Emotions Karli
Emotions Karli
Emotions Karli
Pierre Karli
1
Cette tripartition est pertinente à bien des égards, car les trois dialogues
visent des objectifs qui sont différents, ils sont gouvernés par des normes
qui ne sont pas de même origine, ils sont confrontés à des contraintes qui
ne sont pas de même nature, et ils requièrent donc, chacun, des facultés,
des compétences, des performances particulières. Ils entretiennent des
rapports différents avec le temps et avec la production du sens. Au sein
du cerveau, ils correspondent -schématiquement - à des niveaux
d'intégration et d'organisation distincts qui traitent, de manière
différenciée, des informations qui leur sont propres. Bien évidemment, il y
a des interactions complexes entre ces trois dialogues et entre les
processus cérébraux qui les sous-tendent. L'unification et la cohérence
sont assurées, en particulier, par les processus affectifs, car ces derniers
interviennent dans la médiation de chacun des dialogues, comme
éléments de signification et de motivation ; et les systèmes neuronaux qui
en constituent le substrat matériel, sont distribués à travers les différents
étages fonctionnels de l'entité dynamique qu'est le cerveau.
S'ils ont en commun une qualité essentielle, sur laquelle on reviendra, les
processus affectifs se laissent néanmoins distinguer sur la base de leur
intensité et de leur durée. Il peut s'agir d'un simple signal qui vient
s'intégrer, de façon transitoire et sous la forme d'un attribut d'ordre
affectif, à une sensation extéroceptive ou intéroceptive et qui lui confère
ainsi une connotation affective. Il peut aussi y avoir induction d'un état
affectif plus durable qui va colorer d'une façon plus globale la perception
du monde extérieur comme celle du monde intérieur. En fonction de la
signification, innée ou acquise, qu'il revêt pour l'individu, un objet ou un
événement peut même mobiliser l'être tout entier dans l'ébranlement
d'une émotion qui se manifeste par un comportement et par des
modifications viscéro-motrices et humorales qui lui sont propres.
2
1/ Satisfaction des besoins biologiques
Pour l'individu biologique, il est vital qu'il soit à même de préserver son
intégrité physique et ses structures internes, et de maintenir la constance
de son milieu intérieur qui est nécessaire au fonctionnement optimal de la
communauté cellulaire qui le constitue. Les échanges de matière,
d'énergie et d'information avec le milieu de vie sont assurés par des
comportements qui s'inscrivent dans le moment présent pour répondre à
la signification biologique première du stimulus ou de la situation (qu'il
s'agit de rechercher ou, au contraire, de fuir). A ce niveau de réalité, le
"sens" n'est encore que l'expression - dans les schémas d'action de
l'individu biologique - d'un "programme" qui est commun à tous les
membres de l'espèce. Dans les conditions normales, l'individu biologique
fonctionne d'une façon stable, cohérente et efficace, grâce à la "sagesse
(innée) de l'organisme" (Cannon 1932), conformément aux "lois de la
nature" qui sont universelles. Il s'agit de lois descriptives qui rendent
compte d'une organisation biologique qui nous est commune à tous. Au
sein du cerveau, les comportements qui assurent la satisfaction des
besoins biologiques élémentaires de l'individu mettent en jeu, pour
l'essentiel, un niveau fonctionnel mésencéphalo-diencéphalique.
3
nettement le degré de dominance manifesté à l'égard d'un congénère. On
peut développer une agressivité marquée chez un rat qui ne la manifeste
nullement de façon spontanée, dès lors qu'on "récompense" toute velléité
d'agression à l'égard d'un congénère en associant régulièrement une
stimulation électrique du système d'appétence à cette ébauche de
comportement agressif. Lorsqu'on provoque une douleur chronique chez
le rat, on constate que - par rapport à la période "témoin" - l'animal
augmente spontanément le nombre et la durée totale des appuis sur le
levier d'autostimulation ; on peut penser que la sensation de "bien-être"
produite par l'autostimulation atténue le caractère "aversif" de la douleur
chronique. De nombreuses données font clairement apparaître que la
mise en jeu - par voie naturelle ou expérimentale - de ce système
neuronal modifie la façon dont un individu perçoit un stimulus ou une
situation et partant, l'attitude qu'il manifeste à son égard (dans le sens de
l'appétence et de l'approche). Les recherches d'ordre neurochimique ont
montré que la dopamine et les morphines endogènes jouent un rôle
important dans les neurotransmissions au sein du système d'appétence et
de récompense. Et l'animal s'administre lui-même une substance
morphinique au niveau de différentes régions de ce système. S'il peut
choisir entre deux sites d'injection, il préfère s'injecter de la morphine
dans la région ventrale du mésencéphale plutôt que dans l'amygdale, ce
qui semble indiquer que les états affectifs ainsi induits sont
quantitativement et/ou qualitativement différents. De plus, des
manipulations pharmacologiques de ce système permettent de réaliser
une dissociation expérimentale entre l'appréciation immédiate du
caractère "plaisant" d'un stimulus et l'appétence qui porte l'individu vers
ce qui peut satisfaire un besoin.
4
rapidement à faire la discrimination entre l'une et l'autre de ces
stimulations, car il les interrompt en utilisant - pour chacune - le levier
approprié. De nombreuses données expérimentales montrent que l'état
affectif induit par l'activation du système neuronal d'aversion modifie
profondément le traitement des informations provenant de
l'environnement et partant, l'attitude de l'animal à leur égard. Chez
l'homme, la stimulation électrique de la substance grise périaqueducale
induit également des états affectifs de nature aversive, en particulier des
sensations de peur.
5
2/ Socialisation et interactions sociales
C'est l'actualisation de potentialités biologiques inhérentes au génome
humain qui fournit les fondements nécessaires au développement des
diverses " compétences " sociales et qui permet ainsi que l'acteur social
soit d'abord, à bien des égards, l'acteur de sa propre socialisation. Les
premières communications entre l'enfant et sa mère correspondent à des
échanges d'ordre affectif : à l'expression intentionnelle d'un état affectif et
à la " lecture " active de l'état affectif tel qu'il est exprimé par l'autre. Ces
interactions se poursuivent tout en s'affinant, et c'est en particulier par ce
processus d'apprentissage émotionnel que se constituent les structures
élémentaires de la cognition sociale de l'individu et le " style " général de
ses relations interpersonnelles. Le jeune enfant acquiert rapidement une
bonne compréhension des sentiments d'autrui, et cette capacité joue un
rôle important dans le développement de nombre de conduites sociales.
Les affects et les émotions contribuent largement à la construction en
commun de la signification d'un ensemble d'expériences vécues ainsi
qu'à la constitution de bien des attentes partagées ; et une maturation
déficiente dans ce domaine peut conduire à l' " isolement autistique ".
Tout au long de son devenir, l'acteur social élabore et défend une identité
psychosociale, en même temps qu'il développe et qu'il s'efforce de
préserver un équilibre relationnel et affectif. Il ne s'agit plus, comme dans
l'homéostasie du milieu intérieur, de corriger des écarts par rapport à des
points de consigne innés. Nombreuses sont ici les références faites au
passé, à l'histoire individuelle : plus précisément, aux conventions et aux
normes intériorisées, aux conditionnements subis, aux expériences
relationnelles précédemment vécues. Les lois qui s'imposent à l'acteur
social sont celles de la vie en société, lois normatives qui correspondent à
un lieu donné et à un moment donné d'une histoire culturelle collective.
Dans l'évaluation des incitations comme dans celle de la pertinence des
réponses qui y sont apportées, les processus d'ordre affectif jouent un
rôle médiateur essentiel. Grâce à l'interprétation et à la symbolisation du
vécu social, l'histoire individuelle crée du sens qui lui est propre et qui
n'est plus préprogrammé. Mais, dans la mesure où le mouvement de
l'existence s'écoule au gré des conventions et des modes qui prévalent,
ce sens peut rester très largement implicite, puisqu'il ne fait pas l'objet
d'une quête et d'une réflexion délibérée.
Étant donné le rôle important joué par les processus d'ordre mnésique et
d'ordre affectif qui sont à la fois le produit et le moteur des échanges avec
le milieu social, il n'est guère surprenant que des structures cérébrales
telles que la formation hippocampique et le complexe nucléaire
6
amygdalien (interconnectées l'une avec l'autre au sein du lobe temporal)
soient profondément impliquées dans le devenir et le fonctionnement de
l'acteur social. Il faut signaler d'emblée l'existence d'une spécialisation
fonctionnelle de chacune de ces structures qui interagissent étroitement :
alors que la formation hippocampique prend une part essentielle dans la
mémorisation des informations concrètes d'ordre spatial, temporel,
configurationnel et contextuel, l'amygdale intervient tout particulièrement
dans la " mémoire émotionnelle ". C'est ainsi que l'amygdale est mise en
jeu dans l'acquisition et l'expression d'une peur conditionnée, dans la
genèse de l'anxiété liée à l'anticipation d'événements déplaisants, dans la
détection d'un changement qui affecte la grandeur d'une récompense, et
dans la reconnaissance des émotions telles qu'elles se manifestent dans
des expressions faciales.
7
incapables de se réinsérer dans leur groupe ou dans un groupe voisin : ils
s'isolent et ne survivent pas longtemps. Chez des singes femelles,
l'amygdalectomie bilatérale perturbe gravement le comportement
maternel et les jeunes meurent s'ils ne sont pas séparés de leur mère et
élevés de façon artificielle.
8
consciente et délibérée. A mesure qu'il développe une intériorité
autonome (mais largement ouverte sur le monde et sur l'Autre), il s'efforce
de donner sens et cohérence à sa vie. De plus, il peut avoir le souci et la
joie de participer aux entreprises de la créativité humaine.
9
frontal provoquent, chez le singe, des altérations profondes de la
"personnalité" et du comportement social : perception déficiente des
émotions exprimées par les autres, appauvrissement des mimiques
spontanées, tendance à l'isolement social. Chez des patients porteurs de
lésions du cortex préfrontal (ou des noyaux gris de la base qui reçoivent
des projections du cortex préfrontal et de l'amygdale), on observe
également une indifférence affective, une perte de l' "élan vital " et une
attitude de retrait social. Ces lésions perturbent profondément la
reconnaissance et l'interprétation des signes sociaux et partant,
l'adaptation du comportement à des situations sociales diverses et
changeantes. Chez le sujet normal, l'imagerie cérébrale met en évidence
une nette activation du cortex cingulaire antérieur lors d'un épisode de
tristesse ou de joie, ou encore lorsque le sujet observe des expressions
faciales chargées d'émotions positives ou négatives.
10
se combiner - de façon immédiate ou par conditionnement - avec
l'information sensorielle, quel que soit le niveau où elle est traitée. Et ces
processus peuvent être manipulés à volonté par des microinjections
locales de molécules neuroactives qui ne modifient guère les fonctions et
opérations cognitives en tant que telles. C'est comme " variables
intermédiaires " que les processus d'ordre affectif assurent une
importante fonction de médiation entre la perception et l'action. Cette
médiation bidirectionnelle confère une grande flexibilité au
fonctionnement cérébral, ce qui permet au cerveau de planifier et
d'organiser des interactions qui soient adaptées et adaptatives dans le
triple dialogue que l'être humain conduit avec les environnements qui lui
sont propres. Dans notre rapport au monde et à nous-mêmes, la
dimension affective de la conscience joue un rôle essentiel, car elle
anime, oriente et enrichit la pensée, elle aide à fixer des priorités, à en
changer et à faire des choix. Cette façon de voir les choses est en parfait
accord avec celle des psychologues qui préconisent une conception
fonctionnelle, dynamique et évolutive de la " personnalité ", avec une
cohérence qui est elle-même réalisée de façon dynamique et dialectique,
et qui évolue dans le temps. Les intégrations, coordinations et régulations
que cela implique au sein du cerveau sont assurées, en particulier, par
des systèmes neuronaux à fonction "permissive" tels que le système
mésocorticolimbique.
11