Dieuw,
ron 250 g de mil et du lait caillé. Actuellement pour la demeure de Mame Ndiaré.
chaque personne, on estime [cette offrande] à 200 F Il nous faut ici rapporter l'histoire de la rencontre de
CFA” (un autre notable). Gally Wouly Soumbare et de Mame Ndiaré et de la
Ces rituels ont pour but d'attirer la bienveillance de ces construction de Dieuw113 :
deux rab sur le village afin que la pêche soit fructueu- “Quand les habitants ont quitté le Djolof pour venir
se et sans danger et que les récoltes soient bonnes (ce échouer à Mbokhekh, Mame Ndiaré faisait partie des
dernier point n'a plus beaucoup d'importance compte vivants. Elle avait son sac avec ses provisions pour
tenu de l'état de l'agriculture à Yoff). venir à Mbokhekh. Le premier habitant que Mame
Deux familles organisent le tuuru à tour de rôle, une Ndiaré a approché était un Soumbare. Ce
année sur deux : les Soumbare et les Diouf. Dans cha- Soumbare a remarqué Mame Ndiaré, Mame
cune de ces familles, c'est une femme qui conduit la Ndiaré l'a remarqué. Quand ils sont arrivés à
procession et qui remplit le rôle de grande prêtresse. Mbokhekh, ce Soumbare a de nouveau remarqué
Mame Ndiaré : il est facile de faire la différence
entre un homme (i.e. un être humain) et un homme
110 Bataille évoquée au paragraphe I.2 - L’installation des Lébou dans la pres- qui n'est pas un homme, c'est-à-dire qui est un
qu’île du cap-Vert.
111 Cette revendication du droit à conduire le tuuru fera l’objet d’une analyse plus esprit (un djinné). Dans son expérience, il (le
approfondie dans le paragraphe V.4 - Des valeurs en évolution.
112 On pourra se reporter à la page 57 où une carte présente la localisation des dif-
Soumbare) a vu que celle qu'il avait vue au Djolof,
férentes étapes du tuuru de Mame Ndiaré dans Yoff. durant le temps qu'ils avaient tous connu pour
113 Des indications du narrateur ou des éléments susceptibles d’aider à la com-
préhension ont été ajoutés entre parenthèses. faire la traversée, Mame Ndiaré était restée telle
52 Yoff – Le territoire assiégé
1 2
quelle, elle n'avait pas mûri, elle n'avait pas gran- ‘M.N. : Mon ami, c'est ça le troupeau que je
di (elle n'était pas marquée par les années). t'avais donné.
Au cours de la migration vers Mbokhekh, alors G. W. S. : Oui, voilà ce qui reste du troupeau car
que Gally Wouly Soumbare, le Soumbare, accom- certains animaux sont morts.
pagné d'une vache, se reposait sous un arbre, M.N. : Je ne suis pas une personne mais un djin-
Mame Ndiaré s'est présentée sous la forme d'une né, et je suis venue pour m'installer définitive-
personne. ment auprès de toi. Cependant je te prie de bien
‘Mame Ndiaré : Mon ami, je t'estime. vouloir me bâtir une habitation au niveau d'une
Gally Wouly Soumbare : Je t'estime moi aussi. élévation, tounde en wolof, qui sera au-dessus
M.N. : Comment t'appelles-tu ? de la mer et de la terre. Ainsi, je pourrai t'infor-
G. W. S. : Gally Wouly Soumbare, et toi ? mer de tout ce qui se passe sur mer et sur terre.’
M.N. : Ndiaré. Et où vas-tu ? Ainsi Gally Wouly Soumbare, qui avait un terrain
G. W. S. : Je vais à Mbokhekh et je suis parti du au niveau des filaos (dans la dépression), l'échange
Djolof. avec quelqu'un qui avait un terrain situé sur une
M.N. : Tu n'as que cette richesse (la vache) ? élévation pour installer Ndiaré.
G. W. S. : J'ai quitté mes parents du Djolof pour Mame Ndiaré lui demanda de construire l'habita-
migrer à Mbokhekh. J'ai pris cette vache pour tion à partir de trois pierres, l'une (la première) pro-
me nourrir de son lait au cours de cette migra- venant de Tonghor, l'autre de Ndeugagne et enfin la
tion. Je mélange le lait avec du couscous (de dernière de Diamalaye (ce sont différents lieux de
mil). Yoff). Mais ces trois pierres sont soutenues par trois
M.N. : Ah ! Je vais te donner une connaissance, racines (rene en wolof) : l'une vient du Djolof,
une chose extraordinaire pérenne (éternelle), l'autre de Mbokhekh et enfin la dernière de Yoff.
c'est-à-dire jusqu'à la fin du monde’ Mame Ndiaré se positionne (aujourd'hui encore)
Ainsi Ndiaré demanda à Gally Wouly Soumbare de comme suit dans son habitation : le derrière sur une
fermer les yeux. Ce dernier portait un sachet conte- pierre, le pied gauche sur une pierre et le pied droit
nant des aliments dont le couscous. Il ouvrit alors le sur une pierre pour superviser ce qui se passe sur
sachet et y plongea sa tête pour montrer à Ndiaré qu'il mer et sur terre.
ne voyait plus. Ainsi, Ndiaré, après quelques rites ‘M.N. : Je suis accompagnée d'une famille :
(pratiques) lui tapa à l'épaule. Quand Gally Wouly Latyr Masor, Dim Sène, Badia Yayi Niane. Ces
Soumbare rouvrit les yeux, le paysage était rempli de derniers peuvent habiter dans un autel familial
bœufs. mais moi uniquement dans un autel plus vaste
‘G. W. S. : Et ça ? (eute, une grande surface)’” (histoire reconsti-
M. N. : Je te fais un cadeau. tuée à partir de différents entretiens).
G. W. S. : Mais ça, je ne peux pas le contrôler (le Située au cœur du village, dans le quartier de Ndénate,
troupeau) car je suis seul. Dieuw est donc constituée de trois pierres posées à
M.N. : Je ferai en sorte que tu puisses le contrô- même le sable. Sous chacune des trois pierres, une raci-
ler.’ ne a été déposée.
Ainsi après quelques jours, Mame Ndiaré a pris “On peut vous parler de ces trois pierres mais
congé de lui. JAMAIS des racines (trois) qui ont fixé114 Ndiaré
Après des années, Mame Ndiaré est revenue. À ce car dans ce pays il y a trop de rivalités et d'infidéli-
moment-là, ils (les migrants) avaient quitté tés” (un notable).
Mbokhekh pour Yayedji et enfin Ndeugagne. C'est à Comme nous l'avons vu, ces trois pierres constitue-
Ndeugagne que Mame Ndiaré est revenue. En ce raient un fauteuil d'où Mame Ndiaré peut surveiller la
temps-là, les vaches s'abreuvaient entre Ngaparou mer et le village et ainsi prévenir les Yoffois en cas
et Dagoudane à partir d'un puits. d'agression. Le rab s'assoit sur l'une des pierres et pose
ses pieds sur les deux autres. La provenance de ces
114 Le verbe “fixer” renvoie au rituel du ndoep. pierres ne semble pas définie avec certitude. Alors que
54 Yoff – Le territoire assiégé
dans l'histoire ci-dessus, j'ai retenu une origine “yoffoi- b – Les étapes de Dieufougne et de Keusoupe.
se”, un “historien” m'a proposé trois autres sites : Après Dieuw, se succèdent les étapes de Dieufougne et
Keusoupe (qui est la plage de Yoff), Ngor et de Keusoupe. Elles sont liées à la légende de Mame
Soumbédioune, deux autres villages lébou ; Gané Diop117.
“En 1558, à son arrivée, Mame Ndiaré est là pour “À Yoff, Mame Gané Diop habitait à Ndénate (fondé
tout Yoff et pour confirmer qu'il y aura une bataille en 1613) ; il était cultivateur et pauvre. Il allait aux
en 1748. Elle dît alors : ‘je suis venue pour vous champs toujours accompagné de son chien. Après
défendre’ et elle ordonna d'aller chercher trois avoir pris son petit-déjeuner et un moment de pause,
pierres et ce par le saltigué, Ma Diallo Diouf115, le il mettait le reste sous un arbre. Alors, il y avait un
ndeye ji rew, Bayetir Mbengue et le djaraf, Alla djinné dont les fils se transformaient en margouillat
Samb : l'une à Keusoupe, l'autre à Ngor et la der- et mangeaient ce reste. Un jour, leur mère (le djinné)
nière à Soumbédioune. Il y avait une façon de les apparut devant Mame Gané Diop sous la forme
prendre que seuls ces gens pouvaient faire car il y d'une personne et lui demanda son nom.
avait des versets à réciter.” ‘Mame Gané Diop : Mon nom est Mame Gané
Ces pierres symboliseraient trois des îles de la pres- Diop.
qu'île du Cap-Vert : l'île des Madeleines (qui fait face Le djinné : En fait, je constate qu'à chaque fois
au village de Soumbédioune), celle de Ngor et enfin mes enfants prennent le reste de ton repas et que
celle de Yoff (Teuguene). jamais tu ne les as chassés. Pour ce service que tu
“Il y avait un vieux, le vieux Bayeda Mbengue, qui as rendu à mes enfants, je vais te payer, c'est-à-
était saltigué de 1952 à 1985, il m'a parlé du rôle dire te rendre riche.’
de Mame Ndiaré en disant que Mame Ndiaré avait Alors, le djinné lui demanda de faire des attaches
dit aux gens de Yoff ‘il faut m'amener trois pierres [pour des vaches] et lui dit que le nombre d'attaches
pour que ces trois pierres représentent un fauteuil équivaudrait aux nombres de vaches qu'il désirerait
pour moi’. Il (le rab Mame Ndiaré) avait copié ce avoir.
fauteuil sur les trois îles, ... l'île de Yoff, celle de Alors lorsque Mame Gané Diop revint au village (à
Ngor et celle des Madeleines. Le vieux Bayeda m'a Ndénate), il fit les attaches. Et ses voisins se
dit que dans la nuit ces trois pierres représentent moquaient de lui puisqu'ils trouvaient cela bizarre
les trois îles. Mame Ndiaré, aussitôt qu'elle était qu'il fasse des attaches alors qu'il n'avait pas de trou-
assise sur les trois pierres, (le vieux Bayeda m'a peau. Et la nuit, le djinné le réveilla et lui demanda
dit que pour nous Lébou ça représente une chai- d'aller à Keusoupe (une plage de Yoff) vers trois
se), ces trois pierres se levaient... peut-être les heures du matin et lui donna des versets à réciter.
gens ne le voyaient pas parce que c'est un pouvoir ‘Le djinné : À la suite du premier verset, le pre-
détenu par les rab. Ces trois pierres représentent mier boeuf sortira et il sera noir. Quand tu auras
les trois îles. C'est pourquoi, s'il (le rab) met son assez d'animaux, récites le deuxième verset, le
pied droit à l'île des Madeleines, son pied gauche dernier bœuf sera rouge. Ce dernier va déféquer,
à l'île de Yoff et l'île de Ngor représente le milieu, tu prends ça et tu le mets à l'anus du boeuf rouge
ces trois pierres représentent ces trois îles” (le alors les vaches vont s'arrêter de sortir de
même “historien”)116. l'océan.’
À Dieuw, la prêtresse qui mène le tuuru et les prê- Le noir est très important à Yoff. Mame Ndiaré a dit
tresses qui l'assistent pénètrent dans la petite encein- que le noir est une sorte de bonheur pour les gens
te qui entoure le site. Elles tournent sept fois autour de Yoff. C'est pourquoi quand le rab a dit à Mame
des pierres – sept étant le chiffre des rab – et versent
sur chacune d'elles des offrandes.
115 Ancêtre des Diouf, la deuxième famille organisatrice du tuuru.
Avant de se rendre à l'étape suivante, on procède à 116 Actuellement, il y a une quatrième pierre qui a été ajoutée par l’assemblée des
des immolations (bœufs, moutons...) mais le sang Jambour. Bien que cet ajout ne soit pas normal selon un ndoepkat, cela n’a pas
de conséquences sur le fondement religieux de Dieuw, toujours selon ce prêtre
n'est pas récupéré comme lors d'un ndoep. du ndoep. Quoiqu’il en soit, malgré mes questions, je n’ai pas pu obtenir d’ex-
plications.
117 L’histoire racontée ici est entrecoupée d’explications de l’interlocuteur.
Yoff – Le territoire assiégé 55
Gané Diop d'aller à Maye Ndango [autre nom pour occuper. Il existait des sites sacrés socé dont
la plage de Keusoupe], d'attendre trois heures du Dieufougne (un puits, site historique que les Socé ont
matin, et qu'alors il [Gané Diop] verrait un boeuf laissé à Yoff), le nom veut dire ‘dieu’: puits et ‘fougne’
noir sortir en premier, eh bien, ce boeuf noir est un vient des fougny, un khët (lignée) socé d'où
boeuf porte-bonheur du village. Le rab a dit aussi que Dieufougne : le puits des Socé” (le même “historien”).
le dernier serait rouge. Eh bien, vous savez le rouge L'eau de ce puits est utilisée pour la préparation des
est très dangereux, c'est [un signe de] danger pour offrandes. Le site est constitué d'un puits situé dans un
les Lébou, les Lébou n'aiment pas le rouge. Même large trou bordé de pierres et à l'abri d'un baobab.
que, pendant l'hivernage, si on va aux champs, on “Pour le baobab, des gens cherchaient du bois mort
ne porte pas de boubous (vêtements) rouges ou pour faire la cuisine, ainsi quelqu'un avait laissé le
d'objets rouges. C'est interdit pendant l'hivernage, bois près du puits et le lendemain, on a trouvé des
ici dans le village. N'oubliez pas que Mame Gané feuilles sur le rameau de bois mort. C'est à partir de
Diop avait des kamaat (des attaches) ! Donc le fait ce bois mort qu'est né le baobab, c'est pourquoi on dit
que le nombre d’attaches soit fini, le fait qu'il n'y en que c'est mystique118” (un villageois).
ait plus et que le dernier [bœuf] soit rouge, c'est L'ensemble du groupe s'organise en cercle autour du puits
parce que c'est le danger. afin, là encore, d'en faire sept fois le tour. La prêtresse
Alors quand les gens se sont réveillés, ils étaient principale et ses assistantes tournent au plus près du puits
éblouis et, par jalousie, lui demandèrent de ne pas et font les offrandes rituelles sur les pierres et le tronc du
amener ses boeufs sur leurs puits. Ainsi, dans la nuit, baobab. Les tours se font au rythme des bak.
le djinné le réveilla encore [ Mame Gané Diop] et lui La procession se rend ensuite à la plage de
conseilla d'aller creuser le puits des Socé appelé Keusoupe (ou Maye Ndango), où les bœufs offerts à
Dieufougne, abandonné par les Socé (en effet, après Mame Gané Diop sortirent de la mer. Ici, il n'y a pas
plusieurs tentatives, les Lébou n'étaient pas parvenus d'éléments caractéristiques. Les Lébou n'ont réalisé
à s'en servir). aucun aménagement comme le mur qui entoure les
‘Je vais t'aider à le réaliser’, dit le djinné. pierres de Dieuw ou comme l'accès au puits de
Et c'est là que ses boeufs se sont abreuvés. Dieufougne. Le site se situe au niveau d'une côte
Le djinné de Mame Gané Diop est un kouss : un nain, rocheuse. Les offrandes sont déposées sur des rochers
on l'appelle nain, ce nain a donné à Mame Gané Diop que seuls les initiés doivent connaître car rien ne les
beaucoup de fortune, beaucoup de vaches en guise de distinguent des autres119.
fortune (...) c'est une sorte de pacte que Mame Gané
Diop a signé avec les djinné, avec le kouss qui lui a c – Les étapes de Kheutgue et de Soussegue
donné beaucoup de vaches, alors ses fils, ses petits-fils À proximité de Keusoupe se trouve le site de Kheutgue,
vont rembourser pour ces vaches” (un “historien”). l'étape suivante. Il s'agit d'une portion de plage face à
Après l'étape de Dieuw, le groupe du tuuru se rend à l'île de Teuguene, l'une des deux demeures de Mame
Dieufougne, le puits de Mame Gané Diop. Woré Moll (l'autre est Soussegue, la dernière étape du
“[Quand ils sont arrivés à Yoff], les Lébou ont trouvé tuuru).
des habitats déjà construits qu'ils ont continué à L'étape de Kheutgue est assez brève. Les prêtresses
jettent des offrandes (nak, lait caillé) dans les vagues
pour qu'elles soient transmises aux rab de l'île par la
118 Le mot “mystique” a été employé lors d’un entretien avec ce villageois qui
s’est déroulé en français. Alors que nous lui demandions s’il existait une équi- mer. S'en suit une longue marche (deux kilomètres
valent en wolof pour le traduire, il n’a pas pu nous répondre.
119 On notera l’absence de référence temporelle dans le déroulement du grand
environ) sur la plage de Yoff jusqu'au site de Soussegue
tuuru de Yoff. Mes informations, qui reposent uniquement sur des entretiens situé complètement à l'est du village vers le secteur
et du matériel filmé, ne permettent pas d’offrir une chronologie précise. On
peut cependant supposer que, sachant que la cérémonie s’étale sur une semai- appelé Diamalaye. Avant d'atteindre ce dernier site, les
ne, chacune des cinq principales étapes décrites ici ont lieu chacune un jour
différent ou tout au moins qu’elles ne succèdent pas sur une seule journée. Les prêtresses marquent des arrêts de quelques minutes
rituels réalisés sur chacun des sites ne durent quant à eux probablement que
quelques heures (une à trois) si je me réfère au tuuru familial auquel j’ai assis- pour faire des offrandes à des génies extérieurs à Yoff
té. Cependant, si ces lieux sont le siège de pratiques privilégiées, le tuuru voit (Sangomar, Saint-Louis...). Jetées là encore dans les
une implication permanente de la famille organisatrice (préparation des prê-
tresses avec un habillage rituel, prières, bak, préparation des offrandes...). vagues, ces offrandes leur sont transmises par la mer.
56 Yoff – Le territoire assiégé
Le site de Soussegue est formé de cinq pierres (une même car Ndiaré dit qu'elle sera fermement
centrale, plus grosse, entourées de quatre plus petites) sur opposée [à Diambour] :
lesquelles on verse les offrandes. ‘S'il (Diambour) vient, il me trouvera ici’” (un
Avec Dieuw, demeure de Mame Ndiaré, les étapes autre notable).
de Kheutgue et de Soussegue, dédiées à Mame Woré Il existe deux versions pour la suite de la bataille :
Moll, permettent de commémorer la bataille contre 1 – “Lorsque Diambour est arrivé avec son armée,
Diambour. Elles concernent trois lieux ayant eu un rôle Ndiaré, de manière mystique, a entouré les guerriers
pendant cette bataille. Dieuw était le poste d'observa- de Diambour d'obscurité et les Lébou de lumière.
tion de Mame Ndiaré, l'île de Teuguene (au large de Ainsi ces derniers [les guerriers] étaient incapables
Kheutgue) et Soussegue furent des points d'appui pour de distinguer les Lébou. Lorsque Diambour déclen-
mener des attaques avec l'aide de Woré Moll. Cette cha trois coups (fusil), Ndiaré réagit avec ses coups
bataille importante pour l'identité yoffoise impliqua (fusil). Après les échanges de tirs, Diambour et son
l'ancêtre des Soumbare, Gally Wouly Soumbare, et armée rebroussèrent chemin. Arrivé au niveau de
celui des Diouf, Ma Diallo Diouf, les deux familles Diamalaye [Soussegue], Woré Moll réagit en tirant
organisatrices du tuuru. des coups. Woré Moll est le seul à aider Ndiaré, Woré
“Quand il y a eu la bataille du Diambour, Mame Moll est le rab [des] Mbengue120” (un notable).
Ndiaré a apporté son soutien au village, à l'époque il 2 – “C'est un Diouf qui était sur l'île avec ses
y eut un saltigué appelé Ma Diallo Diouf, il y avait un connaissances mystiques. [Il avait été] fait en sorte
maire indigène [ndeye ji rew] appelé Batyr Mbengue, que tout le village soit sombre, ainsi l'envahisseur ne
il y avait un chef de village [djaraf] qui appartenait à pouvait pas voir l'intérieur du village mais les Yoffois
la lignée des Wanère. Ces trois personnes ont conduit voyaient ce qu'il se passait en dehors du village et, sur
la bataille avec les habitants de Yoff, il y eut l'assis- l'île, Diouf faisait sortir des abeilles de ses doigts et
tance de Mame Ndiaré...” (un notable). ces abeilles rentraient dans les naseaux des chevaux.
“Il y avait un saltigué appelé Ma Diallo Diouf avec (...)” (un villageois).
qui Mame Ndiaré communiquait. À l'époque, Mame “Ce fut l'une des plus sanglantes batailles jamais
Ndiaré lui avait dit qu'il serait malade, [qu'il aurait] livrées dans la presqu'île. Les femmes lébou se batti-
des boutons sur le visage. Ainsi, pour qu'il puisse se rent courageusement auprès de leurs frères et maris.
battre et qu'il y ait aussi une victoire de Yoff, les rab de Les soldats de Diambour qui furent faits prisonniers
Yoff avaient ordonné : ne furent point traités en ennemis. On les aida à
‘Il faut que tu te maries avec Dieuma Diouf, porte- s'adapter aux conditions de vie de la presqu'île en
bonheur, qui t'aidera par le mystique’ leur apprenant notamment le métier de pêcheur.
Après le mariage, ils [Ma Diallo Diouf et Dieuma Aujourd'hui bon nombre de leurs descendants vivent
Diouf] sont partis sur l'île. Mais ils n'ont pas pris le à Yoff”121.
bateau, ni marché : devant tout Yoff, il [Ma Diallo “C'est cette victoire des Yoffois sur Diambour qui est
Diouf] a pris sa femme dans les bras à Barou Meuke, à l'origine du tuuru en termes de récompense, de
place secrète où on se prépare mystiquement pour les reconnaissance à Mame Ndiaré. Actuellement tout le
batailles, et après lui avoir ordonné de fermer les monde dit que ses ancêtres ou ses rab ont participé à
yeux, il a parcouru la distance entre la plage et l'île, la bataille, ce qui n'est pas vrai. En dehors de Woré
d'un kilomètre, en un seul pas. Et de l'île, il dit de ne Moll, génie de la famille Mbengue (Issa Mbengue),
pas tirer tant qu'il n'aurait pas tiré le premier” (un aucun rab des autres familles n'a participé. Donc
notable). seule la famille Mbengue de Issa Mbengue peut se
“Après des années d'habitation [de vie des Lébou glorifier de cette victoire. Les autres familles, bien
à Yoff], Diambour venu du Cayor décide d'humi- qu'elles avaient des autels (rab), n'ont rien fait dans
lier les Lébou, c'est-à-dire de faire d'eux des cette victoire” (un notable).
esclaves (payer les impôts). Ainsi Mame Ndiaré
réveille Gally Wouly Soumbare pour lui annoncer 120 Le lien avec cette famille Woré Moll fait l’objet du paragraphe IV.2 - Le
tuuru familial des Mbengue dédié à Woré Moll.
les intentions de Diambour et le rassure quand 121 Thiam, M., 1970 : 22-23.
Yoff – Le territoire assiégé 57
Fig. 7. Les étapes du grand tuuru de Mame Ndiaré dans le village de Yoff.
2 – LE TUURU FAMILIAL DES MBENGUE donna le nom de l'île, Teuguene, à son fils” (un
DÉDIÉ À WORÉ MOLL membre de la famille Mbengue).
“[Wellé Mbengue] ramassa un poisson qu'on appe-
a – Les Mbengue, une des plus anciennes lait ndoye [sardinelle], je ne sais pas comment on
familles de Yoff appelle cela en toubab. Alors le poisson qu'il avait
Les ancêtres des Mbengue sont connus bien avant leur ramassé, le ndoye, ce poisson-là existe jusqu'à pré-
installation à Yoff. Il s'agit de l'une des plus anciennes sent, la famille Mbengue le conserve génération après
familles implantées dans le village et qui a joué un très génération. C'est pourquoi si quelqu'un est malade,
grand rôle dans la création et dans la vie de celui-ci. s'il est amené à l'île de Yoff par la famille Mbengue,
“Parmi les habitants de M'Bidjeum, on cite : Sellé alors le remède le plus important, c'est ce poisson-là.
Yakhara Mbengue, Birame Codou Mbengue, sur- Il existe jusqu'à présent, parfois il y a des gens qui
nommé Bouroupe Diaguêthie (dia, apercevoir et disent qu'un poisson de cinq siècles ce n'est pas pos-
guêthie [autre écriture de guedji], mer, donc sible mais c'est possible, mais si vous le voyiez, cela
Bouroupe Diaguêthie signifie ‘le roi de la mer’) et n'a pas une forme de poisson, c'est une forme de gris-
Ma Sagnakhe Mbengue. De ces derniers descen- gris (...)” (un notable).
dent les familles Mbengue qui habitent Yoff et les On retrouve ici l'existence d'une relation entre une
quartiers Thieudème et Kayes de Dakar. L'un de famille et une espèce animale. Ce “poisson” ramassé
leurs parents, Vella [Wellé] Mbengue, fut le pre- par Wellé Mbengue, transmis de génération en généra-
mier Lébou qui atteignit la mer à Yoff”122. tion, revêt un grand intérêt pour les Mbengue, de par
Wellé Mbengue est l'un des ancêtres les plus éminents les pouvoirs qui lui sont attribués. Ce “poisson”, ce
de la famille Mbengue car son histoire raconte l'accès gris-gris, appelé le thiath, est présent durant tout le
des Yoffois à la mer et à ses ressources. Le premier, il tuuru des Mbengue mais on l'utilise apparemment à
amena ce peuple, qui tenait la connaissance de la d'autres moments.
pêche de son contact avec les Tyubalo, à consommer “Le thiath, quand il y a rareté du poisson, on le met
les produits de la mer. dans la mer et aussitôt il y a abondance de poissons”
“Alors, lorsque [les Lébou] sont venus dans la (un membre de la famille Mbengue).
presqu'île, entre autres à Yoff, ils sont restés long-
temps, près de 80 ans, sans pouvoir entrer dans la b – Woré Moll, le rab des Mbengue
mer, sans avoir de contact avec la mer, ils sont Les Mbengue sont la deuxième famille qui soit liée à un
restés 80 ans ou plus. Je vous ai dit qu'il y avait rab ayant une importance à l'échelle du village. Il semble
un nommé Wellé Mbengue qui appartenait à la qu'ils possèdent de nombreuses relations privilégiées
famille Mbengue, il a été le premier à découvrir la avec les génies en général, les djinné, relations nouées à
mer de Yoff avec son chien. Il y en a d'autres qui travers leur histoire et leur migration.
disent que c'est Fitèle Mbengue, le frère de Wellé, “C'est la famille régnante [les Mbengue]. Avant notre
mais je dis toujours que c'est la même famille, ce arrivée, il n'y avait personne. Il n'y avait que les djin-
qui m'intéresse c'est la famille Mbengue. C'est eux né. Arrivés du Djolof, c'est Wellé Mbengue qui est le
qui découvrirent la mer en disant ‘guedj, fora premier à découvrir la mer (...). À cette époque, on ne
yaye guedj’ : ‘la mer, j'ai ramassé la mer’” (un connaissait pas la mer. Le jour de sa découverte coïn-
notable). cide avec une abondance de sardinelles sur la plage.
“Lorsque nos ancêtres sont arrivés, il n'y avait que C'est le premier poisson qu'on a mangé. À cette
des arbres. Wellé Mbengue, après plusieurs époque, personne n'osait en manger puisqu'on ne
séances d'abattage d'arbres s'est retrouvé devant connaissait pas le poisson. Ainsi Wellé Mbengue prit
la mer et a dit ‘j'ai ramassé la mer’. Sur la plage, le risque de goûter le premier :
il apercevait une élévation [l'île] ce qui se dit teu- “Si c'est un poison, je meurs et au cas contraire
guene en wolof. À la suite de cette découverte, il nous allons continuer à en manger.”
En ce temps-là, les gens étaient doués de savoirs mys-
122 Op. cit. : 7. tiques donnés par les djinné. En mangeant le poisson,
Yoff – Le territoire assiégé 59
le peuple bénéficiait des savoirs mystiques des djinné À chaque tuuru de Mame Ndiaré, on donne à Woré
de la mer et c'est ces djinné qui les dictaient” (un Moll sa part car il y a un bak qui dit :
notable). Mame Ndiaré thia Yoff, Woré Moll thia Soussegue
“Woré Moll est le rab des Mbengue, et aussi des Mame Ndiaré à Yoff, Woré Moll à Soussegue” (un
Wanère du côté matrilinéaire, parce que les Wanère membre de la famille Mbengue).
se sont croisés avec mes ancêtres. Notre ancêtre Une répartition de l'espace yoffois entre les Soumbare et
Mata Waye Samb a quitté le Djolof, de village en vil- Mame Ndiaré d'un côté et les Wanère (les Mbengue) et
lage, jusqu'à M'Bidjeum où, dans la nuit, Mata s'est Woré Moll de l'autre côté semble exister. Comme le
couché avec un chat. Le lendemain, Mata poursuivit disait un de nos interlocuteurs, “les Soumbare sont res-
son chemin et constata qu'il était accompagné de ce ponsables de la terre”. On retrouve ce lien dans le fait que
chat. À Rufisque, il passa la nuit et il constata à nou- ces derniers sont l'une des lignées parmi lesquelles on
veau la présence du chat. Lorsqu'il est arrivé à choisit le saltigué, fonction historiquement chargée de la
Dakar, il a d'abord habité à Morolla, puis Keur terre. De leur côté, par un de leurs ancêtres Wellé
Alpha Thiombane, puis Yoff. En mangeant, il donnait Mbengue, les Wanère (qui ont aussi des autels domes-
une part au chat et ainsi le chat entra en contact avec tiques sur l'île de Teuguene) sont tournés vers la mer.
lui, mystiquement, et lui révéla la bataille de Les relations entre Woré Moll et les Mbengue ne se
Diambour” (un membre de la famille Mbengue). réalisent que par l'intermédiaire de quelques membres de
L'importance de Mame Woré Moll, tout comme celle de cette famille. Les contacts n'ont été possibles qu'après
Mame Ndiaré, semble reposer sur une même origine : que ces personnes aient été possédées par ce même rab.
l’annonce de la bataille contre le Diambour. Le premier C'est le cas de l'une des parentes du chef de la famille
la fit à un ancêtre des Mbengue et le second à Gally Mbengue : elle tient son statut de prêtresse directement
Wouly Soumbare, ancêtre des Soumbare. du rab et est la principale officiante du tuuru. Pour parler
“C'est la famille Mbengue qui a une relation concrè- de l'emprise de Woré Moll, cette dernière parle d'une
te avec les djinné. Les Soumbare sont responsables “maladie” marquée par un état d'inconscience. Elle fut
de la terre, ils ont Mame Ndiaré ; les Wanère [lignée “malade” par deux fois. La première fois, la guérison fut
à laquelle appartiennent les Mbengue] ont Woré obtenue par la réalisation d'un ndoep et l'installation d'un
Moll. Ces deux rab ne sont pas arrivés en même khambe. La seconde fois, le rab lui transmit certaines
temps” (un notable). exigences quant à l'organisation du tuuru familial, entre
Ces deux rab, comme nous l'avons vu dans la partie trai- autres la confection d'un habit cérémoniel123 :
tant du tuuru de Mame Ndiaré, furent les seuls à partici- “Lorsque j'étais petite, les rab ne m'intéressaient pas.
per à cette bataille. Il semble exister une certaine relation En 1951, alors que j'étais déjà mariée et mère d'un
entre ces deux génies. Ainsi, lorsqu'on s'intéresse à la enfant de quelques mois, je suis tombée malade. Mes
manière dont le tuuru des Mbengue dédié à Woré Moll parents ont consulté un marabout, ce dernier leur a
se positionne par rapport au tuuru de Mame Ndiaré, ces dit de faire un sacrifice...
deux cérémonies ayant les mêmes objectifs, on nous Tout ceci m'a été rapporté parce que j'étais incons-
répond que c'est quasiment la même chose : ciente...
“C'est presque la même chose, puisque Mame Après un mois de maladie, ils m'emmenèrent à
Ndiaré est le rab de tous les Yoffois et Woré Moll de Deugagne [un quartier de Yoff], pour me soigner.
tous les Mbengue. Donc chaque village a son rab : Les autels [familiaux] se trouvaient à Deugagne à
Ndiaré pour Yoff, Leuk Daour pour Dakar, Kumba cette époque. Et je leur ai demandé de me fixer un
Lambay pour Rufisque, ... C'est Woré Moll qui a ins- canari. Au cours du transfert des canari de
tallé Mame Ndiaré et qui l'a assistée, parce que Woré Deugagne à la nouvelle maison de [mon père], à
Moll était le premier [à Yoff]. Lorsque Mame Ndiaré Ndénate, la maladie a recommencé. C'est au cours
est venue, elle avait exigé des Yoffois et de Woré Moll de cette deuxième maladie... toujours inconscien-
une habitation élevée près de la mer, c'est pourquoi te... que j'ai demandé à mes parents de me faire ce
on l'a installée là-bas, dans un terrain familial des
123 Cf. le paragraphe III.2c - Un élément de la religion traditionnelle : les phé-
Mbengue [Dieuw]. nomènes de possession.
60 Yoff – Le territoire assiégé
boubou blanc [qu'elle porte lors du tuuru de Woré Chaque détail du déroulement de la cérémonie (comme
Moll]. Je leur ai même indiqué comment il fallait nous le verrons tant dans l'ordre des rituels que dans
faire ce boubou.” leur réalisation) répondant aux exigences de Woré
On peut noter que la transmission du savoir n'est pas Moll.
liée au droit d'aînesse. “Quand tu es possédé par le rab, il te donne beau-
“Non, le droit d'aînesse n'y est pour rien. Le rab coup d'informations, te dit tout ce que tu dois faire.
regarde qui lui plaît et le possède” (un membre de Cela se passe surtout la nuit” (un initié de la famil-
la famille Mbengue). le Mbengue).
Tout comme cette femme, le chef de la famille “On n'hérite pas des ancêtres, c'est au cours de la
Mbengue et deux autres parentes se sont fait installer possession que le rab t'explique comment faire. Le
chacun un khambe après avoir été eux aussi possédés rab peut choisir n'importe qui, il communique bien
par Woré Moll. Ces khambe sont installés dans un avant le tuuru” (un initié de la famille Mbengue).
khambe familial qui, comme nous venons de la voir Ces quatre personnes qui disposent de khambe partici-
dans la citation ci-dessus, a été déplacé depuis le quar- pent activement à la cérémonie. La prêtresse du tuuru
tier de Deugagne vers le quartier de Ndénate dans le de Woré Moll est l'une de ces femmes initiées de la
nouveau carré124 principal du chef de famille. famille, assistée par les deux autres femmes elles
L'ensemble se présente sous la forme d'une petite pièce aussi initiées. Elles sont des prêtresses du ndoep (ou
s'ouvrant par une porte unique sur la cour centrale. Les ndoepkat).
quatre canari sont en grande partie enterrés dans le
sable qui couvre la pièce. Ils sont associés à des pilons c – Le déroulement du tuuru familial
et à des pierres125. des Mbengue
Ces personnes possédées organisent le tuuru selon “Le tuuru est une tradition héritée de nos ancêtres
les instructions que leur transmet le rab. et à leur époque la richesse était les animaux
“Je ne peux pas tout vous dire. Entre la demeure domestiques et les produits de la récolte [d'où la
de Limamou Laye 126 et celle de Woré Moll nature des offrandes]. Toute récompense se faisait
[Soussegue], il y a un secret que je peux voir à avec ces produits. En cas de temps difficiles, notre
partir des repères. Dans ce lieu, certains rites ancêtre Teuguene Mbengue, recommandait aux
vous permettent de communiquer avec Woré Moll gens, sinon à la famille, de faire des offrandes à
et bénéficier de ses bienfaits. À l'approche du Woré Moll. Les animaux utilisés pour l'offrande
tuuru, je sers d'intermédiaire entre Woré Moll et étaient exigés par le rab lui-même. Cette offrande
les Wanère. Ainsi, je transmets les exigences de permettait une bonne pêche, une bonne récolte, une
Woré Moll. Par exemple, s'il s'agit d'une vache, protection contre tout malheur. Cette tradition [du
chaque Wanère doit cotiser. À défaut de la cotisa- tuuru] se fait de génération en génération jusqu'[au
tion de tous les Wanère, je le fais avec mon propre chef de famille actuel], le Djaraf Issa Mbengue”
argent. Ceux qui participent seront protégés par (une ndoepkat de la famille Mbengue).
Woré Moll. De toute façon tous les pêcheurs ont Le tuuru familial des Mbengue est organisé une fois
intérêt à obéir aux exigences de Woré Moll, ne par an et s'étale sur une journée127. Le reste de l'année,
serait-ce que pour la protection des accidents de des rituels réguliers et fréquents sont effectués au
mer” (un initié de la famille Mbengue). niveau des autels domestiques avec des offrandes de
lait caillé et de nak.
“Chaque lundi et chaque jeudi, on met de l'eau dans
124 Le carré est le regroupement, autour d’une cour, des maisons où logent nor-
malement les descendants d’une même famille. les canari. Sur ces autels, on n'y met que du sang
125 Cf. les paragraphes III.2c - Un élément de la religion traditionnelle : les phé-
nomènes de possession, et III.2d - Les autels domestiques. (les rab prennent le sang mais ne prennent pas la
126 Le mausolée de Seydina Limamou Laye, fondateur de la confrérie des
Layène, qui se trouve à l’est du quartier de Layène (est de Yoff).
chair) et du lait aussi” (un membre de la famille
127 La cérémonie a eu lieu durant mon séjour à Yoff. Nous fûmes autorisés, Mbengue).
Moustapha et moi, à assister à l’ensemble des rituels. Quelques jours après
le tuuru, nous avons pu nous entretenir avec une prêtresse du tuuru ce qui Les résultats attendus de l'organisation de ce tuuru res-
nous a permis de compléter les informations que nous avions déjà récoltées.
sortent de la première citation de ce paragraphe : “une
Yoff – Le territoire assiégé 61
bonne pêche, une bonne récolte, une protection contre rab nous a demandé de prendre une corne, d'y
tout malheur”. Mais pour qui cherche-t-on à attirer la mettre des racines en poudre, de réciter tel ou tel
bienveillance de Woré Moll ? Quels en sont les bénéfi- verset et enfin de l'entourer d'un tissu rouge. Cette
ciaires ? corne rouge sert de protection pour moi, prêtresse,
Contrairement au tuuru de Mame Ndiaré qui contre les autres génies malfaisants” (une ndoepkat
implique explicitement l'ensemble du village, cette de la famille Mbengue).
cérémonie n'est en effet le fait que d'une seule famille : “On met [le thiath] dans la mer pour attirer les
les Mbengue. Une réponse nous a été apportée par une poissons et il sert aussi de protection pour les per-
ndoepkat de la famille : sonnes qui participent au tuuru contre tout malheur.
“C'est la famille Mbengue qui en profite le plus. Par Parce qu'au moment du tuuru, tout le monde, dans
exemple quelqu'un qui fait du bien, il est le premier le village et sur la plage, nous regarde. Certains
à en profiter, et le plus, mais tout le monde en profi- parlent. Il y a des djinné méchants aussi qui viennent
te aussi. Tout le village en profite car le tuuru per- d'où l'intérêt de la protection du thiath” (un
met la protection contre les malheurs, les accidents, membre de la famille).
et permet de bonnes récoltes et une bonne pêche.” Avant de partir pour l'île de Teuguene, première étape du
Comme nous l'avons vu dans le paragraphe précédent, tuuru, celle des ndoepkat qui dirige le tuuru (nous l'ap-
les deux tuuru sont proches. Le rituel des Mbengue pellerons la ndoepkat principale) verse du lait caillé et du
dont les “retombées” touchent tout le village, bien qu'il nak sur les pilons du khambe et jette des noix de cola aux
ne soit que familial, est considéré comme complémen- quatre coins de la pièce, il s'agit de “l'alimentation” du
taire du grand tuuru de Mame Ndiaré. rab. Elle prend ensuite la corne rouge et le thiath.
Le jour du tuuru, les membres de la famille Elle a revêtu une tunique blanche, le boubou qu'elle
Mbengue qui vont suivre la cérémonie se retrouvent s'est fait faire après une crise de possession, ainsi qu'un
dans le carré du chef de famille. Des femmes nettoient bonnet blanc (allant avec le boubou) et, tout comme l'une
le mil pour préparer le nak, une s’occupe des offrandes, des autres ndoepkat, elle porte colliers, ceintures et
d'autres du repas de midi. C'est l'occasion pour ces autres gris-gris pris dans la coiffure, tous exigés par le
femmes de discuter. De leur côté, les trois détentrices rab. L'ensemble de la tenue et de ces éléments est agré-
de khambe nettoient les canari de ces mêmes khambe, menté de cauri, de waindaré et de petits morceaux de
l'une d'elles se chargeant de celui du chef de famille. bois.
“C'est comme une maison, le rab aime que ce soit En fin de matinée, sept coups de tam-tam (sept étant
propre” (une ndoepkat de la famille Mbengue). le chiffre des rab), suivis d'un rythme plus rapide, marque
Avant d'enlever la poterie qui sert de couvercle à cha- le début du tuuru. La ndoepkat principale entonne un
cune des canari, elles frappent dessus : chant, le bak de Woré Moll, repris par certaines femmes
“Le rab peut se transformer en n'importe quoi, c'est tandis que d'autres frappent dans leurs mains :
pourquoi avant d'entrer il faut frapper, attendre un Negam kenene laye diape asta lama mome
instant avant d'entrer. C'est pourquoi on frappe sur (Même si je possède autrui, je n'épargnerai pas les
la calebasse [le couvercle] pour faire sortir le rab. miens.)
Un jour une personne est entrée dans l'autel [le Le groupe s'ébranle à la suite du bœuf, noir, que l'on
canari] sans frapper et découvrit quelque chose de amène sur l'île pour le sacrifice. L'animal est embar-
bizarre qui la rendit folle” (une ndoepkat de la qué dans une pirogue. Trois ou quatre aller-retours
famille Mbengue).
Autour des canari, on trouve des os de seiches, des 128 Le thiath se présente sous la forme d’une sphère noire d’environ dix centi-
cornes et un gris-gris : le thiath128. mètres de diamètre. Il ressemble beaucoup à un gris-gris que nous a montré un
membre de la famille Mbengue, celle du djaraf, nous ne savons pas cependant
“[Les cornes] sont des symboles, celle en rouge est si c’est le même que celui qui a été utilisé pendant le tuuru. Le gris-gris qu’il
nous a présenté se porte pendu à un collier. Il l’a porté pendant la Seconde
debout et les autres couchées et chacune a son Guerre Mondiale, ce gris-gris “rend invisible” et “empêche les balles de vous
toucher” :
rôle.” “Si je le porte et récite certains versets, 70 personnes devant, 70 per-
“Au cours d'un sacrifice, le rab donne des indica- sonnes à gauche, 70 personnes à droite, 70 personnes derrière sont proté-
gées contre n’importe quelle arme, y compris moi” (un membre de la
tions, par exemple après le sacrifice d'une chèvre, le famille Mbengue).
62 Yoff – Le territoire assiégé
seront nécessaires pour amener les quelques trente per- nu de cette dernière, face à l'est, sur un gros rocher (R)
sonnes présentes. (carte ci-dessous). Au sud de celui-ci, un second rocher
“La grande habitation du génie, c'est l'île” (un (C) porte le crâne du bœuf du précédent sacrifice, des-
membre de la famille Mbengue). séché et bloqué par de petites pierres. Cette ancienne
Le groupe se masse autour de trois petites pierres, tête enlevée, des hommes, des jeunes d'une trentaine
affleurant à peine, que l'on vient de dégager au centre de d'années, nettoient méticuleusement l'emplacement
l'île. Le bœuf, couché sur le flanc gauche, les pattes liées avec de l'eau de mer, une des ndoepkat repassant der-
ensemble, est positionné de manière précise avant d'être rière eux. La nouvelle tête de bœuf est amenée et instal-
immolé. Une personne maintient la queue de l'animal lée sur le rocher (C), les yeux pointés vers le second site
sur l'une des trois pierres, tandis qu'on tourne la tête de dédiée à Woré Moll : Soussegue, à l'est de Teuguene. La
l'animal de telle manière que la pointe de ses cornes première calebasse remplie de sang est alors amenée par
reposent sur les deux autres pierres. Deux personnes l'une des ndoepkat. La ndoepkat principale en verse le
maintiennent ainsi la tête du bœuf qui a, dès lors, le contenu sur de nouveaux rochers situés devant le rocher
regard orienté vers le ciel. Ce ne sont pas les ndoepkat (R) vers l'est.
– qui mènent la cérémonie – qui effectuent le sacrifice Après cette première phase, les deux ndoepkat, tou-
mais le “guéwel, le détenteur de la tradition”. Il tranche jours assistées par les mêmes hommes, font des
profondément la gorge de l'animal, l'une des ndoepkat offrandes de nak, de lait caillé et de cola sur douze
se charge de récupérer le sang dans une première gran- autres rochers différents qui n'ont pas reçu de sang (à
de calebasse. Une seconde ndoepkat prend sa suite et l'inverse, les rochers qui ont reçu du sang ne reçoivent
recueille le reste du sang dans une seconde calebasse pas d’offrandes),
qui contient de l'eau de mer. La ndoepkat principale se “Le lait, le nak et le cola versés sur [ces] pierres,
dirige alors à l'est du lieu d'immolation et verse le conte- c'est pour les petits rab” (une ndoepkat).
• 7,8m
8,7m
•
x x
x xx
x
x x x
R x
x
Plage, lieu de débarquement C
des pirogues x
Les trois pierres 3,4m
du sacrifice du boeuf •
1 2 3
4 5
6 7
8 Photo 1. La ndoepkat principale dans le khambe après les offrandes du début du tuuru.
Photo 2. Positionnement du boeuf sur les trois pierres pour le sacrifice.
Photo 3. La seconde ndoepkat récupère le sang dans la deuxième calebasse.
Photo 4. La ndoepkat principale verse le sang de la deuxième calebasse sur le rocher central de
l’autel de Woré Moll.
Photo 5. La tête du boeuf est installée sur le rocher (C) au sud de (R) (voir figure 9), le regard de
l’animal vers Soussegue (à l’est).
Photo 6. La ndoepkat principale verse le sang de la première calebasse sur des rochers en avant de
(R), vers l’est.
Photo 7. Des offrandes de lait caillé, de nak et de cola sont faites sur les rochers dédiés à des petits
rab.
Photo 8. Au retour à la demeure du chef de la famille Mbengue, du sang est versé sur les pilons de
l’autel domestique et les coquillages récoltés sur la plage sont déposés à côté des canari.
64 Yoff – Le territoire assiégé
“Ils [les rab] ont des noms. C'est comme une famille, [Mbengue]. Lorsqu'ils étaient prévenus, ils accompa-
il y a les grands et les plus petits. Ceux qui deviennent gnaient la ‘gueule tapée’ [autre nom pour le varan]
les plus grands sont les plus connus comme Woré jusqu'à la mer.
Moll Samb, et aussi Soumbare Samb, Mbartalane Au cours du tuuru, l'arrêt sur la plage en allant à
Samb, etc. Je ne connais pas tous les noms, les petits Soussegue est l'endroit d'où sort le varan” (une
on les oublie” (une ndoepkat). ndoepkat).
Ceci se fait en descendant toujours vers l'est jusqu'à la Soussegue regroupe cinq pierres, une grosse centrale
mer où une partie des offrandes est jetée, entourée de quatre autres plus petites, encadrées d'un petit
“pour le rab qui habite la mer” (une ndoepkat). muret.
La panse de l'animal est vidée “à un endroit précis”, au “Au cours de la préparation du terrain pour faire des
sud du rocher (C). L'ensemble des viscères est ensuite constructions [à côté de Soussegue], la pierre centra-
jeté dans la mer de telle manière que les courants les le [la plus grosse], qui était seule à l'époque, a été
ramènent progressivement vers l'île. Pendant le déroule- déplacée. Alors le génie a réveillé [le chef de la famil-
ment de l'ensemble de ces rituels, le bœuf a été complè- le Mbengue], au cours d'un rêve il lui a dit que la
tement dépecé et découpé. pierre avait été déplacée. Le vieux est parti avec son
Au cours de cette étape sur l'île de Teuguene, le chef neveu pour replacer la pierre. Ensuite le rab lui dit
de famille est resté assez passif, cela tenant très proba- d'aller à Teuguene, de prendre quatre pierres et de les
blement à son âge. Cependant, une goutte de sang lui a mettre autour de la grosse pierre” (un membre de la
été posée sur le front et, avant que nous quittions l'île, ses famille Mbengue).
pieds ont été lavés. Quelques personnes nettoient le site, enlèvent les détritus
“Tout ça, c'est pour la protection, c'est la tradition” qui s'y trouvent. Le sable entourant les pierres est enlevé,
(un membre de la famille Mbengue). les pierres lavées. On remet ensuite autour des pierres du
De retour au carré de la famille, du sang est versé sur les sable propre. La ndoepkat principale pose alors le thiath
pilons du khambe où donc, contrairement à ce qui a été et plante la corne rouge à proximité de la pierre centrale.
fait sur l'île, il se mélange avec les offrandes de nak et de Le site est prêt pour le rituel. Elle entonne des bak. Les
lait caillé faites le matin avant le début du tuuru. La vian- trois mêmes femmes (les ndoepkat) qui possèdent un
de est redécoupée en portions plus petites qui sont répar- canari dans le khambe familial et qui viennent de faire des
ties entre les membres de la famille sous les yeux du chef offrandes sur la plage font à nouveau des offrandes de lait
de famille. caillé et de nak, imitées cette fois par une quatrième
En milieu d'après-midi, le groupe part vers femme.
Soussegue, à l'est du village de Yoff. Le chef de la famil- “[Cette] quatrième personne qui particip[e] au tuuru
le Mbengue ne nous accompagne pas. fait partie de la famille mais elle ne détient pas d'au-
“[La] vraie demeure [de Woré Moll], c'est l'île. tel. Cependant elle a été touchée par les rab, c'est
Maintenant, Soussegue, c'est le lieu où Woré Moll pourquoi elle a fait des offrandes pour les calmer”
avait demandé aux Yoffois de s'arrêter lors de la (une ndoepkat).
bataille contre Diambour. C'est pourquoi, une fois Une ndoepkat croque ensuite des noix de cola et en jette
que l'on est à Soussegue, on est directement lié à l'île” des morceaux sur chacune des pierres. Toutes ces
(une ndoepkat). offrandes faites, elle ramasse le thiath et, de la même
Sur la plage, les trois femmes de la famille Mbengue à main, reprend la corne rouge. Cependant que le reste de
avoir été possédées font des offrandes de lait caillé et de lait caillé et de nak est versé à la mer, quelques hommes
nak à la mer. Contrairement au tuuru de Mame Ndiaré où font des prières au-dessus des cinq pierres. À Woré
l'arrêt sur la plage était dédié aux génies extérieurs au vil- Moll ? À Allah ? Je n'ai pas eu de réponse.
lage, cette étape est ici liée à Woré Moll. Sur le chemin du retour vers le carré, six femmes
"Woré Moll se transforme parfois en varan, bar ou seront touchées par des crises de possession après que la
mbeute, ou en crabe, dionkhop. Le dionkhop venait ndoepkat principale leur ait touché la tête.
parfois jusqu'ici (chez moi, à Tonghor) et lorsque le “Je prononce des paroles incantatoires et touche la
bar sortait de la mer, les gens prévenaient la famille tête des enfants matrilinéaires qui tombent en transe.
Yoff – Le territoire assiégé 65
Deuxième étape du rituel du tuuru familial des Mbengue sur le site de Soussegue.
8
66 Yoff – Le territoire assiégé
C'est une façon de les impliquer dans ces rites tradi- cours de ces cérémonies, nombre d'éléments symbolisent
tionnels. Et seules les femmes sont possédées pendant davantage l'attachement à la terre, historiquement plus
le tuuru” (la ndoepkat principale). ancien. Les animaux offerts en sacrifice (bœuf, chèvre...)
Ces crises se poursuivent dans la cour du carré. Pour les et la nature des offrandes (lait caillé, mélange de lait et de
libérer, une des ndoepkat et une vieille femme leur cra- mil appelé nak, noix de cola) constituent des références
chent de l'eau sur le visage et sur la plante des pieds en évidentes à l'élevage et à l'agriculture. Cela montre le lien
tirant le petit orteil. des Lébou avec ces deux activités traditionnelles malgré
“Une fois la personne possédée, le rab domine le le contexte actuel de quasi-abandon de l'agriculture. Les
corps de la personne. L’eau qu’on crache sur la tête tuuru offrent ici un intéressant contraste avec des
et sur les orteils qu'on tire, c'est pour libérer la per- offrandes qui viennent de la terre et qui servent principa-
sonne” (une ndoepkat). lement à assurer la réussite de la pêche en mer devenue,
au cours des dernières décennies, l'activité traditionnelle
3 – LES TUURU : REFLETS DE L'IDENTITÉ YOFFOISE par excellence de Yoff.
Le site de Dieuw, quant à lui, contient les traces des
À travers les étapes du tuuru transparaît l'identité des migrations des Lébou et de leur installation dans la pres-
Yoffois. Les passages par Dieufougne et Keusoupe, les qu'île du Cap-Vert. Leur parcours est rappelé par la pro-
sites liés au mythe de Mame Gané Diop, sont révélateurs venance possible des trois racines se trouvant sous les
de certains traits du peuple lébou. L'étape du puits de trois pierres de Dieuw : l'une viendrait du Djolof, une
Dieufougne, ancien site socé, peut être vue comme la autre de Mbokhekh et la dernière de Yoff. Par leur origi-
confirmation de l'assimilation par ce peuple d'éléments ne, ces racines feraient référence aux principales étapes
appartenant à d'autres cultures. Ces deux sites sont le sup- de migrations les plus récentes. Une autre image est inté-
port d'un mythe dans lequel un génie offre du bétail à un ressante, celle qui suggère que les pierres de Dieuw
pauvre. Un tel présent sera aussi fait à Gally Wouly représentent trois des îles de la presqu'île du Cap-Vert.
Soumbare, un Soumbare, par Mame Ndiaré. La nature de Cette association peut montrer que les Yoffois s'inscrivent
ces dons renvoie aux origines pastorales de ces gens de parfaitement dans la presqu'île. Un symbole supplémen-
l'intérieur des terres. À travers l'histoire de Wellé taire de cette implantation dans cette région peut être vu
Mbengue, c'est le nouvel attachement des Lébou à la mer dans les relations particulières qui lient les lignées de Yoff
qui est révélé. En “ramassant la mer”, cet ancêtre a avec des animaux terrestres et maritimes, des serpents
conduit un peuple de la terre à s'ouvrir à ce nouvel hori- aux crabes, et même les deux à la fois lorsqu'il s'agit de
zon marin. En sortant de la mer sur la plage de Keusoupe, Woré Moll incarné en varan.
le troupeau offert à Gally Wouly Soumbare constitue lui Au-delà de cette identité culturelle, les deux tuuru
aussi un symbole de cet événement. Les Yoffois, et plus revêtent un caractère tout aussi important dans la
généralement les Lébou, ne sont plus dès lors unique- construction de l'identité politique yoffoise. Mame
ment des agriculteurs mais aussi des pêcheurs. Ndiaré et Mame Woré Moll, les rab qui sont célébrés,
On retrouve la répartition de l'espace yoffois, que sont ceux qui ont annoncé la future bataille contre
nous avons déjà évoquée, entre les Soumbare, liés à Diambour, ils sont les seuls à avoir assisté les villa-
Mame Ndiaré, et les Wanère (les Mbengue), liés à Woré geois au moment de la lutte. Ces deux cérémonies, en
Moll. Aux Soumbare la terre, aux Mbengue la mer. Ces célébrant la victoire des seuls Yoffois lors de cette
rôles ne sont pas aussi tranchés au niveau de leurs rab res- bataille, commémorent un acte fondateur, sinon de
pectifs. Les tuuru qui leur sont dédiés ont en effet la l'indépendance lébou, tout au moins de l'autonomie
même finalité : s'attirer la bienveillance de ces génies et du village. Yoff s'affirme ainsi comme une entité à
ainsi s'assurer que les récoltes et la pêche soient fruc- part entière. Par l'aide apportée, Mame Ndiaré et
tueuses. On retrouve les dimensions terrestre et maritime Woré Moll, arrivés avec les migrations lébou, sont les
de l'identité lébou. On peut cependant remarquer qu'au symboles de cette naissance.
V
CHAPITRE
b
L’ÎLE DE TEUGUENE :
UN “SITE NATUREL SACRÉ ” ?
b
Yoff – Le territoire assiégé 69
Rappelons ce que nous annoncions L’île de Teuguene vue depuis la plage de Yoff. des “spécimens”130 des écosys-
en introduisant cette recherche : tèmes originaux des régions où ils
nous nous intéressions à l'île de se trouvent. Ainsi, comme
Teuguene, face à Yoff, dans le Ofoumon l'affirme pour les forêts
cadre de la thématique des “sites sacrées, l'étude des sites naturels
naturels sacrés”. S'agissait-il d'un sacrés “renvoie aux stratégies de
lieu où les pratiques et les savoirs conservation des écosystèmes et
liés à un caractère sacré de cette des autres ressources de la nature.
île avaient abouti à protéger la Elle permet de voir les processus
nature ? par lesquels les croyances locales
En effet, ces sites naturels et les autres pratiques culturelles
sacrés apparaissent à l'interface des préoccupations cul- tissent des liens étroits entre la communauté des
turelles et environnementales : les cultures façonnent hommes et les ressources de la nature”131. Elle ouvre
l'environnement et elles sont tour à tour façonnées par une nouvelle voie dans la recherche de méthodes de
ce dernier. L'interaction de ces deux éléments s'est tra- conservation de la biodiversité.
duite par la création de “paysages culturels”, où le tan- Définir l'île de Teuguene comme un “site naturel
gible rencontre l'intangible . 129 sacré” nous impose d'évaluer sa valeur naturelle et de
Les hommes apparaissent comme des agents de cerner sa dimension sacrée.
transformation car ils sélectionnent, introduisent ou
détruisent des espèces. La diversité culturelle des 1 – QUELLE NATURE SUR L'ÎLE DE TEUGUENE ?
groupes ethniques a modifié dans certaines régions
les modèles de composition et de distribution des res- L'île, comme la presqu'île du Cap-Vert, a une origine
sources biologiques. Ainsi, quels que soient leurs volcanique. Inhabitée, elle fait face au village de Yoff, à
dimensions, les sites naturels sacrés semblent avoir environ 500 mètres du rivage. D'une surface d'à peine
tous connus une intervention minimum de l'homme 200 m2 et de forme plus ou moins arrondie, Teuguene
au cours de leur histoire. comporte au nord, face au large, une petite falaise de
Derrière l'intérêt des spécialistes de la conserva- 8.7 mètres de haut qui marque le point culminant de
tion et des écologues pour l'île. Au pied de cet escarpe-
des lieux si particuliers, La côte rocheuse ouest de l’île, en direction de l’île de Ngor. ment, la zone littorale revêt
entre nature et culture, il des caractéristiques intéres-
faut voir la recherche par santes pour le développe-
ces mêmes personnes de ment d'une flore et d'une
nouveaux modes de faune marines au niveau de
conservation et de protec- la zone intertidale (caracté-
tion de la nature. Ces ristiques que nous avons
espaces, domaines des abordées dans le paragraphe
dieux ou demeures des II.1 - Le littoral de la pres-
esprits des ancêtres, pour- qu'île du Cap-Vert : un éco-
raient représenter de nou- tone riche). En allant vers le
veaux sanctuaires de la sud, le relief s'incline en une
biodiversité. Tous comme les bois sacrés qui, en Inde, pente qui descend jusqu'à la mer. Les côtes sont princi-
constituent une partie de la “mosaïque du paysage”, palement occupées par des rochers d'assez grosse taille,
les sites naturels sacrés peuvent apparaître comme excepté face au village où il reste une petite plage (en
régression) où accostent les pirogues.
La biodiversité terrestre est particulièrement réduite
129 Aripze, L., 1996 : 1. sur l'île : cette impression était accentuée, au moment
130 Chandran, S.M.D., Hughes, D.J., 1997 : 418.
131 Ofoumon, D., 1997. de l'observation, par la saison sèche. La strate herbacée,
70 Yoff – Le territoire assiégé
Fig. 10. Coupe schématique de la végétation de l'île de Yoff (d'après Ndiaye, P., 1978 : 283).
Merremia aegyptiaca
Heliotropium ovalifolium
Boscia senegalensis Brachiaria ramosa
Trianthema portulacastrum
Boerrhoavia diffusa
Sporobolus spicatus
Centaurea perrottetii
Opuntia tuna (Pentatropis spiralis)
Philoxerus vermicularis
Sesuvium portulacastrum
W E
majoritaire, était en effet complètement grillée. La stra- dolérite, autour de deux petites mares temporaires
te arbustive était dominée par Opuntia tuna. Quoiqu'il installées au nord dans des creux de terrain et bor-
en soit, la richesse végétale est faible et semble ne pas dées de nombreux pieds de Convolvulacée
avoir évolué par rapport au relevé floristique de 1978 (Ipomea) d'espèce imprécise car trop petite au
où 17 espèces avaient été recensées. Ndiaye observa moment de notre passage pendant la première moi-
une végétation qui ne comprend : tié de la saison des pluies. En direction de la plage
“presque pas d'espèces ligneuses, mais un tapis her- située au sud-est, le substratum et la couverture
bacé en recouvrement dense avec de nombreuses végétale changent progressivement. Le sol n'est
espèces à recouvrement horizontal : Boerrhaavia plus une argile de décomposition mais un sable
repens (Nyctaginaceae), Merremia aegyptiaca maritime d'apport parsemé de blocs, et la couvertu-
(Convolvulaceae), Pentatropis spiralis re herbacée qui l'occupe n'est plus densément répar-
(Asclepiadaceae), Trainthema portulacastrum tie mais laisse apparaître des espaces dénudés entre
(Ficoïdaceae), Sporobulus robustus (Graminae), les plaques de végétation où Opuntia tuna
Ipomea repens (Convolvulaceae) mélangées à (Cactaceae) forme la strate buissonnante qui domi-
d'autres espèces disposées en touffes : Brachiria ne une petite flore herbacée, sous dominante des
ramosa (Graminae), Heliotropium ovalifolium embruns : Centaurea perrotteti (Compositae),
(Borraginaceae). Cette végé- Sporobulus spitacus (Graminae),
Vue de l’île : zone de dépression où s’accumule l’eau pendant
tation herbacée haute au la saison des pluies Pentatropis spiralis (Asclepia-
maximum d'une dizaine de daceae), Boerrhaavia repens
centimètres, occupe unifor- (Nyctaginaceae). Parfois, ces
mément l'île ; elle est locale- plaques correspondent à des
ment interrompue sur les taches monophytiques de
falaises nues du nord et de Philoxerus vermicularis (Ama-
l'est, au sommet de l'île où ranthaceae) ou de Sesuvium por-
quelques buissons de Boscia tulacastrum (Ficoïdaceae), qui se
senegalensis (Capparidaceae) sont établies jusqu'au niveau de la
– 44 pieds d'une taille infé- berge sableuse servant de limite
rieure à 30 cm – s'abritent der- entre la haute et la basse plage
rière deux amas de blocs de (...) l'aspect du couvert végétal
Yoff – Le territoire assiégé 71
est directement en liaison avec les facteurs du [île des Madeleines]. Parce qu'il y a une différence
milieu physique (faible épaisseur des sols argileux, entre l'île des Madeleines et l'île de Yoff. La mer de
halomorphie des sols sableux, existence d'une Yoff est masculine et n'offre pas de conditions favo-
courte saison humide, pression violente des vents). rables à la végétation ; alors que celle de
Ces facteurs se combinent de telle sorte sur cet îlot Soumbédioune est féminine”134 (un notable).
qu'ils donnent à la couverture végétale un aspect à De plus, cette végétation ne présente pas de particulari-
la fois si bas et si dense qu'elle paraît, de loin, tés remarquables. Cette pauvreté a été aggravée par la
inexistante”132. sécheresse qui touche le Sénégal depuis les années 80
Au cours des entretiens, la question de la présence de et par la pratique du pâturage sur l'île (déjà notée en
végétation ou non autrefois sur l'île a suscité des 1978 par Ndiaye) jusqu'à l'année dernière.
réponses contradictoires. Alors que certains affirment “Les Yoffois y amènent leur bêtes (chèvres, mou-
qu'il n'y a jamais eu d'arbres sur l'île, d'autres la cou- tons) pour préserver les champs du village puis-
vrent d'une forêt. Cependant, dans ce dernier cas, plutôt qu'une fois dans l'île les bêtes ne pourront plus tra-
que de forêt il devait s'agir d'une végétation abondante. verser” (un notable).
Malgré tout, certaines plantes m'ont été proposées : “Ce dernier hivernage, on a amené des moutons
“Nguiguiss, nebedaye, poftane (beaucoup), sousse puisque, pendant l'hivernage, il y a beaucoup
(ou soushe) [qui est à l'origine de Soussegue], d'herbes. On n’a jamais amené de bœufs à cause du
khom-khom (beaucoup), gouye loro et gouye lala” poids” (un autre notable).
(un notable); La faune semble toute aussi réduite. Cependant l'ab-
“Plantes sur l'île : khomkhom, denate, kham- sence de données bibliographiques ne permet pas de
kham...” (un autre notable). réelles conclusions. Lors des deux visites effectuées sur
À l'aide de la Flore du Sénégal de Berhaut133 qui l'île, j'ai constaté qu'au moins une espèce d'oiseaux
donne certains noms de plantes en wolof, il a été pos- niche sur l'île (découverte d'un nid avec des oisillons) et
sible de proposer certains noms scientifiques mais que quelques autres y séjournent dans la journée (tour-
cela n'a qu'une valeur indicative car aucun échan- terelles, garde-bœufs, rapaces). Ces observations suc-
tillon de ces espèces n'a été observé et donc formel- cinctes ne permettent pas une réelle approche de la qua-
lement identifié. De plus, il existe un problème quant lité faunistique de la biodiversité de l'île. On peut ajou-
à la transcription approximative des mots wolof : ter que celles-ci n'ont pas été effectuées au cours d'une
nguiguiss pourrait correspondre à Piliostigma thon- période propice. En effet, les mois d'avril à juin et jus-
ningii, nebedaye (ou Neverday) à Moringa oleifara, qu'à septembre et octobre correspondent à l'époque où
sousse à Dichrostachys glomerata, khomkhom à la plupart des oiseaux migrent pour profiter de l'été
Centaurea perrottetii. On ne retrouve que quatre européen.
équivalences sur les sept noms proposés et parmi ces Malgré cela, on peut s'interroger sur la situation de
quatre propositions seule une se retrouve dans la liste l'île elle-même. Sa surface d'à peine 200 m2 peut appa-
floristique de Ndiaye. On ne peut pas attacher beau- raître comme un facteur limitant la présence d'oiseaux
coup d'importance à ce résultat, cela nécessiterait une nicheurs. De plus, le rivage face à l'île occupé par le vil-
analyse floristique plus poussée, de préférence après lage de Yoff n'offre aucun espace terrestre libre qui
la saison des pluies. Quoiqu'il en soit, ces sept noms pourrait servir de lieu de nidification. Il ne faudrait
de plantes confirment une faible diversité biologique donc pas négliger ces notions de capacité limite, de
qui est attribuée dans les représentations locales au seuil limite pour un facteur tel que la surface nécessai-
caractère masculin de la “mer de Yoff”. re à l'implantation de colonies d'oiseaux.
“Il n'y a jamais eu beaucoup de plantes sur l'île. L'impression générale qui ressort de cette courte
Sinon quelques baobabs comme à Soumbédioune approche sur l'environnement naturel de l'île est que
celle-ci apparaît, en comparaison de la richesse de la
zone littorale et des fonds marins environnants, comme
132 Ndiaye, P., 1978 : 283-284.
133 Berhaut, J., 1967 : 485p.
un quasi-désert biologique. Ainsi, avant même de s'in-
134 Cf. le paragraphe III.1 - Les représentations de l’univers lébou. téresser au caractère sacré du lieu, on peut s'interroger
72 Yoff – Le territoire assiégé
sur la valeur naturelle du site. Celle-ci n'a de sens que “Actuellement, si librement vous dites que vous
dans la mesure où l'on considère non pas l'île sensu êtes un voyageur, vous avez votre argent, vous allez
stricto mais plutôt l'ensemble île, portion d'océan et à la plage, vous prenez une quelconque pirogue
fonds marins qui l'entourent135. assisté par un pêcheur, il vous fait la traversée, il
vous descend à l'île, vous y passez la nuit, soyez
2 – LA DIMENSION SACRÉE DE L'ÎLE DE TEUGUENE assuré, vous ne resterez pas deux secondes.
Il y a des gens qui sont appelés à garder cette île,
Il apparaît intéressant de soulever ici un nouveau point si vous faites la traversée et quelle que soit votre
de vocabulaire qui ne relève plus de la confusion des but, sans l'aval de cette famille, soyez assuré que
termes, comme c'est le cas pour rab et tuur. Il concer- vous ne passerez pas deux secondes sur l'île : vous
ne l'utilisation du mot “sacré”. Dans la culture judéo- verrez des vents de sable, soit des bouts de feu, soit
chrétienne, ce terme est utilisé le plus généralement de l'eau chaude qui tombe sur vous, quand vous
pour qualifier ce qui est relatif à la religion, ce qui est n'avez pas demandé l'autorisation d'aller sur l'île.
consacré par un culte. Les Lébou ne semblent pas avoir On ne peut pas parler du secret de l'île et aller sur
d'équivalent pour ce mot. En effet, au cours de nos l'île sans demander l'autorisation à la famille gar-
entretiens, quelle que soit la personne interrogée dienne” (un notable).
(tenant du culte des rab, responsable au sein de l'auto- “L'île est la maison des esprits qui protègent la
rité locale, villageois), aucune ne trouvait d'équivalent population. Pas question de toucher ou de trans-
wolof, pas plus que lébou. En France, j'ai pu entrer en former quoi que ce soit dans l'île, on peut visiter,
contact avec des Lébou originaires de Ngor, l'un des regarder, mais n'y amenez ni fruits ni légumes
autres villages lébou les plus anciens qui parlent enco- (quelque chose qui pousse) et ceci dès avant l'arri-
re le lébou, et pas seulement le wolof, et là encore per- vée des populations, avant la religion” (une villa-
sonne n'a pu me répondre. À ma question sur l'existen- geoise).
ce d'un terme équivalent au mot sacré, on m'a parfois “Quand vous prenez quelque chose sur l'île et que
proposé un terme appartenant à la religion musulmane vous l'amenez chez vous, la nuit quand vous dor-
mais, en général, on ne trouvait aucun terme lébou ou mez, ça [ce quelque chose] vous réveille et vous dit
wolof à me donner. ‘ramenez-moi où vous m'avez pris’. Je ne sais pas
Il apparaît en fait que pour qualifier un lieu que si c'est une tactique pour que les gens ne touchent
l'on dirait “sacré”, c'est-à-dire dédié au culte des rab, à rien ou si c'est la réalité... mais c'est une réalité”
on parle plutôt en termes d'interdits : ce qu'il est per- (une autre villageoise).
mis ou non de faire. Ainsi, plus qu'un caractère reli- Cependant, si elle n'a jamais été habitée, l'île aurait fait
gieux, les Lébou prennent en compte des interdits. l'objet d'une exploitation agricole.
Une telle attitude peut sembler un facteur intéressant “Avant on cultivait la terre sur l'île, chaque quar-
dans l'idée d'une protection du naturel par le “sacré” tier avait une surface qui gardait le nom de ce
au sens lébou, encore qu'il faille définir la nature et quartier, on y cultivait le mil et pourtant sur l'île il
l'étendue de ces interdits. y a l'eau salée... il existe pourtant des cailloux.”
L'île de Teuguene répond à une dimension sacrée, “Chaque quartier avait un champ qui portait son
dans l'acceptation française du terme, car elle est le nom... on cultivait le mil...” (un notable).
siège d'autels domestiques, khambe, et qu'elle est la Bien que, comme nous l'avons vu dans une citation
demeure d'un rab, Woré Moll, ainsi qu’à une dimen- précédente, l'introduction d'espèces végétales semble
sion “sacrée” dans le sens où elle est entourée de proscrite, ces interdits ne conduisent pas réellement à
nombreux interdits (le terme sacré est mis entre une protection de l'environnement naturel de l'île, tout
guillemets car il n'appartient pas au vocabulaire juste mènent-ils à une conservation de l'intégrité phy-
lébou et est utilisé ici pour décrire la nature du site au sique des lieux. Qui plus est, ces interdits commencent
sens lébou de porteur d'interdits). Ainsi, chez un cer-
tain nombre de villageois, elle est à la fois synonyme
135 Comme nous l’avons vu dans le paragraphe I.1 - Le littoral de la presqu’île du
de respect et de crainte. Cap-Vert : un écotone riche.
Yoff – Le territoire assiégé 73
à appartenir au passé. Dans le discours tenu par cer- 4 – DES VALEURS EN ÉVOLUTION
tains villageois, l'expression “les anciens disent...” res-
sort régulièrement. Cela ne signifie pas que l'on ne On constate que les connaissances liées à la religion
croit plus en ces interdits, mais ces derniers tendent à traditionnelle et à l'histoire du village sont détenues par
tomber en désuétude. un nombre réduit de personnes que l'on peut qualifier
“C'est vrai, mais ça c'est révolu. Jadis, ceux qui de “personnes ressources”. Cependant, des contradic-
amenaient quelque chose [de l'île] étaient ‘importu- tions apparaissent aussi entre les discours de ces der-
nés’ par les djinné. Maintenant avec l'Islam, beau- nières. Les villageois affirment que la divinité du villa-
coup de considérations ont disparu” (un notable). ge est Mame Ndiaré et lui attribuent d'ailleurs quasi-
ment tous les sites sacrés de Yoff, alors qu'un seul
3 – UN ÉLÉMENT DU PAYSAGE CULTUEL d'entre eux lui est réellement dédié. Par exemple, le
puits de Mame Gané Diop se voit la plupart du temps
Au regard de l'état naturel du site, l'île de Teuguene attribué à Mame Ndiaré. Pour ce qui est de l'île de
n'apparaît pas comme un sanctuaire de la biodiversité. Teuguene, comme nous l'avons vu précédemment, elle
Cela n'enlève rien à l'importance des richesses marines est considérée par la majorité comme la résidence de
qui la cernent, ni ne remet en cause l'importance cultu- Mame Ndiaré, ou tout simplement qualifiée de “maison
relle de ce lieu. des esprits”, alors que, nous le savons maintenant, elle
L'île de Teuguene a la particularité d'être la demeu- est l'une des “demeures” de Mame Woré Moll. Quant
re de l'un des deux principaux rab de Yoff, Woré Moll. aux autres génies, soit ils sont oubliés, soit on ne leur
Elle est un élément des deux tuuru, principalement le attribue pas les bonnes fonctions, soit les histoires qui
tuuru familial des Mbengue lors duquel elle est le leur sont attachées ne sont connues que par une lignée
siège d'un sacrifice. Cependant, on ne peut isoler l'île du village. On peut toutefois faire une différence nette
en tant que site “sacré”136 du village de Yoff. Elle entre initiés et non-initiés.
s'inscrit dans une sorte de réseau de plusieurs sites Les jeunes semblent les plus touchés par cette perte
“sacrés” et d'autels domestiques répartis à travers l'en- de connaissance de la culture traditionnelle, ou tout au
semble du village. Teuguene, malgré son importance moins ils sont ceux qui s'en désintéressent le plus. Ils
géographique, ne peut être dissociée de ces autres sont en effet sous l'influence croisée de l'Islam, qui pro-
lieux consacrés par le culte des rab, comme par gresse au Sénégal, et de la culture dite occidentale,
exemple Soussegue, petit ensemble de cinq pierres anglo-saxonne et française.
mais de dimension symbolique tout aussi importante “Les jeunes n'ont plus de considération concernant
que l'île, ou encore le khambe de la famille Mbengue, les traditions car ils ne sont plus paysans. Ils sont
qui tout comme Teuguene et Soussegue, est consacré tous assimilés, européanisés. Concernant le ndoep,
à Woré Moll. Si l'on s'attache à la dimension sacrée de ils n'y croient plus. Cependant, s'ils sont malades,
l'ensemble de ces sites, on ne trouve pas, dans les pra- ils sont obligés de venir nous consulter. Donc, ils n'y
tiques religieuses les concernant, d'éléments qui mon- croient qu'en cas de difficultés (maladies).”
trent une gestion ou, plus simplement, une protection “C'est l'influence européenne. Car les jeunes ne
de la nature. Les nombreux interdits qui pourraient croient qu'au luxe. Ceci vient de la colonisation”
jouer ce rôle semblent actuellement perdre leur (un notable).
influence. Ne restent que ces sentiments encore pré- Malgré tout, ces “personnes ressources” ne doutent pas
sents de crainte et de respect attachés à l'île, même de la pérennité de leurs connaissances et pratiques tra-
chez des personnes qui n'accordent plus en apparence ditionnelles. Certes, il n'y aura pas toujours transmis-
d'intérêt pour le culte des rab, considérant l'Islam sion au sein d'une même famille mais des jeunes fini-
comme leur vraie religion. ront par prendre la relève.
“La connaissance ne disparaît pas, mais reste dans
le monde. Elle va réapparaître sur un membre de la
136 Le terme sacré, qui n’existe pas en lébou, est utilisé ici pour qualifier un site famille ou ailleurs car les djinné et les rab sont éter-
porteur d’interdits et siège de rites qui appartiennent au culte des rab, c’est
pourquoi il est mis entre guillemets. nels” (un notable).
74 Yoff – Le territoire assiégé
Cependant, des conflits peuvent naître autour de mort de Fatou Diouf que ses enfants ont revendiqué
ces questions de transmission du savoir. Dans le cas l'organisation du tuuru” (un villageois).
du tuuru des Mbengue, l'organisation de cette céré- Les Diouf prirent donc la relève, leur légitimité reposant
monie ne semble pas susciter de problèmes. Les à leurs yeux sur le rôle de leur ancêtre, Ma Diallo Diouf,
rituels ne concernent en effet que la famille Mbengue pendant la bataille contre Diambour commémorée lors
et, bien que les bénéfices retombent sur tout le villa- du tuuru. Lorsqu'un Soumbare fut à nouveau en âge de
ge, les membres de cette famille restent les premiers réaliser la cérémonie, des tensions apparurent. Il fallut
bénéficiaires. Le tuuru de Mame Ndiaré, quant à lui, l'intervention des autorités traditionnelles pour trouver
implique plus directement l'ensemble du village. Son une solution. L'organisation fut partagée entre les deux
organisation partagée entre deux familles, les familles qui s'y consacrent dès lors, chacune leur tour,
Soumbare et les Diouf, est source de frictions. Ce une année sur deux. Apparemment, cette opposition ne
partage est le résultat de problèmes de transmission remonterait qu'à une quinzaine d'années. Elle est donc
des connaissances et donc de responsabilité de la très récente en égard à l'ancienneté du rituel.
cérémonie. “Lorsque, à certains moments du tuuru, il n'y avait
À l'origine, seuls les Soumbare officiaient, la trans- pas de Soumbare qui avait l'âge de diriger la céré-
mission se faisant de père en fils (contrairement aux monie, les descendants des Diouf le faisaient à leur
fonctions socio-politiques traditionnelles du village qui place. Mais quand les descendants Soumbare ont
se transmettent par le côté matrilinéaire). Elle devint été matures, il y eut un problème à l'époque. Il fal-
matrilinéaire lorsqu'il n'y eut pas d'homme pour lut l'intervention des autorités. Ainsi, chaque famil-
prendre la succession. Puis il y eut une autre période le célèbre tous les deux ans” (un villageois).
où, cette fois-ci, les Soumbare ne disposèrent pas de Alors que le tuuru a pour but d'apporter une protection,
femme en âge de diriger le grand tuuru. lorsque des événements graves surgissent, on se retour-
“C'est ce Gally Woully Soumbare qui est [leur] ne contre la famille organisatrice. Dans ces situations,
ancêtre, d'où le nom de Soumbare. Ainsi, cette des reproches sont formulés comme ce fut le cas lors-
connaissance, ce don, que Gally Woully Soumbare qu'une tempête détruisit des maisons en bord de mer.
avait hérité de Ndiaré est transmis de génération en Tous les événements anormaux ou accidentels sem-
génération. Il y eut d'abord Daou Wourry Dior, le pre- blent créer en général un état de mauvaise humeur, un
mier, jusqu'à Daour Diagne, le dernier homme prêtre. mécontentement.
Cet héritage se faisait d'homme en homme. “Ce groupe des Diouf peut bien faire le ndoep,
Cependant, ce fut du temps de Khary Ndoye Mame cependant il ne connaît pas les secrets du ndoep
Sokhna, où l'égalité entre homme et femme commen- puisqu'il ne fait pas partie de la famille Soumbare
ça, que cette dernière hérita car dans la famille héritière. La preuve est qu'une organisatrice [de
Soumbare tous les hommes présents n'avaient pas la famille Diouf] du ndoep est malade et ils sont
l'âge requis, il n'y avait que des enfants. Khary incapables de la soigner. Elle est malade puisque
Ndoye, donc, en l'absence d'un homme Soumbare les rab se sont attaqués à elle.
majeur, s'engagea et dirigea le ndoep : elle a ainsi Ce que je viens de dire est très important car per-
soigné beaucoup de malades. sonne ne peut vous en dire autant” (un villa-
[Avant], l'héritage se faisait de façon patrilinéaire car geois).
c'est un homme qui est à l'origine de cette connais- Malgré la répartition de l'organisation entre les deux
sance. L'héritage du temps de Khary Ndoye s'est fait familles, les rivalités persistent.
de façon matrilinéaire. Khary Ndoye, décédée il y a “La mer de Yoff tue beaucoup de gens, même tout
soixante-dix ans, était la mère de Abdou Thiaba Diop, dernièrement. Lundi, elle a tué trois personnes et
Sokhna Diop et de Affe Faye. Sokhna Diop était la mardi, deux personnes. C'est pourquoi il y a eu
mère de Thioune Leye, actuelle prêtresse du grand des erreurs parce qu'on vient de terminer le tuuru
tuuru. de Mame Ndiaré et qu'il n'y a pas de bons résul-
Khary Ndoye avait comme disciple Fatou Diouf. tats. Les gens disent qu'il n'y a pas de bons résul-
Celle-ci est à l'origine du second groupe. C'est à la tats. Pourquoi ? Parce qu'il y a deux familles-ten-
Yoff – Le territoire assiégé 75
dances. La famille qui vient de faire le dernier millions de francs CFA. Jadis, les gens cotisaient
tuuru, il y a des gens qui disent que c'est cette [en donnant] du mil, du lait, etc. Maintenant nous
famille-là, c'est eux qui ont le droit, d'ailleurs ce contrôlons difficilement nos enfants à cause de
sont leurs parents, leurs ancêtres qui ont amené l'influence du modernisme, de l'argent, de l'école,
Mame Ndiaré à Yoff. Mais ce n'est pas une raison etc. Il n'y avait pas de tam-tams, toute cette comé-
pour qu'ils aient le droit de faire le tuuru. Le die.”
tuuru, c'est Mame Ndiaré qui guide les gens qui le “[Cela ne me plaît] pas du tout, je préfère la
font, c'est Mame Ndiaré elle-même. Donc, il y a façon dont nos ancêtres le faisaient. Je n'y peux
deux tendances qui règnent à Yoff. La tendance rien. [C'est] à cause des influences de toutes
qui vient de terminer le tuuru n'a pas de bons sortes.”
résultats parce que la mer a ravagé des gens. Les Les difficultés ne semblent pas spécifiques à notre
gens de Yoff disent que, vraiment, le tuuru 1998, époque. Il y a environ une trentaine d'années, le puits
ce n'était pas bon” (un villageois). de Mame Gané Diop était, semble-t-il, bouché. Selon
La critique ne porte pas uniquement sur le droit de un villageois, ils auraient à l'époque “brûlé les
telle ou telle famille de diriger la cérémonie. La étapes” lors du tuuru.
manière même d'organiser le tuuru, quels que soient “À cette époque, ils se mirent à jouer le tam-tam,
les organisateurs, est mise en cause. Certains tous les jours, le temps de réhabiliter le puits et de
vieillards ne reconnaissent plus le tuuru. Ils obser- le remettre en état.”
vent une augmentation du nombre d'animaux sacri- L'organisation du tuuru devient pour certains une
fiés et de la quantité de nak et de mil, la présence de pomme de discorde quant à la question de la perpé-
plus en plus de monde, dont une part de touristes. tuation et de la préservation de valeurs tradition-
“Les gens ne pensent qu'à l'argent. Au cours du nelles. Le déroulement actuel du tuuru ne va donc
tuuru, les Yoffois peuvent mobiliser plus de 5 à 6 pas de soi pour tout le monde.
VI
CHAPITRE
b
CONCLUSION
b
Yoff – Le territoire assiégé 79
À travers le village de Yoff, les Ruelle de Yoff donnant sur l’île de Teuguene. taine résistance vers les XIIIe et
Lébou apparaissent comme un XIVe siècles et qui ne toucha que
peuple jeune, aux multiples les notables, la deuxième vague
facettes, qui s'est enrichi au cours au cours du XVIIIe siècle fut plus
de son histoire au contact de cul- “efficace”. Là encore, comme
tures différentes. Cette diversité nous l'avons vu plus haut, il n'y a
d'apports a contribué à forger une pas disparition des croyances et
identité complexe et enracinée pratiques passées mais assimila-
dans un territoire. Appréhender tion et naissance d'un syncrétis-
leur religion, c'est être confronté à me : la meilleure preuve en est la
un ensemble de pratiques aux ori- conversion des rab à l'Islam au
gines diverses : le culte des rab, même titre que les Lébou.
l'Islam, les nombreuses croyances Cependant, dans ce dernier cas, la
relevant de la magie. Selon question peut être posée de savoir
G. Balandier et P. Mercier, la com- qui de l'Islam ou du culte des rab
plexité de la pensée lébou relève a assimilé l'autre. Selon Triaud,
d'un mécanisme de conservatisme “le passage par des formes ‘syn-
“qui nous manifeste le groupe- crétiques’ n'est qu'un moment
ment lébou s'emparant de tous les dynamique qui, à partir de la
dieux ou de toutes les ‘recettes’ qui peuvent l'aider à faire conversion nominale à l'Islam, mène à une intégration
le monde à sa mesure, à rendre celui-ci familier et faste. complète à l'orthodoxie”139. Si l'on se penche sur l'ori-
Ces emprunts doivent se manifester sans bouleverser gine de l'homme, la seule référence (déjà citée plus
l'ordre social, sans bouleverser l'ordre du monde ; la
137 haut) à un mythe, fondateur de l'Humanité, et aussi des
fécondité, la puissance, la richesse en dépendent”. génies, vient d’András Zempleni :
Quand les Lébou arrivent dans la presqu'île du Cap- “L'aïeule a mis au monde un enfant de sexe mascu-
Vert, ils font un pacte avec les génies des lieux. Dans le lin ou féminin. Le placenta (and : le compagnon)
cas de Yoff, le puits de Dieufougne du peuple Socé, s'est transformé en serpent. Celui-ci s'est introduit
chassé par les Lébou, conserve un caractère religieux. dans le creux d'un arbre ou s'est caché dans un gre-
Comme l'a constaté Goody à propos des Mossi 138 nier. Une calamité s'est abattue sur le village et le
(seconde vague d'occupation) et des Tali en Afrique de serpent a offert eau, fécondité, bonheur, chance, ...
l'Ouest (première vague d'occupation), les sites sacrés en contrepartie de la nourriture rituelle. Les
sont souvent placés sous la protection des populations hommes ont accepté le pacte et le rab s'est attaché
autochtones, premiers occupants du territoire. Les au lieu.”140
classes régnantes, peuples conquérants sur place depuis Le mythe fondateur lébou, comme ceux de nombre de
moins longtemps, n'ont aucune légitimité à cet égard peuples africains, met en jeu un être suprême qui a créé
malgré leurs moyens d'assujettissement. Goody note le monde et les hommes en même temps que des ani-
que quand un peuple conquiert une région, il fait appel maux (les Dogon, les Sénoufou, les Bissago par
au dieu local : “god of the land”. “Ainsi les autoch- exemple).
tones, plus faibles en moyens militaires, étaient plus Au cours d'entretiens avec des prêtres ou des histo-
forts en pouvoir surnaturel, lequel servait comme une riens traditionnels, trente-cinq ans après les enquêtes de
sorte de contrepoids à leur infériorité politique”. Zempleni, la création de l'Humanité était imputée à
Cette faculté d'évolution se retrouve face à l'Islam. Adam et Eve. La perte de la connaissance du mythe
Après une première conversion qui rencontra une cer- fondateur au profit du mythe musulman marquerait une
imprégnation nouvelle de la culture lébou par l'Islam.
137 Balandier, G., Mercier, P., 1952 : 131. Il faut peut-être voir dans cette mosaïque de
138 Goody, J.,1980 : 54. croyances la capacité d'un peuple à s'adapter à son
139 Triaud, J.-L., 1991 : 394.
140 Zempleni, A., Rabain, J.,1965 : 340. environnement, à assimiler les éléments nouveaux. Les
80 Yoff – Le territoire assiégé
“emprunts” dont nous parlent Balandier et Mercier ont les vendanges, autant de lieux et d'activités collectifs. La
assuré la constitution et maintenu la cohésion d'une communauté villageoise n'est pas qu'une communauté
identité lébou en assimilant les apports extérieurs territoriale rassemblant des groupes familiaux ou des
(Socé, musulmans) plutôt que de s'y opposer et de bri- personnes isolées ; c'est d'abord une société globale, une
ser la cohésion et l'ordre social par un rejet abrupt. société qui jouit d'une grande autonomie. Le ‘village’
Comme le note Dupuy, “Claude Lévi-Strauss l'a bien français a longtemps été une communauté unie par des
montré : rien ne survit sans raison dans une culture, pratiques religieuses et regroupée autour d'un sanctuaire,
tout est vécu ou n'est pas, en vertu de l'interdépendan- où est célébré le culte d'un saint protecteur des hommes,
ce des éléments constitutifs d'une structure sociale. Si et d'un cimetière, lieu des morts qui ont mérité une
une coutume ou une croyance persiste, c'est qu'elle sépulture”. On retrouve bien dans cette description du
continue d'avoir, ici et maintenant, une fonction perti- village les détails qui marquent l'identité yoffoise.
nente dans l'organisation sociale ou le système de L'organisation socio-politique garantit l'autonomie. Les
représentations”141. Cette faculté d'assimilation serait tuuru et le culte des rab unissent les villageois autour
le résultat d'une histoire faite de migrations qui a vu les d'un réseau de sites sacrés et d'autels domestiques, le
Lébou quitter une terre pour une autre. Elle pourrait “saint protecteur” n'étant autre que Mame Ndiaré. Yoff,
s'expliquer aussi par une farouche volonté de garder et plus encore ses quartiers traditionnels, s'organise en
leur liberté et donc d'acquérir tous les outils qu'ils un territoire, “espace à l'intérieur duquel les membres du
jugent nécessaires à leur indépendance. groupe éprouvent un sentiment de sécurité”144.
Quoiqu'il en soit, cette mosaïque de croyances repo- Comme nous l'avons vu, les problèmes de la pêche,
se grandement sur l'histoire du peuple lébou. Ainsi, l'agriculture exsangue, la pollution, l'afflux de popula-
Thiam constate que “les Lébou ne constituent pas un tion non-lébou sont source de crainte pour les Yoffois
groupe ethnique homogène ayant émigré d'un seul coup qui ont le sentiment que leur territoire, en même temps
vers la presqu'île, venant d'un seul endroit. Il s'agit d'une que leur autonomie, s'effrite. Leur horizon se resserre
migration par petits groupes, échelonnée sur plusieurs autour des quartiers traditionnels, autour de leurs sites
décades, de familles appartenant à toutes les ethnies du sacrés. Les excès que dénoncent certains villageois lors
Sénégal, et venant d'un peu partout”142. Les Lébou du dernier tuuru de Mame Ndiaré ne peuvent-ils pas
seraient une réunion de personnes issues de vagues dif- être révélateurs de ce repli sur le cœur des traditions du
férentes et successives de migrations plutôt qu'un village ? Faut-il voir dans le déroulement actuel du
peuple, chaque composante apportant une partie de sa tuuru l'émergence d'un folklore se nourrissant de l'inté-
culture à l'édification du groupe. Tout en fait dépend de rêt de touristes de plus en plus nombreux et avides de
ce que l'on entend par peuple. Si l'on veut utiliser le “spectacles traditionnels”, ou une résurgence sincère
terme ethnie, il apparaît véritablement que les Lébou ne des croyances en réponse aux craintes des Yoffois ?
sont pas une ethnie à part entière. Le terme peuple Divers éléments, ou tout au moins quelques observa-
convient mieux s'il est pris dans le sens d'un groupe réuni tions, peuvent aider à formuler un début de réponse.
autour d'une identité culturelle et politique. Dans le cas L'APECSY cherche à développer l'économie villageoi-
des Lébou, cette identité recouvre même des valeurs se en essayant de capter sa part de la manne touristique
encore plus marquées à l'échelle de Yoff. en pleine expansion dans la presqu'île du Cap-Vert
Les batailles contre le Damel ont unifié les Lébou, la (Club Med, etc.). De nombreux projets sont à l'étude,
bataille contre Diambour a affirmé l'existence d'une qui misent pour la plupart sur le caractère “tradition-
entité lébou yoffoise. Il n'est peut-être pas anodin que nel” du village de Yoff avec toute l'ambiguïté que peut
l'on parle toujours du village de Yoff alors que la popu- susciter l'utilisation de cet adjectif. Cela va de l'écomu-
lation dépasse largement les 20 000 habitants. On peut sée à l'ethnoguide (qui présenterait la culture lébou, la
reprendre ici l'approche que fait Magnat143 : “quand le médecine traditionnelle, etc.), en passant par le projet
Français parle de ‘village’, il pense à un ensemble de
maisons groupées autour d'une église et d'une mairie.
141 Dupuy, F., 1995 : 295.
Cependant, l'idée de village évoque aussi des terres 142 Thiam, M., 1970 : 9.
143 Magnat, J.-P., 1995 : 255.
communales, les veillées et les fêtes, les moissons et 144 Bourgeot, A., 1991 : 705.
Yoff – Le territoire assiégé 81
de plantation sur l'île d'espèces végétales utilisées dans ploitation durable des ressources sont favorisées et
la pharmacopée traditionnelle... Dans le même sens, développées”145.
l'association milite activement pour la mise en place Le projet soumis à l'UNESCO prévoyait donc de faire
d'une protection de l'île. de l'île de Teuguene l'aire centrale, la zone tampon englo-
Le projet soumis par les Yoffois, assistés du bureau bant les fonds marins du littoral autour de l'île et la zone
local de l'UNESCO, de faire de l'île de Yoff une “réser- de transition s'étendant sur la côte (incluant le village de
ve de la biosphère” s'inscrivait dans l'optique du pro- Yoff). L'échec de ce projet tient entre autres à des ques-
gramme de l'UNESCO sur l’Homme et la biosphère tions d'échelle : l'aire centrale ne couvrait en effet pas plus
(MAB) qui formule ainsi ses objectifs : de deux ares (200 m2) alors que dans les réserves de bio-
“Ces réserves sont établies pour promouvoir une sphère préexistantes il est question de centaines, voire de
relation équilibrée entre les êtres humains et la bio- milliers d'hectares146. De plus la fonction de la zone cen-
sphère et en donner l'exemple. Elles s'efforcent de trale qui est de “contribuer à la conservation des pay-
constituer des sites modèles d'étude et de démonstra- sages, des écosystèmes, des espèces et de la variation
tion des approches de la conservation et du développe- génétique” aurait pu se révéler contradictoire avec la
ment durable au niveau régional”, en combinant trois nature “sacrée” de l'île de Teuguene et l'usage rituel qui
fonctions : en est fait (site chargé d'interdits et siège d'autels domes-
- “conservation en contribuant à la conservation des tiques du culte des rab et de sacrifices).
paysages, des écosystèmes, des espèces et de la La création d'une réserve aurait certes constitué un
variation génétique, élément de protection de l'environnement naturel et un
- développement en encourageant un développement fabuleux argument touristique mais elle n'aurait peut-
économique et humain durable des points de vue être pas répondu à un souci de préservation de la cul-
socioculturel et écologique, ture lébou. Entre tous ces projets, de l'écomusée à la
- appui logistique en fournissant des moyens pour des réserve de la biosphère, on peut se demander sur quoi
projets de démonstration et des activités d'éducation repose la volonté de protection de l’APECSY. Il
environnementale et de formation, de recherche et semble en effet que l'association n'ait pas toujours
de surveillance continue sur des problèmes locaux, œuvré dans ce sens et pensait réaliser des aménage-
régionaux, nationaux et mondiaux de conservation ments sur l'île.
et de développement durable”. “Il y a eu un conflit avec les jeunes de l'APECSY.
Pour répondre à ces trois objectifs, les réserves sont On est hostile à tout projet qui pourrait impliquer
découpées en trois zones appropriées : une vengeance du rab [de l'île] et des malheurs. Les
- “une ou plusieurs aire(s) centrale(s) constituée(s) descendants de ce rab pourront peut-être accepter
aux termes des dispositions légales, consacrée(s) à cela dans l'avenir” (un villageois).
la protection à long terme conformément aux objec- La question n'est pas de juger ces projets mais de s'inter-
tifs de conservation de la réserve de biosphère et roger sur leur finalité : est-ce pour protéger le patrimoine
d'une taille suffisante pour remplir ces objectifs, culturel et naturel ? Pour faire de Yoff un pôle d'attraction
- une ou plusieurs zone(s) tampon(s) clairement iden- touristique ? Ou les deux à la fois ? De la même façon, on
tifiée(s) entourant l'aire ou les aire(s) centrale(s) ou peut se demander si l'accent mis sur les tuuru, leur rôle
contiguë(s) à celles-ci, où seules des activités com- dans la construction de l'identité culturelle et politique
patibles avec les objectifs de conservation peuvent yoffoise contemporaine, la mise en valeur de ces événe-
avoir lieu, ments par l'APECSY sont motivés par des raisons écono-
- une aire de transition extérieure où des pratiques d'ex- miques ou culturelles.
Un autre projet, porté par le Colonel Issa Sylla,
Yoffois et ancien directeur des Parcs nationaux du
145 Ces données ont été recueillies sur le site Internet de l’UNESCO :
http://www.unesco.org/mab/french/framework_fre.htm
Sénégal, apparaît plus à même de concilier culture et
146 Pour comparaison, on pourra se référer à deux exemples de réserves de la bio- souci de préservation de l'environnement. Il propose la
sphère insulaires et maritimes : la réserve de Saint Kilda, au Royaume-Uni, qui
s’étend sur 842 ha (la réserve se résume à une aire centrale) ; la réserve des îles création d'une “aire protégée communautaire” qui s'ap-
Nanji, en Chine, qui couvre 20 629 ha pour une aire centrale de 663 ha (don-
nées recueillies sur http://www.unesco.org/). puierait sur deux éléments propres au village de Yoff
82 Yoff – Le territoire assiégé
pour conserver le milieu naturel sur et autour de l'île : le cultuel, son insularité lui donne une image de nature
caractère sacré de l’île et son appartenance au patrimoi- préservée et elle apparaît comme l'élément le plus
ne communautaire (l'île appartient au village tout entier). ostentatoire de la religion et de la culture – d'où la
Ce projet, tout en offrant une vision plus locale de la pro- volonté, tant de l’APECSY que des autorités tradition-
tection en comparaison de la mise en place d'une réserve nelles de Yoff, de la protéger. Ainsi l'île de Teuguene,
de la biosphère qui répond à des normes internationales, malgré sa petite taille et son patrimoine naturel réduit,
réintroduit la dimension culturelle de l'île. symbolise la pérennité du territoire yoffois : elle reste
Au titre de la préservation du patrimoine, bien que la citadelle symbolique gardienne de l'identité culturel-
le site de Teuguene ne soit qu'un élément du paysage le et sociale de ce territoire assiégé.
b
ANNEXE
LEXIQUE
BIBLIOGRAPHIE
b
Yoff – Le territoire assiégé 85
- Oui, c'est fini ! [nous le pêchons]. Un jour, vous voyez parfois les
- Alors il faut disperser le sable. pêcheurs aller à la pêche et ils ne ramènent rien.
Alors, ils ont commencé à disperser le sable et un Nous, à chaque fois que Birame Sarr allait à la pêche,
gros poisson est sorti. il avait des poissons chez lui, chaque fois. Parfois, la
C'est pourquoi chez nous, à la maison des Sarré, mer, il y a la marée haute, il y a la marée basse, mais
même s'il y a un seul poisson dans la mer de Yoff, ce Birame Sarr ne connaît ni la marée haute et ni la
poisson-là, [nous le pêchons]. S'il y a un seul poisson marée basse, à chaque fois il a des pouvoirs pour
qui se baigne dans la mer de Yoff, le jour même, ramener [du poisson].”
Yoff – Le territoire assiégé 87
Djaraf : à la tête de la communauté villageoise, il remplit Khêt : les khêt sont les lignées. L'appartenance à un khêt
un rôle équivalent à celui d'un chef de “gouverne- est déterminée par l'ascendance matrilinéaire. On
ment”. À sa mort, le nouveau djaraf est élu par l'as- compte 12 lignées à Yoff et au sein de 9 d'entre elles
semblée, le jambour, au sein de la même lignée, ou sont élus les djaraf, les ndeye ji rew et les saltigué.
khêt, que son prédécesseur. Dans le cas de Yoff, on
trouve trois djaraf élus dans trois lignées différentes Lamane : les lamane étaient les propriétaires de la terre et
(Wanère, Khonkh Bopp et Diassiratou). avaient le statut de chef de village (qui en fait devait
souvent se résumer au statut de chef de famille). Ils
Djinné : esprit présent dans la nature qui ne peut pas pos- ont constitué la première organisation sociale élue
séder une personne. Il appartient au panthéon connue des Lébou et existaient avant leur installation
musulman. dans la presqu'île du Cap-Vert au XVe siècle.
Frey ou Frai : personnes qualifiées de “jeunes”, c'est-à- Mame ou Maam : grand-père ou grand-mère au sens res-
dire les hommes âgés de cinquante-cinq ans environ, treint, ancêtre au sens large.
et regroupées en une assemblée. Elles constituent
une sorte de police chargée du maintien de l'ordre et Nak : mélange de mil et de lait caillé qui constitue l'une
de l'exécution des décisions du jambour. des principales offrandes faites au rab.
le rab (Zempleni, A., 1966 : 302). Le ndoep se Sérigne Ndakarou : créée en 1790, cette fonction, à
déroule en sept phases et est dirigé par une ndoep- l'origine purement religieuse, consistait à rendre
kat. Celle-ci s'entoure d'assistantes, la plupart du la justice selon le Livre saint, le Coran (Thiam,
temps d'anciennes possédées, ainsi que de musiciens M., 1970 : 16-17). Le premier à en assumer la
(tam-tams) pour une partie du rituel. L'étape princi- charge fut Dial Diop, un émigrant musulman.
pale est le sacrifice d'un animal qui, selon l'exigence Sous son impulsion, le volet religieux de la fonc-
du rab, pourra être une chèvre, un bœuf, etc. Le rituel tion fut bientôt confié à un grand imam, le
du ndoep s'achève par la réalisation d'un autel sérigne ndakarou s'affirmant comme le chef d'un
domestique, un khambe, qui sert à fixer le rab à l'ori- État lébou.
gine de la possession.
Tuur : rab présent à l'arrivée des Lébou dans la pres-
Ndoepkat : prêtre ou plus généralement prêtresse du culte qu'île du Cap-Vert et avec qui les ancêtres ont
des rab qui conduit les cérémonies de ndoep (la très signé un pacte.
grande majorité des ndoepkat sont des femmes).
Tuuru : cérémonie au cours de laquelle des offrandes
Rab : génie qui peut posséder une personne et exiger des sont faites à un tuur ou à un rab pour s'attirer sa
offrandes ou des sacrifices et qui appartient au pan- bienveillance. Il existe des grands tuuru collec-
théon du culte des rab. tifs annuels qui sont dédiés au tuur protecteur
d'une ville ou d’un village et des tuuru familiaux
Sali : technique artisanale de transformation du poisson. (grand tuuru collectif dédié à Mame Ndiaré,
La technique de préparation est celle du “salé-séché”. divinité protectrice du village de Yoff, tuuru
familial dédié à Mame Woré Moll, un autre génie
Saltigué : il apparaît comme un ministre de la Défense, de Yoff).
chargé de la terre, de l'eau et de la collectivité de la
communauté. Le ministère des cultes lui est aussi Waindaré : morceaux de papiers où sont écrits des
dévolu, il doit s'assurer que les récoltes et la pêche fragments du Coran, des caractères arabes
seront bonnes en apaisant le totem qui est attaché au (Balandier, G., Mercier, P., 1952) et qui sont des-
village. Tout comme les djaraf, à Yoff trois saltigué tinés à protéger les individus qui les portent (bra-
sont élus par le jambour au sein de trois lignées dif- celet, collier, etc.), une maison, un filet de pêche.
férentes de celles donnant les djaraf et les ndeye ji Généralement, ils sont enfermés dans un petit
rew (Soumbare, Dindir et Dorobé). étui en cuir.
Yoff – Le territoire assiégé 89
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