Perspective
Actualité en histoire de l’art
1 | 2015
Varia
Entretien avec Linda Nochlin
Interview with Linda Nochlin
Linda Nochlin, Anne Lafont et Todd Porterfield
Traducteur : Anne Lafont
Éditeur
Institut national d'histoire de l'art
Édition électronique
URL : http://perspective.revues.org/5800
ISSN : 2269-7721
Édition imprimée
Date de publication : 31 juillet 2015
Pagination : 63-76
ISBN : 978-2-917902-26-4
ISSN : 1777-7852
Référence électronique
Linda Nochlin, Anne Lafont et Todd Porterfield, « Entretien avec Linda Nochlin », Perspective [En ligne],
1 | 2015, mis en ligne le 31 janvier 2017, consulté le 31 janvier 2017. URL : http://
perspective.revues.org/5800
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
ENTRETIEN
Entretien
avec Linda Nochlin
par Anne Lafont et Todd Porterfield
Chaque historienne de l’art, chaque historien de l’art
a ses figures tutélaires, son panthéon de personnalités
intellectuelles qui ont changé le cours de ses travaux :
Linda Nochlin appartient à cette constellation d’étoiles
qui, dans l’histoire de l’art de la seconde partie du
XXe siècle, a littéralement transformé le cours de la discipline. Il est rare de pouvoir l’avancer aussi explicitement et encore plus de le dater exactement car, en partageant une question en 1971, et non pas en livrant un
système théorique totalisant, elle ébranlait tout l’édifice de l’histoire de l’art, ni plus ni moins que Roland
Barthes et Michel Foucault, ses contemporains, qui,
en minant la notion d’auteur, de génie artistique, participèrent de la métamorphose des sciences humaines
et sociales à la même époque 1.
« Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? » Étrangement,
l’ingénuité feinte dans le choix rhétorique particulièrement fécond de cette question, comme l’option de pointer les absentes plutôt que de repenser l’auteur/
l’artiste sous une autre forme – disons plurielle – radicalisait encore davantage le
projet. Ainsi, Linda Nochlin ne s’en tint pas à la remise en cause des présupposés
théoriques problématiques du génie – ce fut toujours implicite dans sa démarche –
elle choisit d’attaquer frontalement les conséquences de cet ébranlement du champ
esthétique sur un plan politique.
Qu’est-ce que cette discipline académique nous a caché ? Pourquoi ? Et, nécessairement, en répondant, il s’agissait de comprendre comment l’histoire de l’art s’était
construite. Comment s’y était-elle prise pour naturaliser l’absence de grands artistes
femmes ? Ce faisant, Linda Nochlin invalidait implicitement, et surtout stratégiquement,
les moyens et les fins de l’histoire de l’art qui avait eu cours jusqu’alors. Non seulement
elle paracheva la déconstruction, mais elle commença aussi la reconstruction : tout pouvait désormais advenir car l’ancienne configuration de pensée était abrogée.
Quelques aveugles, quelques sujets au déni persistent çà et là, et croient encore
que le projet féministe correspond médiocrement à sortir trois ou quatre tableaux sans
valeur des réserves sous prétexte que ce sont des femmes qui les ont réalisés. Toutefois,
ces considérations ont de moins en moins cours, tant le projet de cette histoire de l’art
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1. Linda Nochlin, Realism,
Harmondsworth, 1971.
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renouvelée, décapée, indisciplinée, est stimulant et ouvert ; tant il n’a pas
de limites temporelles et encore moins spatiales ; tant il révèle ce qu’il y a
de plus ambitieux dans une histoire de l’art régénérée.
Les lecteurs français seront surpris de découvrir une chercheuse aux
facettes multiples et aux champs d’expertise variés, puisque, convaincue et
partisane d’un long cours, elle inscrivit d’entrée son projet d’histoire de
l’art dans l’écriture de la modernité au sens large, celle qui va du début
du XIXe siècle aux années 1960. En ce sens, son œuvre correspond pleinement à la périodisation du champ dans le monde académique états-unien.
Linda Nochlin soutint sa thèse de doctorat intitulée The Development and
Nature of Realism in the Work of Gustave Courbet en 1963 et enchaîna rapidement avec la publication de Realism and Tradition in Art,
1848-1990: Sources and Documents en 1966, puis fit paraître un livre
phare et matriciel, exactement contemporain de l’article inaugural sur les
femmes artistes de 1971 : Realism 2 (fig. 1). Or, il s’avère que cette même
année le troisième axe de ce qui devait se déployer ensuite était également déjà
esquissé, puisque Linda Nochlin fut la commissaire d’une exposition d’art
contemporain dans le musée de Vassar College : Realism Now 3.
Par conséquent, ses chantiers sur les artistes femmes, sur le réalisme, sur l’art contemporain américain, comme sur l’impressionnisme
européen étaient lancés simultanément : Linda Nochlin entrait en force
dans l’histoire de l’art par la recherche et l’écriture de monographies et d’articles
savants, mais aussi par le commissariat, le travail méticuleux sur les sources, l’intervention critique et l’enseignement.
Outre cette irréversibilité disciplinaire à l’origine de laquelle se trouvent ses
travaux pionniers sur les artistes femmes, outre la surface historique et géographique
qu’elle a couverte par ses nombreux écrits, il est une particularité méconnue de cette
auteure, en France à tout le moins : c’est la grande liberté de sa carrière et bien sûr de
ses idées, car elle n’a jamais cédé à la stratégie éditoriale académique. Tous ses livres
ont été conçus avec son éditeur Thames and Hudson, qui n’est pas une presse universitaire, qui se positionne dans le champ de l’art bien sûr, mais avant tout dans celui du
livre illustré sous toutes ses formes, et dont la ligne éditoriale est liée à l’image dans ses
approches pluridisciplinaires (histoire, histoire de l’art, anthropologie, histoire naturelle,
sciences environnementales, guides touristiques, livres pour enfants, archéologie, etc.).
La voix de Linda Nochlin est aussi à maints égards exceptionnelle : on la perçoit dans son écriture, claire, érudite et souvent drôle mais aussi dans son oralité,
lors de ses interventions dans les colloques, ou lorsqu’elle donne des conférences, des
cours ou encore des séminaires. À ce titre, il faut mentionner ses prises de parole à
l’occasion des congrès annuels de la College Art Association (congrès annuels des professionnels de l’histoire de l’art aux États-Unis) et notamment sa harangue envers
ses collègues pour que ceux-ci renouvellent la discipline. En 1990, à l’occasion d’une
séance intitulée « Firing the Canon », Linda Nochlin déclara, avec humour et dans
un plaisir décidément partagé, qu’il était temps de « virer le canon » qui avait accompli une certaine tâche, mais il fallait désormais le renvoyer comme un employé
dont le travail n’était plus à la hauteur des défis du jour…
Au cours de l’entretien, une personnalité hors du commun se dégage : Linda
Nochlin échappe aux catégories figées comme aux échiquiers disciplinaires, car son
œuvre et sa pensée, rigoureuses à l’extrême, ne semblent pas avoir délaissé les chemins
de traverse et les occasions inopinées. Il est temps de mieux connaître, et par le menu, son
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Linda Nochlin
œuvre, de la lire en français, et notamment de prendre
connaissance de tous ces articles peu accessibles qui font
d’elle une grande historienne de l’art du XIXe siècle.
Nous avons rencontré Linda Nochlin chez elle
à New York au printemps 2015 dans son bel appartement de Manhattan qui respire l’inquiétude et
l’inassouvissement intellectuels, en compagnie de ses
deux chats, dans un all-over de livres et d’œuvres
d’art (fig. 2). L’introduction bienveillante d’Abigail
Solomon-Godeau, son amie et ancienne élève, comme
la générosité de Linda Nochlin, nous ont sidérés. Tout
cela est extrêmement précieux car ce sont les conditions mêmes de la richesse de l’entretien. Le lecteur
en est le premier bénéficiaire après – il faut bien le
reconnaître – ce qui a été notre grand privilège.
[Anne Lafont et Todd Porterfield]
Anne Lafont. Vous êtes une des figures les plus
importantes de l’histoire de l’art des cinquante dernières années. Pourriez-vous vous présenter ?
Linda Nochlin. Je suis née à Brooklyn en 1931 dans une
famille juive, aisée, au sein de laquelle la culture, l’art, la
littérature avaient une grande importance. Mes parents s’étaient rencontrés et mariés à Paris
alors qu’ils étaient très jeunes ; ils appartenaient à ces familles d’immigrants juifs d’Europe
de l’Est installées aux États-Unis depuis deux générations. Ma famille était très instruite,
et comptait des étudiants de Harvard University et de Dartmouth College, des médecins
et des entrepreneurs comme mon grand-père paternel, qui dirigeait une société de distribution de journaux. Un de mes oncles, Robert Heller, avait même écrit un mémoire sur
l’histoire sociale de l’art dans le cadre de son diplôme à Harvard à la fin des années 1930,
mais, à l’époque du maccarthysme au début des années 1950, il fut contraint d’émigrer
en Angleterre parce qu’il était communiste. Il devint d’ailleurs producteur de télévision
là-bas de la célébrissime émission de Sir Kenneth Clark sur l’art occidental : Civilisation 4.
J’ai été élevée dans une famille de culture juive mais athée, de gauche, libérale, et j’ai été une enfant unique choyée. J’ai également bénéficié d’une éducation
primaire alternative : j’étais élève à la merveilleuse Brooklyn Ethical Culture School.
Son principe majeur était que le rythme d’apprentissage venait des enfants eux-mêmes
et non pas d’un programme imposé et standardisé.
J’ai eu la chance d’avoir un rapport privilégié et en même temps très naturel, dans le plaisir, à la littérature comme aux musées, que j’ai fréquentés d’abord en
famille puis entre amis, sans façon. De même pour la musique et la danse… surtout
la danse, d’ailleurs, dont je partageais la passion avec ma mère et que je partage
maintenant avec ma fille, Daisy Pommer, qui, pour mon plus grand plaisir, produit des
émissions télévisées sur la danse.
2. Philip Pearlstein, Portrait
of Linda Nochlin and Richard
Pommer, 1968, collection
Linda Nochlin Pommer.
Anne Lafont. En parcourant votre bibliographie, on est frappé par le fait que nombreux sont les articles que vous avez écrits dont le titre est une question 5, à commencer
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par le plus célèbre d’entre eux, fondateur dans votre œuvre mais aussi tournant
épistémologique pour la discipline : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes
femmes ? » Comment l’expliquez-vous ?
Linda Nochlin. Je suis contre les méthodologies. J’ai écrit un article contre les méthodologies 6. Je suis une empirique et il est vrai que le moteur de mes recherches, c’est
la curiosité et l’interrogation. En fait, je ne suis pas contre la théorie, et ma formation
initiale en philosophie m’a familiarisée avec les textes de Theodor Adorno, de Barthes,
de Foucault. De plus je suis une historienne de l’art féministe ; j’inscris donc mes travaux dans des partis pris théoriques et politiques forts et assumés. Cependant je suis
avant tout partisane de l’éclectisme pratique, de l’opportunisme théorique, plutôt que
des grands schémas surplombants.
Je me suis toujours retrouvée dans ce que Claude Lévi-Strauss dénommait
le bricolage théorique 7, qui permettait d’alterner la problématisation d’un cas et la
constitution d’un outillage permettant d’envisager le problème, d’approcher l’œuvre
d’art dans sa complexité. Il ne s’agissait donc pas, pour moi, de produire un grand récit
mais de me donner les moyens de comprendre et de contextualiser des interrogations
nées de l’observation des œuvres d’art.
En fait, en affirmant une opposition aux systèmes méthodologiques et en
revendiquant le féminisme dans ma pratique d’historienne de l’art, j’impliquais un
positionnement critique constitutif de mes travaux de recherches ; j’exprimais une avidité à dénaturaliser et à remettre en cause toutes les notions acquises, les certitudes
magistrales qui peuplent l’histoire de l’art.
Pour en revenir à votre question, précisément : il me semble qu’avancer sous la
forme d’interrogations, c’est ne pas présupposer la réponse, et ne pas faire entrer dans une
généralité essentialisante la pluralité et la diversité des significations que nous donnent à
voir les œuvres d’art, et dont nous pouvons nous prévaloir en les interprétant. J’ajouterais
même qu’à l’instar de mes travaux intitulés sous la forme de questions, j’ai toujours considéré que mon implication de chercheuse en histoire de l’art et en tant que féministe devait
couvrir autant ce que les tableaux donnaient à voir que ce qui était absent mais implicite.
Anne Lafont. Pensez-vous que votre éducation dans une école alternative a favorisé
votre profil de chercheuse ?
Linda Nochlin. Oui, c’est possible. Éventuellement. C’est vrai qu’à l’école nous avions
la chance d’élaborer nos réponses par l’expérience et l’observation. Plus tard, au cours
de ma carrière, j’ai souvent répondu à des commandes. Par conséquent je n’avais pas
un plan de carrière structuré qui me faisait construire un œuvre prédéterminé. De la
même manière, j’ai toujours préféré les articles aux livres, aux monographies, résistant
ainsi obstinément à l’attrait de l’essai se prétendant définitif. Je n’ai pas retouché à
des textes anciens à l’occasion de leur réédition, d’abord parce que je trouvais cela
ennuyeux, et ensuite parce qu’il me semblait plus intéressant de travailler à partir d’une
idée neuve. J’ai toujours eu peu d’intérêt à revenir sur moi : je préfère aller de l’avant.
Anne Lafont. Je me permets de poursuivre avec votre formation et l’importance que
semblent avoir eue dans votre carrière vos études à Vassar et la première expérience
d’enseignement dans cette même institution.
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Linda Nochlin
Linda Nochlin. En effet, cette
époque universitaire dans les années 1950 et 1960 a été extrêmement joyeuse : Vassar College (fig. 3)
était une institution dédiée exclusivement à l’éducation des jeunes
femmes à l’époque, et même s’il y
avait aussi bien des hommes que des
femmes comme professeurs, ce collège universitaire d’élite était réputé
pour être le lieu d’un matriarcat : les
femmes régnaient 8.
Après y avoir suivi mes
études de premier cycle (under
graduate) avec une spécialité en
philosophie et plusieurs cours en
histoire de l’art, j’ai poursuivi avec
un master en littéra ture anglaise
du XVII e siècle à Columbia University. C’est à ce moment-là que la directrice
du département d’histoire de l’art de Vassar, Agnes Rindge Claflin, m’a proposé un poste de professeure. J’ai alors commencé à enseigner à Poughkeepsie, où se trouve Vassar College, puis un an plus tard j’ai intégré le programme
de doctorat de l’Institute of Fine Arts de New York University (NYU), institution qui offrait alors une formation davantage tournée vers les sciences sociales que Columbia – même si Meyer Schapiro, qui avait écrit sur Courbet,
officiait dans cette dernière. J’étais d’ailleurs une grande lectrice de ses travaux, notamment son article sur Courbet et l’imagerie populaire 9, cependant
Vassar College et New York University avaient des liens anciens, ce qui a certainement pesé dans ma décision de m’inscrire à NYU.
Quoi qu’il en soit, j’ai mené de front cet enseignement à Vassar, la formation doctorale à l’Institute of Fine Arts et bientôt la maternité puisque ma première
fille est née quand j’avais 24 ans. Pour en revenir à Vassar, c’était alors un univers,
à l’opposé de la société américaine dans sa grande majorité, presque exclusivement féminin où, par conséquent, être une femme ne pouvait en aucun cas être un
frein ; se représenter, en tant que femme, à tous les niveaux de la vie sociale n’était
pas entravé par une réalité contraignante, dans laquelle les femmes occupaient
des places et des fonctions mineures. Par ailleurs, la directrice de la galerie universitaire, qui était aussi celle qui m’avait recrutée, acquérait des œuvres d’artistes
femmes pour la collection de Vassar.
3. Linda Nochlin dans une classe
de Vassar College en 1959.
Anne Lafont. Chacun sait le travail pionnier que vous avez initié et conduit sur les
artistes femmes. En revanche on connaît moins vos positions sur le genre…
Linda Nochlin. J’ai écrit aussi sur le genre 10, et d’ailleurs le succès des travaux féministes
depuis le début des années 1970 se manifeste notamment par la généralisation des
études de genre. Car, même au niveau du premier cycle, il n’y a plus une seule formation universitaire qui n’offre un ou plusieurs cours incluant des approches historiques
de l’œuvre d’art fondées sur les études de genre.
Entretien
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Anne Lafont. Aux États-Unis s’entend…
Linda Nochlin. Oui, c’est la situation que je connais le mieux. Je ne vois pas de discontinuités entre l’histoire des femmes, les féminismes et les interprétations de l’œuvre
d’art du point de vue des études de genre. De toute façon, je suis post-sexuelle.
Anne Lafont. Que voulez-vous dire ?
Linda Nochlin. Je suis vieille ! (rires)
Peut-être que le seul bémol dans ce retour sur les avantages acquis du
féminisme et la conscience du rôle des identités sexuelles dans la fabrique et la
réception de l’art, c’est à quel point cette évidence est partagée seulement par les
membres des classes les plus aisées de la société occidentale, alors qu’elle n’a pas
encore transformé tous les groupes de population, tant en Occident qu’ailleurs.
Anne Lafont. C’est évidemment un travail sur les identités que vous conduisez à travers vos textes sur les artistes femmes et la représentation des femmes
dans l’art, mais est-ce lié aussi à votre intérêt pour la judéité, l’Orientalisme et
l’homme noir 11 ?
Linda Nochlin. Tout d’abord je dois dire que l’intérêt pour la question identitaire
n’est pas étranger à mon parcours personnel, à mon expérience personnelle d’étrangère, lorsqu’au cours de l’été 1948, dans l’immédiat après-guerre, j’ai passé un été à
Londres, pour la première fois loin de chez moi, de New York et de ma famille. Je réalisais alors que j’étais avant tout une femme juive de Brooklyn. Cela m’a certainement
construite et m’a donné une position particulière, relativement en marge, d’observation critique due à l’entre-deux, à la fois insider et outsider, si bien que je me suis
approprié ces questions singulières de l’altérité parce qu’elles m’étaient familières.
Et même en étant partie prenante de l’Establishment de par mon poste de professeure
à l’Institute of Fine Arts, j’essaie de ne pas perdre de vue cette extériorité relative et
cette vigilance critique.
Outre mon engagement féministe dans les travaux d’histoire de l’art
– travaux qui ont d’ailleurs ouvert la voie à ma curiosité pour toutes sortes de
« différences », leurs représentations et leurs négations par l’histoire –, deux premiers articles ont résulté de cet intérêt pour l’altérité : celui sur Edgar Degas et
l’affaire Dreyfus 12, et celui sur « l’Orient imaginaire » 13, dans lequel je m’approprie
en quelque sorte le travail percutant d’Edward Said dans Orientalisme (1978) 14 pour
le déplacer dans le champ des arts visuels à la suite d’une exposition de 1982,
Orientalism: The Near East in French Painting 18001880, qui avait volontairement
évité ce rapprochement nécessaire 15. Il m’a semblé que je devais pallier cette omission – ou, plutôt, cette marginalisation délibérée de la politique de l’art, voire de
la diversité politique de l’art orientaliste, au nom de l’esthétique prétendument
exclusive de l’histoire de l’art. Je me suis aussi attelée à ce travail parce que les
tableaux de Jean-Léon Gérôme (fig. 4) et de ses acolytes exigeaient une histoire de
l’art inventive, renouvelée, partie prenante des études florissantes consacrées à la
culture de masse par les sciences humaines et sociales, comme je l’expliquais à la
fin de cet article qui date de 1983 16.
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Linda Nochlin
Anne Lafont. À la fin des
années 1970, vous avez participé à un colloque en France
sur Courbet et le réalisme
dont l’initiative revenait
à une association d’historiens de l’art français se
réclamant du marxisme et de
l’histoire sociale de l’art. Ils
avaient fondé une revue dans
laquelle on trouve, pour la
première fois en français, vos
recherches. Vous faisiez alors
remarquer que la question
des femmes était absente 17 ,
ce qui m’amène à m’interroger sur la réception de vos
travaux en France. Au cours
des années 1970, 1980 et 1990 en France, quelle fut la compréhension de votre
intérêt pour les lectures féministes de l’art et de son histoire ? 18
Linda Nochlin. La première fois que je suis allée en France, c’était à la fin des années 1950 grâce à une bourse Fulbright, mais en réalité, même si j’étais accueillie
dans les musées français et commençais à fréquenter les membres de la Société
des amis de Gustave Courbet, je me rappelle surtout de mes amis américains sur
place. Je m’occupais de ma fille, je faisais mes recherches sur Courbet et j’écrivais
aussi un roman. Je me rappelle m’être immergée dans la culture et la société françaises : je lisais les romanciers, y compris mes contemporains comme Nathalie
Sarraute et Henry de Montherlant ; je travaillais à la Bibliothèque nationale ; mais
à cette époque, je ne me souviens pas vraiment m’être fait des amis français.
Ce n’est que plus tard, par l’intermédiaire d’une collègue de Vassar
College, que j’ai découvert Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir.
Ce livre m’a ouvert les yeux : je croyais que je n’avais pas besoin du
féminisme mais je me suis alors rendu compte à quel point cet ouvrage
était un tournant dans l’histoire intellectuelle. Inédit dans son propos,
il a, de surcroît, encore toute sa valeur aujourd’hui. D’ailleurs, cette
lecture – parmi d’autres –, l’effervescence des mouvements féministes
à la fin des années 1960 et l’étonnement d’un ami galeriste qui voulait
exposer des femmes artistes mais qui s’interrogeait sur le fait qu’il n’y
avait pas de grands artistes femmes m’ont conduite à écrire, presque
d’un seul jet et dans l’urgence du moment, l’article pour Artnews :
« Why have there been no great women artists ? » (fig. 5).
Par la suite, au cours de mes nombreux séjours en France, j’ai
commencé à côtoyer davantage de collègues français, même si le milieu
était alors très différent de celui américain, plus conservateur que celui
dans lequel j’évoluais aux États-Unis. Quoi qu’il en soit, la personne avec
laquelle j’avais les liens les plus étroits, c’était Régis Michel du Musée du
Louvre. D’ailleurs, même si les points de vue étaient très différents de part et
d’autre de l’Atlantique, j’ai souvent été invitée à parler dans les institutions
Entretien
4. Jean-Léon Gérôme,
Le charmeur de serpents, vers
1879, Williamstown, Sterling
and Francine Clark Art Institute.
5. Thomas B. Hess, Elizabeth
C. Baker éd., Art and Sexual
Politics: Why Have There Been
No Great Women Artists?, New
York, 1971, recueil comprenant
l’article de Linda Nochlin (publié
initialement dans Artnews),
« Why Have There Been No
Great Women Artists? ».
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6. Linda Nochlin, Femmes,
art et pouvoir, et autres
essais, Nîmes, 1993.
parisiennes : au Musée du Louvre (Géricault en 1992, Corot en 1996),
au Musée d’Orsay (Courbet en 2007), au Centre Georges-Pompidou à l’occasion de l’exposition Féminin/Masculin : le sexe de l’art (1995) 19.
Ces interventions eurent souvent lieu dans le cadre de colloques
internationaux, si bien que les échanges n’étaient pas seulement francoaméricains. Parmi ceux, nombreux, auxquels j’ai participé, le colloque sur
Théodore Géricault que Régis Michel avait organisé en marge de l’exposition consacrée à cet artiste – exposition qu’il avait également réalisée – était
certainement l’un des plus brillants. C’est dans ce contexte, dans l’intuition
qu’il y avait un sujet, que j’ai proposé de travailler sur l’absence de femmes
dans l’œuvre de Géricault. L’article a été ensuite aussi publié en anglais,
à l’initiative de mon amie Rosalind Krauss, dans October 20.
Dans le même temps, au cours des années 1990, deux de mes
livres – Femmes, art et pouvoir (fig. 6) ; et Les Politiques de la vision 21 –
ont été traduits en français grâce à l’engagement du directeur de l’École
nationale supérieure des beaux-arts d’alors, Yves Michaud. Cependant,
outre ces amitiés fortes, et ma lecture enthousiaste des travaux de JeanClaude Lebensztejn et de Georges Didi-Huberman, il est évident que la
force de la pensée française dans d’autres domaines que celui de l’histoire de l’art a été in fine plus importante pour moi, notamment la théorie féministe telle qu’elle était portée, après Simone de Beauvoir, par des auteures
comme Julia Kristeva ou Hélène Cixous, qui s’engageaient dans des voies qui
n’étaient pas directement et exclusivement issues des lectures marxistes, sociales
et politiques du monde. Dans un certain sens, j’étais d’autant plus curieuse de leur
féminisme qu’il était très différent du mien.
Anne Lafont. Est-ce parce que vos travaux féministes s’ancrent dans l’histoire sociale
de l’art, dans l’étude de la dimension politique de l’art ? Aussi comment vous positionnez-vous vis-à-vis de vos contemporains dans cette définition ?
Linda Nochlin. Il va sans dire que l’intérêt partagé pour la question du réalisme découle du besoin évident dans les années 1970, au moins aux États-Unis, de ressusciter
la part politique du XIXe siècle par des analyses approfondies de la culture et de la
société dans laquelle un individu artiste a émergé et un courant artistique s’est installé,
en l’occurrence : Courbet et le réalisme. Cet intérêt, je l’ai partagé avec plusieurs de
mes contemporains, Meyer Schapiro et T. J. Clark, par exemple. Cependant, rapidement j’ai été avide d’aller encore au-delà en développant une histoire sociale de l’art
féministe. Pour ce faire, je me suis donné les moyens de l’histoire de l’art conventionnelle et prépondérante dans les années 1950 et 1960 : le formalisme et l’iconographie,
mais aussi la dimension critique du marxisme dans la pratique de l’histoire, comme les
questions mises en avant par l’existentialisme et le féminisme à la suite des travaux de
Simone de Beauvoir. Enfin, j’ajoutais à mes outils la fécondité théorique du linguistic
turn et de la littérature comparée, mais aussi la théorie psychanalytique, si utile dans
le dévoilement du travail de l’inconscient, tant dans la représentation mise en œuvre
par l’artiste que dans l’interprétation déployée par l’historien(ne) de l’art. Les questions
de genre, la pérennité des stéréotypes et les rapports de domination sortaient évidemment éclaircis et démasqués dans le recours à cet appareil théorique, intense et fluide
à la fois, qui fondait mon travail en histoire de l’art 22. Je tenais également à faire appel
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Linda Nochlin
à l’étude formelle, matérielle et médiatique de l’œuvre, aux moyens spécifiques du
langage artistique dans la compréhension de l’inscription de l’œuvre dans un moment
historique et politique donné. Faire de l’histoire de l’art, c’était avant tout cela, mais
inscrire l’histoire de l’art dans l’histoire sociale, c’était aussi articuler les formes à la
compréhension de la vie culturelle et politique d’une société.
Todd Porterfield. Dans Realism (1971), vous constatez que le personnel est politique, et que le politique est personnel, ce qui devient un leitmotiv du féminisme dans
les années 1970. Aussi peut-on dire que c’est par le réalisme que vous arrivez au
féminisme ?
Linda Nochlin. Comme je vous l’ai dit, je ne m’intéresse pas aux méthodologies.
Je trouve que cela tord le matériel a priori. J’ai toujours essayé de saisir les problèmes et de les confronter – comment dit-on en français ? de me débrouiller – pour
leur trouver des solutions, pour les résoudre. À chaque fois, je me demande comment je vais m’y prendre pour apporter une réponse au problème que j’entrevois.
En regardant ce que j’ai fait au cours des années, il me semble que j’ai eu tendance
à recourir à ce que l’on peut appeler une approche dialectique, une méthode critique au sein de laquelle j’essaie toujours d’avoir à l’esprit les failles et les faiblesses
d’une proposition idéologique. Je tiens à être toujours en mesure de critiquer, de
déconstruire, de défaire – ou quelque chose de cet ordre – les faits établis ou les
normes, mais je n’appellerais pas cela une méthodologie…
Bref, pour en revenir au réalisme et au féminisme, oui, vous avez raison :
ils étaient effectivement extérieurs au champ de la recherche quand j’ai commencé
à y travailler. Le réalisme passait alors pour un courant artistique naïf, ennuyeux
ou, pire, pour antimoderniste ; une fois que le modernisme triompha et devint par
là même la nouvelle doxa, il m’est apparu intéressant d’interroger cette région qui
s’inscrivait en marge de ce nouvel académisme. En fait, si le féminisme était davantage une question politique – le réalisme étant concerné par des enjeux à la fois
esthétiques et politiques – mon approche, dans ces deux chantiers, était relativement comparable. La motivation était donc identique dans le sens où, précisément,
l’approche féministe en est une qui concerne l’humanité, non pas seulement les
femmes ; et dans les deux cas j’ai choisi de remettre en cause les normes telles
qu’elles étaient prises pour acquis, d’inverser finalement la question pour qu’elle
entre dans le champ général de l’histoire de l’art.
Cela a continué et persiste jusqu’à aujourd’hui : je suis en train d’écrire un
livre sur la misère et sa représentation visuelle, notamment dans ses formes les plus
humbles, comme les illustrations parues au XIXe siècle dans des publications modestes
dont les reportages journalistiques montraient les gens les plus pauvres de la société
britannique. Ces images s’inspiraient probablement des daguerréotypes. Personne n’a
étudié la provenance de ces images.
En ce moment je travaille plus particulièrement sur la Grande Famine en
Irlande dans les années 1840, qui représente probablement l’un des plus grands génocides de l’époque. Je ne sais pas si le mot est le plus approprié mais il faut savoir que
les Britanniques avaient maintenu les catholiques irlandais dans un état de pauvreté
et de dépendance alimentaire tel qu’ils ont été exposés tragiquement à la dévastation
causée par la crise de la pomme de terre. L’absence de gestion politique de la crise
alimentaire et les épidémies qui en ont découlé ont conduit non seulement à une
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famine hors norme mais à une émigration massive, près de deux millions d’Irlandais,
aux États-Unis. Il me semble que la mémoire de cet événement a été perdue (à l’exception de quelques auteurs irlandais qui s’en sont fait l’écho) ; or, non seulement cela fait
partie de l’histoire de mon pays, les États-Unis, mais c’est en outre l’un des premiers
exemples dans l’histoire moderne de misère à cette échelle.
Anne Lafont. Existe-t-il une réception américaine de cette émigration irlandaise vers
les États-Unis au milieu du XIXe siècle ?
7. « Boy and Girl at Cahera »,
dans The Illustrated London
News, 20 février 1847.
Linda Nochlin. Oh oui, on les traitait de cochons. D’ailleurs, les Irlandais furent parmi
les premiers à être confrontés au racisme et, comme ils vivaient avec les cochons – pour
les plus chanceux d’entre eux, compte tenu de ce qu’ils pouvaient en tirer de viande –,
on les assimilait à cet animal : ils étaient eux-mêmes des cochons. Friedrich Engels,
qui a écrit un livre magnifique sur la condition de la classe ouvrière en Angleterre en
1844 dans lequel il s’intéressait à toutes les formes de pauvreté – livre sur lequel j’ai
fondé une grande partie de mon travail sur la misère – laissa explicitement de côté les
Irlandais, estimant qu’ils étaient différents et naturellement des cochons 23. Et c’était une
idée admise et largement partagée à l’époque. Il y eut bien quelques personnalités pour
aller à l’encontre de ce préjugé, et qui ressentirent de l’empathie pour ces pauvres Irlandais, y compris des aristocrates anglais, mais… Quoi qu’il en soit, c’était une situation
compliquée. Pour en revenir à mon livre sur la misère, il ne repose pas exclusivement
sur un matériel visuel relevant des beaux-arts, mais aussi sur des gravures. Regardez
ces enfants qui fouillent désespérément le champ dans l’espoir de trouver une pomme
de terre (fig. 7) : on dirait les photographies prises à la sortie du camp d’Auschwitz.
En même temps, j’essaie de faire la comparaison avec les illustrations des Misérables de
Victor Hugo (1862) qui paraissent, au regard des gravures précédentes, tant esthétisées.
Todd Porterfield. Comment se profile votre livre ?
Linda Nochlin. J’ai un chapitre sur les mendiants de Géricault, car c’est l’un des artistes qui a le mieux su tirer parti, sur un plan artistique, de la production des illustrateurs
anglais, notamment dans ses séries lithographiques si impressionnantes. J’ai un autre chapitre sur Courbet, mais
j’ai fait tellement de recherches que je ne sais pas encore
précisément la forme que prendra ce livre. Je crois qu’il
faut que j’arrête de prendre tout cela si sérieusement :
il me faut désormais simplement écrire ce que je pense ;
viendra ensuite l’appareil de notes.
À la vérité j’ai tant de matériel que je pourrais
écrire Misère I, Misère II, Misère III… Et je veux aussi
poursuivre mon travail sur les femmes artistes : j’ai un
livre qui sort en juin 24 et puis j’ai beaucoup d’articles
en réserve sur l’art en général : l’un sur Picasso et la
couleur, un autre sur l’invention de l’avant-garde,
un texte sur Robert Gober et encore un autre sur l’origine du Musée…
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Anne Lafont. Ces textes ont-ils déjà été publiés ?
Linda Nochlin. La plupart l’ont été dans Art in America mais mes amis européens
n’y ont pas accès. Or, j’ai beaucoup de textes qui, si vous me permettez de le dire
ainsi, sont très bons, mais qui moisissent dans la poussière ! Mon éditeur, Thames
and Hudson, envisage la publication d’un recueil d’articles sur l’art français et l’art
contemporain mais ce sera en anglais. Quoi qu’il en soit, je serai en Europe en juin
prochain pour faire la promotion du livre sur les femmes artistes. Je serai en dialogue
avec ma chère amie Tamar Garb à la National Gallery de Londres à cette occasion, et
je profiterai du voyage outre-atlantique pour aller à Paris visiter l’exposition Poussin car
j’adore cet artiste. Quand je regarde ses œuvres, je ne peux pas les quitter des yeux.
Anne Lafont. Mais vous savez, c’est sur Poussin et Dieu…
Linda Nochlin. Et alors, peu importe ! C’est ce qu’on dit… De toute façon, je voudrais
écrire un article sur Poussin et la couleur – rien n’a jamais vraiment été écrit sur la
question – alors que son coloris est stupéfiant, merveilleux, et on pense bien sûr à
Venise. J’aimerais vraiment faire quelque chose sur ce sujet.
Todd Porterfield. Peut-on aussi revenir sur un aspect de votre œuvre qui est moins
accessible à vos lecteurs qui n’ont pas l’anglais pour langue maternelle, car il est
singulier, à vous lire, de constater que la force de votre écriture réside notamment
dans votre voix, en plus de l’importance de vos idées proprement dites.
Par exemple vous parlez justement du Phocion de Poussin (1648,
National Museum Cardiff) dans votre livre sur le réalisme avec un
vocabulaire choisi…
8. Nicolas Poussin, Saint François
Xavier rappelant à la vie la fille d’un
habitant de Cangoxima au Japon,
1641, Paris, Musée du Louvre.
Linda Nochlin. Oui, précisément, parce que je crois au fait que la voix,
comme vous dites, est une réponse à l’appel de l’œuvre d’art. Dans
ce sens je reviens à cette idée de ne pas recourir à une méthodologie
a priori mais bien de chercher les moyens adéquats, dans l’écriture ou
la parole, ceux qui entrent le plus opportunément en résonance avec
l’injonction de l’œuvre. En 1994, j’ai vu cette magnifique exposition
Poussin que Pierre Rosenberg avait organisée à Paris. On pouvait tout
voir, les deux séries de sacrements, etc. C’était stupéfiant, exceptionnel.
C’est comme cela que j’en suis venue à la question de la couleur chez
Poussin. En fait, c’est plus compliqué que cela : je me suis intéressée à
la question de la couleur d’une façon très singulière. Juste avant de voir
l’exposition de Rosenberg à Paris, j’avais visité l’exposition Black Male
au Whitney Museum of Art et je projetais d’en faire un compte rendu 25.
Je l’ai abordée de façon très scrupuleuse et mon impression était fort positive, notamment sur les questions de couleur de peau. Passant, en quelques
jours, de l’une à l’autre de ces deux expositions, j’ai remarqué que Poussin
lui-même avait pris un soin extrême à la figuration des carnations, disons,
« jaunes » des Asiatiques, dans le tableau illustrant Saint FrançoisXavier
rappelant à la vie la fille d’un habitant de Cangoxima au Japon (1641, Paris,
Musée du Louvre ; fig. 8).
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Aussi, nous avions Poussin, au milieu du XVII e siècle, qui rendait perceptible la race à travers la couleur. C’était tellement surprenant que je l’ai
mentionné dans ma revue de l’exposition Black Male 26 . Maintenant je dois
m’assurer que les pigments n’ont pas été altérés, car je ne veux pas fonder
toute une argumentation sur une méconnaissance de l’histoire des techniques.
Par exemple, pour Van Gogh : on sait que les matériaux qu’il utilisait étaient de
qualité médiocre et, par conséquent, qu’il est presque impossible de se représenter précisément la couleur originale de ses peintures. En revanche, je crois que
les préparations de tableaux du temps de Poussin étaient extrêmement soignées :
je m’adresserai toutefois à des restaurateurs pour m’en assurer.
D’ailleurs, je ne nie pas que les dessins de Poussin sont tout autant remarquables que ses peintures, et je n’ignore pas non plus les débats sur la ligne et la couleur, d’autant que la théorie artistique d’alors soutenait la part féminine de la couleur
au regard de celle prétendue masculine du dessin. Cependant, je suis convaincue
que Poussin, Ingres, etc. – et non pas les seuls Rubens et Delacroix – pensaient en
couleur ; qu’ils sont d’authentiques coloristes. Peut-être parce que j’ai un point de vue
enfantin sur la question, et que les livres de coloriage ou les vitraux dont on remplit
des espaces clos avec de la couleur me semblent en quelque sorte comparables à leurs
œuvres, comme celles des miniaturistes médiévaux. Par conséquent, la connaissance
subtile du coloris, de la proximité du rose et de l’orange à la manière d’un Gauguin,
par exemple, leur était déjà familière à eux aussi. Poussin connaissait certainement
l’œuvre de Rubens ou celle de Titien mais ce fut peut-être vers une autre tradition
coloriste qu’il se tourna, celle de l’enchâssement de volumes créés par la couleur et la
lumière, dont on peut trouver des formes dans l’œuvre d’artistes comme Jean Fouquet.
Quoi qu’il en soit, je meurs d’impatience de voir cette exposition !
Mais cela n’a rien à voir avec le réalisme et le féminisme…
Todd Porterfield. J’avais une dernière question concernant l’enseignement et la
formation des jeunes chercheurs. Comment avez-vous appris à devenir une directrice
d’études et de recherches ?
Linda Nochlin. Je n’ai pas appris ! L’expérience, c’est tout ! J’adore parler avec les
gens de leurs travaux, échanger des idées. C’est la seule façon de diriger des recherches. Parfois cela peut être laborieux, certes, surtout quand l’interlocuteur n’est
pas très malin. Mais j’ai été très gâtée, j’ai toujours enseigné dans des institutions où
les étudiants, et notamment les doctorants, étaient fins et intelligents. J’ai travaillé à
Yale et après à l’Institute of Fine Arts de New York University. En somme, nous parlions : c’est tout ce que nous faisions !
Par ailleurs, je peux être très sévère, très exigeante et objectivement en désaccord avec les arguments de l’un ou de l’autre mais in fine, si mes doctorants ne suivaient
pas les pistes que j’avais tracées, j’avais toujours à cœur de les encourager à poursuivre
leurs propres chemins, du moment que le travail était fondé, qu’il faisait sens et qu’il
était écrit de telle sorte que les conclusions étaient vraiment convaincantes.
Je ne suis pas pour une absence totale de forme de la dissertation qui
supporte la thèse. Si quelqu’un souhaite écrire un livre, c’est parfait, mais c’est
autre chose ! En fait, une de mes historiennes de l’art préférée, Molly Nesbitt (elle
était mon étudiante à Vassar College où elle enseigne aujourd’hui, et nous sommes
restées très proches), a tracé sa voie, et toute une voie, hors les sentiers battus…
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En conclusion, je dirais que j’adorais en effet parler avec mes étudiants et que je les
laissais choisir leur voie, tout comme j’aimais les emmener boire un verre, un martini par exemple, pour parler dans un contexte plus décontracté. Oui, décidément,
j’aime la relation amicale qui s’installe avec certains étudiants qui deviennent des
compagnes ou des compagnons de route, certains même des amis intimes.
Ce texte a été traduit de l’anglais par Anne Lafont.
1. Roland Barthes, « The Death of the Author », dans
Aspen, 5-6, automne-hiver, 1967, s.p. [éd. fr. : « La
mort de l’auteur », dans Manteia, 5, 1968, p. 12-17].
Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », dans
Bulletin de la Société française de Philosophie, 63/3,
1969, p. 73-104. Linda Nochlin, « Why have there
been no great women artists? », dans Artnews, 69/9,
janvier 1971, p. 22-39 et 67-71.
2. Linda Nochlin, The Development and Nature of
Realism in the Work of Gustave Courbet: A Study
of the Style and its Social and Artistic Background,
thèse, New York University, Institute of Fine Arts,
1963 ; Realism and Tradition in Art: 18481900:
Sources and Documents, Englewood Cliffs (NJ),
1966 ; Realism, (collection Style and Civilization),
Harmondsworth, 1971.
3. Realism Now, (cat. expo., Poughkeepsie, Vassar
College Art Gallery, 1968), Poughkeepsie, 1968.
4. Civilisation: A Personal View by Kenneth Clark,
BBC2, Royaume-Uni, février-mai 1969.
9. Meyer Schapiro, « Courbet and Popular Imagery:
An Essay on Realism and Naïveté », dans Journal
of the Warburg and Courtauld Institutes, 4/3-4,
avril 1941-juillet 1942, p. 164-191.
10. Linda Nochlin, « Issues of Gender in Cassatt and
Eakins », dans Stephen Eisenmann éd., Nineteenth
Century Art: A Critical History, Londres, 1994,
p. 255-273.
11. Linda Nochlin, « The Imaginary Orient », dans
Art in America, 71/5, mai 1983, p. 118-131, 187189 et 191 ; « Learning from The Black Male »,
dans Art in America, 83/3, mars 1995, p. 86-91 ;
« Starting with the Self: Jewish Identity and its
Representations », dans Linda Nochlin, Tamar
Garb ed., The Jew in the Text: Modernity and the
Construction of Identity, Londres, 1995, p. 7-19.
12. Linda Nochlin, « Degas and the Dreyfus Affair:
A Portrait of the Artist as an Antisemite », dans Norman Kleeblatt éd., The Dreyfus Affair: Art, Truth
and Justice, Berkeley, 1987, p. 96-116.
5. Linda Nochlin, « Oh, say can you see? », compte
rendu, New York Times Book Review, 2 décembre
1973, p. 4-5 et suiv. ; « Forum: What is Female
Imagery? », dans Ms. Magazine, mai 1975, p. 62 ;
« Success and Failure at the Orsay Museum, or
Whatever Happened to the Social History of Art? »,
dans Art in America, 76, janvier 1988, p. 85-90 ;
« Venice Biennale: What Befits a Woman? », dans
Art in America, 93, septembre 2005, p. 120-25.
13. Nochlin, 1983, cité n. 11.
6. Linda Nochlin, « Memoirs of An Ad Hoc Art
Historian: Part 1 – Against Methodology », dans
Linda Nochlin, Representing Women, Londres,
1999, p. 6-33.
16. Nochlin, 1983, cité n. 11., p. 189.
7. Voir Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris,
1962 [éd. angl. : The Savage Mind, Chicago, 1966].
8. Créé en 1861, Vassar College fait partie des
« Seven Sisters Colleges », une alliance informelle
de collèges universitaires d’élite du nord-est des
États-Unis – à l’origine exclusivement féminins –
qui faisait pendant à la prestigieuse « Ivy League »,
autrement dit les universités les plus prestigieuses,
originellement exclusivement masculines.
14. Edward Said, Orientalism, New York, 1978
[éd. fr. : L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occi
dent, Paris, 1980].
15. Orientalism : The Near East in French Painting,
18001880, Donald A. Rosenthal éd., (cat. expo.,
Rochester, Memorial Art Gallery of the University
of Rochester, 1982), Rochester, 1982.
17. Linda Nochlin, « Débat sur l’exposition Cour
bet au Grand Palais », dans Histoire et critique des
arts, mai 1978, p. 123-138.
18. D’ailleurs, l’article séminal de Linda Nochlin
n’a été traduit en français qu’en 1993 : « Pourquoi
n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes? », dans
Linda Nochlin, Femmes, art et pouvoir, et autres
essais, Nîmes, 1993, p. 201-245. Les Éditions des
femmes avaient publié dès 1981 (soit cinq années
après l’exposition Women Painters 15501950 du
Los Angeles County Museum of Art et du Brooklyn
Museum of Art, 1976) une traduction en français du
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catalogue sous le titre Femmes peintres 15501950,
Ann Sutherland Harris, Linda Nochlin éd., Paris,
1981. Toutefois la réception et la discussion européenne des travaux de Linda Nochlin commencent
à la fin des années 1970.
19. Régis Michel éd., Géricault, (colloque, Paris/
Rouen, 1991), Paris, 1996 ; Chiara Stefani, Vincent
Pomarède, Gérard de Wallens éd., Corot, un ar
tiste en son temps, (colloque, Paris/Rome, 1996),
Paris/Rome, 1998 ; Mathilde Arnoux éd., Cour
bet à neuf !, (colloque, Paris, 2007), Paris, 2010 ;
Fémininmasculin : le sexe de l’art, (cat. expo, Paris,
Centre Georges-Pompidou, 1995-1996), Paris, 1995.
20. Linda Nochlin, « Géricault, or the Absence of
Women », dans October, 68, printemps 1994, p. 4559, puis dans Michel, 1996, cité n. 19, p. 403-421.
21. Nochlin, 1993, cité n. 18 ; Linda Nochlin, Les
Politiques de la vision : art, société et politique au
XIXe siècle, Nîmes, 1998.
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22. Linda Nochlin, « Editor’s Statement », dans
Linda Nochlin éd., The Political Unconscious in
NineteenthCentury Art, numéro spécial de Art
Journal, 46/4, hiver 1987, p. 259-260.
23. Voir le chapitre sur les Irlandais dans Friedrich Engels, La Situation de la classe ouvrière en
Angleterre, Paris, 1960. Écrit à Manchester en
1842-1844, cet ouvrage a paru à Leipzig en 1845
sous le titre Die Lage der arbeitenden Klasse in
England, avec une première traduction en anglais à
New York en 1887 : The Condition of the Working
Class in England.
24. Linda Nochlin, Women Artists: The Linda Noch
lin Reader, Maura Reilly éd., Londres, 2015.
25. Black Male: Representations of Masculinity in
Contemporary American Art, Thelma Golden éd.,
(cat. expo., New York, Whitney Museum of American Art, 1994), New York, 1994.
26. Nochlin, 1995, cité n. 11.