Karl Popper Et Les Critères de La Scientificité

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 Écrit par : Patrick Juignet  Publication : 6 mai 2015

 Mis à jour : 20 décembre 2022  Affichages : 125284

Karl Popper et les critères de la


scientificité

Karl Popper a été préoccupé par la différenciation (démarcation)


entre la science et les savoirs qui ne peuvent prétendre au qualificatif
de scientifique. C'est un problème important et toujours d'actualité.
En effet, la crédibilité à accorder au savoir issu d'une démarche
scientifique et à celui qui est issu d'une démarche spéculative, ou
d'une croyance, n'est évidemment pas la même.

Pour citer cet article :

Juignet Patrick. Karl Popper et les critères de la


scientificité. Philosophie, science et société. 2015.
https://philosciences.com/112.

Plan de l'article :

1. L'origine de la démarche de Popper


2. Les critères de la scientificité
3. Quelques facettes du travail de Karl Popper
Conclusion : un appel à la vigilance
Texte intégral :

1. L'origine de la démarche de Popper


Lors d'un séminaire, Popper a indiqué l'origine de sa démarche. Il
indique qu'au début du XXe siècle, alors qu'il était étudiant, il a vu
l'éclosion d'une profusion de "théories nouvelles souvent échevelées"
(La quête inachevée, p. 60). À ce moment, il s'intéressait
simultanément à la relativité d'Einstein, à la psychanalyse freudienne,
à la psychologie adlérienne et au marxisme. Parmi les étudiants, ces
théories faisaient l'objet d'intenses débats. Karl Popper a alors eu le
sentiment que les trois dernières doctrines "en dépit de leur
prétention à la scientificité, participaient davantage d'anciens mythes
que de la science" (La quête inachevée, p. 61).

La théorie d'Einstein lui paraît bien différente. Il est frappé par le fait
que, selon Einstein lui-même, sa théorie serait intenable si elle ne
parvenait pas à passer certains tests. Il écrit : "Si le décalage vers le
rouge des lignes spectrales dû au potentiel de gravitation devait ne
pas exister, la théorie générale de la relativité sera insoutenable"
(Einstein Albert, 1917, cité et traduit par Popper, La quête inachevée,
p.49). Selon Popper, cette attitude critique qui admet que l'on puisse
infirmer sa théorie est caractéristique de la science. La théorie de la
relativité a fait l'objet d'une expérience menée par Eddington en 1919.
Il a effectué des mesures sur une éventuelle courbure des rayons
lumineux prévue par la théorie de la relativité lors d'une éclipse de
soleil [1].

"J’en arrivais de la sorte vers la fin de 1919, à la conclusion que l’attitude


scientifique était l’attitude critique. Elle ne recherchait pas des vérifications, mais
des expériences cruciales" (La quête inachevée, p. 49).

La seconde intuition de Karl Popper concerne l'induction. Il a eu l'idée


qu'une grande partie de la connaissance ne se faisait pas par
induction, mais par déduction. Dans cette perspective, il a repris la
critique de Hume qui avait montré que parfois l'induction est fausse
et que, dans tous les cas, elle est invérifiable de manière universelle
(car il faudrait connaître tous les faits jusqu'à la fin des temps). Mais,
Popper a élargi le problème et il a appliqué le raisonnement à la
connaissance scientifique ; il l'a, selon ses termes, "reformulé de
manière objective" (La quête inachevée, p.115) en l'appliquant à la
relation entre la théorie et les énoncés des faits observés dans le
cadre des sciences empiriques.

Il en a conclu que, contrairement aux idées reçues depuis Bacon, la


science ne se caractérise pas par une démarche inductive, mais
déductive. La conception de théories abstraites est antérieure et
autonome par rapport aux faits issus des observations et
expériences. Il s'est ainsi opposé au cercle de Vienne qui soutenait

que l'induction permettait de trouver les lois scientifiques. Sa


reformulation de la science comme procédé déductif donne un
fondement logique à son critère de réfutation par l'expérience.

Sur la base de ces deux principes, il en conclut à l'insuffisance de la


vérification en matière de science. L'observation d'un certain nombre
de faits corroborant une théorie ne la confirme pas avec certitude et
universellement. C'est la porte ouverte à la complaisance, car on
trouve toujours un certain nombre de faits pour corroborer une
théorie, même si elle est fantaisiste. La vérification n'est pas suffisante
pour affirmer la validité et la scientificité d'une connaissance.

2. Les critères de la scientificité


Le problème de la démarcation entre une démarche scientifique et
une démarche spéculative (pseudoscience, idéologie) a été posé par
Karl Popper en termes de méthode au sens large (c'est-à-dire
associant la manière théorique et pratique de conduire la recherche).
Pour Popper, la science se doit de fonctionner de manière déductive,
allant du général de la théorie au particulier du fait empirique. Ainsi,
elle devrait procéder en trois temps : théorie, déduction de
conséquences, expérience pouvant réfuter la théorie.

La vérification de la scientificité d'une démarche se prétendant


scientifique comporte quatre étapes :

1 - L'évaluation de la cohérence du système théorique

2 - La mise en évidence de la forme logique de la théorie

3 - La comparaison à d'autres théories

4 - Les tests empiriques.

C'est ce dernier point que nous allons voir, car c'est l'apport
spécifique à Karl Popper.

Popper propose un critère qu'il juge plus pertinent que la vérification


pour juger de la validité d'une théorie, la "réfutation" (souvent traduit
par le terme peu approprié de falsification, qui est un anglicisme).
Selon ce critère, l'observation d'un seul fait expérimental ne
corroborant pas la théorie réfute celle-ci. Notons bien que cela sous-
entend 1/ le caractère inductif de la science et 2/ une complétude et
entend 1/ le caractère inductif de la science et 2/ une complétude et
une universalité de la théorie en cause. Si on admet ces deux
aspects, si un seul fait contrevient à la théorie, elle est
nécessairement fausse. Une connaissance qui donne cette

possibilité de réfutation peut être considérée comme scientifique, car


elle donne la possibilité d'un contrôle de sa validité très puissant.

Pour Karl Popper :

"Si ce sont des confirmations que l'on recherche, il n'est pas difficile de trouver, pour
la grande majorité des théories, des confirmations ou des vérifications" et donc
"une théorie qui n'est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est
dépourvue de caractère scientifique". Mettre à l'épreuve une théorie est "une
tentative pour en démontrer la fausseté (to falsify) ou pour la réfuter". On doit
constater que "certaines théories se prêtent plus aux tests, s'exposent davantage à
la réfutation que les autres, elles prennent, en quelque sorte, de plus grands
risques". Au total, le critère de la scientificité d'une théorie "réside dans la
possibilité de l'invalider, de la réfuter ou encore de la tester" (Conjectures et
réfutations, La croissance du savoir scientifique, pp. 64-65).

La possibilité de réfutation est pour Popper un critère de scientificité


essentiel : il faut que la théorie offre la possibilité "d'expériences
cruciales" qui permettent de la réfuter pour qu'elle soit qualifiée de
scientifique. Cela sous-entend que la théorie soit rigoureuse et
permette des prévisions précises. Si elle est floue et fait des
prévisions vagues ou interprétables, elle n'est pas réfutable et ne peut
pas être considérée comme scientifique. La conception de Popper
est aussi de bon sens, car une connaissance qui prétendrait à la
vérité sans pouvoir être testée par la communauté savante est a priori
suspecte et ne peut faire partie du corpus scientifique acceptable. On
ne peut prétendre à une connaissance vraie sur le monde sans qu'elle
soit testable empiriquement par la communauté.

Tant qu'une théorie réfutable n'est pas réfutée, elle est dite
"corroborée". Pour Popper, la corroboration remplace la vérification.
Le but est de s'approcher de connaissances aussi vraies que
possible. Cette approche du vrai ou "vérisimilitude" remplace la Vérité
absolue. Il s'agit "d'une approximation de la vérité" (La quête
inachevée, p.110), d'une proposition la plus vraisemblable possible au
vu de l'état actuel de la connaissance. De fait, l'histoire des sciences
montre que, au fil du temps, de meilleures théories apparaissent et
qu'elles englobent ou détrônent les précédentes. La science
progresse en remplaçant les connaissances existantes par des
connaissances un peu plus vraies, c'est-à-dire un peu plus complètes
et un peu plus universelles. Mais, une théorie scientifique corroborée
n'est jamais définitive, puisqu'une réfutation peut un jour arriver.
3. Quelques facettes du travail de Karl
Popper

Relativisme et vérisimilitude
L'intérêt de Karl Popper est triple quant à la différenciation et la
qualification de la connaissance scientifique par opposition aux
dogmes idéologiques. Il a mis en avant la question de la démarcation
qui reste plus que jamais d'actualité ! Il a indiqué que c'est la méthode
et non le résultat qui permet de juger de la scientificité. Il a démontré
que la vérification est insuffisante en tant que critère de démarcation
et, par là, il a accru les exigences pour déclarer scientifique une
connaissance. À ce titre, il va contre le relativisme en montrant que
tous les savoirs ne se valent pas et ne peuvent être assimilés ou
confondus.

D'un autre côté, en appuyant sur le caractère conjectural du savoir


apporté par les sciences, il apporte de l'eau au moulin du relativisme.
Popper parle régulièrement de conjectures ou d'hypothèses pour
qualifier les théories scientifiques. Lors d'une conférence (1936), il
alla jusqu'à soutenir que "l'on avait supposé, à tort, que la
connaissance scientifique était une forme de connaissance" (La
quête inachevée, p. 151), alors qu'elle est seulement hypothétique.
Cela fit rire l'auditoire. Il fait allusion à l'évolution constante du savoir
scientifique.

La science apporte des savoirs qui, à un moment donné, ont une


certaine valeur de vérité, une vraisemblance. Si le savoir scientifique
n'est qu'hypothèses et conjectures incertaines, c'est-à-dire aucune
information vraisemblable sur le monde, elle n'est pas différentiable
d'une opinion farfelue ou du dogme religieux. Dans ce cas, tout se
vaudrait et il serait inutile de faire valoir des critères de démarcation.
Or, précisément, Popper montre qu'il y a une différence et que la
science se donne les moyens d'une confrontation au monde qui donne
une validité à ses résultats. Il affirme aussi dans Conjectures et
réfutations (p.362)

"notre objectif en tant que savant est de découvrir la vérité" et les théories ont pour
but de proposer "d'authentiques suppositions quant à la structure du monde".

Karl Popper met en avant la notion de "vérisimilitude" pour expliciter le


jeu entre le caractère hypothétique du savoir acquis scientifiquement
et la recherche du vrai. Au fur et à mesure que des théories moins
bonnes sont éliminées (réfutées), la vraisemblance de celles qui ont
é i té f l d é d é i i ilit d t L
résisté se renforce : leur degré de vérisimilitude augmente. Les
réfutations non concluantes d’une théorie augmentent sa
vérisimilitude et élargissent son domaine d’application. Si une théorie
scientifique ne peut jamais être absolument vraie, son objectivité,

c’est-à-dire son adéquation avec la réalité est de plus en plus forte.


Popper ne souscrit pas au scepticisme relativiste, il croit possible de
se rapprocher de la vérité sous forme de l'objectivité.

Déduction contre induction


L'induction a des sens divers. Telle que Hume la critique, l'induction
est tout simplement un raisonnement fautif qui tire une conclusion
certaine sur l'avenir à partir des régularités du passé. Popper l'étend
vers la constitution de la science :

"Nous pouvons par conséquent affirmer que les théories ne peuvent jamais être
inférées des énoncés d'observation, ni recevoir de ceux-ci une justification
rationnelle" (Conjectures et réfutations, p. 73).

La déduction dans les sciences consiste à prévoir, à partir d'un état


connu de la réalité, ce qui va arriver en s'appuyant sur une théorie. On
« déduit » de la théorie qu'il se produira tel fait ou tel événement.
Toutes les sciences utilisent la déduction. Mais, Popper lui donne une
place centrale, car il se réfère à la physique théorique et à la
cosmologie dans lesquelles l'autonomie du théorique est forte et
donc l'aspect déductif est prépondérant. La thèse de Popper a été
corroborée par Albert Einstein qui écrit :

"J'ai appris autre chose de la théorie de la gravitation : jamais une collection de


faits empiriques, aussi étendue soit-elle, ne peut établir des équations aussi
compliquées [que celles de la gravitation]". "Une théorie peut être testée par
l'expérience, mais aucune voie n'est donnée qui mène de l'expérience à
l'établissement d'une théorie" (Einstein A., Notes autobiographiques, cité par Paty
Michel, p. 364.).

La confirmation par le père de la relativité de la thèse de Popper la


rend probante. Cependant, cela ne veut pas dire qu'elle soit
généralisable.

En biologie, l'observation et l'expérimentation sont primordiales pour


que naissent les conceptions abstraites et générales. Ainsi, l'idée que
les organismes vivants sont composés de cellules limitées par une
membrane comportant des organites et des chromosomes
(généralement dans un noyau) n'a jamais été formulée a priori et de
manière déductive. C'est pourtant une connaissance scientifique. Elle
a été produite "à partir des énoncés d'observation", pour reprendre la
formule de Karl Popper, par une abstraction et une généralisation de
ceux ci Cette théorie cellulaire n'est pas explicative mais plutôt
ceux-ci. Cette théorie cellulaire nest pas explicative, mais plutôt
modélisante, et elle ne prétend pas à l'universalité (il peut exister
d'autres types de vie). Cela n'empêche pas de faire des déductions en

biologie, mais la forme générale de la connaissance ne peut être


qualifiée de "déductive".

Toutes les sciences ne sont pas constituées sur le même modèle. Il y a


une variabilité de la part respective de l'induction et de la déduction
selon le domaine scientifique (et même au sein d'un domaine
particulier). Certaines sciences sont très abstraites, à vocation
universelle explicative comme la physique théorique. Elles sont
globalement plutôt "déductives". D'autres, comme la biologie, sont
plutôt modélisantes, leurs théories se forment par des synthèses
abstraites issues des observations. Elles sont globalement plutôt
"inductives".

La démarche de type hypothético-déductif est toujours présente,


mais à des degrés divers et n'intervient pas au même moment dans
ces deux types de sciences. Elle suppose d’avoir une théorie
constituée à partir de laquelle on va faire des hypothèses que l’on va
soumettre à l’épreuve des faits (par des expérimentations ou des
observations). Or, la constitution de cette théorie et sa forme varient
d'une science à l'autre. On ne peut donc pas faire de la déduction un
critère de démarcation de la science, car il exclurait une grande partie
des connaissances dont, par ailleurs, on est certain qu'elles méritent
le qualificatif de scientifique.

Réfutation empirique contre vérification


Le gros intérêt des travaux de Popper est d'avoir attiré l'attention sur
la fragilité de la vérification empirique pour valider une théorie. Sur le
plan logique, une vérification ne prouve pas la vérité en général. En
pratique, on peut choisir ce qui vient corroborer la théorie et laisser de
côté ce qui y contrevient. La vérification peut donc comporter une
part de leurre. L'idée de mettre en avant le démenti est, à ce titre,
intéressante. Le critère de réfutation (falsification) [2] est
évidemment beaucoup plus fiable.

La science étant déductive, une théorie scientifique permet de prédire


de manière certaine tel fait dans telles circonstances. Le contrôle
expérimental de la théorie consiste à mettre en place une expérience
qui teste l'hypothèse théorique. Si le fait escompté est observé, il
corrobore la théorie sans la certifier. Si le fait est absent, il invalide la
théorie. Si l’expérimentation prend en défaut la théorie, c’est-à-dire si
les observations attendues ne se réalisent pas, on peut en toute
rigueur conclure que la théorie est fausse.

La logique du raisonnement est la suivante : si la théorie déductive


implique toujours et nécessairement le fait F, si F est absent, alors la
théorie est fausse. Mais, la réciproque n'est pas vraie. La présence du
fait F ne valide pas assurément la théorie, car F n'implique pas
inductivement la théorie. La démarche expérimentale permet
d’éliminer les théories insuffisantes. Les théories scientifiques sont
des conjectures (des hypothèses sur le monde) que la démarche
expérimentale peut éventuellement réfuter. Une théorie valide est une
théorie réfutable qui a résisté aux tentatives de réfutation.

Voici un extrait tiré de l’ouvrage Conjonctures et réfutations, La


Croissances du savoir scientifique (Paris, Payot, 1985, pp. 64-65) dans
lequel Karl Popper insiste sur la différence entre la vérification et la
réfutation comme critères pour tester de validité d'une théorie. Une
théorie aisément réfutable, mais qui n'est pas réfutée, est une théorie
scientifique vraisemblable.

« 1) Si ce sont des confirmations que l'on recherche, il n'est pas difficile de trouver,
pour la grande majorité des théories, des confirmations ou des vérifications.
2) Il convient de ne tenir réellement compte de ces confirmations que si elles sont
le résultat de prédictions qui assument un certain risque ; autrement dit, si, en
l'absence de la théorie en question, nous avions dû escompter un événement qui
n'aurait pas été compatible avec celle-ci — un événement qui l'eût réfutée.
3) Toute « bonne » théorie scientifique consiste à proscrire : à interdire à certains
faits de se produire. Sa valeur est proportionnelle à l'envergure de l'interdiction.
4) Une théorie qui n'est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est
dépourvue de caractère scientifique. Pour les théories, l'irréfutabilité n'est pas
(comme on l'imagine souvent) vertu mais défaut.
5) Toute mise à l'épreuve véritable d'une théorie par des tests constitue une
tentative pour en démontrer la fausseté (to falsify) ou pour la réfuter. Pouvoir être
testée c'est pouvoir être réfutée ; mais cette propriété comporte des degrés :
certaines théories se prêtent plus aux tests, s'exposent davantage à la réfutation
que les autres, elles prennent, en quelque sorte, de plus grands risques.
6) On ne devrait prendre en considération les preuves qui apportent confirmation
que dans les cas où elles procèdent de tests authentiques subis par la théorie en
question ; on peut donc définir celles-ci comme des tentatives sérieuses, quoique
infructueuses, pour invalider telle théorie [...].
7) Certaines théories, qui se prêtent véritablement à être testées, continuent, après
qu'elles se sont révélées fausses, d'être soutenues par leurs partisans — ceux-ci
leur adjoignent une quelconque hypothèse auxiliaire, à caractère ad hoc, ou bien en
donnent une nouvelle interprétation ad hoc permettant de soustraire la théorie à la
réfutation. Une telle démarche demeure toujours possible, mais cette opération de
sauvetage a pour contrepartie de miner ou, dans le meilleur des cas, d'oblitérer
partiellement la scientificité de la théorie [...].
On pourrait résumer ces considérations ainsi : le critère de la scientificité d'une
théorie réside dans la possibilité de l'invalider, de la réfuter ou encore de la tester. »
p

Le critère poppérien est fondé sur une conception de la science qui ne


correspond pas à la construction de toutes les sciences. Voyons cela
dans les deux grandes catégories de sciences empiriques existantes.

C'est dans les sciences dites "dures", comme la physique ou la


chimie, que le critère de réfutabilité est le plus pertinent. Il
présente cependant des difficultés d'application pour deux
motifs. D'une part, certains aspects de ces disciplines sont
construits à partir de l'expérience sur un mode inductif. Par
exemple, la loi de Hubble a été construite sur un mode inductif à
partir d'observations minutieuses (de 1924 à 1929). D'autre part,
dans une théorie purement et entièrement déductive, tout se
tient. Une expérience cruciale réfutante devrait étendre la
réfutation à toute la théorie. Or, une réfutation ne conduit pas à
abandonner la totalité de la théorie correspondante.

De nombreuses expériences ne sont pas fiables, même en


physique. Ainsi, de nombreuses expérimentations contraires ne
sont pas venues à bout de la théorie de Newton, c'est l'inverse qui
s'est produit : les conclusions des expériences ont été
considérées comme fausses.

En biologie et dans les sciences sociales et humaines, divers


motifs rendent les critères de Popper difficiles à appliquer. Ces
disciplines sont en parties construites à partir de l'expérience, sur
un mode inductif. Concernant l'expérience, on n'a pas de
prédictions absolument exactes et parfaitement quantifiables. La
pratique dans ces domaines est délicate et de nombreuses
expériences ne sont pas complètement contrôlables. Il y a un
certain nombre d'expériences non concluantes qui, pour autant,
ne peuvent prétendre réfuter la théorie. C'est une suite
d'expériences qui viennent progressivement réfuter ou corroborer
une conception.

Juger de la fausseté d'une théorie à la suite d'une expérience non


concluante est hâtif et n'est pas toujours approprié. Une expérience
non concluante est un motif d'alerte sérieux, mais pas d'invalidation
d'une théorie. Karl Popper l'a lui-même reconnu au sujet de
l'application de la mécanique newtonienne au système solaire.
L'observation de la révolution d'Uranus aurait dû être un critère de
réfutation. Pour conserver la théorie, il a fallu faire l'hypothèse d'une
planète extérieure qui n'avait jamais été observée [3]. C'est plutôt un
ensemble concordant d'expériences non concluantes qui fait effet
pour remettre en cause une théorie.
Enfin, il y a une limite à la falsifiabilité popperienne et au
vérificationnisme du fait de la présence d’hypothèses annexes
implicites et multiples, difficiles à énumérer précisément. Leur effets

met en échec l'infaillibilité du raisonnement logique sur la base


d’observations même parfaitement fiables. Il s'ensuit que la place de
l'observation doit être plus importante, les données multipliées. Ce ne
peut être un temps décisif et circonscrit, comme el voudrait la théorie
déductive-nomologique ou la falsifiabilité. Cette objection est connue
sous le nom de "thèse Quine-Duhem".

Une négligence du social


Un autre problème de la science vient de l'inclusion des
connaissances dans un contexte social et culturel. Popper néglige le
rôle de la communauté, au sens large, dans l'évaluation des
connaissances scientifiques et plus généralement du contexte
sociohistorique. Prenons comme exemples les deux doctrines qui ont
intéressé Popper lorsqu'il était étudiant, le marxisme et la
psychanalyse.

On convient généralement que les travaux de Marx comportent des


observations et des raisonnements exacts, mais il s'agit d'un
mélange associant des aspects politiques, sociaux, économiques et
idéologiques dont la complexité rend l'évaluation difficile. Cependant,
dans l'œuvre de Karl Marx, la théorie de la valeur comme quantité de
travail social ou la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit
pourraient être quantifiées et soumises à des tests empiriques et
ainsi réfutées ou corroborées. Le problème qui se pose est de savoir
pourquoi la communauté savante en matière d'économie ne se
charge pas de ce test ? La réponse est sociologique. La théorie
économique marxiste est prise dans un débat politique qui empêche
son évaluation d'un point de vue scientifique.

Popper reconnaît que la psychanalyse contient des indications


psychologiques intéressantes "qui seraient susceptibles de trouver
une place ultérieurement dans la psychologie scientifique"
(Conjectures et réfutations, p. 67). Lui donner une forme réfutable est
difficile, car elle s'occupe de faits individuels, historiques et toujours
contextualisés. Mais, le problème qui se pose est surtout
sociologique. La communauté savante, en matière de psychiatrie et
de psychologie, ne s'est pas chargée de la faire évoluer vers la
scientificité. La psychanalyse a, dès son apparition, provoqué un
violent conflit idéologique, puis elle a été influencée par les modes
intellectuelles (symbolisme structuralisme) Elle n'a pas été prise en
intellectuelles (symbolisme, structuralisme). Elle na pas été prise en
charge par une institution garante de sa rigueur et de son évolution.
Or, une connaissance demande une prise en charge collective qui
apporte progressivement les conditions de validité scientifique.

L'importance du sociohistorique dans la mise en œuvre de la science


a été mise en évidence ultérieurement aux travaux de Popper, en
particulier par Thomas Kuhn.

Conclusion : un appel à la vigilance


Dans l'élaboration progressive et collective, au fil des générations, de
ce qui caractérise la science, Karl Popper apporte une contribution
intéressante en montrant qu'une connaissance empirique doit être
réfutable, c'est-à-dire qu'elle ne doit pas seulement pouvoir être
vérifiée, mais aussi invalidée par l'expérience, pour être considérée
comme scientifique.

Une théorie scientifique sera considérée comme vraisemblable tant


qu'un certain nombre d'expériences ne seront pas venues l'invalider.
C'est un argument très solide de scientificité.

Cependant, les critères de réfutabilité et d'invalidation empiriques


doivent être relativisés pour différentes raisons :

Toutes les sciences ne sont pas bâties sur un modèle inductif.


Un certain nombre utilisent induction et déduction.
Certaines ne peuvent aboutir à une prédiction précise et exacte
ou proposer des expériences reproductibles dans les mêmes
conditions.

Il est possible de réfuter selon le critère poppérien une théorie qui


s'énonce sous forme de loi applicable dans des conditions
expérimentales précises. C'est un modèle d'explication que plus tard
Karl Hempel nommera déductif nomologique . Mais qu'en est il des
connaissances qui ne peuvent procéder ainsi ? Doivent elle renoncer
au titre de science ?

Karl Popper a attiré l'attention sur la nécessité d'être vigilant sur la


façon dont la connaissance scientifique est possible. Il a mis en
avant la cohérence rationnelle et, de manière originale, un critère
empirique : la réfutabilité de la théorie. La différenciation
(démarcation) entre la science et les savoirs qui ne peuvent y
prétendre est importante, car la crédibilité à accorder à l'une ou aux
autres n'est évidemment pas la même.
Notes :

1. On sait depuis, paradoxe de l'histoire, que cette expérience a été faussée. Elle
aurait dû réfuter la théorie.

2. En français, falsifier, c'est faire un faux, c'est modifier en vue de tromper. Ce n'est
pas le sens voulu par Popper qui est mieux rendu par les termes réfuter et
réfutable.

3. En 1845, les deux astronomes Adams et Le Verrier ont, indépendamment, la


même idée pour résoudre le problème. Ils font l'hypothèse que la perturbation est
due à une nouvelle planète située au-delà d'Uranus. Allant plus loin, ils calculèrent la
position que devrait occuper cette planète pour expliquer les anomalies de la
trajectoire d'Uranus. Un télescope a été alors pointé vers la position prédite et en
1846, la nouvelle planète fut observée : c'est Neptune !

Bibliographie :

Popper K., Logic der Forschung, Springer, Wien, 1934. Traduction française : Popper
K., Logique de la découverte scientifique, Payot, Paris, 1973.

Popper K., Conjectures and refutations, 1963. Traduction française : Popper K.,
Conjectures et réfutations, La Croissances du savoir scientifique, Paris, Payot, 1985.

Postface de 1982 à Logic der Forschung. Traduction française : Popper K., L'univers
irrésolu, Paris, Hermann, 1984.

Autobiographie intellectuelle de 1974 : Popper K., La quête inachevée, Paris, Presses


Pocket, 1981.

Paty M., Einstein philosophe, Paris, PUF, 1993.

 Les principes philosophiques de la Les paradigmes scientifiques selon


science moderne Thomas Kuhn 

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