Transposition
Musique et Sciences Sociales
7 | 2018
Le prix de la musique
Le prix de la musique
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/transposition/2777
DOI : 10.4000/transposition.2777
ISSN : 2110-6134
Éditeur
CRAL - Centre de recherche sur les arts et le langage
Référence électronique
« Le prix de la musique », Transposition [En ligne], 7 | 2018, mis en ligne le 15 septembre 2018, consulté
le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/transposition/2777 ; DOI : 10.4000/
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Le prix de la musique
Le prix de la musique
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En décembre 2014, quelques semaines avant l’ouverture de la Philharmonie de Paris, un
collectif de musiciens du nom de « Colère lyrique » lance une pétition en ligne « Contre
l’emploi abusif de chœurs amateurs au sein des structures professionnelles
subventionnées, à commencer par la Philharmonie de Paris1 ». Dans un style fleuri, le
texte de la pétition dénonce, de manière générale, un recours trop systématique aux
choristes amateurs au sein des grandes maisons musicales françaises et vise
particulièrement le chœur (amateur) de l’Orchestre de Paris, accueilli en résidence dans
la nouvelle structure du nord-est parisien. Le texte en ligne se divise en deux parties. La
première présente la situation et énonce deux revendications :
1. Qu’un chœur professionnel soit en résidence à la Philharmonie de Paris, avec,
comme dans toute grande maison qui se respecte, un noyau dur en CDI et des
artistes supplémentaires engagés en CDD.
2. Que les pouvoirs publics légifèrent enfin de manière claire afin que la pratique
artistique amateur soit encadrée et ne puisse plus occasionner de concurrence
déloyale vis à vis des artistes professionnels2.
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La seconde inscrit la colère des pétitionnaires dans un cadre plus large, à savoir les
difficultés rencontrées par les artistes pour trouver un emploi en temps de crise. Les
signataires parlent ainsi d’un « scandale social » :
[...] à la Philharmonie de Paris, si personne ne s’y oppose, dans quasiment tous les
spectacles, le chef d’orchestre est rémunéré, le chef de chœur est rémunéré, les
chanteurs solistes sont rémunérés, les techniciens sont rémunérés, la dame de
l’accueil est rémunérée, la femme de ménage est rémunérée, les instrumentistes de
l’orchestre sont rémunérés et les chanteurs du chœur ne le sont pas 3.
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Il n’y a pas lieu ici de prendre parti dans le débat suscité par ce collectif, qui met en
tension les revendications d’un groupe professionnel – craignant de se voir remplacé par
des musiciens bénévoles – avec une volonté de donner une place à la pratique amateur au
sein d’une institution subventionnée. D’un point de vue esthétique, cette dialectique
renvoie à des perspectives opposées ou complémentaires : la précision d’exécution d’un
groupe restreint de chanteurs professionnels d’une part, la puissance d’une masse
chorale de l’autre. Rappeler ces tensions qui ont récemment agité le milieu musical
français autour de la rémunération d’une catégorie de musiciens nous a en revanche
semblé offrir une bonne introduction à ce numéro consacré au « Prix de la musique ».
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Le prix de la musique
Elles permettent de constater à la fois l’actualité des questions qu’il soulève, et la vertu
des moments de crise ou de transition pour étudier le fonctionnement des économies
musicales, ainsi que leurs implications sociales, politiques ou esthétiques.
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Par-delà la diversité de leurs objets, des périodes envisagées, des territoires et de leurs
approches, les textes retenus pour ce numéro ont en effet en commun de contribuer à
une étude de l’économie de la musique par les marges, les moments de tension. Alors que
l’on aurait pu s’attendre à recevoir des contributions sur le triomphe de l’industrie du
disque dans les années 1980 ou de l’édition musicale au XIXe siècle, ce sont bien des
périodes de changement entre des modèles dominants et des propositions alternatives
qui ont ici retenu l’attention des auteurs. Ce faisant, ces derniers offrent un ensemble de
réflexions stimulantes sur les enjeux sociaux, historiques, politiques et éthiques de
l’économie musicale. Notre dossier thématique est ainsi soutenu par deux grands axes. Le
premier, formé des trois premiers textes, pose la question des rapports entre gratuité et
coût de la musique tout en envisageant les dynamiques de structuration des économies
musicales. Le second, formé des quatre derniers articles, offre une étude de la question
dans la longue durée, du XVIIe siècle à nos jours.
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Les trois premiers articles, fondés chacun sur une échelle d’analyse différente,
s’intéressent aux modalités financières des pratiques musicales. Alors que le monde
amateur est volontiers associé à la notion de gratuité, Guillaume Lurton démontre que ce
n’est pas parce que l’on ne verse pas de salaire aux musiciens que l’on se soustrait aux
réalités économiques. Le large panel de chœurs qu’il étudie permet de constater
l’hétérogénéité des aspirations au sein du monde amateur : depuis des groupes informels
– dont l’économie repose sur la réciprocité non monétaire – jusqu’aux ensembles
structurés en mesure de commercialiser leurs productions et de capter des subventions.
Ce chemin allant du non monétaire aux franges du monde professionnel est celui qui a été
pris par le festival Festa 2H, étudié par Cécile Navarro. Mettant l’histoire de cet
événement artistique en regard de l’attitude de défiance adoptée par les acteurs du rap
sénégalais vis-à-vis de la gratuité, elle signale le rôle que jouent les modèles anciens – ici
celui du griot chantant les louanges du noble qui le paie – dans la perception que les
musiciens contemporains peuvent avoir de l’économie artistique dans laquelle ils
évoluent. La place des pouvoirs publics dans l’accompagnement des structures musicales
– largement discutée par les rappeurs sénégalais – est également au cœur de l’article que
Yannick Simon consacre au subventionnement des concerts symphoniques en France (en
dehors de Paris) entre 1861 et 1969. Durant le siècle qui précède le fameux « Plan
Landowski » – habituellement retenu comme point de départ des politiques françaises de
décentralisation artistique –, l’État adoube déjà un certain nombre de structures comme
on labellise un produit. Alors que les sommes concédées sont loin de couvrir toutes les
dépenses nécessaires à l’entretien des orchestres, la valeur d’une subvention tient dans la
distinction qu’elle opère et la pérennisation qu’elle permet.
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Les quatre articles suivants retracent l’histoire des marchés de la musique du XVIIe siècle
à nos jours, à travers des études de cas qui reviennent sur des moments-clés : l’apparition
des partitions de pièces de clavecin en France à la fin du XVIIe siècle, les débats autour des
droits d’auteur pour les compositeurs sous la Révolution, les échanges peer to peer et la loi
Hadopi. L’approche sur la longue durée permet d’historiciser des questionnements
actuels autour de l’exploitation des œuvres musicales. Alors que les débats contemporains
se focalisent généralement sur les supposées conséquences des évolutions technologiques
récentes – la dématérialisation des supports de la musique, la constitution de réseaux
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d’échanges à une échelle globale – ils renvoient souvent à des enjeux anciens, liés à la
marchandisation de la musique et à la mise en circulation d’autres objets – partitions,
instruments de musique, disques, etc. Répartis en deux sous-groupes, les articles de cette
section s’attachent d’abord au point de vue des compositeurs, puis à celui des auditeurs,
usagers et intermédiaires.
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Les études réunies ici témoignent de la diversité des questionnements relatifs au
fonctionnement de l’économie musicale4. Elles offrent un foisonnement de points de vue,
croisant des perspectives issues de la musicologie, de l’histoire culturelle, économique et
sociale, de l’ethnographie, de la sociologie économique et de la culture, de l’histoire
globale et du droit. Cette variété d’approches reflète la pluralité de l’objet envisagé.
L’étude de l’économie de la musique permet en effet de mettre en évidence l’imbrication
de l’esthétique, de l’éthique, du politique et des structures sociales qui sous-tendent les
cultures musicales. Les textes de Yannick Simon et Chloé Dos Reis inscrivent la
production de répertoires et la diffusion de genres musicaux dans le contexte de
stratégies professionnelles et individuelles – celles des compositeurs d’œuvres pour
clavecin – ou politiques – celles du pouvoir impérial et de l’État républicain en France.
L’article de Rebecca Geoffroy-Schwinden réunit ces deux questionnements en considérant
la relation entre musicien et législateur. Poursuivant ces réflexions, les textes de Cécile
Navarro et Guillaume Lurton analysent la manière dont les politiques publiques
façonnent les pratiques musicales. Les effets de ces politiques ne sont pas simples à saisir :
l’article de Guillaume Lurton montre ainsi qu’elles servent de point de départ à des
stratégies différenciées selon les acteurs et, ainsi que le signale le texte de François Ribac,
les pratiques des usagers donnent naissance à de nouveaux espaces pour le partage de la
musique. Enfin, l’article de Laurent Laffont propose une lecture néo-durkheimienne des
conséquences éthiques de ces évolutions.
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Les deux entretiens publiés dans ce numéro attestent de la montée en puissance de
réflexions relatives à la constitution et au fonctionnement des marchés musicaux dans la
recherche et l’enseignement sur la musique en France depuis une dizaine d’années. Les
deux textes montrent en effet la richesse de trajectoires de chercheurs impliqués dans
l’économie musicale ; Gilles Demonet revient sur son parcours de directeur musical
devenu chercheur et enseignant en gestion de la musique ; inversement, l’entretien de
Pierre François donne un exemple du rôle d’expert que peuvent endosser certains
chercheurs spécialistes de l’économie musicale.
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À notre grand regret, l’appel à contributions pour ce dossier thématique n’a pas suscité
de propositions de la part d’économistes. Ainsi, alors que les différents textes retenus
étudient des comportements qui s’inscrivent en opposition aux systèmes marchands ou
tiennent du bricolage de solutions financières, le rapport qu’entretient le monde de la
musique avec les modèles économiques dominants, tel le capitalisme, n’est pas traité ici
frontalement. Comment le prix de la musique est-il fixé ? En espérant que des études
futures tenteront de répondre plus précisément à cette question, nous pouvons
néanmoins indiquer les pistes qui apparaissent à la lecture de ce dossier. D’une part, les
pouvoirs publics (du local à l’extranational) jouent un rôle clé et disposent de plusieurs
leviers pour intervenir dans l’économie musicale : régulation, subvention,
institutionnalisation, taxation ou commande. Cette implication du pouvoir politique –
bien que fluctuante – coexiste, sur le temps long, avec un mécénat privé. Cela interdit de
ne voir dans l’organisation de l’économie musicale qu’une simple réponse de l’offre à la
demande. D’autre part, comme le rappelle l’exemple invoqué au début de ce texte, les
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scènes musicales sont traversées de tensions entre différents groupes. Si les
programmateurs doivent faire des choix en fonction de questions esthétiques, politiques
ou commerciales, ils doivent également composer avec les revendications sociales des
artistes et spectateurs. L’instauration des droits d’auteur, la syndicalisation des musiciens
ou l’organisation de plateformes de téléchargement illégales appartiennent ainsi au
groupe des réponses adoptées pour influer sur une économie s’organisant au détriment
d’une partie de ses acteurs. Enfin, il semble crucial d’indexer les sommes dépensées et
perçues à des démarches stratégiques ou aux bénéfices symboliques pouvant être tirés de
tel ou tel type de prestation musicale. Telle celle des artistes professionnels des sociétés
philharmoniques du premier XIXe siècle – qui acceptaient de jouer gratuitement au cours
des concerts en échange de l’opportunité qui leur était faite de fréquenter les notables de
leur ville (amateurs) au sein de l’orchestre et trouver ainsi un foyer de recrutement pour
leurs cours particuliers –, une activité musicale peut n’être rémunératrice que dans un
second temps : l’un des « pirates » interrogés par Laurent Laffont se procure par exemple
illégalement l’ensemble de la production d’un artiste afin de choisir le ou les albums qu’il
ira acheter.
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Il reste par conséquent beaucoup à faire pour éclairer les rapports entre la musique et
l’argent et la spécificité de ce monde au regard d’autres domaines de l’activité
économique en général, et artistique en particulier. Les textes réunis ici permettront,
nous l’espérons, de susciter de nouveaux travaux dédiés à ces problèmes. Ils montrent
aussi de manière éloquente la vertu des questionnements économiques pour renouveler
l’étude de la musique.
NOTES
1. Pétition « Contre l’emploi abusif de chœurs amateurs au sein des structures professionnelles
subventionnées, à commencer par la Philharmonie de Paris », Mes Opinions, 10 décembre 2014, en
ligne (consulté le 4 octobre 2010). Quatre ans après la publication de cette pétition, force est de
constater qu’elle a recueilli peu de signatures (6054 en octobre 2018) et qu’elle n’a pas entraîné
un changement de cap dans le partenariat unissant le chœur amateur de l’Orchestre de Paris et la
Philharmonie. Elle a cependant reçu un écho certain auprès de plusieurs médias. Voir
notamment « Un collectif de chanteurs en colère contre la Philharmonie de Paris », France
Musique, 26 janvier 2015, en ligne (consulté le 4 octobre 2018) ; « Chœurs : amateurs ou
professionnels ? », La Lettre du musicien, no 460, mars 2015 ; « Orchestre de Paris : cacophonie chez
les choristes », Le Parisien, 27 mai 2015, en ligne (consulté le 4 octobre 2018) ; « Des chanteurs en
colère contre les agissements de la Philharmonie de Paris », Forumopera.com, 29 décembre 2014,
en ligne (consulté le 4 octobre 2018).
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Voir aussi
Proteus,
no
DUQUERROY
Marion,
FRYBERGER
Annelies,
MAHIOU
Cécile et
WASCHBÜSCH
13, « Financement et valeurs de l’art », janvier 2018, en ligne.
Transposition, 7 | 2018
Viviane (eds),
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