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Entretien avec Luisa Accati

2010

Clio. Femmes, Genre, Histoire 32 | 2010 Relectures Entretien avec Luisa Accati L’historienne et la psychanalyse Michelle Zancarini-Fournel Traducteur : Christiane Klapisch-Zuber Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/clio/9907 DOI : 10.4000/clio.9907 ISSN : 1777-5299 Éditeur Belin Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2010 Pagination : 189-203 ISBN : 978-2-8107-0098-1 ISSN : 1252-7017 Référence électronique Michelle Zancarini-Fournel, « Entretien avec Luisa Accati », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 32 | 2010, mis en ligne le 31 décembre 2012, consulté le 03 mai 2019. URL : http:// journals.openedition.org/clio/9907 ; DOI : 10.4000/clio.9907 Tous droits réservés Entretien avec Luisa Accati. L’historienne et la psychanalyse Cet entretien a été réalisé à l’occasion d’une conférence prononcée en mai 2010 à la bibliothèque universitaire de formation des maîtres dans le cadre d’un « Parcours de sorcières en bibliothèques », expositions et présentation de fonds consacrés aux sorcières dans les bibliothèques de l’ENS de Lyon et de l’Université Lyon 1. Luisa Accati décrit ici son itinéraire de recherche sur les sorcières et montre comment, à l’aide de la psychanalyse en passant par l’histoire de l’art, elle a rapproché la figure de la sorcière de celle de la mère. Dans le texte écrit remis par l’auteure à la suite de cet entretien les références en italien ont été conservées. Michelle Zancarini-Fournel : Quelle est l’origine de tes recherches, des sorcières à la figure maternelle ? Luisa Accati : Mes recherches sur l’Église et la figure maternelle sont parties d’un travail sur les sorcières du Frioul1. Le choix de ce sujet m’avait été inspiré par le caractère politique et transgressif que, par une heureuse intuition, des groupes féministes leur avaient attribué. J’ai donc commencé à examiner les procès qui se trouvent dans l’Archivio arcivescovile de la ville d’Udine. Il s’agissait de procès relativement tardifs (1645-1740), quand le climat n’était plus celui de la chasse aux sorcières du Cinquecento, avec son terrible cortège de condamnations et de bûchers. Les autorités conduisant la répression étaient moins effrayées et fanatiques qu’antan, ayant identifié les paramètres permettant de contenir le phénomène et n’ayant plus besoin d’exécutions publiques car la peur désormais régnait. Aucune des nombreuses femmes qui apparaissent dans les documents examinés ne fut finalement condamnée au bûcher, mais toutes redoutaient d’être brûlées et le dirent. L’inquisiteur qui s’attachait minutieusement à dresser le tableau de la sorcellerie nous permet ainsi 1 Accati 1979, 1987. 206 Témoignages de comprendre les pouvoirs qu’on prêtait aux sorcières, tout comme les forces que ces dernières pensaient détenir. MZF : Quels comportements suscitaient l’accusation de sorcellerie au milieu du XVIIe siècle dans l’Italie du nord-est ? Quel est le lien avec la maternité ? LA : Lorsque la femme accusée était perçue comme une force, autonome par rapport aux lois ecclésiastiques, la maternité faisait le lit de cette accusation. De quels actes de sorcellerie les femmes d’âge fécond se rendaient-elles donc coupables ? Si, par exemple, des nuages sombres annonçaient une tempête menaçant les récoltes, les femmes enceintes relevaient leurs jupes, montraient leur derrière au ciel et cherchaient à le décourager en disant : « Tu ne peux rien faire de plus que ce que mon cul peut faire ». Tandis que les jeunes filles pas encore réglées, toutes pleines d’une fécondité à venir, levaient leurs jupons afin de purifier les champs attaqués par la vermine et les parcouraient en disant : « Allez-vous en, allez-vous en, les vers, mon vagin va vous manger ». Le pouvoir de soigner les enfants avec de la camomille ou les malades fiévreux et endoloris avec des compresses, pouvait valoir une accusation de sorcellerie s’il s’accompagnait de prières ou de signes de croix, laissant penser que les femmes prétendaient s’arroger une part de sacralité. Ajoutez la sorcière des contes, telle cette Bartolomea Golizza qui, la nuit, sans se faire remarquer, venait « sucer le sang » des enfants endormis, ce qui les épuisait et les faisait bientôt mourir. Venait ensuite la femme qui mêlait du sang menstruel à ce qu’elle donnait à manger à son mari afin qu’ainsi envoûté il ne la quittât point ; celle-là sera accusée de l’avoir en réalité empoisonné. Enfin, certaines des accusées répétaient l’histoire, si typique, d’avoir assisté au sabbat, trompées par un beau jeune homme riche qui leur avait offert de l’argent, et dans lequel elles n’avaient pas reconnu le Diable. Dans ces sept types de cas, le corps compte de façon décisive. Ce corps tourne lui-même autour de la sexualité génitale et, en fin de compte, c’est bien le maternel, à savoir la fécondité des femmes, assimilée à la fertilité de la terre, qui est au centre des intérêts. Depuis le concile de Trente, l’Église était devenue la référence exclusive en Entretien avec Luisa Accati 207 matière matrimoniale. Si depuis le IVe siècle elle exerçait son hégémonie sur le symbole de la mère par excellence, la Vierge Marie, le contrôle exclusif qu’elle détenait sur le mariage lui-même, depuis 15632, la poussait à mieux définir la maternité légitime. Elle devait donc exercer son hégémonie sur la réalité du maternel dans tous ses détails. Dans les Benandanti, Carlo Ginzburg montre comment, dans les premiers procès, les accusés décrivaient des rituels agraires destinés à protéger les récoltes et ne parlaient pas de démon ; et comment, peu à peu, par des questions qui suggéraient la réponse, l’inquisiteur conduisait les gens qu’il interrogeait à raconter les faits en calquant le scénario ecclésiastique, c’est-à-dire en introduisant le Diable comme protagoniste3. MZF : Quels sont les rapports entre les inquisiteurs et les femmes tels qu’ils sont présentés dans les archives ecclésiastiques ? LA : Les sorcières du XVIIe siècle que j’ai étudiées étaient désormais tout à fait averties de ce cadrage démonologique, et elles étaient prêtes à le suivre si leur récit pouvait leur assurer la vie sauve. Même un acte magique aussi anodin que lâcher des pets devait se couler dans le scénario ecclésiastique pour que l’inquisiteur puisse montrer aux fidèles qu’il avait seul le contrôle de toute forme de pouvoir lié au surnaturel. Le pouvoir que le corps des femmes détient de par sa fonction médiatrice entre la vie et le néant devait ainsi se transférer d’elles à lui. Par l’exorcisme ou par une absolution et une bénédiction, l’homme d’Église montrait aux fidèles qu’il était en mesure de contrôler le mal, tandis que les fidèles devaient apprendre que, pour conjurer la tempête ou écarter les parasites ruinant les récoltes, il leur fallait uniquement recourir à la procession ou à la bénédiction officielle du clergé. C’est ainsi que les femmes se libéraient d’une accusation dangereuse tout en renforçant l’autorité des ecclésiastiques. On les voit, par la suite, se confesser et se dénoncer les unes les autres. Le message est le suivant : tout ce qui échappe à la 2 3 Concilium Tridentinum, Tomus nonus. Concilii Tridentini Actorum pars sexta, sessio octava (XXIV), 11 novembris 1563, Friburg-Brisgoviae 1923, p. 966-971. Ginzburg 1980. 208 Témoignages compréhension et relève du surnaturel dans le corps féminin est du ressort de l’Église ; s’il reste hors de ce cadre, il s’agira d’un pouvoir négatif de nature diabolique dont les femmes sont ou complices ou victimes. Et diabolique signifiait un risque de mort ou d’exclusion de la communauté chrétienne. Confesser d’être sorcière ou du moins de connaître des conjurations de sorcellerie permettait de sauver sa peau et sa réputation. Une fois admise la présence du démon, le prêtre pouvait exorciser la femme avec succès, tandis que si elle résistait à la torture ou niait les faits, c’était le Diable qui lui en donnait la force et en faisait sa complice : l’unique moyen de la libérer était alors de la brûler. Les procès en sorcellerie naissaient fréquemment des accusations que se portaient réciproquement les femmes4. En Frioul aussi, elles se dénonçaient mutuellement de crainte d’être considérées par l’autorité ecclésiastique comme réticentes et donc complices. Les confessions forcées acquises par la torture ou la crainte n’empêchent cependant pas d’entrevoir ce que les femmes pensaient de leur corps et de ses pouvoirs. La femme qui pète contre le ciel, celle qui utilise le sang menstruel comme un filtre d’amour et la fille qui écarte les insectes avec son vagin pensent faire partie de ces forces naturelles qui rendent compte directement à Dieu avant d’en référer aux lois humaines. Elles le pensaient aussi parce que la dévotion catholique où elles avaient grandi situait la Mère comme intermédiaire entre Dieu et les êtres humains : c’est elle qui a donné au Fils la chair dans laquelle il s’est fait homme. C’est le contraste très net entre ces femmes sûres du caractère positif de leur force et, face à elles, l’inquisiteur apeuré, quoique tout aussi sûr de la valeur négative et mortifère du corps et du sang féminins, qui m’a conduite à enquêter plus avant sur le culte de Marie. Le désir d’exproprier les femmes en faisant passer les pouvoirs de leur corps aux prêtres m’est apparu un témoignage décisif du lien entre contrôle sur les femmes et hégémonie de l’Église sur le modèle symbolique de la mère. Puisque la confrontation/affrontement opposait femmes ou mères et hommes ou fils, vu que les gens d’Église sont normalement célibataires et ne deviennent ni maris ni pères mais choisissent justement de rester des 4 Roper 1994 : 202 et sq. Entretien avec Luisa Accati 209 fils dans leurs rapports avec les femmes, il m’a semblé que, dans l’imaginaire chrétien, tous les hommes étaient des fils et toutes les femmes des mères5. Il m’est alors apparu indispensable de prendre en compte la pensée de Freud. MZF : Comment l’historien, l’historienne, peut utiliser les concepts freudiens ? Quel est le lien entre la religion et la psychanalyse ? LA : Les historiens se sont autorisés à utiliser les concepts psychanalytiques parce que Freud lui-même les avait mis en relation avec le malaise de la civilisation : le malaise de l’individu faisait partie du malaise collectif, autrement dit de l’héritage social historique. En second lieu, l’histoire est fondamentalement impliquée dans la définition de l’Œdipe6 : le temps joue de fait un rôle décisif dans tout ce mythe, pour au moins quatre raisons. 1) Dans son texte Sophocle choisit de renvoyer aux origines grecques, celles-là mêmes que la culture occidentale prend pour son point de départ. 2) Les psychanalystes sont attentifs au fait qu’Œdipe a des rapports charnels avec sa mère, mais on ne peut ignorer le motif pour lequel il accomplit cet inceste, à savoir s’emparer du royaume : le moteur de son geste est la raison d’État. 3) L’inceste finalement efface le temps, il est donc une négation de l’histoire. L’abus de pouvoir, en effet, vient du fait que, craignant d’être par lui détrôné et tué, Laios n’accueille pas son fils et l’éloigne. Laios n’accepte donc pas le futur et les limites humaines, il cherche à devenir immortel, refusant le fils qui, du seul fait de la succession des générations, sans commettre le moindre crime, par sa seule naissance, l’oblige à regarder en face sa succession et, par conséquent, sa mort. 4) L’aspiration excessive à l’immortalité dont fait montre Laios interdit à Œdipe de connaître le 5 6 On peut très largement étendre à toute l’aire méditerranéenne ces rôles de mères et de fils ; voir sur ce point Lacoste Dujardin 1999. Freud n’a pas examiné le complexe d’Œdipe dans un ouvrage spécifique : on le trouve à travers toute son œuvre. Je me réfère aux essais suivants : L'interpretazione dei sogni (1899), in S. Freud, Opere, Torino, Boringhieri, 1974, vol. III, p. 245 nota ; Tre saggi sulla teoria sessuale (1905), ibid., vol. IV, p. 530 et sq. ; Cinque conferenze sulla psicanalisi (1909), ibid., vol. VI, p. 165 ; Su un tipo particolare di scelta oggettuale nell'uomo (1910), ibid., vol. VI, p. 416; L'io e l'es (1922), ibid., vol. IX. 210 Témoignages passé, il ne peut voir en effet la relation entre sa mère et son père, et surtout il ne peut apprendre que cette relation précède nécessairement dans le temps celle que sa mère a avec lui et qu’elle en est la cause. Le futur et le passé sont bouleversés, les notions d’« avant » et d’« après » sont tout autant altérées que celles de « cause » et d’« effet » ; le tissu social devient chaotique parce qu’inintelligible, même si l’annulation du point de départ peut donner l’illusion que l’on domine le temps. Freud a le mérite d’avoir compris que la situation d’Œdipe n’est pas exceptionnelle ou dépassée mais se retrouvait dans la tête de ses patients comme une constante encore actuelle de la civilisation, c’està-dire des règles sociales stratifiées par l’histoire. Freud dit en substance que ses patients placent le couple mère/fils (Jocaste/Œdipe) à la place du couple mari/femme et donc avant, chronologiquement parlant, le couple père/mère. C’est exactement ce que nous trouvons dans l’imaginaire religieux catholique. En effet, le catholicisme substitue à Adam/Ève, à l’ancien couple conjugal des Hébreux (mari/femme, père/mère), le couple Marie/Christ. La doctrine chrétienne dit en effet que dans le Nouveau Testament, dans la nouvelle alliance avec Dieu, la nouvelle Ève est Marie7 (soit une mère à la place d’une épouse) et le nouvel Adam, le Christ (soit un fils à la place d’un mari). Ainsi, le mythe fondateur de l’humanité devient le couple mère/fils. Pourquoi l’aspect si évidemment œdipien du culte de Marie et son caractère antipaternel ont-ils été tellement sous-évalués ? C’est que le contexte culturel, au temps de Freud et encore aujourd’hui, l’obscurcit. Dans une « civilisation » qui présente la religion juive comme une religion de la vengeance en l’opposant à la nouvelle religion chrétienne fondée au contraire sur l’amour, il devient impossible d’imaginer qu’une religion d’amour se fonde sur un parricide. Cela devient d’autant plus difficile à comprendre que le culte est pratiqué de manière traditionnelle, par habitude. Penser, dans ces conditions, que le christianisme est une religion maternelle, 7 Sur ce thème, voir X. Le Bachelet et M. Jugie, in A. Vacant et E. Mangenot (dir.), Dictionnaire de Théologie Catholique, Paris, Letouzey et Ané, 1903-1970, vol. VII (1927), t. II, col. 2-1218. Entretien avec Luisa Accati 211 plus tolérante et indulgente que la religion juive, devient « évident »8, n’est plus pensé mais tenu pour acquis, et l’on n’apprend plus à en chercher les significations symboliques. Freud au contraire l’avait saisi (même s’il n’arrivait pas à le théoriser, restant dans son cadre de médecin et de thérapeute), parce qu’il se trouvait à la frontière entre deux cultures, la juive et la catholique, et entre deux aires culturelles, la méditerranéenne et la germanique. Freud était si bien intégré dans la culture catholique et bourgeoise de la Vienne fin de siècle9 qu’il connaissait parfaitement les cultures grecque, romaine et chrétienne de l’Antiquité. Il ne l’était toutefois pas assez pour être complètement de plain-pied avec cette culture catholique et bourgeoise ; elle lui restait assez extérieure, car il avait été assez élevé dans la culture juive10, pour ne pas tenir pour « évidents » l’imaginaire chrétien, l’amour maternel comme origine de tout, et en particulier pour ne pas voir dans l’amour de la mère uniquement la générosité passive et le sacrifice. Sa position à la frontière de deux cultures a permis à Freud de reconnaître de l’extérieur ce qu’autour de lui les autres, trop impliqués, étaient (et sont) culturellement empêchés de faire. Du fait de sa condition d’observateur participant, il a réussi à percevoir la tension très forte entourant cet « amour » plein de menaces, qui pourtant se présente comme rassurant. Il a réussi à saisir comment l’amour maternel n’exprime pas seulement la tendresse, mais se révèle englobant, possessif et en même temps sans limites, sans identité sociale propre. Freud a choisi Jocaste et non Pénélope pour donner un modèle de mère telle que la voyaient ses patients. Jocaste ne cherche pas à tenir en respect les prétendants à la différence de Pénélope qui, elle, a fait son choix. Jocaste ne laisse transparaître aucun intérêt pour Laios : elle est le prix passivement décerné à qui répondra à l’énigme. 8 9 10 Amati Sas, « L’ovvio, l'abitudine e il pensiero ». Rapport présenté au Convegno dell ‘Associazione Italiana di Psicoterapia en mars 1996, et aujourd’hui, sous une forme réduite, dans Setting, n°1, Milano, 1996. Bettelheim 1984 ; Janik & Toulmin 1984 ; Schorske 1981. Caviglia 1990 ; Gay 1978 ; Robert 1974 ; Rubenstein 1974 ; Saïd 2002. Pour formuler mes hypothèses, le livre de Yerushalmi (1993) s’est révélé décisif. 212 Témoignages On a dit que la religion juive est une religion du père et la religion chrétienne une religion du fils11. C’est une simplification qui néglige la complexité des dynamiques sociales historiques. En effet, père et fils sont deux figures relationnelles nécessairement liées à un féminin invisible, car il n’existe pas de père sans une mère, ni de fils sans un père et une mère. De fait, les deux religions se rapportent de manière différente à la mère, l’une en la situant au côté du père, l’autre au côté du fils. Si l’on considère l’Œdipe freudien comme issu de l’imaginaire religieux historique du judaïsme qui en formait le contexte, on voit que le père est moins celui qui édicte les lois que celui qui par la loi naturelle précède chronologiquement le fils et en est la cause en même temps que la mère12. Au contraire, l’imaginaire chrétien place au centre la virginité de la Mère en niant justement la valeur positive du lien père/mère en tout ce qu’il a de naturel, de légal et de chronologique : le mariage était d’abord, même après le concile de Trente, un remedium concupiscentiae13 dans la société catholique où Freud vivait. Cette incapacité, culturellement entretenue, à reconnaître comme primaire et positive la loi de la relation entre les géniteurs trouble la capacité à reconnaître toute autre loi, parce qu’elle interdit de les projeter comme couple relationnel, elle les considère comme fictivement séparés, ce qui compromet la capacité à établir des relations où l’autre soit vu et vécu comme irréductiblement autre, comme autre en soi. L’altérité séparée et autonome devient inconcevable, ce qui porte à ramener toute altérité à soi-même, par fusion ou écrasement. L’analyse historique de l’imaginaire chrétien, quand elle recourt aux catégories freudiennes, permet de saisir le noyau autodestructeur qui mine de l’intérieur la culture occidentale, à savoir coercition et domination. Reconnaître le père comme référence de la mère avant soi-même signifie qu’on est placé dans un certain 11 12 13 S. Freud, Totem e tabù : alcune concordanze nella vita psichica dei selvaggi e dei nevrotici (1912-1913), in Opere, vol. VII ; L'uomo Mosè e la religione monoteistica : tre saggi (19341938), in Opere, vol. XI. En 1932 Freud insiste sur le rôle des deux parents dans la formation du Surmoi des enfants ; voir Introduzione alla psicanalisi (Nuova serie di lezioni). Lezione 31. La scomposizione della personalità psichica, in Opere, vol. XI, p. 175-177. Voir supra note 3. Entretien avec Luisa Accati 213 contexte social et historique et qu’on en accepte les conditions. Nier que la mère ait un référent avant soi-même, avant le fils, signifie qu’on n’accepte pas les conditions d’une vie en commun, qu’on veut réduire toute altérité à soi-même en niant le passage des générations. Œdipe est un personnage qui concerne autant la psychanalyse que les sciences sociales parce que les difficultés de sa psychologie sont aussi celles du pouvoir en tant que domination ne reconnaissant pas sa dette envers le passé. Le rapport que l’histoire peut fructueusement entretenir avec les concepts psychanalytiques de Freud permet de reconstruire les étapes suivies par le rapport Mère Symbolique/Fils Symbolique dans le transfert, de Sophocle à Freud et au fil du culte marial, des tensions affectant la relation mère/fils, mêlées et confondues durant ce processus avec les tensions existant entre Pouvoir et Autorité, État et Église. La mère, en effet, fait partie de la dimension privée des individus, mais également de la dimension publique de la collectivité, en tant que notre Mère l’Église. Freud n’était pas assez intégré à la culture bourgeoise catholique de Vienne (et il ne pouvait trouver de support dans une historiographie qui ignorait le thème mariologique) pour se rendre compte que les dimensions excessives de la mère qui tourmentaient ses patients correspondaient à une manipulation du maternel et à l’amplification qui en résultait, une manipulation issue d’une Mère Symbolique, d’une Mère-institution religieuse, une MèreÉglise, mise à la disposition du pouvoir et, tout à fait comme Jocaste, à la disposition du vainqueur, énigmatique comme le Sphinx. Le malaise de la civilisation des individus patients de Freud consistait bien, d’un point de vue historique, en un conflit entre la mère biologique et humaine et la mère idéalisée de l’Église catholique : se sacrifiant et à la disposition totale de ses fils célibataires. MZF : Quel est le rapport avec les sorcières ? LA : La sorcière n’était que l’autre face de la mère-à-la-totaledisposition du fils : la mère que redoute l’enfant en raison de son 214 Témoignages impuissance (hilflos), un état dont parle Freud14, ou la mère décrite par Mélanie Klein dans une position schizo-paranoïde. La lecture d’Envie et gratitude15 suggérait le lien étroit entre idéalisation de la mère et peur de la mère. Bartolomea Golizza, la sorcière du Frioul citée plus haut, qui avoue d’innombrables infanticides et ressemble tellement à la sorcière de Hänsel et Gretel, était la femme sur laquelle le groupe social tout entier reversait et projetait ses peurs face à la forte mortalité périnatale, les peurs primordiales du refus, de l’abandon, de la maladie et de la mort. Au reste, comme l’avait si bien suggéré Bruno Bettelheim16, les contes sont des récits psychanalytiques ante litteram. La vie en cette terre donnée à l’enfant par la mère se trouvait ainsi répartie et attribuée à deux personnes, la mère qui donne la vie, la sorcière qui donne la mort. La sorcière était bien l’autre face de la mère, la face obscure, le côté agressif qui existe normalement en chacun, mais que l’enfant perçoit comme insupportable, parce qu’il lui est impossible de l’affronter et de le surmonter. L’enfant a besoin de projeter à l’extérieur toutes les formes de résistance de sa mère à ses demandes17. La femme accusée d’être une sorcière devient donc le réceptacle de toutes ces angoisses que chacun, dans son enfance, a connues et qui réapparaissent dans sa confrontation avec la maladie et la mort. Si la maladie et la mort se déchaînaient, on tirait donc profit des femmes âgées ou sans défense pour en faire la personnification de la mort. Les tuer pouvait sembler un moyen d’abolir la mort et de se sauver soi-même. La peur, d’autre part, était d’autant plus vive que le côté protecteur de la mère était devenu la base d’une institution aussi puissante que l’Église catholique, laquelle promettait l’immortalité et une autre mère que celle qui donne la vie mortelle, une Mère-Église capable d’engendrer des enfants immortels, libérés de la souffrance, de la maladie et la mort. Ainsi se fermait le cercle des tensions entre fils et mère. 14 15 16 17 S. Freud, Inibizione, sintomo e angoscia (1925), in Opere, vol. X. Klein 1969. Bettelheim 1978. Klein 1994. 215 Entretien avec Luisa Accati Un cycle d’images sacrées nous montre la mort de la Vierge. Tandis que s’achève sa vie mortelle et qu’on nous la fait voir morte, près d’elle se dessine l’image du Fils tenant dans ses bras l’animula de sa mère, prêt à l’emporter au Ciel pour l’y couronner. La gratitude et l’envie se mêlent ici de manière évidente : l’âme de la mère, en effet, a l’aspect d’un petit enfant et ne peut que rappeler les innombrables Vierges à l’enfant18. La mort de Marie a renversé les rôles, c’est désormais au Fils qu’il revient de porter la mère, et il a fallu qu’elle meure pour que, devenu le plus fort, il puisse la montrer plus petite, à sa merci comme lui l’avait été. La glorification de la mère se joint à l’envie que suscite sa capacité à donner la vie et au reproche de ne donner qu’une vie mortelle. La fonction sacerdotale que représente ici le Christ engendre la « vraie » vie, immortelle, incorruptible et masculine ; elle libère enfin de la vie donnée par le corps des femmes. Traduit de l’italien par Christiane Klapisch-Zuber Bibliographie ACCATI Luisa, 1979, « Lo spirito della fornicazione. Virtù dell'anima e virtù del corpo in Friuli, fra ‘600 e ‘700 », Quaderni Storici, XIV, 2, p. 644-672. —, 1987, « The Larceny of Desire: The Madonna in seventeenth-century Catholic Europe », in Jim OBELKEVICH, Lyndal ROPER & Raphael SAMUEL (eds), Disciplines of Faith: Studies in religion, politics and patriarchy, London & New York, Routledge. BETTELHEIM Bruno, 1978, Il mondo incantato. Uso, importanza e significati psicanalitici delle fiabe, Milano, Feltrinelli. —, 1984, La Vienna di Freud, Milano, Feltrinelli. CAVIGLIA Giorgio (ed.), 1990, Freud e l'ebraismo, Firenze, Giuntina. GAY Peter, 1978, Freud, Jews and Other Germans: Masters and Victims in Modernist Culture, Oxford, Oxford University Press. 18 Voir entre beaucoup d’autres Duccio da Buoninsegna, La mort de la Vierge (13081311), Museo dell’opera del Duomo, Sienne. Sur ce thème L. Bellocchi, « L’evoluzione del tema iconografico della Dormitio Virginis » (à paraître dans Rivista Storica Italiana) 216 Témoignages GINZBURG Carlo, 1980, Les batailles nocturnes : sorcellerie et rituels agraires aux XVIe et XVIIe siècles, Lagrasse, Verdier (trad. de Giordana Charuty de I Benandanti, Torino, Einaudi, 1966). JANIK Allan & Stephen TOULMIN, 1973, La Grande Vienna, Milan, Garzanti. KLEIN Mélanie, 1969, Invidia e gratitudine (1957), Firenze, Martinelli. —, 1994, Note su alcuni meccanismi schizoidi (1946), Scritti 1921-1958, Torino, Bollati Boringhieri. LACOSTE DUJARDIN Camille, 1999, Des mères contre les femmes. Maternité et patriarcat au Maghreb, Paris, La Découverte. ROPER Lyndal, 1994, Oedipus and the Devil: Witchcraft, sexuality and religion in early modern Europe, London & New York, Routledge. ROBERT Marthe, 1974, D'Oedipe à Moïse. Freud et la conscience juive, Paris, CalmannLévy. RUBENSTEIN L. Richard, 1974, L'immaginazione religiosa. 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