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Possessions Nord-Sud. Les intériorités peuplées

2017, 2017, Vol. 25 (1) : 77-90

Entre le Nord et le Sud, la question de la possession a connu un sort inégal au sein des sciences sociales. Délaissée au Nord, surinvestie au Sud, cet écart d'attention n'est pas du seul fait d'une moindre matière nordiste mais rend compte, aussi, d'une construction historique au sein de laquelle la possession – et avec elle la sorcellerie – a joué un rôle de frontière entre divers horizons de pensée. Au Nord, sa mise à l'écart d'une histoire sociale et des mentalités est ancienne, héritière d'un long processus de dressage des personnalités et des corps, orchestré par le christianisme en tant qu'autorité légitime. Dans le final de La possession de Loudun, Michel de Certeau pointait la réserve de l'historien dont pourtant, disait-il, « lui-même se ferait illusion s'il croyait s'être débarrassé

Texte paru dans Esprit critique. Revue internationale de sociologie et de sciences sociales, n° thématique « Possessions », sous la direction de Jean-Marie Brohm et Georges Bertin avec la collaboration de Pascale Catala, Editions du Cosmogone, Vol. 25 (1) : 77-90. Possessions Nord-Sud. Les intériorités peuplées Christophe Pons IDEMEC – CNRS – Aix-Marseille Université (AMU) [email protected] Entre le Nord et le Sud, la question de la possession a connu un sort inégal au sein des sciences sociales. Délaissée au Nord, surinvestie au Sud, cet écart d’atte tio ’est pas du seul fait d’u e oi d e ati e o diste ais e d o pte, aussi, d’u e o st u tio histo i ue au sei de la uelle la possessio – et avec elle la sorcellerie – a joué un rôle de frontière entre divers horizons de pe s e. Au No d, sa ise à l’ a t d’u e histoi e so iale et des e talit s est a ie e, h iti e d’u lo g p o essus de d essage des pe so alit s et des o ps, o hest pa le h istia is e e ta t u’autorité légitime. Dans le final de La possession de Loudun, Mi hel de Ce teau poi tait la se e de l’histo ie dont pourtant, disait-il, « luie se fe ait illusio s’il o ait s’ t e d a ass de cette étrangeté interne à l’histoi e e la asa t uelque part, hors de lui, loin de nous, dans un passé clos avec la fin des « aberrations » d’a ta , o e si la « possession » était terminée avec celle de Loudun. Certes, il a reçu de la so i t , lui aussi, u e tâ he d’e o iste. O lui de a de d’ li i e le danger de l’aut e » de Ce teau : 327). Cependant, si le christianisme a condamné les possédés – da s les te es d’u e d o ologie ui est toujou s d’a tualit , notamment au Sud –, il ne les a pas écartés du champ des pensables. Ce fut le as e e a he des s ie es so iales ui ’o t ja ais tout à fait ess d’op e ette ise à l’ a t, alo s e ue l’auto iti ue pist ologi ue du g a d partage paraissait désormais entendue ; il demeure une tenace continuité de l’impensable de la possession au Nord, depuis par exemple le malaise de Sir Ed a d T lo e lo s u’il se o f o tait au « artificials possessions » des cercles spirites de sa société londonienne1, jus u’au di tio ai es o te po ai s d’eth ologie2. Entre les deux perdure quelque chose de l’affi atio pio i e d’Oeste ei h3, u’o et ou e pa e e ple i e s e, comme le suggère Rutherford (1999 : 100), dans le « courant » sorcellerie et modernité (Henry et Kadya Tall, 2008). Au fi al, ue l’a th opologie he he à comprendre pourquoi résiste au Sud une possession dans la modernité, ou bien u’elle s’effo e de ifie s’il e a toujou s au No d, les deu d a hes t oig e t d’u e e pe ple it fa e à l’o jet ; or, comme le souligne Luc de Heus h, le plus esse tiel est fi ale e t ette pe ple it plut t ue l’o jet. Pourquoi la possession renvoie-t-elle à « une singularité de la société occidentale contemporaine » ? (2006 : . Qu’ a-t-il là d’i pe sa le ui fasse obstacle à la pe s e au No d, au poi t de d lasse l’o jet da s u ho s-cadre ? Ontologie naturaliste et théories des intériorités peuplées Si la possessio est u e p ise de l’i te tio alit du sujet pa u age t e t ieu , sa possi ilit à t e pe s e d pe d d’u e th o ie des i t io it s assiégées par des substances / agents allogènes. Mais pour que cette théorie ait lieu, encore faut-il que les o eptio s lo ales de l’i t io it de la pe so e L’o ligea t à e ou i à l’a gu e t de la supe he ie pou e pas o o ue elui de la dégénérescence de sa société victorienne ou, pire, la caducité de sa théorie évolutionniste de l’a i is e. Su les a ets de T lo , Voi Sto ki g . 2 L'édition de 1991 réaffirme : « À la différence de la plupart des phénomènes qui relèvent de l’a th opologie, les ultes de possessio o t dispa u pou l’esse tiel da s les so i t s o ide tales o te po ai es … » (1991 :594). 3 « By these states of trance the modern world joins hands with that of primitive religion » (Oesterreich 1935: 366). 1 puisse t l’a ueilli . E l’o u e e, il e peut a oi de logi ue de la possessio dans un système de pensée où les intériorités sont appréhendées sur un mode « imperméable », tel que celui de l’o tologie atu aliste Des ola . Da s e cadre épistémologique (ratio ui a disti gu le sujet de l’o jet, o e de plus au u e pla e à la apa it d’i tellige es e t ieu es de p t e les i t io it s des sujets. Et lo s ue ela a i e, l’e pli atio tie t e te es d’i t oje tio , ’est-à-di e d’a so ptio pa le sujet d’ l e ts e t ieu s lui de e a t obsédants ; ais le ou e e t pa t do ie du sujet et o l’i e se, ’est lui 4 qui absorbe ce qui est extérieur . Dans cette ontologie, la découverte de l’i o s ie t fut la l ui fit saute le e ou de la possessio , aff a hissa t les sujets des atteintes extérieures en affirmant que tout part de leurs propres histoires psychiques (Ellenberger 1970), les encerclant aussi dans les cadres semi-rigides du soi. Cette o tologie atu aliste s’est i pos e au No d à pa ti de la fin du 19ème si le jus u’à p og essi e e t o fis ue toute l giti it à di e s autres savoirs qui prétendaient alors explorer les rouages de la prise de possession par des e tit s e t ieu es ; il s’agissait de positi is es o ultistes, mais aussi de la psychiatrie conduite en Europe et aux États-Unis (Charet 1993 ; Oppenheim 1985). À tout cela la psychanalyse freudienne asséna un coup fatal, mais non sans oppositions et contre-tendances pérennes (Ellenberger 1970 ; Ha ki g . Ces sista es t oig e t de la si gula it d’u e pe s e – scientifique – ui ’est ja ais d fi iti e e t a uise ais a a e a e e ige e. Cependant, cette pensée – scientifique – ’est ulle e t le p op e de l’O ide t, et e o e oi s u s st e f e t à l’i t ieu du uel les ho es, au No d, raisonneraient au quotidien. Dans leurs lectures ordinaires et spontanées de leu s us otio els, ils use t d’aut es s h as i te p tatifs et r a o de t, eu aussi, u e pla e t s ette à des th o ies de l’i t io it ui donnent des rôles à des entités allogènes. Mais le comparatisme des eth og aphies pe et d’i t odui e i i u e disti tio e t e deu gi es d’i te p tatio s ajeu es des i t riorités peuplées, chacune étant plus manifestement présente soit au Sud (théorie des « intériorités à peupler ») soit au Nord (théorie des « intériorités pré-peuplées »). 4 En principe, donc, exit les agents ou substances allogènes pénétrant le sujet à son insu. Ceci étant, il se ait i t essa t d’i te oge sous et a gle le statut so ial et juridique accordé, dans les sociétés du No d, à l’id e de « manipulation mentale » / « lavage de cerveau », notamment dans le cadre religieux. De toute ide e il s’agit d’u assaut des i t io it s pa u e i tellige e e t ieu e, soit u t pe d’a tio ui el e de la logi ue de la possessio , et u’o att i ue pa ti uli e e t e F a e à la secte. Au Sud, la crainte de l’autre D’u poi t de ue p ag ati ue, la uestio des i t iorités assiégées est au Cap-Ve t l’u des fils o du teu s au o e du uel peu e t t e saisis les di e s itinéraires religieux-thérapeutiques auprès de fidèles pentecôtistes ou évangéliques, pour la plupart issus du catholicisme et toujours, occasionnellement, clients des salons spirites et des échoppes des guérisseurs coutumiers (currandeiros). Dans les cultes pentecôtistes analysés par Laurent, Furtado, et Plaideau (2008 ; 2009 ; les uestio s de sa t , d’a ge t et de conjugalité sont les trois poi ts d’a ages du al dia le da s les ies des fid les, et poi ts d’appui d’u e a i ue litu gi ue de la ulpa ilit . Le « mal » est u p h , u e souillu e do t l’i di idu est oupa le de s’ t e laiss e ahi . Il est responsable de cette faiblesse qui l’a o duit à se laisse p t e pa u e agression extérieure. Les Églises proposent alors une méthode pour le chasser : il s’agit d’u d essage o ligea t à u e f ue tatio assidue de l’Église, e seig e la contrainte, éduque les fidèles à la rationalisation de leurs subsides, force à des donations financières importantes et place les sujets dans une situation d’atte te. Ces Églises edou le t d’i e ti it pou ett e e pla e da s leu s litu gies des si ilis de p o essio s et ituels d’i spi atio atholique, dont le p i ipe est d’o lige le fid le à u e de a de de g â e u’il e e ie a pa u e donation financière (offerta). Mais toutes ces inventions encadrent une a i ue st i te de l’e pulsio -ingestion qui compose les deux séquences majeures des cultes. Une expulsion du mal entré dans les corps, toujours exprimée dans une forte émotion cathartique qui reprend les codes de la possessio et de l’e o is e, a e des gestes iole ts de ejet, de epousse e t. Puis l’i gestio du ie pa l’Esp it, souvent aussi cathartique mais cette fois selon un autre registre émotionnel – p o he du soulage e t et de l’apaise e t –, également suivie ou appuyée de la communion eucharistique, de l’o doie e t du Sai t-Ch e et d’u e off a de de Dieu au fid les sa het d’huile d’oli e ou d’eau ite, ose, u a , l s... . La p e i e s ue e effondre, la seconde redresse. Or ces compositions rituelles se retrouvent dans le spiritisme local (Racionalismo cristão) comme dans le « currandeirisme ». Dans le spiritisme aussi l’i di idu est oupa le d’ t e da s l’ tat de alheu qui est le sien ; on le dit « obsédé »5 par un esprit inférieur ou un fantôme 5 Les usages lexicaux du Rationalismo cristão témoignent des emprunts de la psychologie à la th ologi ue, e ui est le as de l’obsession qui désigne, dans la théologie catholique, la forme so a uli ue de la possessio , ’est-à-di e elle de l’i t usio soudai e et sa s o s ie e d’u e e tit allog e. La ps hiat ie ep e d a à so tou la te i ologie ais da s le se s d’i t oje tio , ’est-à-dire l’i t io isatio fa tas ati ue et i o s ie te, pa le sujet d’u « objet », bon ou mauvais, total ou pa tiel, à l’i t ieu du sujet. (finado ui est e t e lui selo e e p i ipe de l’atta ue e t ieu e. Il est alors conduit, en session, à une « ta le d’i adiatio » où se joue une sorte de s e i uisito iale, pu li ue, au ou s de la uelle l’esp it i f ieu ui l’o s de est s e e t a ou pa le p side t du e t e, assis e t te de table ; celui-ci converse avec des esprits supérieurs et sous autorité de son homologue spirituel, le « président astral » (Vasconcelos 2008). Dans ce contexte, les médiums assis autour de la table sont dans un strict statut d’i st u e talisatio ; à la fois p ot g s pa l’e tit spi ituelle sup ieu e (« Grand Astral ») et par des membres assistants qui « verrouillent » la chaîne de la table, ils deviennent tour à tour – mais sans conscience – porte-voix des esprits i f ieu s ui o s de t, et des esp its sup ieu s ui li e t. I i e o e il s’agit d’u dressage : l’esp it i f ieu – et son habitacle – sont sévèrement réprimandés sur un ton infantilisant, souvent même violentés (secousses) pour peu ue le poss d fasse o t e d’u su o t de fai lesse a e des pleu s, u e attitude d’a se e, u e postu e recroquevillée. Dans les Églises aussi le pasteur s’ad esse au fid les su u to i fa tilisa t ; il les gronde, les interroge scolairement, les fait répéter, leur donne des devoirs de maison (petits rituels à pratiquer chez soi, prières, etc.). Et parmi les substances que les pentecôtistes et les spi ites o t e o u , o t ou e ota e t l’eau u’o i g e à l’i t ieu des o ps pou les pu ifie . À l’Église o fait la ueue pou up e les bouteilles « d’eau ite » ue l’o o so e e suite pou i g e l’Esp it saint ; dans les salons spirites, on dépose des bidons avant la séance pour que leur eau soit « irradiée » pa l’ e gie du g a d Ast al. O la oit e suite quotidiennement pour opérer des « nettoyages psychiques ». Otílio est un homme d’u e t e tai e d’a es, e o t ta dis ue j’atte dais o tou pou u e o sultatio a e u e gu isseuse de P aia. Assis côte à côte nous regardions face à nous une femme robuste, manifestement en pleine santé physiquement, mais qui semblait hagard, les sourcils froncés, les mouvements lents et mal assurés. Régulièrement, dans une forme de léthargie somnolente, elle tentait de se lever pour fuir mais était aussitôt rassise contre son gré, par son accompagnatrice. Elle parvint cependant à se mettre debout et, titu a te ais d’u pas se , se f a a u passage pa i les pe so es ui patie taie t. Cha u l’o se ait ; tous ses gestes lents et pénibles semblaient a i s o t e leu olo t . Elle s’ loig a dou e e t sa s desti atio . U e « infirmière adjudante » i t alo s p te ai fo te à l’a o pag at i e ui peinait cette fois à la contenir. Elles lui saisirent chacune un bras et la reconduisirent fermement à son siège où elle fut assise. Aucun mot ne fut échangé avec la femme qui ne semblait pas être en mesure de les comprendre. Autour, on discutait un peu et on observait la scène avec attention. Otílio émit u a a t isti ue petit siffle e t ouill , et l’a o pag a d’u dodeli e e t de la tête en signe de désapprobation ; il lâcha « Espírito de mão »6 et cracha. Il ’e pli ua u’il s’agissait d’u e poss d e, e pa la de di e s as de possessio s par des esprits ou fantômes qui agissent variablement sur les femmes et les hommes, puis en vint à sa propre histoire : « J’ tais e Eu ope où je travaillais ; ais j’ai eu des p o l es a e es papie s et j’ai t e o i i. Cela fait u peu plus d’u a ; depuis, je « laisse passer ma vie ». Je ’ai ue des p o l es. O e dit ue ’est u e uestio de honte, parce que je suis revenu sans rien ; ue j’ai t op d’o gueil. Mais j’ai commencé à boire, à sortir en discothèque, à me battre, et tout a empiré. Alo s j’ai o e à e de a de s’il ’ a ait pas uel ue hose ui tait da s a ie, uel ue hose ui la pe tu e, ui s’i te pose, ui a e la oute. C’est ie ça ui s’est pass ! J’ tais su u he i où tout allait ie . Et puis, uel ue hose de al ui e ui e est a i e. Pa e ue ’est o e ça ue ça se passe : tu ois, tu pe ds la oi e des hoses, tu plo ges, tu t’e fo es. Tu ne vois plus ie , tu ’e te ds plus ie . Je ois ue si ça a i e, ’est pa e ue uel ue hose ’ pousse, si o ça e doit pas ’a i e . Pou uoi je e détruirai ? Pou uoi je fe ai tout ela alo s ue je ’ai ie à gag e et tout à perdre ? C’est la p eu e u’il a uel ue hose ui e fo e. Ça e ’a i ait pas avant. Avant je faisais des choses bonnes ; j’aff o tais la ie a e dig it . J’ tais espe t ! Pou uoi ’est là ai te a t ? C’est à l’i t ieu , ça p e d ma force. Ça prend même la force de te laver, la force de laver tes habits, la fo e de te ai te i a e dig it , tu ’as e plus la fo e de ta p op e esti e. Tu ’as plus ta fo e. » Résumons-nous. Ego, homme ou femme, peut donc être assailli par une force extérieure (le « Mal », un esprit inférieur ou un fantôme /finado… ui use de l’au ai e de sa f agilit pa e e ple Ot lio f agilis pa so etou alheu eu d’Eu ope pou p e d e pla e e lui et l’affai li spi ituelle e t, ps hi ue e t, physiquement et socialement7. Cela se traduit par des sentiments d’i puissa e, d’e fe e e t et d’i possi ilit , l’a se e de fo e à p e d e soin de soi, à être « digne ». Chez les femmes cela donne suite à des 6 Esprit du mal. Il peut aussi s’agi d’u e atta ue so ellai e, o duite pa u aut e ui eut ui e et ui, pou ela, se rend chez un feiticeiro ou macumbeiro pour « tirer les cordes » (tirar as cordas). Nous ne pouvons ici d taille es aut es aspe ts. Rete o s pou esse tiel ue ’est e o e le e p i ipe d’u e intériorité assiégée qui est opérant. 7 comportements prostrés et asociaux ; chez les hommes à une tendance agressive, violente et addi ti e à l’al ool, au d ogues ; pou tous à l’e ui, au déambulations sans raisons. Des études conduites en Hollande auprès de la diaspora capverdienne relatent de faits similaires ; ce que les institutionnels soignants classent dans la « dépression » est décrit par la diaspora en termes de « personal vulnerability », « negative influence which come from outside », « ordeals that come to you, which you have to endure and bear » (Beijers et de Freitas 2008 : . À l’i sta d’Ot lio, tous es as affi e t l’id e ue le fait d’agi o t e so p op e i t t est pe çu o e p eu e d’u e a tio assi gea te e t ieu e, e ui t oig e aussi de l’a se e d’u e p ise e o pte de la otio d’i o s ie t. Lo s u’Ego ne va pas bien il ne se dit pas « Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? », ou bien « Waouh, je suis en train de faire un « burn out » – ou une dépression carabinée – et je e l’a ais pas u e i », mais plutôt « Est- e u’o e ’au ait pas fait uel ue hose, à o i su, quelque chose qui me t a aille à l’i t ieu ? » Il faut d s lo s o e oi l’i t io it o e u espa e pou a t happe au o t le d’Ego, ce qui implique de devoir le protéger contre toute invasion e t ieu e al eilla te et, plus e o e, de s le tio e e u’o d si e faire e t e . Ca si l’i t io it essite ette igila e, ’est pa e u’elle est aussi un espace « à peupler », u lieu u’Ego doit e pli s le ti e e t afi d’ ite u’il e soit e plit à so i su. Ce t a ail s le tif d’e plissage d si ’est aut e ue elui de la o ale et de l’ thi ue ; il p o de d’as ses uotidie es, pa tout prescrites et enrichies de prohibitions. Dans les contextes contemporains où se multiplient les concurrences entre les dénominations et les catégories du champ religieux, ces interdits et prescriptions tendent à devenir les étalons de l’assu a e des o es s le tio s de eligio s et d o i atio s. E so e, plus une religion contraint, plus elle paraît sécurisante. Mais si Ego ne peut ni ne doit se fier a priori à sa prop e i t io it , il ’est alo s ja ais e tai de se o a t e lui-même ni de pouvoir tout à fait se faire confiance. Dès lors, la théorie sociale elatio iste selo la uelle la d fia e à l’e d oit des aut es, ue Ca e o e Mistrust (2016) ou Robbins et Rumsey The Opacity of Other Minds (2008), ite ait i i d’ t e la gie, ou e o sid e, à l’au e d’u e pe spe ti e o socialement relationniste (Piette 2015) mais « intérieurement » relationniste, e e t e su l’i te a tio de Ego a e l’i t io it de son propre soi, auquel il ’est plus assu d’a o de sa o fia e. Les elatio s ui i po te t i i e so t donc plus celles qui lient les individus entre eux, mais celles qui lient Ego à luimême, à son intimité, sa psyché et son propre monde intérieur, peuplé d’esse es et e tit s i soupço es. Ca ie e justifie e effet ue l’a th opologie e s’e pa e pas de ette tude o pa e des o eptio s i ues de l’i t io it , i u’elle l’a a do e à la ps hologie ou la th ologie. Les possessions intérieures au Nord Partons à présent au Nord, en Islande, où le champ religieux fait écho à celui du Cap-Vert, mais selon une matrice historique protestante luthérienne. Les Églises pentecôtistes transnationales y ont émergé à la fin des années 1970, plut t e p o e a e d’A i ue et d’Eu ope du No d, le spi itis e est p se t depuis le début du XXème siècle, et relaie des pratiques coutumières relatives à un intense commerce avec les morts, de longue date articulé sur des figures de voyants, devenus médiums-guérisseurs (Pons 2002, 2011, 2014). Là-bas aussi les Églises pentecôtistes accueillent des « assiégés », des séculiers soumis aux te tatio s du o de al ool, se e, iole e… ui, o e au Cap-Vert, rejoignent ces Églises pour tenter de répondre aux maux des trois occurrences : santé, argent, amour. À l’o asio d’u ulte do i i al e , Jeff, u pasteu a adie i it , proposa une de ces prédications percutantes où, dans de larges mouvements de as poi ta t e s l’a a t, l’o ateu p ojette su la foule l’Esp it sai t ui effondre les corps des fidèles, « possédés » par la grâce divine. Pendant que le pu li se plaçait e lig e fa e à lui, il d uta d’u e oi al e u t oig age pe so el. Il pa la de sa fe e ui ’ tait e ei te ue de uel ues semaines, appo ta et pisode de joie a e i utie et i te sit . Puis, e fut l’effo d e e t avec la perte du bébé. Enfin la colère. Et tout en ne parlant que de lui-même, Jeff fit o te aup s de so auditoi e l’ otio d’u e ol e asso i e au se timent d’i justi e. Tout à oup, il plo gea su le p e ie de la lig e o e u apa e sur sa proie ; bras tendus, lui asséna une brève secousse sur la poitrine, a o pag e d’u i to it ua t : « Fire ! » Puis sans attendre passa au second, et au troisième, reproduisant sur chacun la gestuelle et le cri guerrier. Les « Fires ! » tombèrent à un rythme effréné et les fidèles titubaient, fléchissaient, e ulaie t, s’asse aie t. Plusieu s s’effo d aie t, ete us da s leu hute pa u e uipe d’adjuda ts ui les te daie t à l’a i e, su des atelas de sol préalablement disposés, en les drapant de couvertures bleues. Pendant que les foudroyés qui pouvaient encore marcher retournaient à leurs places, étourdis ou en pleurs, les suivants prenaient place, fébriles. Jeff reprit à voix basse le cours de so t oig age. L’assista e ouillo ait ette fois d’u e to a te émotion, celle de la révolte face à la vie qui malmène, et tous se joignaient à la douleur de Jeff dont le récit les renvoyait désormais à leurs propres douleurs. Son débit de paroles accélérait, le ton montait, les pas se faisaient plus pressés. Jeff tait agit d’u e te sio oissa te, jus u’à l’ad esse di e te à Dieu ; pointant son doigt vers le haut il accusa en hurlant : « Pou uoi ’as-tu rien fait ? » Jeff exacerba ainsi un sentiment de colère que tous associaient à leurs propres injustices. Il fit monter en puissance la clameur de la rage collective. Que Dieu s’e pli ue tout de suite et sa s d tou s ! Il s’agissait d’u e i e ti e où explosaient des colères. Et que répondit Dieu ? Jeff replongea alors avec fulgu a e su la ou elle lig e de fid les u’il f appa de l’Esp it sai t. Les « Fires ! » plu e t o e des o es, telles des ipostes d’u Dieu e da t coup pour coup. Il fallut près de deux heures de ce « match de boxe » pour venir à bout des colères et ressentiments qui bouillaient sous les couvercles des eu t issu es i di iduelles. À la fi , le elâ he e t et l’apaise e t taie t palpables, et le sol, jonché de corps drapés de couvertures bleues. Que nous dit cet autre contexte ? I i au u e ai te d’attaque sorcellaire, au u otif d’ t e i uiet d’e tit s e og es ui p e d aie t pla e da s le soi pour priver Ego de son intentionnalité. Bien sûr il y a les tentations séculières, l’a se e de o t et u e fo te te da e à pe se le o de de faço complotiste. Mais le ita le da ge est i i l’u i e s sou ois ui d tou e le fid le du di i lo s u’il p ou e la « fatigue d’ t e soi » (Ehrenberg 1998). Dans es ultes o ’e pulse pas u d o ui poss de, o e pe to e des ol es ui malmènent et détournent le sujet de son intime relation au divin. Les « Fires ! » ne sont pas des ingestions forcées pour faire entrer le bien dans les corps, mais des piqûres de rappel qui réorientent le regard du fidèle vers un divin dont il est intrinsèquement peuplé. La différence par rapport au Cap-Ve t ’est pas u e simple nuance métaphorique, mais bien un autre régime ontologique du soi. Et ’est e o e les espa es d ad s des spi itis es et des os ologies coutumières, où se rencontrent médiums, guérisseurs et fantômes, qui nous en do e t au ieu l’a gu e t. On trouve en Islande une histoire longue de possessions strictes par des entités assiégeantes. Les folkloristes de la fin du 19ème siècle rapportent encore des as de so elle ie pa l’e oie d’u o t sendingur) assiégeant les intériorités, et l’eth og aphie e te do e d’aut es illust atio s de possessions par un fantôme (draugur) (Pons 2002). Par ailleurs, au début du 20ème siècle le spiritisme islandais plaçait ses médiums sous une stricte instrumentalisatio , tels d’i o s ie ts po te- oi d’u dialogue a t is pa les p oph tes du ou e e t Po s . Le od le th o i ue de l’i t io it tait donc bien là, comme au Cap-Ve t, elui d’u espa e « à peupler ». Cependant, l’histoi e lo gue o t e aussi la op se e de l’aut e od le supposa t le « pré-peuplement » des intériorités par diverses entités. Cet autre modèle plonge loin ses racines dans un ensemble nordique scandinave anglo-saxon, qui assume une conception des spectres hantant et poursuivant les vivants. Ce sont des « sociétés à fantômes » où surgissent du passé les héritages et douleurs « non digérées », ep e a t pla e au eu des i t io it s, s’ i ita t pa fois de a i e i e et a usi e, essita t alo s l’i te e tio d’u diateu . Cependant, celui- i, u’il soit ps ha al ste, pasteu ou diu , e he he pas à e pulse l’esp it assailla t ui est log da s l’i t io it de so patie t, ais plutôt à contrôler ses assauts. Ici la singularité de cet autre fantôme islandais (fylgja), par rapport notamment à son cousin capverdien (finado , est do u’il ’est e o pa pe so e et e ie t de ulle pa t ailleu s ue du t fo ds d’Ego ui le po te e so sei . À l’i sta du oi Ha let de Da e a k, Ego en Islande ne doit son spectre qu’à luie ou, pou t e plus p is, u’à so propre héritage génético-généalogique, compilé dans la filiation de sa propre psyché (Pons 2005). Dans ce cadre, point de logique sorcellaire ni de suspicion ni d’a usatio , ais u e e t ep ise p illeuse du diagnostic du for intérieur, o duite hez l’a al ste ou le diu , sou e t e hez les deu à la fois. Cette se o de fo e de la possessio est sa s o teste elle ui s’est massivement imposée au Nord au cours du dernier siècle, ce dont témoignent les médiums islandais qui illustrent ainsi un mouvement général du christianisme et de l’ sot is e ode e o ide tal Ha eg aaff . Tous se so t affranchis des autorités institutionnelles qui les gardaient dans un état de possessio st i te telle u’elle est toujours majoritaire au Cap-Vert et, au-delà, au Sud ui suppose la p t atio d’e tit s allog es, pou se o e t e su eux-mêmes et sur les mondes intérieurs dont ils sont pétris. On est là dans une conception jungienne du for intérieur, peupl d’e tit s u’Ego découvre au ou s d’u e « plongée inventive » dans son imago. Les e tit s u’il e o t e peu e t lui t e d plaisa tes ais il e les doit à pe so e d’aut e u’à luimême. En Islande aussi, il est donc possible à Ego de douter des intentionnalités qui le peuplent ; il peut avoir de bonnes raisons de ne pas se fier à son intériorité, de e pas t e assu ue e ui l’ha ite soit e u’il a de ieu . Mais ie de cela ne lui est étranger car il est intrinsèquement pré-peuplé à la fois par le bien et le al. C’est tout le se s du o stat de L a, u e pe te tiste a ie e e t coutumière des milieux spirites : « Sou e t e o e je doute, je e suis pas e tai e de l’ide tit de eu ui s’e p i e t e oi. Est- e l’Esp it sai t ou ie ce que je croyais être mes aides, ue j’appelais « mes alliés » ou « mes suiveuses » ? Il ’a i e de se ti leur présence, leur tentation. Ils essaient de reprendre le dessus. Quelque fois je ressens comme une sorte de guerre qui se déroule en moi-même, entre Jésus et tous ces esprits et suiveuses qui me peuplent. Je dois faire confiance à Jésus, me confier totalement à lui, sinon ils reprendront le dessus. » (avril 2008) Conclusion : la part des histoires chrétiennes Dans son acception anthropologique classique, la possibilité de la possessio suppose ue l’i t io it du sujet soit p ise d’assaut pa u e e tit allog e ui s’ i t oduit, s’ i pose et p e d les o a des o t e la olo t du sujet. Cette o eptio i pli ue do ue l’i t io it de la personne soit pensée comme un réceptacle à peupler ; ’est t s e pli ite e t le as au CapVert où prédomine cette théorie. Mais il existe aussi un autre modèle dont l’illust atio eth og aphi ue ous a t do e pa le as o di ue isla dais ; celui des sociétés à spectres où, selon une matrice des héritages et des continuités lignagères, le sujet est pré-peupl d’e tit s ui le o pose t et fo t e u’il est. Il s’agit alo s d’u e possessio pa des e tit s sui-generis, bonnes et mauvaises, inhérentes à une conception théorique des « intériorités prépeuplées ». Comment et pourquoi ces deux conceptions théoriques sont-elles variablement distribuées est une question qui relève des enjeux de l’a th opologie. S’il a des zo es où ha u e p do i e, ela ne saurait en aucun cas être affaire de géographie et les terminologies Nord/Sud doivent être comprises comme renvoyant ici à des histoires sociales et politiques singulières. En outre, il faut les concevoir comme des régimes ontologiques non-étanches auquel l’histoi e do e a ia le e t l’a a tage ais ui so t sa s esse sus epti les de se supe pose , se d li e et se t a sfo e . Nous l’a o s sugg pou l’Isla de où les deu od les e iste t ais où l’histoi e e te donne la faveur aux intériorités pré-peuplées. Il faudrait en faire tout autant pour le Cap-Ve t où, là aussi, ette th o ie est ou ie pa la o t e d’u aut e christianisme évangélique, de type méthodiste. Car parmi les facteurs qui rendent compte de la distribution de ces régimes ontologiques, le christianisme tient sans doute un rôle prépondérant. En résumant ce qui mériterait un examen plus approfondi, il ressort grosso modo que la théorie des « intériorités à peupler » aurait plutôt été fécondée en contextes catholiques, et celle des « intériorités pré-peuplées » en contextes p otesta ts. C’est e effet su tout da s le se o d as u’o a i sist , d s la réforme puis au cours des piétismes et notamment enfin avec le mouvement dit de la sainteté, sur une conception où Dieu est présent en chaque homme, sur un mode sui generis. En tant que « créatures divines », les hommes sont ainsi tous des « Églises » à qui il incombe de révéler la présence logée dans leur « chambre divine » (Chrétien 2014), modus operandi pa le uel l’ho e se d ou re luie e ta t ue sujet. Cette e pli ite o eptio h tie e de l’i t io it pré-peupl e s’est i pos e de lo gue date au poi t, ous dit Ta lo , de p t i ot e philosophie et l’ pist ologie ode e de ot e su je ti it . Cette conception o stitue aujou d’hui le so le d’u e do t i e a g li ue g i ue Kea e , glo alis e, ui s’est diffus e a e su s, sa s d’ailleu s ue les fid les aie t toujou s o s ie e de l’h itage thodiste. Mais elle est aussi asso i e à l’id e d’u e possi le a se e de o t , lo s u’e so e le di i du for i t ieu ’est pas l . Ce so t alo s les oi eu s de l’â e ui p e e t l’a a tage, e ui ous a e au th e i puisa le des p ofo deu s o s u es de l’ t e ; ici le mal ne vient de nulle part, il est intrinsèquement présent en ha ue ho e, et s’ eille lo s ue eu -ci ne révèlent pas en eux le divin. Cette th o ie de l’i t io it p -peupl e, ui a pu s’a o de d’u e ps hologie de t pe ju gie e, est aujou d’hui le od le do i a t e Occident (Cannell 1999). Pourtant, elle peut être lue comme une interprétation contradictoire avec celle du souffle divin qui doit entrer en chaque nouveau-né dès son arrivée au monde ; selon cette autre lecture, plus fortement présente dans le catholicisme, l’Esp it sai t p t e les atu es hu ai es au p e ie souffle a il ’ est pas d s l’a o d. Cette e pli ite th o ie des i t io it s à peuple ou e ai si la oie à u e pe s e de l’e o is e appu e su u e a i ue de l’e pulsio /i gestio , lo s ue bien sûr le premier à entrer dans les o ps ’est pas le di i . Le Sud Cap-Ve t ous a fou i l’illust atio de la prédominance de ce modèle, y compris au sein de pentecôtismes dont on sait la prodigieuse influence transnationale. Or, si ceux-ci sont particulièrement i po ta ts pou ot e p opos, ’est pa e u’ils le t la fa ilit a e la uelle surgit cette autre théorie des « intériorités à peupler », y compris là où on aurait plutôt attendu celle des « intériorités pré-peuplées ». Ces coprésences des th o ies de l’i t io it , de plus e plus diffuses et supe pos es au No d o e au Sud, t oig e t d’u ouillage oissa t des régimes ontologiques quant aux relations qui lient Ego à son intimité, à ce qui le poss de, et à e u’il poss de. Références Beijers H., et C. de Freitas., 2008, « Cape Ve dea s’ Path a s to Health: Lo al Problems, Transnational Solutions », in J. Carling & L. Batalha (eds), Transnational archipelago: Perspectives on Cape Verdean migration and diaspora, Amsterdam, Amsterdam University Press: 237-254. 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