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Le cerveau des affects et des émotions

Pierre Karli

[Pierre Karli est Professeur émérite de la Faculté de médecine de


l'Université Louis Pasteur, Strasbourg I]

[La présente conférence reprend, pour l'essentiel, le texte de l'article


Cerveau et affectivité publié dans la Revue Internationale de Philosophie
(3/1999 - n° 209 - pp. 347-363).]

Il suffit d'évoquer les héros de Sophocle, de Racine et de Shakespeare,


ou plus simplement de réfléchir à ce qui anime notre propre existence,
pour réaliser qu'à l'évidence, les affects et les émotions font partie
intégrante des structures générales et essentielles de la réalité humaine,
comme éléments constitutifs signifiants et motivants. Plus précisément,
les processus affectifs participent très largement au rôle de médiation
assumé par le cerveau dans le dialogue complexe que conduit l'être
humain et qui s'incarne dans un corps, qui s'inscrit dans un contexte, et
qui est à la fois reflet et moteur d'une histoire individuelle.

La vie humaine peut difficilement être appréhendée d'une façon


englobante, car elle se déroule à différents niveaux de réalité qui ne se
laissent pas réduire les uns aux autres. En effet, l'être humain est à la fois
un individu biologique, un acteur social, et un sujet en quête de sens et de
liberté intérieure. Ces trois facettes se déploient, chacune, dans un
environnement différent ; elles se constituent, chacune, dans - et par - un
ensemble d'interactions, à la fois adaptées et adaptatives, avec un
environnement particulier : l'environnement matériel, le milieu social, et un
monde intérieur privé. L'être humain conduit ainsi un triple dialogue avec
des environnements qu'il se construit et qu'il s'approprie. Et c'est dans ce
triple dialogue, dont la médiation est assurée par un seul et même
cerveau, que se forgent trois identités qui sont à la fois distinctes et
interdépendantes : une identité biologique, une identité psychosociale, et
une identité personnelle, plus profonde.

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Cette tripartition est pertinente à bien des égards, car les trois dialogues
visent des objectifs qui sont différents, ils sont gouvernés par des normes
qui ne sont pas de même origine, ils sont confrontés à des contraintes qui
ne sont pas de même nature, et ils requièrent donc, chacun, des facultés,
des compétences, des performances particulières. Ils entretiennent des
rapports différents avec le temps et avec la production du sens. Au sein
du cerveau, ils correspondent -schématiquement - à des niveaux
d'intégration et d'organisation distincts qui traitent, de manière
différenciée, des informations qui leur sont propres. Bien évidemment, il y
a des interactions complexes entre ces trois dialogues et entre les
processus cérébraux qui les sous-tendent. L'unification et la cohérence
sont assurées, en particulier, par les processus affectifs, car ces derniers
interviennent dans la médiation de chacun des dialogues, comme
éléments de signification et de motivation ; et les systèmes neuronaux qui
en constituent le substrat matériel, sont distribués à travers les différents
étages fonctionnels de l'entité dynamique qu'est le cerveau.

S'ils ont en commun une qualité essentielle, sur laquelle on reviendra, les
processus affectifs se laissent néanmoins distinguer sur la base de leur
intensité et de leur durée. Il peut s'agir d'un simple signal qui vient
s'intégrer, de façon transitoire et sous la forme d'un attribut d'ordre
affectif, à une sensation extéroceptive ou intéroceptive et qui lui confère
ainsi une connotation affective. Il peut aussi y avoir induction d'un état
affectif plus durable qui va colorer d'une façon plus globale la perception
du monde extérieur comme celle du monde intérieur. En fonction de la
signification, innée ou acquise, qu'il revêt pour l'individu, un objet ou un
événement peut même mobiliser l'être tout entier dans l'ébranlement
d'une émotion qui se manifeste par un comportement et par des
modifications viscéro-motrices et humorales qui lui sont propres.

Quelles qu'en soient l'origine et la forme, chacun de ces processus


s'accompagne d'une expérience subjective qui est universellement
ressentie comme étant "agréable, plaisante, gratifiante" ou, au contraire,
"désagréable, déplaisante, frustrante". Cette qualité particulière de
l'expérience vécue (qu'elle soit induite de l'extérieur, ou évoquée, ou
imaginée) détermine l'une ou l'autre des deux attitudes fondamentales
face à tout objet ou événement : une attitude d'appétence et d'approche
(aller vers…) ou, au contraire, une attitude d'aversion et de retrait (éviter,
fuir…). Dans tous les cas, la fonction du processus affectif est de signaler,
de signifier quelque chose, d'orienter l'attention et l'action, et d'optimiser
ainsi les chances qu'a l'individu de s'engager dans des interactions qui
soient adaptées et adaptatives, dans le sens de la satisfaction de ses
besoins et/ou de la réalisation de ses dés

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1/ Satisfaction des besoins biologiques
Pour l'individu biologique, il est vital qu'il soit à même de préserver son
intégrité physique et ses structures internes, et de maintenir la constance
de son milieu intérieur qui est nécessaire au fonctionnement optimal de la
communauté cellulaire qui le constitue. Les échanges de matière,
d'énergie et d'information avec le milieu de vie sont assurés par des
comportements qui s'inscrivent dans le moment présent pour répondre à
la signification biologique première du stimulus ou de la situation (qu'il
s'agit de rechercher ou, au contraire, de fuir). A ce niveau de réalité, le
"sens" n'est encore que l'expression - dans les schémas d'action de
l'individu biologique - d'un "programme" qui est commun à tous les
membres de l'espèce. Dans les conditions normales, l'individu biologique
fonctionne d'une façon stable, cohérente et efficace, grâce à la "sagesse
(innée) de l'organisme" (Cannon 1932), conformément aux "lois de la
nature" qui sont universelles. Il s'agit de lois descriptives qui rendent
compte d'une organisation biologique qui nous est commune à tous. Au
sein du cerveau, les comportements qui assurent la satisfaction des
besoins biologiques élémentaires de l'individu mettent en jeu, pour
l'essentiel, un niveau fonctionnel mésencéphalo-diencéphalique.

C'est à ce même niveau anatomo-fonctionnel, phylogénétiquement le plus


ancien du cerveau des mammifères, que deux systèmes neuronaux
jouent un rôle essentiel dans la genèse des attributs d'ordre affectif qui
viennent s'intégrer aux données objectives de l'information sensorielle. Un
système latéral qui s'étend de la région ventrale du mésencéphale (partie
haute du tronc cérébral), à travers l'aire hypothalamique latérale, vers un
ensemble de structures du cerveau antérieur (en particulier : le septum,
l'amygdale, le cortex préfrontal), peut être considéré - d'un point de vue
fonctionnel - comme un système d'appétence, de récompense et de
renforcement positif. L'activation de ce système, par l'application d'une
stimulation électrique, produit des effets " appétitifs " que l'animal
recherche et qui renforcent positivement tout comportement qui leur
donne naissance. On observe, en effet, que si l'on implante une électrode
dans l'aire hypothalamique latérale et qu'on donne à l'animal la possibilité
de s'y stimuler lui-même (par exemple, en appuyant sur un levier, ou en
introduisant le museau dans un orifice ménagé dans l'une des parois de
la cage), il pratique l'"autostimulation" à en perdre haleine. Si l'on associe
cette stimulation à la présentation d'une saveur jusque-là inconnue, le rat
développe à son égard une préférence marquée.

Chez le macaque, la téléstimulation du système de récompense atténue


les réactions de peur provoquées par un serpent, et elle accentue

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nettement le degré de dominance manifesté à l'égard d'un congénère. On
peut développer une agressivité marquée chez un rat qui ne la manifeste
nullement de façon spontanée, dès lors qu'on "récompense" toute velléité
d'agression à l'égard d'un congénère en associant régulièrement une
stimulation électrique du système d'appétence à cette ébauche de
comportement agressif. Lorsqu'on provoque une douleur chronique chez
le rat, on constate que - par rapport à la période "témoin" - l'animal
augmente spontanément le nombre et la durée totale des appuis sur le
levier d'autostimulation ; on peut penser que la sensation de "bien-être"
produite par l'autostimulation atténue le caractère "aversif" de la douleur
chronique. De nombreuses données font clairement apparaître que la
mise en jeu - par voie naturelle ou expérimentale - de ce système
neuronal modifie la façon dont un individu perçoit un stimulus ou une
situation et partant, l'attitude qu'il manifeste à son égard (dans le sens de
l'appétence et de l'approche). Les recherches d'ordre neurochimique ont
montré que la dopamine et les morphines endogènes jouent un rôle
important dans les neurotransmissions au sein du système d'appétence et
de récompense. Et l'animal s'administre lui-même une substance
morphinique au niveau de différentes régions de ce système. S'il peut
choisir entre deux sites d'injection, il préfère s'injecter de la morphine
dans la région ventrale du mésencéphale plutôt que dans l'amygdale, ce
qui semble indiquer que les états affectifs ainsi induits sont
quantitativement et/ou qualitativement différents. De plus, des
manipulations pharmacologiques de ce système permettent de réaliser
une dissociation expérimentale entre l'appréciation immédiate du
caractère "plaisant" d'un stimulus et l'appétence qui porte l'individu vers
ce qui peut satisfaire un besoin.

En situation plus médiane, un système périventriculaire (comprenant la


région dorsale de la substance grise périaqueducale et l'hypothalamus
médian) joue le rôle d'un système neuronal d'aversion, de punition et de
renforcement négatif. Si on l'active par une stimulation électrique ou par
une micro-injection locale d'un acide aminé excitateur, on produit - chez
l'animal - un état affectif de nature aversive qui s'exprime par un
comportement de fuite ou de défense. Il y a bien production d'une
expérience nettement déplaisante, car l'animal apprend rapidement tout
comportement qui lui permet d'interrompre la stimulation électrique qu'on
lui applique. De plus, on peut renforcer ou, au contraire, atténuer ce
comportement d'auto-interruption en associant à la stimulation électrique
l'administration d'une substance qui a un effet anxiogène ou, au contraire,
un effet anxiolytique. Si, dans le cas de deux stimulations combinées, les
effets aversifs induits s'additionnent dans leur expression
comportementale quantifiable, les signaux ainsi générés ne sont pas
qualitativement indifférenciés ; bien au contraire, le rat apprend

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rapidement à faire la discrimination entre l'une et l'autre de ces
stimulations, car il les interrompt en utilisant - pour chacune - le levier
approprié. De nombreuses données expérimentales montrent que l'état
affectif induit par l'activation du système neuronal d'aversion modifie
profondément le traitement des informations provenant de
l'environnement et partant, l'attitude de l'animal à leur égard. Chez
l'homme, la stimulation électrique de la substance grise périaqueducale
induit également des états affectifs de nature aversive, en particulier des
sensations de peur.

Le niveau d'activité et le degré de réactivité du système périventriculaire


d'aversion sont contrôlés par des afférences modératrices qui agissent
par la libération de divers neurotransmetteurs (GABA, morphines
endogènes, sérotonine). En bloquant expérimentalement la mise en jeu
de l'influence modératrice GABAergique, on provoque des réactions de
fuite et une attitude générale de retrait. Si l'on associe ce blocage à la
présence de l'animal dans une certaine région de l'espace, l'animal va
très rapidement éviter de pénétrer dans cette région-là. De façon plus
générale, on peut modifier à volonté le traitement des informations
sensorielles et l'attitude de l'animal à leur égard (dans le sens de
l'appétence et de l'approche ou, au contraire, de l'aversion et du retrait)
en manipulant ces neurotransmissions modératrices et partant, la nature
et l'intensité des attributs et états affectifs qui sont générés.

Puisque la mise en jeu de ces réseaux neuronaux joue un rôle aussi


important dans l'induction des attitudes d'appétence ou d'aversion et dans
la genèse des comportements qui en sont l'expression, il importe de
souligner que ces déterminations, loin d'être unidirectionnelles, sont
circulaires. En effet, les interactions avec l'environnement retentissent, en
retour, sur le fonctionnement de ces réseaux, ce qui se laisse illustrer par
quelques exemples. C'est ainsi que l'exposition à diverses situations
stressantes a pour effet de réduire, chez le rat, la sensibilité des
récepteurs de la dopamine au sein du noyau accumbens, relais important
du système de récompense ; et cette modification d'ordre neurochimique
s'accompagne d'une réduction de la sensibilité de l'animal à l'effet de
récompense et de renforcement positif de diverses stimulations. Le
fonctionnement des systèmes à morphines endogènes qui sont
profondément impliqués dans la genèse des émotions sociales et de
l'attachement interindividuel, est affecté par le stress maternel au cours
de la vie fœtale et par une privation maternelle répétée pendant la
période néonatale. Des mécanismes qui font intervenir la sérotonine et
qui participent au contrôle des états affectifs, sont altérés, eux aussi, par
diverses conditions de l'environnement.

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2/ Socialisation et interactions sociales
C'est l'actualisation de potentialités biologiques inhérentes au génome
humain qui fournit les fondements nécessaires au développement des
diverses " compétences " sociales et qui permet ainsi que l'acteur social
soit d'abord, à bien des égards, l'acteur de sa propre socialisation. Les
premières communications entre l'enfant et sa mère correspondent à des
échanges d'ordre affectif : à l'expression intentionnelle d'un état affectif et
à la " lecture " active de l'état affectif tel qu'il est exprimé par l'autre. Ces
interactions se poursuivent tout en s'affinant, et c'est en particulier par ce
processus d'apprentissage émotionnel que se constituent les structures
élémentaires de la cognition sociale de l'individu et le " style " général de
ses relations interpersonnelles. Le jeune enfant acquiert rapidement une
bonne compréhension des sentiments d'autrui, et cette capacité joue un
rôle important dans le développement de nombre de conduites sociales.
Les affects et les émotions contribuent largement à la construction en
commun de la signification d'un ensemble d'expériences vécues ainsi
qu'à la constitution de bien des attentes partagées ; et une maturation
déficiente dans ce domaine peut conduire à l' " isolement autistique ".

Tout au long de son devenir, l'acteur social élabore et défend une identité
psychosociale, en même temps qu'il développe et qu'il s'efforce de
préserver un équilibre relationnel et affectif. Il ne s'agit plus, comme dans
l'homéostasie du milieu intérieur, de corriger des écarts par rapport à des
points de consigne innés. Nombreuses sont ici les références faites au
passé, à l'histoire individuelle : plus précisément, aux conventions et aux
normes intériorisées, aux conditionnements subis, aux expériences
relationnelles précédemment vécues. Les lois qui s'imposent à l'acteur
social sont celles de la vie en société, lois normatives qui correspondent à
un lieu donné et à un moment donné d'une histoire culturelle collective.
Dans l'évaluation des incitations comme dans celle de la pertinence des
réponses qui y sont apportées, les processus d'ordre affectif jouent un
rôle médiateur essentiel. Grâce à l'interprétation et à la symbolisation du
vécu social, l'histoire individuelle crée du sens qui lui est propre et qui
n'est plus préprogrammé. Mais, dans la mesure où le mouvement de
l'existence s'écoule au gré des conventions et des modes qui prévalent,
ce sens peut rester très largement implicite, puisqu'il ne fait pas l'objet
d'une quête et d'une réflexion délibérée.

Étant donné le rôle important joué par les processus d'ordre mnésique et
d'ordre affectif qui sont à la fois le produit et le moteur des échanges avec
le milieu social, il n'est guère surprenant que des structures cérébrales
telles que la formation hippocampique et le complexe nucléaire

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amygdalien (interconnectées l'une avec l'autre au sein du lobe temporal)
soient profondément impliquées dans le devenir et le fonctionnement de
l'acteur social. Il faut signaler d'emblée l'existence d'une spécialisation
fonctionnelle de chacune de ces structures qui interagissent étroitement :
alors que la formation hippocampique prend une part essentielle dans la
mémorisation des informations concrètes d'ordre spatial, temporel,
configurationnel et contextuel, l'amygdale intervient tout particulièrement
dans la " mémoire émotionnelle ". C'est ainsi que l'amygdale est mise en
jeu dans l'acquisition et l'expression d'une peur conditionnée, dans la
genèse de l'anxiété liée à l'anticipation d'événements déplaisants, dans la
détection d'un changement qui affecte la grandeur d'une récompense, et
dans la reconnaissance des émotions telles qu'elles se manifestent dans
des expressions faciales.

Des investigations d'ordre électrophysiologique ont montré que certains


neurones amygdaliens répondent d'une manière sélective à un stimulus
dès lors qu'il aura été associé au préalable avec un renforcement positif
(nourriture) ou négatif (choc électrique douloureux) ; et l'activité de ces
neurones peut être manipulée, modulée, par des changements affectant
la valence affective de ce stimulus. D'autre part, les lésions bilatérales de
l'amygdale perturbent profondément la constitution - et l'expression dans
le comportement - de l'association d'une "récompense" ou d'un
"événement aversif" à un stimulus. De plus, ces lésions ont pour effet de
réduire la sensibilité de l'animal à tout changement survenant dans la
récompense qu'un stimulus laisse anticiper, et il aura donc tendance à
persévérer dans un comportement devenu inadéquat.

De façon générale, l'amygdale est profondément impliquée non


seulement dans l'acquisition et la reconnaissance de la signification
affective d'un objet ou d'une situation, mais également dans l'évolution de
cette signification sous l'influence structurante de l'expérience, en
réalisant l'"algèbre interne" des connotations plaisantes et déplaisantes
des conséquences qui découlent d'un comportement. On conçoit donc
aisément qu'en interaction avec un ensemble de structures cérébrales,
l'amygdale joue un rôle important dans l'adaptation du comportement au
vécu de l'individu, dans l'expression des nuances individuelles du
comportement qui reflètent les conditionnements forgés par ce même
vécu. On comprend également pourquoi des lésions bilatérales de
l'amygdale perturbent tout spécialement les conduites socio-affectives,
puisque l'individu ne saurait adopter des comportements appropriés qu'en
se référant à son propre vécu au sein du groupe. Si de semblables
lésions sont pratiquées chez des singes vivant en liberté, les animaux
ainsi opérés deviennent incapables de reconnaître la signification des
signaux sociaux émanant de leurs congénères ; de ce fait, ils sont

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incapables de se réinsérer dans leur groupe ou dans un groupe voisin : ils
s'isolent et ne survivent pas longtemps. Chez des singes femelles,
l'amygdalectomie bilatérale perturbe gravement le comportement
maternel et les jeunes meurent s'ils ne sont pas séparés de leur mère et
élevés de façon artificielle.

Au cours de l'ontogenèse, ces mêmes structures du lobe temporal jouent


un rôle important dans le développement des comportements sociaux.
Chez le macaque, des lésions précoces de l'amygdale provoquent des
troubles du comportement qui apparaissent progressivement et qui
s'accentuent avec l'âge : les animaux sont hyperactifs, ils persistent dans
des comportements devenus inappropriés, et ils s'avèrent incapables de
s'imposer dans le groupe. Si des lésions de l'ensemble amygdale-
hippocampe sont pratiquées chez le singe nouveau-né, on observe
également par la suite, en plus des déficits d'ordre mnésique, une
perturbation profonde des conduites socio-affectives, avec un extrême
appauvrissement des interactions sociales et un comportement assez
compulsif et rigide. On peut ajouter (avec toute la prudence qui s'impose
!) qu'une maturation déficiente de neurones amygdaliens et
hippocampiques a été décelée au sein du cerveau d'enfants atteints
d'autisme, et qu'un dysfonctionnement de certains récepteurs de ces
mêmes neurones est susceptible de contribuer à la genèse des difficultés
de la communication sociale et à celle de l'attitude de retrait social
caractéristiques de l'autisme.

3/ Constitution et animation d'une vie intérieure


Par-delà les impératifs proprement biologiques du moment, par-delà les
multiples sollicitations et pressions sociales qui tirent leur pleine
signification de l'histoire passée de l'individu, le sujet en quête de sens
peut prendre du recul grâce au dialogue qu'il conduit avec lui-même,
grâce au travail qu'il fait sur lui-même.
Des représentations internes activement élaborées et constamment
retravaillées, grâce au maniement maîtrisé du langage, viennent ainsi
s'intercaler entre la réalité du monde et le sujet qui l'appréhende. Du fait
des interactions complexes d'une élaboration cognitive de plus en plus
poussée avec une dynamique affective qui s'affine et qui se diversifie, ces
représentations sont des structures à la fois évolutives et "vectorisées" :
face au monde réel actuel, elles génèrent des "motivations" (au double
sens de "motif d'action" et de "moteur de l'action"), et elles donnent à
l'action tout son "sens" (au double sens de "direction" et de
"signification"). Soucieux de se réaliser, d'actualiser ses potentialités, le
sujet se projette dans l'avenir et il élabore un projet de vie de façon

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consciente et délibérée. A mesure qu'il développe une intériorité
autonome (mais largement ouverte sur le monde et sur l'Autre), il s'efforce
de donner sens et cohérence à sa vie. De plus, il peut avoir le souci et la
joie de participer aux entreprises de la créativité humaine.

Du fait de la prise en charge des affects et des émotions bruts par le


discours intérieur et du développement à la fois de la réflexion sur le
passé et de la projection dans l'avenir, des sentiments et des émotions
beaucoup plus complexes se créent, tout au long de l'ontogenèse, à partir
d'états affectifs élémentaires tels que la peur, la colère, le dégoût, la
tristesse et le plaisir. Au fur et à mesure que le " soi " se construit et qu'il
évolue, il donne lieu à des retours sur le passé (avec des sentiments de
regret, de culpabilité, de fierté, …), à des projections dans l'avenir (avec
des sentiments d'espoir confiant ou d'appréhension) et à des
confrontations avec d'autres "soi" en devenir (avec des sentiments
d'envie, de joie prise au malheur d'autrui, de pitié, de compassion, …).
Dans la genèse de ces sentiments complexes, l'élaboration
intrasubjective et les échanges intersubjectifs se nourrissent et
s'enrichissent mutuellement.

Tant l'évolution phylogénique du cerveau que sa maturation proprement


biologique chez l'individu culminent dans la connectivité et la plasticité
toutes particulières du cortex préfrontal. De nombreuses données
obtenues chez l'homme et chez l'animal conduisent à penser que ce
cortex (en interaction étroite avec tout un ensemble de structures
corticales et sous-corticales) apporte une contribution essentielle aux
intégrations les plus poussées non seulement entre diverses fonctions et
opérations cognitives, mais également entre ces dernières et des
processus d'ordre affectif et d'ordre conatif. Cette région du cerveau joue
un rôle important dans la planification, le contrôle et l'adaptation des actes
intentionnels. Elle reçoit des signaux susceptibles d'influencer
l'élaboration des prédictions et le choix d'une stratégie qui maximise l'effet
de récompense. Des lésions du cortex préfrontal provoquent une perte de
la "spontanéité", de la "motivation" endogène, de la projection dans
l'avenir, en même temps qu'une certaine perte d'autonomie du sujet à
l'égard de son milieu de vie.

Les expériences de lésion localisée ainsi que l'enregistrement d'activités


neuronales unitaires ont montré que certaines régions du cortex préfrontal
(cortex orbito-frontal, cortex cingulaire antérieur), interconnectées avec
l'amygdale, sont impliquées dans le traitement des informations de nature
affective dans le jeu de la " mémoire de travail " et dans la détection des
changements qui affectent toute signification affective. Dans ces
conditions, il n'est guère surprenant que des lésions du cortex orbito-

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frontal provoquent, chez le singe, des altérations profondes de la
"personnalité" et du comportement social : perception déficiente des
émotions exprimées par les autres, appauvrissement des mimiques
spontanées, tendance à l'isolement social. Chez des patients porteurs de
lésions du cortex préfrontal (ou des noyaux gris de la base qui reçoivent
des projections du cortex préfrontal et de l'amygdale), on observe
également une indifférence affective, une perte de l' "élan vital " et une
attitude de retrait social. Ces lésions perturbent profondément la
reconnaissance et l'interprétation des signes sociaux et partant,
l'adaptation du comportement à des situations sociales diverses et
changeantes. Chez le sujet normal, l'imagerie cérébrale met en évidence
une nette activation du cortex cingulaire antérieur lors d'un épisode de
tristesse ou de joie, ou encore lorsque le sujet observe des expressions
faciales chargées d'émotions positives ou négatives.

4/ Quelques remarques pour conclure


Il importe de souligner à la fois la réalité autonome (même si cette
autonomie est bien évidemment relative) et l'importance vitale des
attributs, états et processus d'ordre affectif. Les affects et les émotions ne
se laissent d'aucune façon résorber (ni comme simples épiphénomènes,
ni comme processus induits " en parallèle ") dans les fonctions et
opérations proprement cognitives. L'étude du fonctionnement cérébral
montre clairement qu'un signal ou un état doué d'une valence affective
spécifique peut être généré par l'activation - par voie électrique ou
chimique - de l'un ou de l'autre de deux systèmes neuronaux
anatomiquement et fonctionnellement distincts. Comme ces deux
systèmes se recouvrent en partie dans une région de l'hypothalamus, on
peut induire simultanément des effets appétitifs et des effets aversifs ;
mais on constate alors que la fréquence de décharge de certains
neurones est étroitement corrélée avec la vigueur des réponses
d'approche, alors que celle d'autres neurones est étroitement corrélée
avec la vigueur des réponses de fuite. La différenciation fonctionnelle et la
ségrégation spatiale des deux systèmes se retrouve jusqu'au niveau du
cortex préfrontal. C'est ainsi que la stimulation électrique de différentes
parties du cortex cingulaire antérieur induit des émotions de nature
différente. De plus, l'imagerie fonctionnelle du cerveau a permis de
constater qu'un épisode de tristesse ou, au contraire, de joie affecte de
façon distincte des régions différentes du cortex cérébral et que ces états
affectifs ne correspondent pas simplement à des activations en sens
opposé d'une même région du cortex.

Le signal ou l'état affectif, induit de façon naturelle ou expérimentale, peut

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se combiner - de façon immédiate ou par conditionnement - avec
l'information sensorielle, quel que soit le niveau où elle est traitée. Et ces
processus peuvent être manipulés à volonté par des microinjections
locales de molécules neuroactives qui ne modifient guère les fonctions et
opérations cognitives en tant que telles. C'est comme " variables
intermédiaires " que les processus d'ordre affectif assurent une
importante fonction de médiation entre la perception et l'action. Cette
médiation bidirectionnelle confère une grande flexibilité au
fonctionnement cérébral, ce qui permet au cerveau de planifier et
d'organiser des interactions qui soient adaptées et adaptatives dans le
triple dialogue que l'être humain conduit avec les environnements qui lui
sont propres. Dans notre rapport au monde et à nous-mêmes, la
dimension affective de la conscience joue un rôle essentiel, car elle
anime, oriente et enrichit la pensée, elle aide à fixer des priorités, à en
changer et à faire des choix. Cette façon de voir les choses est en parfait
accord avec celle des psychologues qui préconisent une conception
fonctionnelle, dynamique et évolutive de la " personnalité ", avec une
cohérence qui est elle-même réalisée de façon dynamique et dialectique,
et qui évolue dans le temps. Les intégrations, coordinations et régulations
que cela implique au sein du cerveau sont assurées, en particulier, par
des systèmes neuronaux à fonction "permissive" tels que le système
mésocorticolimbique.

Ce n'est pas méconnaître le grand intérêt des "neurosciences cognitives"


que de plaider en faveur du développement hautement souhaitable d'une
"neuroscience affective". Cela s'impose d'autant plus que la dimension
affective des processus mentaux naît, s'élabore et se déploie au sein
même du cerveau, sans aucune correspondance dans le monde physique
extérieur ; alors que la structuration des processus cognitifs se fait en
interaction avec des structures homologues de ce même monde. C'est
dire qu'on ne saurait ignorer les données fournies par la "neuroscience
affective" si l'on veut conduire une réflexion critique sur la nature et la
fonction des processus d'ordre affectif, processus sans lesquels
l'existence humaine se trouverait amputée de l'une de ses dimensions
majeures.

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