2020-2021
BIODIVERSITE ET
CHANGEMENTS
GLOBAUX
L’évolution du Monde et L’Interaction entre Humain et Nature
RICHEL BENGONO
Géographe Physicien, Université De Yaoundé 1
SOMMAIRE
Référent scientifique : Gilles Boeuf, professeur à Sorbonne Université
SOMMAIRE ________________________________________________________________ 1
LES INTERVENANTS __________________________________________________________ 3
I.
INTRODUCTION AUX CHANGEMENTS GLOBAUX _______________________________ 5
II. L'EVALUATION GLOBALE DE LA BIODIVERSITE ET DES SERVICES ECOSYSTEMIQUES DE
L'IPBES (2019) _____________________________________________________________ 12
III.
LES REPONSES DE LE BIODIVERSITE AUX CHANGEMENTS GLOBAUX ____________ 18
Réponses évolutives aux changements globaux ______________________________________ 18
Réponses plastiques aux changements globaux : le cas des mésanges ____________________ 20
Réponses plastiques aux changements globaux : la phénologie foliaire ___________________ 23
Migrations en réponse aux changements globaux ____________________________________ 27
Le réarrangement des communautés en réponse aux changements globaux : des constats aux
prédictions ___________________________________________________________________ 28
Vulnérabilité des récifs coralliens au changement climatique : les leçons du passé __________ 31
Les transitions catastrophiques dans les écosystèmes _________________________________ 33
La flexibilité du vivant dans les scénarios de biodiversité ______________________________ 37
IV.
POSITION DES ACTEURS FACE A L’ENJEU « BIODIVERSITE » ___________________ 41
Les Acteurs Institutionnels _______________________________________________________ 41
Outils juridiques et économiques de gestion de la biodiversité __________________________________ 41
Adaptation aux changements globaux et conventions internationales ____________________________ 43
Les banques de développement face à l'enjeu "biodiversité" ___________________________________ 45
Les Acteurs Economiques ________________________________________________________ 47
Les acteurs économiques et les acteurs de l'innovation face à l'enjeu « biodiversité » _______________ 47
Les acteurs de l'énergie et de l'agriculture face à l'enjeu « biodiversité » __________________________ 50
Huile de palme, les clés d'un approvisionnement durable ______________________________________ 52
La Societe Civile _______________________________________________________________ 54
Associations, mobilisations et biodiversité : entre institutionnalisation et nouvelles formes de
contestations _________________________________________________________________________ 54
Les mobilisations urbaines environnementales ______________________________________________ 57
L’action Collective ______________________________________________________________ 60
Les acteurs de l'adaptation aux changements globaux _________________________________________ 60
La modélisation d'accompagnement pour accompagner la dynamique de biodiversité ______________ 62
La mise en discussion des enjeux de la biodiversité ___________________________________________ 66
Les Scenarios __________________________________________________________________ 67
Les avenirs possibles de la biodiversité _____________________________________________________ 67
V. BIODIVERSITE, CHANGEMENTS GLOBAUX ET SOCIETES ________________________ 71
Les Savoirs Locaux _____________________________________________________________ 71
Peuples autochtones et communautés locales en prise avec le changement _______________________ 71
Sociétés arctiques et subarctiques : adaptation et savoirs autochtones ___________________________ 73
Les feux anthropiques, anciennes pratiques et nouveaux services _______________________________ 76
Changements et biodiversité chez les autochtones des forêts d'Afrique centrale ___________________ 78
Savoirs locaux, femmes et biodiversité dans les Mascareignes __________________________________ 79
Les Représentations Sociales _____________________________________________________ 82
Changement climatique et cognition humaine _______________________________________________ 82
L’engagement _________________________________________________________________ 84
Vivre l’écologie : apprendre autrement la protection de la biodiversité ___________________________ 84
Ce document contient les transcriptions textuelles des vidéos du MOOC UVED « Biodiversité et
changements globaux ». Ce n’est donc pas un livre écrit au sens propre du terme ; le choix des mots,
l'articulation des idées et l’absence de chapitrage sont propres aux interventions orales des auteurs.
LES INTERVENANTS
Catherine Aubertin
Directrice de Recherche, IRD
Outils juridiques et économiques de gestion de la biodiversité
Adaptation aux changements globaux et conventions internationales
Serge Bahuchet
Professeur, MNHN
Changements et biodiversité chez les autochtones des forêts d'Afrique centrale
Nathalie Blanc
Directrice de Recherche, CNRS
Les mobilisations urbaines environnementales
Gilles Boeuf
Professeur, Université Paris Sorbonne
Les changements globaux
François Bousquet Chercheur, CIRAD
La modélisation d'accompagnement pour accompagner la dynamique de biodiversité
Anne Charmantier
Directrice de recherche, CNRS
Réponses plastiques aux changements globaux : le cas des mésanges
Frédérique Chlous
Professeur, MNHN
La mise en discussion des enjeux de la biodiv
Denis Couvet
Professeur, MNHN
Les acteurs de l'adaptation aux changements globaux
Les acteurs économiques et les acteurs de l'innovation face à l'enjeu "biodiversité"
Les acteurs de l'énergie et de l'agriculture face à l'enjeu "biodiversité"
Nicolas Delpierre
Maître de conférences, Université Paris Sud
Réponses plastiques aux changements globaux : la phénologie foliaire
Richard Dumez
Maître de conférences, MNHN
Les feux anthropiques, anciennes pratiques et nouveaux services
Laurent Gilbert
Directeur de l'innovation durable, L'Oréal Recherche & innovation
Huile de palme, les clés d'un approvisionnement durable
Jeanne Henin
Chef de projet, Agence Française de Développement
Vivre l'écologie : apprendre autrement la protection de la biodiversité
Frédéric Jiguet
Professeur, MNHN
Le réarrangement des communautés en réponse aux changements globaux : des constats aux
prédictions
Sonia Kefi
Chargée de recherche, CNRS
Les transitions catastrophiques dans les écosystèmes
Annamaria Lammel Maître de conférences, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis
Changement climatique et cognition humaine
Yann Laurans
Directeur Biodiversité, Institut du Développement Durable et des Relations Internationales
Les avenirs possibles de la biodiversité
Tiphaine Leménager
Responsable de l'équipe projet Biodiversité, Agence Française de Développement
Les banques de développement face à l'enjeu "biodiversité"
Sarah Marniesse
Responsable du Campus, Agence Française de Développement
Vivre l'écologie : apprendre autrement la protection de la biodiversité
David Mouillot
Professeur, Université de Montpellier
Vulnérabilité des récifs coralliens au changement climatique : les leçons du passé
Laurence Pourchez Professeur, INALCO
Savoirs locaux, femmes et biodiversité dans les Mascareignes
Ophélie Ronce
Directrice de recherche, CNRS
Réponses évolutives aux changements globaux
Migrations en réponse aux changements globaux
La flexibilité du vivant dans les scénarios de biodiversité
Marie Roué
Directrice de recherche, CNRS
Sociétés arctiques et subarctiques : adaptation et savoirs autochtones
Peuples autochtones et communautés locales en prise avec le changement
Luc Semal
Maître de conférences, MNHN
Associations, mobilisations et biodiversité : entre institutionnalisation et nouvelles formes de
contestations
Yunne Shin
Directrice de recherche, Institut de Recherche pour le Développement
L'évaluation globale de la biodiversité et des services écosystémiques de l'IPBES (2019)
I.
INTRODUCTION AUX CHANGEMENTS GLOBAUX
Gilles BOEUF
Professeur, Sorbonne Université
Nous allons parler des interactions entre l’humain et la nature sur un thème général :
L’évolution du monde. Et pour ceci, je vais partir de quelques écosystèmes particuliers.
En haut à droite, un morceau d’océan particulier, le corail, c’est le grand récif du grand sud en Calédonie,
dans le Pacifique, qui est un des écosystèmes marins au monde le plus riche en nombre d’espèces
ramenées à la surface : 5000 à 7000 espèces par kilomètre carré ici.
Je vous ai mis un peu l’équivalent terrestre en bas à gauche, une forêt tropicale, nous sommes en Guyane,
en Amérique du Sud où là on peut trouver dans la forêt primaire, peut-être 50 000 espèces au kilomètre
carré. Donc ce sont des écosystèmes extrêmement riches en nombre d’espaces ramenés à la surface.
Et je vous ai mis un cas un peu particulier en haut à gauche, une grande ville du monde, Shanghai en
Chine, 30 millions d’habitants, la moitié des Français, presque, dans un seul système particulier. Et c’est
vrai que l’humain, il a amené en fait cette nature sauvage de l’océan ou des continents vers les villes.
Et je vous ai mis en bas à droite, une image de la température du monde qui grimpe en ce moment, et
bien sûr, le climat a toujours changé. On le raconte souvent en fait, il a beaucoup aidé d’ailleurs la
biodiversité. Mais aujourd’hui, il change trop vite. Et cette accélération de la température crée, bien sûr,
des contraintes pour le vivant, et on va en parler là maintenant durant les minutes qui restent.
Alors, dans le changement global, il faut bien voir que tout est lié.
On va parler d’énergies, bien sûr, quelle énergie ? Quelle influence sur le vivant, sur la biodiversité ? On
va parler de climat, interaction climat-biodiversité, la pollution — c’est le grand mal des siècles juste
écoulés, l’actuel et les précédents en particulier — et surtout ce qui nous intéresse bien sûr ici, c’est les
interactions entre l’humain et la nature, entre les humains et les non humains. C’est pour ça que je vous
ai mis deux images : un système où il n’y a pas vie, ce sont les laves de volcan. Sinon, à part ce systèmelà, sur la terre la vie est partout. On trouve des bactéries dans les roches profondes, dans l’océan profond,
au sommet des montagnes, dans les sols bien sûr, dans l’océan évidemment. Et je vous ai mis des
éléphants aussi, du delta de l’Okavango, qui se réfugient ici dans cette zone du monde parce qu’ils savent
que c’est plus facile pour eux de vivre là, l’Okavango contient la moitié des éléphants d’Afrique du
monde aujourd’hui. Et je vous ai mis en bas quatre images, des bactéries, nous sommes une palette de
bactéries, ce sont les premières apparues sur la terre. Je vous ai mis des petites algues marines, des
dinoflagellés, car océan en a ramené beaucoup. Un petit tardigrade, qui est un petit peu mon chouchou,
c’est un tout petit animal qui fait entre 0,5 mm et 1,5 mm incroyablement résistant. Et je vous ai mis en
bas droite une image correspondant à un moment de ma vie qui m’a bouleversé. Nous étions à
Madagascar, dans le nord-ouest de l’île, à Mahajanga, dans une réserve de lémuriens que possède le
muséum. Et ce jour-là, en arrivant sur notre île, il y avait des familles dessus, quelques femmes, quelques
hommes, quelques enfants et on leur a demandé ce qu’ils faisaient là, bien sûr. Ils nous racontent une
histoire terrible, ils sont partis à pied de Tuléar plusieurs semaines auparavant, 800 kilomètres, parce
que chassés de chez eux, parce qu’il ne pleut plus, il n’y a plus d’arbres, pas d’agriculture, rien à manger,
on part. Et tous les jours, on se fait jeter. Et là, ils sont arrivés dans mon île des lémuriens qui n’ont rien
dit bien sûr. Et le dilemme est cruel pour nous parce que soit on les garde avec nous, parce que si on
parle avec eux c’est vrai, plus on parle avec eux, plus on les aime. Soit effectivement on les chasse, et
ce n’est pas facile. Et ce sont aujourd’hui, c’est une très belle image des relations entre l’humain et cette
nature.
Et nous repartons d’un papier de Paul Ehrlich quand il est reçu à l’académie royale des sciences en
Grande-Bretagne en janvier 2013, où il nous dit en fait : "Peut-on encore éviter un effondrement de nos
civilisations ? " Voilà. Le débat là-dessus est lancé.
Alors, quand on parle de biodiversité on imagine toujours ceci. Nous sommes ici sur un fragment de
plage de l’île de la Guadeloupe au mois de mai 2012, et là nous trouvons des microcrustacés dans le
sable, 2 mètres sous les fesses des touristes, c’est la biodiversité, oui. Quand on veut séduire, on montre
ça effectivement. Mais ce n’est pas que ça, parce que c’est beaucoup plus complexe que ça. La
biodiversité pour moi, c’est ça. C’est l’ensemble de toutes les relations que tous les êtres vivants ont
établi entre eux et avec leur environnement. Et bien sûr là-dedans, ici si j’enlève le nickel des couverts
et le verre des verres et des bouteilles, tout est vivant, tout est biodiversité. Les acariens des croûtes de
fromage, les levures, les bactéries. Et c’est quoi dites-moi un humain et surtout un Français, sans son
pain, son vin et son fromage ? Et l’humain, depuis les origines, a choisi en fait quelques espèces, comme
ici une vache par exemple, eh bien qui finit par poser des problèmes parce qu’elles sont extrêmement
populeuses sur la terre aujourd’hui : 1,4 milliard de vaches, qui donc en biomasse, font plus que la
biomasse des humains. Alors, bien sûr ça pose des problèmes, mais vous avez des civilisations à
Madagascar, en Inde, où on a des vaches, sans qu'on les mange. Donc ce n’est pas très, très simple.
Alors, je vais prendre trois écosystèmes pour parler de biodiversité, c’est beaucoup plus intéressant pour
moi que de parler d’espèces.
Le premier c’est une goutte d’eau de mer, je suis un marin, je m’y intéresse depuis les origines. On a
fait beaucoup d’expérimentations, Tara Océans nous ramène des milliers d’échantillons. Dans une
goutte d’eau de mer, où qu’on la prenne, qu’est-ce qu’on trouve ? Des centaines de milliers de micros
algues, ici au centre de l’image, ici, on trouve des millions de bactéries et des milliards de virus. Et
depuis l’origine de la vie, dans l’océan c’est la même chose. La vie apparaît sur la terre, on sait
maintenant il y a un peu moins de 4000 millions d’années. Et cette goutte d’eau de mer elle est
symbolique parce qu’elle est la même partout. Aujourd’hui dans l’océan, on a répertorié 13 % des
espèces connues, 250 000 sur les 2 millions qu’on connaît aujourd’hui.
Second écosystème, que je vous mets ici, c’est un fragment de sol. Où que vous soyez sur la Terre, ces
sols contiennent 2,5 tonnes de bactéries à l’hectare, 3,5 tonnes de champignons à l’hectare. Des
tardigrades, nos chouchous, des vers de terre bien sûr, des nématodes, des collemboles, des acariens.
Ces sols aujourd’hui représentent plus de deux fois le nombre connu d’espèces dans l’océan, de nos
connaissances, c’est-à-dire à peu près un quart des espèces connues sur la terre aujourd’hui. Et
l’agriculture moderne, avec ses poisons, a tué la moitié des sols. Donc là, il y a un énorme enjeu pour
l’humanité puisque bien sûr le grand enjeu c’est de nourrir, demain, 9 milliards d’humains.
Une goutte d’eau de mer, un fragment de sol, et mon troisième écosystème qui est un petit peu insolite,
c’est ça. C’est quoi ? C’est l’intestin d’un bébé humain à la naissance. Ça surprend un petit peu. Sachez
quand même que dans un corps humain vous avez, sur lui et dans lui, au moins autant de bactéries. Ici,
sur cette image, en fait je me suis beaucoup intéressé à quel moment un bébé humain va rentrer en
contact avec la Terre. Eh bien, c’est au moment de la rupture de la poche des eaux, quand la maman est,
durant son accouchement, que ces bactéries du tractus de la maman vont se précipiter pour aller, dans le
bon sens du terme, contaminer ce bébé. Un bébé humain il met 2 années pour stabiliser sa flore
intestinale, et on sait maintenant que c’est en train de changer. 300 maladies nouvelles en France depuis
1940. Pas toutes, mais une grande partie en relation avec ces bactéries qui vont changer pour des raisons
d’alimentation et des raisons de sur-traitement par les antibiotiques. Alors ici, c’est un peu curieux ce
que je vous montre maintenant, c’est sur la même image de mon bébé, de son intestin, des images de
l’expédition Tara Océans. Vous avez l’image de Tara en haut à droite et à gauche, on vous a mis en bleu,
des gènes n’existant que dans le plancton de l’océan. Et en rouge orange, à droite, des gènes du bébé. Et
regardez en gris, on a 1/3 de nos gènes qui sont communs entre les cellules végétales du plancton, le
phytoplancton, et un bébé humain à la naissance, dans son intestin. Donc on a beaucoup regardé les
relations entre les bactéries d’intestin humain et celle de l’océan, et c’est extrêmement intéressant. Et ça
relance la démonstration du fait que l’humain appartient profondément à cette nature. Arrêtons
d’imaginer un humain et ici une nature à côté. On est dedans, on ne mange que du biologique, on ne
coopère qu’avec du biologique, et regardez, évidemment, on est tout à fait liés à cette nature qui nous
entoure. Et l’humain a, au sein de chaque corps humain, un petit océan, 3 fois moins salé que l’océan en
vrai.
Alors, à quel moment cet humain a-t-il commencé à se séparer de cette nature qu’on évoquait ?
Domestication du feu, on est en Afrique vers 1,5 million d’années. Ça va permettre à l’humain en fait
de laisser à distance les grands prédateurs. Ça va lui permettre de sortir de l’Afrique, il y avait des
grandes vagues de froid en Europe, en Asie à l’époque. Ça va lui permettre aussi de durcir les épieux de
chasse et de guerre et aussi bien sûr plus tard, de cuire les aliments. Et quand vous consommez une
viande sur un cadavre de zèbre tué par des lions 10 jours avant, il vaut mieux effectivement la cuire
avant de la consommer.
La deuxième grande date, c’est le néolithique. C’est le moment où l’humain s’arrête de bouger, il ne
reste plus qu’Homo sapiens sur la terre, alors que le feu a été domestiqué par d’autres humains, par des
erectus, et là, 8000 - 14 000 ans, on va s’arrêter. Les femmes font beaucoup de bébés et on va inventer
domestication et également culture, agriculture. Et on va commencer à avoir des impacts très forts sur
l’environnement.
La troisième date c’est l’invention de la machine à vapeur. On passe en fait du cheval animal au cheval
vapeur, la première locomotive aux États-Unis. Et puis après, une date qui m’intéresse beaucoup, c’est
Hiroshima et Nagasaki. Pourquoi ? Parce que c’est la première fois où, grâce à sa technique, ses
connaissances, l’humain crée un événement de l’ordre de grandeur d’une grande catastrophe naturelle
sur un site précis. Et c’est aussi le moment où l’explosion de la démographie va se produire. Nous étions
2,5 milliards d’humains. On a multiplié par plus que 3, on va multiplier par 4 la population humaine sur
moins d’un siècle, ce qui est bien sûr considérable.
Et la dernière remarque que je ferai à ce niveau c’est la proposition par un prix Nobel de chimie, qui
s’appelle Paul Crutzen en 2000, le terme "Anthropocène". La portion de l’histoire de la Terre durant
laquelle le plus puissant moteur de l’évolution n’est plus la température, le sel de l’océan ou la durée du
jour, c’est la présence de l’humain avec tout ce que je racontais tout à l’heure. Alors, on peut le faire
démarrer à différentes époques, à la machine à vapeur, au néolithique ou beaucoup plus récemment
justement, à ce que j’évoquais sur Hiroshima et Nagasaki. Et l’humain a évolué par rapport à ce monde
animal par sa technique. J’aime beaucoup le terme de Homo Faber que Dominique Bourg utilise
souvent, et puis Edgar Morin aussi. L’homme sait construire. J’ai une montre, vous êtes face à un
téléviseur, vous écoutez des radios. Ça, c’est l’humain ça, effectivement. Et ça, les événements qui vont
permettre à l’humain d’arriver à ceci sont toujours liés à des techniques. La première technique c’est le
biface, un caillou bien taillé qu’on se passe de père en fils sur des générations. Avec ça on va gratter, on
va tuer, on va arracher, c’est l’outil essentiel. Et pour moi, ça va basculer au moment de l’invention de
l’arme de jet, un propulseur, un arc et des flèches, une lance. On se tient à l’écart du prédateur et souvent,
si on doit tuer un rhinocéros ou un sanglier pour rester chez nous, avec un biface, croyez-moi il a ses
chances. Et après bien sûr, ça va être l’invention de la poudre noire et des armes à feu. Quand je vois
des gamins de 15 ans aujourd’hui au Congo, qui tuent les éléphants ou les rhinocéros avec des
kalachnikovs… vous mesurez cette domination que l’humain pense avoir sur les systèmes vivants. La
roue, la roue vers 8 000 ans, permettra à l’humain de transporter sur de grandes distances des charges
très lourdes. Et vous voyez que vous avez une relation directe avec la courbe démographique. Donc
l’invention des métaux, l’invention effectivement plus tard des vaccins, puis après des avions, puis après
des ordinateurs, tout ça va expliquer l’explosion de la capacité de l’humain à tenter, à imaginer dominer
cette planète.
Et c’est vrai aujourd’hui que cette biodiversité est en danger.
Elle l’est parce qu’effectivement vous avez des questions de destruction des écosystèmes ou de pollution
partout. Vous avez également des problèmes qui sont liés à la surexploitation des stocks. Les meilleurs
exemples sont les pêches maritimes en mer et la forêt tropicale sur les continents. Des problèmes qui
sont liés à la dissémination de tout et partout. On transporte tout partout, là je vous ai mis un dinoflagellé
qui fait le tour du monde dans des bateaux géants alors qu’elle est capable de produire une toxine qui
tue un humain en 20 minutes. Il s’appelle Alexandrium, et puis des petites microalgues ici emmenées
en mer Noire, et qui ont effondré les pêcheries d’anchois de la mer Noire, alors que cette cellule venait
des États-Unis. Et enfin le climat, mais je ne le mets qu’en dernier. Le climat qui change bien sûr aussi
explique ce qui se passe. Mais le climat qui change se surimpose à ce qu’on continue à faire : on détruit,
on pollue, on dissémine, et on surexploite. Et donc on en arrive en fait, aux 7 plaies de la crise écologique
aujourd'hui telle qu'elles sont définies : un productivisme agricole. On peut changer, on peut faire
différemment sans empoisonner les gens. L'eau potable. Faisons mieux, nous sommes faits d'eau. Un
bébé humain, trois quarts d'eau, notre cerveau 80 %. Donc, cette eau elle est absolument vitale pour
l'humanité, c'est la première molécule du vivant avant encore l'ADN. La pêche. Pêcher, c'est excellent.
Surpêcher c'est stupide, là aussi on peut changer. On sait ce qu'il faut faire. La déforestation aussi,
arrêtons de couper ces forêts tropicales qui s'en vont à la vitesse de la surface de la Grande-Bretagne
chaque année. La biodiversité qui s'effondre. Ça, il faut absolument la garder avec nous, elle est vitale,
nous en sommes faits. Et nous la consommons et nous en vivons en permanence. Que serait l'économie,
y compris française, sans la biodiversité, le tourisme, la gastronomie, les produits cosmétiques ? C'est
absolument vital pour nous. Et la toxicité des produits qu'on émet partout qui nous posent de graves…
on s'empoisonne en permanence, avec des maladies nouvelles apparues grâce à la pollution des sols, de
l'eau, de l'océan bien sûr, ou de l'air aussi.
Tout ceci c'est gérable si l'humain utilise cette technique pour améliorer la situation.
La seule où c'est trop tard, c'est celle-ci, le changement climatique. C'est trop tard, il fallait s'en occuper
avant. Ce qu'il faut qu'on fasse aujourd'hui, c'est tout faire pour limiter les dégâts. Nous avons déjà pris
0,85 degré, il ne faudra pas dépasser 1,5 à 2 degrés. C'est le grand enjeu, bien sûr, des accords
internationaux d'aujourd'hui. Dans les années à venir, parler bien sûr d'agriculture, c'est évident. Et là
c'est vrai que demain nourrir 9 milliards d'humains, ne pas gaspiller l'eau, ne pas intoxiquer les gens, ne
pas augmenter indéfiniment les surfaces agricoles, ne pas gaspiller l'eau, bien entendu. Et surtout faire
de la polyculture dans des conditions beaucoup plus acceptables. Avec une harmonie beaucoup plus
grande avec les sols, et avec cette nature. Donc de vrais programmes de recherche qu'on a développés
pour le monde agricole. Avec bien sûr les paysans eux-mêmes qui s'y mettent. Les gens n'ont pas envie
d'empoisonner les autres. C'est une question d'organisation des systèmes. On peut vraiment y parvenir
également sur nos latitudes, bien entendu. Au niveau marin, c'est un petit peu la même chose aussi.
Avec, ici, une image de mon ami Philippe Cury qui nous montrait que surpêcher les poissons pélagiques
amène à l'effondrement des oiseaux qui les mangent, des baleines, ou des poissons de bout de chaîne
qui les consomment aussi. C'est grave pour les pêcheurs parce que les pêcheurs aussi aiment bien pêcher
des thons, qui se vendent très cher. Si ces poissons pélagiques disparaissent, le zooplancton explose, il
n'est plus consommé. Il consomme tous les phytoplanctons, et ces phytoplanctons, on le sait, c'est le rôle
de l'océan vivant. Ils jouent un rôle important dans la capacité de l'océan à fixer le gaz carbonique. Si
l'océan n'est pas vivant, il ne joue pas du tout le rôle qu'on lui connaît sur la régulation du climat. Il faut
absolument le garder vivant avec nous.
Alors, le changement climatique, ça se traduit par quoi ? Ça se traduit par les températures de l'air et de
l'océan qui augmentent, ça, c'est clair. La fonte des glaciers, dramatiques en ce moment. Les glaciers en
Amérique du Sud fondent beaucoup plus vite que les glaciers européens. On a perdu en Amérique du
Sud en 60 ans ce que nous, on avait perdu en 3 siècles en Europe. Ce sont les cyclones tropicaux de plus
en plus violents et de plus en plus fréquents : fortes pluies, inondations. Ce sont également de longues
périodes de sécheresse. Et les climatologues nous disent en fait, à 9 mois de sécheresse, vont succéder
quelques jours de pluie intenses et ça c'est dramatique bien sûr, pour l'agriculture. Et s'il n'y a pas
d'agriculture, les humains qu'est-ce qu'ils font ? Ils s'en vont, ils migrent. C'est aussi la chute de l'oxygène
dans l'eau. Plus l'eau est chaude, moins elle contient d'oxygène, c'est aussi la remontée des niveaux de
la mer. Et vous savez que 55 % des humains vivent au bord de la mer aujourd'hui. Cherchez les grandes
villes qui ne sont pas au bord de l'océan. Et c'est la signification générale de l'océan. Le drame c'est que
l'océan fixe du CO2. Mais en contrepartie, il fait de l'acide carbonique qui acidifie l'océan. Et ça, c'est
un gros problème pour la croissance du corail ou des coquilles du coquillage. Au niveau marin, c'est la
remontée des niveaux de la mer. Vous voyez ici qu'au départ, il y a 19 000 ans, au moment où je vous
parle là, il y a 19 000 ans, où que vous soyez, l'eau est 125m plus basse et la température 4° plus basse.
Donc ça a commencé à augmenter beaucoup vers 19 000 ans, la fin des grands glaciers. Ça a remonté
très, très fort pendant vers 10 000 ans. Et puis ça s'était un peu arrêté depuis 5 000 ans. Mais là, ça
reprend. Avec le changement climatique, il y a la température qui augmente. Nous avons pris ici, vous
le voyez, 6,5 centimètres depuis 1992, ce qui est considérable. L'océan remonte trois fois plus vite qu'il
y a 30 ans. Vous voyez aussi les questions d'acidification sur la courbe qui est au milieu, ici à gauche.
Et ici, ces bâtiments en France, on n'est pas dans le Pacifique, menacés par la remontée directe du niveau
de la mer.
Alors, un aspect qu'on oublie beaucoup, mais qui est très important en fait c'est les relations entre
le changement climatique, l'effondrement de la biodiversité et les maladies que l'humain
aujourd'hui présente.
Tout à l'heure, je disais, 300 maladies nouvelles depuis 1940, avec des origines liées à l'homme. L'âge,
on vit plus longtemps. Exposition au soleil, dramatiques les cancers de la peau. Les pollutions
atmosphériques qui tuent 1000 personnes par jour en Chine aujourd'hui. Les pollutions atmosphériques,
mais aussi des sols, et de l'eau. Et puis les infections bactériennes et virales qui reprennent pour certaines
et qui apparaissent pour d'autres. Le risque des maladies dites auto-immunes. Des problèmes de
thyroïdes comme jamais on en a eu. Et c'est vrai là que, on sent, on perçoit une relation avec le
changement climatique et avec la diversité qui s'en va. Le risque métabolique, la température augmente.
Tout ceci pour vous amener à une réflexion sur le fait que ces maladies se régénèrent. Elles ne sont pas
forcément nouvelles, mais elles sont beaucoup plus importantes depuis la fin des années 70, et surtout
des maladies nouvelles qui n'existaient pas. Des hépatites par exemple, le SIDA dont on parle souvent
aussi. Et tout ceci amène l'humain à être dans une situation très exposée à ces pathologies nouvelles. Le
risque majeur aujourd'hui pour nous, c'est la pauvreté. Le développement durable ne pourra pas se faire
sans une éradication de la pauvreté et les maladies qui y sont associées pour les gens qui ont des
problèmes, bien évidemment, dans ces conditions.
Alors, qu'est-ce que peut faire un écologue ?
Réfléchir à ces perturbations sur les écosystèmes. Là, je vous ai mis sur cette courbe, à gauche, c'est la
résistance. On agresse les écosystèmes : un morceau d'océan, un fleuve, une forêt, tout ce que vous
voulez, une prairie. Si on le détruit, c'est fini, on n'en parle plus. Admettez bien que pour pouvoir résilier,
revenir à un état qui ressemble un petit peu à ce qu'il y avait avant, il faut avoir survécu. Donc, résistance
d'abord. Et si on n'est pas entièrement détruit, résilience. On revient à quoi ? Et ça, il faut absolument
qu'en écologie on soit capable de prévoir ces évolutions. Je vous ai mis les abeilles ici qui sont un bel
indicateur des changements divers. Et à droite des méduses marines, qui sont en train d'envahir l'océan.
Donc, comment on répond aux perturbations ?
Eh bien pour terminer, je vais faire appel à un grand philosophe, un ami que j'aime beaucoup qui
s'appelle Edgar Morin, qui avec Patrick Viveret avait écrit ce livre en 2010 : "Comment vivre en temps
de crise". Il dit : "La terre est un vaisseau spatial avec 4 moteurs : la science", pour un scientifique c'est
bien, "la technique, l'économie, et le profit". Bon, être capitaliste, pourquoi pas. Capitalisme encadré,
bien entendu. Et chacun de ces moteurs, il peut être très bénéfique pour l'humanité, mais il peut être
aussi très délétère. Et là, il faut qu'on s'y penche un peu. Il dit Edgar Morin, et moi qui ne suis pas
catastrophiste, bien sûr, je sursaute : "Le probable aujourd'hui est catastrophique, il est que nous allons
vers l'abîme si on continue comme on fait aujourd'hui". Mais rapidement, il se reprend, ce que j'aime
beaucoup chez lui bien sûr. Et il dit finalement : "regardez un petit peu la situation aujourd'hui, il y a
toujours eu de l'improbable dans l'histoire de l'humanité et heureusement !" Le futur n'a jamais joué. Et
c'est là qu'il faut que tous ensemble, on prenne conscience de ceci. Mais qu'on commence à agir tout de
suite. Et en fait, le propre de la métamorphose dont l'humanité a besoin, comme toute création, c'est que
ce n'est pas prévisible. Qu'est-ce qu'il nous faut ? Une conscience humanitaire, planétaire, pas que nos
groupes ethniques à nous. Et c'est là que des scientistes aujourd'hui disent des choses horribles qui vont
amener à l'oubli d'une grande partie de l'humanité, c'est très important. Et finalement, quand on regarde
ça, il dit : nous sommes "homo faber". On est pas mal démens en ce moment, on n'est toujours pas
sapiens. Et c'est là que nous sommes vraiment en lutte pour devenir sapiens durant ce XXIème siècle.
Et là je vais revenir à quelqu'un qu'on aime beaucoup, il s'appelle Sri Aurobindo, c'est l'un des grands
penseurs indiens. 1915, à l'époque, il n'y a ni écologie ni écologisme. Il dit en fait que l'humain crée
tellement de perturbations sur le milieu qui l'entoure que le développement gigantesque de la vie
extérieure à l'humain, il faut qu'il change. Un changement intérieur, bien sûr de l'humain, c'est très
important. Il faut qu'on y réfléchisse tous. Et il dit : si on veut survivre, il nous faut une transformation
radicale, c'est ça qui est important, de la nature humaine. Et ça, il faut passer par là. Et vous voyez que,
en rebondissant là-dessus, on va relier de la science de base à des observations avec de la philosophie.
Et c'est très important de relier les sciences humaines et sociales, bien sûr, aux sciences dures ou aux
sciences effectivement, de développements divers et variés.
Sinon, ça va se terminer comme ça. Ce sont des projections de l'Europe sur le changement climatique et
sur les pertes de diversité. C'est l'agence européenne de l'environnement qui nous dit que si on ne tient
pas compte de tout ça, ça se finira bien sûr par des migrations de la flore, de la faune. Il y a les poissons
qui migrent dans l'océan, mais aussi, bien sûr, des humains. C'est déjà commencé. 11 % des guerres sont
déjà aujourd'hui déclenchées à cause du changement climatique. Le lac Tchad qui s'assèche. C'est une
catastrophe. La guerre de Syrie qui commence en 2011 fait suite aux 12 pires années de sécheresse qu'ait
connu le croissant fertile depuis 3 siècles. Donc ce ne sont pas des histoires d'écolos farfelus ce que je
vous raconte ici. Ce sont vraiment des choses qui sont absolument essentielles pour l'avenir de
l'humanité. S'engager tous pour changer ! Encore une fois, on ne pourra pas s'adapter si on n'accepte pas
de changer. Rôle de l'entreprise, rôle de la ville, de la région, avec un développement humain, il faut
créer des emplois, c'est bien évident, avoir du plaisir à être là, à vivre là, chez soi. Ne pas être obligé de
partir, c'est extrêmement important. Sans, bien sûr, détruire les milieux. Avec une harmonie beaucoup
plus grande que ce qu'on fait à l'heure actuelle, parce qu'on vit dans les villes. Donc, une économie
différente basée, non pas sur le profit, sur la destruction de la nature, ou sa surexploitation. Ça peut se
faire, mais il faut changer, bien sûr, pour faire ça. Et l'entreprise est importante parce qu'elle joue un rôle
clair. Parce que vous y allez beaucoup plus souvent finalement que dans beaucoup d'autres endroits. Et
il faut absolument que la région, la ville ou l'entreprise puissent évoluer et changer dans un contexte de
changement international.
Et je vais finir en fait, sur une image qui est la fin des accords de Paris.
Nous étions le 12 décembre 2015, le président Fabius et monsieur Ban Ki Moon annoncent la réussite
des accords de Paris, ce qui est fabuleux : 195 pays, réussite diplomatique, réussite bien sûr, également
générale, c'est très important. Mais aussi, se poser des questions sur ce qui va être fait par la suite. Et je
termine par une image sur un moment qui m'avait bouleversé à l'époque des accords de Paris. C'était le
moment où on s'est loggé dans la grande salle des Nations Unies, donc je pense que c'était l'Action Day,
le 2 ou le 4 décembre 2015. On se met en relation avec la station spatiale internationale, et là, il y a deux
cosmonautes dedans. Un Américain, et un Russe. Et qu'est-ce qu'ils nous disent ? Ça m'a beaucoup
beaucoup touché. Ils nous disent voilà : vous discutez du futur de la Terre. Et après, bien sûr, les accords
de Paris, le 22 avril 2016, aux Nations Unies, on a décidé de la ratification des accords de Paris, qui ont
été ratifiés et qui sont entrés en activité le 4 novembre 2016. Ils nous disent voilà : "c'est important ce
que vous faites. Nous, on a une petite fenêtre face à nous. Et à travers ce petit hublot, nous voyons la
totalité du globe terrestre, avec son merveilleux océan bleu, et qu'estce qu'on voit en ce moment ? On
voit les forêts d'Indonésie en train de brûler. On voit le nuage de pollution sur la Chine, on voit la
pollution dans le golfe du Mexique, et on voit l'Afrique en train de devenir un désert.
Alors, dépêchez-vous !
II.
L'EVALUATION GLOBALE DE LA BIODIVERSITE ET
DES SERVICES ECOSYSTEMIQUES DE L'IPBES (2019)
Yunne Shin
Directrice de recherche à l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD)
Bonjour, je vais vous présenter les grandes lignes de l'évaluation globale de l'IPBES sur la biodiversité
et les services écosystémiques. D'ailleurs, vous avez peut-être entendu parler de ce rapport, de près ou
de loin, et je vais commencer par vous présenter l'IPBES de manière assez succincte.
L'IPBES, qu'est-ce que c'est ?
C'est la plateforme, entre science et politique, sur la biodiversité et les services écosystémiques. Son
fonctionnement a été inspiré de celui du GIEC. Le GIEC en français, l'IPCC en anglais. En quelque
sorte, l'IPBES est à la biodiversité ce que le GIEC est au changement climatique. Sa mission est de
renforcer les connaissances scientifiques pour informer la prise de décision concernant la conservation
et l'utilisation durable de la biodiversité. Le rapport global de la biodiversité et des services
écosystémiques de l'IPBES est une étape majeure. C'est un travail colossal qui s'est étalé sur trois ans. Il
s'appuie sur l'expertise de 500 scientifiques, sur près de 15 000 publications scientifiques, mais aussi,
fait assez inédit, il intègre un grand nombre de savoirs émanant des peuples autochtones.
Que nous apprend ce rapport ?
Il nous apporte de multiples évidences, de multiples preuves que la biodiversité s'effondre. En effet, la
nature est dégradée à un taux et à une échelle sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Pour s'en faire
une idée, il est toujours bon d'avoir quelques chiffres en tête.
Par exemple, 75 % de la surface des terres sont altérées de manière significative par les activités
humaines ; 66 %, donc deux tiers de la surface des océans, subissent des impacts négatifs croissants ;
nous avons perdu plus de 85 % des zones humides depuis le XVIe siècle. Pour vous donner une autre
idée de l'ampleur des impacts des activités humaines sur la nature, il faut savoir que les cultures et
l'élevage, pour notre alimentation, couvrent un tiers de la surface des terres, et trois quarts des ressources
disponibles en eau.
Le rapport IPBES estime, au-delà des habitats, mais aussi pour les espèces vivantes, que 1 million
d'espèces animales et végétales sont menacées d'extinction. Sur cette figure, vous voyez, à droite, le code
couleur des catégories de vulnérabilité établi par l'IUCN. L'IUCN, c'est l'Union Internationale pour la
Conservation de la Nature, et l'on voit par exemple sur ce graphique que plus de 40 % des amphibiens,
plus de 30 % des récifs coralliens, et plus de 30 % des requins sont menacés d'extinction.
En fait, le taux d'extinction global est estimé être de 10 fois à 100 fois plus élevé que le taux d'extinction
naturel des 10 derniers millions d'années. Sur ce graphe, vous voyez par exemple le pourcentage cumulé
des espèces qui se sont éteintes depuis le XVIe siècle. Les espèces animales, avec en tête, les amphibiens
et les mammifères. Tout en bas de la figure, vous voyez en grisé le taux, le pourcentage d'espèces qui se
sont éteintes naturellement.
Avec ces espèces, ce que nous perdons vraiment, ce sont des millions d'années d'évolution, des branches
entières de l'Arbre du Vivant. On peut penser qu'il est difficile de préserver la biodiversité aujourd'hui,
mais ce qu'on sait avec certitude, c'est qu'il sera encore beaucoup plus difficile, sans commune mesure,
de préserver la biodiversité, et de la restaurer, si nous continuons à ce rythme effréné d'extinction des
espèces.
Pourquoi se soucier de tout ça ?
Il faut s'en soucier pour la nature, bien sûr, pour elle-même, mais il faut s'en soucier aussi pour nous, les
humains, puisque la nature sous-tend notre qualité de vie à tous. La nature, la biodiversité, c'est beau,
mais ce n'est pas que beau, c'est l'air que nous respirons, l'eau que nous buvons, c'est la nourriture que
nous mangeons, c'est notre santé à tous, c'est source d'innovations technologiques également, mais c'est
aussi source de régulation du système Terre. C'est la régulation de notre climat, c'est la protection contre
les évènements extrêmes, mais c'est aussi l'ancrage de nos cultures, c'est l'ancrage de notre identité, c'est
source d'inspiration, de cohésion sociale, de bien être. La nature, c'est tout ça à la fois. C'est ce qu'on
appelle les services écosystémiques, c'est notre assurance vie à tous, et c'est bien au-delà. Les services
écosystémiques, ou encore les contributions de la nature aux sociétés humaines, vous en avez un tableau
ici. Typiquement, on les catégorise en trois catégories. C'est-à-dire, les contributions de régulation, les
contributions matérielles et les contributions non matérielles.
Ce que montre le rapport IPBES, c'est qu'on n'a jamais autant extrait de biomasse, de ressources
naturelles, de bois, de poissons, de nourriture, etc., de la nature, depuis 50 ans. Là, vous le voyez en vert,
les flèches qui montent, c'est les contributions matérielles. Mais cela s'est fait au détriment de toutes les
autres contributions de la nature aux sociétés humaines, incluant les contributions de régulation et les
contributions non matérielles.
Il y a plusieurs moteurs de dégradation de la biodiversité et de ses services écosystémiques. On a
coutume de distinguer, tout d'abord, les facteurs directs d'impact. Le rapport montre que pour les
écosystèmes terrestres, et les écosystèmes d'eau douce, le facteur d'impact le plus important, c'est
l'utilisation de la terre, les changements d'usage des terres. Par exemple, les changements de pratiques
agricoles, les changements de culture, les reboisements, les restaurations de systèmes naturels, ou encore
l'étalement urbain. Pour les écosystèmes marins, c'est différent. Le facteur d'impact le plus important,
jusqu'à présent, a été la pêche. Il faut, bien sûr, ne pas oublier les autres facteurs d'impact que sont la
pollution, le changement climatique et les espèces invasives. D'ailleurs, les modèles scientifiques
montrent que le changement climatique sera amené à avoir des impacts amplifiés, voire les impacts les
plus importants sur la biodiversité dans les décennies à venir.
On a tendance à se focaliser sur ces facteurs d'impact directs, et à gérer ces facteurs d'impact directs, et
cela de manière sectorielle. Or, à la racine de tout cela, il y a ce qu'on appelle les facteurs sources : les
facteurs d'impact indirects. En anglais, les "Indirect Drivers". C'est par exemple la croissance
démographique ; ce sont nos modèles économiques ; notre évolution technologique ; l'organisation et le
fonctionnement de nos institutions ; nos modes de gouvernance ; mais aussi l'occurrence, non
indépendante, de conflits, de guerres et d'épidémies. Tous ces facteurs indirects sont sous-tendus, bien
entendu, par un ensemble de valeurs sociales. Remarquez, ici, que tous ces facteurs indirects d'impact
sont les mêmes que ceux qui sont à l'origine du dérèglement climatique. On a un ensemble d'outils
scientifiques, qu'on appelle des modèles et des scénarios, qui permettent de mettre en relation ces
facteurs indirects d'impact avec les facteurs directs d'impact - je le rappelle que sont le changement
climatique et la pêche - et, en bout de chaîne, les impacts sur la biodiversité et les services
écosystémiques.
Ces outils que sont les modèles et les scénarios sont utilisés pour explorer, pour prévoir, pour projeter
un ensemble de futurs plausibles de la biodiversité et des services écosystémiques. Cette jolie chouette
harfang, qui est perdue dans la neige, ferme les yeux. Peut-être qu'elle est effrayée, qu'elle ne veut pas
voir le futur qui l'attend, ou qui nous attend. Ici, je vais vous montrer les rapports, les résultats très
agrégés qui sont évalués par le rapport IPBES, qui présentent ce que pourraient donner trois grands
scénarios archétypaux de notre futur.
Le premier scénario, c'est l'optimisme économique ; le deuxième scénario, la compétition régionale ;
enfin, le troisième, un scénario de développement durable. Le nom de ces scénarios parle de lui-même
quant aux hypothèses qui sont sous-jacentes à chacun des scénarios. Ce que les résultats des modèles
montrent, c'est que les trois scénarios aboutissent à une augmentation des contributions matérielles de la
nature. C'est-à-dire qu'on va continuer à exploiter de plus en plus la nature, les ressources, le bois, la
nourriture, etc. Ça se traduit, ici, sur le graphique avec une augmentation, vous voyez les barres jaunes.
Dans le même temps, on a une baisse de la biodiversité dans les trois scénarios. Cette baisse est en rouge
sur ce graphique, mais on voit que les tendances sont plus ou moins grandes selon les scénarios
considérés. Remarquez que, justement, pour le scénario de développement durable, les tendances sont
atténuées. Plus encore, ce qui est très intéressant, c'est que pour le scénario de développement durable,
on a une inversion de tendance pour les services écosystémiques de régulation du système Terre. C'està-dire qu'alors que les deux autres scénarios produisent des tendances négatives, dans le scénario de
développement durable, on aboutit à une tendance positive.
En conclusion, je dirais que le rapport IPBES est un véritable appel à l'action, puisqu'il montre que seuls
des changements majeurs de nos économies, de nos gouvernances, de nos valeurs, de nos modes de vie,
de nos modes de consommation, de nos modes de production permettront d'inverser les tendances
négatives. Les connaissances et les outils existent, des réussites locales sont documentées dans le rapport
IPBES, que je vous invite à consulter. Ces solutions doivent être, maintenant, déployées à grande
échelle, à tous les niveaux de la société, et ce, de manière intersectorielle. La mise en œuvre de ces
changements est bien sûr urgente. Elle est difficile, certes, mais le rapport IPBES nous montre qu'elle
est possible. Retenez que la biodiversité, ce n'est pas qu'un enjeu environnemental, mais c'est aussi un
enjeu sociétal, économique, moral et éthique.
III.
LES
REPONSES
DE
LE
BIODIVERSITE
AUX
CHANGEMENTS GLOBAUX
Réponses évolutives aux changements globaux
Ophélie Ronce
Directrice de recherche, CNRS
Des changements génétiques rapides, sur divers organismes, sont liés à la circulation dans les
écosystèmes de substances toxiques nouvelles introduites par l'homme, de façon intentionnelle ou non ;
qu'il s'agisse d'antibiotiques, de divers pesticides, ou de pollution par les métaux lourds. L'évolution de
la résistance aux insecticides chez de nombreuses espèces de moustiques, dont le moustique tigre
représenté ici, fournit à cet égard un exemple intéressant d'adaptation génétique rapide à des
modifications d'environnement par l'homme. L'utilisation massive de pesticides depuis les années 1950
a conduit à la sélection quasi systématique de résistance chez les organismes cibles, comme chez les
organismes non cibles. Le moustique Culex pipiens a été traité majoritairement aux insecticides
organophosphorés, à l'échelle mondiale. Différentes mutations, permettant au moustique de survivre
malgré la présence d'insecticides, sont apparues de façon répétée et indépendante à travers le monde. Un
des mécanismes de la résistance aux insecticides est la surproduction d'enzymes de détoxification,
appelés les estérases. Cette surproduction peut être liée à la multiplication du nombre de copies des
gènes des estérases dans le génome des moustiques.
Une dizaine de mutations de ce type sont connues dans le monde.
Dans la région de Montpellier, la fréquence des mutations conférant la résistance aux insecticides
organophosphorés a été suivie pendant près de 40 ans. On voit sur ce graphique que la fréquence des
moustiques porteurs de gènes de résistance a très rapidement augmenté, suite à l'utilisation massive des
insecticides.
On a également assisté au remplacement, au cours du temps, des premiers gènes de résistance, par des
variantes génétiques différents, survivant tout aussi bien en présence d'insecticides, mais ayant de bien
meilleures performances dans les zones non traitées. Cette évolution du coût de la résistance aux
insecticides compromet nos options de gestion, afin d'éviter que tous les moustiques ne deviennent
résistants aux insecticides et que ces insecticides ne deviennent inutiles.
L'évolution de la résistance aux insecticides chez les moustiques permet également de mieux
comprendre les limites de l'adaptation génétique. En effet, il faut d'abord qu'une mutation salvatrice
existe dans la population concernée, qu'elle y soit apparue localement, ou qu'elle y ait été introduite par
migration. Ensuite, l'adaptation dans un environnement stressant, tel que celui d'un environnement
exposé aux insecticides, est le résultat d'une course entre le déclin de la population, et la vitesse
d'évolution de celle-ci. Il faut qu'un variant génétique favorable, permettant la survie dans ce nouvel
environnement, atteigne une fréquence élevée, avant que la population ne s'éteigne : on parle alors de
sauvetage évolutif. On voit illustrée ici sur ce graphique, la trajectoire simulée, de 1000 populations
soumises à un tel environnement stressant, causant leur déclin initial. Les trajectoires bleues montrent
des populations où l'adaptation a été assez rapide, permettant d'évoluer la capacité à croître en
environnement nouveau, après une période de déclin initial. Néanmoins de nombreuses populations, les
trajectoires orange, se sont éteintes, avant d'avoir pu évoluer de telles adaptations. On voit donc que la
simple existence de variantes génétiques adaptées à un environnement nouveau, ne suffit pas à garantir
la survie à long terme de la population dans cet environnement.
L'augmentation des températures continue, liée au changement climatique, confronte les espèces à un
autre type de défi adaptatif. Pour persister localement, une population doit alors s'adapter en permanence
à un environnement changeant perpétuellement, comme Alice au Pays de la Reine Rouge, dans le célèbre
roman de Lewis CAROLL, qui doit courir pour rester sur place. Dans ce contexte, pour persister, une
population doit évoluer vite.
La vitesse d'évolution d'une population dépend de la diversité génétique présente dans cette population.
On peut ainsi définir une diversité génétique critique, en dessous de laquelle la population ne peut pas
s'adapter assez vite, et est vouée à l'extinction. Sur ce graphique sont représentées les prédictions d'un
modèle d'adaptation à un environnement changeant perpétuellement, montrant la diversité génétique
critique en dessous de laquelle la population ne peut échapper à l'extinction, en fonction de la fécondité
de l'espèce, et pour différentes vitesses du changement environnemental, représentées ici par les courbes
de différentes couleurs. Plus l'environnement change vite, plus il est difficile d'échapper à l'extinction.
Des populations de grande taille comme celle du moustique, contenant une grande diversité de
génotypes, et produisant chaque année de très nombreux descendants, peuvent donc s'adapter à des
environnements qui changent vite.
Ce n'est donc pas un hasard si la plupart des cas de sauvetage évolutif observés dans le contexte des
changements globaux, concernent des populations avec des grands effectifs, à forte fécondité, et avec
des temps de générations courts. Inversement, des populations de petite taille, appauvries
génétiquement, et avec une faible fécondité, comme c'est le cas pour de nombreux organismes à longue
durée de vie, auront les plus grandes difficultés à s'adapter à des environnements qui changent, même
lentement. On peut donc douter du rôle que jouerait l'évolution génétique spontanée, dans l'adaptation
de populations déjà menacées et fragilisées par différentes pressions anthropiques. Préserver la
variabilité génétique au sein des populations comme une source de flexibilité essentielle dans le contexte
des changements globaux, est donc un enjeu prioritaire.
Les méthodes de gestion dynamique, visant à la conservation in situ des ressources génétiques d'espèces
cultivées, offrent à cet égard des pistes intéressantes. Ces méthodes, contrairement aux méthodes de
conservation ex-situ, comme les banques de graines ou de collections, ont pour objectif de préserver un
réservoir de variabilité génétique, plutôt que certains génotypes particuliers, ou certaines variétés fixées.
Ces méthodes reposent sur la conservation d'un grand nombre de populations, réparties dans des
environnements contrastés, afin de maximiser la diversité d'adaptation locale.
Une telle expérimentation a démarré en 1984, sur des populations de blé tendre. Les populations ont été
formées, issues de croisements entre de très nombreux descendants, et ont ensuite été réparties, dans des
sites contrastés, où elles ont été cultivées isolément pendant près de 25 générations. On voit sur ce
graphique, une représentation schématique de la variabilité génétique pour 2 caractères hypothétiques :
en noir, dans les populations ancestrales, et en nuances de vert, représentant l'évolution attendue de cette
variabilité, au cours du temps, dans les différents sites. On s'attend à ce que les populations dans les
différents sites se différencient génétiquement au cours du temps ; et la migration entre ces sites pourrait
permettre dans un deuxième temps, de renouveler la variabilité génétique au sein des populations. Après
seulement 12 générations d'évolutions séparées dans des sites contrastés, le blé a été semé dans une
même localité. On a alors constaté que les plantes issues de populations ayant évolué dans des sites avec
un climat plus froid, fleurissaient plus tardivement. En moins de 12 générations, on a donc eu une
différenciation génétique rapide des populations, pour la précocité de la floraison, qui est une adaptation
au climat local ; mais aussi pour d'autres caractères, tels que la résistance à certaines maladies comme
l'oïdium. La compétition entre génotypes au sein des mêmes parcelles a aussi conduit à l'évolution de
caractères peu favorables agronomiquement, comme une grande hauteur de tige. Ceci suggère que des
méthodes optimales de gestion de la variabilité génétique et des ressources génétiques, devra impliquer
un mélange de sélection naturelle et de sélection artificielle par l'homme.
Pour conclure, le vivant est l'objet d'une perpétuelle évolution, qui trouve son terreau dans les
modifications aléatoires du matériel génétique, que sont les mutations et les recombinaisons. Des cas
d'évolutions contemporaines rapides, en réponse aux changements globaux, sont déjà bien documentés.
Néanmoins, cette adaptation du vivant peut être également à l'origine de nouveaux problèmes,
notamment de problèmes de santé publique, quand par exemple, on discute des problèmes d'évolution
de résistance aux antibiotiques chez les pathogènes. De plus, le rôle que pourrait jouer l'évolution
génétique spontanée dans l'atténuation des conséquences néfastes des changements globaux sur la
biodiversité, est sujette à débat. En particulier, pour des espèces menacées déjà par leur petite taille, leur
faible fécondité, ou leur temps long de générations. Préserver les capacités d'adaptation et les capacités
d'évolution de ces espèces, est donc un enjeu prioritaire.
Réponses plastiques aux changements globaux : le cas des mésanges
Anne Charmantier
Directrice de recherche, CNRS
Cet exposé porte sur la plasticité phénotypique, en prenant le cas particulier des oiseaux insectivores de
nos forêts tempérées, notamment le cas des mésanges.
Une des composantes des changements globaux, c'est le changement climatique rapide enregistré depuis
le début du siècle dernier. Depuis 1900, la température moyenne sur Terre a augmenté de 0,7 degré. Les
organismes qui occupent nos paysages vivent dans un milieu plus chaud que celui qu'ils ont connu ces
1 000 dernières années. Si certains organismes profitent de cette chaleur, on sait que de nombreuses
espèces de plantes et d'animaux en souffrent. En écologie évolutive, on s'intéresse à comprendre
comment ces organismes pourraient s'adapter au changement climatique et à quelle vitesse.
Pour éviter le déclin, les êtres vivants qui souffrent du changement climatique ont trois solutions.
Premièrement, partir vers un autre lieu de vie qui leur est plus favorable, on voit alors des aires de
distribution d'espèces se déplacer. Deuxièmement, les populations peuvent s'adapter par évolution
génétique, mais cela prend du temps. Troisièmement, les individus peuvent modifier leur mode de vie,
leur comportement, leur physiologie, leur morphologie, par plasticité phénotypique. C'est de cette
plasticité, que je vais définir ici par la capacité d'un être vivant à modifier ses caractéristiques, donc ses
traits, lorsque son environnement change, dont je vais parler aujourd'hui avec l'exemple des mésanges.
Cette figure illustre le cycle de vie chez la mésange bleue. Une femelle pond ses œufs, elle les incube
et, à l'éclosion, les poussins sont nourris par les deux parents dans le nid, jusqu'à leur envol du nid, à 21
jours environ. Ils deviennent capables de se reproduire l'année suivante. Élever une nichée d'une dizaine
de poussins relève de l'exploit, car on estime qu'il faut environ 1 800 chenilles pour élever un seul
poussin jusqu'à l'envol. Le défi des parents est donc de trouver ces chenilles dans l'environnement. Ainsi,
tous les ans, les mésanges sont confrontées à cette question cruciale : quand doit être initiée la ponte des
œufs pour que les poussins puissent être nourris de chenilles ? En effet, les chenilles ne sont disponibles
dans la forêt que durant une courte fenêtre temporelle qui dure deux semaines environ. Vers fin mars,
début avril, la femelle et son partenaire doivent préparer le nid et initier la ponte du tout premier œuf.
Suite à cette première ponte, la femelle pond un œuf par jour, donc pour une couvée de 8 œufs, il faut 8
jours. Ensuite, elle incube les œufs durant 14 jours. Au terme de cette couvaison, les poussins éclosent
tous le même jour. C'est à environ 9 jours que les poussins ont un besoin maximum en nourriture. Ainsi,
la décision de pondre le tout premier œuf se fait presque 1 mois avant le moment crucial de la croissance
des poussins. Cette ponte doit être initiée de sorte que les poussins aient 9 jours lorsque les chenilles
sont abondantes dans la forêt.
Au fil de leur histoire évolutive, les mésanges ont évolué pour caler leur reproduction sur la phénologie,
c'est-à-dire le cycle de vie des chenilles, la nourriture principale pour leurs poussins. Cependant, le
réchauffement climatique induit, depuis quelques années, un avancement drastique de la période
d'abondance des chenilles dans les forêts. Ça crée un décalage dans certaines populations entre le besoin
en nourriture des poussins et l'abondance des chenilles, si les mésanges ne changent pas leur date de
reproduction. Ceci peut avoir des conséquences, parfois dramatiques, pour les populations d'oiseaux.
En Europe, de nombreuses études et de nombreux groupes de recherche s'intéressent à l'adaptation des
oiseaux en utilisant des nichoirs pour suivre la reproduction des oiseaux d'une année sur l'autre. Ce type
d'approche longitudinale nous a permis, notamment, d'analyser et d'étudier les dates de reproduction,
donc la phénologie, des mésanges charbonnières dans une forêt en Angleterre au cours d'un demi-siècle.
Au fil de ce demi-siècle, les mésanges ont avancé leur date de reproduction, donc leur date moyenne de
ponte, de 14 jours. Étonnamment, le cycle des chenilles, et donc leur période d'abondance dans la forêt,
a lui aussi avancé exactement de 14 jours au printemps. Ainsi, comme vous le voyez en haut à droite, la
phénologie des mésanges et celle des chenilles sont étroitement corrélées, ce qui permet aux poussins
d'être bien nourris dans cette population, et donc à la population de très bien se porter, même lors de
printemps très chauds. Il est intéressant de constater avec ce dernier graphe que si l'on représente la
corrélation entre la date de ponte des mésanges et non plus l'abondance de leurs proies, mais la chaleur
printanière accumulée, cette corrélation est encore plus forte que la précédente. Ça laisse supposer que
la chaleur au printemps est certainement un des indices principaux utilisés par les mésanges pour
déclencher leur reproduction.
Pour expliquer l'avancée de la date de ponte des oiseaux au cours du temps de 14 jours en un demisiècle, on peut émettre deux hypothèses. La première, c'est que cette population a évolué génétiquement
sous l'action de la sélection naturelle qui favorise les femelles les plus précoces. La deuxième, c'est
l'hypothèse de la plasticité phénotypique. En analysant les données récoltées sur les mêmes individus
tout au long de leur vie, on a pu démontrer statistiquement que ce réajustement rapide de la date de
reproduction des oiseaux était dû non pas à une évolution génétique qui aurait pris plusieurs générations,
mais bien à de la plasticité phénotypique, c'est-à-dire que chaque femelle de mésanges est capable
d'ajuster sa date de ponte en fonction de la chaleur printanière. Si ceci est vrai dans certaines populations
de mésanges, ce n'est pas universel. Parfois, les femelles n'ajustent pas leur date de reproduction de
manière optimale. Sur ce graphe, on représente les changements de date de ponte moyenne au fil des
temps, pour plusieurs populations sur l'ensemble d'aire de distribution de la mésange charbonnière en
Eurasie.
Vous pouvez constater que si dans beaucoup de populations, comme les populations en vert du
Royaume-Uni et de la France, on voit bien une avancée des dates de reproduction au fil du temps, il y a
certaines populations, comme en Russie, qui ne montrent pas de changement de la date de ponte. D'autres
populations, comme en Finlande en orange, où on a un délai printanier des dates de reproduction des
mésanges. Dans les populations où la plasticité n'est pas encore suffisante pour répondre aux défis du
changement climatique, un décalage croissant peut s'établir entre le besoin en nourriture des poussins et
l'abondance de nourriture dans les milieux. Il s'ensuit une forte mortalité des poussins.
En 2014, nous avons établi un bilan sur toutes les études qui s'étaient intéressées au changement de date
de migration et de date de ponte des oiseaux suite au réchauffement climatique. L'ensemble de ces études
montraient qu'une avancée de ces dates de ponte depuis un demi-siècle est très fréquente, c'est-à-dire
que de nombreuses espèces d'oiseaux migrent et se reproduisent plus tôt dans l'année, au printemps. Si
une vingtaine d'études montrent que cette avancée est due à de la plasticité phénotypique, comme on l'a
montré ici, aucune n'a pu démontrer un rôle important de l'évolution génétique des populations.
Cependant, on pense que la sélection naturelle peut favoriser l'évolution de la plasticité puisqu'elle peut
ellemême évoluer si la sélection naturelle favorise les femelles les plus plastiques. Les populations
deviendront alors de plus en plus plastiques.
Parmi les perspectives pour nos recherches à l'avenir, nous tentons de répondre à deux questions qui
vous ont peut-être interpellé durant cet exposé. La première question s'intéresse à comment les mésanges
arrivent à connaître à l'avance la date optimale de reproduction. Quels sont les indices que les mésanges
captent dans leur environnement pour prédire la phénologie des chenilles ? On a parlé des températures,
mais on sait que ce n'est pas le seul indice qu'elles utilisent. La deuxième question, c'est pourquoi
certaines populations arrivent à relever le défi du changement climatique grâce à la plasticité
individuelle, alors que d'autres populations n'y arrivent pas et sont en déclin ?
Réponses plastiques aux changements globaux : la phénologie foliaire
Nicolas Delpierre
Maître de conférences, Université Paris Sud
Les arbres sont des organismes immobiles, qui
vivent plusieurs dizaines à plusieurs centaines
d'années. Et donc, tout au long de leur vie, ils
sont soumis à des variations environnementales
fortes. Un exemple très clair, c'est celui de
l'alternance des saisons. Sur cette courbe, on voit
bien les variations saisonnières de température
que les arbres subissent.
En climat tropical, généralement ça ne pose pas
de
problème
parce que
les
températures sont élevées toute l'année.
Par contre, dans les zones climatiques plus
froides, ça peut être problématique. Le risque
principal c'est l'exposition des feuilles au gel. En
effet, les jeunes feuilles, lorsqu'elles sont exposées à des températures en dessous de 0, même
modérément, de l’ordre de -2 à -3 degrés, elles sont nécrosées et doivent être remplacées par l'arbre. Ça,
ça a un coût pour l'arbre en termes de ressources, parce qu'il doit créer une nouvelle cohorte de feuilles
au printemps afin de pouvoir commencer la photosynthèse. Et c'est un phénomène un peu symétrique
qu'on observe à l'automne, dans ce cas-là le risque pour l'arbre c'est de perdre des feuilles qui sont encore
riches en nutriments. Or, les arbres ce sont des organismes qui sont économes, et donc chez la plupart
des espèces on observe généralement un jaunissement ou un rougissement des feuilles bien avant
l'arrivée des premiers gels. C'est ce qu'on voit sur cette vidéo : la perte de couleur verte illustre la
dégradation des chlorophylles. Les chlorophylles, ce sont des pigments qui sont riches en azote, et
durant la phase de jaunissement, les chlorophylles se dégradent et l'azote est renvoyé depuis les feuilles
vers les branches. Et ça, ça permettra à l'arbre de réutiliser cet azote au printemps suivant pour la
formation de nouvelles feuilles.
Alors dans ce contexte, on pourrait penser que les arbres ont intérêt à concentrer leur saison feuillée
durant l'été, parce que c'est là que la probabilité de gel est la plus faible. Donc c'est très logique, mais
dans le même temps il faut se rendre compte que la durée de la phase feuillée détermine la capacité de
l'arbre à acquérir des ressources via la photosynthèse. Et donc là on doit trouver un compromis : d'une
part sa phase feuillée doit commencer assez tôt et finir assez tard pour lui permettre d'acquérir des
ressources et se développer, et d'autre part la durée de sa phase feuillée doit lui permettre d'échapper au
gel au printemps et à l'automne. Et par le jeu de la sélection naturelle, les arbres sont adaptés à la
saisonnalité des températures. À vrai dire, ils sont même capables de suivre d'une année à l'autre les
variations de température. C'est un exemple très concret de ce qu'on appelle la plasticité phénotypique,
qui est le fait qu'un individu, qui a par définition un génotype donné et fixe toute sa vie, présente des
phénotypes différents selon les conditions environnementales. Ici les variations de phénotypes, ce sont
des variations de date d'apparition et de chute des feuilles, et les variations de conditions
environnementales ce sont les conditions de température.
On voit très bien sur ces photos qui ont toutes été prises à la même date, le 12 avril, pendant des années
différentes. Les printemps les plus chauds, par exemple 2007 et 2011, sont aussi ceux qui présentent les
dates d'apparition des feuilles les plus précoces. Et de la même manière, les automnes chauds sont
associés à des chutes de feuilles plus tardives. Or, cette capacité que les arbres ont de suivre les
variations de température se retrouve également lorsqu'on regarde des séries de données plus longues.
Ce qu'on voit ici, c'est pour les deux espèces que l'on
regarde, à savoir le chêne et le hêtre, on a des
apparitions de feuilles plus précoces au printemps sur
la période récente, 1980-2010, par comparaison à la
période précédente, 19501980. Et ça, c'est un impact
direct du réchauffement climatique. On voit la même
chose à l'automne : les feuilles en condition de
réchauffement climatique chutent de plus en plus
tardivement, même si le signal est un peu moins clair
qu'au printemps.
Il y a une observation très intéressante qui a été faite
récemment à ce sujet, ce qui a été démontré c'est
qu’au printemps, les arbres répondent de moins en
moins fortement à l'augmentation des températures.
Cette figure montre le nombre de jours d'avancement
de la date d'apparition des feuilles pour 1 degré de
réchauffement atmosphérique.
Ce que l'on voit, c'est que dans les années 80, c'est-à-dire à gauche du graphique, un réchauffement de
1 degré entraînait une avancée de la date d'apparition des feuilles de 4 jours. Au milieu des années 2000,
ça, c'est à droite du graphique, la sensibilité des arbres n'était plus que de 2 jours et demi par degré de
réchauffement. C'est un résultat qui est marquant, parce que comme vous le voyez il est observé sur de
nombreuses espèces d'arbres. Alors, la raison de ce phénomène n'est pas encore absolument claire, mais
il est très probable que cette perte progressive de sensibilité des arbres aux températures élevées soit
liée à un défaut d'exposition au froid. En effet, ça peut paraître paradoxal, mais les bourgeons dont vont
émerger les nouvelles feuilles au printemps suivant sont dans un état qu'on appelle l'état de dormance
durant l'hiver. Cette dormance, elle les empêche de se développer au moindre épisode plus chaud durant
l'hiver.
La dormance est un mécanisme qui est subtil, parce qu'elle est elle-même progressivement réduite par
l'exposition des bourgeons au froid. Ce que l'on sait, c'est que des bourgeons dont la dormance n'a pas
été réduite par l'exposition au froid vont êtes moins sensibles à l'influence des températures printanières
élevées. Donc ces bourgeons vont se développer plus lentement, et ça, ça conduira à une date
d'apparition des feuilles qui sera plus tardive.
Pour aller encore plus loin, on va voir que, pour un arbre, mettre en place ces feuilles tôt, ce n'est pas
forcément un avantage. On va voir cet exemple, en contrastant deux années : une année fraîche et une
année chaude. On voit ici la photosynthèse d'un arbre durant l'année 2013, qui était une année avec un
printemps plutôt frais et donc une date d'apparition des feuilles qui est tardive, et un début de
photosynthèse qui est donc tardif également. Et en contraste, cette année 2013 avec l'année 2011 qui,
elle, avait un printemps beaucoup plus chaud, et ce printemps chaud s'est traduit par une date
d'apparition des feuilles avancée par rapport à 2013. La photosynthèse commence plus tôt, donc au
printemps, l'arbre est gagnant du point de vue l'acquisition des ressources. Mais la situation change
lorsqu'on étend analyse durant la période d'été, parce que la photosynthèse, qui est un gain de carbone
par l'arbre, donc un gain de ressources, se traduit aussi par une perte d'eau. C'est le processus qu'on
appelle de transpiration chez les plantes. Et donc en mettant en place ses feuilles plus tôt, ce qui se passe,
c'est que l'arbre assèche le sol, et cela lui cause un stress durant l'été qui décroît la photosynthèse. Alors
ce comportement d’apparition des feuilles plus tôt, donc stress hydrique durant l'été, il est loin d'être
systématique, mais il survient certaines années et il montre en tout cas que l'avancée de la date de
feuillaison n'est pas forcément bénéfique pour l'arbre.
Alors dans cet exposé, j'ai principalement parlé de la variabilité de la phénologie dans le temps. Qu'estce qui fait qu'on a une variabilité d'une année à l'autre de la date d'apparition, de la date de chute de
feuilles ? Qu'est-ce qui se passe en conditions de réchauffement climatique ? Mais un point qui est
également très intéressant, c'est la variabilité de la phénologie entre les individus. Et cette image, elle
l'illustre très bien, elle a été prise au mois d'avril. Et sur cette image donc, on voit des arbres en pleine
feuillaison, tandis que d'autres sont encore en dormance. Cette variabilité entre les individus elle est très
forte, et elle atteint fréquemment 3 semaines entre les individus d'une même population. Cette variabilité
elle illustre à nouveau le fait que mettre en place ses feuilles tardivement, ce n'est pas systématiquement
un désavantage pour les arbres. Parce que sinon, les arbres qui mettent en place leurs feuilles
tardivement auraient été éliminés par la sélection naturelle. Et ce qui se passe, c'est que mettre en place
ses feuilles tardivement, c'est un avantage dans certains cas, donc en cas de gel printanier comme on a
vu précédemment, mais ça permet également à ces arbres tardifs d'échapper à des prédateurs, par
exemple à certaines espèces de chenilles, également à certains phytopathogènes.
Voilà, donc j'espère que cette présentation vous aura donné envie d'en savoir un peu plus sur la
phénologie des arbres. Et d'ailleurs, sachez que si vous êtes intéressé par faire vous-même des
observations de dates d'apparition, de dates de chute des feuilles, de dates de floraison, et si vous êtes
intéressé par étudier la phénologie des animaux, il existe un programme de sciences participatives qui
s'appelle l'Observatoire des Saisons. Ce programme est coordonné par des scientifiques et s'appuie sur
des observations qui sont faites par les citoyens. Donc vraiment je vous encourage à aller voir le site
internet qui est mentionné ici et à participer.
Migrations en réponse aux changements globaux
Ophélie Ronce
Directrice de recherche, CNRS
La migration, c'est-à-dire dire le déplacement des individus dans l'espace, permet en principe d'échapper
à des conditions environnementales locales détériorées, et de coloniser au contraire des zones où cellesci sont devenues favorables. Dans le contexte d'environnement en perpétuel changement, la migration
apparaît donc comme une adaptation clé, permettant de suivre dans l'espace les zones favorables à
l'espèce. Il n'est donc pas étonnant que des changements de distribution spatiale des espèces, avec des
remontées en latitude et en altitude observées dans l'hémisphère nord, soient parmi les réponses de la
biodiversité au changement climatique les plus souvent documentées.
À cet égard, la processionnaire du pin a été choisie comme modèle d'études par le groupe d'experts
intergouvernemental sur l'évolution du climat. Contrairement à la majorité des insectes, cette espèce a
un développement larvaire hivernal, ce qui la rend très sensible à de faibles variations de température.
L'espèce a considérablement étendu son aire de distribution depuis le début des années 1970, avec une
expansion de 100 kilomètres vers le Nord, entre 1972 et 2011, soit une vitesse d'expansion de 2,6 km
par an, accélérant à 5,5 km par an depuis le début des années 2000. Cette expansion spatiale a été
favorisée par l'augmentation des températures hivernales liée au réchauffement climatique. Mais elle a
également été accélérée par la plantation de pins à usage ornemental par l'homme dans des zones non
forestières. De manière intéressante, cette expansion géographique s'est accompagnée d'une évolution
génétique des populations de chenilles. Les chenilles des populations les plus récemment colonisées sont
plus urticantes, et les adultes ont de meilleures capacités de vol.
Donc, si pour beaucoup d'espèces comme la processionnaire du pin, le sens et la direction des
déplacements vont dans le sens prédit et attendu, étant donné les changements climatiques, les vitesses
des déplacements des espèces par rapport à la vitesse de déplacement du climat est, elle, extrêmement
variable. C'est ce qu'illustre ce graphique qui montre que certaines espèces, les points en dessous des
courbes, se déplacent moins vite que le climat, alors que d'autres espèces, les points au-dessus des
courbes, se déplacent plus vite que le climat. De manière plus générale, on peut se demander si toutes
les espèces ont les capacités de migration suffisantes pour suivre le déplacement de leurs zones
climatiques optimales dans l'espace.
La fragmentation des paysages et la destruction d'habitats pourraient compromettre encore plus les
capacités naturelles de déplacement des espèces. Dans des paysages de plus en plus morcelés, la
migration permet de maintenir la cohésion de l'espèce, en autorisant des échanges entre les fragments
d'habitats. Les échanges génétiques sont particulièrement cruciaux pour maintenir la diversité génétique
au sein des populations nécessaire à leur adaptation à des pressions nouvelles. Par ailleurs, les capacités
migratoires sont variables entre individus dans une même population, dépendant de leur physiologie,
leur comportement, ou leur morphologie. Ces capacités de migration peuvent donc évoluer rapidement.
C'est ce qu'illustre une étude menée sur la plante Crepis Sancta. Cette petite plante, de la famille des
Asteraceae, produit deux types de graines. Un premier type de graines, équipées d'un parachute, qui sont
disséminées par le vent, et un deuxième type de grosses graines, dépourvues de toute structure de
dispersion, qui tombent en général juste au pied de la plante. Dans la région de Montpellier, cette espèce
est présente à la fois dans de grandes populations continues en zone rurale, et a colonisé de petits
fragments de végétation en zone urbaine. L'espèce s'est rapidement adaptée à la fragmentation des
paysages urbains. Comme les graines ne peuvent pas germer sur les trottoirs, les plantes produisant une
grande proportion de grosses graines qui tombent dans la même parcelle de végétation et peu de graines
disséminées par le vent devraient donc être favorisées dans ces environnements. C'est effectivement ce
qui a été constaté. On a observé, comme le montre ce graphique, une réduction de l'investissement dans
la dissémination des graines pour les populations des villes, par rapport aux plantes provenant de
populations rurales. Comme on le voit sur ce graphique, les populations urbaines produisent une plus
grande proportion de grosses graines qui restent dans les mêmes parcelles. Cette réduction de
l'investissement dans la dispersion des graines, liée à une évolution génétique des plantes, aggrave donc
les conséquences de la fragmentation, en réduisant encore plus les échanges génétiques entre fragments
d'habitats, et potentiellement, en limitant la capacité des espèces à se déplacer pour suivre les
changements climatiques.
En conclusion, on voit donc que la migration est à la fois une source de flexibilité et d'adaptation
cruciales, pour répondre aux changements globaux, et elle-même impactée par ces changements de
manière contradictoire : réduction des échanges et des déplacements liés à la destruction et à la
fragmentation des habitats, pour certaines espèces, transport sur des distances inégalées, pour d'autres,
lié à l'intensification du commerce mondial et des échanges.
Le réarrangement des communautés en réponse aux changements globaux : des
constats aux prédictions
Frédéric Jiguet
Professeur, MNHN
Avant de parler de réarrangement des communautés en réponse aux changements globaux, une petite
précision. Par changements globaux, on considère à la fois les changements d'usage des sols et les
changements climatiques.
Commençons d'abord par un constat généralisé, le déclin des espèces spécialistes au sein des
communautés, aussi bien animales que végétales, en Europe comme sur d'autres continents. Une espèce
spécialiste, c'est quoi ? C'est une espèce qui a des exigences écologiques, que ce soit en termes d'habitat,
de ressources alimentaires, de climat, qui sont étroites, qui sont très particulières par rapport aux espèces
généralistes qui sont plus plastiques, peuvent utiliser un grand nombre de ressources, peuvent vivre sous
des climats très variés. On comprend que les espèces spécialistes vont être beaucoup plus sensibles aux
changements globaux, aux pressions anthropiques, qui vont plus facilement faire sortir les conditions
environnementales de celles qu'elles exigent.
On observe, comme ici sur le cas des communautés d'oiseaux en France, depuis plus de 25 ans, un déclin
de l'abondance des espèces spécialistes, cela aussi bien dans les milieux agricoles que dans les milieux
forestiers, ou près des habitations pour les espèces spécialistes de milieux bâtis. À l'inverse, on a des
espèces généralistes qui profitent, bénéficient de cette disparition de spécialistes pour prendre leur place,
dont les effectifs vont augmenter.
On va retrouver la même chose pour les espèces spécialistes thermiques de climat particulier, avec un
déclin des espèces qui aiment bien les climats froids ou un déclin d'espèces qui n'aiment que les climats
chauds, la différence entre les deux pouvant être considérés comme un indicateur d'impact des
changements climatiques sur les communautés d'oiseaux au-delà de l'impact des changements d'usage
des sols. On a un exemple assez typique, le bruant jaune d'une espèce qui aime les climats froids et qui
est en fort déclin en France depuis plus de 25 ans.
Au niveau local, au sein d'une communauté, on peut estimer, on peut calculer un indice moyen de
spécialisation pour tous les individus de la communauté. Comment fait-on ? Chaque espèce a un indice
de spécialisation à l'habitat. On va faire la moyenne des indices de tous les individus des espèces qu'on
a détectées au sein d'une communauté. Cet indice moyen, on s'aperçoit, en France, par exemple sur les
communautés d'oiseaux, qu'il diminue au cours du temps.
On a des communautés de moins en moins spécialisées, donc composées de plus en plus d'individus
d'espèces généralistes. Si on regarde comment cela s'organise au sein de gradient d'habitat, on s'aperçoit
qu'il y a un fort effet de la fragmentation des habitats sur la spécialisation. Plus l'habitat est fragmenté,
plus la spécialisation est faible au sein de la communauté. De la même manière, plus l'habitat est
dégradé, plus cet indice de spécialisation de la communauté va diminuer. On a des effets directs des
changements d'usage des sols sur la spécialisation des communautés à l'habitat. On se retrouve avec
quelques espèces gagnantes dans ces communautés, surtout les espèces généralistes, et un grand nombre
d'espèces perdantes, dont les effectifs diminuent au cours du temps, notamment les oiseaux insectivores
et les oiseaux granivores, phénomène un peu récent, avec une forte diminution de l'abondance de ces
petits oiseaux dus aux changements récents dans la politique agricole commune.
Au sein d'une communauté locale, par exemple en milieu forestier, on va passer d'un grand nombre
d'espèces avec peu d'individus par espèce, comme il y a 30 ans dans une forêt moyenne française, à
aujourd'hui, moins d'espèces, peut-être toujours autant d'individus, mais les espèces généralistes qui ont
pris la place, qui ont remplacé les espèces spécialistes. Ce type de réorganisation, au sein des
communautés, on va l'observer dans tous les habitats, aussi bien dans les habitats forestiers agricoles
que bâtis. On va retrouver les mêmes espèces généralistes dans tous ces habitats. On appelle ce
phénomène l'homogénéisation biotique, une ressemblance beaucoup plus forte entre les communautés
des différents types d'habitats.
Cette réorganisation, on va aussi l'observer face au changement climatique en termes de caractéristiques
thermiques des communautés. On peut calculer un indice thermique moyen d'une communauté. Comme
on l'a fait pour la spécialisation à l'habitat, on va le faire pour la spécialisation au climat. On s'aperçoit,
en France, qu'on a une organisation latitudinale prévue de la spécialisation thermique des communautés
d'oiseaux, avec en zone méditerranéenne, des communautés qui aiment le chaud, avec un indice
thermique relativement élevé.
Plus on va vers le nord, plus on a d'individus d'espèces qui préfèrent des climats un peu plus froids,
donc un gradient d'indices thermiques moyens des communautés. Si on regarde ce qui se passe dans le
temps, localement, on s'aperçoit qu'à un endroit donné, l'indice thermique moyen d'une communauté
augmente avec le temps. Il augmente parce que le climat se réchauffe et que les communautés répondent,
s'adaptent, à ces changements climatiques avec localement de plus en plus d'individus qui aiment les
climats chauds dans une communauté locale. Par contre, il y a un décalage avec le climat. Si les
communautés changent, elles ne vont pas aussi vite que le changement du climat. À l'échelle de l'Europe,
cela va se traduire par des sortes de glissements des communautés et de leur composition thermique
vers le nord, que l'on va observer de manière différente dans les pays. On a des glissements beaucoup
plus forts dans le nord de l'Europe que dans le Sud, mais aussi des différences entre les groupes
taxonomiques, avec des papillons ici, et les oiseaux qui ne vont pas se déplacer à la même vitesse. Ce
qui nous signale, ce qui nous illustre le fait qu'il y aura probablement de gros problèmes de rupture dans
les chaînes trophiques depuis la végétation jusqu'aux consommateurs terminaux. Dans ces glissements,
on a vu qu'il y avait un retard des communautés par rapport au climat et qu'on avait quand même un
glissement vers le Nord.
Quels mécanismes peuvent expliquer cela ? On a, tout d'abord, un glissement qui peut être actif, avec
un déplacement, une dispersion d'individus de chaque espèce qui serait orientée thermiquement, des
espèces qui se déplacent, des individus qui vont se déplacer vers le Nord pour suivre le climat qui leur
est favorable, mais on peut aussi avoir un glissement totalement passif, un indice moyen local qui va
augmenter parce que localement, les espèces qui aiment le froid diminuent, s'éteignent, les individus
meurent, et donc l'indice moyen varie. En ce qui concerne les mécanismes du retard de déplacement de
ces communautés, on peut imaginer qu'il y a peut-être un manque de corridors, d'espaces qui vont
permettre aux espèces de se déplacer géographiquement, de remonter vers le Nord, s'il n'y a pas leurs
habitats de disponibles un peu plus au nord pour remonter. On peut aussi imaginer que ce retard est dû
au décalage trophique qu'on a illustré tout à l'heure entre papillons et oiseaux, même si les oiseaux ne
mangent pas que des papillons. C'est quelque chose qui est tout à fait envisageable. On peut aussi penser
que le climat va peut-être beaucoup plus vite que les capacités biologiques intrinsèques d'une espèce à
se déplacer. Chez les petits oiseaux, la dispersion natale, c'est-à-dire la distance entre le lieu où l'oiseau
est né et celui où il va se reproduire pour la première fois, est de quelques kilomètres. Si le climat se
déplace de dix kilomètres, mais que l'oiseau ne peut se déplacer, au maximum, que de cinq kilomètres,
il y aura un retard qui va s'accumuler génération après génération. Enfin, on peut imaginer que ce retard
n'est peut-être pas catastrophique s'il est dû à une adaptation locale des individus à un climat plus chaud.
On n’a, pour l'instant, pas encore pu mesurer chez les oiseaux cette adaptabilité des individus à un climat
changeant localement, mais on peut penser que finalement, il n'y a plus d'équilibre face au climat qu'on
connaissait avant, simplement parce qu'un nouvel équilibre s'est mis en place avec des individus qui se
sont adaptés à de nouvelles conditions.
Pour terminer, ces réarrangements de communautés peuvent avoir des conséquences aussi sur le
fonctionnement des écosystèmes. Pour essayer de le comprendre, on fait souvent appel à des modèles
où on va prédire ce scénario climatique, l'évolution des communautés et regarder des traits fonctionnels
des espèces qui composent ces communautés. On va regarder la diversité fonctionnelle et voir comment
elle devrait évoluer sous scénario climatique et sous scénario de changement d'usage des sols. On a un
exemple pour les communautés d'oiseaux en Europe, pour l'année 2100, scénario climatique et scénario
de changement d'usage des sols, où on s'aperçoit qu'il y aura effectivement des évolutions de la diversité
fonctionnelle de ces communautés d'oiseaux, avec une diversité qui va diminuer dans le nord de
l'Europe, mais qui va augmenter dans les Alpes, donc des réarrangements avec de nouvelles fonctions
qui vont apparaître dans certains endroits, des fonctions qui vont disparaître dans d'autres, et qui vont
modifier, très certainement, le fonctionnement global des écosystèmes. On verra, à l'avenir, si les
modèles se confirment, quand on aura des mesures dans les années qui suivent, sur la composition de
ces communautés.
Vulnérabilité des récifs coralliens au changement climatique : les leçons du passé
David Mouillot
Professeur, Université de Montpellier
Si l'on retient un événement majeur qui a eu lieu durant les 2 dernières années dans les océans, c'est
peut-être l'extrême blanchissement du corail durant les 2 dernières années au niveau de la grande
barrière en Australie.
Les coraux forment un habitat récifal qui abrite la plus forte biodiversité marine. Cette richesse
exceptionnelle est estimée à environ un million d'espèces multicellulaires, dont 6 000 espèces de
poissons osseux. Cette exceptionnelle biodiversité procure bien des services aux populations humaines
avec par exemple plus de 200 millions de personnes qui dépendent directement des ressources récifales
pour leur ration quotidienne en protéines. Les coraux sont bien sûr aussi parmi les espèces les plus
vulnérables au changement climatique. Sous forte température, on assiste à des épisodes de
blanchissement et ensuite une mortalité qui peut être parfois à très grande échelle. Il devient donc urgent
de mieux comprendre la dynamique passée du corail pour mieux anticiper son évolution dans un
contexte de réchauffement.
Pour mieux connaître et modéliser la réponse du corail au réchauffement climatique, une méthode
consiste à estimer les conditions de température permettant sa survie. C'est ce qu'on appelle la niche
climatique du corail. En compilant comme sur la figure les données actuelles en bleu et les données
passées en rouge à partir de carottage de sédiments, on établit cette courbe de réponse. Et on s'aperçoit
que la gamme favorable au corail est située entre 23 et 33 degrés Celsius. Au-delà, la survie du corail
baisse. En combinant cette courbe de réponse avec les prédictions de futur climat donc de température
jusqu'à la fin du vingt-et-unième siècle, on arrive à modéliser et donc à cartographier les zones où le
corail va pouvoir s'établir de mieux en mieux et les zones au contraire qui vont lui devenir défavorables,
ici en rouge ou en orange. On s'aperçoit bien sûr que les grandes zones défavorables sont situées à
l'ouest du Pacifique et dans le nord de l'océan Indien.
Or, les données les plus récentes ou les observations ou les crises récentes ne sont pas toujours en
adéquation avec ces modèles et leurs prédictions, même les modèles les plus pessimistes. Par exemple
en 2016, la grande barrière de corail a subi son troisième épisode de blanchissement en moins de 20 ans
avec quasiment la moitié de sa surface atteinte de mortalité massive en 2016. Même en 2017, une année
sans épisode El Niño, on a assisté également à un blanchissement du corail. Donc les modèles ont
souvent un problème avec la réalité. Par exemple cette grande barrière de corail située à l'est de
l'Australie était considérée par les modèles comme un refuge donc avec un habitat ici en bleu. Cet
épisode de 2016 puis celui de 2017 remettent en cause l'existence de refuges, à la fois sur la grande
barrière et à la fois ailleurs.
Donc les modèles sont très peu robustes pour prédire le devenir à court terme du récif corallien.
Pourquoi ? Parce que le blanchissement est plus induit par une variation brutale qu'une tendance à long
terme. Quand je parle de brutale, c'est + 2°C degrés sur quelques jours ou quelques semaines, qui
dépassent la possibilité d'acclimatation ou la possibilité d'adaptation. Ces variations brutales sont
amenées à être de plus en plus fréquentes et de plus forte magnitude. Par exemple, le phénomène El
Niño et souvent associé à des blanchissements massifs sera de plus en plus fréquent, passant d'une fois
tous les 60 ans à une fois tous les 15 ans dans un avenir proche. Et ce phénomène largement imprévisible
induira de forts blanchissements de corail difficiles à prévoir au niveau spatial.
Par contre à long terme, on peut s'apercevoir que les modèles ne sont pas forcément inintéressants, car
ils prédisent bien le devenir des coraux. Si on se reporte aux données fossiles, donc entre maintenant et
moins 5 millions d'années, on s'aperçoit que le climat a fortement oscillé. Il a été relativement stable
entre moins 5 millions et moins 3 millions d'années. Puis au Quaternaire, on assiste à des grands cycles,
au départ de 40 000 ans puis ensuite de 100 000 ans avec alternance de périodes glaciaires, températures
très basses, et de périodes inter glaciaires avec des températures très hautes, supérieures même de 1 à 2
degrés à celles actuellement rencontrées. Et donc si on essaye de retracer la présence du corail pendant
ces cycles glaciaires et inter glaciaires, on s'aperçoit sur la carte ici que les points orange actuels sont
très optimistes par rapport aux points rouges qui correspondent au maximum de température qu'on a eu
pendant le Quaternaire. Et pendant le Quaternaire, toute la bande équatoriale était dépourvue de corail.
Donc le corail a subi des crises bien avant la présence de l'homme ou en tout cas sans ses effets sur la
pollution et le réchauffement.
Si on regarde les cartes de prédiction, on s'aperçoit là encore que les zones où le corail est prédit comme
étant le plus vulnérable correspondent à la bande équatoriale sur laquelle il pourrait complètement
disparaître dans un futur climat qui pourrait excéder de 1 à 2 degrés celui actuellement rencontré. Donc
si on regarde une tendance à plus long terme, on s'aperçoit qu'on a une courbe bleue retraçant l'évolution
naturelle du climat avec ses oscillations un forçage dû à l'homme à partir surtout des années 80-90 où
l'augmentation de la température est plus prononcée. Le danger pour le corail se situe à la fois dans cette
tendance générale où la température va dépasser la niche climatique admise pour le corail, mais
également dans les oscillations de plus en plus prononcées et imprévisibles qui vont induire des épisodes
de réchauffement brutal et donc du blanchissement et de leur mortalité. Donc le contrôle de l'énergie
fossile et de sa combustion ainsi que le contrôle de la forestation, déforestation sont peut-être plus
critiques que simplement un aménagement ou en tout cas une gestion locale des récifs coralliens, ce qui
nous fait dire que le devenir par exemple de la grande barrière de corail se joue plus au Congo, en
Amazonie, dans les mines de charbon de Chine plutôt qu’effectivement sur la grande barrière elle-même.
Les solutions donc à ces problèmes locaux sont plus à trouver dans des solutions globales comme celles
avancées lors des accords de Paris.
Les transitions catastrophiques dans les écosystèmes
Sonia Kefi
Chargée de recherche au CNRS
Nous vivons une période de changements multiples : le climat change, la population humaine augmente
et cette augmentation de population s'accompagne de l'accroissement de l'effet de nos activités sur
l'environnement. De nombreuses espèces se sont éteintes, de nombreuses autres sont menacées
d'extinction. Et dans ce contexte de changements globaux, une des questions qui se pose est d'essayer
de comprendre comment est-ce que les écosystèmes répondent, et comment est-ce qu'ils vont continuer
à être capables de répondre aux changements en cours et à venir.
Un écosystème, c'est un ensemble d'organismes vivants, d'espèces animales, d'espèces végétales, de
micro-organismes qui coexistent dans un milieu naturel caractérisé par des conditions physicochimiques
relativement homogènes. Au sein de ces écosystèmes, les organismes vivants interagissent les uns avec
les autres de multiples manières : par les interactions de consommation, de compétition, de facilitation,
par exemple, et tous ces liens d'interdépendance font que les écosystèmes sont des systèmes complexes
pour lesquels il est difficile de prédire comment ils vont répondre à des perturbations.
Vous voyez ici une photo d'un écosystème semi-aride prise dans la réserve ornithologique de Planerone
en Espagne, et ce sont des systèmes qui sont pâturés depuis des siècles et dont certaines zones sont
encore pâturées actuellement.
Si on s'éloigne de quelques centaines de mètres, voici à quoi ce même écosystème ressemble.
Et vous voyez que le couvert végétal, c'est-à-dire la proportion de végétation qui couvre le sol, est
beaucoup plus faible. La composition en espèces, en particulier en espèces de plantes, est très différente
et le nombre d'espèces dans cet écosystème est beaucoup plus faible que dans l'écosystème de la photo
précédente.
Alors que s'est-il passé ? La seule différence entre cette parcelle et la parcelle de la photo précédente,
c'est que cet écosystème a été surpâturé au début du XXe siècle, et ce jusque dans les années 50 à peu
près. Cet écosystème a été surpâturé, il a basculé. Et cela fait maintenant près de 65 ans qu'il n'y a plus
de pâturages sur ce site, et pourtant on n'a pas observé de régénération spontanée de cet écosystème vers
son état considéré comme naturel.
Je vais maintenant vous présenter le cadre théorique qui permet d'essayer de décrire comment
est-ce que ce type de réponse écosystémique se produit.
Imaginons que l'on suit une pression qui augmente au cours du temps. Par exemple, ça peut être la
pression de pâturage, comme dans l'exemple précédent, mais ça peut aussi être la température annuelle
moyenne, ou la pluviométrie annuelle moyenne. Et on va s'intéresser à la réponse de l'écosystème à cette
augmentation de pression. Pour cela, on va suivre l'état de l'écosystème le long d'un gradient de pression,
et cet état, ça peut être, par exemple, le couvert végétal. Mais ça peut aussi être le nombre d'espèces ou
l'abondance relative d'une espèce d'intérêt. Intuitivement, on s'attend à ce que lorsque la pression
augmente de façon graduelle, la réponse de l'écosystème soit elle aussi graduelle. En d'autres termes, on
s'attend à ce qu'une faible perturbation conduise à une réponse modérée de l'écosystème, et qu'une forte
perturbation conduise à une réponse plus importante de l'écosystème.
Dans certains cas, ce n'est pas ce qui se produit. Certains écosystèmes restent relativement inertes à une
augmentation de pression, jusqu'à ce qu'une valeur seuil de la pression soit atteinte, au niveau de laquelle
l'écosystème bascule soudainement vers un autre état. On parle de transition catastrophique. Dans
l'exemple que j'ai cité précédemment, si l'état de l'écosystème considéré est le couvert végétal,
l'écosystème a basculé d'un état où le couvert végétal est relativement important vers un état où le couvert
végétal est plus faible.
Dans ce cas, lorsque la pression environnementale diminue, il faut en général atteindre un autre point de
bascule pour que l'écosystème revienne à son état d'origine. On parle d'hystérèse pour ces situations dans
lesquelles le chemin que suit l'écosystème lorsque la pression augmente est différent du chemin que suit
l'écosystème lorsque la pression diminue. En d'autres termes, le point de dégradation de l'écosystème ne
se produit pas au même niveau de pression que le point de régénération de l'écosystème.
Ces phénomènes d'hystérèse se produisent parce qu'il y a toute une gamme de pressions
environnementales pour lesquelles l'écosystème peut être dans deux états différents. À nouveau dans
notre exemple, c'est un état où le couvert végétal est relativement élevé, et un état où le couvert végétal
est relativement faible. On parle de bistabilité. Ce qui est intéressant, c'est que lorsqu'un écosystème est
dans cette gamme de conditions, où il est bistable, imaginons par exemple que l'écosystème, là, est sur
la branche supérieure, donc il a un couvert végétal relativement élevé, l'écosystème peut alors basculer
vers l'autre état possible de deux façons différentes. Soit en changeant la pression, le niveau de pression,
et en l'augmentant par exemple dans ce cas au-delà de la valeur seuil ; soit en changeant l'état même de
l'écosystème et en le faisant passer sous une valeur seuil, ici représentée par la ligne pointillée, qui est
la limite entre les bassins d'attraction des deux états stables. Dans le cas de l'écosystème aride, on peut
imaginer par exemple un feu qui viendrait considérablement diminuer le couvert végétal de
l'écosystème. Pour ces écosystèmes qui présentent des états alternatifs, on utilise le concept de résilience
pour désigner la perturbation maximale que peut subir l'écosystème avant de changer d'état. Ce concept
peut être mesuré de multiples manières dans la littérature.
Toutes ces transitions catastrophiques, elles ont été très bien mises en évidence dans des systèmes
expérimentaux en laboratoire, avec des micro-organismes, et dans certains écosystèmes qui se prêtent
bien aux expériences. Le cas le plus connu et le plus étudié, c'est celui de l'eutrophisation des lacs peu
profonds, qui peuvent basculer d'un état où l'eau du lac est claire et le lac est riche en espèces, vers un
état où l'eau du lac est turbide et le lac est plus pauvre en espèces, souvent suite à une augmentation
d'apports externes en nutriments, par exemple en phosphore ou en azote. Dans d'autres écosystèmes
naturels, c'est souvent difficile de démontrer de façon rigoureuse la présence de transitions
catastrophiques et d'états alternatifs, mais le cadre théorique a été très utilisé pour décrire, par exemple,
des cas de désertification d'écosystèmes arides, de dégradation de récifs coralliens, ou encore de
transition entre savane et forêt tropicale. Et le concept est aussi abondamment utilisé dans d'autres
systèmes complexes en dehors de l'écologie, par exemple pour les systèmes climatiques, les sociétés
humaines, ou encore les marchés financiers.
En résumé, certains écosystèmes peuvent présenter des transitions catastrophiques qui correspondent à
des réponses abruptes de l'écosystème suite à un changement graduel d'une pression. Ces changements
abrupts se produisent parce que ces écosystèmes peuvent être présents dans deux états alternatifs
possibles, dont souvent l'un correspond à l'état naturel de l'écosystème, et l'autre à un état qui est
considéré comme dégradé, qui a une composition en espèces et un fonctionnement différent de l'état
naturel.
Par ailleurs, ces réponses sont souvent inattendues, et lorsqu'elles se produisent, il est souvent difficile
de revenir à l'état d'origine à cause du phénomène d'hystérèse. Parce que ces transitions catastrophiques
peuvent conduire à des conséquences écologiques et économiques très importantes, le concept a attiré
l'attention de chercheurs en écologie depuis maintenant plusieurs décennies, et elles conduisent à des
questions assez fondamentales, qui sont :
•
Pourquoi et comment ces réponses se produisent-elles ?
•
Quels sont les mécanismes sous-jacents ?
•
Est-ce qu'on est capable de prédire l'approche d'un point de bascule, c'est-à-dire, estce qu'on est
capable de mettre en lumière des signes avant-coureurs qui indiqueraient qu'un écosystème est
sur le point de basculer, et qui permettraient de mettre en place des stratégies qui permettent de
prévenir la dégradation irréversible de certains écosystèmes ?
La flexibilité du vivant dans les scénarios de biodiversité
Ophélie RONCE
Directrice de recherche, CNRS
La définition d'un scénario adoptée par le groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du
climat est qu'un scénario est une description cohérente et plausible d'un possible futur état du monde.
Un scénario n'est donc pas une prévision. Il propose une ou des images alternatives du futur. Dans le
contexte de cette définition générale, un scénario de biodiversité propose une description possible des
devenirs de la biodiversité.
Développer de tels scénarios implique d'abord de scénariser l'évolution des facteurs du changement
global qui vont impacter la biodiversité. Par exemple, l'augmentation des températures dans le futur liée
au changement climatique. Ensuite, d'envisager les effets futurs de ces changements sur la biodiversité.
Changement climatique, exploitation accrue des ressources, pollution, transfert d'espèces,
fragmentation des paysages, les changements que va connaître le XXIème siècle vont impacter
fortement la biodiversité et les hommes qui en dépendent à travers différentes ressources. Dans ce
contexte, développer des scénarios sur le devenir de la biodiversité pour mieux la préserver est un enjeu
majeur. Ces scénarios permettent d'avertir les dangers encourus par la biodiversité. Ils constituent un
outil essentiel pour aider au développement de plans de gestion de la nature, sont un outil d'aide à la
décision et à l'action, un outil de communication vers le grand public ou de concertation avec les parties
prenantes.
L'élaboration de scénarios de biodiversité est un champ de recherche encore jeune qui a connu un fort
essor depuis le début des années 2000, comme en témoigne, indiquée sur ce graphique, l'évolution du
nombre de publications sur ce thème en Europe et dans le monde.
Donc, je vous présente ici deux scénarios décrivant l'évolution de la diversité d'espèces en Europe à
l'horizon 2050 par rapport à la référence de 1990.
Ces deux scénarios sont fondés sur un unique scénario de changement climatique, mais font des
hypothèses différentes. Le premier scénario suppose que les espèces n'auront pas la capacité de migrer
assez vite d'ici 2050 et qu'elles vont donc s'éteindre dans les zones où le climat leur devient défavorable,
sans pour autant coloniser des zones où elles étaient précédemment absentes et où le climat va leur
devenir favorable. Au contraire, le deuxième scénario suppose que les capacités de migration des
espèces sont suffisantes pour qu'elles puissent coloniser instantanément toutes les zones qui vont leur
devenir favorables d'ici l'horizon 2050. On peut discuter du réalisme de ces deux scénarios extrêmes,
mais il montre que les hypothèses faites sur la migration des espèces ont un impact majeur sur
l'évolution de la biodiversité en Europe dans le futur.
Donc, à mesure que se sont développés ces scénarios de biodiversité, différentes critiques ont été
formulées sur leurs limites. On a en particulier reproché à ces scénarios de prendre en compte
insuffisamment les propriétés de flexibilité des socioécosystèmes et les capacités d'adaptation du vivant.
Par exemple, dans les scénarios que je viens de vous présenter, les projections quant au déplacement
des distributions d'espèces dans le futur font l'hypothèse que la relation entre la présence d'une espèce
et certaines conditions climatiques seront inchangée à l'échelle de temps des projections du modèle.
Donc, les propriétés de flexibilité des socioécosystèmes sont intimement liées à la diversité de leurs
différentes composantes, qu'il s'agisse de la diversité des pratiques et usages autour de la biodiversité,
la diversité des ressources biologiques à l'échelle intra ou interspécifique.
Au niveau individuel, la plasticité phénotypique permet de faire varier les traits des individus en
fonction de l'environnement dans lequel ils se trouvent. Au niveau d'une population, l'évolution
génétique, en modifiant la fréquence de différents variants génétiques, modifie la distribution de ces
traits écologiques dans la population. À l'échelle d'une espèce, les déplacements par migration dans
l'espace vont changer la distribution des individus dans cet espace. À l'échelle d'une communauté
d'espèces, les phénomènes de colonisation, de prolifération différentielle ou d'extinction vont conduire
à des changements de composition en espèces des communautés et vont donc également modifier les
interactions entre espèces au sein de ces écosystèmes. Un champ de recherche émergeant actuellement
consiste à tenter d'intégrer ces mécanismes d'adaptation et ces sources de flexibilité dans les scénarios
de biodiversité. Je vais vous donner quelques exemples et me servir de ces exemples pour illustrer les
sources d'incertitude et les enjeux qui correspondent à des questions ouvertes à propos de ces
mécanismes d'adaptation dans les scénarios.
Très peu de scénarios de biodiversité décrivent explicitement comment les traits écologiques des
individus varient en fonction de l'environnement. On a ici comparé deux types de scénarios. Dans le
premier scénario, on suppose que la date d'apparition des feuilles sur les arbres au printemps dépend de
la température du printemps et de l'hiver comme ce qui est observé effectivement dans la nature. Dans
le second scénario, on suppose au contraire que la date d'apparition des feuilles sur les arbres est la
même tous les ans.
Pour 3 essences forestières, le hêtre, le chêne et le pin, ces cartes montrent en rouge les zones où le fait
que les dates d'apparition des feuilles varient avec la température permet à l'espèce de mieux persister
et s'adapter au changement futur du climat par rapport à une situation où ces dates ne seraient pas
variables. Au contraire, en bleu, on voit des zones où le fait que les dates d'apparition des feuilles
changent en fonction de la température compromet la persistance de l'espace. On voit que pour le hêtre
et le chêne, la plasticité phénotypique permet une adaptation au changement climatique futur et améliore
la persistance sous des climats futurs, sauf aux marges froides de leur distribution. Au contraire, pour
le pin, la plasticité phénotypique est mal-adaptative et compromet sa persistance en Europe sous des
climats futurs, sauf dans les zones les plus froides.
On voit donc que la plasticité phénotypique peut être adaptative dans les conditions environnementales
présentes et devenir mal-adaptative dans des conditions futures. Comprendre où, quand et pour quelles
espèces la plasticité phénotypique cesse d'être suffisante pour s'adapter au changement de
l'environnement et aggrave au contraire leurs conséquences est donc un enjeu majeur. Répondre à cet
enjeu implique de mieux comprendre quels sont les facteurs de l'environnement qui affectent
l'expression des traits écologiques chez des individus et également de mieux comprendre quelles valeurs
de traits seront adaptatives dans le futur.
Les scénarios prenant en compte l'évolution génétique des populations sont extrêmement rares. Cette
étude a modélisé l'expansion du moustique tigre en Australie en faisant différentes hypothèses à propos
de cette évolution génétique. Les auteurs ont contrasté un scénario où les moustiques n'avaient
absolument pas la capacité d'évoluer et de s'adapter à une sécheresse accrue et des scénarios où ils ont
supposé que la tolérance des œufs de moustiques au dessèchement était génétiquement variable au sein
des populations. Si cette diversité génétique est grande, les auteurs ont montré que la vitesse d'expansion
du moustique pouvait être augmentée de 25 %. On voit donc que notre ignorance de cette diversité est
une source d'incertitude majeure quant au devenir de la biodiversité.
Pour conclure, un défi actuel de la recherche consiste non seulement à intégrer ces différents mécanismes
de flexibilité et d'adaptation dans les scénarios, mais intégrer les couplages, les interactions entre ces
mécanismes dans ces mêmes scénarios de biodiversité. En effet, migration, adaptation, changement des
communautés et plasticité phénotypique s'influencent mutuellement les uns les autres, et c'est encore
une source supplémentaire d'incertitude pour le futur.
IV.
POSITION
DES
ACTEURS
FACE
A
L’ENJEU
« BIODIVERSITE »
Les Acteurs Institutionnels
Outils juridiques et économiques de gestion de la biodiversité
Catherine Aubertin
Directrice de recherche, IRD
Quels sont les outils juridiques et économiques dont disposent les États, pour défendre la biodiversité et
permettre son adaptation au changement global ?
Pour l'économie standard, les problèmes d'environnement viennent du fait que les éléments de
l'environnement sont des biens communs qui n'ont pas de marché, qui n'ont pas propriétaires, et surtout
qui n'ont pas de prix. Les prix étant l'information économique majeure qui fonde les décisions. Donc il
y a une externalité lorsque le bien-être d'un agent est atteint par l'activité d'un autre agent, sans qu'il y
ait contrepartie monétaire. La question est donc comment internaliser ces externalités, c'est-à-dire
comment faire rentrer dans le marché ces dommages à l'environnement, ces biens de l'environnement.
Dans un premier temps il va falloir définir des droits de propriété.
Parce qu'on ne peut pas aller dans un marché si on n'est pas propriétaire du bien que l'on va échanger.
Et puis également créer des institutions, car l'idée des marchés spontanés s'avère rarement observée.
Loin d'être neutre, on constate donc que les interventions de l'État définissent à la fois des représentations
de la biodiversité, et à la fois des arbitrages entre intérêts publics et intérêts privés.
Alors en économie l'environnement il y a 2 grandes références. Arthur Pigou, qu'on considère comme le
père du principe du pollueur-payeur, qui va donner l'exemple d'un train passant à travers une forêt et
mettant le feu à la forêt. Donc l'État va imposer une taxe au conducteur disons de la locomotive, en tout
cas le propriétaire du train, pour indemniser le propriétaire de la forêt. On voit c'est un jeu de carottes et
de bâtons, d'amendes et d'incitations, le but c'est donc d'indemniser ceux qui ont subi un préjudice, et de
modifier les comportements de ceux qui polluent.
L'autre approche est celle de Ronald Coase. Alors là, lui renvoie dos à dos le pollueur et le pollué. Son
idée est que parfois l'intérêt privé peut être important et peu supplanter l'intérêt public, par exemple on
peut estimer que la société nationale de chemins de fer est importante pour la société. Donc il va analyser
les problèmes de pollution en termes de droits de propriété. Le droit à polluer, le droit de ne pas être
pollué. Et de ses théories vont naître les marchés des quotas, par exemple les crédits carbone, que l'on
connaît dans le cadre de la convention sur le changement climatique, et puis les paiements pour services
environnementaux, où ce sont les personnes qui subissent le préjudice, qui vont payer pour faire cesser
le préjudice. Ce qu'il faut souligner chez Ronald Coase, c'est que ces échanges de droits de propriété
vont se faire sans intervention de l'État, sont supposés se faire sans intervention de l'État, et que les coûts
de transactions sont très faibles. Ce qui bien sûr se vérifie rarement.
Alors quels sont les grands instruments de gestion de l'environnement ?
Il y a d'abord un premier bloc qu'on va appeler commandes à contrôle. Ce sont les pouvoirs régaliens de
l'État, ce sont donc les politiques publiques, les autorisations, les licences, etc., ce qu'on appelle d'une
façon plus générale les arrangements institutionnels. La fiscalité, on l'a vu, la carotte et le bâton, le
contrôle et les normes, les compensations et puis les indications géographiques, et puis en termes
d'aménagement du territoire la création d'aires protégées. Il y a aussi tout un arsenal législatif, avec par
exemple les conventions internationales, qui vont avoir force de loi une fois qu'elles sont transcrites dans
la législation nationale.
Un deuxième type de ces instruments sont les instruments économiques. Instruments économiques là on
voit qu'il y a des échanges financiers, par exemple de gouvernement, les impôts, les taxes, les amendes,
les crédits incitatifs, toujours la carotte et le bâton. Et puis des instruments dits de marché, qui sont
particulièrement intéressants, car ils financiarisent les biens de l'environnement qui jusqu'à présent donc
n'avaient pas de prix. L'idée c'est de donner une valeur et de créer des marchés pour des biens et
matériels. Par exemple on peut s'étonner qu'il y ait un marché du carbone, dans la mesure où le carbone
étant un déchet de la production industrielle n'a théoriquement pas de valeur. Mais il va acquérir une
valeur si on considère qu'un des objectifs de la convention climat, est de réduire les émissions de gaz à
effets de serre, et donc de réduire les émissions de flux de carbone dans l'atmosphère. Le flux de CO2.
Il y a également la question des ressources génétiques, donc on crée des marchés à partir des biens de
l'environnement.
On va trouver aussi des bourses d'actifs environnementaux, où vont s'échanger des droits, des droits à
polluer ou être compensé par exemple dans la loi brésilienne, quelqu'un qui a déforesté de façon illégale
sa propriété, doit racheter à quelqu'un d'extérieur plus vertueux la conservation, une servitude
environnementale sur une forêt existante. Donc il y a ce système de payer également pour des services
environnementaux, on peut citer l'exemple de Vittel, qui va payer des agriculteurs pour que ceux-ci
modifient leurs pratiques agricoles, afin de ne pas polluer les sources d'eau.
Un troisième bloc serait les instruments de gestion de l'environnement, les instruments volontaires. Là
l'État va s'appuyer et cautionner les actions de la société civile. Dans ce bloc on va retrouver les
engagements et les codes de bonne conduite, ce qu'on appelle la soft law, c'est-à-dire tous ces
engagements qui n'ont pas de force juridique et contraignante. Comme les lignes des directrices de Bonn
par exemple, qui expliquent comment partager les avantages ou l'exploitation des ressources génétiques
au sein de la convention sur la diversité biologique.
Et puis il y a un foisonnement de marques et de normes privées, les normes ISO, les normes FCS, qui
concernent le fait que le bois provienne de plantations, du moins d'exploitations durables des forêts, le
mouvement Slow Food qui fait attention aux valeurs sociales de l'alimentation, le RSPO qui est un
certificat pour l'huile, l'exploitation de l'huile de palme durable, et puis toutes les marques que vous
connaissez du commerce équitable.
Je voudrais vous parler plus précisément de la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la
nature et du paysage, car elle me semble bien témoigner de ce mélange d'instruments dont dispose
l'État.
Donc la loi est récente, elle date du 8 août 2016, et elle a plusieurs principes fondamentaux. D'abord elle
va parler de la réparation du préjudice écologique. C'est important, c'est inscrit dans le Code civil
récemment, c'est-à-dire que jusqu'à présent seules les personnes physiques pouvaient subir un préjudice.
Les éléments de l'environnement ne pouvaient pas subir de préjudice. Dorénavant une rivière polluée
subit un préjudice, et peut acter en justice. Nous avons également la solidarité écologique, cette notion
est également nouvelle, elle marque vraiment un tournant dans les relations de la société avec
l'environnement, dans la mesure où c'est une idée éco-centrée, et non plus anthropocentrique, mettant
l'homme au centre du monde. Également nous avons la non-régression du droit de l'environnement.
C'est-à-dire on ne peut pas adopter des lois moins disantes que les lois protégeant l'environnement. Et
enfin la création d'une institution, l'agence française pour la biodiversité.
Je voudrais insister sur 2 points importants, qui sont développés dans la loi pour la reconquête de la
biodiversité, qui est le principe de la compensation, c'est-à-dire le dernier moment de la séquence, éviter,
réduire, compenser. Par exemple quand une société réseau ferré de France, va lancer des lignes de
chemins de fer dans disons une réserve naturelle, la première chose à faire ça va être d'éviter de faire
passer ses rails, la deuxième chose de réduire le dommage, et enfin si c'est vraiment impossible et s'il
faut dans l'intérêt du public, il va falloir compenser.
Et là il y a plusieurs idées. D'abord qu'il n'y ait pas de perte nette. Pas de perte nette ça veut dire que
cette compensation doit se faire par un gain de biodiversité. Il ne s'agit pas de dire que la forêt existante
va être mise sous cloche. Là il n'y a pas de gain de biodiversité. Dans ce cas-là il faudra donc restaurer
des zones dégradées, et de là va naître ce statut d'opérateur de compensation, c'est-à-dire un nouveau
métier de personnes qui vont restaurer des sites dégradés, et avec ces unités de biodiversité gagnées, de
restauration, vont permettre à la personne ayant commis un dommage, d'être en accord avec la loi.
Le dernier point qui me semble extrêmement important c'est celui de la ratification du protocole
de Nagoya, qui est inclus dans la loi pour la reconquête de la biodiversité.
Le protocole de Nagoya c'est un protocole contraignant, qui fait partie de la convention sur la diversité
biologique, et qui régule l'accès aux ressources et au partage des avantages. L'idée centrale étant que
ceux qui exploitent les ressources génétiques, généralement ne participent pas à la protection de la
biodiversité dans un premier temps, et deuxièmement les fournisseurs des ressources génétiques, que ça
soit les États ou les porteurs de connaissances traditionnelles, ne reçoivent pas non plus des retombées
des avancées industrielles, à partir de ces ressources génétiques. Donc a été créé tout un système
d'organisation ou le fournisseur de ressources génétiques doit donner son consentement préalable, en
connaissance de cause à l'utilisateur, et utilisateurs et fournisseurs doivent signer un contrat de partage
des avantages, où les obligations et les attendus de chacun vont être définis. Et puis la loi sur la
biodiversité donc va expliquer comment organiser se partage des avantages qui peuvent être monétaires
et non monétaires.
Alors pour conclure je voudrais insister sur 2 points, d'abord montrer la multiplicité des outils dont
disposent les États, pour régir leur environnement. Et puis la deuxième chose c'est aussi de peut-être ne
pas porter autant d'importance aux solutions de marché, qui apparaissent d'abord comme entièrement
construites, ne pouvant exister qu'avec le support des États, et étant minoritaires comme solution par
rapport aux pouvoirs régaliens de l'État.
Adaptation aux changements globaux et conventions internationales
Catherine Aubertin
Directrice de recherche, IRD
Les conventions internationales d’environnement signées à Rio, lors du Sommet de la Terre en 1992,
témoignent de la façon dont les états définissent le problème, compte le mesurer et y apporter des
solutions. Les conventions internationales visent une régulation pour lutter contre l’érosion de la
biodiversité et le changement climatique. Elles ont un rôle déterminant dans la diffusion des normes et
des représentations, ainsi que dans les équilibres géopolitiques. L’apparition de concept d’adaptation,
dans les conventions internationales, marque un tournant dans la prise en compte des transformations
que subissent nos sociétés et les écosystèmes. C’est paradoxalement dans la convention climat que l’on
va trouver les discussions autour de la notion d’adaptation et non, comme on aurait pu s’y attendre, dans
la convention sur la diversité biologique.
Ce constat d’adaptation est un objet de négociations éminemment politique pour plusieurs raisons. Il
s’oppose à la notion de développement durable, le développement durable devait réconcilier
l’économique, le social et l’environnement. Avec la notion d’adaptation, il faut répondre à une menace
extérieure, c’est-à-dire que l’Homme n’est plus vraiment maître de son destin. Le concept d’adaptation
s’oppose aussi à l’atténuation, l’atténuation c’est la volonté de réduire les causes du réchauffement
climatique c’est-à-dire les émissions de gaz à effet de serre. À partir du moment où l’on parlait
d’adaptation beaucoup se sont insurgés en disant non l’adaptation, s’adapter c’est démissionner, se
résigner, renoncer à contrôler les émissions de gaz à effet de serre et donc renoncer à modifier nos modes
de production et de consommation.
Enfin l’adaptation a été un élément mobilisé par les pays du Sud pour revendiquer politiquement et
financièrement des avantages dans les négociations. Et ainsi sont venues à l’ordre du jour les questions
de dette écologique, de justice climatique, mais aussi les questions comme nous le verrons de protection
de la biodiversité et de reconnaissance des savoirs locaux.
Alors, rappelons comment a été construite la question du changement climatique. On part d’une
corrélation extrêmement forte, de la concentration des émissions de CO2, que l’on voit en abscisse avec
les réchauffements de la température. La convention sur la diversité biologique, elle est fondée par la
science, par les experts du groupe intergouvernemental pardon, des experts sur le climat. Ici vous voyez
sur la ligne rouge par exemple que le scénario à l’horizon 2100 nous amènera à une température
supérieure, on voit en ordonnées, à quatre degrés cinq. Alors, les objectifs de la convention climat parlent
de ces concentrations de gaz à effet de serre c’est-à-dire de l’atténuation, l’objectif ultime c’est écrit
comme ça dans l’article deux, est de stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre. L’atténuation
quant à elle ne vient vraiment que comme une conséquence des résultats de cette lutte pour obtenir
l’atténuation. Les écosystèmes doivent s’adapter naturellement au changement climatique. Pour résumer
donc ce cadrage de la question climatique, on voit un problème de pollution de gaz à effet de serre
mesuré dans une unité unique de tonnes de CO2, avec un plafond de gaz à effet de serre à partager entre
pays développés. Et tout ça est rendu possible grâce à un système de marché du droit du carbone, un
marché de droits d’émissions entre les pays riches.
Au tournant à Copenhague ce modèle va exploser pour plusieurs raisons. D’abord on s’aperçoit que les
émissions de gaz à effet de serre continuent à croître, et donc les écosystèmes auront vraiment du mal à
s’adapter. Et puis surtout une raison politique, les pays en développement remettent en cause cet objectif
d’atténuation. Pourquoi ? Parce que cet objectif d’atténuation, pour eux pour leur économie, est
considéré comme un frein au développement, ils n’ont plus accès à l’utilisation de leurs ressources
naturelles énergétiques ou forestières par exemple. Par ailleurs, ce sont les premiers, les pays en
développement sont les premières victimes du changement climatique, des dérèglements, ils vont subir
les inondations, les sécheresses, alors qu’historiquement ils ne sont pas responsables de l’accumulation
des gaz à effet de serre. Le thème de l’équité va donc être lié à celui de l’adaptation, et ces nouveaux
thèmes vont renouveler les contours de l’aide au développement. À Copenhague également, les pays en
développement, certains devenant étant devenu d’ailleurs de grands émetteurs comme la Chine, ne vont
plus accepter que ce soit le secrétariat de la convention climat qui leur dicte leur politique énergétique.
Ils vont alors proposer des contributions nationales volontaires, INDC en anglais, ce sera le terme utilisé
plus tard, dans laquelle chaque pays en fonction de ses caractéristiques géographiques, économiques,
politiques, va proposer ses stratégies d’atténuation et d’adaptation. Cela va aboutir lors de l’accord de
Paris, en décembre 2015, a présenté dans l’article sept les politiques d’atténuation sur les mêmes plans
que les politiques d’adaptation. Et là, on va percevoir donc le retour de la question de la biodiversité.
La biodiversité va apparaître alors comme l’une des variables centrales ou stratégiques des politiques
d’adaptation, car elle intervient dans les politiques agricoles, dans les politiques de santé, dans les
politiques de lutte contre les inégalités, et de pauvreté. On va alors avoir des objectifs importants autour
de l’agriculture climato-intelligente qui va intégrer les questions de sécurité alimentaire, l’adaptation et
l’atténuation, et puis après les forêts les sols vont être désignés comme puits de carbone potentiel, ça va
être l’initiative 4 pour 1000. Les solutions fondées sur la nature, par exemple, c’est-à-dire ces solutions
qui s’appuient sur les écosystèmes et leurs capacités régulatrices et productives vont s’imposer ; et
également les approches territoriales par exemple les associations des grandes villes vont aussi avoir
accès à la scène des négociations.
Et on redécouvre ainsi la dimension locale de la question climatique, un problème global ne pouvant
entraîner uniquement une solution globale orchestrée par l’ONU, mais bien une multitude de solutions
qui vont être portées par la société civile. À cette échelle locale et sociale s’impose alors la prise en
compte des connaissances traditionnelles.
La biodiversité dans ses composantes écologiques et sociales revient alors sur le devant de la scène.
Alors, évidemment ces contributions nationales vers quoi nous mènent-elles ? Le premier problème sera
à quel seuil, à quel niveau de réchauffement nous mènent-elles ? Si on en fait la somme évidemment on
peut prévoir que le réchauffement va dépasser largement les trois degrés. L’autre question importante
est le financement de ces politiques, c’est-à-dire aussi bien les politiques d’adaptation que d’atténuation.
Et cette problématique bien sûr reste ouverte.
Les banques de développement face à l'enjeu "biodiversité"
Tiphaine Leménager
Responsable de l'équipe projet "Biodiversité", AFD
Savez-vous que les budgets nationaux dédiés à la biodiversité dans les pays en voie de développement
proviennent en grande partie de l’Aide publique au développement ? Lorsque l’on s’intéresse à la
conservation de la biodiversité, compte tenu à la fois de la richesse environnementale, mais aussi de la
dégradation en cours dans ces pays, il semble pertinent de se demander en quoi les bailleurs de fonds
qui véhiculent cette aide peuvent œuvrer à une meilleure prise en charge de la biodiversité.
Soulignons, en premier lieu, qu’il ne peut y avoir de développement sans biodiversité. La conservation
de la biodiversité sous-tend l’ensemble des 17 Objectifs du développement qui constituent la feuille de
route du développement adoptée en 2015 par 193 pays. Rappelons aussi que dans certains contextes, le
développement peut faciliter la conservation de la biodiversité. Des synergies réciproques sont donc
possibles entre développement et biodiversité. Soulignons également que plus de 60 % des écosystèmes
sont dégradés et continuent de se dégrader. De ce fait, plus de deux tiers des fonctions que la nature rend
aux sociétés, dont les plus pauvres sont tout particulièrement dépendants, sont en péril. Or, cette
dégradation est principalement d’origine anthropique. Ce sont nos modalités mêmes de développement
qui mettent à mal leur propre fondation. La dynamique actuelle du développement et celle de la
conservation de la biodiversité présentent surtout actuellement des antagonismes profonds. Nous nous
trouvons au cœur d’une situation dialectique, en prise permanente avec une tension intrinsèque même
aux sujets traités.
À partir du moment où on se trouve dans une situation dialectique, des visions différentes du monde
émergent et coexistent. Concernant notre sujet, tout le monde n’accorde pas la même priorité au
développement versus à la biodiversité. Pour être plus précise, quatre principales positions peuvent être
distinguées. Depuis ceux qui prônent l’exigence d’une priorité au développement économique et qui
relèguent la biodiversité à un enjeu secondaire, voire inexistant, ce sont les tenants de l’approche
économique néoclassique ou encore les environnementalistes sceptiques, jusqu’à ceux qui prônent
l’exigence d’une priorité à donner à la biodiversité et qui prônent le refus du développement économique
: ce sont notamment les tenants de la décroissance et de la deep ecology. De ces différences de vision
du monde émergent des rapports de force plus ou moins latents qu’il est nécessaire d’identifier, y
compris au sein même des bailleurs de fonds, voire d’anticiper, car elles influencent les contextes
d’action.
Troisième élément qu’il est important d’avoir en tête lorsque l’on parle de biodiversité et de
développement, et qui découle de ce que je viens de vous dire, c’est le fait qu’un problème
d’environnement surgit et est caractérisé par un jeu d’acteurs au sein duquel on peut distinguer trois
rôles principaux.
•
Le premier tient à un type d’acteur que l’on peut caractériser de sectoriel. Son action s’inscrit
dans un secteur donné, agricole, énergétique, etc. Elle impacte de manière néfaste la
biodiversité.
•
Le second grand type d’acteurs, l’acteur d’environnement, cherche, lui, activement à ce que le
problème d’environnement dont il s’agit soit réglé. Il développe des stratégies visant à contrer
les impacts de l’acteur sectoriel.
•
Le troisième grand type d’acteurs a pour objectif de moduler les rapports de force qui opposent
ces deux premiers acteurs. On peut le qualifier de régulateur. Il va sans dire que le rôle des
acteurs d’environnement est déterminant pour qu’un problème d’environnement puisse être pris
en charge. Sans acteur d’environnement, donc sans personne pour porter de manière engagée
un enjeu lié à la biodiversité, la relation dialectique biodiversité-développement que nous avons
présentée et les visions du monde qui coexistent à son propos conduisent inéluctablement à
reléguer la biodiversité au dernier rang des préoccupations. L’état environnemental ne peut alors
que se dégrader.
Notez qu’à la manière des poupées russes, ce triptyque d’acteurs permet d’analyser les jeux d’acteurs
qui se déroulent au sein même des organisations dites sectorielles. Là encore, si les acteurs
d’environnement interne sont trop faibles, voire absents, il va sans dire que les enjeux environnementaux
ne seront pas l’objet de l’attention des acteurs sectoriels. Le développement étant à l’heure actuelle
néfaste à l’environnement, les bailleurs de fonds sont aujourd’hui plus globalement à considérer comme
des acteurs sectoriels, même si dans certaines circonstances, ils peuvent jouer un rôle régulateur, voire
même un rôle d’acteur d’environnement.
Dans ce contexte, quatre principaux déterminants permettent d’expliciter le niveau d’engagement
environnemental des bailleurs de fonds.
•
Le premier déterminant se réfère au concept de responsabilité. En prise avec la société, les
bailleurs se responsabilisent et se mettent à participer aux efforts environnementaux attendus
par cette dernière.
•
Le second reconnaît l’impact des savoirs. Des travaux scientifiques prouvant la dégradation
environnementale ont favorisé et continuent de favoriser l’engagement environnemental des
bailleurs de fonds.
•
Le troisième se réfère au fait qu’une organisation cherche des bénéfices. En s’engageant sur des
sujets de biodiversité plus activement, les bailleurs de fonds cherchent ainsi à augmenter le
soutien politique de leur tutelle, leurs avantages comparatifs, voire un engagement plus sincère
de leurs employés.
•
Le quatrième reconnaît l’action des pressions pour favoriser l’engagement environnemental des
bailleurs : la pression des normes, la pression de la société civile, mais aussi la pression interne
de certains de leurs employés.
Si l’on approfondit la manière dont ces quatre types de déterminants agissent, il apparaît que la notion
de pression est l’élément central de leur articulation. L’émergence de la responsabilité, l’action des
savoirs, l’identification des bénéfices, sont concrètement stimulés via des réseaux d’influence et de
pression, orchestrés par les acteurs d’environnement, qu’ils soient internes ou externes aux bailleurs de
fonds.
Forts de ces éléments, nous pouvons répondre de manière éclairée à la question posée : en quoi les
bailleurs de fonds peuvent-ils agir en faveur de la biodiversité ?
Une caractéristique des bailleurs de fonds, c’est qu’ils ont accès à l’ensemble des échelles de décision
et d’action qu’il est nécessaire d’activer pour engager la société vers une transition écologique effective,
et ce, depuis le niveau international jusqu’au niveau le plus local.
De manière plus précise, via ces différentes échelles et types d’acteurs, le bailleur de fonds peut
permettre le financement de projets dédiés à la biodiversité : le financement de la gestion des parcs, la
restauration d’écosystèmes, etc. Par le financement de ces projets dits dédiés à la biodiversité, le bailleur
non seulement permet de mobiliser des outils reconnus comme étant indispensables à la conservation,
mais c’est aussi par ce biais qu’il renforce le secteur environnemental, les acteurs d’environnement, dont
le rôle, comme je vous l’ai dit, est si important à tous niveaux pour faire évoluer les choses.
Le bailleur peut également participer à la réorientation de projets sectoriels classiques du développement
vers des projets sectoriels verdis. Il s’agit ici de financer les bons élèves de certains secteurs, ceux qui
par exemple soutiennent l’agriculture biologique ou favorisent l’efficacité énergétique. Ces deux
principaux pôles d’action constituent le portefeuille dit biodiversité d’un bailleur. À l’échelle
internationale, cela représente moins de 5 % des investissements réalisés par les bailleurs de fonds. Ce
portefeuille doit s’accroître. Quid des 95 % restants de l’aide internationale publique au développement
? Ces 95 % soutiennent encore des secteurs plutôt néfastes à l’environnement. Il s’agit ici de la réalité
des antagonismes développement biodiversité dont j’ai souligné l’existence.
Au-delà du financement des projets pro-biodiversité, un bailleur peut alors accorder une attention
aiguisée à la gestion des impacts négatifs de l’ensemble de son portefeuille et exclure les projets les plus
impactants pour la biodiversité. Il peut aussi appuyer ses pays partenaires à eux-mêmes mettre en œuvre,
de manière plus effective qu’aujourd’hui, la séquence éviter, réduire, compenser.
Au-delà de ces orientations thématiques, c’est par l’attention portée concrètement aux acteurs
d’environnement, à l’ensemble des niveaux d’action, que les bailleurs parviendront réellement à agir
pour une transition écologique. Savoir les identifier pour les soutenir financièrement face aux acteurs
sectoriels, savoir identifier ceux qui, au sein d’un secteur donné, œuvrent à l’évolution
environnementale, appuyer les acteurs régulateurs de manière à ce que les acteurs d’environnement
puissent s’appuyer sur des politiques environnementales, etc.
En conclusion, nous sommes en train de perdre la bataille pour la biodiversité, cela n’est plus à
démontrer. Pour agir, soyons conscients des tensions sous-jacentes à la dialectique qui s’exprime entre
notre aspiration au développement et celle de la conservation de la biodiversité. Conscients de ces
tensions intrinsèques au sujet, il est possible de définir une action stratégique pour la biodiversité
spécifique à chaque situation. Les bailleurs de fonds ont sans aucun doute progressé ces dernières années
à ce propos, mais au vu de la réalité des enjeux, ils peuvent faire plus. Cela se fera si et seulement si les
quatre principaux déterminants environnementaux sous-jacents à leur engagement environnemental sont
activés. Et en ce sens, leur action dépend aussi de chacun d’entre nous.
Les Acteurs Economiques
Les acteurs économiques et les acteurs de l'innovation face à l'enjeu « biodiversité
»
Denis Couvet
Professeur, MNHN
Je vais vous parler de la position des acteurs de l'innovation et des acteurs économiques face à l'enjeu
biodiversité. Alors, quand on parle d'innovation, de quoi parle-t-on ? En fait, il existe différents types
d'innovations. Et donc grosso modo on peut dire qu'il y a 3 types d'innovations.
Le premier type d'innovation à laquelle on peut penser, c'est l'innovation sociale. L'innovation sociale
c'est tout ce qui concerne finalement la gestion des biens et des services communs. Ça concerne des
enjeux sociaux, qui concernent la santé et l'éducation, et des enjeux environnementaux, préservation de
la biodiversité, atténuation du réchauffement climatique. C'est ce qu'on peut appeler l'économie sociale
et solidaire, donc là il y a tout un ensemble d'enjeux extrêmement importants sur le plan économique :
comment on met en place effectivement ce type d'innovation ? Sachant que, comme pour tout type
d'innovation, la question qui va se poser c'est la question de ce que l'on peut appeler le modèle
économique. C'est-à-dire finalement : comment les acteurs de cette innovation sociale seront rémunérés,
seront reconnus par la société ?
Ensuite, un deuxième type d'innovation c'est ce que l'on peut appeler les innovations de type
écologique. Ce que l'on appelle maintenant parfois : les solutions fondées sur la nature. Donc l'idée, et
bien c'est que finalement nos interactions avec la nature, notre exploitation la nature, et bien il faut
développer des modes d'interaction qui finalement soient beaucoup plus compatibles avec le
fonctionnement écologique de la planète, avec le fonctionnement des écosystèmes. Donc c'est
typiquement ce qui se fait autour de l'agroécologie, donc développer une agriculture qui finalement
utilise beaucoup plus les fonctions écologiques des systèmes. Ou encore c'est ce qui se développe aussi
avec ce qu'on appelle l'économie écologique. Économie écologique, c'est-à-dire une économie qui
tourne autour des fonctions écologiques, autour notamment aussi des services écosystémiques, donc
rémunération par exemple des acteurs qui ont aidé à stocker du carbone par les forêts, par les zones
humides, de manière à atténuer le réchauffement climatique.
Enfin, le troisième type d'innovation qui existe et qui est souvent le plus facilement présenté, qui vient
le plus à l'idée, et bien ce sont les innovations de type technologique. Donc innovation technologique,
et bien c'est ce qui va tourner autour de modes de production d'énergie qui émettent beaucoup moins de
gaz à effet de serre, voire des modes de production avec des énergies renouvelables tels que le solaire et
l'éolien. Ou bien encore dans le domaine de l'agriculture, ça peut être aussi qui tourne autour de
l'agriculture de précision, avec notamment ce qu'on peut appeler des GPS, des robots, des appareils, des
machines qui finalement deviennent extrêmement fines dans leur perception de l'environnement, ou
encore ce qu'on appelle la biologie de synthèse, qui s'est développée autour des OGM et maintenant
autour de la réécriture du génome. Là, le modèle économique il est déjà bien rodé, il fonctionne autour
des brevets, donc effectivement vous déposez un brevet qui finalement protège votre invention
technologique et à partir de là, et bien vous développez toute une série d'appareils, de machines qui
seront commercialisés. Comme cela, vous rémunérez finalement votre activité de recherche et ce qui
tourne autour des techno-sciences. Voilà.
Alors à partir de là effectivement la question qui se pose aussi c'est : quel est le potentiel ? Le potentiel
de ces différents types d'innovations, pour finalement préserver la biodiversité. Estce que l'innovation
sociale, écologique ou technologique ont le plus d'impact ? Ces questionslà, scientifiquement restent
extrêmement complexes, et ce que l'on peut dire c'est qu'actuellement les universitaires ne font pas
opposition de pouvoir dire : et bien finalement, quels types d'innovations sont les plus importantes,
auront un impact le plus significatif. Ce que remarquent quand même les universitaires, c'est que jusqu'à
présent et bien les innovations sociales, les innovations écologiques ont été relativement peu
inventoriées. Donc de ce point de vue-là, il y a sans doute un potentiel extrêmement important, qui reste
finalement à exploiter.
Dans les 3 cas, se pose effectivement le problème du modèle économique. Alors par rapport à ce modèle
économique, et bien finalement l’État, les électeurs, ont un rôle extrêmement important. Parce que
finalement l’État, par les lois, les systèmes de taxes, les quotas qu'il va décider, va finalement favoriser
certains modèles économiques, des modèles économiques par exemple moins polluants par rapport à
d'autres modèles plus polluants. Inversement, lorsque les États subventionnent le charbon, ce qui est le
cas à l'échelle de la planète, grosso modo les subventions pour les énergies fossiles qui sont très
polluantes, sont de l'ordre de 500 milliards à l'échelle de la planète par an, donc c'est énorme. Et bien, à
travers ces incitations évidemment les États, donc les électeurs décident finalement aider des activités
qui sont très polluantes. Ça pourrait être l'inverse, c'est-à-dire qu’effectivement changer les règles du jeu
économique par tout un système de lois, de subventions, etc.
Alors par rapport à ça, la question que l'on peut se poser c'est cette régulation qu'on pourrait appeler la
régulation des marchés, à travers de nouvelles lois, de nouvelles incitations, est-ce que c'est intéressant
sur le plan économique ? De ce point de vue-là, ce qui existe c'est l'hypothèse de Porter. L'hypothèse de
Porter, donc PORTER est un économiste et ce que remarque PORTER, et bien c'est qu'en général
lorsque l'on crée de nouvelles régulations par des lois, de nouvelles régulations environnementales, et
bien c'est plutôt avantageux pour les entreprises et notamment celles qui les premières savent
effectivement respecter les régulations environnementales. C'est pour cela que récemment les
multinationales américaines, ont protesté auprès du gouvernement américain qui veut se retirer de
l'accord de Paris, parce qu’elle voit ça finalement comme un facteur de dé-compétitivité, c'est-à-dire
qu'elle risque de perdre de la compétitivité par rapport aux entreprises qui seront forcées par leurs États
finalement, d'être beaucoup plus rigoureuses dans le domaine climatique. Voilà. Donc les innovations,
elles peuvent être avantageuses sur le plan économique, sur le plan social évidemment, et sur le plan
environnemental sachant que les avantages sur le plan environnemental, et bien ça a des répercussions
positives sur le plan social et sur le plan économique. Voilà.
Alors par rapport à ça, par rapport à ces questions, quelles sont les perspectives ? Les perspectives elles
sont vastes.
~ La première, c'est ce que l'on peut appeler le bricolage institutionnel, les propres problèmes du
bricolage institutionnel. C'est-à-dire que les sociétés fonctionnent avec toute une série d'institutions
et de conventions, et il n'est pas forcément facile de changer ces institutions. Et lorsque l'on veut
effectivement mieux gérer l'environnement, et bien ça suppose finalement de bricoler des institutions
qui existent. Par exemple, de créer ce qui s'appelle des paiements pour services environnementaux,
où par exemple les agriculteurs seraient rémunérés pour la préservation de l'environnement, donc
préservation des fonctions écologiques et de la biodiversité. Et ces paiements, ça pourrait être un
système de bricolage par rapport aux subventions qui existent actuellement.
~ Une autre question extrêmement complexe et importante c'est : finalement est-ce qu'on rémunère les
acteurs en fonction des moyens qu'ils mettent en place ou en fonction des résultats ? C'est-à-dire :
est-ce que l'on rémunère finalement l'intention ou l'efficacité de mise en place ? Sachant que, les
experts ne sont pas forcément les plus à même d'anticiper quelles seront les méthodes qui seront les
plus efficaces, donc de ce point de vue-là, il peut être intéressant de verser une certaine marge de
manœuvre aux acteurs de terrain, et donc finalement de les rémunérer sur le résultat plutôt que sur
les intentions.
Enfin, j'aimerais conclure ces différentes considérations par le fait de savoir finalement vers quoi tout
cela va conduire. Si finalement on respecte plus la nature, si jamais on utilise moins d'énergie fossile, on
utilise peut-être moins d'énergie, et bien cela peut conduire à ce qu'on peut appeler la décroissance. La
décroissance c'est-à-dire que l'on finalement consomme de moins en moins de produits matériels. Ce qui
est important c'est de voir, c'est que finalement la décroissance non seulement est compatible avec
l'innovation, mais qu'elle a même sans doute besoin d'innovation. C'est-à-dire que, et bien les innovations
sociales, écologiques et technologiques permettront d'une part d'assurer une décroissance qui soit plus
rapide finalement dans la consommation de biens matériels dans différentes pollutions, mais permettra
aussi que cette décroissance et bien elle soit vécue positivement par les individus et par les organisations
sociales, c'est-à-dire qu'elles se traduisent par un surcroît de bienêtre environnemental et social, plutôt
que par une dégradation finalement des conditions de bien-être humain.
Les acteurs de l'énergie et de l'agriculture face à l'enjeu « biodiversité »
Denis Couvet
Professeur, MNHN
Je vais vous parler de la position des acteurs de l'énergie et de l'agriculture face à l'enjeu biodiversité.
L'énergie et l'agriculture sont deux secteurs économiques fondamentaux pour l'avenir de la biodiversité
pour deux raisons.
La première raison, c'est que la production d'énergie et la production agricole ont des impacts énormes,
essentiels sur la biodiversité. En ce qui concerne l'agriculture, grosso modo, ça concerne à peu près 80
% sur le plan quantitatif des impacts sur la biodiversité à travers la consommation des écosystèmes, à
travers aussi la consommation de l'eau. La production d'énergie a, à travers l'effet de serre, un impact
majeur sur la biodiversité, à travers le réchauffement climatique à laquelle elle doit s'adapter.
La deuxième raison pour laquelle l'énergie et l'agriculture sont des enjeux fondamentaux, c'est que ce
sont des activités qui sont centrales dans le fonctionnement des sociétés. Lorsqu'on rend l'énergie plus
rare ou plus chère, ou les produits agricoles plus rares ou plus chers, ça a des conséquences systémiques
sur le secteur économique et sur l'ensemble du fonctionnement des sociétés parce qu'une alimentation et
une énergie plus chères, alors que ce sont des biens fondamentaux. Ça pose toute une série de questions
sociales et politiques.
Face à ces deux problématiques, comment on peut essayer de raisonner sur la diminution des impacts
de la production de l'énergie et de l'agriculture sur la biodiversité ? Il y a différentes manières de prendre
la question.
~ La première, qui n'est pas forcément la plus sophistiquée, mais la plus évidente, c'est, on va réduire la
production d'énergie ou la production agricole. L'effet est assez trivial en ce qui concerne la
biodiversité. Effectivement, ça devrait permettre de réduire les impacts sur la biodiversité. On
comprend bien que cette réduction de production peut avoir des impacts assez dramatiques sur les
sociétés, donc on ne peut pas simplement raisonner en termes de réduction de production.
~ La deuxième manière d'aborder la question est de se dire, est-ce qu'on ne pourrait pas mieux répartir
cette production, mieux la distribuer, sachant, par exemple, qu'actuellement, on considère qu'on a à
peu près un milliard d'individus nourris de manière insuffisante et inversement, on a de l'ordre d'un
à deux milliards d'individus qui, par contre, consomment trop. Lorsque l'on commence à faire les
calculs sur le plan quantitatif, ce qui est trop consommé permettrait largement de nourrir ceux qui
sont sous-alimentés, sachant qu'une meilleure répartition de la production agricole n'est pas une
réponse triviale.
~ La troisième manière de prendre la question, c'est celle que préfèrent les scientifiques et les
technologues, c'est de diminuer l'impact environnemental de chaque unité produite. On va raisonner
sur une production, sur un térawatt, un kilowattheure par exemple, ou bien une protéine. On va se
dire quelle est la méthode de production qui permet de réduire cet impact environnemental ? Cette
question est assez sophistiquée. On peut réfléchir à toute une série de méthodes. Par exemple, les
producteurs de gaz naturel remarquent que la production de gaz naturel émet moins de gaz à effet
de serre que la production de charbon montre par exemple que la protéine végétale a un impact
environnemental qui est plus faible que celui de la protéine d'origine animale, notamment la protéine
qui provient du bœuf. Le problème est que dans ces changements, cette sophistication des unités
produites, ça peut avoir des effets en ricochet, et parfois des effets pervers sur les modes de
consommation et l'intensité de la consommation.
~ C'est pour cela que deux autres enjeux sont extrêmement importants, c'est le mode de consommation,
c'est-à-dire comment nous consommons l'énergie, comment nous consommons l'agriculture. Nous
avons tout ce qui s'appelle le mouvement Slow Food. Le mouvement Slow Food, c'est réfléchir à
d'autres modes d'interaction avec l'alimentation. Sur l'énergie, on pourrait avoir le même genre de
questions et finalement réduire la consommation.
Si on veut réduire la production sans effet social négatif, il faut réfléchir de la même manière, en
parallèle, sur la réduction de la consommation. Pour décliner ces différentes questions, on peut ensuite
regarder sur le domaine de l'agriculture. Dans le domaine de l'agriculture, ce que l'on peut voir par
rapport à ces questions, se développent trois types de réflexions.
Le premier type de réflexion que je qualifierais de plus classique raisonne autour de ce que l'on peut
appeler l'agriculture de précision. L'agriculture de précision, c'est continuer, prolonger les tendances
techniques et scientifiques des dernières décennies, avoir des méthodes scientifiques et technologiques
de plus en plus élaborées, et espérer, à travers ces méthodes plus élaborées, de réduire les impacts
environnementaux. Ça concerne la robotisation, le développement de GPS, la biologie de synthèse avec
les OGM et la réécriture des génomes, en espérant que ces nouvelles méthodes vont permettre de réduire
l'impact environnemental. Une question qui reste très importante, c'est que ces méthodes, en général,
sont assez coûteuses, donc de manière assez immédiate, elles entraînent une augmentation des charges
des agriculteurs, sachant que les charges des agriculteurs, c'est une question très importante sur le plan
économique. La viabilité économique de l'agriculture de précision n'est pas du tout évidente, à moins
que l'on veuille supprimer toutes les petites exploitations et que l'on veuille simplement quelques grandes
exploitations. Cette question n'est pas du tout évidente sur le plan social puisqu'on est plutôt vers un
modèle où on veut créer de l'emploi. De manière générale, la réalité sociale de l'agriculture, c'est
qu'actuellement, il y a plus d'un milliard d'agriculteurs à l'échelle mondiale, et que ce nombre
d'agriculteurs est en train d'augmenter. Diminuer de manière brutale le nombre d'agriculteurs, ça
entraînerait des difficultés sociales et politiques majeures en Afrique et en Asie, sachant que les villes
africaines et asiatiques, même si elles sont en croissance exponentielle, ne sont pas en capacité
d'accueillir un exode rural majeur. Actuellement, par exemple en Inde, Bruno Dorin, spécialiste de la
question, remarque que la taille des exploitations est de moins d'un hectare, et que si jamais on considère
que la viabilité économique d'une exploitation indienne est de l'ordre de dix hectares, ce que proposent
les tenants de l'agriculture de précision, ça veut dire qu'il y a, à peu près, 300 millions d'agriculteurs en
Inde en trop. Il faut que les villes indiennes acceptent, mais les villes indiennes ne sont pas en position
d'accepter ces 300 millions d'agriculteurs. À partir de là, comment on gère ce problème social énorme ?
Le deuxième modèle, c'est pour ça que se développe l'agriculture paysanne, essayer de réfléchir à la
viabilité des petites exploitations de taille assez réduites, aussi bien en Afrique et en Asie, qui
représentent l'essentiel de l'agriculture puisqu'on a, à peu près, un milliard d'agriculteurs en Afrique et
en Asie qui ont de très petites exploitations. Le nombre d'agriculteurs est assez réduit en Europe et en
Amérique.
Enfin, le troisième modèle agricole, c'est le modèle de l'agro-écologie. C'est de développer une
agriculture qui repose beaucoup plus sur l'utilisation des fonctions écologiques des écosystèmes. C'est
une belle idée, mais qui reste à un stade relativement expérimental et théorique. On sait qu'il faut
travailler notamment sur la taille des parcelles, d'avoir des parcelles de plus petite taille, souvent de taille
allongée, de manière à ce que la biodiversité puisse mieux exercer son rôle, notamment de contrôle des
ravageurs, d'entretien de la fertilité des sols. Ce modèle demande à être beaucoup plus élaboré en
interaction avec les techniques qui sont utilisables par les agriculteurs.
En conclusion, aussi bien sur l'énergie, et je le déclinerai sur l'agriculture, on peut dire que l'avenir
appartient à une hybridation entre les différents modèles. Il s'agira de s'inspirer à la fois des techniques
éventuellement proposées par ceux qui réfléchissent à l'agriculture de précision. Il faut réfléchir aussi à
l'échelle des agriculteurs ou des paysans. Il faut aussi réfléchir en termes écologiques. Une des questions
qui se pose c'est, quelle priorité accorder à ces différents types d'agriculture, notamment dans le domaine
de la recherche ? Est-ce qu'actuellement, on n'alloue pas trop de moyens à l'agriculture de précision ?
Est-ce qu'il ne faudrait pas beaucoup plus réfléchir au développement nécessaire dans le domaine de
l'agriculture paysanne et dans le domaine de l'agro-écologie ? Ce que l'on peut remarquer, c'est que la
recherche agronomique privée alloue à peu près 45 % de ses moyens à la recherche sur le maïs, et que
là aussi, il y a peut-être une inadéquation par rapport aux besoins de la société.
Huile de palme, les clés d'un approvisionnement durable
Laurent Gilbert
Directeur de l'innovation durable, L'Oréal Recherche et Innovation
Je voudrais aujourd’hui partager avec vous les éléments clés à prendre en considération quand il s’agit
de développer un approvisionnement durable en huile de palme ou en ses dérivés. Comment s’appuyer
sur les certifications ? Comment développer un programme de traçabilité qui prenne en compte
l’ensemble des enjeux sur la filière, filière d’approvisionnement qui, comme vous le savez, a fait l’objet
de nombreuses controverses.
Alors l’huile de palme. Tout d’abord, l’huile de palme c’est la principale huile végétale produite dans
le monde avec une production de 62 millions de tonnes en 2016. Cette production d’huile de palme est
principalement à destination du marché alimentaire qui en utilise 75 %, mais l’huile de palme et ses
dérivés sont aussi utilisés dans des produits industriels, dans des produits d’entretien et dans des produits
de grande consommation comme les produits cosmétiques. On note également ces dernières années une
augmentation de la demande en huile de palme pour des usages comme biocarburant. Alors cette huile
de palme est produite principalement en Asie du Sud-est même si on voit se développer une production
en Afrique de l’ouest et en Amérique latine. Alors pourquoi l’huile de palme ? Tout simplement parce
que le palmier à huile est une des plantes qui est les plus productives pour la production d’huile avec un
rendement à l’hectare qui peut aller jusqu’à 10 fois celui des autres oléagineux. Pour vous donner de
chiffres, 5,5 % de la surface en huile de palme produit 32 % de la production d’huile mondiale. Nous
avons dit que finalement la production était principalement en Asie du Sud-est. L’Asie du Sud-est c’est
principalement l’Indonésie et la Malaisie, qui avec 50 millions de tonnes de production représentent à
peu près 85 % de la production. Ce qui fait peser sur des territoires très limités : Sumatra, Bornéo, la
péninsule malaise, une très forte pression.
L’augmentation de la production dans les 10 dernières années a conduit à ce que la surface cultivée ait
été multipliée par 3, induisant de nombreux impacts environnementaux et sociaux. Tout d’abord, la
déforestation qui va conduire à une perte d’espèces et une destruction des habitats. Ensuite,
l’assèchement des tourbières, la culture sur brûlis y a entraîné des problèmes de santé liés à l’émission
de particules dangereuses pour les habitants et de grandes émissions de gaz à effet de serre.
Alors de grandes plantations se sont développées, basées sur des concessions. Dans ces grandes
plantations, il s’agit de s’assurer des conditions de travail et de s’assurer que ces conditions de travail
sont tout à fait respectées. Mais les concessions et les grandes plantations ne sont pas les seuls
producteurs d’huile de palme puisque 40 % de la production d’huile de palme est contrôlée par des
producteurs indépendants. En Indonésie, ces producteurs indépendants cultivent 2 hectares, et cette
politique a permis à l’Indonésie de sortir une grande partie de sa population de la pauvreté en une
génération. Pour autant, ces petits planteurs ne maîtrisent pas les techniques agricoles, leurs rendements
sont bien inférieurs à ceux des meilleures plantations — peut aller jusqu’à 50 % de moins de rendement
que les meilleures plantations, et ce qu’il fait que pour augmenter leurs revenus, ils peuvent avoir —
tentation d’aller déforester et s’étendre sur des zones protégées. La production d’huile de palme se fait
tout d’abord dans des moulins qui vont recevoir, tous les jours, les fruits qui proviennent de ces
plantations. Donc ces fruits doivent être transformés en moins de 48 heures, entre 24 et 48 heures. Donc,
ce qui fait que la localisation de ces moulins est tout à fait clé, à la fois parce que c’est le point central
autour duquel s’organisent les plantations, et parce que c’est une base, une unité de base possible pour
la définition de politique territoriale. Les fruits sont transformés en huile dans ces moulins, donc en
huile de palme à partir de la pulpe et en huile de palmiste à partir du noyau du fruit.
En cosmétique, nous utilisons peu d’huile de palme ou d’huile de palmiste directement. Ce que nous
utilisons, ce sont principalement des dérivés de l’huile de palme et de palmiste. Ces dérivés sont très
importants puisque chacun correspond à une fonction précise, nécessaire à l’efficacité des produits. On
peut donner l’exemple du Glycérol comme hydratant, des esters gras comme émollients, des acides gras
qui peuvent être utilisés comme stabilisateurs d’émulsion ou comme tensioactifs, des alcools gras
comme émulsionnants, des sulfates comme nettoyants ou encore des sels d’ammonium qui sont utilisés
comme conditionneurs capillaires.
Alors, quand on regarde l’ensemble de ces dérivés et ce que représente cette production par rapport à la
production mondiale, on voit que finalement l’empreinte de L’Oréal est très faible par rapport à la
production mondiale puisqu’avec 700 tonnes d’huile de palme de consommation par an et 60 000 tonnes
de dérivés d’huile de palme, nous ne représentons que 0,1 % de la production et de l’utilisation
mondiales de cette huile de palme. Pour autant, nous sommes très attachés et très soucieux d’un
approvisionnement durable en prenant très à cœur notre responsabilité par rapport à ce sujet. Donc,
comment faire ?
Eh bien, on peut d’abord s’appuyer, et on doit s’appuyer sur les certifications puisque ces certifications,
elles obéissent à un certain nombre de principes, elles promeuvent des règles d’application et vérifient
les résultats obtenus. C’est le cas de la certification RSPO. RSPO pour Roundtable and Sustainable
Palm Oil, qui à l’initiative de WWF regroupe l’ensemble des producteurs, utilisateurs et des parties
prenantes locales pour développer des principes de culture et de production durable de l’huile de palme.
L’Oréal a rejoint la RSPO en 2007. L’ensemble de notre huile de palme a été certifié conforme aux
principes de la RSPO en 2010, et à fin 2012, l’ensemble de nos dérivés était conforme aux principes de
la RSPO. Pour autant, seulement 20 % de la production d’huile de palme est certifié RSPO aujourd’hui.
Et donc, il est absolument nécessaire d’aider le système à se déployer plus largement pour avoir plus
d’effet, et notamment, on peut le faire en travaillant sur la traçabilité ultime, car les chaînes
d’approvisionnement sont très complexes notamment pour les dérivés.
Et c’est pourquoi nous avons lancé en 2014, un grand programme de traçabilité avec l’aide de nos
fournisseurs et d’une tierce partie indépendante pour être capable de tracer l’ensemble des dérivées que
nous utilisions jusqu’au moins au moulin, qui est, comme nous l’avons vu précédemment, le point
central et le point focal d’un possible développement territorial.
Donc, nous avons travaillé avec nos fournisseurs directs pour remonter aux raffineries, puis au moulin,
et cette année nous avons 75 % de nos dérivés qui sont tracés jusqu’au moulin.
Alors, en quoi ça nous aide de faire ça ? Ça nous aide à identifier les territoires à partir duquel nos
dérivés sont produits, à partir duquel l’huile de palme et l’huile de palmiste sont produites pour
l’utilisation de nos dérivés et de lancer localement des projets comme ce projet « Spots Palm », qui a
été lancé en partenariat avec nos fournisseurs Clariant, Global Amines et Wilmar, et l’ONG Wild Asia
pour soutenir 500 fermiers, pour les aider à s’organiser. Et là, c’est tout le travail de l’ONG localement
sur le terrain, pour travailler avec les fermiers, pour les aider à acquérir les bonnes pratiques agricoles,
les aider d’un point de vue technique pour accéder à la certification RSPO. Donc, accéder à la
certification RSPO, très important pour pouvoir vendre leur production et donc l’ensemble de la Supply
Chain et L’Oréal en particulier, s’est engagé à leur acheter leur production, et donc, l’objectif est
d’atteindre 70 000 tonnes de substances certifiées par la RSPO. Donc ce projet Spots Palm est un pilote
qui doit nous permettre de développer des approches territoriales plus larges, et nous y travaillons avec
nos fournisseurs pour continuer à travailler sur un approvisionnement durable et encore plus durable
d’huile de palme.
La Societe Civile
Associations, mobilisations et biodiversité : entre institutionnalisation et
nouvelles formes de contestations
Luc Semal
Maître de conférences, MNHN
Depuis la fin du dix-neuvième siècle, il y a en France et dans le monde industrialisé, de nombreuses
associations et ONG qui ont pour objet la protection de la nature. Et depuis 1986 beaucoup d’entre elles
ont suivi l’évolution du vocabulaire et des connaissances scientifiques, en affirmant avoir désormais
aussi pour objet la protection de la biodiversité. Cela dit, en un siècle d’histoire le monde a beaucoup
changé et les pratiques associatives aussi. D’où la question : Que peut-on dire aujourd’hui de l’évolution
des formes, des actions et des pratiques associatives ou militantes en lien avec la biodiversité ? Pour
répondre à cette question, on peut identifier quatre grands moments de la vie associative dans ces 12 ou
13 dernières décennies d’histoire qui vont nous aider, non seulement à mieux comprendre la
structuration actuelle du monde associatif en lien avec la biodiversité, mais aussi qui vont nous aider à
identifier certains des grands défis ou des grands dilemmes qui se posent aujourd’hui à ces acteurs
associés.
Le premier moment, c’est celui de la création vers la fin du XIXe siècle, des grandes ONG ou
associations de conservation ou de protection de la nature. Ce sont de grandes associations, de grandes
ONG dont beaucoup existent encore aujourd’hui. C’est par exemple aux États-Unis le Sierra Club qui a
été fondé en 1892 et qui a pour objet de protéger la nature à travers la protection de la Wilderness, des
grands espaces sur le modèle des grands parcs nationaux américains. C’est aussi en France en 1912, la
création de la Ligue pour la Protection des Oiseaux : la LPO dont l’une des premières actions a été de
participer à la création de la réserve ornithologique des sept îles en Bretagne. On peut dire qu’à ce
moment-là, de la fin du XIXe siècle jusqu’à environ la fin des années 60, les associations de protection
de la nature sont très actives, mais pas très politisées. Pas très politique, dans le sens où elles ne sont pas
porteuses d’un projet de société particulier. Ce sont des associations qui se mobilisent contre la
destruction des espaces naturels, de certaines espèces emblématiques, mais qui vont le faire de manière
assez cloisonnée. Sans directement questionner, par ailleurs, le projet de société qui est à l’origine de
ces destructions.
Le deuxième moment en revanche va davantage aller dans ce sens-là, il se situe au tournant des années
1960 et 1970 avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’organisations qui regardent un peu au-delà de
la seule protection de la nature, un peu au-delà de la seule protection des espaces et des espèces pour
essayer de faire plus explicitement le lien avec ce que l’on commence alors à appeler la crise écologique
globale. Il s’agit là d’un moment historique très particulier parce que cela correspond aussi à la naissance
de l’écologie politique. C’est l’écologie politique qui va aider à faire le lien entre, d’une part la protection
de la nature et d’autre part le besoin de repenser le projet de société à l’origine de ces destructions. La
destruction des espaces naturels, les disparitions d’espèces, la déforestation ne sont que quelques une
des facettes de ce dysfonctionnement général que l’on appelle la crise écologique globale. Dans ce
contexte nouveau, la protection de la nature impose alors de questionner l’attachement de nos sociétés,
les sociétés modernes au productivisme, au consumérisme, à la croissance, etc. Dans cette nouvelle
génération d’organisations politisées, on peut citer par exemple le WWF, fondé en 1961, mais aussi plus
encore Les Amis de la Terre fondée en 1969 aux États-Unis, ou encore Greenpeace fondée en 1971 au
Canada. C’est aussi l’époque de l’une des premières grandes luttes environnementales en France. Celles
pour la préservation du Parc national de la Vanoise, menacé entre 1969 et 1971 par un projet de stations
de sports d’hiver. C’est pendant cette lutte fondatrice que vont se structurer les réseaux qui vont devenir
la Fédération Française des Sociétés de Protection de la Nature, FFSPN qui deviendra plus tard la FNE,
France Nature Environnement. À cette époque, les associations et les mobilisations mettent vraiment la
pression sur les pouvoirs publics. Et cette effervescence va contribuer à plusieurs grandes avancées en
matière de protection de la nature. Comme par exemple la création en France du ministère de
l’Environnement en 1971, l’adoption en 1975 de la loi littorale ou celle en 1976 de la loi de protection
de la nature.
Mais le troisième moment ensuite, correspondra davantage au fil des décennies à une certaine forme
d’institutionnalisation des ONG et des associations de protection de la nature. Alors,
l’institutionnalisation ce n’est pas nécessairement un terme péjoratif. C’est un concept qui désigne une
évolution des formes et des stratégies associatives dans le sens d’une plus grande participation au jeu
institutionnel. Une participation plus récurrente, plus apaisée, plus routinisée, bref plus
institutionnalisée. En sciences politiques on identifie généralement trois grands critères
d’institutionnalisation.
~ Le premier critère c’est d’abord une croissance organisationnelle, c’est-à-dire une augmentation des
moyens humains et financiers dont disposent les associations.
~ Puis le deuxième critère c’est celui de l’institutionnalisation interne, c’est-à-dire une tendance dans
l’organisation, au sein des associations à la professionnalisation des pratiques, avec des associations
qui reposent de moins en moins sur le bénévolat et de plus en plus sur les savoir-faire de
professionnels du secteur associatif.
~ Et enfin le troisième critère, c’est celui de l’institutionnalisation externe qui se manifeste par une
certaine réorganisation stratégique avec des associations qui vont de plus en plus privilégier des
formes conventionnelles d’actions comme le lobbying ou l’expertise au détriment d’autres formes
plus polémiques ou plus conflictuelles. Ce sont aussi des associations qui vont chercher à établir des
partenariats avec de grands groupes industriels au lieu de dénoncer leurs pratiques potentiellement
néfastes pour la biodiversité.
Si on revient au cas de la France, on constate que les grandes associations et les grandes ONG de
protection de la nature, ou en lien avec la biodiversité, sont allées assez loin ces dernières années, dans
cette trajectoire d’institutionnalisation et notamment dans l’institutionnalisation externe. Cela prend la
forme d’une habitude de dialogue qui s’est installé au fil du temps avec les autorités publiques, d’une
participation plus fréquente à des comités consultatifs voire à des négociations assez formelles. Et on
peut dire que l’apogée de cette institutionnalisation a été l’expérience du Grenelle de l’environnement
en 2007 où cette démarche de dialogue a largement été systématisée. L’objectif du Grenelle de
l’environnement étant explicitement d’abandonner la confrontation au profit d’une culture du dialogue
et de la conciliation, dans l’idée que cela permettrait d’obtenir de meilleurs résultats acceptables par
tous.
Pour illustrer cette trajectoire, on peut reprendre le cas de la FNE par exemple, qui était née lors de
l’affaire de la Vanoise d’une lutte assez conflictuelle, mais qui s’est ensuite davantage impliquée dans
la concertation ou dans la cogestion d’un certain nombre de dossiers ou de projets avec les autorités
publiques. Si bien qu’au niveau national, elle est aujourd’hui présente dans pas moins de 200 instances
de concertation. On pourrait aussi prendre l’exemple du Rassemblement des Opposants à la Chasse : le
ROC, qui à sa création en 1976 a su mettre explicitement des positions anti-chasse très tranchées, mais
qui, à partir des années 2000 a entamé une mue plus conciliatrice et moins conflictuelle jusqu’à devenir
en 2012 l’Association Humanité et Biodiversité, dans l’idée de défendre un modèle de compromis, de
conciliation et de cohabitation harmonieuse.
Cette institutionnalisation n’est pas nécessairement un problème en soi, mais cette institutionnalisation
a des conséquences qui peuvent poser question.
~ D’abord, première conséquence, elle a pour effet mécanique de renforcer les associations qui
souhaitent faire avancer le compromis au détriment d’autres associations qui pourraient avoir des
positions plus tranchées.
~ Ensuite cette institutionnalisation favorise le compromis lui-même, au détriment parfois de
l’explicitation de difficultés ou de dilemme pourtant réelle que peut poser la protection de la
biodiversité.
~ Et surtout, enfin l’institutionnalisation pose la question du degré d’indépendance de la société civile
et de son rôle dans la conduite des politiques de biodiversité. Jusqu’à quel point des associations très
institutionnalisées peuvent-elles encore s’autoriser à s’opposer lorsque cela leur paraîtrait nécessaire
? Ne risquent-elles pas d’être contraintes à leur rôle institutionnel, à une forme d’autocensure ou de
retenue permanente jusqu’à ne devenir qu’une forme de caution pour un système prédateur qui, par
ailleurs, fondamentalement ne change pas ou change trop peu ou change trop timidement ?
C’est la question posée par le quatrième moment, dans lequel nous sommes toujours. Est-ce que nous
ne sommes pas arrivés depuis le Grenelle de l’environnement à la fin d’un cycle ? Après une période de
forte institutionnalisation du monde associatif, est-ce que nous n’assistons pas aujourd’hui à un
renouveau de certaines formes d’action pour la biodiversité moins conventionnelles, moins encadrées,
plus contestataires ? C’est la question que soulèvent aujourd’hui le phénomène des Zones A Défendre,
les fameuses ZAD à Notre-DameDes-Landes ou ailleurs. Ce sont des mouvements généralement portés
par des petits collectifs ou de petites associations aux structures assez légères, voire totalement
informelles, mais très actives sur le terrain pour dénoncer les destructions de biodiversité qui leur
paraissent les plus aberrantes. Et puis surtout ce sont des mouvements qui renouent avec l’esprit des
années 1970 dans leur manière de s’efforcer, d’articuler le souci de la biodiversité locale d’une part, et
une réflexion d’autre part, plus globales sur les limites d’un modèle économique et social fondé sur la
recherche de la croissance à tout prix.
Alors finalement ces différents moments où ces différentes tendances parfois contradictoires les unes
avec les autres sont le reflet d’une certaine hésitation dans le degré de contestation ou de compromis
nécessaire pour vraiment parvenir à protéger la nature et la biodiversité. On peut évidemment penser
qu’il y a une certaine complémentarité entre toutes ces pratiques, des plus institutionnalisés aux plus
intransigeantes. Mais on peut aussi penser que la protection de la biodiversité réclame parfois des choix
difficiles, comme le renoncement à certains grands projets d’aménagement par exemple, qui peuvent
difficilement être obtenus autrement qu’en assumant une certaine conflictualité peu compatible avec une
institutionnalisation trop poussée.
Les mobilisations urbaines environnementales
Nathalie Blanc
Directrice de recherche, CNRS
L’importance des principes du développement durable a considérablement diminué dans les politiques
publiques ces dernières années, aux côtés de la montée en puissance d’approches plutôt sectorielles qui
sont fondées sur le rendement et le contrôle grâce à des indicateurs. Face à ces transformations de
l’action publique, c’est-à-dire la montée en puissance d’une gestion centralisée et sectorielle des
politiques urbaines, des mouvements et des collectifs de la société civile développent des initiatives sur
les territoires qui sont fondées sur une coopération ancrée dans les lieux. Ces évolutions récentes des
mobilisations collectives et individuelles autour de l’environnement confirment un déplacement à partir
du XIXe siècle d’un militantisme social qui est plutôt ancré sur l’idée de réforme de la société vers un
militantisme ancré dans l’idée de lieux. Il s’agit alors d’énoncer une vision du monde qui n’est plus
contenue dans l’idée de société, mais qui suppose la prise en considération de la Terre comme un milieu
limité, et comme un milieu de vie que les êtres humains investissent par leurs relations avec l’ensemble
des êtres vivants et des éléments de l’environnement naturel et construit. Dès lors, cette évolution en
produit une autre qui permet à notre sens de parler aujourd’hui d’environnementalisme ordinaire. Il
s’agit d’un déplacement en termes de cadrage dans le débat public, qu’est-ce qui importe à changer et
comme en témoigne la mise en avant de relations à l’environnement avec les expressions de cadre de
vie, de qualité de vie. Ce nouveau cadrage s’accompagne du renouveau des modalités de l’action
publique et de l’action militante. Tout d’abord, il y a un élargissement des personnes impliquées dans la
décision publique, mais il y a aussi une plus grande variété des moyens de lutte au travers de
l’élargissement de leur esthétique. On pense notamment aux happenings, aux performances, aux
événements festifs, aux témoignages qui font appel notamment aux artistes.
Comment peut-on décrire, en quelques mots, l’Histoire récente de ces mobilisations
environnementales dans le cadre urbain ?
Tout d’abord, dans les années 1960-1970 il y a de premiers mouvements qui correspondent à une
véritable transformation des cultures de la nature, de la campagne et de la ville. Ces nouveaux
mouvements sociaux donnent lieu à l’émergence de mouvements globaux écologistes à partir des années
1970, on peut penser notamment à Greenpeace, Earth First !, Les Amis de la Terre, WWF, qui vont
prendre corps notamment aux États-Unis à partir du mouvement pour les droits civiques, et qui vont se
développer plus largement notamment en Europe. Parallèlement et concomitamment se développent de
multiples initiatives à l’échelle locale, qu’il s’agisse de manifestations pacifistes ou antinucléaires.
À partir des années 80, on assiste à la professionnalisation de ces associations qui vont investir les
municipalités, les politiques locales au point que l’on parle de l’expert militant. Les politiques
municipales intègrent alors progressivement la problématique environnementale à partir notamment de
préoccupations pour la qualité de vie et le cadre de vie.
À partir des années 1990, du livre vert sur l’environnement européen, et du Sommet de Rio en 1992, on
assiste à une montée en puissance d’injonctions, de prise en compte du développement durable, et de
ces trois piliers qui va transformer durablement le rôle des associations dans la décision publique et sur
les territoires.
2000-2010, préalablement au Grenelle de l’environnement on assiste à une période d’intégration des
acteurs associatifs dans des procédures technoscientifiques de négociation à la fois à l’échelon national,
mais aussi dans les territoires et notamment dans les régions. On assiste du coup à une
institutionnalisation de l’action militante et de la parole.
À partir de 2010 et jusqu’à aujourd’hui, les mouvements d’engagements militants se pluralisent, avec
d’un côté des alternatives militantes radicales de désobéissance civile, de squattes qui affectionne
l’action directe, tel le mouvement antipub, ou les mouvements antispécistes, anti-vivisection ou même
les mouvements qui luttent contre la souffrance dans les abattoirs tout dernièrement. De l’autre côté à
des groupes qui optent directement pour des modes alternatifs de vie, de décroissance, de retour à la
nature avec les éco-lieux, les écovillages ; mais aussi des mouvements peut-être plus sages d’une certaine
manière qui vont s’engager sur les territoires avec les collectivités locales et les acteurs privés.
Donc on a des modes d’engagement pluriels, qu’ils agissent de contestations radicales par l’action
directe, d’action juridico-politique et de contre-expertise par rapport à des projets de loi, de pratiques
alternatives ou de tactiques de sensibilisation et d’éducation des populations. Ces modes d’engagement
pluriels peuvent être analysés comme des grammaires d’action politique qui permettent de voir des
modalités d’engagement et de transformation des milieux qui sont caractérisés par des expérimentations
créatrices et risquées parfois au travers de l’habitat groupé écologique, ou de coopératives d’habitats
d’éco-lieux ou les territoires à énergie positive.
Comment ces collectifs, qui sont pluriels qui sont constitués à partir d’expériences de vie,
participent-ils à faire du sentiment d’attachement aux lieux au pluriel et au milieu de vie un
moteur de la transformation des représentations et les pratiques au cœur de cette transition
écologique ?
La prise en charge d’un milieu de vie par des habitants serait la manifestation du fait que certains d’entre
eux s’inventent comme garant d’une nature qu’ils sentent menacée, dépendante de leurs actions au
niveau local, étroitement reliée à l’idée qu’ils se font d’une vie heureuse en cet endroit, et de manière
plus générale d’une vie heureuse sur la planète. Un certain nombre de travaux, notamment outre
Atlantique, valorisent différents modes de ce que les Américains appellent « environmental
stewardship ». On peut parler d’intendance environnementale, ou de gardiens de l’environnement, en
tout cas ce sont des moyens de rendre visible la contribution des citoyens à la transformation écologique
des milieux de vies, qu’il s’agisse de collectifs citoyens qui conservent, ou gèrent, ou surveillent, ou
militent pour les droits à l’environnement et éduquent sur un large éventail de questions liées à la qualité
de vie et à l’environnement urbain. Dans ce mouvement visant à visibiliser ceux qui entrent en ligne de
compte dans l’attachement au milieu de vie participent l’essence et la sensibilité souvent oubliées dans
cette analyse des grammaires d’actions politiques, et qui entrent en ligne de compte dans une capacité à
se faire une représentation collective des lieux qui a incarné par des pratiques qui sont territorialisées.
On peut parler alors d’esthétique environnementale de telle façon à rendre compte de la manière dont
ces collectifs énoncent un drame écologique à travers des récits de vie dans les territoires plutôt que
comme un problème qui en appelle à une solution avec des techniques. Il s’agit donc d’une esthétique
qui se situe au-delà de l’art et des musées et des galeries, mais une esthétique qui prend corps dans
l’espace public, dans l’espace naturel et qui en appelle à cette expérience des transformations
environnementales, il s’agit donc bien de mettre en avant une idée de l’expérience avec une attention à
l’ordinaire, c’est-à-dire à la quotidienneté de cette expérience et puis de mettre en avant un souci des
formes environnementales, des lacs, des quartiers, des parcs, toutes sortes de formes y compris sur les
balcons, et des processus environnementaux. L’esthétique environnementale, dès lors, vise à déterminer
comment un sentiment de collectivité, de communauté, émerge par la création de l’esthétique partagée
de l’environnement, c’est-à-dire d’une manière collective de sentir et de penser l’environnement au
croisement du sens et des sens, de la théorie et de la pratique.
Une dernière façon d’analyser la manière dont ces collectifs prennent corps sur les territoires est
de voir dans quel dispositif de gouvernance ils s’intègrent.
En vérité on assiste à l’entrée de l’ère de la gouvernance avec une mutation forte des politiques
environnementales à partir du début des années 2000, et un peu avant même, avec la mise en avant de
mécanismes contractuels qui lient l’État et différents partenaires favorisant dans certains cas la
participation de nouveaux acteurs associatifs dans ces dispositifs de gouvernance. Dès lors, on peut voir
que non seulement les acteurs associatifs se transforment, apprenant de leurs relations avec les
collectivités locales, mais de l’autre côté ces institutions ancrées sur les territoires se transforment
également, on peut parler alors d’ensauvagement des institutions.
Ces différents graphiques vont vous montrer de quelle manière on peut analyser finalement cette
gouvernance sur les territoires en essayant notamment de voir de quelle manière les associations et les
acteurs des collectivités locales, mais aussi l’État, se connectent et font réseau. Et pour lors avec ces
graphiques on peut voir quels sont les groupes les plus connectés, ou les groupes isolés et les associations
qui restent à l’égard de toute forme d’association avec la puissance publique, et quelle est la collaboration
également entre les groupes associatifs. Lors d’une recherche pilote à Plaine Commune réalisée entre
2015 et 2016, nous avons pu comme ça décrire ces réseaux associatifs à l’échelle des territoires et voir
de quelle manière les collectivités locales jouaient un rôle fort dans la structuration de ces groupes à
l’échelle locale. Ce dernier graphique permet de représenter une diversité de points de vue entre des
acteurs associatifs, des représentations scientifiques et les services des collectivités territoriales et de
l’État sur les territoires.
Un premier diagramme montre un acteur associatif
sur
les
territoires
de
Plaine
Commune, et le fait que cet acteur est plus
particulièrement intéressé finalement par la
dynamique d’interaction avec les habitants et les
acteurs territorialisés.
L’action Collective
Les acteurs de l'adaptation aux changements globaux
Denis Couvet
Professeur, MNHN
Je vais vous parler de la position des acteurs sociaux face à l'enjeu de biodiversité.
La question est de savoir quels sont les acteurs qui sont les plus importants, les plus à même de faire une
différence, changer durablement et de manière importante, la dynamique de la biodiversité. Il y a 3
manières d'aborder le problème.
La première manière c'est de s'interroger sur comment fonctionnent les sociétés. Cette question
extrêmement complexe, assez curieusement, a été assez peu abordée par les scientifiques et les
universitaires. Récemment un philosophe remarquait qu'il faudrait développer un pan de la philosophie,
autour de la philosophie des sociétés. Comment fonctionnent les sociétés, ça suppose de savoir
finalement quelle est la morphologie des sociétés. Comment cela fonctionne du niveau local au niveau
global, au niveau planétaire au niveau local, comment interagissent l'État, les entreprises et la société
civile.
Par rapport à cette question il y a 2 conceptions radicalement opposées :
~ La première c'est la position que l'on peut résumer autour des conventions internationales, dont est
emblématique l'accord de Paris, où vous auriez une élite des experts un peu omniscients, qui
finalement comprennent comment fonctionne la société humaine, et donc sont à même de changer
les règles de manière à ce que ce fonctionnement soit changé durablement, par exemple de manière
à atténuer le réchauffement climatique ou à mieux préserver la biodiversité. La métaphore qu'on
prend en premier c'est un peu celle du jeu d'échecs, où effectivement ces experts comprennent un
peu comment sont les interactions, et du coup ont placé leurs pièces de manière à ce que le jeu se
déroule de la manière dont elle est souhaitée, et puis pas de la manière qu'on veut éviter.
~ L'autre manière de considérer le fonctionnement des sociétés radicalement opposées, c'est un peu la
métaphore de l'éléphant. Considérer que finalement la société humaine c'est extrêmement complexe,
et que tout expert, aussi intelligent soit-il, bien qu'il ait accumulé autant de connaissances qu'ils
puissent, finalement ne voit qu'une petite partie du système. C'est ce qu'on appelle le perspectivisme,
et donc chaque expert, chaque État, chaque entreprise, finalement n'est à même que de comprendre
une petite partie du système. Et finalement la dynamique du système de l'ensemble de la planète,
est le résultant de tout un ensemble d'interactions, où interagisse tout un ensemble d'États, la masse
aussi, le peuple, les 7 milliards d'individus, ou aussi ce que l'on appelle la multitude.
La deuxième manière ensuite d'aborder cette question, des acteurs face à l'enjeu de biodiversité, c'est de
s'interroger sur comment se détermine la dynamique des sociétés, finalement. Qui détermine l'impulsion.
C'est-à-dire est-ce que ce sont les États, les entreprises, la société civile, par exemple les ONG
environnementales, qui finalement vont faire la différence, vont faire que la dynamique va changer, ou
bien de manière encore un peu plus pragmatique autour des marchés finalement, entre les producteurs
et consommateurs, qui a le pouvoir. Est-ce que ce sont les producteurs qui imposent finalement aux
consommateurs ce qu'ils vont consommer, parce qu'ils ne leur offriront qu'une typologie, qu'un
échantillonnage d'un choix limité de produits, ou bien est-ce qu'inversement les consommateurs en
changeant leur préférence, vous imposer toute une série de modifications finalement au producteur. Ce
qui semblerait être le cas actuellement dans le cadre du système alimentaire.
Sachant qu'évidemment tous ces acteurs sont en interaction. Sont en interaction c'est aussi à l'échelle des
gouvernements et des électeurs. Les électeurs imposent des changements au sein des gouvernements,
après les gouvernements ont des mandats donc on voit imposer toute une série de changements, mais
restent à la merci des électeurs et aussi des citoyens. Donc on a tout un système en interaction, où
finalement l'influence de chaque électeur n'est pas évidente à déterminer, et finalement chacun est à
même de faire une différence, surtout s’il sait où est-ce qu'il se place, peut éventuellement aussi avoir
une idée des limites de ses possibilités, et aussi quel est l'ensemble des possibles en interagissant, de
manière plus ou moins intelligente, avec les autres acteurs. On peut aussi développer des coalitions, par
exemple les circuits courts, typiquement les AMAP, ce sont des coalitions entre les producteurs et les
consommateurs.
Enfin, la troisième manière d'aborder cette question des acteurs sociaux face à l'enjeu de biodiversité,
c'est de s'interroger sur finalement qu'est-ce que change l'irruption de la biodiversité, de sa dégradation,
ou du réchauffement climatique, au jeu entre les acteurs. De ce point de vue-là, on peut dire que jusqu'à
présent on négociait avec la nature, c'est-à-dire qu'on développait les activités humaines au dépens de la
nature, et ça, tout le monde en était content, parce que finalement ça fournissait des rentes ou des gains
supplémentaires, et que ce problème-là où effectivement la dynamique des sociétés devient radicalement
différente c'est que maintenant on ne peut plus tellement négocier avec la nature. La nature a un certain
nombre de limites, que les 7 milliards d'humains sont en train de percevoir, et à partir de là la négociation
entre les acteurs devient beaucoup plus difficile parce qu'ils ne peuvent plus s'étendre au dépens de la
nature.
Alors le fait qu'il faille maintenant ne plus tellement négocier avec la nature, ça se décline de tout un
ensemble de manières, et ça a des impacts très importants sur le jeu social, et je rappellerai 3
conséquences qui sont importantes.
changement global, ce sont les effets de report. Donc les effets de report qui font que lorsque l'on va
finalement développer un surcroît de consommation, notamment en faveur des plus pauvres, parce qu'il
s'agit de rééquilibrer aussi les niveaux de vie, ce report possible il devient difficile parce
qu'effectivement la planète commence à être saturée, et qu'à partir de là on ne peut plus tellement
développer d'activité dans des écosystèmes qui finalement seraient finalement exploitables, sans
dommage pour l'humanité.
La modélisation d'accompagnement pour accompagner la dynamique de
biodiversité
François Bousquet
Chercheur au CIRAD
Pour présenter ce qu'est la modélisation d'accompagnement et comment elle peut mener à des actions
collectives, je vais vous emmener sur le Causse Méjean, qui est un territoire au sud du Massif central en
France où a été menée, en début des années 2000, une opération de modélisation d'accompagnement par
Michel Étienne, Christophe Lepage et d'autres collègues.
Sur ce plateau, il y a une grande biodiversité, il y a des animaux de différentes espèces. C'est un plateau,
c'est une forme de steppe, sur lequel il y a des exploitations agricoles, qui vont essentiellement vivre du
pastoralisme. Des brebis qui vont produire du lait ou de la viande, et des exploitations agricoles qui vont
faire des cultures essentiellement pour produire du fourrage pour ces brebis. Et en fait, la biodiversité
est aussi fonction de ces pratiques agricoles. Par exemple ici, vous voyez un tas de cailloux, qui s'appelle
dans le sud de la France un clapas. Les agriculteurs font un tas de cailloux qu'ils enlèvent des champs
lorsqu'ils font des cultures, et ce tas de cailloux est en fait un habitat pour cette chouette.
Donc, la biodiversité est aussi liée aux pratiques des agriculteurs.
Au milieu des années 50, l'ONF a décidé aussi de planter des forêts de pins pour faire de la production
de bois. Et ces forêts de pins, qui sont exploitées, diffusent des petits pins, qui vont, au gré du vent,
s'installer un peu plus loin et cette dynamique pose un problème. Parce que dans le temps, avec beaucoup
de pâturages, les petits pins étaient broutés par les brebis, alors qu'aujourd'hui, avec la réduction du
pâturage et des activités plus intensives, ils le sont moins. Donc, on va avoir une diffusion du pin et ce
qu'on appelle une fermeture du paysage. Donc on a un problème plutôt d'avoir de plus en plus de forêts.
Ce n'est pas un problème de déforestation.
Le travail que nous avons fait a été de travailler avec les différents acteurs, forestiers, éleveurs, états,
membres du Parc national, pour voir quelles étaient leurs représentations du territoire. À gauche, vous
avez par exemple la représentation du forestier avec les densités d'arbres, à droite la représentation d'une
personne qui travaille dans la conservation avec les différents enjeux de biodiversité. Vous avez ici la
représentation d'un éleveur qui a différents quartiers dans lesquels il peut poser ses brebis.
Après avoir travaillé avec les différentes représentations des acteurs, nous avons créé un modèle dit
modèle multi-agents, qui permet de simuler les actions de ces différents acteurs. Ce qui fait que nous
avons des cartes qui évoluent. Ici, la carte du couvert végétal. En bleu, ce sont les forêts de pins. En
jaune, c'est la steppe qui fournit du pâturage.
Après avoir fait ces modèles, nous avons voulu les transmettre et les discuter avec les acteurs. Et pour
cela, nous avons organisé des séances de jeux de rôle, cinq séances, avec les éleveurs, les forestiers, les
naturalistes et l'État, où chacun allait agir sur son territoire et se coordonner, interagir avec les autres
acteurs. Cela a permis une compréhension collective du système et d'envisager des actions. On est
ensuite revenus au modèle, qui a permis collectivement de faire des simulations sur différents scénarios.
Par exemple, laisser complètement faire la diffusion du pin ou par exemple, mettre beaucoup d'efforts à
couper les jeunes pousses de pin pour soutenir et maintenir la steppe. Ces scénarios ont été discutés entre
les différents acteurs et des agréments ont conduit à des discussions sur une action collective. C'est ainsi
que les différents acteurs, à l'initiative de la communauté de communes, ont créé un plan local
d'aménagement concerté pour, avec les agriculteurs volontaires, traiter des zones, intervenir
tactiquement, c'est-à-dire couper, mettre en commun les efforts pour couper le pin dans les zones les
plus opportunes et mettre en commun des moyens financiers à dégager. Voilà donc une opération de
modélisation d'accompagnement conduite par Michel Étienne, chercheur à l'Inra, au début des années
2000.
Plus généralement, qu'est-ce que c'est qu'une modélisation d'accompagnement ?
C'est un travail de recherche avec les acteurs, donc transdisciplinaire, qui a été pensé dans les années 90,
en considérant qu'un territoire, un système socio-écologique, est constitué de différents acteurs qui ont
des représentations et des poids différents. Et ils utilisent les mêmes ressources ou des ressources variées,
mais avec différentes représentations. Donc, l'objectif est d'interagir pour essayer de mieux se
comprendre et d'envisager des trajectoires en commun.
Donc voilà, sur ce schéma, on voit que les dynamiques écologiques sont elles-mêmes des interactions,
interactions entre la fertilité du sol, les dynamiques forestières, les dynamiques pastorales, la faune
sauvage. Mais du côté social, il s'agit des interactions entre des acteurs qui ont des poids et des
représentations différentes. Il s'agit donc de problèmes d'interactions et de points de vue.
Pour ce faire, nous mettons en place des ateliers, nous mettons en place des modèles que l'on dit
d'accompagnement, parce que le savoir scientifique n'est qu'un des savoirs parmi d'autres, qui est mis
en jeu lors de ces ateliers et lors de ces modélisations. La deuxième dimension de l'accompagnement est
le fait que le système doit évoluer, donc le modèle va évoluer et cette évolution va se faire au rythme
des différents acteurs. Il n'y a pas de pilote dans l'avion. Il y a des gens qui s'accompagnent et qui essaient
de comprendre ensemble et de décider ensemble.
Au niveau des outils, il y a donc des jeux de rôles, des modèles multi-agents. On peut aussi concevoir
d'autres formes de modélisation d'interaction, comme par exemple ici, au Sénégal, où Frédérique
Jankowski et des collègues ont travaillé sur des questions de sécurité alimentaire et de conservation de
la diversité des semences utilisées par les agriculteurs. Et donc là, c'est une pièce de théâtre qui a été
créée avec les acteurs qui sert d'objet médiateur pour discuter et pour définir des futurs.
En conclusion, la modélisation de l'accompagnement est à la fois une posture, une approche. Elle
propose des méthodologies et des outils pour faciliter les interactions entre des acteurs qui ont des
représentations et des poids, des pouvoirs différents, afin de favoriser une meilleure compréhension et
éventuellement de favoriser des actions collectives pour, par exemple, favoriser la biodiversité.
La mise en discussion des enjeux de la biodiversité
Frédérique Chlous
Professeur, MNHN
La question de la participation des citoyens ou des acteurs concernés se pose, aujourd'hui, dans la gestion
de l'environnement, soumis à de multiples pressions et aux changements globaux.
Dans une première partie, nous verrons que cette mise en discussion est contrainte par la loi. En France,
la multiplication des procédures participatives concerne plus particulièrement trois grands domaines,
l'éthique et le technologique, les OGM, les déchets nucléaires, l'aménagement du territoire, la gestion
de l'environnement. Aucun des échelons du politique, de la commune à la région ou à l'état, n'échappe
à l'accroissement de ces procédures participatives. Ces discussions sont mises en œuvre au sein de
différents échelons ou au sein de territoire constitué, des zones Natura 2000, des parcs nationaux ou
naturels, des réserves naturelles. Plusieurs textes de loi invoquent, spécifiquement, la participation des
citoyens. Pour n'en citer que quelques-uns, la loi Bouchardeau qui introduit l'obligation d'informer et le
droit à la parole, la loi Barnier relative au renforcement de la protection de l'environnement. Ces
premières lois se situent, exclusivement, au niveau des principes.
D'autres lois ont donné corps à cette participation.
Parmi elles, la loi Voynet pour l'aménagement du territoire et le développement durable, ou à l'échelle
européenne, la convention d'Aahrus, qui s'intéresse à la gestion environnementale et consacre un droit à
l'information, à l'accès à la justice, et surtout à la participation du public concerné, à l'élaboration de la
réglementation dans le domaine environnemental. Ainsi, en 2006, la loi sur les parcs nationaux, datant
de 1960, a été revue. Et celle, concernant les parcs naturels marins, organise la création des parcs, avec
au préalable une discussion des instances concernées, et un conseil de gestion laissant une large place
aux acteurs du territoire dans leur diversité.
Parmi les différents champs du politique, le domaine de l'environnement est particulièrement intéressant,
car les problèmes soulevés sont complexes, conflictuels, et controversés. La résolution des questions
soulevées nécessite la mobilisation de nombreux acteurs, interagissant à diverses échelles. La loi en
porte désormais l'obligation. De même, la gestion environnementale transgresse les territoires
administratifs habituels pour se doter de périmètre adéquat, parc marin, zone Natura 2000, réserve
naturelle, les aires protégées. Il s'agit alors de co-construire un territoire au sens anthropologique du
terme, c'est-à-dire de créer du lien social entre les différents acteurs et de poser les bases d'une
communauté. Aujourd'hui, aux valeurs protectionnistes qui présument la culpabilité de l'homme, les
espaces naturels sont davantage considérés comme des espaces sociaux, qui sont le résultat d'un travail
multiséculaire. Il s'agit, désormais, de concevoir une gestion permettant de concilier des usages qui
peuvent évoluer et la préservation des milieux. Il y a alors deux conséquences essentielles. N'importe
quel intervenant est potentiellement un producteur, entre guillemets, de nature, l'agriculteur, le forestier,
l'urbaniste, le pêcheur. La protection ne peut se faire sans lui. Les résultats de la discussion doivent ainsi
permettre une organisation favorisant la gestion d'un territoire, la réalisation de documents d'orientation,
l'énumération d'objectifs. Mais au-delà de la conception d'un projet pour un territoire, il s'agit aussi de
reconnaître, au sens plein du terme, la diversité des groupes sociaux dans ses pratiques et systèmes de
valeurs.
Dans une deuxième partie, nous verrons comment mettre en œuvre cette discussion. La diversité des
procédures participatives est grande. Des innovations interviennent régulièrement à l'échelle nationale,
par exemple avec les conférences de citoyens ou à des échelles plus locales. La forme peut être
institutionnalisée, c'est-à-dire précisée à travers des décrets et être garantie, par exemple par un
commissaire enquêteur. Nous pouvons citer le référendum, l'enquête publique, la commission nationale
du débat public. Les formes non institutionnalisées peuvent être élaborées au gré des initiateurs, en
fonction des acteurs présents et des questions posées. Elles peuvent être formalisées, c'est-à-dire
reproductibles, ou construites selon l'inspiration des animateurs. Elles peuvent revêtir des formes
artistiques, théâtre, atelier photographique, miser sur les ressources de l'informatique, modélisation, jeu
de rôles, vous avez une photo qui présente un jeu de rôles mis en œuvre sur l'île d'Ouessant, ou systèmes
d'information géographique et vous avez deux photos qui présentent l'utilisation de la cartographie
participative. On peut aussi utiliser des médias, par exemple le e-débat, ou encore s'appuyer sur des
réflexions engagées par la sociologie et la psychosociologie, comme les conférences de citoyens ou les
sondages délibératifs.
Les objectifs ne sont pas toujours clairement définis ni bien compris par les différents acteurs, ce qui
peut leur poser un véritable problème de positionnement et d'engagement. Il paraît pourtant important
de préciser s'il s'agit de procédure consultative, ou de participation à la construction d'un projet, ou de
procédure décisionnelle où les citoyens partagent le pouvoir avec les élus, par exemple dans les budgets
participatifs.
Dans une troisième partie, il est important de se poser les questions d'analyse de ces dispositifs, avec
qui, comment et pourquoi. Devant cette multiplication des dispositifs et des formes qu'ils prennent, il
est important de se poser un certain nombre de questions sur le processus et sur ses effets. Lorsque l'on
interroge la qualité du processus, sont ainsi pris en compte, concernant les participants : leur diversité,
leur représentativité, leurs compétences, ainsi que l'équité d'accès à ces dispositifs. Concernant le
processus, il s'agit principalement du niveau de transparence et de traçabilité des débats, l'accessibilité
aux informations, ou l'équité des prises de parole.
Les effets sont, quant à eux, moins étudiés, mais on peut considérer la création de nouvelles
compétences, ou encore d'une posture de citoyenneté active, le traitement des problèmes posés avec la
construction de nouvelles connaissances ou de nouvelles règles, mais les effets peuvent également
concerner la reconnaissance des acteurs, le sentiment d'appartenance à un territoire, de nouvelles
proximités ou la création de réseaux. Pour autant, il ne faut pas négliger ce que l'on peut nommer comme
effet indésirable, le renforcement du pouvoir de certains acteurs contribuant à faire apparaître de
nouveaux notables de la participation, ou encore l'incapacité à mobiliser un public, ou
l'instrumentalisation de la participation.
En conclusion, il y a une réelle mise en discussion dans les faits, mais celle-ci doit rester sous vigilance.
La diversité et l'augmentation des démarches participatives obligent à analyser ce qui s'y passe, tant dans
la place des acteurs, que dans les résultats. Il faut, bien évidemment, dépasser un point de vue qui serait
uniquement normatif, une bonne et nécessaire mise en discussion, ou uniquement critique, cela ne sert
à rien. L'analyse doit être faite et dans ses effets, dans ses résultats, et aussi, comme le note Hirschman,
dans ses effets pervers, l'inanité ou la mise en péril.
Les Scenarios
Les avenirs possibles de la biodiversité
Yann Laurans
Directeur "Biodiversité" à l'IDDRI
Le problème qui se pose à la biodiversité, son premier problème, son problème majeur, c'est le
changement d'occupation des sols planétaires associé à la surexploitation des ressources naturelles. Par
exemple, le poisson par la pêche, ou les minerais, ou le bois. Du coup, pour réfléchir à l'avenir de la
biodiversité, les scénarios pertinents sont des scénarios qui portent sur ces sujets. Ceux qui portent en
particulier sur l'expansion agricole. Comment est-ce que l'agriculture va prendre de la place dans les
décennies qui viennent, dans le siècle qui vient ? Et puis, comment les prélèvements, évidemment, vont
s'accentuer ? Et les autres facteurs dont j'ai parlé, la pollution, mais, aussi, potentiellement, le
changement climatique, etc.
Alors, on va regarder, pour commencer, des scénarios d'évolution tendancielle de l'occupation de la
planète par l'agriculture avec, ici, une recherche qui synthétise plein de publications et de scénarios qui
globalisent, en particulier, six grands scénarios mondiaux, et qui disent, d'une part : "Voilà quelle est
l'extension de l'agriculture en 2000, à-peu-près, selon ces modèles, et on va simuler l'évolution de
l'agriculture d'ici la fin du siècle, selon six scénarios et dix décennies." Et ça va donner la carte suivante,
qui est là, que je vous mets, et qui donne la manière dont, en théorie, à la fin du siècle, la planète sera
occupée par l'agriculture. Si rien ne change. Selon le scénario tendanciel. Plus la couleur est claire, plus
c'est tardif, plus ça viendra tardivement. On voit que de manière tendancielle, si rien ne change, à la fin
du siècle, il ne restera quasiment plus de grands espaces forestiers, en particulier. Vous voyez que, même
l'Amazonie, il restera, certes, des espaces, mais qui seront assez faibles. Le bassin du Congo sera
entièrement agricole, lui aussi, ainsi que toute l'Asie, y compris l'Asie du Sud-Est et son grand massif
forestier.
Ça, c'est le scénario tendanciel qui explique, d'ailleurs, la prédiction qu'ont retenu les titres des journaux
de l'IPBES qui disaient qu'on pourrait avoir jusqu'à un million d'espèces menacées d'ici la fin du siècle,
ou peut-être même avant, du fait, en particulier, de cette croissance un peu business as usual de
l'évolution de l'agriculture. Alors, maintenant, on va regarder quelles sont les possibilités alternatives.
Ce n'est pas sûr que la planète va rester à l'avenir comme elle est aujourd'hui, et que les tendances vont
se prolonger sans changement. Et même, on est à-peu-près certains que demain ne sera pas comme
aujourd'hui. Selon quelles variations, quelles possibilités ? Ça, c'est aussi quelque chose qui a été étudié
par le même rapport de l'IPBES, sur lequel je vais m'appuyer pour vous présenter une recherche en
particulier, qui fait la synthèse de grandes visions de l'avenir possible.
Avec six visions du monde possibles à l'avenir, selon six grandes hypothèses de changement.
•
La première, c'est, bien sûr, une sorte de vision de référence. C'est-à-dire le business as usual.
C'est-à-dire le changement, la situation tendancielle, juste avec l'augmentation de la
démographie. Mais on ne change rien au système actuel.
•
Deuxième possibilité d'évolution, qu'on appelle l'optimisme économique, ou technologique,
d'ailleurs, qui suppose qu'on résout nos problèmes grâce à l'évolution de la technologie, de la
productivité agricole, en particulier, et de tout ce qui la permet.
•
Autre possibilité, ce qu'on va appeler la durabilité mondiale. C'est-à-dire, au fond, l'idée qu'on
mettrait en place une sorte de gouvernement mondial, on renforcerait le multilatéralisme, les
institutions internationales, de façon à créer une sorte de régulation mondiale de nos problèmes,
et d'essayer d'arriver à les régler.
•
Autre possibilité, encore une fois, un réformisme économique. C'est-à-dire, la vision alternative
économique, la réforme du marché, la réforme des financements, par exemple, ou de la finance,
ou des règles concurrentielles, ou des règles du commerce.
Voilà. Ça, c'est un autre scénario.
•
Avant dernier scénario, là, en gros, ce qu'ils appellent la compétition régionale. C'està-dire, en
fait, le protectionnisme. L'idée que les grandes régions du monde, on le voit avec la Chine, les
États-Unis, peut-être un jour l'Europe, ou l'Union africaine, se referment aux échanges, et aux
influences.
•
Et, enfin, dernière possibilité, comme ça, de futur alternatif, la durabilité régionale. C'est-à-dire,
l'idée que c'est à l'échelle des régions du monde, ou des régions, d'ailleurs, en général, qu'on va
organiser la durabilité, les solutions, les changements de mode de vie, etc.
Alors, on va regarder maintenant comment ces différents scénarios vont jouer sur l'avenir de la
biodiversité, en jouant sur trois grandes dimensions de la biodiversité.
•
La dimension matérielle : c'est-à-dire, en gros, ce qu'elle nous fournit comme nourriture, en fait.
La nourriture et l'eau. On pourrait dire ça pour simplifier. Le matériel. Comment est-ce que la
dimension matérielle va s'en sortir ?
•
Ensuite, une deuxième dimension, qui est la dimension qu'on pourrait appeler immatérielle,
c'est-à-dire, en gros, tout le reste. Tout ce qui n'est pas utilisé dans la nature : sa beauté, sa
diversité, sa richesse, etc.
•
Et une troisième, qui est entre les deux, qui sont les services collectifs, le fait que
l'environnement, la biosphère, la planète, nous aident à nous prémunir contre les inondations,
les sécheresses, permet la résilience des communautés locales à l'égard des grands événements
climatiques, par exemple, etc. Ou la disponibilité en eau, en eau d'irrigation, etc.
Et selon ces six scénarios, on va regarder comment la littérature pense que ces trois grandes
caractéristiques, dimensions de la biodiversité, matérielle, immatérielle, et services collectifs, vont s'en
sortir. Ça, c'est une figure que je vais très rapidement commenter. Vous avez en colonne les différents
scénarios. À gauche, business as usual. Ensuite, l'optimisme économique. Ensuite, la soutenabilité
mondiale. Ensuite, le repli régional, le protectionnisme.
Et tout à droite, la durabilité régionale.
Ce qu'on peut en dire, c'est que, en gros, dans le scénario business as usual, à la fin, on aura une nature,
des services écosystémiques, une biodiversité, qui ne sera utilisée quasiment que pour produire la
nourriture et l'eau. Et tout le reste en pâtit. C'est-à-dire qu'on n'a plus de service immatériel. Toute la
nature, en gros, est utilisée pour produire le soubassement matériel de l'humanité, sa nourriture. Et en
particulier sa viande. On fait disparaître l'ensemble de la diversité biologique. Et les services collectifs,
aussi, pâtissent beaucoup. L'autre scénario qui permet un certain maintien de la situation, au moins sous
l'angle matériel et sous l'angle, aussi, de la régulation, c'est le scénario d'optimisme économique, par
définition, puisqu'il suppose que la productivité permet de concentrer la production sur une partie de
l'espace, ce qu'on appelle le land sparing. On partage l'espace, on le spécialise, et, du coup, on laisse de
la place pour la biodiversité, pour exister à côté. Du point de vue des services immatériels de la diversité,
dans ce scénario-là, on suppose qu'on peut, globalement, conserver une certaine richesse. Et puis,
évidemment, le seul autre scénario qui permettrait, selon la littérature, encore une fois, d'obtenir un
progrès, ou, en tout cas, une moindre dégradation sur l'ensemble des dimensions, en particulier matériel,
et collectif, parce que l'immatériel, là, n'est pas évalué, c'est le scénario de durabilité régionale qui,
encore une fois, suppose qu'on fait évoluer nos modes de vie, nos modes de consommation, de
transporter notre alimentation, par des actions qui sont discutées, une gouvernance discutée, à l'échelle
régionale, locale. C'est le localisme.
Et, en conclusion, sur quoi va reposer l'avenir de la biodiversité ? Soit, en tendanciel, quelque part, sur
une poursuite de l'appauvrissement général de la biodiversité, dans l'indifférence presque totale, à moins
que des conséquences matérielles se manifestent et fassent que nous réagissions, ce qui n'est pas, pour
l'instant, le cas. À moins qu'elles se manifestent suffisamment tôt pour qu'on prenne conscience. Soit,
sur une réaction qu'on pourrait appeler techniciste, à base d'amélioration technique et économique, et
d'un partage net entre l'espace réservé pour l'alimentation, et celui qu'on garde pour la nature. Ou alors,
troisième possibilité, vers un retour à la gouvernance et aux solutions pensées localement,
régionalement, revenant sur les ressources, quelque part, locales, qu'apporte chacun des territoires.
V.
BIODIVERSITE,
SOCIETES
CHANGEMENTS
GLOBAUX
ET
Les Savoirs Locaux
Peuples autochtones et communautés locales en prise avec le changement
Marie Roué
Directrice de recherche, CNRS
Les peuples autochtones et les communautés locales font face, aujourd’hui, à de nombreux changements
globaux. Ils sont donc en prise avec ce changement et leur façon de pouvoir s’adapter consiste à utiliser
leurs savoirs locaux, savoirs autochtones, qui évoluent et doivent leur permettre de comprendre des
phénomènes qu’ils n’avaient pas observés jusqu’à maintenant. Les questions de méthodes sont très
importantes. D’abord, les échelles. Il faut tenir compte d’échelles spatiales et temporelles qui se croisent,
qui sont assez complexes, le temps long, le temps événementiel, le local, le régional. Pour étudier la
complexité, on ne peut pas réduire les phénomènes de façon abusive, sinon on ne les comprend pas et il
faut donc rentrer dans l’interdisciplinarité. Plusieurs disciplines doivent collaborer, en particulier bien
sûr les sciences biologiques et les sciences sociales, mais également d’autres disciplines. Et aujourd’hui,
de plus en plus, on prend en compte, la donnée très importante quand justement la science évolue moins
vite, celle des savoirs locaux.
Les savoirs locaux qui sont un lieu d’observation permanent de ce qui se passe, permettent de
comprendre les transformations de la biodiversité, les transformations de la vie sociale, économique au
fur et à mesure où elle se passe. Les impacts cumulatifs sont aussi une notion très importante parce qu’on
a tendance à parler d’impact pour un seul phénomène, en particulier les développeurs qui vont vouloir
réduire les impacts qu’ils vont corréler à leurs actions, ne tiennent compte que du dernier petit événement
qu’ils sont en train d’organiser.
Alors qu’évidemment, à la fois pour un peuple et à la fois pour l’environnement, pour la biodiversité,
c’est la succession de tous ces événements qui va avoir des effets concomitants et qu’on doit comprendre
à travers la notion d’impacts cumulatifs. Les changements ne sont pas non plus linéaires. On observe
des boucles de rétroaction, on dit feed-back, qui font qu’un phénomène va avoir des conséquences et
provoquer un changement qui à son tour va avoir des conséquences sur le phénomène initial. Donc on
étudie des boucles. Les questions d’injustice climatique enfin sont très importantes aujourd’hui, où on
doit faire face à ce changement majeur et où ce ne sont pas les peuples autochtones ou les communautés
locales qui vivent et qui dépendent beaucoup de leur milieu, de leurs ressources, qui ont provoqué les
changements qu’ils constatent. Ils ont été provoqués par, comme on le sait, par notre époque industrielle,
et donc bien loin de chez eux, mais ils ont des impacts locaux beaucoup plus importants dans des milieux
qui sont souvent considérés comme extrêmes. Les milieux arctiques, le haut des montagnes, les milieux
tropicaux, d’où la notion d’injustice climatique.
Les peuples autochtones, à eux seuls, représentent 300 millions de personnes dans le monde, c’est-àdire énormément de personnes qui continuent à avoir un mode de vie, en tant que peuples, différents de
celui des États dans lesquels ils vivent. Les communautés locales également, des pêcheurs, des chasseurs
quelle que soient leurs activités. Et on observe une corrélation entre la diversité culturelle et la diversité
biologique. Et même entre la diversité linguistique et la diversité biologique. C’est-à-dire qu’on constate
que là où on a un grand nombre de langues, à Vanuatu, en Amazonie, en Amérique latine, on a aussi des
hotspots et un endémisme qui va avec cette diversité. Il est par conséquent important que ces populations,
qui ont par exemple pour les peuples de la forêt, pratiqué pendant longtemps une gestion durable, qu’on
tienne compte de leurs ontologies, de leur façon de voir le monde, de leurs savoirs, de leurs pratiques,
et ils sont en effet de plus en plus pris en compte dans le monde. D’autant plus que la conception de la
nature que nous avons, nous peuples occidentaux, et de la science en particulier, est une invention
relativement récente de l’Occident. C’est-à-dire, la façon de considérer qu’on a les hommes d’un côté et
tout le reste séparément et que les hommes sont tout à fait légitimes en dominant la nature et en
l’exploitant. On a, en général chez les populations autochtones en particulier, une conception beaucoup
plus holistique des relations.
Quelques exemples, les Moken par exemple. En 2004, le tsunami a fait, dans l’océan Indien, 300 000
morts et a été vraiment un événement majeur. Or, il n’était pas tellement prévisible. On a essayé depuis
d’adapter les systèmes de prévision de ces phénomènes majeurs, mais la science ne les avait pas détectés.
Pourtant, les Moken ont réussi à s’échapper et aucun mort n’a été déploré dans leur communauté. Ces
nomades de la mer en fait n’avaient jamais observé de tsunamis. Mais pourtant, à travers les savoirs
locaux, ils en avaient une description très précise qui leur avait été transmise. Et ils étaient capables de
comprendre un phénomène lorsqu’ils le voyaient, et de savoir que quand la mer se retirait, il fallait courir
très vite. Les Mayangas de même ont eu à faire face à un changement majeur de la biodiversité dans
leurs rivières et les affluents. Le Tilapia a été introduit, évidemment par un élevage qui était censé ne
pas avoir d’influence sur la faune sauvage, et ils se sont échappés et cette espèce prédatrice a été
vraiment, extrêmement invasive, et les Mayangas sont capables de donner une description très précise,
affluent par affluent et espace par espace, de l’effet que cette espèce — le Tilapia — a eu sur leur milieu.
Les aborigènes australiens, le feu en général, partout dans le monde, a été proscrit. On en avait peur, il
était considéré comme destructeur. Et les populations qui sont arrivées, les colons australiens, quand ils
sont arrivés, ont cru qu’ils avaient affaire à un magnifique paysage tout à fait naturel, on croit souvent
au mythe du wilderness, la sauvagerie. En fait, ils avaient, comme dans beaucoup d’autres lieux, en face
d’eux un paysage qui était entretenu, qui a été créé même, une mosaïque d’écosystèmes qui a été créée
par un grand savoir pratique des aborigènes et évidemment ils ont interdit le feu. Et le feu une fois
interdit, on fait face à un milieu qui n’est plus contrôlable. Avec cette erreur théorique de base qui était
de croire que c’était un milieu naturel et de ne pas comprendre la coévolution entre un milieu et un
peuple. Aujourd’hui à nouveau, les aborigènes australiens collaborent avec les parcs nationaux, et en
particulier, gèrent les feux pour entretenir les paysages. Et ils ont même d’ailleurs reçu dans certains cas
des paiements pour services environnementaux à l’occasion de ces feux.
La législation et les institutions ont aussi beaucoup évolué et sont en tension constante. Les
reconnaissances des savoirs locaux, on la date souvent, bien qu’elle ait eu lieu avant bien entendu, mais
on la date souvent de façon importante de son inscription dans une convention : celle de la CBD et donc
de Rio 1992. Ensuite, les savoirs locaux et leur importance dans la gestion durable a été reconnue dans
de nombreuses conventions que nous n’allons pas détailler ici. En 2002, le forum permanent sur les
questions autochtones, à New York, tient des réunions maintenant tous les ans avec un grand nombre
d’autochtones qui se réunissent sur les questions qui les concernent. La déclaration des Nations unies,
en 2006, sur les droits des populations autochtones n’est qu’une déclaration, donc pas une convention.
On n’a pas force d’obligations vis-à-vis des États, mais cependant, et invoqués à de nombreuses reprises
aujourd’hui — c’est très important — en particulier leurs articles sur la protection des territoires. Le
protocole de Nagoya, directement dans un prolongement de la CBD sur la question de la biopiraterie et
de la reconnaissance des savoirs et de leur rémunération équitable. Ensuite, l’accord de Paris, de même
que les objectifs de développement durable, ont dans leurs préalables traité de la question de
l’importance des populations autochtones. Enfin, deux plateformes intergouvernementales, IPBES et
IPCC — l’une sur la biodiversité, l’autre sur le changement climatique — ainsi que le futur Pacte
mondial pour l’environnement ont des articles spécifiques qui mentionnent les savoirs locaux et la
nécessité de les prendre en compte. Donc, on voit plutôt un progrès constant et pourtant on a parfois des
tensions et des problèmes comme Redplus qu’on a dénoncé, comme des mesures qui tentent de répondre
aux problèmes de la déforestation, mais qui en donnant une valeur aux forêts, peut permettre un
accaparement des terres et une éviction des populations qui y vivent.
Encore un point d’histoire plus récent qui a été mis en valeur par Marc Chapin, qui a écrit un article à
propos des ONGE, Organisation Non Gouvernementale spécialiste en Environnement, et son illustration
les montre dans un rôle de "conquistadors". Il raconte donc l’histoire qui commence par un manque de
considération total sur la gestion durable et les savoirs des populations. Les scientifiques, les biologistes,
les conservationnistes s’imaginent qu’eux seuls savent, ils savent scientifiquement l’état de la
biodiversité, ils savent ce qu’il faut faire, ce qui est en gros, empêcher les populations d’y avoir accès.
Dans un deuxième temps, au moment du désastre de l’Amazonie et de la déforestation massive, un appel
des organisations autochtones en Amazonie, et en particulier d’un chef indien, pour avoir une lutte
commune pour que les ONG environnementalistes et les autochtones travaillent ensemble à quelques
succès. Donc les programmes commencent à tenir compte de la cogestion possible, de l’importance de
la collaboration entre ONG Environnementale et population locale. Malheureusement, beaucoup
d’échecs, pas forcément dus à la volonté, mais au manque d’expériences et à la naïveté des ONG qui
s’imaginent que travailler avec les populations, c’est leur donner des leçons d’éducation
environnementale puisqu’ils ne savent rien et que seule la science sait quelque chose, et qui, par
conséquent, échouent dans cette coopération, qui demande évidemment de respecter à la fois les
connaissances, mais aussi l’organisation sociale. Et là, c’est ce qu’il raconte dans les années 2000, une
réaction se produit. C’est-à-dire que beaucoup d’ONG vont se dire : "on a essayé, ça ne marche pas, ce
n’est plus la peine. Nous, on s’occupe de la biodiversité, les populations ce n’est pas notre problème, ce
n’est pas notre fonds de commerce, on les exclut à nouveau". Aujourd’hui à nouveau, on a, dans
beaucoup d’ONG, ONG internationales, ONG autochtones et grands programmes : la CBD et aussi
l’IUCN par exemple, les accords de Durban en 2004 lors du 5ème congrès mondial sur les parcs, des
objectifs de développement durable qui sont fixés vraiment de concert avec les populations locales, et
qui permettent d’aller en avant vers une collaboration et une coproduction des savoirs qui tiennent en
compte à la fois les populations locales et les savoirs scientifiques et la volonté de conservation de la
biodiversité qui est commune.
Sociétés arctiques et subarctiques : adaptation et savoirs autochtones
Marie Roué
Directrice de recherche, CNRS
Nous allons parler des sociétés arctiques et subarctiques et des changements globaux auxquels elles font
face aujourd'hui. En particulier des chasseurs inuits de l'Arctique et des éleveurs de rennes samis du
Subarctique. Nous allons parler également de leurs savoirs qui leur permettent de faire face en s'adaptant.
Le premier changement d'importance, c'est le changement climatique. Dans ces sociétés, l'augmentation
de la température moyenne est deux fois plus rapide que chez nous. Et un autre changement important
lié d'ailleurs à l'effet de l'albédo, c'est que la glace, la banquise arctique, diminue. Sa superficie diminue
année après année. Vous avez là un schéma qui vous montre cette baisse continue. L'albédo, parce que,
quand elle a fondu, la réflexion ne se fait pas sur une surface noire au lieu d'être blanche. Et les
conséquences ont lieu d'abord sur la faune, les ours polaires par exemple, qui ont du mal à subsister dans
un milieu où la banquise, la glace est tout à fait ininterrompue. Et puis également les phoques et les
baleines. Mais évidemment, les populations qui en dépendent, à la fois par la difficulté à trouver ces
animaux, mais aussi par le fait qu'il y ait une insécurité grandissante à cause de cette glace ou cette neige
ou ces rivières qui ne sont pas aussi solides qu'elles l'étaient auparavant. Et cette glace, elle autorise les
déplacements.
Nous avons aussi dans les années 60, des gros changements, en particulier le premier majeur, c'est celui
de la sédentarisation des peuples qui étaient nomades ou semi-nomades. Tous les États veulent à ce
moment-là, leur donner accès à la modernité, à la fois pour les contrôler et pour ne pas avoir à faire face
à des situations graves, comme des situations de famine. Pour leur donner donc un certain niveau de vie,
mais qui va avec l'incapacité de continuer à nomadiser. Or la nomadisation, c'était, pour une grande
partie, ce qui permettait de contrôler une exploitation mesurée de chaque espace en des lieux et des
moments différents. La motorisation, on a tout d'abord, pour les Inuits, la motoneige, chez les Samis
aussi. Et également en été, des hors-bords et des moteurs sur les bateaux. Des bouleversements sociaux,
économiques, parce qu'on a une économie mixte et de plus en plus de difficultés à faire face à ces
dépenses accrues que la modernité apporte. Et puis un pouvoir accru de l'État, qui doit, bien entendu
aider ces populations, donc une perte de l'autonomie, ce qui, d'un point de vue social, est très très
importante, puisque ce sont des populations qui savaient faire face à des conditions extrêmes et qui se
retrouvent en situation de pouvoir dépendre parfois de l'État. Et enfin, d'un point de vue économique,
dès le début du vingtième siècle, le marché de la fourrure s'écroule, mais les peaux de phoque se vendent
encore et permettent de faire face aux dépenses. Pourtant, le mouvement environnementaliste va faire
pression sur la communauté européenne qui va interdire la vente des peaux de phoque et l'économie de
beaucoup de petits villages inuits va s'écrouler. Donc on voit là le lien entre des économies et des modes
de pensée occidentaux très lointains et des petites communautés qui voient tout d'un coup leurs
ressources disparaître. Nous avons également dans les années 60, une pénétration de plus en plus grande
du développement, avec des routes, un accès aussi par d'autres moyens, comme les avions et beaucoup
de barrages. L'énergie hydroélectrique est très précieuse et elle est exploitée partout sur ces grandes
rivières. Les mines, car le sous-sol est extrêmement riche en de nombreux minerais, de nombreux
métaux. Et finalement, le pétrole et le gaz, exploités par des compagnies internationales, tant dans la mer
de Barents que dans la mer Arctique. Dans un premier temps, une exploitation sur la terre, sur la côte et
puis de plus en plus une exploitation offshore dans la mer, qui d'un point de vue environnemental,
présente beaucoup plus de risques. L'Amoco Cadiz dans l'Arctique, on ne sait pas très bien, comment
on pourra y faire face, au moment de la fonte des neiges et des glaces. Pourtant, ces populations ont une
grande résilience et continuent à pratiquer leurs activités traditionnelles.
Les Samis éleveurs de rennes, on a vu d'abord, un Sami qui tient de la neige et de la glace et qui montre
ses pâturages hivernaux dans la forêt, alors que l'été, les Samis suédois sont sur le sommet des
montagnes. Et la grande question en hiver, c'est que le renne puisse avoir accès à sa nourriture. Le lichen
en effet, se retrouve sous la neige et il faut qu'il creuse. Or, en raison du changement climatique et de la
multiplication des événements extrêmes, on a un temps très inconstant. On a par exemple une fonte de
la neige ou même de la pluie verglacée, qui entraîne une surface glacée plus ou moins étendue et qui
empêche, à ce moment-là, les rennes d'avoir accès à leur nourriture principale. Les savoirs des Samis
sont cependant grands et ils pratiquent journellement une surveillance de l'état de leurs pâturages. Ils ont
des savoirs qui touchent, pour nous, à des disciplines très variées, comme la botanique, évidemment la
zoologie, puisqu'il s'agit d'élevage, la physique, la chimie. Et ce qu'ils observent, c'est le métamorphisme,
la chimie de la neige, médiatisée par le renne. Ils ont des méthodes d'observation qui sont très très
semblables à celles qu'ont les scientifiques, qui consistent à creuser un trou dans la neige et à étudier la
stratigraphie. À étudier aussi la cristallographie à travers un vocabulaire spécialisé et extrêmement précis
et extrêmement important, qui leur permet de caractériser, de comprendre et de communiquer. C'est
donc une science et aussi une stratégie, puisqu'ils prennent des décisions à ce moment-là de déplacer le
troupeau, de les faire avancer plus ou moins vite, ou d'aller à un endroit dont ils savent qu'il est encore
accessible. Mais c'est aussi une philosophie. Une philosophie scientifique de l'impermanence. Alors que
les sciences occidentales qui s'occupent séparément de chacun de ces phénomènes, ont tendance à
présenter des états, les Samis, dans leur vocabulaire même et dans leur philosophie, savent que le temps
et les conditions d'aujourd'hui, ne seront peut-être pas les mêmes demain et que les changements
radicaux peuvent arriver, comme par exemple, un pâturage excellent aujourd'hui et rien du tout demain.
On a aujourd'hui, chez les Inuits comme chez les Samis et chez les peuples arctiques en général, une
nouvelle génération qui utilise les outils de la modernité.
La première chose sur laquelle je voudrais insister, c'est que modernité et tradition, contrairement à ce
que beaucoup d'idées reçues affirment, ne sont pas du tout en opposition, bien au contraire. Par exemple,
pour vous donner un exemple, dans le domaine de la communication, c'est justement la modernité qui
permet de continuer des activités traditionnelles, de continuer pour les jeunes, à partir sur la banquise
pour les Inuits et pour les jeunes Samis de partir dans la toundra avec les troupeaux de rennes. D'abord
parce qu'ils ont les moyens de communiquer avec leurs collègues ou avec des autorités, s'ils sont en
danger. Et ensuite aussi parce que la coopération peut se monter grâce à cette communication, et enfin,
la vie familiale peut continuer. Un homme, un jeune homme qui va être parti avec son troupeau, peut
par exemple téléphoner ou envoyer un texto à son amie pour lui dire où il est et pour qu'elle puisse, le
week-end, quand elle ne travaille pas, puisque le travail salarié est maintenant nécessaire à l'économie,
venir le rejoindre à tel et tel endroit. Et également les implications dans les organisations internationales
et arénas mondiales sont possibles grâce à l'e-mail, Facebook, etc. et tous ces moyens.
On peut se demander quel est le coût de ces implications pour une communauté. Un très petit nombre
de personnes qui doivent faire face à beaucoup de changements et qui doivent à la fois, développer des
savoirs politiques pour répondre à la menace sur leur territoire, aller discuter, montrer, discuter avec les
scientifiques, donc faire correspondre leurs savoirs et ceux des scientifiques, faire en quelque sorte de la
traduction. Et on peut se demander si leurs savoirs aujourd'hui sont abandonnés avec la technicité
moderne. Eh bien non, ce sont des savoirs qui, la plupart du temps, se transforment, se modernisent ou
s'hybrident, mais dans une continuation.
Les feux anthropiques, anciennes pratiques et nouveaux services
Richard Dumez,
Maître de conférences, MNHN
Les feux anthropiques sont les feux réalisés par les hommes dans leur environnement naturel.
Ils ont pour objectif de gérer des ressources naturelles.
Parmi tous les phénomènes, le feu est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi nettement les 2
valorisations contraires : le Bien et le Mal comme le soulignait Bachelard. Il y a les incendies qui
détruisent les forêts, les landes et parfois les habitations et font des victimes. Il y a aussi le feu qui
réchauffe, le feu qui cuisine, que l’on utilise pour cuisiner. Il y a cependant ces autres feux, réalisés par
les hommes dans leur environnement, ces feux anthropiques que certains qualifieront d’archaïques et
néfastes, que d’autres considéreront comme utiles et bénéfiques.
Avec le feu anthropique le feu se fait feu outil. Il est propre à une société ou à un groupe social, il est
ancré dans un territoire, dans son sol, dans son climat, dans sa géologie. Et on peut le trouver sous
différentes latitudes, depuis les forêts tropicales jusqu’aux écosystèmes boréaux, en passant par les
écosystèmes méditerranéens ou tempérés.
Il y a autour aussi une importante terminologie pour qualifier ces feux anthropiques. On va parler
d’agriculture sur brûlis, d’abattis, de feux pastoraux, d’écobuage, etc. Derrière ces feux anthropiques il
existe tout un corpus de pratiques et de savoirs que l’on va qualifier de locaux car ils sont spécifiques,
justement, à ce triptyque société-territoire-écosystème. Les liens entre ces 3 éléments font que ces
savoirs sont soumis au changement. Au changement des dynamiques sociales, mais aussi aux
changements environnementaux, qui fait qu’ils vont se transformer, s’éroder, voire disparaître. Il faut
cependant faire attention à l’écueil d’une idéalisation de cette pratique. S’il y a des feux maîtrisés,
nourris d’une… riches de nombreux savoirs, il y a aussi des feux mal contrôlés, intentionnellement ou
non, qui provoquent des incendies. Ou lorsqu’il y a une perte des savoirs, sur l’écosystème, sur les
périodicités pour ces feux, ils vont s’avérer des éléments destructifs. Je vais brosser rapidement à travers
quelques exemples le portrait de ces feux anthropiques. Et montrer qu’il existe une interaction forte avec
l’environnement, entre les sociétés et cet environnement à travers ces pratiques.
Tout d’abord, en Amérique du Nord, à travers 2 exemples, celui des populations autochtones de
Californie et les Anichnabés d’Ontario. Ces 2 exemples montrent que ces sociétés ont des connaissances
très fines de leur écosystème. Par exemple les populations autochtones de Californie ont développé un
savoir très précis, un savoir botanique sur les plantes de l’ensemble des écosystèmes où ils vivent. Ces
savoirs botaniques sont importants, car les végétaux sont des matériaux premiers pour mettre en œuvre,
pour travailler, pour tisser des vanneries qui sont au cœur du fonctionnement de leur société. Ils
développent des pratiques et des savoirs pour favoriser la production et la disponibilité de cette ressource
végétale. L’exemple qui est présenté ici est autour d’une graminée, Muhlenbergia rigens. Et par le feu,
le feu agit un peu comme une taille qui va permettre la régénérescence de cette plante, stimuler la
production de fleurs dont on va utiliser la tige en vannerie. Chez les Anichnabés, il s’agit là aussi de
favoriser un cycle écologique où le feu va être ici utilisé pour entretenir l’ouverture de la forêt et favoriser
le développement de buissons d’airelles et leur fructification.
Dans cette société les airelles sont un élément fondamental de l’alimentation. Une fois récoltées, elles
vont être séchées pour être consommées ultérieurement. Ici, ces pratiques gestionnaires de ces
populations autochtones structurent donc un cycle écologique. Les pratiques et les savoirs de ces
populations se sont cependant progressivement érodés, voire ont disparu. Cela est dû historiquement aux
bouleversements dus à la colonisation qui ont un impact fort sur les dynamiques sociales, hier et
aujourd’hui, sur les modes de vie, sur les modalités de transmission des savoirs entre générations ou
encore sur les modalités d’utilisation de l’environnement.
L’autre élément, par exemple en Amérique du Nord, a été aussi l’interdiction faite aux populations
locales d’utiliser les feux parce que la forêt est devenue un espace sylvicole, d’exploitation sylvicole qui
va accentuer l’érosion de ces savoirs.
Si l’on va maintenant en Australie à la rencontre des aborigènes Gagaju, eh bien on va avoir ici un
exemple qui va nous permettre de démontrer la complexité des savoirs et l’ancienneté de certains de ces
savoirs. Depuis plus de 30 000 ans, cette population locale a développé un ensemble de pratiques et de
savoirs qui sont illustrés notamment par le calendrier que je vous présente ici. Ce calendrier montre la
diversité des saisons qui sont ici construites en fonction de caractères sec, humide, froid, chaud, mais
aussi l’ampleur et la précision des savoirs naturalistes de ces populations locales, à la fois botaniques et
zoologiques. Ici, la floraison d’un arbre ou encore le son émis par un lézard vont même être des
indicateurs écologiques qui vont permettre de signaler le début ou la fin d’une saison ou encore le
moment propice pour réaliser une mise à feu.
Pour les Gagajus, le feu va avoir une vocation cynégétique. Il va servir à piéger ou à rabattre le gibier.
Ou il va permettre de favoriser une pousse d’herbe qui va attirer le gibier. Il a aussi une vocation
préventive. On va éliminer la litière, par exemple, sous les forêts d’eucalyptus, car cette litière lorsqu’elle
s’accumule risque de propager les incendies car elle est extrêmement inflammable. Donc ici on a une
vocation préventive.
Comme pour les exemples précédents les savoirs des populations Gagajus ont été érodés ou transformés
suite à la colonisation mais aussi par exemple aux déplacements de populations pour créer des parcs
nationaux.
Cet exemple australien est aussi très intéressant pour illustrer les relations complexes qui existent entre
les gestionnaires, qu’il s’agisse de gestionnaires d’espaces protégés ou d’espaces forestiers qui oscillent
entre confrontations, voire conflits et coopérations. Cependant, en certains lieux, peu à peu se dessinent
les bases ou du moins les éléments pour mettre en œuvre une cogestion qui associerait gestionnaires et
populations locales. Cela se dessine à travers la reconnaissance du rôle du feu dans ces écosystèmes. Et
progressivement si ce n’est la reconnaissance au moins une curiosité pour les savoirs des populations
locales.
Il ne s’agit pas cependant de penser que la question des feux anthropiques est propre à des pratiques
révolues ou est seulement exotique. Il existe des feux anthropiques en Europe, et j’ai eu l’opportunité
de développer une recherche sur les feux pastoraux en Cévennes. Il s’agit d’une pratique pastorale
récente qui s’est développée au cours du XXe siècle, au fur à mesure que la « déprise » agricole faisait
son œuvre. Dans ce territoire de moyenne montagne qui a vu sa population active agricole diminuer, les
pratiques agropastorales changer, voire même la nature des troupeaux se transformer, eh bien ces
transformations ont eu pour conséquence, une conséquence, un phénomène d’embroussaillement. C’està-dire que les fougères, les ronces, le buis, ou encore les pins, progressivement envahissent les pâturages
et font disparaître l’herbe nécessaire au fonctionnement des élevages. Compte tenu du relief et de leur
enrochement des pâturages, il n’est pas envisageable pour les populations locales de mettre en œuvre
une mécanisation du débroussaillement et de fait, le feu apparaît, comme le souligne un éleveur, un
moindre mal pour entretenir et gérer les pâturages.
Par ce feu, il s’agit d’éliminer les buissons et les herbes sèches qui vont empêcher l’herbe de pousser.
Mais qui aussi empêchent les animaux d’accéder à cette herbe. Ce feu est ancré dans le savoir local des
paysans. Il tient compte du vent, des précipitations, qu’il s’agisse de neige ou de pluie, de la pente, mais
aussi de la température et de l’humidité du sol et de l’air. Et de fait il s’agit d’un savoir qui est attaché à
chaque parcelle. Ce feu, pastoral cévenol, s’inscrit dans un contexte particulier. Il est en quelque sorte
pris entre deux feux. Entre la question et les enjeux de la conservation de la biodiversité, qui est portée
localement par le parc national des Cévennes. Mais aussi les risques liés aux incendies estivaux du
pourtour méditerranéen. On peut alors s’interroger sur la place de ces feux pastoraux dans un tel
contexte. Et ce que l’on constate c’est que se dessine en quelque sorte une convergence des objectifs de
ces 3 acteurs. Évidemment le feu pastoral permet à l’éleveur d’obtenir de l’herbe pour son troupeau au
printemps.
Mais en éliminant les broussailles, en maintenant ces milieux ouverts, il favorise des paysages, une
certaine biodiversité qui intéresse le parc national des Cévennes. Et aussi les espaces qui sont brûlés
l’hiver ne brûleront pas l’été et constituent d’excellents coupe-feux pour les sapeurs-pompiers.
Ce que ces exemples soulignent, c’est que les feux anthropiques peuvent rendre des services à l’homme.
On l’a vu, ils permettent de gérer des ressources naturelles de manière directe — on l’a vu avec les
airelles ou encore des ressources végétales pour la vannerie — mais aussi de manière indirecte, c’est le
cas du feu pastoral qui va permettre de favoriser la production d’herbe pour le troupeau. Mais aussi le
feu qui va produire de l’herbe pour attirer le gibier. Ces feux anthropiques sont aussi de plus en plus
utiles pour les gestionnaires d’espaces naturels. Ils permettent d’une part de contribuer à la prévention
des risques d’incendie. Mais ils peuvent permettre d’entretenir certains écosystèmes, certains paysages
dont on veut préserver la biodiversité.
Cependant, il demeure un paradoxe, c’est que l’intérêt pour les feux est souvent déconnecté d’une
reconnaissance des savoirs détenus par les populations locales. Je le rappelle, si tous les feux ne sont pas
bons, il en existe quelques-uns, il en existe qui peuvent être bénéfiques.
Dans le contexte actuel de changements sociétaux et de changements environnementaux, ces savoirs
évoluent, se transforment, mais aussi disparaissent.
Il importe donc de les étudier, et de réfléchir de quelle manière ils peuvent constituer de possibles outils
de gestion.
Changements et biodiversité chez les autochtones des forêts d'Afrique centrale
Serge Bahuchet,
Professeur, MNHN
Comment les sociétés traditionnelles s'adaptent-elles aux changements climatiques et aux changements
globaux qui affectent notre siècle ? Nous examinons cette question à travers le mode de vie d'une société
de chasseurs-cueilleurs de la forêt d'Afrique centrale, les Pygmées Aka qui utilisent la biodiversité
naturelle pour leur subsistance, mais vivent depuis des milliers d'années en étroite interaction avec des
sociétés d'agriculteurs dans la même région. Pour analyser les changements climatiques, on regardera
l'importance des saisons et du climat dans la vie quotidienne de ces Akas. Ils vivent au sud de la
République centrafricaine qui est une région tropicale qui reçoit à peu près 1 700 millimètres de pluie
en moyenne avec une température à peu près stable tout au long de l'année, autour de 25 degrés. Elle est
marquée par deux saisons, une saison sèche et une saison des pluies.
Les météorologues, par convention, définissent la saison sèche en relation avec la température, ce qui
conduit à concevoir 3 mois de saison sèche et neuf mois de saison des pluies. Au contraire, les Akas
perçoivent les saisons d'une manière concrète, selon la gêne occasionnée. S'il pleut souvent, cela perturbe
les activités et à ce moment-là on aura, s'il pleut tous les jours ou un jour sur deux, une saison sèche de
4 mois selon leur conception des choses. Alors que quelques produits alimentaires comme les noix ou
les champignons sont disponibles toute l'année du fait du grand nombre d'espèces qui sont collectées et
qui sont consommées, les saisons influencent nettement quelques activités de cueillette de grande
importance nutritionnelle et sociale. En particulier, la récolte du miel qui s'opère en saison sèche et la
collecte des chenilles qui s'opère pendant quelques mois de la saison des pluies.
MOOC UVED Biodiversité et changements globaux – Changements et biodiversité chez les autochtones des forêts1 d'Afrique
Il en va de même, avec les multiples techniques de chasse qui concernent des proies différentes et qui
mobilisent des groupes sociaux variables. Cela entraîne des réunions de groupe, par exemple, pour la
chasse au filet en saison sèche ou au contraire leur dispersion pour la poursuite à la sagaie des grands
mammifères pendant la saison des pluies. Des petites chasses individuelles, destinées particulièrement
aux singes, complètent l'approvisionnement sans réelle saisonnalité qui soit bien marquée. Quelques
éléments naturels sont des indicateurs des changements de saison et de disponibilité des ressources et ils
entraînent le début de certaines activités et le déplacement des campements. Ainsi, la floraison d'un arbre
va marquer le pic de la production du miel et l'apparition au milieu de la saison des pluies de quelques
toutes petites chenilles jaunes ou rouges va indiquer le début de l'apparition de la majorité des espèces
de papillons de nuit qui sont consommés et cela va entraîner la mise en place d'activités qui vont être
pratiquées par l'ensemble des membres d'un campement.
On peut donc facilement imaginer que des dérèglements du climat vont entraîner des perturbations dans
les cycles biologiques, et donc dans la mise en place de ces activités et ainsi perturber éventuellement le
mode de vie des Akas. Mais ce fait n'est pas vraiment perçu par eux et ils ne s'en plaignent pas.
Inversement, au cours des derniers siècles, les Akas ont vu d'importantes transformations économiques
toutes liées aux besoins des pays d'Europe qui, à la fin, ont colonisé cette région de l'Afrique centrale.
Ces besoins des pays d'Europe ont entraîné de grandes modifications dans les relations des Akas avec
leurs voisins et dans leurs activités particulièrement de chasse. Notamment, au XVIIIème siècle et au
XIXème siècle, l'Europe a cherché à obtenir de l'ivoire et les Akas ont pratiqué de manière permanente
la chasse aux éléphants. Au début du XXème siècle, l'Europe a cherché du caoutchouc qui a entraîné des
travaux forcés pour la plupart des agriculteurs et dans cette période-là, les Akas ont chassé pour
approvisionner les villageois qui en étaient empêchés.
Après la Deuxième Guerre mondiale, l'Europe a eu besoin de cuir et elle a recherché dans les colonies
d'Afrique des peaux d'antilope. À ce moment-là, les Akas sont devenus des chasseurs d'antilopes en
permanence par des chasses collectives au filet. Quant à l'époque moderne, elle voit de très importantes
modifications dans la structure de la forêt elle-même qui est mise en exploitation pour le bois, ou au
contraire qui est mise en protection intégrale dans des parcs nationaux. Dans les deux cas, les activités
quotidiennes sont soit limitées, soit interdites. Donc ces changements globaux sont considérablement
plus importants pour les Akas qui perdent peu à peu leurs accès au territoire et leur moyen de vie sans
grand-chose qui viennent contrebalancer ce fait. Ainsi à leurs yeux, c'est beaucoup plus important que
les changements climatiques qui restent difficilement perceptibles actuellement pour eux.
Savoirs locaux, femmes et biodiversité dans les Mascareignes
Laurence Pourchez
Professeur, INALCO
Je vais vous parler des femmes, des savoirs locaux et de la biodiversité dans les Mascareignes. Alors
tout d’abord les Mascareignes, où ça se trouve ? L’archipel des Mascareignes se situe dans l’océan
Indien, à l’est de Madagascar et il comprend trois îles, l’île de La Réunion, l’île Maurice qu’en général
on connaît et la troisième que personne ne connaît, ou rarement, qui est l’île Rodrigues.
MOOC UVED Biodiversité et changements globaux – Changements et biodiversité chez les autochtones des forêts2 d'Afrique
Alors la Réunion c’est un Département Français d’Outre Mer, et Maurice est une république et l’île
Rodrigues est toujours reliée à Maurice. Et on est une partie autonome depuis un peu plus d’une
quinzaine d’années.
Alors ces îles de La Réunion, l’île Maurice, l’île Rodrigues, elles ont un peuplement qui est un
peuplement à la fois relativement ancien et très récent. La Réunion a été peuplée à partir de la deuxième
moitié du XVIIè siècle. L’île Maurice, un tout petit peu plus tard pour le peuplement permanent puisque
les précédentes tentatives avaient avorté. Et l’île Rodrigues encore beaucoup plus tard puisque, tout
simplement il n’y avait pas d’utilité à occuper cette île, autre que récupérer des tortues pour les bateaux
qui partaient sur la route des Indes. Alors ce peuplement, il s’est fait de manière un peu différente selon
les trois îles, puisque La Réunion et Maurice ont été des îles à sucre. Donc il y a eu une importation
massive de personnes qui ont été amenées en esclavage depuis l’Inde, depuis l’Afrique, depuis
Madagascar, depuis l’archipel des Comores et puis après sur une période ultérieure qui a été la période
de l’engagisme, la période où les gens venaient sous contrat, il y a eu beaucoup d’arrivants qui sont
venus d’Asie notamment et d’Europe encore et d’autres partis de l’Inde, etc. L’île Rodrigues quant à
elle, elle s’est peuplée surtout avec des arrivants de l’île de La Réunion et de l’île Maurice.
Alors pourquoi cette importance ? Ce peuplement des trois îles ? C’est important surtout par rapport aux
femmes, par rapport au savoir des femmes, parce que les femmes ont toujours été dans ces trois îles
numériquement très, très minoritaires par rapport aux hommes. Il y a eu à certains moments à l’île de La
Réunion, jusqu’à huit hommes pour une femme. Et il y a eu un à certain moment à l’île Rodrigues huit
femmes seulement dans l’île, pour un nombre d’hommes qui était 10 à 15 fois supérieur. En fait ces
femmes, elles ont été les détentrices de savoirs, de savoirs locaux qui se sont construits tout au long de
l’histoire et de savoirs locaux qui étaient très souvent liés au corps, à la manière de se soigner et
notamment à l’utilisation des plantes, à l’utilisation de la phytothérapie, puisque bien entendu, jusqu’à
une période très récente, jusqu’à une période qui s’est poursuivie jusqu’aux années 1950, 1960, la
médecine occidentale moderne était très peu présente dans les îles Mascareignes et donc il fallait se
soigner avec les moyens du bord. Et les moyens du bord, c’était très souvent les plantes médicinales.
Donc les femmes ont été les gardiennes, très souvent, de ces savoirs locaux constitués pour soigner les
gens à partir des plantes médicinales.
Alors ces plantes médicinales, pendant très longtemps elles ont été récoltées sur un mode, qui a été le
mode de la prédation. Pourquoi ? Parce que les plantes, elles étaient ramassées, cueillies. On utilisait
beaucoup aussi les écorces d’arbre, certaines parties des arbres et donc un arbre écorcé, un arbre qu’on
dépouille de son écorce, bien entendu il meurt. Et pendant très longtemps, toute la récolte de plantes
s’est faite sur ce mode de la prédation et d’une prédation qui pouvait avoir un impact très important sur
la biodiversité puisque certaines espèces, dans les Mascareignes, même un nombre important d’espèces
sont des espèces endémiques et que ces espèces endémiques, si on les surexploite, bien évidemment
elles meurent, elles disparaissent de la surface de la planète. Donc à partir du moment où on a pris
conscience en fait de l’importance de ces espèces endémiques et de la manière dont il fallait les préserver,
la question s’est posée de savoir comment on pouvait faire pour, à la fois respecter les savoirs locaux,
respecter les savoirs des femmes, respecter les recours thérapeutiques des populations et dans le même
temps en fait, faire en sorte que les espèces endémiques ne disparaissent pas et que les comportements
de prédation puissent se transformer de manière à ce que les gens puissent continuer à se soigner par la
phytothérapie sans impacter les ressources en termes de biodiversité.
Deux types de réponses globalement ont été trouvés, à l’île Maurice, à l’île Rodrigues et à La Réunion.
Alors à l’île Maurice et à l’île Rodrigues, l’organisme qui intervient le plus et qui agit le plus sur ces
campagnes est le Mauritian Wildlife Foundation qui s’intéresse énormément à la préservation de la
biodiversité animale et végétale d’ailleurs. Et à l’île Rodrigues et à Maurice en fait, ils interviennent
énormément autour de l’éducation à l’environnement avec un focus très important qui est mis sur
l’utilisation des plantes médicinales. Par exemple à Rodrigues, la Mauritian Wildlife Foundation
organise des sessions de formation dans les écoles auprès des associations de femmes, de manière à les
sensibiliser aux plantes médicinales, de manière à les former pour leur apprendre à reconnaître les
plantes, notamment les plantes endémiques et de manière à leur proposer des alternatifs à l’utilisation
de ces plantes endémiques en allant leur montrer d’autres plantes médicinales qui peuvent avoir des
effets tout à fait équivalents aux plantes endémiques. Ce qui permet de les préserver, de mettre en place
des programmes de replantation des plantes endémiques. Ce qui permet d’alimenter ce stock de plantes
endémiques qui est présent à Maurice comme à Rodrigues. Et les mêmes types de sensibilisation se font
à l’île Maurice bien évidemment.
À l’île de La Réunion, l’approche est quelque peu différente et elle passe d’abord par un effort très
important qui est mis au niveau des scolaires et des populations scolaires par deux types d’organismes,
des associations privées d’une part, du type de l’APLAMEDOM qui est l’association pour la
préservation et la promotion des plantes aromatiques et médicinales et également par un organisme qui
est le Conservatoire de Mascarin, Botanique de Mascarin qui prend souvent le relais de
l’APLAMEDOM, ou tout au moins, des actions qui sont menées de concert. Alors ça passe par,
notamment un concours qui est organisé de manière annuelle depuis de très nombreuses années
maintenant, qui s’appelle le Concours Zerbaz Péi, pendant lequel les enfants sont incités à récolter des
plantes médicinales, à constituer des herbiers en fait, et à recueillir des savoirs auprès de personnes de
leur famille, de voisins, de personnes habilitées en fait à donner ses savoirs dans la communauté. Donc
chaque année un prix est décerné à une école pour l’action qui est engagée. Et en fait, à partir de ces
actions-là qui sont médiatisées, largement médiatisées, le Conservatoire Botanique de Mascarin travaille
de son côté, de manière à rebondir sur ces actions de sensibilisation pour aller dans le sens d’une
réduction des comportements de prédation au niveau de la nature.
Alors évidemment, ce sont des actions qui sont encore relativement modestes, mais qui ont un impact
réel sur la population. Elles sont menées que ce soit à La Réunion, à Maurice, à Rodrigues depuis
maintenant une grosse quinzaine d’années et les effets commencent à se faire sentir sur la population
qui s’intéresse de plus en plus aux plantes endémiques, qui s’intéresse de plus en plus aux plantes
médicinales. Et en gros, on voit bien que les comportements sont en train de changer. Alors ça change
également puisque d’un point de vue universitaire, un relais a été mis en place par rapport à tout ça.
Avec, à l’île de La Réunion, l’ouverture depuis 2011 d’un diplôme universitaire d’ethnomédecine qui
comprend à la fois de l’ethnomédecine, de l’anthropologie médicale, mais également de
l’ethnobotanique. C’est un diplôme qui est suivi à la fois par des professionnels de santé, mais aussi par
des agents du parc national, puisque La Réunion a été inscrite par l’UNESCO au patrimoine de
l’humanité. Donc ça permet en fait d’aider à la préservation de ces plantes médicinales et de manière
plus globale, ça aide à la préservation de la biodiversité dans les îles Mascareignes.
Les Représentations Sociales
Changement climatique et cognition humaine
Annamaria Lammel,
Maître de conférences, Université Paris 8
Le changement climatique fait partie des changements globaux, même certains des défis les plus
importants pour la vie sur Terre. Les scientifiques, les climatologues ont mis en évidence le changement
climatique depuis l’ère préindustrielle et ils ont mis aussi en évidence d’autre part le fait que ces
changements climatiques sont liés à l’activité humaine qui produit beaucoup de gaz à effet de serre.
Alors la question se pose : comment les animaux, les plantes peuvent s’adapter au réchauffement
climatique, à ce changement ? Et déjà donc il y a beaucoup d’études qui montrent qu’ils choisissent bien
la migration vers les endroits plus froids, ou éventuellement on peut observer des changements dans les
comportements, ou éventuellement malheureusement la disparition des espèces.
Nous posons la question de comment l’être humain peut s’adapter au changement climatique ? Nous
considérons que c’est la cognition humaine spécifique qui a permis à notre espèce de s’adapter à toutes
sortes de conditions climatiques. Toutefois, l’accélération actuelle du changement climatique, des
modifications du climat, est trop rapide. La terre est aussi surpeuplée, donc en fait nous avons formulé
l’hypothèse que la cognition humaine maintenant se trouve dans des difficultés de s’adapter à ces
changements, de comprendre ces changements, réagir, trouver des solutions et donc on peut être en face
d’une sorte de vulnérabilité cognitive. Toutefois, cette vulnérabilité peut dépendre d’un ensemble
d’éléments qui entoure l’individu et qui va influencer la cognition. Donc notamment l’environnement,
si on vit dans un environnement où il y a beaucoup de risques climatiques, c’est différent quand on vit
dans un environnement protégé, aussi des éléments que la culture, les signes, symboles, outils qui
peuvent être mis à la disposition de l’individu, les modèles de comportement et aussi les cognitions, le
style cognitif dominant dans une culture donnée.
Ces éléments vont influencer la manière dont l’individu va pouvoir comprendre les phénomènes de
changement climatique. Pour étudier cette adaptation cognitive, nous avons choisi de faire des
recherches en équipe, en différents endroits du monde dans des environnements climatiques très
contrastés avec une méthodologie d’enquête de terrain qui a consisté d’entretiens, de passations de
questionnaires, passation d’expérimentations, même des discussions, des focus groups. Nos études ont
confirmé ce que la littérature déjà en partie a pu montrer aussi, que dans les grandes villes notre cognition
humaine est limitée dans la compréhension de ce changement climatique qui fait partie des changements
globaux, les changements climatiques globaux si vous voulez.
Donc, d’une part on a pu mettre en évidence les limites des mécanismes sensoriels humains pour
percevoir les changements climatiques, le décalage entre cause et effet, la sous-estimation systématique
de la fréquence relative des évènements rares, donc souvent on considère que par exemple l’inondation
ne va pas arriver l’année prochaine, même si maintenant on sait que dans certaines régions les
inondations sont tout le temps présentes. Aussi la distance spatiale, temporelle et même sociale entre
acteurs et victimes. Ce que nous faisons à Paris, comment ça va influencer la vie des gens sur les petites
îles, ou éventuellement comment nos comportements vont transformer la vie, ou menacer même la vie
des générations futures. Et aussi, un autre élément qui est important dans cette problématique de capacité
cognitive à comprendre ce phénomène ce sont les jugements de coûts et effets. Ce que je fais est-ce que
ça peut avoir un impact sur ce phénomène qui est tellement complexe ?
Donc, pour vous montrer un exemple de comment on peut utiliser notre modèle interconnecté par rapport
à une des problématiques du changement climatique, je vais montrer quelques petits éléments d’une
étude concernant l’évaluation cognitive du risque. Nous avons mené des recherches à ce sujet à Paris,
Paris qui est considéré comme un endroit protégé et peu vulnérable par rapport au changement
climatique, et nous avons vu que les habitants ont une perception du risque simple, qui est linéaire,
réversible. Donc en fait si on élimine les causes, le changement climatique va disparaître. Déjà, dans les
Alpes où nous avons mené des recherches pendant 3 ans, dans la vallée de Chamonix, les habitants ont
une évaluation du risque multiple. Ils ont une vision itérative, ils essaient de revoir l’exposition au risque
en fonction des évènements constamment, et aussi ils sont capables de voir l’interaction dans les
différentes composantes qui peuvent modifier le processus de changement climatique, et aussi bien sûr
à la modalité des techniques d’adaptation en fonction de calculs de multiples indices.
Et finalement, je cite ici quelques résultats de nos recherches qui ont été menées en Nouvelle-Calédonie,
et Guyane française, où déjà les risques climatiques sont beaucoup plus visibles. Et donc, nous avons
pu identifier, surtout auprès de la population canaque en Nouvelle-Calédonie, et amérindienne en
Guyane française, une vision systémique du changement climatique qui permet de prendre en
considération les facteurs, les différents sous-systèmes comme la biosphère, l'atmosphère, l'hydrosphère,
la troposphère et la cryosphère, et qui permet aussi de relier les dimensions spatiales et temporelles du
changement climatique et prévoir justement les conséquences de ces risques.
En conclusion, ne pouvons dire que ces études menées dans différents endroits dans le monde montrent
que les habitant des grandes villes, ça correspond aussi aux données de la littérature en général, sont les
plus vulnérables cognitivement puisqu’ils ont plutôt une pensée analytique, ils isolent les différents
phénomènes par l’interaction, et ça rend difficile la compréhension d’un phénomène si complexe et
chaotique qu’est le changement climatique. Donc on considère qu’il faut travailler plus et développer
plus la cognition complexe qui inclue aussi l’émotion et les intentions, une pensée plus systémique, plus
holistique, et aussi favoriser la mise en place des processus mentaux simultanés qui traitent les
informations simultanément.
Et finalement, je vais présenter aussi un petit projet, ou peut-être un grand projet j’espère, qui permettra
une remédiation cognitive en milieu urbain pour améliorer les processus d’adaptation cognitifs avec des
outils qui ont une validité écologique dans la vie des gens, des jeunes et même des enfants. Donc,
développer des jeux éducatifs et des outils expographiques, et finalement les MOOC qui peuvent
participer à l’amélioration des capacités de compréhension des phénomènes complexes, et agir en
fonction de la compréhension de ces phénomènes.
L’engagement
Vivre l’écologie : apprendre autrement la protection de la biodiversité
Sarah Marniesse et Jeanne Henin
Agence Française de Développement (AFD)
L'effondrement du vivant est une réalité. Du rythme inédit de disparition des espèces au risque de point
de bascule, la situation est catastrophique. On sait, mais on ne fait rien. Nous avons les données
scientifiques qui illustrent ce phénomène. Les articles de presse nous alarment, les unes du Monde, par
exemple, qui titrent : "il sera bientôt trop tard" ou "pourquoi les oiseaux disparaissent". On ne fait rien,
ou si, on fait l'autruche, comme l'explique Georges Marshall dans un ouvrage récent.
On ne croit pas ce que l'on sait ou on ne veut pas croire ce que l'on sait. C'est un constat vieux comme
le monde. Les philosophes antiques s'interrogeaient déjà sur l'acrasie. Ce phénomène qui nous amène à
agir contre notre jugement. Socrate, dans le Protagoras, s'interroge : comment est-il possible à la fois de
juger que A est la meilleure action à faire et de faire cependant autre chose que A ? Comment est-il
possible d'agir à l'encontre de notre raison ? On comprend de mieux en mieux les raisons de ce
phénomène. La psychologie sociale ou la psychologie de la conservation, plus récemment, ont essayé
d'analyser les raisons qui nous poussent à agir contre la nature.
Un modèle mis au point par Paul Stern en 2000 a identifié quatre facteurs déterminants des
comportements à l'égard de la nature. D'abord, ce que je suis au moment où je décide : mes croyances,
mes savoirs, mes valeurs. Puis les facteurs extérieurs, ce qui m'influence dans la société : les incitations,
les normes sociales. Ce qui me limite : mes capacités et ma confiance en moi. Et puis ce qui régit de
manière inconsciente, routinière : mes comportements. On le voit dans ce modèle, le savoir tient une
petite place. Il faut s'intéresser aux croyances, aux facteurs extérieurs, aux facteurs inconscients, pour
arriver à comprendre comment on agit face à la nature.
Les croyances, dans un premier temps. L'être humain a construit son rapport à la nature de manière
naturaliste, comme l'explique Philippe Descola. L'homme est séparé de la nature, l'homme est au centre
du monde, de l'univers, comme le montre l'allégorie de Léonard de Vinci, l'Homme de Vitruve. L'homme
est maître et possesseur de la nature, comme le rappelle et insiste Descartes. Cette pensée moderne,
cartésienne, a des conséquences fondamentales sur la nature. L'homme exploite la nature à ses propres
fins, on le comprend. Cette croyance a une incidence majeure sur l'exploitation des ressources et sur la
manière dont l'homme se comporte dans un environnement naturel. On passe rapidement sur les facteurs
extérieurs : les incitations, les normes sociales qui sont assez faciles à comprendre. Dans une société de
consommation, on est fortement soumis à des incitations, les lobbies sont très présents. On nous pousse
à consommer et on est évidemment sensibles à la pression du groupe, qui nous pousse à aller dans cette
direction. On sera d'autant plus sensibles à ces incitations extérieures qu'on sera prisonnier de valeurs,
de croyances qui nous incitent à aller dans ce sens.
Dernier facteur sur lequel il faut s'arrêter : les habitudes, les routines, les biais cognitifs. Le concept de
biais cognitif est né en 1970 quand deux économistes, dont Daniel Kahneman, qui deviendra plus tard
prix Nobel, se sont intéressés à la prise de décisions d'investisseurs supposés homo economicus,
parfaitement rationnels. Pourquoi ces investisseurs continuent à investir dans des projets voués à l'échec
? Pourquoi ils prenaient ces décisions irrationnelles ? Parce qu'ils se focalisaient sur l'investissement
déjà réalisé, et non sur le résultat possible d'échec. C'est un biais cognitif, c'est un mécanisme cérébral
inconscient, illogique qui, dans un contexte où l'information est très importante, nous permet d'aller vite,
mais nous fait faire des erreurs.
Dans un monde où l'information est simple, dans le monde sauvage, par exemple, un biais cognitif a été
très précieux. Il aidait à se sauver face à des bêtes sauvages. Dans un monde où l'information est massive
et où la complexité est omniprésente, un biais cognitif nous fait faire des bêtises. On peut citer par
exemple un biais de confirmation, qui nous amène à toujours nous focaliser sur les informations qui
nous conviennent, qui conviennent à nos valeurs, à nos représentations, à nos croyances et éviter les
informations qui nous perturbent.
Les neurosciences nous donnent des clés pour comprendre ces phénomènes. Notre cerveau est une
formidable machine. C'est celle qui a permis à l'homme de devenir ce qu'il est, en particulier le cortex,
qui nous permet d'imaginer et de penser, de réfléchir, d'élaborer, de nous projeter. Mais notre cerveau
est surtout programmé pour notre survie. Et le bug humain, comme l'appelle Sébastien Bohler, dans un
ouvrage récent, il a très bien expliqué ce système. Le bug humain en découle. Nous sommes mus par un
circuit de la récompense. On comprend avec ce circuit de la récompense pourquoi les actions de long
terme ne sont pas toujours privilégiées, d'où l'enjeu de redonner les commandes à notre cortex, d'où
l'enjeu de reprendre les commandes pour se projeter sur des actions de long terme pour s'éloigner de ces
actions vitales qui ne vont pas dans le sens du bien commun.
Il s'agit donc de former autrement à l'écologie pour dépasser les croyances et déjouer les biais d'une part,
contribuer à initier une nouvelle relation entre l'homme et la nature d'autre part. De quoi avons-nous
besoin ? De personnes qui agissent dans toutes les sphères socioéconomiques au service de la
préservation de la biodiversité. D'après Fabienne Kazalis et Sylvie Granon, pour permettre une mise en
action de tous, pour initier et pérenniser la création de projets pro environnementaux, quatre facteurs
pourraient être clé : l'implication émotionnelle, la motivation, l'influence du groupe social et
l'apprentissage de nouvelles habitudes.
Une formation qui fonctionne cherche donc à mettre moins l'accent sur les connaissances et davantage
sur la conscience, les émotions et les pratiques. Les neurosciences et les dernières avancées de la
pédagogie nous montrent quelles sont les grandes dimensions d'une formation qui met en mouvement.
Ces principes s'appuient aussi sur les apprentissages : des pratiques d'écologie profonde, de la
psychologie de la conservation ou encore du design thinking. Si elles sont expérimentales, les apprenants
sont unanimes pour témoigner de leur impact à accélérer la mise en mouvement.
Intégrer des sessions dans la nature permet de se familiariser avec les qualités essentielles de la biosphère
de façon ludique. Ces pratiques donnent accès à une richesse sensorielle beaucoup plus grande et des
expérimentations beaucoup plus vastes que ce qui pourrait avoir lieu dans une salle de classe. Elles
relèvent aussi de la reconnexion à la nature. Redonner une place aux sensations peut être une opportunité
d'appréhender son existence sensorielle comme l'un des éléments du vivant. Les participants se sentent
reliés à la biodiversité par leur sens et moins enclins à vivre de façon déconnectée, ce qui peut être un
des facteurs permettant de mettre en œuvre le changement de cap.
En allant encore plus loin, Arne Næss décrit ses expériences fusionnelles avec la forêt ou la montagne
comme autant de déclencheurs de sa perception d'être un des éléments du vivant et non une entité séparée
de la nature. Une formation qui propose aussi des moments où les émotions des participants ont toute
leur place : émotion de gratitude pour la beauté du vivant et la joie que procure la nature, émotion de
peine pour la perte des espaces naturels sauvages ou le déclin des espèces. On retrouve cette notion dans
les pratiques du "travail qui relie", popularisé par Joanna Macy, docteure en philosophie et spécialiste
du bouddhisme. Le fait de ne pouvoir exprimer ses émotions face à la situation dans laquelle nous, en
tant qu'humains, nous trouvons, serait un des éléments qui créent un blocage inhibant l'action. Vivre ses
émotions serait donc une étape pour dépasser cet état.
Induire un changement de perspective : c'est par exemple ce que peut produire l'effet de vision globale,
expliquée notamment par l'ingénieur et écrivain Jean-Pierre Goux. Cet effet est ressenti par de nombreux
astronautes après leur voyage dans l'espace. Il s'agit d'un choc cognitif qui se produit par la mise en
perspective directe de la situation de la Terre dans l'espace. Il peut amener de vrais changements
d'attitude, liés soit à l'émerveillement, soit à une perception nouvelle de la fragilité de la Terre, petit
point bleu où s'épanouit la vie dans un vaste univers inhospitalier.
Mettre l'accent sur des moments où l'on se sent en lien entre participants et intégrés dans une
communauté plus vaste qui nous dépasse. Tout d'abord, dans une formation, les participants peuvent se
sentir reliés par les expériences vécues ensemble, les émotions, les sensations partagées. Les études
montrent aussi que le changement de comportement est encore plus efficace lorsqu'il est porté par un
sentiment d'appartenance à un groupe qui est perçu comme nécessaire et positif. C'est bien le cas du
groupe de ceux qui agissent pour la préservation de la biodiversité.
Une fois ces changements de perception initiés, c'est le moment de mettre en action l'initiative des
participants, chacun dans leur sphère socio-économique. Démarre alors une phase très concrète autour
d'activités de codesign, de prototypage pour initier la mise en action des projets. Les participants
commencent ainsi à s'engager dans des actions à mener. Ils pensent, imaginent et commencent à mettre
en œuvre. Ce processus, une fois mis en marche, il est plus facile de continuer ces actions.
En conclusion, il paraît essentiel de former autrement à la biodiversité. Pour dépasser nos biais cognitifs,
nos croyances, et se relier à la nature d'une nouvelle façon, pour mettre en œuvre des actions de
préservation.