LES POSSEDES
Laurent Leylekian
Résumé
Cette conférence qui prend pour intitulé le titre du chef-d’œuv e de Dostoïevski a t p o o
le
av il
5 à l’U ive sit de St as ou g da s le ad e d’u e jou e d’ tude sur le thème « de l’hu ai
à l’i hu ai : u e a al se t a sdis ipli ai e du ejet de l’aut e ». Elle entend insister sur le fait que les
G o ides so t des a tefa ts de la ode it et te te a d’e pli ue e uoi le passage de l’Hu ai à
l’I hu ai est histo i ue e t le fait de g oupes d’ho
es litt ale e t poss d s pa les id ologies
ui les euve t. E s’appu a t p i ipale e t su les e e ples a
ie et juif, le o f e ie
s’atta de a su les diff e tes odalit s g o idai es et su e u’elles dise t de la pla e u’o upe t
les vi ti es da s l’i agi ai e des ou eau . Il essaie a de situe le as du G o ide des Tutsi da s
une telle typologie expérimentale.
Mesdames, Messieurs, Chers amis,
Permettez- oi de vous di e l’ho eu ui ’est fait de p se ter ici quelques considérations sur le
passage de l’Hu ai à l’Inhumain dans le cadre de cette conférence transdisciplinaire sur les
Génocides. Je voud ais tout d’a o d e e ie chaleureusement Mme Luhane et le Professeur
Rognon, ici présents, de ’avoi i vité à cette occasion, ainsi bien sûr que l’U ive sit de St as ou g
pour cette conférence qui apportera, je l’esp e, uel ues pistes de fle io s ouvelles à l’auditoi e.
Je voudrais aussi remercier mon ami Pierre Zouloumian qui a suggéré mon nom à Madame Luhane et
qui effectue depuis de nombreuses années un travail citoyen t op souve t est da s l’o
e.
Je vous p ie epe da t de ’e use pa ava e du fait ue je fo de ai esse tielle e t o p opos
sur le Génocide des Arméniens et la Shoah et que je ’a o de ai uasi e t pas le G o ide des
Tutsi. No pas u’il soit oi s difia t à l’ ga d de la uestio du passage à l’Inhumain – il l’est peutêtre même plus dans la mesure où les enseignements du Passé aurait dû le prévenir – mais parce que
’est u te ai ue je o ais oi s et su le uel je pou ais t e i e a t ou
e lessa t.
J’ vo ue ai
a oi s e G o ide des Tutsi pour interroger sa place dans la distinction que
j’op e ai e t e le G o ide des A
ie s et elui des Juifs à la fi de o e pos .
Avant de rentrer dans le œu du sujet, il est sans doute utile que je me présente brièvement. Je ne
suis pas un universitaire et e peut do
e p valoi de t avau s ie tifi ues ue j’au ais pu li s su
les sujets qui nous rassemblent ici. Cependant, j’ai t u a teu politi ue de la uestio a
ie e
de
à
. Du a t ette p iode, j’ai di ig le u eau de la Fédération Euro-Arménienne à
B u elles do t l’u des o je tifs – pas le seul – consistait à réintroduire la thématique de la
e o aissa e du G o ide des A
ie s pa la Tu uie da s le ad e des go iatio s d’adh sio
de e pa s à l’U io eu op enne. J’ai ainsi été amené à développer une certaine réflexion sur la
question génocidaire, à partir du Génocide des Arméniens évidemment, mais peut-être aussi de
manière plus large dans le cadre de cette approche comparatiste qui nous permet de comprendre le
caractère universel des mécanismes conduisant à l’ho eu .
1
Mo i te ve tio o p e d a deu pa ties. Da s u p e ie te ps, j’essaie ai de o t e e uoi
le G o ide des A
ie s fut u a tefa t de la ode it . L’id e ue les G o ides so t des
phénomènes moderne ’est i ouvelle, i
e u ive selle e t pa tag e. Elle a contestée par de
nombreux auteurs et le débat reste même passablement obscurci par le caractère pour le moins
malléable de la notion de modernité. Je pense néanmoins, u’e deho s des cercles de spécialistes,
le G o ide des A
ie s est t op souve t assi il à des assa es à l’o ie tale, uel ue peu
anarchiques et spontanés, et u’il este donc utile de montrer en quoi il fut lui aussi le fait de
« possédés » dostoïevskiens, ’est-à-dire d’ho
es pou ui Dieu tait o t et ue plus ie e
retenait dans la réalisation de leurs chimères idéologiques. Je me fonderai dans cette partie sur des
éléments historiques parfaitement connus des spécialistes, mais qui montrent bien, pour reprendre
le ot d’Os a Wilde, ue « ce qu'il y a de pire chez le fanatique, c'est la sincérité ».
Da s u e se o de pa tie, si j’e ai le te ps, je ’atta he ai à la diff e e de pe eptio qu’avaient
les Jeunes-Turcs et les nazis de leurs victimes respectives. Je ’ai ja ais t ouv ette disti tio sous
la plume des spécialistes des questions génocidaires – pas
e sous elle d’Yves Te o ui a
pou ta t o sa
de ag ifi ues pages à l’histoire comparée des génocides, notamment dans son
ouvrage sur « l’i o e e des vi ti es ». O il e se le ue ette disti tio ue j’e pli ite ai plus
loin est importante car elle explique certaines différences dans les modalités du passage de l’Humain
à l’i hu ai e t e es deu g o ides, et da s leu s o s quences. J’i te oge ai alors la place du
Génocide des Tutsi, que je connais moins bien, pour conclure que dans cette nouvelle distinction, il a
sans doute été plus proche du Génocide des Arméniens que de celui des Juifs. Faut-il le préciser,
cette distinctio op atoi e ’auto ise ie sû au u e s pa atio o tologi ue et e o e oi s u
quelconque palmarès des horreurs.
Les Jeunes-Turcs, un envoutement moderne
Le Génocide des Arméniens a été perpétré de 1915 à 1916 par un régime autoritaire dirigé par un
Etat-parti, les Jeunes-Turcs. Si l’o he he à s’e t ai e de leu factualité, se pose de savoir en quoi
ces évènements ont été modernes et se sont distingués de la litanie des massacres qui les
précédèrent ; pa e e ple, e l’esp e, des assa es ha idiens de 1894-1896 ? Il me semble que la
réponse tient en trois points :
-
La philosophie politique dont se réclamaient les responsables Jeunes-Turcs,
Le p ojet so ial u’ils fo ul e t,
L’o ga isatio p ati ue des assa es.
Premier point donc, qui étaient les Jeunes-Turcs ? E fait, il s’agissait un groupe de jeunes gens qui se
réclamaient initialement des idéaux de la Révolution française. M o te ts de l’a i atio d’u e
Turquie restée féodale et de ses humiliations politiques et militaires, ils décident de fonder un parti
politique, concept évidemment moderne. Le 14 juillet 1889, pour le centenaire de la prise de la
Bastille, nait ainsi, le parti Union et Progrès (CUP) – Ittihad ve Te aki e tu d’où le o
d’ittihadistes ou d’u io istes u’o do e aussi à ses membres. Initialement, la ligne politique de ce
pa ti ’est pas t s lai e. O
t ouve des li au
ui vise t à u e so te de o a hie
constitutionnelle sécularisée ; des « jeunes ottomans », précurseur des frères musulmans qui
entendaient au contraire refo e l’E pi e e evigo a t l’Isla par adjonction des valeurs des
Lumières ; et enfin des nationalistes très influencés par le darwinisme social et le racialisme alors en
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vogue en Europe. Dans un ouvrage intitulé « trois types de politiques », le principal penseur de ce
de ie ou a t, Yusuf Akçu a su e e 9 les alte atives ui s’off e t au Jeu es-Turcs : panottomanisme, panislamisme ou panturquisme, un troisième choix pour lequel il se prononce sans
ambages et qui fini a d’ailleu s pa l’e po te . Dans la genèse du parti jeune-turc, il ya trois points
i t essa ts pa les o pa aiso s u’ils auto ise t :
D’u e pa t, la adi alisatio tu uiste va phagocyter les autres formes moins virulentes de
nationalisme. La manière dont les « jeunes ottomans » vont se rallier aux conceptions raciales de
l’Itttihad ’est pas sa s appele la faço do t, plus ta d, les dive s pa tis völkis h allemands – en
particulier les « nationaux allemands » du Deutschnationale Volkspartei (DNVP) – seront absorbés
pa les azis. Et s’il ’ eut pas à proprement parler de Nuit des Longs-Couteaux, les Jeunes-Turcs
pratiquèrent largement la violence politique et prirent par exemple soin, dès avant-guerre,
d’ li iner physiquement leurs possibles concurrents comme le général Chemsi Pacha en 1908 ou le
G a d Vizi Mah oud Chevket e 9 . De a i e lo ue te u di to de l’ po ue disait « Şemsi
Paşa vuruldu, yeni dünya kuruldu » ’est-à-dire « Chemsi Pacha a été tué, le nouveau monde est
établi ».
D’aut e part, le positivisme scientifique dont se réclamaient les Jeunes-Turcs et les usages
démocratiques qui étaient censées en découler étaient totalement démentis par leurs pratiques
initiatiques, voire mystiques. Ce sont en effet les loges maçonniques de Salonique qui constituèrent
l’u des principaux creusets de la pensée ittihadiste. L’adh sio au mouvement jeune-turc se faisait
par un rituel d’i itiatio adapté de celui de Memphis Misraïm et reposait sur une conception
fondamentalement antidémocratique de la société et sur un goût affirmé de la dissimulation. La
plupart de ses leaders étaient secrètement athées, ou tout du moins agnostiques et de ce point de
vue, le Comité Union et Progrès initial ressemblait beaucoup à ce que fut la société Thulé pour le
azis e aissa t. Je voud ais i i atti e l’atte tio su des o e io s qui me semblent encore trop
peu e plo es pa les tudes o pa atistes. L’O d e proto-nazi de Thulé fut fondé en 1918 par un
aventurier, Rudolf Glauer, qui se faisait appeler von Sebottendorf, et se fondait sur la dénaturation
du o ept ietzs h e du su ho
e. C’ tait aussi u e so i t se te et on pense u’elle fo a
beaucoup de futurs dirigeants nazis comme Rudolf Hess, Alfred Rosenberg ou Heinrich Himmler. Or
von Sebottendorf avait longuement fréquentée la Turquie de 1901 à 1905 et surtout de 1908 à 1913
où il prit une part active aux mouvements occultistes, notamment kabbalistes ou bektachis. En 1924,
il écrivit un livre sur « la pratique de l'ancienne franc-maçonnerie turque » et, même si à ma
connaissance aucune connexion formelle ’a jus u’i i t ta lie, il me semble évident que von
Sebottendorf observa de très près l’e p ie e jeu es-turque. Il est ainsi assez vraisemblable que la
mystique du nazisme des origines ait pris directement sa source dans cette expérience.
Enfin, cette manie persistante de la dissimulation eut des conséquences politiques. Il est par exemple
significatif que, très longtemps, la composition sinon l’e istence même du Comité Union et Progrès
soit restée quasiment inconnue du grand public. Même une fois au pouvoir, le CUP gouverna par le
biais d’u « cabinet fantôme » et d’u groupe parlementaire qui ne faisait que retransmettre les
directives du Comité Central du parti resté dans l’o
e. Par exemple, Chérif pacha, un général
démissionnaire du CUP en mars 1909 motiva sa décision par une lettre ou il estimait que « le Comité
devait renoncer à son caractère occulte et ne devait plus constituer un gouvernement irrégulier et
tout puissant à côté ou plutôt au-dessus du gouvernement régulier et forcé à l’o issa e ». En fait, il
faudrait relativiser la filiation idéologique bien attestée entre le mouvement jeune-turc et le
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mouvement jeune-Italie de Mazzini qui le précéda d’e vi o cinquante ans. Car si les Jeunes-Italiens
réussirent plus ou moins à s’e t ai e des pratiques initiatiques et des relents réactionnaires du
carbonarisme, ce ne fut jamais le cas des Jeunes-Turcs.
Qui donc un tel projet pouvait-il séduire ? Là encore la réponse est significative à mon sens.
Beaucoup des dirigeants jeunes-turcs étaient des déracinés issus des a ges de l’E pi e. Largement
étrangers à la Turquie traditionnelle, ils étaient eux-mêmes des produits de l’ e moderne à la
recherche d’u idéal de substitution et qui trouvèrent dans le racialisme le plus étroit un remède à
leur incertitude identitaire.
De fait, la plupart d’e t e eu taie t atifs des Balka s – ou d’espa es ui ’ taie t plus sous
domination turque comme le Caucase ou la Crimée. Pour prendre quelques exemples parlant,
Mehmet Talat,
da s u village aujou d’hui ulga e de la p ovi e d’Edi e, tait d’ascendance
Pomak. Mehmet Nazim était de Salonique tout comme Midhat Chükrü. Saïd Halim était un albanais
émigré en Egypte. Ismaïl Enver était bien natif de Constantinople mais il tait d’as e da e Gagaouz
et sa famille venait de Crimée. Les idéologues Yusuf Akçura et Ziya Gökalp étaient respectivement
Tatare de Volga et Kurde de Diyarbakir. Enfin, certains avaient des ascendances juives – comme les
t ois atifs de Salo i ue u’ taient Mehmet Djavit dont la famille était sabbatéenne, Emmanuel
Carasso, ou le fameux Tekinalp alias Moïse Cohen. Sans vouloir forcer la comparaison, il apparait que
la turcité des Jeunes-Turcs ait été encore plus douteuse que l’o igi e germanique de nombre de
dig itai es azis et ota
e t du p e ie d’e t e eu u’Hi de u g t aitait avec mépris de
« caporal bohémien ». Rappelons simplement que Rosenberg était de Lituanie, Hess était né en
Egypte et que de Himmler à Goering beaucoup de dirigeants nazis avaient des ascendances
bavaroises qui auraient pu faire sourire les théoriciens de la race aryenne.
Arrivé à ce point de mon exposé, je voudrais faire une pause pour résumer ce qui me paraît
absolument central dans la relation entre modernité et violence de masse. Dans la genèse de ces
deux évènements que furent le Génocide des Arméniens et la Shoah, nous avons une force politique
ui se
la e de l’id e de P og s et du positivis e s ie tifi ue. C’est pa ti uli e e t lai da s le
cas arménien pour lequel le Comité Union et Progrès constitue par son nom une référence direct à la
devise « Ordre et Progrès » d’Auguste Co te. Théoriquement hostile à toute métaphysique, ces
forces nées hors-sol et détachées de tous substrats ethnoculturels séduisent tautologiquement ceux
dont elle constitue l’e p essio politi ue, ’est-à-dire des déracinés. Et désormais possédés et
comme écrasés par leurs nouvelles idoles profondément matérialistes, ’est-à-dire sans aucune de
ces formes de compassion et de distanciation u’i pli ue t les eligio s transcendantes, ces
déracinés vont se révéler e o e plus a a es ue eu do t ils d o çaie t les a us et l’a i atio .
N’i po te quel « isme » aurait pu servir de substitut à la mort de Dieu. Au début du 20ème siècle, ce
furent le « nationalisme de bêtes à cornes » avec ces génocides et le « socialisme réel » avec le goulag
qui se firent les agents d’u tel nihilisme. Il semble d’ailleu s que Nietzche lui-même ait pressenti une
telle évolution puis u’il a pu écrire ces lignes prémonitoires :
« Les eaux de la religion s'écoulent et laissent derrière elles des marécages ou des étangs ; les nations
se séparent de nouveau, se combattent les une les autres et demandent à s'entre-déchirer. Les
sciences, pratiquées sans aucune mesure et dans le plus aveugle laisser-faire, s'éparpillent et
dissolvent toute conviction solide. […]. Tout se met au service de la barbarie qui vient, l'art actuel et la
science actuelle ne font pas exception. L'homme cultivé est dégénéré au point qu'il est devenu le pire
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ennemi de la culture, car il veut nier la maladie générale et il est un obstacle pour les médecins. Ils se
mettent en colère, les pauvres bougres affaiblis, lorsque l'on parle de leurs faiblesses et que l'on
combat leur dangereux esprit mensonger. Ils voudraient faire croire qu'ils ont remporté le prix sur
tous les siècles, et leurs démarches sont animées d'une joie factice ».
Notons à ce sujet u’e p u seu des azis, Zi a Gökalp d vo a la pe s e ietzs h e e da s le
sens du nationalisme le plus étroit en affirmant dès 1911 que les Turcs constituaient les surhommes
du philosophe allemand. Ce ui est o
u fi ale e t, ’est ue ce surhomme ne soit jamais
adve u et ue, loi de d passe leu s supe stitio s, les asses de l’ e ode e s’e
e t de
nouvelles. Une position qui fut lapidairement reprise des années plus tard par Ernst Jünger avec son
aphorisme selon lequel « sur les autels abandonnés, nichent des démons ». Un dernier mot sur ce
point : il est douloureusement ironique que la Turquie qui frappe vainement au po tes de l’Eu ope
depuis maintenant des années ait été de ce point de vue particulier précurseur de la modernité
européenne. Au-delà de la question religieuse, il est possible que dans leur fin de non-recevoir, les
Etats post ode es de l’U io eu op e e e ie t ave eff oi u Etat-miroir qui leu efl te e u’ils
fu e t et u’ils e veule t plus voi , ’est-à-dire des Etats simplement modernes.
Le génocide des Arméniens, acte de naissance de la Turquie moderne
Venons en maintenant au programme politique de ces Jeunes-Turcs et au génocide proprement dit
ui o stitua la p e i e phase de sa ise e œuv e. Quels sont les traits qui en font un projet
éminemment moderne. La encore, il me semble utile de distinguer trois points :
Tout d’a o d, le p ojet glo al de odele u e so i t à l’i age d’u e théorie politique est en soi
profondément moderne. Les Jeunes-Turcs se voyaient à cet égard comme des « Britanniques de
l’O ie t » selon Akçura, ou des « Prussie s de l’O ie t » selon Enver. Leur projet consistait à
t a sfo e la so i t
ultieth i ue et ulti o fessio elle de l’E pi e e u Etat-nation
« purement » turc. Il impliquait de turquifier les Musulmans réputés assimilables – comme les Kurdes
– d’e pulse les i o it s o
usul a es
fi ia t d’u possible Etat hôte – comme les Grecs et
les Bulgares – et de se débarrasser de eu ui ’e t aie t da s au u e de es deu at go ies
comme les Arméniens et les Assyro-Chaldéens. Là e o e, l’Histoi e auto ise des pa all les si gulie s.
Comme dans le cas des Juifs pou les azis, ’est la gue e ui o stitue l’o asio
v e de ett e e
œuv e e pla . Co
e da s le as des Juifs, il ’ a pas d s le d ut u e volo t d’a a tisse e t
physique. On sait que les nazis imaginèrent le plan Madagascar, abandonné en août 1940, puis le
pla He d i h a a do
au p i te ps 9 . C’est l’e lise e t ilitai e ui les pousse e 9 à
e t i e u e Solutio Fi ale d jà e gag e depuis 9 9. O e sait pas u’elle fo e au ait p is le
projet de purification raciale des Jeunes-Tu s sa s la gue e. Mais o sait ue ’est la d faite
sanglante de Sarikamish face aux Russes, en 1915, qui les décide à rendre irrémédiable le processus
de dest u tio . P figu a t e ue se a la o f e e de Wa see, la d isio d’e te i atio a été
prise, semble-t-il, fin mars 1915 au cours de plusieurs réunions du Comité Central du CUP.
Le second point caractéristi ue d’u e e tai e ode it – dans sa dimension ellulienne d’ali atio
technique sur laquelle M. Rognon aura certainement des commentaires à faire – ’est la pa faite
planification opérationnelle. Je ne commenterai pas ici le système nazi mais détaillerai le système
jeune-turc sans doute moins connu du public européen. La di e tio de l’op atio est confiée par le
Comité Central du parti à une Organisation Spéciale (OS - « Teskilât-ı Mahsusa ») créée pour
5
l’o asio et di ig e de Co sta ti ople pa le Do teu Nazi , l’u des e
es du Co it Ce t al.
La direction opérationnelle de cette OS est assurée par un autre membre du Comité Central, le
Docteur Bahaeddine Chakir, à pa ti d’E ze ou e plei pa s a
ie . L’Organisation spéciale
t availle e oo di atio ave l’a
e ais de a i e totale e t i d pe da te. Elle est o stitu e
de criminels de droit commun libérés spécialement à et effet et d’auxiliaires kurdes et tcherkesses,
animés par les mêmes sentiments envers les Arméniens que purent être ceux éprouvés par les
auxiliaires baltes ou slaves envers les Juifs lors de la Shoah. Il est ota le ue l’e t ep ise de
dissimulation ait été pensée et intégrée dès le début du processus : les instructions transmises par le
câble officiel à partir des ministères parlent de déportation, de relocation et de déplacement mais les
ordres transmis par câble ou par porteur à partir du siège du CUP imposent la destruction de ceux
u’ils d o
e t les « personnes connus » comme les nazis parlaient de « stück ».
D’u poi t de vue op atio el, o li i e d’a o d eu apa les d’oppose u e sista e ilitai e
puis les t tes de la atio apa le d’oppose u e sista e politi ue ou d’ale te le o de. D s la
fin février – ava t
e la d isio d’e te i atio totale - la masse des hommes arméniens
e ôl s da s l’a
e otto a e est d sa
e, e vo e da s des ataillo s de t avail – voirie et
chemins de fer – puis exécutée par petits groupes. Le 24 avril et les jours suivants, de 2000 à 3000
i telle tuels so t a t s à Co sta ti ople lo s de afles, e vo s da s l’i t ieu du pa s et e ut s
pou la plupa t d’e t e eu . E fi e
ai, tous les mâles âgés de seize à soixante ans qui avaient
échappés à la conscription sont arrêtés, ou prétendument enrôlés, puis exécutés par petits groupes,
da s des e d oits isol s, pa des es ad o s de l’O ga isatio sp iale.
Quand la première phase de la déportation commence en mai 1915, elle ne concerne plus que des
femmes, des enfants et des vieillards ; il ’ a p ati ue e t plus d’ho
es adultes da s les lo alit s
a
ie es de l’Est de l’E pi e i l e p io itai e e t e ta t ue fo e atio al a
ie . Dès le
d pa t, la d po tatio est o çue o
e l’i st u e t du eu t e. Les d po t s pa te t da s l’heu e
ave u
i i u d’effet et se et ouve t s vite à ou s d’eau et de viv es. On emprunte
d li
e t des voie d tou es pou allo ge le he i jus u’au lieu supposé de relégation. Les
cohortes de déportés sont dépouillées par les gendarmes qui les escortent et qui sont censés les
p ot ge . A des poi ts st at gi ues p ala le e t d te i s, ue l’histo ie Ra o d Kevo kia
appelle des sites-abattoirs en se référant au consul américain Leslie Davis, les déportés sont livrés
au tueu s de l’O ga isatio sp iale ui pe p t e t des ho eu s est s da s la
oi e olle tive
des survivants et de leurs descendants. Je reviendrai sur ce point dans la dernière partie de mon
exposé. Dans certaines régions comme dans la plaine de Mouch, la population est exterminée sur
place. A l’e eptio des ha ita ts de la gio de Va sauv s pa l’ava e usse et ui pou o t fui
vers la Perse, le taux de survie initial de ces A
ie s de l’Est de l’E pi e est d isoi e : entre 1 sur
10 et un sur 100 selon les convois.
La seconde phase de déportation commence quant à elle à la mi-1915 avec la déportation, des
A
ie s d’A atolie et de Cili ie, ’est-à-dire des régions occide tales de l’E pi e. Elle se d oule
esse tielle e t pa t ai jus u’au te i us d’alo s de la BagdadBah , ’est-à-dire à Bozanti aux
po tes de la plai e s ie e. Le hoi du t ai el ve auta t de o sid atio s p ati ues d’effi a it
ue d’u e volo t de dissi ule l’o je tif el du p o essus au o se vateu s t a ge s plus
o
eu da s ette pa tie de l’E pi e. La o s ue e di e te de e hoi est ue les tau de
survie initiaux de ces populations sont plus importants que ceux de leurs compatriotes habitants à
l’Est de l’Euph ate. Ces ouveau a iv s so t di ig s à pa ti d’Alep ve s les a ps des d se ts de
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Syrie et de Haute-Mésopotamie : Ras-el-Aïn, Meskene, Dispi, Mounboudj, Rakka, Deir es-Zor pour
’e ite ue uel ues-uns. Là, ils découvrent avec effroi les rares survivants de la première phase
de déportation dans un état de déshumanisation quasi-totale. Les camps et le système de
d pouille e t p og essif des ouveau a iva ts so t d so ais g s d’Alep, pa u e sous-direction
des déportés, u o ga is e d pe da t du i ist e de l’I t ieu . Au printemps 1916, ces camps
renferment encore plusieurs centaines de milliers de déportés, dans un état de dénuement
maintenant total, dont la majorité provient de la seconde de phase déportation. Surpris et inquiet
d’u e telle silie e et de ses possi les o s ue es, le Mi ist e de l’I t ieu o do e alo s
l’e te i atio fi ale des su viva ts. A l’e eptio de
000 déportés que Djemal Pacha comptait
négocier aux Anglais, les survivants seront achevés à coups de bâtons et de pierre dans les camps de
Ras-el-Aïn et Der es-Zor ou brulés vif dans la haute vallée du Khabour. En décembre 1916, le
p o essus s’a te faute de o usti le. Au ila , o esti e ue le / des deu
illio s
d’A
ie s au o t disparu dans ce Génocide. Aux vues des incertitudes démographiques, entre 1 et
1,5 millions de personnes auront ét assassi es, le hiff e d’ ,
illio s appa aissa t aujou d’hui
comme le plus probable.
Enfin, le troisième et dernier point caractéristique de la modernité, et su le uel je ’ai pas i i le
te ps de ’ te d e, ’est la prévalence des objectifs idéologiques sur les objectifs rationnels. On sait
ue les azis do
e t p io it au o vois de d po t s e di e tio des a ps d’e te i atio
alo s
e ue le Rei h tait e t ai de s’effondre
ilitai e e t fa e à l’A
e Rouge et aux
Alliés. On sait moins que ce fut exactement similaire pour les Jeunes-Tu s o
e l’a v l
l’histo iog aphie
e te. Alo s
e ue les fronts de Palestine et des Balkans sont en train de
s’effo d e , les U io istes e fuite ou su le d pa t do e t des i st u tio s pou ue leu p ojet
idéologique se poursuive. Dès 1918, des organisations de résistance comme le Karakol,
ajo itai e e t fo
es d’U io istes o désarmés constitueront le noyau dur du mouvement
national kémaliste en formation. Quel plus éclatant symbole politique de la volonté de
pa a h ve e t de l’œuv e u io iste, pour ce mouvement naissant, que de tenir en 1919 ses
premiers congrès à Erzeroum puis à Sivas, au œu du pa s a
ie ; le premier ayant eu pour
cadre le collège Sa assa ia où fu e t go g s plusieu s e tai es d’ l ves ? Quelle plus forte preuve
de l’o sessio a iale a
opho e que de lancer ses troupes renaissantes contre une Arménie
dépeuplée et exsangue dès 1920, alors que les Français occupent encore la Cilicie et les Grecs
tiennent maintenant Smyrne et ses environs ?
Génocides froids et Génocides chauds
Je voudrai maintenant discuter une différence singulière, et je ois o elev e jus u’à p se t,
e t e le as a
ie et le as juif. Cette diff e e esso tit à la pe eptio
elle u’avaie t les
groupes criminels de leurs victimes respectives et à ses conséquences.
Dans leur théorie raciale, les nazis se voyaient comme une « race des seigneurs » et considéraient au
contraire les Juifs et les Tsiganes comme des « sous-hommes » qui pouvaient potentiellement souiller
la puret du sa g ge a i ue et u’à e tit e il fallait absolument éradiquer. Si l’o s’e tie t au
aspects théoriques et rhétoriques, le délire racial des Jeunes-Turcs était exactement le même que
celui des nazis. Au demeurant, de nombreux propos attestent de ce racisme biologique, y compris
parmi les alliés allemands des Jeunes-Turcs. Mais si on examine plus profondément les
soubassements psychologiques des Jeunes-Turcs, et même des Musulmans ottomans en général, la
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situation était tout autre. Ils éprouvaient en effet un mélange de fascination, de répulsion, de
jalousie et d’ad i atio se te pou es Juifs, ces Grecs et ces Arméniens qui semblaient tirer leur
épingle du jeu en dépit de leu statut d’i f io it l gale. Ce esse ti e t se t aduisait pa des
dictons populaires, rappelés par Stepan Astourian, comme « un Grec arnaque deux Juifs, et un
Arménien arnaque deux Grecs ». E fait, les Musul a s otto a s e vo aie t pas ue ’ tait
précisément en raison des interdictions qui les frappaient que les minorités non musulmanes avaient
pu se développer dans les
tie s du o
e e et de l’a tisa at. A cet égard, la situation sociale
d’u e infime minorité de ces non-musulmans était devenue la même que celle des « Juifs de Cour »
décrits pa Ha ah A e dt da s so ouv age su l’a tis itis e.
En outre, à la fin du 19ème et au début du 20èmesiècle, les mouvements de résistance, ceux qui
tenaient le terrain étaient ces « comitadjis » – macédoniens, bulgares, arméniens qui étaient bien
organisés et qui faisaient régulièrement le coup de main contre les troupes du Sultan. Cet élément
e fo çait le o ple e d’i f io it des Musul a s, et si guli e e t des Jeu es-Turcs en exil, qui
méconnaissaient largement la Turquie pour laquelle ils éprouvaient tout à la fois une fascination et
un mépris : fascination pour une Anatolie fantasmée comme « pays réel » - et ’est à dessei ue
j’e ploie ette e p essio
au assie e - et mépris pour des pratiques sociales jugées arriérées.
En conséquence, les Jeunes-Turcs et les exécutants du Génocide en général voyaient les Arméniens –
non pas tant comme des être inférieurs – mais plutôt comme des modèles haïs formant une société
plus ava e u’il o ve ait d’i ite ou auxquels il fallait se substituer. Du reste, plusieurs
déclarations de Jeunes-Turcs attestent de cette perception comme par exemple celle de Nadji Bey,
un membre du Comité Central du CUP qui confessa avant-guerre au leade s d’u pa ti a ménien
« nous, les Turcs, sommes en retard par rapport à la civilisation européenne, alors que vous êtes à la
pointe du mouvement en Turquie. Si nous devons marcher ensemble, vous devez ralentir la cadence
pour nous permettre de vous rattraper, sinon nous sommes condamnés à nous accrocher à votre dos
comme un frein à votre progrès ». Le but du Génocide des Arméniens fut donc aussi de créer une
ou geoisie atio ale tu ue ui ’e istait pas jus u’alo s. Et au-delà de la captation des biens et du
modèle arménien, cette velléité de captation de l’ e gie vitale arménienne, que Marc Nichanian
qualifie de « parasitage du style » et ue j’ai pe so elle e t appel e « processus de
vampirisation » eut plusieurs conséquences.
La p e i e ’est ue le Génocide des Arméniens fut vécu par beaucoup de Musulmans de Turquie
comme une fête, un holocauste au sens premier du mot, des bacchanales libératrices. Et je
convoquerai à nouveau Nietzsche pour rappeler que ie ’est plus p o he de la f te ue la uaut .
Le Génocide des Arméniens fut cruel – e plus d’ t e eu t ie – ce que ne fut pas la Shoah. Car la
Shoah fut perçu comme un projet hygiéniste par ses concepteurs et ses bénéficiaires supposés. On
fait la fête en immolant un bouc aux nouvelles divinités, pas en éradiquant des insectes nuisibles. On
’est uel u’e ve s eu do t o se se t p o he. Les Juifs et les Tsiganes étaient jugés comme trop
i f ieu s, t op i t i s ue e t diff e ts pou u’o p e e du plaisir à les exterminer. Au
o t ai e, o visait à l’effi a it sa s tat d’â e. O sait ue la Shoah pa alles fut e pla e pa les
camps de la mort – de véritables abattoirs industriels – a elle ’ tait pas assez effi a e et a elle
éprouvait trop les tueurs. On sait que les techniques des chambres à gaz furent perfectionnées de
façon à infliger une mort aussi rapide et indolore que possible. Des circulaires furent même envoyées
en ce sens. Évidemment, des cas de cruautés délibérément infligées ont quand même été répertoriés
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durant la Shoah mais, sur la masse des assassinats, ils restent marginaux1. Et souvent, ils furent le fait
d’auxiliaires baltes ou slaves qui éprouvaient sans doute vis-à-vis des Juifs les mêmes sentiments que
les Musulmans ottomans vis-à-vis des Arméniens ou ils prirent pour cible des déportés homosexuels
à l’e o t e desquels certains nazis furent délibérément cruels – pour des raisons évidentes liées à
leurs propre introversions. Dans le cas du Génocide des Arméniens, la cruauté fut au contraire la
norme ; omniprésente et intentionnelle : égorgements, éventrations des femmes enceintes,
personnes brûlées vives, empalées, ligotées et noyées en groupe, enfants enterrés vifs, etc.… O sait
par exemple que des instructions spéciales furent données, non seulement pour tuer à l’a e
blanche – sous p te te d’ o o ise les alles – ais
e d’e plo e des a es la hes
délibérément émoussées. O peut di e e
uel ue so te ue l’auto isatio et l’o ga isatio
officielles de la déshumanisation des Arméniens canalisèrent et orientèrent la violence éruptive et
spontanée par laquelle beaucoup de Musulmans ottomans crurent se libérer de leur complexe
d’i f io it .
La se o de o s ue e, ’est ue les p suppos s a iau des Jeu es-Turcs et des nazis agirent
exactement en sens inverse. O t ouve a diffi ile e t u seul as de viol ou de apt d’e fa t pa u
nazi convaincu tant était forte la prescription raciale qui faisait des Juifs des être inférieurs. De
même, parce que la race juive était pensée comme i f ieu e, il fallait s’e p esse d’e p he sa
perpétuation et les enfants furent donc les victimes privilégiées de la Shoah. Un enfant ou une
femme enceinte était immédiatement éliminée. Bien au contraire, da s la
e opti ue d’h dité
raciale, certains Jeunes-Turcs et leurs disciples pensaient pouvoir « enrichir le sang turc » en violant,
en mariant de force des Arméniennes ou en adoptant des enfants arméniens. C’est e ue sig ifie
pa e e ple l’a assadeu a
i ai Mo ge thau lo s u’il
it ue « les jeunes filles arméniennes
les plus belles et les plus robustes peuvent être enlevées, converties par la force à la religion de
Mahomet, devenant les épouses ou les concubines de dévots sectateurs du Prophète. Leurs enfants
devienne t alo s auto ati ue e t usul a s, e fo ça t ai si l’e pi e, o
e le fi e t jadis les
janissaires. Ces jeunes Arméniennes représentent un type élevé de féminité et les Jeunes-Turcs, avec
leur manière grossière et intuitive, estiment que le mélange de leur sang avec la population turque
e e e a u e i flue e eug i ue su l’e se le. ». A ma connaissance, on ne sait pas exactement
comment se positionnaient tous les dirigeants jeunes-turcs vis-à-vis de cette politique de
turquification. Il est à peu près e tai ue le oi s dog ati ue d’e t e eu , Dj al Pa ha, vo ait
ela d’u o œil puis u’il o ga isa de véritables ateliers de turquification en Syrie et au Liban. Au
contraire, un idéologue froid tel que Talat y était plutôt hostile. Il ’avait o se ti que du bout des
lèvres à ce que « seuls les orphelins qui ne pourraient se rappeler les terreurs auxquelles furent
soumis leurs parents soient recueillis et entretenus ». Entre ces deux cas extrêmes, je ne sais pas si la
recherche historiographique a pu e hu e la positio des
de i s d vo s u’ taie t Mehmet
Nazim et Behaeddine Chakir mais il serait particulièrement intéressant de la connaître.
Quoi u’il e soit, la o s ue e à lo g te e de ette diff e e est i po ta te : Les Juifs
disposaient avant-gue e d’u iveau d’ du atio d jà lev et d’u e i tellige tsia de tout p e ie
1
A l’appui de ette th se, Philippe B eto a i di u du a t la p se te o f e e ue les tueu s de la Shoah
qui se signalèrent par des abus de cruauté furent souvent jugés et sévèrement condamnés par des tribunaux
azis alo s ue eu u’il ualifie de « refusants » et qui refusèrent effectivement de participer aux assassinats
’e du e t le plus fréquemment au u e sa tio . C’est évidemment une différence forte avec le Génocide
des Arméniens où la cruauté fut encouragée et où, a contrario, nombres de « refusants » turcs furent démis de
leurs fonctions, voire exécutés.
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ordre. Parmi les rescapés se trouvaient majoritairement des adultes, et des adultes éduqués, qui
purent assez vite reconstituer – sinon une société – du moins une mémoire et qui purent aussi assez
vite articuler et conceptualiser ce qui leur était advenu. Au contraire, l’i
e se ajo it des
Arméniens était faite de paysans souvent incultes et les rescapés arméniens furent le plus souvent
des paysans et des enfants de paysans. Chacun avait conscience que le ciel lui était tombé sur la tête
mais il fallut quasiment cinquante ans aux Arméniens pour reconstituer une intelligentsia capable de
retracer la trame et l’histoire globales, de mettre un nom sur le processus qui les avait frappés et
d’en démonter les mécanismes. Le G o ide des A
ie s a p
d elui des Juifs ais l’Histoi e
du second fut écrite avant celle du premier.
Pour conclure, je voudrais interroger le Génocide des Tutsi à l’au e de ette disti tio e t e
« Génocide chaud » et « Génocide froid ». On sait que le Génocide des Tutsi se distingua par un
nombre effroyable de viols. On sait aussi que les actes de cruauté gratuite – par exemple cette
p ati ue d’ ve t atio des fe
es e ei tes – furent très nombreux. On sait enfin que, dans la
longue généalogie de la violence qui prépara son avènement, une conception directement dérivée du
darwinisme social européen du 19ème siècle attribuait aux Tutsi une supériorité raciale et une
prééminence politique. Au regard de es alit s, au ega d de l’i t i atio des populatio s Tutsi et
Hutus au Rwanda et dans la région, il semble que le Génocide des Tutsi fut plus proche de celui des
A
ie s ue de elui des Juifs de e poi t de vue du ode d’ad i ist atio de la violence
e t
e. Cepe da t, j’ig o e si, et da s uelle esu e, eu e t ou s les p ati ues à et ga d
u iales d’e l ve e ts d’e fa ts, d’adoptio s et de a iages fo s. Enfin, le Génocide des Tutsi
présente un chapitre qui ne fut que temporaire dans le cas arménien et marginal dans le cas juif,
elui du etou de e tai es de illie s de es ap s ui doive t aujou d’hui oe iste da s les
es
villages, les mêmes rues, parfois les mêmes maisons que leurs bourreaux. Il est sans doute encore
trop tôt pour e t evoi les o s ue es ps hologi ues et so iologi ues à lo g te e d’u e telle
réalité.
Pour revenir au thème de la présente journée, peut-o eve i de l’Inhumai à l’Humain ? Peut-on
guérir de ette folie ode e u’est le Génocide ? Peut-on redevenir indifférent aux utopies
idéologiques ? Et ces utopies ont-elles finalement été si modernes que cela ? Je laisserai Emile Cioran
– non pas conclure – mais terminer mieux que moi cet exposé en citant ce long mais remarquable
passage de son « précis de décomposition » :
En elle-même toute idée est neutre, ou devrait l'être ; mais l'homme l'anime, y projette ses flammes
et ses démences ; impure, transformée en croyance, elle s'insère dans le temps, prend figure
d'événement : le passage de la logique à l'épilepsie est o so
… Ai si aisse t les id ologies, les
doctrines, et les farces sanglantes.
Idolâtres par instinct, nous convertissons en inconditionné les objets de nos songes et de nos intérêts.
L'histoire n'est qu'un défilé de faux Absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un
avilissement de l'esprit devant l'Improbable. Lors même qu'il s'éloigne de la religion, l'homme y
demeure assujetti ; s'épuisant à forger des simulacres de dieux, il les adopte ensuite fiévreusement :
son besoin de fiction, de mythologie triomphe de l'évidence et du ridicule.
Sa puissance d'adorer est responsable de tous ses crimes : celui qui aime indûment un dieu, contraint
les autres à l'aimer, en attendant de les exterminer s'ils s'y refusent.
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Point d'intolérance, d'intransigeance idéologique ou de prosélytisme qui ne révèlent le fond bestial de
l'enthousiasme.
Que l'homme perde sa faculté d'indifférence : il devient assassin virtuel ; qu'il transforme son idée en
dieu : les conséquences en sont incalculables.
On ne tue qu'au nom d'un dieu ou de ses contrefaçons : les excès suscités par la déesse Raison, par
l'idée de nation, de classe ou de race sont parents de ceux de l'Inquisition ou de la Réforme. Les
époques de ferveur excellent en exploits sanguinaires : sainte Thérèse ne pouvait qu'être
contemporaine des autodafés, et Luther du massacre des paysans.
Dans les crises mystiques, les gémissements des victimes sont parallèles aux gémissements de
l'e tase… Gi ets, a hots, ag es e p osp e t u'à l'ombre d'une foi, - de ce besoin de croire qui a
infesté l'esprit pour jamais. Le diable paraît bien pâle auprès de celui qui dispose d'une vérité, de sa
vérité.
Nous sommes injustes à l'égard des Nérons, des Tibères : ils n'inventèrent point le concept
d'hérétique : ils ne furent que rêveurs dégénérés se divertissant aux massacres. Les vrais criminels
sont ceux qui établissent une orthodoxie sur le plan religieux ou politique, qui distinguent entre le
fidèle et le schismatique.
Lorsqu'on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule. Regardez autour
de vous : partout des larves qui prêchent ; chaque institution traduit une mission. La société est un
enfer de sauveurs ! Ce qu'y cherchait Diogène avec sa lanterne, c'était un indifférent.
Il me suffit d'entendre quelqu'un parler sincèrement d'idéal, d'avenir, de philosophie, de l'entendre
dire "nous" avec une inflexion d'assurance, d'invoquer "les autres" et s'en estimer l'interprète pour
que je le considère mon ennemi.
On se méfie des finauds, des fripons, des farceurs; pourtant, on ne saurait leur imputer aucune des
grandes convulsions de l'histoire. L'humanité leur doit le peu de moments de prospérité qu'elle
connut. Le fanatique, lui, est incorruptible : si pour une idée, il tue, il peut tout aussi bien se faire tuer
pour elle ; dans les deux cas, tyran ou martyr, c'est un monstre; les grands persécuteurs se recrutent
parmi les martyrs auxquels on n'a pas coupé la tête.
Dans tout homme sommeille un prophète, et quand il s'éveille il y a un peu plus de mal dans le
o de… »
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