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Les Cahiers Linguatek 11-

INDEX DES AUTEURS …………………………………………………...…………165 incomplétude, inexactitude, etc.) et dans différents domaines, des vertus analytiques et polémiques indéniables. En littérature, en tant que thème fécond, allant des transgressions des préceptes moraux, religieux ou éthiques des différentes époques jusqu'aux confusions (in)volontaires, gaffes ou omissions qui peuvent devenir causes d'heureux ou malheureux renversements dans le récit ; en linguistique, en tant que notion-clé, source d'analyses lexicales, syntaxiques et morphologiques, ainsi qu'en traductologie, dans l'examen des différentes possibles sources des fautes de traduction ; en didactique, en tant qu'enjeu et en même temps moteur des techniques d'enseignement et d'apprentissage (voir la pédagogie de l'erreur). Le volume présent de la revue Les Cahiers Linguatek propose donc plusieurs analyses de la 'faute' dans des perspectives aussi différentes que celles que la littérature, la communication publique, la didactique des langues, la pédagogie nous proposent généralement. Dans le premier article du volume, Gilles Gauthier soumet à l'attention du lecteur une exploration des mécanismes des justifications morales telles qu'elles sont utilisées dans le débat public, pour en extraire les insuffisances logiques. La contribution suivante, d'autre part, s'intéresse aux termes alternatifs faute/offense/transgression dans le discours religieux de la prière chrétienne, l'auteur, Felicia Dumas, payant une attention particulière aux provocations que la traduction vers le français du discours chrétien orthodoxe peut engendrer. Les articles de Monica Garoiu, Rodolphe Perez, Amira Sadoun, Raluca Stefana Pelin, Luisa Țuculean et Mihaela Dudeanu viennent annexer, chacun, des introspections et des observations littéraires sur le thème. En approchant des auteurs aussi variés qu'Assia Djebar, Georges Batailles, Maissa Bey, Kazuo Ishiguro, Eugène Ionesco ou Martine Delomme, les contributeurs s'offrent et nous offrent l'occasion de revoir autant d'acceptions et d'enjeux de la faute dans l'architecture fictionnelle, dans la vie des personnages, dans la vie tout simplement. Des concepts et des expressions comme la faute féminine ou au féminin, la faute comme forme de fidélité au soi-même ou, tout au contraire, la faute de la négation de soi, la faute dans l'histoire et dans l'Histoire se font place, en ouvrant ainsi des pistes LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute 8 de réflexion encore plus vastes. Si l'article de Roxana Bobu et Oana Jitaru se structure sur une analyse découlée d'une recherche qualitative vis-à-vis du rôle du mentorat dans le développement de l'enseignant débutant, les contributions de Carmen González Martín et de Moulay Mohamed Tarnaoui apportent, quant à eux, des clarifications sur la façon dont l'erreur peutet doitêtre exploitée dans la didactique des langues et dans le processus d'enseignement/apprentissage d'une langue étrangère précisément. La section Varia complète notre volume avec deux très intéressantes réflexions dans le champ de l'analyse littéraire, l'une consacrée à la place du corps/de la corporéité (en tant que principe clé dans la définition du soi et de la relation à l'autre/au monde) dans la fiction de Milan Kundera, et une autre autour des vertus thérapeutiques que la lecture de la poésie peut avoir, avec des applications articulées autour de l'oeuvre du poète français Yves Bonnefoy. Le numéro se clôt sur le compte rendu, par Doina Mihaela Popa, du volume Autour et à travers, volume collectif que la maison d'édition de notre université a proposé aux lecteurs intéressés par les approches multi-et transdisciplinaires au début de l'année 2022. Les membres du comité éditorial des Cahiers Linguatek remercient vivement tous les auteurs pour l'intérêt montré au thème et à notre publication et pour toutes leurs contributions si diverses et incitantes ! La coordinatrice du numéro LA FAUTE LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12

L I N G U A T E K Nos. 11-12/2022 La Faute Editura POLITEHNIUM Iasi L I N G U A T E K LES CAHIERS NOTEBOOKS LOS CUADERNOS I QUADERNI DIE HEFTE CAIETELE LES CAHIERS NOTEBOOKS LOS CUADERNOS I QUADERNI DIE HEFTE CAIETELE LINGUATEK Nos. 11-12 / 2022 LES CAHIERS LINGUATEK – Revue semestrielle du Centre de Langues Modernes Appliquées et Communication LINGUATEK, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi, Roumanie Revistă semnalată fabula.org, indexată CEEOL Éditeur en chef : Doina Mihaela Popa Éditeurs assistants : Daniela Lucia Panainte, Evagrina Dîrțu Comité de rédaction : Ioana Baciu, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi Bianca-Iulia Franke, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi Mariana Mantu, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi Lucia Tudor, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi Comité scientifique : Farrah Bérubé, Université du Québec à Trois Rivières, Canada Irina Lungu, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi, Roumanie Neculai Eugen Seghedin, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi, Roumanie Gabriel Asandului, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi, Roumanie Cristiana Bulgaru, Université Technique de Cluj-Napoca, Roumanie Felicia Dumas, Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iaşi, Roumanie Diana Gradu, Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iaşi, Roumanie Atmane Bissani, Université de Meknès, Maroc Régine Atzenhoffer, Université de Strasbourg, France Laura Carmen Cuțitaru, Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iaşi, Roumanie Laura Ioana Leon, Université de Médecine et Pharmacie « Grigore T. Popa » de Iaşi, Roumanie Claudia Elena Dinu, Université de Médecine et Pharmacie « Grigore T. Popa » de Iaşi Olivia-Cristina Rusu, Académie d’Études Économiques, Bucarest, Roumanie Simina Mastacan, Université « George Bacovia » de Bacău, Roumanie Beatrice Adriana Balgiu, Université Polytechnique de Bucarest, Roumanie Elena Petrea, Université des Sciences de la Vie « Ion Ionescu de la Brad » de Iaşi, Roumanie Elena Velescu, Université des Sciences de la Vie « Ion Ionescu de la Brad » de Iaşi, Roumanie Mirela-Cristina Pop, Université « Politehnica » de Timişoara, Roumanie Mirela Aioane, Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iaşi, Roumanie Anaïda Gasparian, Université Française d’Arménie, Erevan Maribel Peñalvez Vicea, Université d’Alicante, Espagne Dan Galațanu, Université « Dunărea de Jos » de Galați, Roumanie Dahi Mhamed, Université « Mohamed V », Rabat, Maroc Responsable du numéro : Evagrina Dîrțu ISSN 2601-0313 ISSN-L 2559-7752 Les Cahiers Linguatek Nos. 11-12 / 2022 La Faute Editura POLITEHNIUM Iasi 2022 Note : La responsabilité pour le contenu des articles appartient exclusivement aux auteurs. TABLE DES MATIERES ARGUMENT ……………………………………...………......………………………7 LA FAUTE ………………………………………………………....…………………9 Gilles Gauthier, LA DÉFECTUOSITÉ DES JUSTIFICATIONS MORALES DANS LE DÉBAT PUBLIC ...………………………………………………...…….…..…11 Felicia Dumas, FAUTES, OFFENSES ET TRANSGRESSIONS DANS LE DISCOURS DE LA PRIÈRE …………………………….…………………..…….22 Monica Garoiu, TRANSGRESSION ET CULPABILITÉ AU FÉMININ CHEZ ASSIA DJEBAR …………………………………………………………..……….33 Rodolphe Perez, ORESTIE BATAILLIENNE : LES EXPÉRIENCES DE LA FAUTE …………………………………………….………………..…..………….41 Amira Sadoun, SE DÉTOURNER DU « NOUS » OU L’ÉCRITURE DE LA FAUTE AU FÉMININ DANS SURTOUT NE TE RETOURNE PAS ET NULLE AUTRE VOIX DE MAISSA BEY ………………………………………......………49 Raluca-Ștefania Pelin, THE IRREVERSIBLE MISTAKES OF AN IDEAL BUTLER IN KAZUO ISHIGURO’S THE REMAINS OF THE DAY ………………..59 Carmen González Martín, L’ERREUR LINGUISTIQUE DANS LE PROCESSUS D’APPRENTISSAGE D’UNE LANGUE ÉTRANGÈRE …………………..…..…73 Roxana Bobu, Oana Jitaru, PERSONAL AND PROFESSIONAL DEVELOPMENT OF TEACHERS IN THE CONTEXT OF THE MENTORING ACTIVITY………….87 Moulay Mohamed Tarnaoui, QUEL(S) STATUT(S) DE L’ERREUR EN DIDACTIQUE DES LANGUES ÉTRANGÈRES ?......……………………………98 Maria-Luisa Ţuculeanu, CE N’EST PAS MA FAUTE ! ... …..……...…………110 Mihaela Iuliana Dudeanu, UNE FAUTE ET DES DESTINS BRISÉS DANS APRÈS LES TÉNÈBRES ET L’IMPOSSIBLE PARDON DE MARTINE DELOMME…....115 VARIA ………………..…….………………………...……………………………127 Khadija Outoulount, PENSER LE CORPS DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE MILAN KUNDERA ………………...….……………………….……...……...…129 Sofia Benjelloun-Touimi, YVES BONNEFOY OU LA POÉSIE DE LA GUÉRISON ……………….…………….…………………………...……………143 COMPTES RENDUS ……………………………………………………………….159 Doina Mihaela Popa, AUTOUR ET À TRAVERS/ÎN JURUL ȘI DE-A LUNGUL. ACTES DU SYMPOSIUM « AUTOUR ET À TRAVERS » CRU TUIASI ………..161 INDEX DES AUTEURS …………………………………………………...…………165 Argument Motif de réprobations et bannissements, origine des culpabilités de toute nature et en même temps le point de départ de la rédemption, la faute renferme, dans ses différentes variantes (erreur, péché, égarement, écart, mais aussi défaut, manque, incomplétude, inexactitude, etc.) et dans différents domaines, des vertus analytiques et polémiques indéniables. En littérature, en tant que thème fécond, allant des transgressions des préceptes moraux, religieux ou éthiques des différentes époques jusqu’aux confusions (in)volontaires, gaffes ou omissions qui peuvent devenir causes d’heureux ou malheureux renversements dans le récit ; en linguistique, en tant que notion-clé, source d’analyses lexicales, syntaxiques et morphologiques, ainsi qu’en traductologie, dans l’examen des différentes possibles sources des fautes de traduction ; en didactique, en tant qu’enjeu et en même temps moteur des techniques d’enseignement et d’apprentissage (voir la pédagogie de l’erreur). Le volume présent de la revue Les Cahiers Linguatek propose donc plusieurs analyses de la ‘faute’ dans des perspectives aussi différentes que celles que la littérature, la communication publique, la didactique des langues, la pédagogie nous proposent généralement. Dans le premier article du volume, Gilles Gauthier soumet à l’attention du lecteur une exploration des mécanismes des justifications morales telles qu’elles sont utilisées dans le débat public, pour en extraire les insuffisances logiques. La contribution suivante, d’autre part, s’intéresse aux termes alternatifs faute/offense/transgression dans le discours religieux de la prière chrétienne, l’auteur, Felicia Dumas, payant une attention particulière aux provocations que la traduction vers le français du discours chrétien orthodoxe peut engendrer. Les articles de Monica Garoiu, Rodolphe Perez, Amira Sadoun, Raluca Stefana Pelin, Luisa Țuculean et Mihaela Dudeanu viennent annexer, chacun, des introspections et des observations littéraires sur le thème. En approchant des auteurs aussi variés qu’Assia Djebar, Georges Batailles, Maissa Bey, Kazuo Ishiguro, Eugène Ionesco ou Martine Delomme, les contributeurs s’offrent et nous offrent l’occasion de revoir autant d’acceptions et d’enjeux de la faute dans l’architecture fictionnelle, dans la vie des personnages, dans la vie tout simplement. Des concepts et des expressions comme la faute féminine ou au féminin, la faute comme forme de fidélité au soi-même ou, tout au contraire, la faute de la négation de soi, la faute dans l’histoire et dans l’Histoire se font place, en ouvrant ainsi des pistes 7 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute de réflexion encore plus vastes. Si l’article de Roxana Bobu et Oana Jitaru se structure sur une analyse découlée d’une recherche qualitative vis-à-vis du rôle du mentorat dans le développement de l’enseignant débutant, les contributions de Carmen González Martín et de Moulay Mohamed Tarnaoui apportent, quant à eux, des clarifications sur la façon dont l’erreur peut – et doit – être exploitée dans la didactique des langues et dans le processus d’enseignement/apprentissage d’une langue étrangère précisément. La section Varia complète notre volume avec deux très intéressantes réflexions dans le champ de l’analyse littéraire, l’une consacrée à la place du corps/de la corporéité (en tant que principe clé dans la définition du soi et de la relation à l’autre/au monde) dans la fiction de Milan Kundera, et une autre autour des vertus thérapeutiques que la lecture de la poésie peut avoir, avec des applications articulées autour de l’œuvre du poète français Yves Bonnefoy. Le numéro se clôt sur le compte rendu, par Doina Mihaela Popa, du volume Autour et à travers, volume collectif que la maison d’édition de notre université a proposé aux lecteurs intéressés par les approches multi- et transdisciplinaires au début de l’année 2022. Les membres du comité éditorial des Cahiers Linguatek remercient vivement tous les auteurs pour l’intérêt montré au thème et à notre publication et pour toutes leurs contributions si diverses et incitantes ! La coordinatrice du numéro 8 LA FAUTE LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute LA DÉFECTUOSITÉ DES JUSTIFICATIONS MORALES DANS LE DÉBAT PUBLIC Gilles Gauthier Université Laval, Québec, Canada Abstract. Moral justifications in the public debates suffer from a general defect: they do not really justify the positions in support of which they are invoked. This defect is formal: unlike epistemic and practical justifications, a moral justification fails to meet the philosophical requirement of justification of justifications. This deficiency does not, however, lead to the exclusion of justifications from public debates. Yet it is important to acknowledge its argumentative nature and to note that it handicaps moral justifications in the pursuit of their goal of persuasion. If moral justifications do not have to be disqualified, their use in public debates should nevertheless be subject to a few prescriptions that would take into account their defectiveness: a spirit of reserve and tolerance as well as a care taken to make explicit in what way the debates in which moral justifications are invoked really have an ethical impact. Keywords: moral justifications; formal defect; argumentative deficiency; persuasive goal; instructions for use. Des justifications morales sont très souvent invoquées dans les débats publics contemporains. C’est en référence à des valeurs, normes ou principes éthiques qu’on prend position sur des sujets controversés. L’examen de ce recours aux justifications morales montre qu’elles souffrent d’une déficience démonstrative généralisée (Gauthier, G., 2020a). Comme il en sera fait état à l’aide de quelques exemples dans les pages qui suivent, elles n’exercent pas véritablement la fonction justificatrice qu’elles prétendent exercer. Je me propose ici d’analyser cette insuffisance. J’en fournirai d’abord une caractérisation en indiquant en quoi les justifications morales font logiquement défaut à une contrainte posée en philosophie à l’ensemble des justifications. Je défendrai ensuite le point de vue suivant lequel, malgré leur manque démonstratif, les justifications morales ne devraient pas faire l’objet d’une disqualification dans la discussion des enjeux sociaux. Je préciserai alors que le problème posé par leur usage relève davantage d’une déficience argumentative que d’une carence logique. Finalement, j’énoncerai à partir de ce point de vue quelques prescriptions souhaitables au recours des justifications morales dans le débat public. Une faute formelle Il importe d’abord de dresser le portrait d’ensemble de l’insertion possible de la moralité dans le débat public. 11 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Ce ne sont évidemment pas tous les débats qui ont une incidence morale. Des questions sont socialement discutées indépendamment de toute considération morale. Par exemple, des choix politiques et sociaux peuvent faire l’objet de désaccords sans que soit prise en compte l’adhésion à des valeurs éthiques ou à quelque autre constituant moral. Quand, par ailleurs, un débat public comporte une dimension morale, ce peut être de trois façons différentes. Il arrive que la position prise dans un débat se réclame de la moralité. C’est le cas, notamment, quand il est soutenu qu’une action, une initiative ou un projet satisfait ou va à l’encontre d’une valeur ou d’un principe éthique, par exemple quand il est avancé que telle mesure sociale est juste ou que tel comportement d’un responsable politique est malhonnête. Sur un plan plus général, ce peut aussi être la moralité ou le caractère éthique d’une question qui est affirmé ou au contraire nié, par exemple, quand il est estimé qu’une décision économique pose un dilemme moral. La troisième et plus commune façon par laquelle un débat public peut avoir une dimension morale survient quand une position prise à propos de la question faisant l’objet du débat est appuyée sur une justification morale. C’est le cas, par exemple, quand est défendue l’idée d’une meilleure redistribution de la richesse au motif de la justice sociale ou celle du droit à la manifestation de l’appartenance religieuse au motif de la liberté religieuse. Les justifications morales ne sont pas les seules à être alléguées dans le débat public. Une position peut aussi être fondée sur une justification épistémique ou une justification pratique. Une justification épistémique est une raison d’ordre factuel qui donne lieu à une croyance. Par exemple, l’une des justifications les plus fréquemment formulées en appui à un projet politique a trait à la définition de la situation qu’il entend corriger. Une justification pratique consiste en l’intérêt ou l’utilité d’une proposition. Par exemple, une restructuration de services gouvernementaux peut être motivée par un accroissement de leur efficacité. Quand ce sont seulement des justifications épistémiques et des justifications pratiques qui sont présentes dans un débat public, il n’a aucune extension morale. Quand, au contraire, une justification morale est invoquée dans un débat, deux cas de figure se présentent. Il peut arriver que lui soit opposée une autre justification morale. Par exemple, une forme prise par le débat sur la peine de mort consiste en un affrontement entre le respect dû à la vie humaine, revendiquée par les abolitionnistes, et la justice, à laquelle se réfèrent les partisans de son maintien. Les cas de ce type donnent lieu à ce qu’on appelle des « conflits de valeurs » et à des débats symétriques: les positions qui y sont prises s’opposent en se contestant l’une l’autre. Mais il arrive également que soit opposée à une position justifiée par une justification morale une position qui, elle, est justifiée par une justification amorale. Une autre forme que prend le débat sur la peine de mort, par exemple, met aux prises ceux qui s’y opposent au nom du respect dû à la vie humaine et ceux qui la défendent en raison de son effet dissuasif présumé. Le débat est alors asymétrique: il consiste en une confrontation indirecte et oblique dans laquelle une justification pratique et une justification morale 12 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute sont invoquées en parallèle sans s’interpeller l’une l’autre. Il n’y a pas alors véritable échange entre les positions défendues et le débat prend la forme d’un dialogue de sourds (Gauthier, G., 2013). Il est possible et assez courant qu’une même position dans un débat soit appuyée par certains de ses défenseurs sur une justification morale et par d’autres sur une justification amorale. C’est le cas, par exemple, de débats sur la gentrification. Les uns appellent à des interventions de l’État afin d’en minimiser les effets en invoquant la justice sociale alors que d’autres soutiennent les mêmes interventions de l’État en raison d’une nécessaire mixité sociale conçue de façon seulement sociologique sans connotation morale (Gauthier, G., 2017a). Cette éventualité, en liaison avec celle de débats asymétriques, amène à considérer une thèse forte sur la moralisation du débat public suivant laquelle il n’y aurait pas de débats intrinsèquement moraux, mais seulement des débats acquérant une incidence morale du fait du recours à des justifications morales (Gauthier, G., 2017b). Une fois ainsi généralement située l’inscription des justifications morales dans le débat public, quelle caractérisation plus précise convient-il d’en fournir? Quelques traits fondamentaux peuvent être dégagés de la synthèse proposée par Anne Meylan (2015) des travaux philosophiques menés plus généralement au sujet de la justification. Une justification n’est pas une preuve. Ainsi que Meylan le spécifie originellement, elle est une raison qui motive un individu à avoir une croyance (et aussi un désir ou une intention) ou à accomplir une action. Être justifiée peut aussi être la propriété des positions prises dans des débats: la raison ou le motif, épistémique, pratique ou moral, sur lequel s’appuie un intervenant pour soutenir un point de vue sur une question controversée. À ce titre, les justifications n’ont pas vocation à la vérité. Quand un intervenant justifie son point de vue, il ne prétend pas qu’il est vrai, ni que la justification qu’il invoque est objective. Il spécifie uniquement qu’il a une raison pour tenir ce point de vue. Meylan conceptualise ce caractère des justifications en indiquant qu’elles sont « relatives à l’observateur ». Une justification invoquée à l’appui d’une position est une raison qu’a un intervenant pour défendre cette position. Elle n’est pas une inférence rationnelle et peut donc être invoquée à l’appui d’une position sans qu’elle le fonde véritablement. Parce que relatives à l’observateur, les justifications, ainsi que Meylan le précise encore, sont faillibles. Le fait de la justification épistémique, l’utilité de la justification pratique et la valeur ou le principe éthique de la justification morale peuvent manquer à effectivement justifier la position prise dans un débat. Autrement dit, les justifications sont sujets à échec: elles peuvent ne pas exercer de fait le rôle qui leur est dévolu. Les défenseurs d’une position cherchent à atténuer cette déficience et même à la dissimuler en les énonçant dans une formulation objectivante qui occulte leur faillibilisme. 13 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Le faillibilisme des justifications leur impose ce qu’on peut appeler, dans la foulée de la caractérisation qu’en donne Meylan, une exigence de justification des justifications. Comme une raison invoquée à l’appui d’une position n’est pas forcément une raison appuyant cette position, il est requis que l’intervenant qui l’invoque soit justifié de la considérer comme une raison d’appuyer la position. Parce qu’elle est relative à l’observateur et faillible, une justification ne se satisfait pas elle-même et demande à être elle-même justifiée. Cette exigence de justification des justifications porte plus précisément sur l’élément justificateur que doit comporter une justification: sur ce qui fait qu’elle justifie effectivement une position. Pour le dire autrement, l’exigence de justification des justifications marque la nécessité pour une justification d’exercer une fonction justificatrice. Plus précisément, elle requiert d’un intervenant qui prend position dans un débat qu’il soit en mesure de spécifier en quoi la justification sur laquelle il fait reposer cette position la justifie. Il est aisé de voir comment les justifications épistémique et pratique peuvent satisfaire l’exigence de justification des justifications. D’ordre factuel, la justification épistémique peut être elle-même justifiée par une démonstration cognitive relative à un donné. Par exemple, la justification de la gravité de la situation invoquée en appui à un projet politique prétendant la corriger peut être documentée au moyen d’exemples, de témoignages ou de statistiques. De façon similaire, une justification pratique peut être justifiée par la spécification de l’intérêt ou de l’utilité de la position qu’elle soutient. Par exemple, la justification d’une plus grande efficacité appuyant la proposition d’une restructuration de services gouvernementaux peut être étayée par une projection de ses effets bénéfiques sur la qualité des services offerts. L’intervenant qui préconise un projet politique en raison de la gravité de la situation ou une restructuration de services gouvernementaux en raison de sa plus grande efficacité peut faire valoir l’élément justificateur ou la fonction justificatrice des deux justifications. La satisfaction de l’exigence de justification des justifications par les justification épistémique et pratique n’implique pas qu’elles s’imposent de façon décisive dans le débat dans lequel elles sont mobilisées. Au contraire, elles peuvent être questionnées et donner lieu à des contestations. Même justifiées, les justifications épistémique et pratique demeurent relatives à l’observateur et faillibles. Mais, en satisfaisant l’exigence de justification des justifications, elles fondent, aux yeux de l’intervenant qui les invoque, la position qu’elles prétendent justifier du fait que leur élément justificateur ou leur fonction justificatrice est spécifié. La situation se présente d’une toute autre manière pour les justifications morales. Un grand nombre de recherches antérieures (Gauthier, G., 2021, 2020b, 2019a, 2018, 2017c) amènent à faire le constat que les justifications morales apparaissant dans les débats publics manquent à satisfaire l’exigence de justification des justifications. Quand ils y invoquent des valeurs ou principes moraux en appui à la position qu’ils défendent, les intervenants n’offrent pas de raison de considérer comme une raison cette justification morale. Ils ne satisfont pas l’exigence de justification des 14 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute justifications en faisant l’impasse sur son élément justificateur ou sa fonction justificatrice. Ce manque n’apparaît pas ponctuel ou occasionnel mais semble plutôt relever d’une incapacité logique. On ne voit pas, en effet, par quoi pourrait être explicité l’élément justificateur ou la fonction justificatrice des justifications morales et, conséquemment, comment elles pourraient satisfaire l’exigence de justification des justifications. Comment, en effet, justifier la justice sociale invoquée en appui à une meilleure redistribution de la richesse ou la liberté religieuse invoquée en appui au droit à la manifestation de l’appartenance religieuse? Dans leur prétention à fonder une position, les justifications morales posent comme fondamentaux des valeurs ou des principes. Leur est attribué un caractère transcendantal et auto-justificateur. Ce n’est pas en soi que cette nature absolue des valeurs et principes moraux fait problème. On peut tout à fait admettre que la justice sociale et la liberté religieuse n’ont pas en tant que telles à être justifiées. Mais la transcendantalité des valeurs et principes moraux ne spécifie en rien l’élément justificateur ou la fonction justificatrice des justifications morales qu’elles constituent. Que la justice sociale et la liberté religieuse soient des impératifs qui s’imposent d’eux-mêmes et n’aient pas à faire l’objet de démonstration n’impliquent pas qu’ils justifient les propositions d’une meilleure redistribution de la richesse et le droit à l’expression de l’appartenance religieuse. Les justifications morales ne fondent pas elles-mêmes ou d’elles-mêmes leur usage justificatif. Pire, leur impuissance à satisfaire l’exigence de justification des justifications rend circulaire la défense des positions à l’appui desquelles elles sont invoquées. Ne pas justifier la justice sociale revient à prétendre qu’elle justifie un plus grand partage de la richesse parce qu’elle est la justice sociale; ne pas justifier la liberté religieuse revient à prétendre qu’elle justifie le droit à la manifestation de l’appartenance religieuse parce qu’elle est la liberté religieuse. Si par ailleurs, l’on cherchait à fonder la justice sociale et la liberté religieuse dans des valeurs plus fondamentales, on ouvrirait la voie à une régression à l’infini. La faute du recours aux justifications morales dans le débat public est d’ordre logique. C’est formellement qu’elles manquent à satisfaire l’exigence de justification des justifications, à spécifier leur élément justificateur ou leur fonction justificatrice. Elles laissent ainsi dans un vacuum structurel les positions à l’appui desquelles elles sont invoquées. Leur prétention justificatrice tourne à vide. Un déficit argumentatif Ce n’est cependant pas là une raison suffisante pour appeler à l’exclusion des justifications morales dans le débat public. Il importe, à ce propos, de d’abord noter que la faute formelle des justifications morales n’a pas, sur un plan pratique, grande répercussion dans le déroulement des débats publics. C’est que l’exigence de justification des justifications est une exigence de principe. Ce qu’elle impose à un intervenant c’est d’avoir une raison de considérer 15 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute comme une raison la raison qu’il invoque à l’appui d’une position, pas d’exprimer cette raison. L’élément justificateur ou la fonction justificatrice d’une justification n’a donc pas à être affiché par l’intervenant qui l’invoque. Il lui est requis uniquement de concevoir que la justification à laquelle il recourt comporte un élément justificateur ou exerce une fonction justificatrice et d’être en mesure seulement le cas échéant d’en rendre compte. Dans beaucoup, sinon dans la majorité des débats publics, l’exigence de justification des justifications ne donne pas lieu à l’exposition de l’élément justificateur ou de la fonction justificatrice des justifications qui y sont présentes. Sans doute afin que le débat ne se décline pas jusqu’à devenir trop étendu et complexe, les intervenants se limitent le plus souvent à la discussion des positions qu’ils tiennent et des justifications sur lesquelles ils les appuient sans traiter du fondement de ces justifications. Cela est le cas des justifications épistémique et pratique qui ont capacité à satisfaire l’exigence de justification des justifications. La plupart du temps, la démonstration cognitive qui peut justifier une justification épistémique et la spécification d’un intérêt ou d’une utilité qui peut justifier une justification pratique ne sont pas explicitées. Les justifications épistémique et pratique se trouvent alors, concrètement, dans la même situation que la justification morale qui, elle, ne peut pas satisfaire l’exigence de justification des justifications. Dans la réalité des débats publics, l’élément justificateur ou leur fonction justificatrice des trois types de justifications restent inexprimés. Il s’agit là d’une limite, mais, d’un point de vue technique, elle n’affecte pas les débats au point de totalement les discréditer et de commander leur disqualification. Bien sûr la justification morale demeure frappée d’une carence logique dont les justifications épistémique et pratique sont épargnées. Mais, si on devait pour cette raison interdire le recours à une justification morale dans les débats, ne devrait-on pas réclamer que soit formulées la démonstration cognitive et la spécification d’un intérêt ou d’une utilité des justifications épistémique et pratique et, à défaut, en prohiber également leur usage dans les débats? Dans le premier cas, les débats publics deviendraient lourds au point d’être difficilement gérables; dans le second, ils se réduiraient à une peau de chagrin. C’est cependant une raison plus fondamentale qui milite pour ne pas chercher à exclure les justifications morales du débat public: elles y sont fort probablement inéradicables. Comme le montrent les études en psychologie morale, les êtres humains ont une propension très forte sinon irréfrénable à s’en référer à un cadre moral. Dans les débats publics, cette inclination prend la forme caractéristique d’un penchant à fonder dans la moralité, valeurs, principes ou autres éléments éthiques, les positions défendues. Vouloir les éliminer est une entreprise sans doute vouée à l’échec. Au lieu de préconiser leur expulsion, mieux vaut chercher à comprendre plus précisément l’insuffisance de leur recours. Dans l’esprit d’une interprétation généreuse du septième aphorisme du Tractatus de Wittgenstein, on peut à la fois concevoir la carence logique des justifications morales et néanmoins prendre acte de leur emploi en tentant d’en mesurer l’impact. Si l’impératif Ce dont on ne peut parler, il faut le 16 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute taire rejette l’éthique hors de la rationalité mais ne l’évacue pas de l’usage ordinaire quotidien du langage, pourquoi ne pas admettre le recours aux justifications morales dans le débat public en précisant leur défectuosité? Ce n’est pas tant leur carence logique qui fait véritablement problème que leur déficience argumentative. L’incapacité des justifications morales à satisfaire l’exigence de justification des justifications vient saboter l’objectif de persuasion qu’elles sont supposées servir. La caractéristique distinctive du débat public par comparaison à d’autres contextes d’usage des justifications est sa visée persuasive. Les intervenants dans un débat cherchent à susciter l’adhésion au point de vue qu’ils défendent. Les justifications qu’ils présentent à l’appui de cette position sont non seulement des raisons pour la tenir, mais aussi des raisons qu’ils soumettent à ceux à qui ils s’adressent afin qu’ils la partagent. La satisfaction de l’exigence de justification des justifications concourt à cette finalité. Elle est en quelque sorte une condition facilitante de l’atteinte de l’objectif de persuasion que poursuivent les justifications (Gauthier, G., 2020a). Pour exprimer les choses de façon plus théorique, les justifications se déploient dans les débats publics dans un cadre argumentatif. Dans un débat, la défense d’un point de vue et la démarche persuasive peuvent être menées suivant deux modalités (Gauthier, G., 2010). L’intervenant peut formuler un argument, c’est-à-dire l’articulation d’une proposition et d’une justification. Mais il est également possible à un intervenant de seulement énoncer une proposition sans la fonder par ou sur une justification. L’intervenant alors exprime non pas un argument, mais ce qu’on peut appeler par convention une opinion. Argumenter et opiner sont ainsi les deux modes de prise de position dans un débat public et les deux façons par lesquelles un intervenant cherche à persuader. Ils n’ont pas à cet égard le même potentiel. En faisant reposer une proposition sur une justification, l’argument s’avère plus à même de persuader que l’opinion qui ne fait qu’avancer une proposition sans l’étayer. La satisfaction de l’exigence de justification des justifications assure qu’il y a argument. Ou plutôt, pour le dire à l’inverse, le manque à satisfaire l’exigence de justification des justifications fait voir que ce qui se présente comme un argument n’est qu’une opinion ou du moins dépend d’une opinion. La considération du phénomène argumentatif de l’imbrication permet de le mettre en évidence. Il peut arriver que la justification d’une proposition soit elle-même une proposition (par exemple, la justification [La situation est grave] invoquée à l’appui de la proposition [Le gouvernement doit agir] est elle aussi, à titre d’évaluation, une proposition). Deux cas de figure sont alors possibles. Soit la justification-proposition est appuyée sur une autre justification (si, par exemple, [La situation est grave] est appuyée par [Le taux de chômage s’élève à 10%]), et il y a alors imbrication argument-argument. Soit la justification-proposition n’est pas appuyée sur une justification et il y a imbrication argument-opinion. Dans le cas d’une imbrication argument-argument, l’exigence de justification des justifications est satisfaite: la justification-proposition est justifiée; dans le cas de 17 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute l’imbrication argument-opinion, la justification-proposition n’est au contraire pas justifiée et l’exigence de justification des justifications n’est conséquemment pas satisfaite. L’argument d’une imbrication argument-opinion s’en trouve fragilisé. On pourrait même considérer qu’il n’est pas véritablement un argument dans la mesure où il dépend en dernière instance d’une opinion. Chose certaine, on peut certainement considérer que l’objectif de persuasion est davantage à la portée de l’argument d’une imbrication argument-argument que de l’argument d’une imbrication argumentopinion dans la mesure où y est fournie une raison pour considérer comme une raison la raison donnée comme justification à la proposition, c’est-à-dire, donc, qu’y est satisfaite l’exigence de justification des justifications. La capacité des justifications épistémique et pratique de satisfaire l’exigence de justification des justifications les rend aptes à atteindre l’objectif de persuasion de l’argument dont elles sont partie prenante. Quand leur élément justificateur ou leur fonction justificatrice peut être explicité, elles peuvent plus facilement susciter l’adhésion à la position à l’appui de laquelle elles sont invoquées. Si, par exemple, la gravité de la situation justifiant épistémiquement un projet politique est attestée par des exemples, des témoignages ou des statistiques, les chances sont meilleures que la proposition de ce projet politique soit en mesure de persuader. De même, si une plus grande efficacité justifiant pratiquement une restructuration de services gouvernementaux est avalisée par une projection de ses effets bénéfiques sur la qualité des services offerts, la proposition de cette restructuration pourra mieux persuader. L’imbrication argument-argument auquel donne lieu la satisfaction de l’exigence de justification des justifications permet aux justifications épistémique et pratique de mieux contribuer à l’atteinte de l’objectif de persuasion de la position à l’appui de laquelle elles sont invoquées. Tout au contraire, l’incapacité d’une justification morale à satisfaire l’exigence de justification des justifications est un handicap à la visée persuasive de la position qu’elles justifient. Il peut être plus difficile de persuader de mieux redistribuer la richesse en raison de la justice sociale et de reconnaître le droit à la manifestation de l’appartenance religieuse en raison de la liberté religieuse du fait que les deux justifications restent elles-mêmes sans justification. Cette défectuosité fait en sorte que les propositions d’une meilleure redistribution de la richesse et de la reconnaissance du droit d’exprimer ses convictions religieuses prennent place dans une imbrication argument-opinion qui leur fait perdre une part importante de leur force argumentative et qui, conséquemment, diminue leur faculté persuasive. À défaut que soit explicité leur élément justificateur ou leur fonction justificatrice, les justifications morales sont parties prenantes à une opinion plutôt qu’à un argument ou, du moins, à un argument dépendant d’une opinion. Il s’ensuit que l’objectif de persuasion est d’une atteinte plus difficile. Une façon de le faire voir est de relever la différence des situations dans lesquelles la justification morale, d’une part, et les justifications épistémique et pratique, d’autre part, placent le destinataire (auditoire ou allocutaire) à l’intention duquel elles sont invoquées. Parce qu’elle manque à satisfaire l’exigence de justification des justifications, la justification morale, contrairement aux justifications épistémique et pratique, ne fournit pas à ce 18 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute destinataire une raison de la considérer comme une raison appuyant la position qu’elles ont prétention à justifier. Pourquoi, alors, le destinataire adhérerait-il à cette position? Comment peut-il être persuadé si ne lui est pas exposé l’élément justificateur ou la fonction justificatrice de la justification qui lui est soumise? Si le destinataire est persuadé, ce n’est pas par la teneur d’une justification morale, mais, peut-être, par le simple fait de sa formulation, c’est-à-dire parce qu’elle se propose comme une justification morale. La difficulté posée par le recours à des justifications morales dans le débat public n’est pas qu’elles sont logiquement insuffisantes, mais indigentes sur un plan argumentatif: en manquant à satisfaire l’exigence de justification des justifications, elles échouent à jouer le rôle dévolu aux justifications dans l’entreprise de persuasion à laquelle elles sont censées contribuer. En cela, elles sont réduites à n’exercer qu’une fonction purement rhétorique au sens péjoratif du terme: alléguer remplir un mandat qu’elles sont dans l’impossibilité d’effectuer (Gauthier, G., 2017a). Des critères d’usage des justifications morales Leur déficience argumentative ne force pas à l’exclusion des justifications morales du débat public. En prendre acte amène toutefois à l’exploration de critères en fonction desquels leur recours peut être apprécié. Ces critères ne constituent pas des règles ou conditions qui détermineraient un emploi correct des justifications morales, mais plutôt des dispositions d’usage qu’il serait désirable, étant donné leur incomplétude persuasive, que les intervenants dans un débat adoptent quand ils y ont recours. D’abord, le recours aux justifications morales pourrait procéder d’un certain esprit de réserve. Leur faiblesse argumentative devrait inciter les intervenants à une certaine retenue dans leur utilisation. Associées à des opinions, les justifications morales servent essentiellement à l’expression de convictions. Rien, a priori, n’interdit l’affirmation et la défense de préférences idéologiques et existentielles dans la discussion d’enjeux sociaux. Elles y ont droit de cité et peuvent y jouer un rôle estimable. Mais les convictions relèvent de dispositions subjectives et émotives qui comportent également un élément perturbateur pour le débat public. Les justifications morales ont un certain potentiel à dérationaliser le débat. Elles peuvent être une source, parmi d’autres, de dérapages dont la peopolisation et la « populismisation » sont parmi les manifestations les plus évidentes de nos jours. Le maniement des justifications morales dans le débat public commande une certaine circonspection. Par ailleurs, en dépit ou peut-être aussi en raison de leur insuffisance, les justifications morales sont introduites dans le débat public, même au corps défendant des intervenants, dans une facture péremptoire. Elles se présentent comme des absolus catégoriques qui tendent à fermer le débat plutôt qu’à l’ouvrir. Ainsi, la justice sociale et la liberté religieuse sont proposées comme des valeurs inconditionnelles et incontestables qui tendent à rendre indiscutables (au sens d’impossibles à discuter ou difficilement discutables) les propositions d’une meilleure redistribution de la richesse et du droit à la manifestation de l’appartenance religieuse. Celui qui veut s’opposer à 19 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute ces positions ou même seulement les examiner apparaît mettre en cause la justice sociale et la liberté religieuse et donc contester des vertus auto-satisfaisantes. L’aspect doctrinaire ou autoritaire des justifications morales fait également en sorte que les débats où on y a recours prennent davantage la forme d’un affrontement polarisé que d’un échange, d’un dialogue ou d’une concertation. Les intervenants qui en font usage pourraient désamorcer ces effets délétères en affichant les justifications morales pour ce qu’elles sont: des certitudes (croyances, sentiments ou principes) seulement personnelles qui ne s’imposent pas a priori à tous. Autrement dit, le recours aux justifications morales devrait être fait dans un esprit de tolérance. Il s’agirait ce faisant d’atténuer leur effet purement rhétorique et éristique. Un autre paramètre qui pourrait avec avantage baliser l’usage des justifications morales dans le débat public serait de spécifier en quoi la référence à l’éthique dont elles sont l’expression est nécessaire ou judicieuse. L’usage de justifications morales implique d’emblée que les débats publics dans lesquels elles sont invoquées sont de nature ou ont une incidence éthique. Or, ce caractère éthique ne va pas de soi. De nombreux débats sont moralisés par des intervenants sans qu’il soit probant qu’ils comportent effectivement une dimension morale. Apparaît ainsi aujourd’hui un phénomène de méséthicisation du débat public: un cadrage moral inapproprié et, dans certains cas, carrément incorrect de la discussion d’enjeux sociaux (Gauthier, G., 2019b). En faisant l’effort de préciser en quoi un débat requiert d’être abordé à partir de justifications morales, les intervenants qui en usent offriraient une démonstration du bien-fondé de la conception morale qu’ils s’en font. Cet éclaircissement permettrait une discussion en marge du débat qui en conforterait ou au contraire en émousserait la consistance morale. En tout état de cause, le risque de méséthicisation s’en trouverait réduit. Conclusion Le recours aux justifications morales dans le débat public comporte bel et bien un défaut logique. Plus précisément constitutif d’une déficience argumentative, ce manquement ne nécessite cependant pas l’éviction des justifications morales du débat. On peut néanmoins induire de la prise en compte de cette défectuosité des désidératas quant à leur usage. Peut-être est-ce là un cas paradigmatique d’une faute qui n’a pas à susciter une condamnation ou une désapprobation rationnelle et qui est susceptible d’une certaine rédemption ou réhabilitation pratique. Références Gauthier, Gilles, « La justification morale dans le débat public. Le cas des justifications de la liberté de conscience et de religion et d’égalité entre les personnes dans le débat parlementaire sur la Loi québécoise sur la laïcité de 20 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute l’État », dans Les Études communication publique, cahier no. 24, Département d’information et de communication, Université Laval, Québec, 2001. Gauthier, Gilles, « La déficience argumentative de la justification morale dans le débat public », dans Argumentum, vol. 18, no.1, 2020a. Gauthier, Gilles, « L’exigence éthique dans le débat public contemporain », dans Catherine Ghosn, Mohamed Bendahan et Aïssa Merah (dir.), Communication publique. Espace et citoyenneté, L’Harmattan, 2020b. Gauthier, Gilles, « Le débat public sur le port de signes religieux par les représentants de l’État au Québec (2007-2018). Entre accord et désaccord », dans Sociétés Plurielles, no. 3, 2019a. Gauthier, Gilles, « Éthique et rationalité. La méséthicisation du débat public », dans Revue française d’éthique appliquée, no. 7, 2019b. Gauthier, Gilles, « Le moralisme dans le débat public. Évaluation morale et argumentation », dans French Journal for Media Research, no. 9., 2018. Gauthier, Gilles, « La prime rhétorique à l’éthique dans le débat public », dans Argumentum, vol. 15, no. 1, 2017a. Gauthier, Gilles, « Qu’est-ce qu’un débat moral? », dans Ethica, vol. 21, no. 1, 2017b. Gauthier, Gilles, « Y a-t-il une éthique de la liberté d’expression? Le débat public suite à l’attentat contre Charlie Hebdo », dans Éthique publique, vol.19, no. 2, 2017c. Gauthier, Gilles, « L’argumentation morale dans le débat public. Une confrontation asymétrique », dans Ethica, vol. 18, no. 1, 2013. Gauthier, Gilles, « Le problème du repérage des arguments. Le cas de l’éditorial journalistique », dans Communication, vol. 28, no. 1, 2010. Meylan, Anne, Qu’est-ce que la justification?, Vrin, Paris, 2015. 21 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute FAUTES, OFFENSES ET TRANSGRESSIONS DANS LE DISCOURS DE LA PRIÈRE Felicia Dumas Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iași, Roumanie Abstract. The nouns “faute”, “offense” and “transgression” occur quite often in the French discourse of the Christian prayer. The aim of this article is to analyse them, from a discursive point of view, along with the updating of their meaning in some prayer texts in the Tradition of the Orthodox Church. It is the case of the prayers that are read before and after the Holy Communion, as well as of those that are part of the funeral services for monks. These prayers are translated in French by two important translators of liturgical texts: father archimandrite Placide Deseille and father Denis Guillaume. The article refers, therefore, to the Orthodoxy that has been ingrained since the beginning of the last century in France and that has been practiced and experienced in French. Keywords: French Orthodoxy; discourse of prayer; mistake; offense; transgression. Argument Les noms faute, offense et transgression apparaissent assez souvent dans le discours de la prière chrétienne, en langue française ; des noms plutôt synonymes, qui ont néanmoins leur propre « personnalité » sémantique. Nous essaierons de les analyser du point de vue discursif, à travers l’actualisation de leurs significations dans quelques textes de prières, bien précis. Nous travaillerons sur un corpus constitué des prières conçues et transmises par la Tradition de l’Église orthodoxe pour être lues avant et après la communion eucharistique, ainsi que des prières insérées dans l’office des funérailles des moines, traduites en français par les deux grands traducteurs des textes liturgiques : le père archimandrite Placide Deseille et le père Denis Guillaume. Nous ferons donc référence à l’Orthodoxie d’expression française, enracinée en France depuis le début du siècle dernier (Dumas, F., 2009a), où elle est pratiquée et vécue en langue française, après un riche et complexe processus de traduction du grec surtout, de l’ensemble de ses offices et textes liturgiques, et de ses prières (Dumas, F., 2014). Fautes, offenses et transgressions en français contemporain Le dictionnaire Trésor de la langue française informatisé précise les définitions des trois noms retenus pour notre analyse. Dans le cas du substantif faute, le sens religieux, qui nous intéresse dans ce travail, est un sens spécialisé, mentionné vers la fin de l’entrée lexicale qui lui est consacrée. Dans les contextes religieux où il est 22 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute employé avec ce sens, le nom faute est considéré comme un synonyme du nom péché : FAUTE, subst. fém. […] b) Spécialement. RELIG. Manquement aux préceptes d'une religion. Confession, absolution des fautes; confesser ses fautes; absoudre les fautes de qqn; pêcheur chargé de fautes; faute vénielle, mortelle; faute charnelle. Synon. péché. Le long des couloirs (...) on ne voyait qu'une double rangée de confessionnaux (...) il y avait des prêtres parlant toutes les langues, pour remettre leurs fautes aux pêcheurs (ZOLA, Lourdes, 1894, p. 127). De quelle faute l'évêque s'était-il accusé à l'abbé Sancerre? De quelle faute celui-ci avait-il refusé de l'absoudre? (BILLY, Introïbo, 1939, p. 231). La faute (originelle). Le péché originel. Le baptême qui efface la faute originelle (HUYSMANS, Oblat, t. 2, 1903, p. 156). On n'ose plus s'élever à sa [d'Augustin] splendide vision de l'univers, tel qu'il était avant la faute et tel qu'il sera de nouveau dans l'état de gloire (GILSON, Espr. philos. médiév., 1931, p. 127). (http: //stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5 /visusel.exe?12;s= 3141829245; r=1;nat=;Sol=1, consulté le 12 avril 2022) De son côté, le substantif péché est défini comme étant propre aux religions monothéistes, et en particulier à la tradition judéo-chrétienne : PÉCHÉ, subst. masc. A. RELIG. [Dans les relig. monothéistes, en partic., dans la tradition judéo-chrétienne] Acte libre par lequel l'homme, en faisant le mal, refuse d'accomplir la volonté de Dieu, se séparant ainsi de Lui. Synon. faute, coulpe (vx), crime, mal, manquement, offense (à Dieu), transgression. (http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/search.exe?121;s=314182 9245;cat=0;m= p%82ch %82, consulté le 10 avril 2022) Son sens est éminemment religieux, et peut engendrer, par extension, un autre, « de faute quelconque (très souvent dans le domaine moral) ». On remarque donc que dans ce cas, non seulement le sens religieux est fondamental et premier, mais il peut s’étendre au domaine profane, où il subit une certaine modification dans le sens d’une dilution sémantique. Le nom offense est défini, dans son acception religieuse (mentionnée en dernière position au niveau de l’entrée lexicale qui lui est consacrée), comme un type particulier de péché : OFFENSE, subst. fém. […] B. c) RELIG. Péché considéré comme une faute qui outrage Dieu. Expier ses offenses (Ac. 1798-1878). Devant ce sang versé [par le Christ] pour nos offenses, nous devons pardonner les offenses de notre prochain qui doit de même pardonner les nôtres (MONOD, Sermons, 1911, p. 276). (http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced. exe?8;s=3141829245, consulté le 12 avril 2022) Le sens religieux n’est donc pas principal, mais plutôt un sens auxiliaire, périphérique, actualisé par ce substantif dans des contextes religieux, qui lui transmettent leur spécialisation référentielle et sémantique. 23 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Le nom transgression comprend dans sa définition sémantico-lexicale un sens religieux indiqué en première position lexicographique, en tant que sens définitoire : TRANSGRESSION, subst. fém. Action de transgresser. A. [Corresp. à transgresser A] Transgression religieuse; transgression aux lois de l'Église, des lois du Ciel; la transgression d'Adam et Eve; pardonner une transgression. L'activité des membres de la tribu ou du clan est limitée par des prescriptions rigoureuses dont la transgression est censée mettre en péril la collectivité dans son ensemble. C'est pourquoi le crime le plus grave est la violation des tabous (Traité sociol., 1968, p. 214). La transgression d'Antigone n'est pas seulement d'un autre degré, elle est d'une autre nature qu'une traversée hors des clous (Th. MAULNIER, Le Sens des mots, Paris, Flammarion, 1976, p. 229). P. ext. Fait de ne pas se conformer à une attitude courante, naturelle. (http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3141829245, consulté le 10 avril 2022) Dérivé du verbe transgresser, qui ne relève pas du lexique religieux, ce nom a donc un emploi spécialisé, religieux, qui fait référence au christianisme. La transgression est une faute religieuse, un péché. Nous avons vérifié la présence de ces noms dans les dictionnaires spécialisés, de mots chrétiens, et chrétiens-orthodoxes. Le Dictionnaire des mots du christianisme, le seul qui existe encore à l’heure actuelle en langue française dans ce domaine, mentionne les noms faute et péché en tant que termes spécialisés, religieux (Le Tourneau, D., 2005). Quant aux substantifs offense et transgression, ils y apparaissent en tant que synonymes, au niveau du métalangage explicatif, et non pas en tant qu’entrées lexicales. Autrement dit, ils ont été considérés par l’auteur (clerc catholique français) comme non représentatifs pour le domaine que veut définir de façon lexicographique son dictionnaire spécialisé, à savoir les trois grandes « branches » du christianisme mentionnées dans le sous-titre : « Catholicisme, Orthodoxie, protestantisme ». Cette position n’est point surprenante, compte tenu des emplois religieux de nos substantifs ; à la limite, c’est le choix du nom faute comme terme spécialisé, chrétien, qui pourrait nous étonner un peu, qui sous-tend la création d’une entrée qui lui est consacrée. Au contraire, l’absence du substantif offense pourrait nous surprendre davantage, étant donnée la présence de ce nom dans l’une des prières définitoires du christianisme, en langue française, dans une version appelée œcuménique, en tant que synonyme du substantif péché, justement. Il s’agit de l’oraison dominicale, ou la prière Notre Père, et d’un contexte immédiat où le substantif offense actualise la signification de faute religieuse, de transgression de ce type (religieux) : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés » (https://www.christ-roi.net/index.php/Notre_P% C3 %A8re: Traduction_oecum%C3%A9nique, consulté le 10 avril 2022). Dans notre Dictionnaire bilingue français-roumain de termes chrétiens-orthodoxes, nous avons considéré que seul le nom péché pouvait être considéré comme un nom spécialisé, appartenant au lexique chrétien-orthodoxe ; c’est essentiellement pour cette raison, ainsi que pour mettre en évidence la richesse d’une typologie des 24 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute péchés, que nous lui avons consacré une entrée lexicale, tant dans la première que dans la deuxième édition, revue et augmentée de ce dictionnaire : péché m. Transgression délibérée des lois de l’Église, des commandements de Dieu, faute morale : păcat (n.). [...] || le ~ originel (s.n.). Péché commis par Adam et Eve, qui ont transgressé l’ordre de Dieu et ont mangé de l’arbre de la connaissance du bien et du mal: păcatul originar (s.n.). [...] || syn. păcatul strămoşesc (s.n.). [...] || ~s contre le Saint-Esprit (s.n.). Péchés qui transgressent de façon consciente la loi de Dieu et rejettent les œuvres de la grâce du Saint-Esprit, la foi, l’espérance et la charité: păcate împotriva Duhului Sfânt (s.n.). [...] || ~s capitaux (s.n.). Péchés qui sont engendrés par la faiblesse de la volonté humaine, en principe sept (correspondant aux sept passions: l’orgueil, l’avarice, la luxure, la colère, l’envie, la gourmandise et la paresse): păcate capitale (s.n.). [...] || syn. păcate de moarte (s.n.). [...] || ~s mortels (s.n.). Péchés très graves, qui entraînent la perte de la charité: păcate strigătoare la cer (s.n.). (Dumas, F., 2020, p. 528-529) Comme on peut le remarquer, pour le définir du point de vue sémantique, nous avons fait appel à deux des trois noms qui nous intéressent dans ce travail, transgression et faute : « Transgression délibérée des lois de l’Église, des commandements de Dieu, faute morale ». Nous verrons que les relations de synonymie qui fonctionnent et se manifestent discursivement entre ce substantif et les trois autres dépassent le cadre strict de nature métalinguistique et englobent également les contextes religieux, de facture liturgique. Fautes, offenses et transgressions dans le discours de la prière Au niveau du discours lexicographique, les noms faute, offense et transgression sont définis comme des formes d’écart par rapport à une norme religieuse : aux lois et aux commandements de l’Église (chrétienne), à sa doctrine et à sa morale. Au niveau du discours de la prière, ces écarts font référence à des formes de péché. Dans de nombreux contextes de ce type de discours, la synonymie avec ce nom est clairement explicite. Par discours de la prière nous comprenons ici un type particulier de discours religieux, apparenté au discours liturgique, et constitué de textes de prière. Nous avons défini ailleurs le discours religieux comme un discours à référentiel religieux dominant, caractérisé par des traits linguistiques particuliers, aux niveaux lexical, morphosyntaxique, sémantique et pragma-stylistique (Dumas, F., 2018). Quant à la prière, nous la comprenons ici dans l’acception de Coseriu, comme une unité textuelle appartenant au champ religieux, dans laquelle un sujet humain (individuel ou collectif) demande, de façon directe ou indirecte, quelque chose à une Divinité, à un être surhumain perçu comme ayant des attributs surhumains ou une omnipotence, animé par la conviction que cet être peut (et est disposé à) lui donner ce qu’il lui demande. (Coseriu, E., 2010) Ce n’est que le discours de facture théologique qui affine et identifie de façon détaillée (et précise) les quelques différences spécialisées qui existent entre les 25 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute formes de péché désignées par les noms faute, offense et transgression. Mais il ne nous intéressera pas dans ce travail. Comme nous l’avons déjà dit, le corpus de notre analyse discursive est constitué des prières prévues (par la Tradition de l’Église orthodoxe) pour être lues avant et après la communion eucharistique, et des prières contenues dans l’office des funérailles des moines, puisqu’elles font particulièrement référence au sentiment du repentir et à la prise de conscience des péchés commis, pour lesquels il est demandé le pardon. Les fautes, les offenses et les transgressions sont mentionnées dans ces textes des prières en relation avec cette prise de conscience de l’état pécheur du chrétien, et de son besoin d’être pardonné par Dieu, en vue de s’approcher de Lui purifié, condition nécessaire pour son progrès spirituel, pour sa sanctification (le but de la vie chrétienne : Deseille, P., 2012). Cette purification des péchés est requise tant pour Le recevoir et s’unir à Lui dans la communion eucharistique, que pour Le retrouver pour l’éternité dans Son Royaume, après la mort. C’est pour ces raisons théologiques que nous avons choisi ces textes de prière, caractérisés par le plus haut degré de présence discursive des trois noms soumis à l’analyse. Ces textes ont été traduits en français du grec par deux moines, un français, le père archimandrite Placide Deseille et l’autre belge, le père Denis Guillaume. Les versions françaises du premier ont été publiées dans des feuillets imprimés aux éditions des deux monastères orthodoxes de tradition athonite fondés par lui en France, en tant que textes liturgiques, intitulés offices : Office de la sainte Communion, Office des funérailles d’un moine. En même temps, l’Office de la sainte communion a été repris et intégré aussi dans le Manuel de prières du chrétien orthodoxe, publié au même endroit, en 2013. Les traductions françaises de l’ancien moine gréco-catholique Denis Guillaume, devenu orthodoxe vers la fin de sa vie, ont été intégrées dans deux livres de culte, un à l’usage des ministres consacrés (prêtres et évêque : Grand Euchologe sacerdotal et Arkhiératikon ou Pontifical, qui contient les Funérailles d’un moine ou d’une moniale) et un autre, destiné aux fidèles qui voyagent et qui veulent continuer leur vie de prière : Le Spoutnik, nouveau Synecdimos (qui contient deux prières appelées « de la communion »), publiés à Parme, en Italie. Les trois noms, faute, offense et transgression, sont réunis dans une prière « avant la communion », attribuée par la Tradition de l’Église à saint Jean Chrysostome, et traduite en français seulement par le père archimandrite Placide Deseille : Seigneur Jésus-Christ, mon Dieu, remets, efface, absous et pardonne les fautes, offenses et transgressions, que moi, ton serviteur pécheur, inutile et indigne, j’ai commises depuis ma jeunesse jusqu’à ce jour, que ce soit avec connaissance ou par ignorance, par paroles, par actions, par intention, par pensées ou par habitude et par chacun de mes sens. (Troisième Prière de saint Jean Chrysostome, avant la Communion) C’est un contexte discursif riche en explicitations à la fois sémantiques et théologiques-spirituels, puisqu’il met en évidence le référentiel désigné par les trois 26 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute substantifs, à savoir les différentes formes de péchés que le fidèle est susceptible de commettre pendant sa vie chrétienne terrestre. Il s’agit de toute une typologie des écarts accomplis par rapport à l’enseignement de l’Église (aux commandements divins et aux préceptes évangéliques), en tant qu’être humain créé par Dieu (fait d’une âme et d’un corps), doué de raison (et de « connaissance ») et d’intentionnalité (de libre volonté), et pourvu de « sens », soumis à diverses tentations. La synonymie discursive des verbes qui désignent l’intervention du pardon divin à l’égard de ces transgressions (remettre, effacer, absoudre et pardonner) recouvre la diversité des « solutions » divines proposées pour chacune de ses catégories de péchés. Le fragment cité illustre la manifestation discursive de quelques particularités sémantiques des trois noms qui désignent ces différentes formes de péchés, la faute étant mise en relation avec la connaissance, l’offense plutôt avec l’ignorance et la transgression avec l’intention. Nous devons néanmoins remarquer le fait que le texte de la prière ne nomme pas de façon explicite ces types d’écarts des péchés, les trois substantifs étant employés en quelque sorte comme des litotes. Les fautes : la faiblesse anthropologique des chrétiens Depuis la chute d’Adam et son bannissement du Paradis, l’être humain est soumis au péché de par sa nature. C’est pour le délivrer de cette imperfection ontologique que le Fils de Dieu est venu au monde et s’est laissé crucifier. Le Christ s’est incarné et a accepté de bon gré de mourir sur la Croix pour lui offrir la vie éternelle et la place qui lui a été accordée depuis le début de sa création, dans le paradis. « Accorde-moi la patrie désirée, en me refaisant citoyen du paradis », clame le défunt moine dans l’une des prières qui font partie de l’office des funérailles monastiques (Office des funérailles d’un moine, p. 12). Le Fils de Dieu s’est fait homme « pour la rémission des péchés » des êtres humains. Ce syntagme apparaît à plusieurs reprises dans les prières qui font partie du corpus de notre analyse : Demandons pour lui au Christ, le Roi immortel et notre Dieu, la miséricorde divine, le Royaume des cieux et la rémission de ses péchés. (Office des funérailles d’un moine, p. 44) Les chrétiens baptisés devenus membres de l’Église (Corps du Christ) ont conscience de la faiblesse anthropologique de leur nature pécheresse, qui les fait sujets à des fautes. Des trois substantifs mentionnés dans le titre de ce travail, c’est ce substantif – faute – qui enregistre le plus grand nombre d’occurrences dans les textes des prières que nous avons choisis pour l’analyse. Le texte de la prière avant la communion attribuée à saint Syméon le Nouveau Théologien en comprend quatre. Leur emploi discursif illustre la tension sémantique manifestée entre la conscience de la condition de pécheur du chrétien et l’espoir dans la miséricorde divine concernant le pardon de ses fautes, compte tenu de ses efforts repentants : 27 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Tu connais la multitude de mes fautes, tu sais mes blessures et tu vois mes meurtrissures. Mais tu connais aussi ma foi, tu tiens compte de mon bon vouloir, et tu entends mes sanglots. Rien ne t’est caché, ô mon Dieu, non Créateur et mon Rédempteur. Tu vois toutes mes larmes une par une et la moindre partie de chacune d’entre elles. (Prière de saint Syméon le Nouveau Théologien, avant la Communion, p. 29) Vois mon humiliation, vois quelle est ma peine, pardonne-moi toutes mes fautes, ô Dieu de l’univers, afin que je communie à tes vénérables et très purs Mystères, avec un cœur pur, un esprit plein de crainte et une âme brisée ; car celui qui te mange et te boit avec un cœur sans souillure est vivifié et divinisé. (Ibidem) […] Je m’approche de toi comme tu le vois, avec des larmes et une âme brisée. Accordemoi le pardon de mes fautes et fais-moi participer sans encourir de condamnation à tes Mystères vivifiants et immaculés afin que, selon ta parole, tu demeures en moi. (Ibid., p. 30) Si dans ces trois fragments, le nom faute est quasiment synonyme de péché, dans un quatrième contexte, il désigne un type particulier de transgression ou d’offense, mentionné à côté des péchés, en tant qu’erreur anthropologique en quelque sorte, justifiée si l’on peut dire, par la faiblesse de la nature humaine : Je le sais, ô Sauveur, personne ne t’a offensé plus que moi, ni n’a péché comme je l’ai fait. Mais je sais aussi que ni la gravité de mes fautes, ni la multitude de mes péchés, ne surpasse la grande patience de mon Dieu, ni son extrême amour des hommes. (Ibidem) Le chrétien qui se prépare pour recevoir la communion se tient devant Dieu comme devant son Père, miséricordieux et rempli d’amour pour ses enfants, et c’est pour cela qu’il lui parle de fautes, c’est-à-dire des « erreurs » commises qui pourraient lui déplaire, et non pas de péchés, sanctionnables au niveau canonique, de la morale religieuse : Je t’en prie donc : aie pitié de moi, pardonne-moi mes fautes, commises volontairement ou non, en paroles, en actions, sciemment ou par ignorance. Rends-moi digne de participer sans mériter de condamnation, à tes Mystères immaculés, pour la rémission de mes péchés et pour la vie éternelle. (Quatrième prière de saint Jean Chrysostome avant la communion, p. 33) Dans les traductions françaises des deux prières consacrées à la communion, une de préparation et une autre d’action de grâces, réalisées de façon versifiée par le père Denis Guillaume, le nom faute est employé en tant que synonyme de péché : Aux ronces de mes fautes viens mettre la flamme, purifie mon esprit et sanctifie mon âme, illumine mes sens, fais que je sois meilleur, et des clous de ta crainte perce-moi, Seigneur. (Guillaume, D., 1997, p. 291) D’ailleurs, pour le même fragment, le père archimandrite Placide Deseille propose la traduction suivante, où il emploie le substantif péché : 28 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Consume les épines de tous mes péchés. Purifie mon âme, sanctifie mes pensées, fortifie mes articulations et mes os. Illumine mes cinq sens. Cloue-moi tout entier par ta crainte. (Prière d’action de grâces de saint Syméon le Métaphraste, p. 39) Dans la plupart des textes qui font partie de la version française de l’Office des funérailles d’un moine, réalisée par le père Placide Deseille, le nom faute est employé également en tant que synonyme du nom péché. Cette synonymie est illustrée discursivement par l’utilisation du premier à l’intérieur du syntagme « la rémission des fautes », dont la forme liturgique habituelle, « canonique », est « la rémission des péchés » : Toute sainte Vierge Épouse de Dieu, toi qui as enfanté la lumière inaccessible, je te demande, je te prie et te supplie, ne cesse pas d’implorer le Seigneur pour ton serviteur, ô Souveraine immaculée, afin qu’il trouve la rémission de ses fautes. (Office des funérailles d’un moine, p. 30) Néanmoins, dans deux contextes précis de cet office, le substantif faute exprime un manquement qui est clairement mis en relation de dépendance avec la nature humaine soumise au péché, en tant que faiblesse anthropologique de l’être humain, que Dieu est imploré à pardonner, en vertu de son amour pour les hommes : Tous, nous te supplions maintenant, ô Christ, et te crions avec componction dans une prière instante : sois propice à ton serviteur, ô Ami des hommes, et par ta miséricorde pardonne-lui les fautes, qu’il a commises en action ou en paroles, en être humain qu’il était. (Office des funérailles d’un moine, p. 42) […] Avec tes saints, rends notre frère décédé digne d’habiter dans les parvis lumineux, dans le sanctuaire où brille la splendeur sans déclin de ta riche bonté, sans tenir compte d’aucune des fautes de sa vie, toi qui es miséricordieux. (Office des funérailles d’un moine, p. 43) Dans les mêmes contextes, le père Denis Guillaume propose quant à lui le substantif péché, et non pas le nom faute, au niveau de sa version française du même office des funérailles monastiques. (Guillaume, D., 1992, p. 265) Le nom transgression apparaît beaucoup moins souvent dans les textes de notre corpus, uniquement dans les versions françaises du père Placide Deseille, étant complètement absent des traductions du père Denis Guillaume. Il y est employé avec le sens de péché : Ô Maître, Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu, […] ne tiens pas compte de toutes mes transgressions, commises avec connaissance ou par ignorance, et rends-moi digne de communier sans encourir de condamnation, à tes saints, divins, glorieux, très purs et vivifiants mystères. (Première prière de saint Jean Damascène avant la Communion, p. 28) Dans tous les contextes, sa signification est incompatible avec l’approche de la sainteté de Dieu, de la gloire, de la pureté et de la divinité du Corps et du Sang de Son Fils que le chrétien se prépare à recevoir, ou de la sainteté de son Royaume, où 29 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute le défunt aimerait avoir accès (« par ta miséricorde, ne regarde pas ses transgressions, mais accorde-lui le repos » : Office des funérailles d’un moine, p. 17). Le substantif offense enregistre le nombre le plus réduit d’occurrences dans les textes choisis pour faire partie de notre corpus d’analyse. Il n’y est employé qu’une seule fois, aux côtés des noms faute et transgression dans le contexte cité au début de ce travail. L’offense est l’action et le résultat d’offenser Dieu par une conduite qui n’est pas conforme à ses commandements, à la doctrine de l’Église, aux préceptes évangéliques ; l’actualisation discursive de la signification du verbe correspondant est plus percutante pragmatiquement que la manifestation du sens de notre substantif. Le verbe offenser est employé une seule fois dans notre corpus, dans une prière avant la communion, attribuée à Saint Basile le Grand : J’ai péché contre le ciel et contre toi [Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu] et je ne suis pas digne de lever les yeux vers ta haute gloire ; car j’ai offensé ta bonté en violant tes commandements et en n’obéissant pas à tes préceptes. (Première prière de saint Basile le Grand avant la Communion, p. 23) Il est mis en relation discursive avec sa conséquence ontologique principale : l’état d’indignité dont le chrétien est conscient lorsqu’il prend l’initiative de s’approcher de la communion aux saints Mystères. Cette prise de conscience déclenche son agir rituel et liturgique, de demander le pardon dans la prière à celui qui peut le lui offrir, en échange de son repentir. Pour conclure : fautes, offenses et transgressions, autant de manquements humains soumis au pardon de Dieu Un synonyme des trois substantifs, et surtout du nom faute, apparaît dans l’une des prières chantées lors de l’office des funérailles des moines, à savoir le nom manquement. Il désigne toute forme de désobéissance par rapport à la doctrine et aux lois de l’Église, sans la soumettre (ni de façon dénotative, ni de manière connotative) au jugement moral (et ecclésiastique), tel que le font sémantiquement (et discursivement) les noms faute, offense et transgression. Dans le texte de cette prière, le défunt s’adresse à ses frères spirituels (les autres moines qui font partie de la même communauté que lui), en leur demandant de prier pour lui, afin que le Seigneur lui accorde le repos et ne prenne pas en considération ses « manquements », inhérents à la nature humaine, mais son ardeur et les efforts de perfection spirituelle entrepris le long de sa vie monastique : Mes frères spirituels, ne m’oubliez pas quand vous prierez le Seigneur ; […] élevez vos mains et criez : Seigneur Jésus-Christ, par les prières de celle qui t’as enfanté sans semence, des saints et des justes, accorde le repos avec les saints à ton serviteur, qui est parti d’auprès de nous, sans regarder ses manquements, car il t’a suivi avec ardeur et a pris sur ses épaules ta croix, toi qui es le seul bon et miséricordieux. (Office des funérailles d’un moine, p. 46) 30 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Il nous semble que l’utilisation du substantif manquement fait référence au conditionnement imposé par la nature humaine pécheresse à l’agir humain du chrétien durant sa vie terrestre. Les écarts qu’il peut faire par rapport aux commandements de Dieu et aux préceptes évangéliques sont commis aussi malgré sa bonne intention de tout entreprendre selon la volonté de son Créateur ; surtout dans le cas des moines (et des moniales), ces chrétien(ne)s qui ont choisi délibérément de suivre le Christ, « en portant sa croix sur leurs épaules », en se séparant du monde et en embrassant la vie monastique avec ses rigueurs ascétiques Dumas, F., 2009b). La mention discursive assez fréquente des fautes (surtout), des offenses et des transgressions commises durant la vie terrestre par tout chrétien qui en prend conscience, dans les textes des prières que nous avons choisies pour faire partie de notre corpus, vise une réponse concrète, rituellement efficace, de la part de Dieu. L’agir verbal du chrétien, manifesté par la récitation et/ou le chant de ces prières, réclame donc l’intervention de l’agir divin dans sa vie, sous la forme de la rémission de ses fautes-offenses-et-transgressions-péchés. Cette rémission veut dire leur pardon, et équivaut à l’obtention de la vie éternelle, comme le proclame les textes mêmes de ces prières : Accorde-moi de recevoir dignement tes divins Mystères avec une conscience pure, jusqu’à mon dernier souffle, pour la rémission de mes péchés et la vie éternelle. (Prière d’action de grâce après la Communion, de saint Basile le Grand) C’est ainsi que rituellement (et liturgiquement, puisque la Communion est actualisée au cœur même de la Liturgie eucharistique), l’agir humain du chrétien, verbal et non verbal (qui engage toute sa vie, ses faits et gestes), vise donc la mise en acte de l’agir divin dans sa vie terrestre. Un agir efficace de par sa nature, qui dépasse les cadres limités de la vie terrestre et inscrit le chrétien dans un avenir-présent eschatologique, en lui offrant la vie éternelle dans le Royaume des cieux, afin d’y être vécue dans l’intimité de son Créateur. Références Coseriu, Eugenio, « Orationis fundamenta. Rugăciunea ca text », traducere de Andreea Grinea, Transilvania, nr. 7-8, p. 1-12, 2010. Deseille, Placide, archimandrite, Les chemins du cœur. L’Enseignement spirituel des Pères de l’Église, Monastère Saint-Antoine-Le-Grand, Monastère de Solan, 2012. 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We will seek to explore the roots of the narrator and other female characters’ transgressions and feelings of guilt while revealing the condition of women in the Muslim patriarchal society. We will then dwell on their rapport with the female body, the veil, love, and autobiographical writing. Although guilt results from transgressing the prohibitions imposed by the Muslim society, for Djebar it becomes an instrument of emancipation thanks to her writing in French. Keywords: Assia Djebar; North-African literature; guilt; transgression; autobiographical writing. Introduction Romancière, dramaturge, historienne et cinéaste, Assia Djebar (1936-2015), de son vrai nom Fatma-Zohra Imalhayenne, est une figure emblématique de la littérature maghrébine francophone postcoloniale. Femme arabe à l’écriture française, elle inscrit ses maints romans, nouvelles, essais et pièces de théâtre dans un entre-deux géographique et linguistique ayant au centre l’Histoire de l’Algérie, notamment celle de la lutte contre le colonialisme français. Conteuse de la mémoire algérienne et de sa propre mémoire, elle se fait le porte-parole de toutes les femmes algériennes condamnées au silence par les lois patriarchales de la société musulmane. Le roman autobiographique L’Amour, la fantasia (1985), premier volet du Quatuor algérien de Djebar, représente une entreprise de recréation historique du début de la colonisation française d’Algérie : la prise d’Alger en 1830 dans la première partie intitulée La prise de la ville ou L’Amour s’écrit ainsi que de la résistance algérienne des années 1840 dans la seconde partie, Les cris de la fantasia. Afin de combler les lacunes des archives – des récits de guerre des Français – Djebar resuscite, à l’aide de la fiction, les voix occultées de ses compatriotes. Cette quête historique alterne, tel dans un jeu de miroirs, avec une quête personnelle, autobiographique de la narratrice/auteure. Les deux subsistent dans la troisième partie, Les voix ensevelies, où la romancière entrelace, en montage alterné, les histoires orales des aïeules de sa tribu, des militantes algériennes de la guerre d’indépendance : elle transcrit leurs interviews de l’arabe, langue maternelle, en français, langue adverse, tout en les 33 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute complétant par ses propres réflexions. En effet, la problématique de la langue d’écriture dans cet espace linguistique pluriel où coexistent « le berbère des montagnes du Dahra et l’arabe de [s]a ville » (Djebar, A., 2008, p. 285), à côté du français, soutient toute la structure du récit : écrire en langue étrangère évoque, comme un couteau à double tranchant, une trahison et une renaissance à la fois. Elevée dans une société où les femmes sont cloîtrées, soumises au pouvoir masculin, exclues de l’espace public réservé exclusivement aux hommes, Djebar condamne ces traditions islamiques auxquelles elle avait échappé grâce à la langue étrangère qui « peut entraîner une libération à travers l’évolution des mentalités provoquée par son emploi » (Cenitagoya, L., 2005, p. 216). Quoique empreinte d’un sentiment de culpabilité, « [elle prend] conscience de [s]on choix définitif d’une écriture francophone qui est, pour [elle] alors, la seule de nécessité » (Djebar, A., 1999, p. 39). La culpabilité La culpabilité étant une notion polysémique, l’on doit faire la distinction entre ses deux sens majeurs : « l’état de quelqu’un qui est coupable d’une infraction ou d’une faute » et « le sentiment de faute ressenti par un sujet, que celle-ci soit réelle ou imaginaire » (Dictionnaire Larousse). Notre intention, dans ce travail, est de réfléchir sur le sentiment de faute. Si la faute est un acte objectif, le sentiment de faute est, par contre, une émotion subjective. Notion vaste et ambiguë, la culpabilité renvoie à une multitude de fondements théoriques. Chez Freud, elle est liée tout particulièrement au complexe d’Œdipe et résulte d’une tension entre le moi et le surmoi. Chez Paul Ricoeur, il y a un lien intrinsèque entre la culpabilité et la faute originelle. En outre, dans Finitude et culpabilité, deuxième tome de sa Philosophie de la volonté, Ricoeur soutient que le sentiment de culpabilité fait référence à la conscience personnelle intime du sujet moral. Pour lui, l’aveu, voire l’affirmation d’une conscience coupable, équivaut à l’expérience de la culpabilité. Il donne ainsi à la culpabilité un rôle productif tout en la rattachant à une responsabilité dont le sujet porte le poids. Contrairement à la morale chrétienne, la tradition prophétique musulmane rejette la préexistence d’une déviation morale dans la nature humaine. Si dans les deux sociétés il existe un rapport direct entre la culpabilité et la honte, cette dernière engendre, dans la culture musulmane, un sentiment plus intense : la pudeur. Faisant de celle-ci une partie centrale de la foi, le discours normatif musulman se focalise sur la culpabilité du corps féminin et la ségrégation sexuelle de la société. Dans La Domination masculine, Pierre Bourdieu dénonce le monopole masculin du pouvoir et l’infériorisation de la femme musulmane qui, obligée d’adopter un comportement pudique, est censée devenir invisible, muette et aveugle. Son corps, sa voix et son regard sont une nudité : elle « doit […] renoncer à faire un usage public de son regard (elle marche en public les yeux baissés vers ses pieds) et de sa parole (le seul mot qui lui convient est ‘je ne sais pas’, antithèse de la parole virile qui est affirmation décisive, tranchée, … réfléchie et mesurée) » (Bourdieu, P., 2002, p. 39). Toute 34 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute déviation de ces normes terne l’honneur du patriarche et déclenche le sentiment de culpabilité chez les femmes musulmanes dont le rôle se limite aux murs du foyer. Dans notre étude de L’Amour, la fantasia, nous explorerons les sources du sentiment de culpabilité issu de la transgression des normes morales de la tradition islamique dans le contexte de la colonisation française afin de mettre en évidence la manière dont la narratrice/auteure réussit à s’en libérer tout en donnant une voix à ses congénères. La loi du père et le corps féminin Symbole essentiel de l’Islam, le voile est perçu dans le monde occidental comme un signe d’enfermement et de domination de la femme. Dans la société musulmane, par contre, il acquiert un rôle protecteur. Si on considère l’histoire du voile, l’on constate une contradiction quant à de cette protection-même. Au temps de Mahomet, l’on exigeait que les femmes de celui-ci se voilent dans la rue pour se protéger des attaques des étrangers. Avec le développement de l’Islam, un renversement de rôles a lieu : le port du voile devient une norme sociale et éthique imposée à toute femme afin de protéger l’homme du danger représenté par le corps féminin. Ainsi, comme l’explique Fatima Mernissi dans Beyond the Veil, la culture islamique considère-t-elle la femme un être puissant et dangereux qui provoque le désir de l’homme. En l’occurrence, c’est la nécessité de diminuer le pouvoir de la séduction féminine qui génère la ségrégation des genres et l’enferment de la femme. Dans L’Amour, la fantasia, Assia Djebar critique, elle aussi, cette exigence que la femme demeure invisible : « un besoin d’effacement s’exerce sur le corps des femmes qu’il faut emmitoufler, enserrer, langer, comme un nourrisson ou comme un cadavre. Exposé, il blesserait chaque regard, agresserait le plus pâle désir, soulignerait toute séparation » (Djebar, A., 2008, p. 255). Quant à la narratrice autobiographique, elle se situe à l’entrecroisement de deux cultures, musulmane et française. Elevée au contact de la culture du colonisateur par un père instituteur à l’école coloniale, elle n’a jamais dû porter le voile, pouvant circuler librement dans l’espace public. Grâce à l’école française, elle a aussi échappé à la claustration à laquelle est condamnée toute femme musulmane. Le père apparaît ainsi dès la première page du récit comme intercesseur de sa libération : Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, main dans la main du père. Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l’école française. Fillette arabe dans un village du Sahel algérien. (Djebar, A., 2008, p. 11) Ainsi, aux yeux de la communauté, le père devient-il coupable d’avoir facilité une transgression, d’avoir eu le courage de franchir un interdit : « Dès le premier jour où une fillette ‘sort’ pour apprendre l’alphabet, les voisins prennent le regard matois de ceux qui s’apitoient dix ou quinze ans à l’avance : sur le père audacieux, sur le frère inconséquent. » (Djebar, A., 2008, p. 11) 35 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute En tant que patriarche de la famille, le père représente la loi. Bien qu’il libère le corps de sa fille du joug des traditions islamiques tout en lui faisant le don de l’écriture en langue française, il demeure le protecteur de la vertu féminine. C’est bien pourquoi la première lettre d’amour reçue par la narratrice provoque une réaction violente de la part du père, ayant pour conséquence la « censure paternelle » : A dix-sept ans, j’entre dans l’histoire d’amour à cause d’une lettre. Un inconnu m’a écrit ; par inconscience ou par audace, il l’a fait ouvertement. Le père, secoué d’une rage sans éclats, a déchiré devant moi la missive. Il ne me la donne pas à lire. Il la jette au panier. [...] Les mots conventionnels en langue française de l’étudiant en vacances se sont gonflés d’un désir imprévu, hyperbolique, simplement parce que le père a voulu les détruire. (Djebar, A., 2008, p. 12) Pour la narratrice, coupable de s’engager dans une correspondance interdite, la transgression de la loi du père aura des répercussions sévères : dorénavant, il lui sera impossible d’écrire des mots d’amour en français. Face au « diktat paternel », la passion et les émotions ne peuvent pas percer les mots, l’amour ne peut pas s’écrire. Ainsi, quant à l’expression amoureuse, la langue française reste-t-elle un désert : « la langue française pouvait tout m’offrir de ses trésors inépuisables, mais pas un, pas le moindre de ses mots d’amour ne me serait réservé… » (Djebar, A., 2008, p. 27). Le regard inquisiteur du père ne cessera pas de la hanter, même pendant sa nuit de noces. En l’occurrence, cette « aphasie amoureuse » amène la narratrice à redécouvrir, « en miraculée », sa langue maternelle riche, tendre et raffinée, et à se demander si celleci lui permettrait de dire son amour : Le français m’est langue marâtre. Quelle est ma langue mère disparue, qui m’a abandonnée sur le trottoir et s’est enfuie ?... Langue-mère idéalisée ou mal-aimée, livrée aux hérauts de foire ou aux seuls geôliers !... Sous le poids des tabous que je porte en moi comme héritage, je me retrouve désertée des chants de l’amour arabe. Est-ce d’avoir été expulsée de ce discours amoureux qui me fait trouver aride le français que j’emploie ? (Djebar, A., 2008, p. 27) Malheureusement, en choisissant de se séparer de sa langue maternelle et de la substituer avec la langue française, aride par rapport à la luxuriance de la première, la narratrice se sentira rejetée par les deux langues quant au discours amoureux. Par conséquent, elle renonce à écrire l’amour et s’engage à l’écoute des voix des aïeules de sa tribu. L’écriture en langue française Si écrire, pour une femme musulmane, c’est franchir un interdit, écrire en langue française, langue de l’ancien colonisateur, représente une double culpabilité : c’est un acte impudique, une démesure qui apporte le déshonneur à la famille. C’est la raison pour laquelle Djebar, au moment de la parution de son premier roman, La Soif (1957), avait décidé de prendre le nom de plume qui l’a accompagné pendant toute sa carrière littéraire et cinématographique. 36 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Pour Djebar, autant que pour la narratrice de L’amour, la fantasia, écrire dans la langue de l’occupant français constitue un paradoxe. Premièrement, c’est une écriture salutaire car elle libère son corps et l’écarte de la claustration du harem : il lui permet de circuler dans l’espace public, contrairement aux femmes reléguées aux travaux domestiques, sans voix et sans nom. De ce fait, ce don du père devient un voile salutaire qui la met à l’abri « du coup de sabot à la face [qui] renversera toute femme dressée libre, toute vie surgissant au soleil pour danser ! » (Djebar, A., 2008, p. 314). On pourrait ainsi dire que la langue française agit comme un voile invisible et protecteur tout en lui favorisant le franchissement d’un interdit : Comme si soudain la langue française avait des yeux et qu’elle me les ait donnés pour voir dans la liberté, comme si la langue française aveuglait les mâles voyeurs de mon clan et qu’à ce prix, je puisse circuler, dégringoler toutes les rues, annexer le dehors pour mes compagnes cloîtrées, pour mes aïeules mortes bien avant le tombeau. (Djebar, A., 2008, p. 256) Le père, agent de libération de sa fille, se sert, lui aussi, de l’écriture en langue française pour nommer sa femme dans une lettre. Aux yeux de la communauté, il devient ainsi coupable d’avoir transgressé une autre loi morale, celle de ne jamais nommer une femme : La révolution était manifeste : mon père, de sa propre écriture, et sur une carte postale qui allait voyager de ville en ville, qui allait passer sous tant de regards masculins, y compris pour finir celui du facteur de notre village, mon père donc avait osé écrire le nom de sa femme qu’il avait désignée à la manière occidentale : « Madame untel… » ; or tout autochtone, pauvre ou riche, n’évoquait femme et enfants que par le biais de cette vague périphrase : « la maison ». (Djebar, A., 2008, p. 57) Ecrire le nom de sa femme et forcer le facteur de le lire apparaît donc comme un acte honteux, équivalant à un dévoilement. La mère, à son tour, commet la faute de ne pas toujours désigner son mari par « le pronom personnel arabe correspondant à ‘lui’ » (Djebar, A., 2008, p. 54). Niant la neutralité requise par la tradition musulmane, elle évoque d’abord son mari par « mon mari » et plus tard, après avoir fait des progrès dans l’apprentissage du français, prononce son prénom, Tahar. De ce fait, la mère se distingue de ses interlocutrices – sœurs et cousines – et acquiert un statut supérieur à celles-ci, celui de femme libre. C’est grâce à la langue française, donc, que les parents de la narratrice daignent, sans fausse pudeur, « se nomm[er] réciproquement, autant dire s’aim[er] ouvertement » (Djebar, A., 2008, p. 58). Toutefois, comme le constate Milena Horvath, toutes ces transgressions découlant de l’usage de la langue française sont « rachetée[s] par une double transmission. Transmission dans l’histoire, que nous appellerons transmission diachronique, et transmission ou médiation entre deux univers : celui des femmes et celui des hommes, c’est-à-dire transmission synchronique » (Horvath, M., 1997, p. 341). La narratrice passe ainsi de l’oral à l’écrit afin de matérialiser la parole des femmes, d’un côté, transmettre les écrits des chroniqueurs arabes, des officiers français de la guerre 37 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute d’occupation ou des peintres, comme Fromentin, de l’autre côté : « Dire à mon tour. Transmettre ce qui a été dit puis écrit » (Djebar, A., 2008, p. 187). En effet, « [é]crire ne tue pas la voix mais la réveille, surtout pour resusciter tant de voix disparues » (Djebar, A., 2008, p. 285). Cependant, hormis ce côté positif, l’écriture en langue française se charge aussi de connotations négatives. Comme nous l’avons déjà souligné, cette langue est celle du colonisateur : une langue adverse, « marâtre », souillée du sang de ses aïeux. Pour la narratrice, elle devient ainsi un agent destructeur qui la pousse à franchir un interdit, d’où son sentiment de culpabilité. C’est bien pourquoi cette langue de l’espace public ne pourra jamais peindre son univers intérieur : « J’écris et je parle français au dehors : mes mots ne se chargent pas de réalité charnelle » (Djebar, A., 2008, p. 261). Antithétique, la langue de l’Autre, libère et empoisonne à la fois, ainsi que l’évoque la métaphore de la tunique de Nessus : « La langue coagulée des Autres m’a enveloppée, dès l’enfance, en tunique de Nessus, don d’amour de mon père qui, chaque matin me tenait par la main sur le chemin de l’école. Fillette arabe, dans un village du Sahel algérien… » (Djebar, A., 2008, p. 302). L’image réitérée de la fillette arabe tenant son père par la main se réverbère, à l’excipit du roman, dans une autre image, celle d’une main coupée trouvée dans le sable par le peintre Fromentin, « seconde silhouette paternelle » (Djebar, A., 2008, p. 313) : Eugène Fromentin me tend une main inattendue, celle d’une inconnue qu’il n’a jamais pu dessiner. En juin 1853 […] il visite Laghouat occupée après un terrible siège. Il évoque alors un détail sinistre : au sortir de l’oasis que le massacre, six mois après, empuantit, Fromentin ramasse, dans la poussière, une main coupée d’Algérienne anonyme. Il la jette ensuite sur son chemin. Plus tard, je me saisis de cette main vivante, main de la mutilation et du souvenir et je tente de lui faire porter le ‘qalam’ [le stylo, en arabe]. (Djebar, A., 2008, p. 313) La main coupée dont se saisit la narratrice s’associe et à la main libératrice du père et à la main qui écrit, tout en constituant une métaphore qui traverse le récit entier, celle de l’écriture féminine. Matérialiser la voix plurielle de ces femmes algériennes mutilées par les guerres, déterrer leurs histoires devient un impératif absolu pour la narratrice et pour Djebar dont l’œuvre entière est hantée par l’effacement des femmes du discours de l’Histoire d’Algérie. L’image contradictoire de l’écriture en français dans L’amour, la fantasia est, peutêtre, la plus évidente quand il s’agit de l’autobiographie. La narratrice djebarienne est bien consciente du rôle de la langue étrangère qui la protège tel un voile : c’est grâce à celle-ci qu’elle peut se raconter dans la société musulmane qui interdit aux femmes le droit de s’exprimer à la première personne. Pourtant, le scandale de dire « je » dans la langue de l’Autre en tant que femme – geste impudique, mais nécessaire – équivaut en même temps à un dévoilement : Parler de soi-même hors de la langue des aïeules, c’est se dévoiler certes, mais pas seulement pour sortir de l’enfance, pour s’en exiler définitivement. Le dévoilement, aussi 38 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute contingent, devient, comme le souligne mon arabe dialectal du quotidien, vraiment « se mettre à nu ». (Djebar, A., 2008, p. 224) Cette double transgression entraîne l’échec de l’autobiographie djebarienne. Contrainte à se servir de la fiction comme d’un voile protégeant l’intime, Djebar rattache sa voix à la voix plurielle de ses aïeules afin d’élaborer une autobiographie polyphonique féminine : L’autobiographie pratiquée dans la langue adverse se tisse comme fiction, du moins tant que l’oubli des morts charriés par l’écriture n’opère pas son anesthésie. Croyant « me parcourir », je ne fais que choisir un autre voile. Voulant, à chaque pas, parvenir à la transparence, je m’engloutis davantage dans l’anonymat des aïeules. (Djebar, A., 2008, p. 302) Conclusion En guise de conclusion, l’on peut affirmer que l’écriture de Djebar se situe dans un entre-deux linguistique et culturel, la langue française la mettant en rapport avec les anciens colonisateurs et ses ancêtres à la fois. Afin de compenser l’amnésie du passé, retrouver ses racines, ainsi que pour mettre à nu sa subjectivité, elle se détache du sentiment de culpabilité et se sert de l’écriture de l’Autre comme d’une forme de résistance qui la libère des contraintes perpétuées par la société islamique. Chez la narratrice/auteure, l’acte de résistance, voire d’émancipation, passe par le père, responsable de son éducation française. Tiraillée entre les langues de son enfance et la langue française, symbole de la violence coloniale, elle défie, par son écriture, le pacte du silence et la honte du corps féminin dont souffre toute femme musulmane. Courageuse et révolutionnaire, elle se met à l’écoute des voix de femmes tout en leur offrant une écriture autobiographique plurielle qui l’inclue elle aussi. En ce sens, ces cris deviennent une expression de la résistance féminine et de la liberté. Toutefois, sa tentative de libérer ces femmes, anciennes héroïnes de guerre, de l’enfermement s’avère vouée à l’échec car, à la fin du roman, elles retournent toutes à l’espace intérieur où elles demeureront claustrées jusqu’à la fin de leur vie. Pour ce qui est de la langue française, elle est à la fois protection et douleur, mais c’est grâce à elle que la narratrice peut pénétrer, dévoilée dans l’espace public réservé aux hommes. Instrument de la résistance, cette langue « marâtre » est celle qui la ramène aux cris étouffés des femmes emmurées, celle qui parvient à tirer de l’oubli les victimes de la guerre afin de les ressusciter à travers l’écriture. Dans les mots d’Assia Djebar : [L’écriture en français] ne peut aller que dans le sens d’une résistance contre les mouvements de régression, contre les mouvements d’amputation. Petit à petit, l’on s’aperçoit que même si l’on écrit dans la langue de l’autre, même si l’on écrit dans la langue du père et peut-être après tout, parce qu’on écrit la langue du père, finalement il s’agit d’une certaine maturation de la révolte : d’une résistance fondamentale que l’on traduit dans des fictions. (Djebar, A., 1990, p. 79) 39 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Références Bourdieu, Pierre, La domination masculine, Seuil, Paris, 2002. Calle-Gruber, Mireille, « L’amour-dans-la-langue-adverse. Assia Djebar et la question de la littérature francophone » dans Annie D. Rosenman et Lucette Valensi (dir.), La guerre d’Algérie dans la mémoire et l’imaginaire, Bouchène, Paris, 2004, p. 247-256. Chih, Zineb, « L’Amour, la fantasia d’Assia Djebar : de l’écriture autobiographique à l’écriture des cris », Synérgies Algérie, no. 21, 2014, p. 29-43. Déjeux, Jean, La littérature féminine de langue française au Maghreb, Khartala, Paris, 1994. 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If Bataille's first fictions show an essentially oedipal fault, it seems that the transgressive gesture of the culprit is increasingly directed towards a praise of a poet-Oreste as the one who, thwarting the authority of power, embodies the exhilarating reverse of crime. Orestes appears as the one who is finally guilty of an overreach of the city that repudiates him for a just fault. Reinvesting Aeschylus' Orestes as well as Racine's Orestes in love, Bataille shows how the threshold of madness, where the fault gangrenes man's spirit can prove to be a passage towards a moral and intellectual liberation. The experiences of the novel L'Impossible and the novel Le Petit bear witness to this. But it is also in the search for the Atheological Summa that an interrogation of crime as a moral of the self is played out, notably in the diary of The Guilty or in The Alleluia – Catechism for the Outcast. This article therefore intends, through an examination of Bataldian orestia, to highlight the importance of fault and guilt as the motors of human emancipation in the face of the law, which alienates the instinct and opposes the epiphanic transgressive gesture. Keywords: Oreste; madness; fault; transgression; crime. L’œuvre romanesque de Georges Bataille est traversée par la figure du coupable : celui qui commet la faute. Elle symbolise la manifestation d’un élément hétérogène : ce qui viendrait briser le consensus du rationnel et du raisonnable. Dans son roman L’Impossible, la figure d’Oreste tend à cristalliser ce mouvement typique de la réflexion bataillienne, justifiant dans la scène fictionnelle l’épiphanie marginalisante de ce qu’il nomme « expérience intérieure ». Oreste, coupable finalement acquitté dans sa cité, celui qui a tué mère et oncle pour venger le père, s’oppose à l’autorité du pouvoir. Un temps paria, exclu, il incarne la marge et la différence, envers jouissif du crime. Et dans son catéchisme, L’Alleluiah, nourritures terrestres pour vicieux, le conseil est de s’y abandonner tout à fait : « les furies aux chevelures de serpents sont les compagnes du plaisir. Elles t’accompagneront la main, – te gorgeant d’alcool » (Bataille, G., 1971, p. 204). Tout concourt à l’impossible ivresse chez Oreste qui, dans le roman, répète un mantra racinien de ces « serpents qui sifflent sur nos têtes », tentation de qui, au seuil, hésite encore. Ici réinvestie, la figure d’Oreste semble incarner l’homme qui, dans une cité qui nie son instinct, recherche sa propre perte 41 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute dans une soif du transgressif. La subversion apparaît comme une manière de métamorphoser le sujet dont l’intimité est, pour Bataille, niée par la loi et l’assignation à un pragmatisme sclérosant. La référence antique invite ainsi à une relecture critique du rôle de l’instinct et du vice dans l’anthropologie bataillienne. Aussi s’agira-t-il plus largement d’étudier les ramifications de la métaphore orestienne dans l’œuvre de Bataille, comme expérience de la faute et affirmation d’une culpabilité ancrée. Imaginaire bataldien de l’Antique Si cela ne semble pas d’emblée évident, le texte de Bataille est marqué par une constante réflexion sur l’Antiquité, source d’inspirations et de références. D’une part, l’héritage nietzschéen dans lequel s’inscrit l’auteur puise évidemment et avec abondance dans la figure de Dionysos pour ce qu’il incarnerait de l’excès, du refus d’une certaine norme, pour ce qu’il représenterait d’instinctif en l’homme. Autrement dit, il symbolise, chez Bataille – s’il s’agit d’être au moins schématique – une perte positive de la raison, raison entendue comme loi, règlement. Et l’homme, s’il veut viser une certaine authenticité, en dehors de l’injonction sociale, doit faire l’épreuve de ce que Bataille nomme une « pure perte » ou une « dépense », dépense de soi, dépense ontologique donc qui correspond à un sacrifice, fût-il un sacrifice métaphorique évidemment du masque social. Le rire, la fête, l’érotisme sont autant d’éléments qui, dans la pensée bataillienne, ouvrent la voie à une dépense. Il s’agit donc d’une épreuve de la dé-raison, une anti-rationalité, qui puise dans une énergie dionysiaque. On pourrait donc parler ici, dans une perspective à la fois philosophique – en ce qu’elle touche à l’ontologie – et à la fois politique – pour ce qu’elle parle du collectif – d’une constante de la figure antique, une figure de la transgression. La transgression étant, chez Bataille, une mise en jeu de soi comme épreuve de l’interdit. Elle est aussi une façon de procéder à une expérience qu’il qualifie d’intérieure. L’épreuve de l’excès étant ce qui excède, dépasse et dépense le donné, le normé. Or, ce qui caractérise aussi Dionysos est cette façon d’être toujours étranger, de se déraciner – quitter Gaïa, quitter l’ordre stable, pour faire l’épreuve d’une différence. D’autre part, l’autre référence à l’Antiquité, assumée, chez Bataille, est l’Œdipe. Le premier texte de Bataille, Histoire de l’œil, paru en 1928, est le fruit d’une psychanalyse où Bataille liquide la figure du père, opérant, dit-il, une décharge (autrement dit, pour reprendre le vocabulaire qu’il élabore par la suite, une dépense). Le père est l’aveugle, qui ne voit pas ce fils qui, lui, le regarde. Et cette image du père cristallise chez Bataille bien des éléments de la pensée à venir, notamment le lien entre la dépense physique – celle du père malade – et l’image de l’extase face à celui qu’on regarde les yeux révulsés alors qu’il urine. Voilà un second point, bien plus intime et autobiographique, mais qui ne manque pas d’irriguer l’écriture ni même d’encourager Bataille lui-même à se faire étranger par un recours fréquent et ludique au pseudonyme. Et ce second point met en évidence des éléments nettement saillants comme l’idée de culpabilité : Bataille est celui qui n’est pas reconnu, caché face à l’œil pourtant ouvert du père, qu’il observe longtemps. Si ces deux polarités structurent l’imaginaire antique de la pensée bataillienne, une figure semble les relier qui serait celle d’Oreste. Oreste, autre Œdipe, celui qui implique à chaque fois une 42 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute reconnaissance, un dévoilement. Oreste encore, étranger, coupable adoré, Oreste pourchassé, au seuil de la folie, donc de la dé-raison. La figure du coupable est omniprésente chez Bataille. Or, il semble que se dessine une vision positive du coupable, du moins d’une culpabilité à l’envers : le coupable serait celui qui, poussant à l’excès une idée du crime, se libérerait. Le crime est entendu alors comme transgression heureuse, comme dignité ontologique face à l’oppression de la loi et de la raison. C’est en ce sens sans doute que la figure d’Oreste rejoint celle du coupable et du criminel dans l’imaginaire bataldien. Pour Oreste « l’angoisse est le serpent, c’est la tentation » (Bataille, G., 1971, p. 214), la possibilité perpétuelle de la chute, d’une mise en jeu ontologique. Ce serpent tentateur, bien entendu, a à voir avec l’idée de Mal dans la pensée chrétienne. Bataille opposant une épreuve souveraine du Mal à la soumission de l’homme à une morale du Bien au mépris de son propre instinct. Imaginaire bataldien de l’Oreste En 1943, Georges Bataille travaille à plusieurs projets. L’Expérience intérieure, volume philosophique important, paraît cette année-là. Dans le même temps il évoque un texte qui ne verra jamais le jour, « Le Devenir Oreste ou l’exercice de méditation ». Ce texte ne verra jamais le jour comme tel, toutefois, Devenir Oreste s’intégrera dans un autre texte, tandis qu’une Méthode de méditation est publiée en 1947, comme suite à L’Expérience intérieure. Ce projet de l’Expérience intérieure est la pierre angulaire d’une somme plus globale, intitulée la Somme athéologique, qui vise à élaborer un système de pensées post-nietzschéen, ou une réflexion sur l’homme privé du divin. Ces différents travaux élaborent dans le même temps une réflexion sur cette fameuse mise en jeu du moi dans une épreuve du non-sens : Dieu étant le garant d’un sens, Dieu a laissé un vide et donc une absence de sens. Il est intéressant de voir combien ces travaux de Bataille s’appuient sur la figure d’Oreste. Dans une lettre à Jean Lescure, qui dirige alors la revue Messages, datée de juin 1943, Bataille évoque ceci : J’ai donc envisagé de finir en quelques jours un livre ébauché. Le titre en est (pour l’instant du moins mais sans doute est-ce un titre définitif) Le Devenir Oreste ou l’exercice de la méditation. C’est une protestation véhémente contre l’équivoque de la poésie (la poésie se contente d’évoquer Oreste, il faut l’être, pour cela revenir à l’attention calme – au lieu de l’impatience moyenne du poète – s’enfoncer lentement et sûrement dans le possible de l’homme, devenir ainsi l’homme qui met la nature en question, devenir la mise en question pure de tout comme un accomplissement de l’homme). (Bataille, G.,1998, p. 192) Se dessine ici ce qui deviendra un élément essentiel de la pensée bataillienne : une critique de la poésie comme mensonge. La poésie telle que nous la connaissons, selon Bataille, n’est qu’une fiction qui reconduit l’inauthenticité du réel parce qu’elle met entre l’homme et ce qu’elle désigne une séparation. Il faudrait, en réalité, une poésie qui se vive à la lecture, qui soit un sacrifice de soi, dirait Bataille. Oreste, bien peu poète pourtant, est celui qui met le plus en jeu cela puisqu’il nie l’équivoque que dénonce l’auteur. Oreste donc, figure de l’anti-équivoque, en ce qu’il coïncide authentiquement – souverainement – avec lui-même dans sa propre expérience-limite 43 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute de la dé-raison. Une poésie authentique serait celle de l’agitation, qui ne nie pas la violence et la démesure en nous, une poésie qui nous assaille. Dans une lettre écrite à la même époque à son ami écrivain Michel Leiris, Bataille évoque la pièce de Sartre, Les Mouches, montée au début du mois de juin et dont il vient de commencer la lecture. Cette pièce, rappelons-le, est une adaptation de l’histoire d’Electre et Oreste. Voilà ce qu’écrit Bataille : J’ai lu Les Mouches. Je suis gêné pour en parler. Tu as vu que Sartre a fait des livres de Blanchot l’objet d’articles des Cahiers du sud. J’ai appris qu’il continuait avec moi… D’ailleurs j’aime mieux Les Mouches depuis que je le sais. Auparavant j’en avais lu trois pages dans une revue qui m’avaient coupé l’envie de lire le reste… […] C’est une fabrication (même avec des faiblesses – un langage qui ne porte guère, à la lecture du moins). Ne trouves-tu pas qu’en finir de cette façon avec la culpabilité est au fond superficiel ? Si Sartre avait commis un crime… Je n’aime pas du tout cette opposition entre l’homme dans l’erreur et l’homme dans le vrai : elle me paraît abstraite et Sartre a dû compresser les choses en donnant un côté flottant et même trouble à son Oreste. (Bataille, G., 1998, p. 194) Au début de la lettre, Bataille évoque en fait une critique très violente que Sartre fait de L’Expérience intérieure, critique qui fera date, et qui accuse Bataille d’être un « nouveau mystique », un pascalien, ce qu’il s’inscrit une historicité du divin. Or, c’est précisément autour de cette question que l’idée de culpabilité fait sens. Et Bataille reproche ainsi cette absolution existentialiste du coupable. La culpabilité est cette criminalité qui doit pousser le sujet ontologique au sacrifice de sa propre rationalité. Il ajoute plus loin, à propos de la figure du coupable et de son texte Le Petit, très bref roman paru en 1943 également sous le pseudonyme Louis Trente : « Comment un coupable qui n’est pas gai pourrait éviter le remords ? Mais une gaieté de coupable (je veux dire une innocence de coupable) demeure, il me semble, ce qui reste de plus inaccessible dans le monde. » (Bataille, G., 1998, p. 195) Ces quelques lignes montrent l’importance d’une réflexion de Bataille au sujet de la culpabilité. Dans ce même texte, où il évoque assez clairement le complexe d’Œdipe, Bataille révèle un profond sentiment de culpabilité à l’égard de son père, abandonné au début de la première guerre mondiale lorsque le jeune Georges et sa mère ont fui. On trouve également cette évocation d’une gaieté de coupable, c’est-à-dire d’une position positive, donc assez inattendue, de la culpabilité. Mais aussi l’étranger : celui qui a quitté sa terre, portant la culpabilité de ce départ avec lui. Effectivement la pièce de Sartre met en scène le retour d’Oreste à Argos, alors que la ville est envahie par les mouches. Tous les habitants sont rongés par leur propre crime. Finalement Oreste croise une sorte de figure christique puisqu’il endosse ses propres péchés, libère le peuple, et part. Il conserve une position antique : celle de l’étranger. Il n’empêche que ce texte de Sartre a le mérite de faire réagir Bataille lequel définit assez clairement sa propre vision de la figure d’Oreste, précisément dans une vision positive du coupable. C’est en ce sens que Bataille ajoute enfin à Leiris : « Pour le coupable, je ne vois d’issue, moi, que dans la persévérance dans le crime, […] la 44 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute persévérance gaie. La liberté de Sartre est rationnelle et c’est tout. » (Bataille, G., 1998, p. 195) C’est bien une manière de fabrication qu’il reproche à Sartre, la fabrication ou à la fois l’équivoque de la poésie (le caractère construit, littéraire) et à la fois le caractère discursif, ou construction de la raison, là où la poésie devrait être, par sa force, une construction de la déraison. Ou une déconstruction de la raison. La poésie, comme le propos de Sartre, manque de réalité. On trouve des propos similaires dans une autre lettre à Leiris, datée du 14 juillet 1943. …j’écris un livre contre l’ « équivoque poétique ». Ce qui en ressortira de plus clair est d’ailleurs la souffrance résultant de l’irréalité de la poésie (alors que l’attitude religieuse consisterait à croire en elle, à tenir pour vraies des révélations de l’état poétique). Ce que je veux, c’est être ce qu’évoque la poésie, c’est-à-dire ce qu’elle crée de toutes pièces. (Bataille, G., 1998, p.198) Il y a, au risque d’un anachronisme, l’appel à une performativité de la poésie. Quelques semaines plus tard, Bataille s’entend avec Raymond Queneau pour que son texte « L’Amitié » change de titre ; paru en 1940 en revue ce texte deviendra donc le premier chapitre d’un volume plus conséquent : Le Coupable. Assez rapidement, bien des choses tourneront autour de cette figure. Et ce qu’elle incarne d’un projet ontologique plus vaste. Dans une lettre à Queneau, de juillet 1943, Bataille reprend des éléments qu’il a pu écrire à Leiris. Voici comment j’envisagerais les choses. Il s’agit d’un essai intitulé le Devenir Oreste ou l’Exercice de méditation. […] Rien à voir en tout cas dans ce livre avec Les Mouches. Il s’agit pour moi de dire : la poésie évoque Oreste (je songe à celui du Pour qui sont ces…), il faut devenir ce que la poésie ne peut qu’évoquer, il faut être Oreste (il faut que l’être calme et disposant de toutes les facultés de l’homme connaisse encore l’état d’Oreste, c’està-dire l’entière mise en question de ce qui est). C’est en même temps une diatribe contre les poètes (du moins contre l’équivoque qu’ils ont introduite) et un manuel de méditation. (Bataille, G., 1998, p. 199) Au même moment Bataille termine la rédaction du Coupable, ce texte qui intégrera la somme athéologique. D’Oreste, Bataille reprend surtout la figure racinienne, que l’on trouve dans la pièce Andromaque, créée à l’hôtel de Bourgogne le 17 novembre 1667. Cette pièce a le mérite de mettre au cœur de la réflexion sur la culpabilité, l’enjeu amoureux. Elle recouvre donc une dimension ontologique puissante. On y trouve un Oreste qui enlève Hermione, dont il est épris, laquelle exige de lui la mort de Pyrrhus, une mort qui doit être donnée en public. Or, Hermione contentée, elle se suicide. C’est encore un Oreste en fuite, paria, qui achève la pièce. Oreste fou, Oreste déraciné, fuyant. Des thématiques que Bataille place dans son écrit Le Petit, de 1943. On peut par exemple lire au début du texte : Bannir une part de l’homme et la priver de vie, imposer à tous, par une incompréhension malade, l’exil d’une part d’eux-mêmes… 45 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Saisi de honte, renier l’horreur que l’on a sous soi, s’absorber niaisement dans le rêve d’un homme qui serait ce mensonge, escamotage de ce qu’il a sous lui… (Bataille, G., 1995, p. 9) Ce qui me semble intéressant ici est de voir comment en réalité l’idée d’une étrangeté à sa terre devient métaphoriquement une étrangeté à soi, un sentiment de non coïncidence avec un soi authentique (reproche fait, également, à la poésie). Étranger est celui qui laisse une part de lui-même aliéné. D’ailleurs, c’est bien en ce sens que Bataille réhabilite la folie – et ce n’est pas un hasard si, plus tard, Foucault citera et commentera abondamment Bataille – en ce qu’elle ne serait pas la manifestation d’une déviance condamnable mais plutôt le sursaut authentique d’une part en nous que l’effort civilisationnel opprime : elle serait le relent d’une vérité du moi. Plus loin, dans le récit, un propos bien plus autobiographique témoigne de cette quête d’une généalogie, intime ou mythologique : « Si j’évoque une enfance souillée et enlisée, condamnée à dissimuler, c’est la voix la plus douce en moi qui s’écrie : je suis moi-même le ‘petit’, je n’ai de place que cachée. » (Bataille, G., 1995, p. 9-10) Pour ces raisons qu’évoque ici Bataille, la décharge, la dépense dionysiaque, tend à s’imposer comme issue : « L’homme a soif du mal, de l’élément coupable mais n’ose (ou ne peut) lui donner son âme, emprunte la voie oblique, la névrose, le rire etc. » (Bataille, G., 1995, p. 15) Et si chez Racine c’est bien le serpent qui siffle comme un ver dans le fruit, Bataille reprend l’image d’une lente contamination : « Le remords est en moi, le passé me ronge. » Il ajoute d’ailleurs plus loin : « Innocent ? coupable ? imbécile ? mais le passé, mais l’irrémédiable…et si vieux, une saleté qu’on ne peut laver, sur laquelle il faut vivre. » (Bataille, G., 1995, p. 18) Puis enfin, le personnage sort d’un rêve qu’il commente : « Un crime venait d’être commis : les circonstances voulaient qu’on m’accuse. » (Bataille, G., 1995, p. 24) Il y a, à ces mots, une fatalité de la culpabilité, fatalité tragique, de même que Dieu est fatalement absent. Aussi Bataille écrit-il dans l’introduction remaniée du Coupable : « J’écrivis en tête de la première édition du Coupable ces mots, dont le sens répondait (dans l’ensemble) à l’impression que j’avais d’habiter – nous étions en 1942 – un monde où j’étais dans la situation d’un étranger. » (Bataille, G., 1998, IX) Aussi, la mise en jeu du sujet se fait au seuil d’un monde rationnel et d’un monde autre, au gré d’une épreuve de sa propre différence. L’état de l’étranger résulte, in fine, d’un sentiment d’étrangeté au monde, au carcan de la loi. Lequel implique l’élément transgressif comme émancipation. C’est cela que représente ici Oreste, ersatz de l’auteur dans sa vocation autobiographie, figure d’une poésie authentique dans sa compagnie de folie. Devenir-Oreste : le coupable et le poète De fait, ces textes, qui placent en leur titre Oreste et ceux qui l’ignorent mais pourtant semblent nettement contaminés par cette mythologique, croisent autant Eschyle que Racine. Les premiers ne paraitront pas, du moins pas comme tel. Bataille abandonne l’idée d’un livre intitulé « Devenir Oreste » mais il publie pourtant une Orestie, en 1945, aux Éditions des Quatre Vents. Ces textes reprennent des brouillons de ceux 46 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute rédigés entre 1942 et 1944. Le titre évidemment fait référence au triptyque eschylien, autour des Atrides, et notamment à l’épisode des Choéphores, qui marque le retour à Argos où Oreste revient chez lui, sous les traits de l’étranger. En 1947, ce texte est repris aux éditions de Minuit dans un volume intitulé de manière assez explicite La Haine de la poésie. La section « Orestie » correspond en fait à un ensemble de textes poétiques, ou d’expérimentations d’une déconstruction de la poésie. C’est finalement ce qui correspond depuis 1962, aujourd’hui encore, au texte intitulé « L’Impossible », comme marquant l’impossibilité de cette épreuve. Dans un manuscrit de la préface au volume intitulé L’Impossible, et paru chez Minuit au début des années, Bataille justifie ainsi le changement : « L’Impossible est encore, et avant tout la violence toute entière et l’invivable tragédie. C’est ce qui excède les conventions d’une poésie littéraire. » (Bataille, G., 2009, p. 511) Il y a donc la poésie, comme une manière de vivre. Habiter le monde en poète dirait Maulpoix, mais quel poète ? Le poète errant, le poète étranger. L’Impossible, nous dit Bataille, est une manière de tragédie : là où le sujet cède au crime, victorieux d’être à lui-même advenu, comme accomplissant sa prophétie, à l’image d’Oreste. Or le crime, s’il apporte une souveraineté ontologique, assure la perpétuité du tourment. Il oblige à se faire dionysiaque, à ne plus refuser la « violence toute entière », c’est l’instinct alors que le sujet porte haut. Son hybris intérieure. Il ajoute plus loin « C’est voué à une destinée tragique qu’un homme en vient à choisir l’impossible », lequel est défini comme un « désordre, une aberration. C’est un désordre qu’amènent seuls le désespoir et la passion… Un désordre excessif auquel seule la folie condamne. » Et ces mots de Bataille doivent être compris dans leur sens : il ne condamne ni le désordre – c’est-à-dire une opposition à l’ordre de la raison –, mais au contraire en fait l’impossible vie de qui se jette pleinement dans une épreuve de soi. Lutter contre un soi rationnel : là est le sacrifice tragique qui nous relie à une intimité d’étranger, nous maintient étranger aux valeurs admises du monde. Et ce bref échange d’Electre et Oreste chez Eschyle, dans la traduction de Paul Mazon, au moment de la reconnaissance, coïncidence d’une mémoire de soi (autobiographique) et d’une mémoire du monde (tragique). Electre : Etranger. Contre moi trames-tu quelque ruse ? Oreste : Contre moi-même alors j’en serais l’artisan. Et quelques temps après, dans son catéchisme, L’Alleluiah, dans un pendant au texte Le Coupable, nourritures terrestres pour paria, le narrateur conseille de s’abandonner tout à fait aux Erynies : « les furies aux chevelures de serpents sont les compagnes du plaisir. Elles t’accompagneront par la main – te gorgeant d’alcool. » (Bataille, G., 1971, p. 204) Tout concourt à l’impossible ivresse, toujours au risque de se perdre, comme un héros tragique, coupable suprême. Oreste alors et son mantra racinien, le vieux vers racinien qui ronge la raison jusqu’à la lie, cède au délire de ces « serpents qui sifflent sur nos têtes », vers donc que ne cesse de répéter le personnage. 47 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Pour Bataille, il s’agit alors « D’être Oreste ». Le moment où l’attendu nous glisse des mains, nous perd : la perte d’Hermione, la souveraineté du crime, la jonction d’une authenticité ontologique dans la perte. « Faire, écrit Bataille, l’expérience du possible pour l’homme est peut-être seulement ramasser les possibles tracés, ne plus les laisser traîner. » Devenir « Oreste délirant », faire l’expérience d’une folie, d’une déraison du moi, l’enjeu de l’homme-poésie évoqué par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie. Ici réinvestie, la figure d’Oreste semble incarner l’homme qui, dans une cité qui nie son instinct, recherche sa propre perte dans une soif du transgressif. La subversion apparaît comme une manière de métamorphoser le sujet dont l’intimité est, pour Bataille, aliénée par la loi et l’assignation à un pragmatisme sclérosant. La référence antique invite ainsi à une relecture critique du rôle de l’instinct et du vice dans l’anthropologie bataillienne. Tout en mettant en lumière l’enjeu ontologique d’une mise en jeu de soi dans le tragique. Où l’homme assume la culpabilité de sa faute face à la loi comme preuve d’une fidélité à lui-même et à ses semblables. Références Bataille, Georges, Madame Edwarda, Le Mort, Histoire de l’œil, Paris, 10/18, « Domaine français », 2012. Bataille, Georges, Œuvres Complètes, Tome IV, Paris, Gallimard, « Blanche », 2006. Bataille, Georges, Œuvres Complètes, Tome V, Paris, Gallimard, « Blanche », 2009. Bataille, Georges, Choix de lettres, 1917-1962, Paris, Gallimard, 1998. Bataille, Georges, Le Coupable, suivi de L’Alleluiah : Somme Athéologique II, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1998. Bataille, Georges, Le Petit, Paris, J.-J. Pauvert, 1995. Bataille, Georges, Œuvres Complètes, Tome V, Paris, Gallimard, « Blanche », 1971. Bataille, Georges, L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, « Tel », n° 23, 1972. 48 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute SE DETOURNER DU « NOUS » OU L’ECRITURE DE LA FAUTE AU FEMININ DANS SURTOUT NE TE RETOURNE PAS ET NULLE AUTRE VOIX DE MAISSA BEY Amira Sadoun Université Sorbonne Paris Nord, France Abstract. Maissa Bey is a writer who dedicates her work to the condition of women in her country. She has written about the daily life of these women in a patriarchal society, which leads her to address the question of mistake. We will study the writing of the feminine mistake in two novels: Surtout ne te retourne pas and Nulle autre voix. In this article, we will look at the environment that pushes the feminine into mistake. Then we will see, with reference to Foucault's theory, that this fault is a breach of the rules, an affront to social conventions. These female offenders show their madness. Finally, we will see that this mistake allows the female protagonists to go beyond their condition and assert their identity. Keywords: female writing; condition of women; identity; madness; patriarchy. Introduction Maissa Bey est un nom important dans le monde littéraire algérien de langue française. De son vrai nom Samia Benameur (1950), cette ancienne enseignante de français s’est, depuis son premier livre – Au commencement était la mer (1996), consacrée à peindre la condition des femmes algériennes sans fioritures et sans ambages. En engageant sa plume dans le quotidien de ses concitoyennes en contexte postcolonial, c’est tout naturellement qu’elle met des mots sur les sujets voilés et condamnés au silence par sa société. Parler de la condition des femmes et de leur identité féminine signifie aussi parler de la faute au féminin pour notre auteure. Afin d’étudier l’écriture de la faute au féminin chez Maissa Bey, notre corpus se compose de Surtout ne te retourne pas (Bey, M., 2005) et de Nulle autre voix (Bey, M., 2018). Dans le premier livre, nous retrouvons le personnage d’Amina, surveillante au lycée, qui deviendra Wahida. Cette jeune fille renvoie au personnage de la « [fugueuse] » (Julien, H., 2019, p.174) puisqu’elle fuit la demeure familiale afin d’échapper à un mariage arrangé et à l’oppression qu’elle subit. Dans Nulle autre voix, la faute au féminin épouse une dimension plus considérable. En effet, notre protagoniste, chimiste de profession, tue son mari violent. Dans ce contexte de violence, il est impossible à l’identité féminine d’éclore et de s’épanouir. Il s’agira dans cet article, comme nous venons de le souligner, d’explorer l’écriture de la faute au féminin qui est intrinsèquement liée à l’identité féminine, au « je » de 49 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute nos protagonistes. Il conviendra, d’abord, de se pencher sur l’environnement familial, social et politique, qui, dès l’enfance jusqu’à l’âge adulte, oppriment la construction et l’épanouissement d’un « je » féminin. Par la suite, nous analyserons l’expression de la faute qui se traduit par une fugue chez Amina-Wahida et par le meurtre chez la chimiste. S’intéresser à ces deux actes nous permettra de comprendre pourquoi cette faute est, au sein de la société, considérée comme un acte relevant de la folie. Enfin, nous verrons que la faute n’est pas une fin en soi, qu’elle engage un dépassement de la condition de marginalisée et d’opprimée d’Amina et de la chimiste. Un environnement propice à la faute au féminin Dans une société, et disons cela loin de tout stéréotype orientaliste, où l’application d’une tradition patriarcale rigoriste a encore la main mise sur le destin des filles et des femmes au sein d’un nombre important de familles, le féminin est enchaîné et restreint dans son désir de liberté. Sa manifestation est entravée puisqu’il est tu, voilé, contraint au silence et à l’adhésion totale au groupe, c'est-à-dire à la famille et à la société. La famille, la cellule interne, et la société, la cellule externe, sont deux facteurs qui contraignent les personnages féminins de Maissa Bey. S’ajoute à eux le politique, qui double leur oppression. Une double oppression qui réprime fortement l’identité de nos protagonistes, Amina et la chimiste. Amina dans Surtout ne te retourne pas et le personnage principal de Nulle autre voix sont plongés dans un univers qui leur est hostile dès leur plus jeune âge, car elles sont nées filles. Cette situation engage alors, comme le décèle Samira Boubakour, le « syndrome d’abandon » (Boubakour, S., 2019, p. 101). Dans Surtout ne te retourne pas, c’est l’ensemble des membres de la famille : la mère, « [ménagère scrupuleuse] » (Bey, M., 2005, p. 31), le père, homme d’affaires avide de pouvoir, le frère dont la virilité se mesure au pouvoir qu’il peut avoir sur ses sœurs, qui provoquent le « syndrome d’abandon » chez Amina. Ne l’écoutant nullement, ne donnant aucune considération à ses aspirations personnelles, la mère souhaite que sa fille porte l’habit de la pudeur jusqu’à son mariage, le père, pour ses propres intérêts, destine sa fille à un mariage auquel elle n’adhère nullement, et le frère, par la violence de ses propos, souhaite se porter garant de l’honneur de sa sœur, qu’il fait sien. Amina ne peut exister individuellement, elle appartient à un ensemble, un tout qu’est la « Famille » (Bey, M., 2005, p. 36). Ainsi, son je est piétiné en faveur d’un Nous avec un n majuscule. Un « Nous » qui répond aux normes de la société et pour qui le « je » et donc l’individu ne peut s’éloigner, se défaire du « Nous », de la « Famille », du groupe, du clan. Contrairement à Surtout ne te retourne pas où chaque membre de la famille participe à l’écrasement de l’identité d’Amina, dans Nulle autre voix, la figure maternelle est l’instigatrice principale. Le père se caractérise par sa passivité, sa soumission à un ordre, celui des « ‘mères contre les femmes’ », stéréotype emprunté par Marta Segarra à Camille Lacoste-Dujardin dans son ouvrage Nouvelles romancières francophones du Maghreb (Segarra, M., 2010). Farida, la mère de notre personnage principal, est dure avec sa fille. Elle n’a envers elle aucune tendresse et ne cesse de la dévaloriser. Avoir une fille donne 50 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute l’impression de la contrarier. La différence de son comportement avec ses garçons et sa fille en témoigne. Face à ce rejet maternel, notre protagoniste tient bon et tente de s’accrocher à cette mère qui la délaisse : « Pendant qu’elle taillait, coupait, mesurait, épinglait, faufilait, piquait, cousait, repassait, moi je ramassais, démêlais, triais, je tentais de me faire une place parmi les petits bouts de tissu, les chutes qui trainaient par terre autour d’elle » (Bey, M., 2018, p. 72). Dans ce parallélisme où s’invite une accumulation des taches effectuées par la fille afin d’imiter sa mère, nous percevons toute la volonté de l’enfant afin d’attirer l’attention de sa mère, afin que celle-ci puisse porter sur elle un regard fier et tendre, elle sa fille modèle qui œuvre à suivre son chemin. Mais que nenni, sa mère garde un comportement agressif avec elle. La violence de la mère envers la fille n’est nullement physique. Elle se traduit par une voix sévère et par l’absence de la tendresse maternelle. Notre personnage principal ne réussira pas à attirer son attention. Une fois la fille adulte, sa mère souhaite s’en débarrasser en la mariant. Elle lui choisit un époux, le fils d’un de ses clientes. Pour l’homme qui épouse sa fille, ce mariage présente de nombreux avantages d’ordre matériel : Ma mère trop heureuse d’avoir un prétendant sous la main, avait pressé mon père pour qu’il trouve un appartement. C’était son métier après tout ! L’appartement faisait partie de ma dot. Un bon argument de vente ! On achète bien les femmes. Et tenez ! Puisqu’on y est, je vais répondre à une question que vous ne m’avez pas encore posée. Si j’ai pu continuer à travailler après le mariage, malgré de très fortes réticences, c’est tout simplement parce que je devais payer le loyer et m’acquitter de tous les frais d’occupation. (Bey, M., 2018, p. 96) La femme est chosifiée par sa mère qui la vend pour répondre aux attentes de la société. Elle déshumanise sa fille en faisant d’elle un vulgaire objet qui peut s’acheter. Ce comportement sera perpétué par son mari. Le mari, chez les romancières maghrébines, comme le remarquent les chercheurs à l’instar de Jean Déjeux, est très rarement un complice, un allié, un confident. Il est à l’opposé de cela (Déjeux, J., 1994, p. 142). Le mari de la chimiste est violent. Sa violence est verbale, car il ne cesse d’insulter et de rabaisser son épouse, mais elle est aussi physique. Le corps de son épouse est le grand témoin de cette seconde violence. Cette dernière débute avec l’épisode du viol lors de la nuit de noces. Ainsi, tout au long du roman le regard que tient l’épouse sur son mari se révèle sous le signe de la négation. Dans Surtout ne te retourne pas, l’union entre Amina et son prétendant n’a pas pour socle principal l’amour, mais des intérêts socio-économiques. Une brutalité et une aberration pour la promise. Cette absence d’amour mène à la nonconcrétisation de cette union. Dans les deux romans de Maissa Bey, nous relevons une fracture qui frappe le « ‘nous’ conjugal » (Déjeux, J., 1994, p. 132). La société conditionne le comportement des familles de nos romans avec leur fille. Lorsqu’Amina prend la fuite, sa « Famille » ne se soucie guère pour elle, mais pense aux jugements que peuvent émettre les gens : Puis peu à peu, s’aiguisant au fil si tranchant du temps de l’attente, un affolement de plus en plus grand. Une angoisse incontrôlable. Pas seulement pour moi, faut-il encore le dire. 51 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute C’est qu’il faudra penser à la plus terrible, la plus redoutable des épreuves : ce-que-vontdire-les-gens. Les parents. Proches et éloignés. Les nombreux amis de la Famille. Les simples relations. Les voisins – et surtout les voisines. L’ex-future belle-famille. Les clients et les ouvriers de mon père. Les membres du parti. Les futurs électeurs. Les copains du frère. Les passants. Les hommes assis aux terrasses des cafés. Les jeunes debout contre les murs. Les policiers. Les gendarmes. Les militaires. Les autorités de la ville. Les marchands ambulants. Les masseuses du hammam. Les guetteuses derrières les volets. Les langues de vipère. Les concernées. Les indifférents. Les uns et les autres, tous les autres. Tous ceux qui sur tout ont toujours un mot à dire. (Bey, M., 2005, p. 44) En ce qui concerne le regard que porte la société sur les femmes, il semble être arbitraire. Il s’agit d’un regard qui surveille et qui juge tous les faits et gestes de celles-ci. Pour montrer la dureté d’un tel regard, la narratrice opte pour un style sec, sans enjolivures et sans poésie. Elle opte pour des phrases courtes, incisives, qui ne se composent que d’un seul mot ou d’un groupe de mots. Le regard de la société qui restreint la femme à la marge, est également présent dans Nulle autre voix. Il est ce qu’appelle notre narratrice « [u]n essaim de mouches attiré par les émanations pestilentielles [, qui sont celles de son meurtre] » (Bey, M., 2018, p. 162). Toutefois, ce sont essentiellement les femmes, ces « canaux d’informations » (Bey, M., 2018, p. 101), qui sont à l’origine de ce regard. À la famille, aux conventions sociales, s’ajoute le politique qui ne protège guère les femmes. L’ancien président algérien, Mohammed Boudiaf, a qualifié le code de la famille algérien de « code de l’infamie » (Bras, J-P., 2007, p. 104). Depuis, le code de la famille a été réformé en 2005 par Abdelaziz Bouteflika, mais il est porteur encore de plusieurs inégalités selon les associations féministes algériennes (Bras, JP., 2007, p. 120). Dans Surtout ne te retourne pas, le père a toute autorité sur sa fille. Il décide de la marier sans son consentement à un homme qu’elle n’a pas choisi et qu’elle refuse. Dans Nulle autre voix, le politique n’est nullement épargné. La narratrice lui reproche et ironise sur son manque d’humanité dans son traitement du dossier des femmes battues. En tournant en dérision la figure de la fonctionnaire d’état qui vient l’interroger afin d’élaborer des « statistiques » (Bey, M., 2018, p. 67), elle rejette la manière avec laquelle le politique se saisit de la cause des femmes. Elle demande plus d’humanité à l’égard du féminin, car contrairement à ce que pense son avocat qui parle « [de l]a femme et non [d]es femmes [, il n’existe pas] un prototype » (Bey, M., 2018, p. 161). La « Famille » qui prive sa fille d’attention et d’amour, la société qui n’épargne nullement le sexe féminin et le politique qui devrait s’engager vers des réformes plus humaines afin de protéger les femmes, sont autant de facteurs qui privent le « je » féminin d’être et de s’affirmer, car, comme l’explique Jean Déjeux : « [l]a femme, étant vue comme la tentatrice par excellence, à voiler et à masquer, parce que source de trouble (fitna) pour les hommes, gênés dans leur soi-disant pureté légale, doit être tenue sinon au silence, du moins aux strictes bienséances séculaires » (Déjeux, J., 1994, p. 68). Le dévoilement du « je » est une « fitna, une épreuve : une dissension dans le tissu unitaire de [la société et de la ‘Famille’] » 52 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute (Déjeux, J., 1994, p. 66). Cette entrave faite au « je » féminin, les restrictions dont il est la proie, jettera Amina et la chimiste dans les bras de la faute. La fugue d’Amina et l’homicide de la chimiste : entre lucidité et folie L’identité féminine, dans la tension du silence et de l’invisibilité, tombe dans la faute ou plus exactement la choisit. Entre la fugue d’Amina de la maison familiale et la chimiste qui tue son mari, la faute semble s’inscrire dans le registre de la folie. Une folie d’ordre psychiatrique et une autre d’ordre social. L’acte commis par chacune est rejeté par la « Famille » et la communauté. Il n’est que répulsion et menace pour toute forme de stabilité. En se détachant et en rompant avec le « Nous », Amina ose une folie qui menace la place de sa « Famille » dont la réputation est décorée de considération. Dans son article La voix est la voie : quête de soi et récit labyrinthique dans Cette Fille-là et Surtout ne te retourne pas, Hélène Julien approche déjà la question de la folie dans l’œuvre de Maissa Bey à partir de la théorie de Foucault, qui affirme que la folie est tout acte qui s’oppose « au comportement normal », qu’elle est tout acte subversif ou contraire à la norme (Foucault, M., 1954, p. 55). Hélène Julien explique que […] la fugue constitue par définition une rupture délibérée par rapport à la structure familiale, ou éventuellement son équivalent (pensionnat, asile, hospice, orphelinat), vécue comme intolérable. En cela, la fugue porte directement atteinte à une institution dont, comme l’affirme la narratrice de Surtout ne te retourne pas, la cohésion et l’autoperpétuation sont les buts ou moteurs principaux. (Julien, H., 2019, p. 174) Comme l’écrit Julien, la fugue porte atteinte à l’institution familiale. La réputation de cette dernière et donc sa place au sein de la société est menacée par le fait de leur fille, qui s’il est révélé ne sera pour eux que scandale et déchéance. Ces derniers perçoivent cela comme une « kechfa » (Bey, M., 2005, p. 46), c’est-à-dire un scandale qui les mettra à nu devant tous et qui les déshonorera. D’ailleurs, la narratrice nous apprend, en utilisant des mots propres à un contexte de guerre, que sa Famille « fera front » (Bey, M., 2005, p. 47) pour que la rumeur ne s’empare pas de la malédiction qui les a frappés. La « Famille » déclare que leur fille a disparu, qu’elle a été enlevée. Par opposition à la disparition d’Amina qui relève d’un acte décidé et initié par elle, les parents préfèrent que sa disparition relève d’une forme de passivité du féminin. Ainsi, lorsqu’elle agit par elle-même, Amina est dans la « transgression » (Julien, H., 2019, p. 174). Elle faute. Elle est emportée par la folie. Dans Nulle autre voix, la folie devient pour l’avocat de notre protagoniste l’alibi parfait lors de son procès : Mon avocat a plaidé pêle-mêle la légitime défense et la folie passagère. Il voulait faire naitre des doutes sur ma santé mentale. Il a fait remarquer et souligné à plusieurs reprises mon air absent et la façon détachée, calme, trop calme, trop calme, que j’avais de répondre aux questions du juge et à celles de l’avocat général. Un peu comme si ce procès ne me concernait pas. 53 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute C’était bien la preuve, selon lui, que je n’étais pas tout à fait…tout à fait consciente de la gravité de mon acte, et qu’il fallait requalifier l’accusation de préméditation. Prenant à témoin les jurés et le public, il plaidait en me désignant du doigt, le bras tendu. Il était évident pour lui, pour tous, que je n’étais pas dans un état normal, au moment où j’ai commis cet acte si… si… Il s’est arrêté sans finir sa phrase. J’ai complété pour lui. Mentalement. Un acte monstrueux, maître. Monstrueux. (Bey, M., 2018, p. 74) Cet extrait nous montre dans un premier temps, à travers la plaidoirie de l’avocat, la difficulté pour une société patriarcale d’accepter, comme le formule si bien la narratrice, la violence dont les femmes sont les auteures. La femme ne peut être qu’une tendre épouse et une douce mère pour l’avocat. Cela dit, dans ce passage, tout met à mal la thèse d’une « santé mentale » défaillante. Par exemple, l’adjectif qualificatif « monstrueux » qui remplace les points de suspension, montre le déni face la possible existence d’une violence qui émanerait du féminin. Mais très vite, ce qui est une folie d’ordre psychiatrique aux yeux de tous, devient aussi une folie qui bafoue l’ordre habituel des choses : la violence est masculine et si les choses se passent autrement, tout l’ordre patriarcal est mis en danger. Pour ses accusateurs, la chimiste devient alors une « criminelle » (Bey, M., 2018, p. 32), mot qu’elle peine à accepter, même si elle reconnaît sa culpabilité : La dé-nommée c’est moi. Depuis le jour où deux policiers m’ont sortie de chez moi menottes aux poignets pour me livrer à la justice, je ne suis désignée qu’en référence à mon acte : la coupable, l’accusée, l’auteure du crime, l’inculpée, la détenue, numéro d’écrou ou matricule F277. (Bey, M., 2018, p. 17) Dans un jeu stylistique, dénommée devient « dé-nommée ». Ainsi, le rejet de notre personnage par les autres est tel que ce qui constitue la base de son identité, c’est-àdire son nom et prénom, disparaît. Et le choix d’aller à la ligne après chaque désignation, isole, met en exergue et insiste sur chacune d’entre elles. De plus, la meurtrière devient un personnage caricatural. D’abord, elle avoue « grossi[r] les traits » (Bey, M., 2018, p. 150) lorsqu’elle parle d’elle à une écrivaine qui souhaite s’inspirer de son histoire pour écrire un livre. Ensuite, elle est comparée aux intégristes de la décennie noire par la presse. Enfin, son « histoire fait partie [désormais] de ces histoires que l’on raconte le soir aux enfants, en lieu et place des contes, sans doute pour leur faire peur. Ou en guise de leçon d’instruction civique et morale, pour leur montrer ce qui arrive à ceux qui s’écartent du droit chemin » (Bey, M., 2018, p.100). Suite à l’homicide qu’elle a commis, elle devient une exclue puisqu’elle n’a plus de contact avec ses parents, qu’elle subit les persécutions de son voisinage, qu’elle est condamnée à passer quinze ans de sa vie dans une « cage », ce « monde souterrain effrayant » (Bey, M., 2018, p. 51) et qu’elle s’enferme une fois libérée dans son appartement afin de se protéger de son voisinage qui considère son 54 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute retour comme une « provocation » (Bey, M., 2018, p. 98). Ce double huis clos est la conséquence de son hybris. Elle est cette femme qui a osé défier les règles morales et juridiques de sa société. La meurtrière elle-même nous offre un contre-modèle, afin que les femmes battues ne suivent pas son exemple qui est celui de la déraison. Alors que l’écrivaine la présente comme une « femme hors norme » (Bey, M., 2018, p. 18), l’ex-détenue fait de Fatiha, la concierge de l’immeuble, la « mère courage » (Bey, M., 2018, p. 14), car celle-ci a refusé de tomber dans la violence et est partie de sa maison avec ses enfants en quittant définitivement son mari. Sa supériorité réside dans ce mouvement de quitter l’époux pour vivre pleinement. La faute de la « [fugueuse] » et meurtrière embrasse des allures de folie. Une folie où l’aspect psychiatrique s’invite, mais qui demeure essentiellement d’ordre social puisqu’elle menace les lois patriarcales, qui imposent la passivité des femmes. Loin de l’habit de la folie, la faute les détourne définitivement de leur passé et les entraîne vers de nouvelles destinations en harmonie avec le « je » féminin. La faute cathartique ou le dépassement de sa condition par la faute Alors que la faute semble être seulement péjorative, on constate sa vertu salvatrice et libératrice pour Amina qui devient, suite à sa fugue, Wahida, et pour la femme « hors norme ». La faute devient le point de départ d’un long chemin d’introspection où l’autre féminin sera toujours présent et dont l’issue est une réconciliation avec le je. La faute représente pour chacune d’entre elles, la fin d’un chapitre, celui du quotidien de la jeune fille pour qui la « Famille » prend toutes les décisions et celui de la femme battue par son époux. On s’aperçoit qu’elle leur offre un tout autre quotidien. Dans Surtout ne te retourne pas, la faute est ainsi inaugurée : Surgi du centre même de la terre, un fragment de lumière en fusion se détache. Il vient se ficher à l’intérieur de moi. Il me transperce. D’un bout à l’autre. Provenant des tréfonds de mon être, une immense clameur fuse. Elle rebondit en échos, d’abord très proches, fracassants, puis, peu à peu, lointains, de plus en plus lointains, enrobés de silence. Elle revient à moi. M’enveloppe. M’aspire vers un trou sans fond. Un vide tout blanc. Tout noir. Je ne sais pas. Je ne sais pas. Sans résistance aucune, je me laisse emporter dans un tourbillon de sable et de cendres. Béance. Incandescence. Ténèbres. Il parait que j’ai poussé un grand cri, un seul, juste avant d’ouvrir les yeux. Je n’en ai aucun souvenir. (Bey, M., 2005, p. 18) Recourir à la fuite est déterminant dans l’évolution identitaire d’Amina. Sa fugue, qui coïncide avec un tremblement de terre, est un nouveau départ qui sera en rupture avec sa précédente vie. Un renouveau aux allures de Big Bang, qui se solde par sa renaissance que l’on reconnaît à son « cri ». Elle renaîtra par la suite sous le nom de Wahida, celle qui est seule et unique. Une dame d’un certain âge, Dada Aicha, qui la prendra sous son aile, et en fera sa fille pendant un bon moment, l’appellera ainsi. 55 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Un prénom, lui semble-t-il, qui lui sied. Contrairement à ce nouveau chapitre qui s’ouvre de manière « quasi-onirique » (Julien, H., 2019, p. 174) dans Surtout ne te retourne pas, la narratrice de Nulle autre voix, en parle de manière directe : « Au moment où j’ai frappé, je voulais mettre un point final à trente ans d’échine courbée et de reniements » (Bey, M., 2019, p. 76). Comme on peut le constater, la narratrice est formelle : en mettant fin à la vie de son mari, elle rompt définitivement avec un fragment de sa vie ponctué de meurtrissures. La disparition de l’époux lui permettra désormais d’avancer. Elle permet à la veuve de s’écouter et de se découvrir. Quand elle se retrouve en prison, elle est en contact avec un monde féminin inhabituel, presque exotique dans un premier temps, mais bouleversant et décisif dans sa perception des choses et de la vie : « Elles m’ont appris ce que voulait dire la vie – la vraie – à moi qui venais d’un milieu où l’on érigeait les remparts afin d’exclure les autres […] » (Bey, M., 2018, p. 94). Cette altérité féminine, avec qui elle est en contact lors de son séjour en prison, lui offre la possibilité de lever le voile sur son identité. Grace à cette altérité subversive, elle se réappropriera son corps une fois à l’extérieur. Cette réappropriation du corps se traduira notamment par une occupation totale et libre de son appartement où autrefois le mari contrôlait ses faits et gestes. Elle se consacrera aussi à l’écriture de son histoire sur des cahiers d’écoliers. Grâce à l’écriture, elle effectue un travail d’« introspection » (Bey, M., 2018, p. 90), qui la réconciliera petit à petit avec son je de femme et quelque part aussi avec son passé. Cette entorse faite à la société acheminera nos deux femmes vers une nouvelle altérité qui les éclairera dans leur quête identitaire. Amina-Wahida fera partie d’une nouvelle famille où règne l’ordre féminin. Au sein de cette famille de sinistrés, elle découvre le bonheur et la force de la sororité. Dans cet univers féminin, la norme est traitée avec irrévérence par les figures féminines dont les profils sont éclectiques. Une des figures qui marque le plus Amina-Wahida est la lycéenne Nadia : Je l’écoute en silence, stupéfaite par la crudité de ses propos. Nadia a dix-sept ans. Je n’aurais jamais pensé qu’une jeune fille de son âge pouvait parler aussi librement de son corps, de ses sensations les plus intimes. Bien sûr, il y avait eu Sabrina, mais… […] En l’écoutant, en la regardant, j’ai l’impression d’avoir derrière moi des centaines, des milliers de jours inutiles, stériles et creux ; je m’aperçois que depuis très longtemps je ne suis plus à l’écoute de mon corps. Mais l’ai-je été un jour ? Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je suis troublée par les sensations inconnues et les images que lèvent en moi les mots de Nadia, la bouleversante beauté de Nadia, sa plénitude irradiante en cet instant. (Bey, M., 2005, p. 178) Le rapport qu’entretient Nadia avec son corps, pousse Amina-Wahida à la découverte du sien. Épreuve qu’elle réussit dans l’intimité de sa nouvelle chambre, chez une autre femme, Dounya, qui prétend être sa mère. L’épanouissement et le rapport serein avec le corps permettra à Amina de se réconcilier avec la figure maternelle. Cette autre mère qui est convaincue que la « [fugueuse] » est sa fille disparue. Auprès de cette mère, notre héroïne qui assume désormais entièrement sa fémininité, devient à nouveau Amina, parce qu’elle est « [a]vec une femme qui s’accroche de toutes ses forces à [elle]. Une femme qui [lui] propose une histoire, un passé, un refuge et [surtout] un amour [qu’elle ne peut] pas mettre en doute » (Bey, 56 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute M., 2005, p. 147). Cet environnement prospère, où règne l’entente et où triomphe l’amour maternel, propulse Amina vers la « lumière » (Bey, M., 2005, p. 151). La « lumière » qui est, comme le souligne Colette Valat, un motif propre aux personnages féminins dans l’œuvre de Maissa Bey (Colette, V., 2009, p. 18). L’ancienne détenue finira aussi par embrasser cette « lumière » (Bey, M., 2018, p. 94). Elle y accède dans un premier temps grâce aux prisonnières, et, dans un second temps, grâce à un rêve en rapport avec l’écrivaine : J’ai essayé d’étrangler l’écrivaine, celle qui raconte mon histoire, avec un foulard ayant appartenu à ma mère. Tiens, mais tiens ! me disait ma mère d’une voix pleine d’une colère contenue en me tendant son foulard, couvre-toi, mets le sur la tête quand tu sortiras ! Je ne veux pas qu’on dise que ma fille est une dévergondée ! […] Mais…mais peut-être m’imposait-elle ce foulard pour me protéger. En ces jours de terreur, le foulard faisait partie de la panoplie de survie des femmes. Des jeunes filles avaient été exécutées parce qu’elles refusaient de le porter. Sans jamais l’avouer, ma mère aurait-elle eu peur pour moi ? Je n’avais jamais envisagé cette hypothèse. (Bey, M., 2018, p. 174) Dans son analyse de la révolte au féminin dans Nulle autre voix, Mervette Guerrouri, pense que l’écrivaine, Farida, est le double contraire de la chimiste (Guerrouri, M., 2021, p. 377). Cette hypothèse peut être vraie, mais jusqu’à, nous parait-il, un certain point. Si celle qui a quitté le bagne affirme que l’écrivaine est tout ce qu’elle n’est pas, Farida, l’écrivaine, nous semble être le double de la mère de notre protagoniste. En effet, sa mère se prénomme également Farida. Et c’est uniquement lorsqu’elle tue l’écrivaine avec un foulard qui a appartenu à sa mère, qu’elle prend conscience de l’existence d’un amour maternel jusque là insoupçonnée. Suite à cela, timidement et avec perplexité, elle libère son corps vers la « lumière » en quittant son appartement pour se promener. Bercées enfin par la « lumière », même si cela demeure un peu plus rude pour la chimiste, les deux protagonistes embrassent leur identité, ou une partie importante de celle-ci, suite à leur réappropriation du corps et à un amour maternel enfin révélé. Chacune devient grâce à « [l’émergence du] ‘je’ d’introspection […] [une femme]sujet » (Déjeux, J., 1994, p. 62). Conclusion Pour conclure, dans notre étude de la faute au féminin dans deux textes de Maissa Bey nous avons découvert que ce qui est faute pour tous n’est pas un résultat fortuit ou une décision irréfléchie, mais bien la conséquence d’une tradition patriarcale, qui réprime toute possibilité d’exister pour le « je » féminin dans l’espace familial, social et politique. Se sentant réprimés, les personnages féminins vont vers la subversion. En défiant l’ordre établi, ils sont accusés de folie et sont rejetés par le voisinage, les collègues, les amis, la famille et le politique. Mais la faute qui les condamne s’avère être un moyen afin de dépasser sa condition et afin de s’affirmer 57 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute en tant qu’individu plus doux envers la figure maternelle et plus attentif envers sa féminité. Références Bey, Maissa, Nulle autre voix, Barzakh, Alger, 2018. Bey, Maissa, Surtout ne retourne pas, Barzakh, Alger, 2005. Boubakour, Samira, « L’œuvre de Maissa Bey : entre désir de liberté et sentiment d’abandon », dans Houda Hamdi (dir.), Maissa Bey : deux décennies de créativité, L’Harmattan, Paris, 2019. Bras, Jean-Philippe, « La réforme du code de la famille au Maroc et en Algérie : quelles avancées pour la démocratie ? », dans Presses de Sciences Po no. 37, 2007. Christiane Chaulet-Achour, « Des écrivaines contemporaines et Les Mille et Une Nuits », dans Christiane Chaulet-Achour (dir.), A l’aube des Mille et Une Nuits. Lectures comparatistes, Saint-Denis, 2012. Colette, Valat, « Maissa Bey : l’écriture de la révolte », dans Horizons Maghrébins no. 60, 2009. Déjeux, Jean, La littérature féminine de langue française au Maghreb, Karthala, Paris, 1994. Foucault, Michel, Maladie mentale et psychologie, PUF, Paris, 1954. Guerrouri, Mervette, « Expression de la révolte au féminin dans Nulle autre voix de Maissa Bey », dans Lougha-Kalam no. 07, 2021. Julien, Hélène, « La voix est la voie : quête de soi et récit labyrinthique dans Cette fille-là et Surtout ne te retourne pas », dans Houda Hamdi (dir.), Maissa Bey : deux décennies de créativité, L’Harmattan, Paris, 2019. Segarra, Marta, Nouvelles romancières francophones du Maghreb, Karthala, Paris, 2010. 58 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute THE IRREVERSIBLE MISTAKES OF AN IDEAL BUTLER IN KAZUO ISHIGURO’S THE REMAINS OF THE DAY Raluca-Ștefania Pelin "Ion Ionescu de la Brad" Iaşi University of Life Sciences (IULS), Romania Abstract. “I can’t even say I made my own mistakes” confesses Mr Stevens, the butler from the historical and realistic novel The Remains of the Day written by the 2017 Nobel Prize winner, Kazuo Ishiguro. Mr Stevens pursued the ideal of the perfect butler his entire life and – in trying to become one – has suppressed his right and freedom to make personal choices. Throughout the narrative the readers are capable of seeing, with the keen eye of the detached observers, that the complete immersion into duty and the willed, almost blind, submission to the greater will of an imperfect master can be a trap and a trigger of mistakes. Mistakes appear at various levels in the novel ranging from the unreliable narration to the seemingly unreliable character of the butler revealed by his words and conduct. The novel was studied with 72 students in their first year at the Faculty of Letters. The interplay of intelligences–intrapersonal, interpersonal and linguistic–create the perfect ground for discovering the workings of the characters’ minds and hearts, conveyed either by means of direct recounting of the narrator’s memories or the masterfully woven exchanges of replies. The tasks that students had to tackle as part of their transaction with the text revolved around analysing two fragments with the view of eliciting verbal and behavioural mistakes the characters make and rewrite some of the portions of the text so as to show how the initial conflict could have been averted. The conclusion that can be drawn is that the novel masterfully reveals the potential of all human interaction to challenge characters and readers alike to a dynamic exercise of identifying causes of choices and mistakes that can subsequently end in contentment or regret, and of suggesting possible solutions to avoid the latter. Keywords: mistakes; unreliable narrator; emotional intelligence; speech acts; readers’ response. Narrative voice, subject matter and character dynamics as the perfect ground for the emergence of mistakes The historical and realistic novel The Remains of the Day by Kazuo Ishiguro, which was published in 1989, takes the readers to a world seen from the perspective of Mr Stevens, who has pursued the ideal of the perfect English butler his entire life and – in trying to become one – has suppressed his right and freedom to make personal choices. The plot of the book may appear as rather simple and unattractive to young readers: an English butler serves first an English master – Lord Darlington, and then an American master – Mr. Farraday who purchased the former master’s mansion – Darlington Hall. The narrative starts with the butler’s intention of going on a trip in order to contact a former servant in the house – Miss Kenton, and is woven around 59 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute the episodes in which the narrator in the person of the butler either remembers relevant episodes from the past, or ponders on the beauty and greatness of the English landscapes he has the chance to admire for the first time in his life. Moreover, he seems to be dwelling consistently on the art of building human relationships starting from the new art the American master indirectly requires of him – the art of bantering. The book abounds in the narrator’s reflections on his own thoughts, words and actions, and those of his masters, his fellow worker – Miss Kenton, and of the diverse gentry or common people he meets throughout his journey. All through the narrative the readers are capable of seeing that the complete immersion into duty and the willed, almost blind, submission to the greater will of an imperfect master can be a genuine trap and an unfortunate trigger of mistakes. The force of concepts such as dignity, duty, greatness, and freedom to steer destinies is subtly rendered by the narrator while the complex interplay of awareness – personal and social – of the characters caught in the story challenge the readers to an act of introspection and recreation of some episodes to prove that some mistakes could have escaped irreversibility. Mr Stevens fulfils his duty toward his masters – especially toward the former one – with such poise and dignity that he does not realise that in doing so he is actually denying his own right to feelings and choices. As Ishiguro himself remarks in one of his conversations: Stevens is obsessed with this thing that he calls dignity. He thinks dignity has to do with not showing your feelings, in fact he thinks dignity has to do with not having feelings. […] He somehow thinks that turning yourself into some animal that will carry out the duties you’ve been given to such an extent that you don’t have feelings, or anything that undermines your professional self, is dignity. People are prone to equate having feelings with weakness. (Schaffer, B.W., 2008, p. 37) The ability to assess and constructively manage one’s emotional states constitutes the basis for rigorous understanding of the others’ emotional manifestations and the workings of human interactions. These two major areas of emotional intelligence overlap with Howard Gardner’s concept of intrapersonal and interpersonal intelligences (Gardner, H., 2011). The intrapersonal intelligence involves selfknowledge, self-regulation, self-control, better said, knowledge of your inner being and the way it is affected by and affects the others. It offers insights into ways in which we can change and attain goals despite limitations. The interpersonal intelligence refers to the capacity of becoming aware of the others, “attempting to understand another person’s behaviour, motives and emotions” (Gardner qtd. in Matthews, Zeidner, Roberts, 2009, p. 118). These two types of intelligence identified by Gardner involve “the individual’s attempts to understand their own, and other peoples’ behaviors, motives, and/or emotions” and are “relevant to emotional intelligence” (Matthews, Zeidner, Roberts, 2009, p. 78) as each of them feeds on knowledge and input from the other side. It is only by means of this two60 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute way process that emotions and feelings make sense for a person, as long as one is able to perceive one’s own emotions due to their manifestation in the others. Although the butler seems to offer insightful input regarding the emotions of others, he seems a bit restrained with revealing one’s own feelings. His interpersonal intelligence has been steered by the ideal of doing his job perfectly, that he completely identifies with the being and the ethical profile of the master. That’s why, toward the end of the book, Stevens has this moment of sudden realization and admits that he can’t even say that he has made his own mistakes and even starts to question his own understanding of dignity: “You see, I trusted. I trusted in his lordship’s wisdom. All those years I served him, I trusted I was doing something worthwhile. I can’t even say I made my own mistakes. Really – one has to ask oneself – what dignity is there in that?” (Ishiguro, K., 1993, p. 243) A closer look at the way the narration flows and at the levels of human interaction will reveal potential causes for this final hopeless realization of the butler. The narrative perspective in The Remains of the Day belongs to Stevens, the butler himself, “a consistently dubious voice” (Nünning, A.F., 2005, p. 90) that perceives and renders reality through the lens of one whose perceiving abilities are influenced by space and experience. As a butler, his perception of the surrounding space and people has to be extremely accurate. However, the journey he takes by car – emboldened by the new master – may be the cause for the fragmentary and apparently inconsistent flow of memory and for the episodes he recounts. “Repressed memories” seem to find the right time – seemingly deemed so by author himself who, beyond the intervention of the unreliable narrator, has probably intended to place everything into a very meaningful frame in the end – to come to surface, fuelled by emotions and a desire to give meaning to them: “The surfacing of Stevens’s memories does not fully imply the occurrence of involuntary memory. […] there is in some part a deliberate nature to Stevens’s recollections, fuelled by his repressed emotions from unfinished business in the past.” (Teo, Y., 2014, p. 28) In her book Narrative Fiction. Contemporary Poetics Rimmon-Kennan names three sources of unreliability on the part of the narrator: “The main sources of unreliability are the narrator’s limited knowledge, his personal involvement, and his problematic value scheme” (Rimmon-Kenan, S., 2002, p. 103). In terms of knowledge, there should be nothing that escapes the keen and alert eye of a perfect butler. In the limited space of the mansion the butler has to know everything. Nevertheless, the intricacies of the human nature beyond that space seem to elude at times his keen spirit of observation. Regarding the ethical profile – ‘the value scheme’ – Mr Stevens needs to be flawless and his conduct irreproachable, even if, out of sheer identification with his duty, he seems to find excuse even for his inclination to lie about his being in service to Lord Darlington: “It is possible I may well have given the lady a slightly misleading picture concerning my career, sir. I do apologize if it caused embarrassment.” (Ishiguro, K., 1993, p. 124) His choice of refusing to activate his own values and convictions is particularly blatant when he is asked to dismiss the two Jewish maids 61 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute on ethnic grounds. Such a deed may be overlooked when one comes to think that the butler has to submit even his moral values to render perfect service to his master who entertains certain political affinities. Being a first person narrator, the butler’s knowledge is also intentionally limited. His personal involvement is dictated by his strong and strict principles revolving around the ideal butler and his over-comprising – and at times stifling – sense of duty. His problematic value-scheme lies at the root of a faulty decision that determines a whole chain of mistakes. His decision to trust his master unwaveringly and serve him with a self-sacrificing devotion cast a long shadow on the ethical values he holds: he fires the two Jewish maids, dutifully serves guests when his own father is dying, is blind to Ms Kenton’s affection and seems incapable of judging the wrong political ideals and actions his master supports during and in the aftermath of WWII. Living in the shadow of his master has overshadowed any form of moral and affectionate manifestation any human has the right and the responsibility to display – “It is thus unclear whether unreliability is primarily a matter of misrepresenting the events or facts of the story or whether it results from the narrator’s deficient understanding, dubious judgments, or flawed interpretations.” (Nünning, A.F., 2005, p. 93) So, what is it that casts such a lingering doubt on the reliability of his narrating voice and perspective? How much does the real author give the narrator the right to free agency? Are the mistakes on his account intentional – and if so, to what end? The answer may be given by the third source of unreliability that Rimmon-Kennan mentions and that is the striking imbalance between Stevens’s involvement as a butler in all the duties that he has to faithfully and unquestioningly fulfil and his involvement in normal relationships with the co-workers so as to understand them, to nourish appropriate feelings toward them and to act for their benefit. Personal involvement always relies on accurate self-perception which results in beneficial self-projection and interaction with the world. Stevens’s confinement to the space and the close surroundings of Darlington Hall is reflected in his limited perspective on life. He is incapable of complete and accurate self-perception and awareness – even if he gives the impression of a truly knowledgeable character – which hinders his ability to entertain an accurate perception of the others around and project oneself as he truthfully is in the interactions with the others. The unuttered emotions of Mr Stevens, the main character, for the new housekeeper together with his prolonged postponement of manifesting them turn the potential love story between him and Miss Kenton into the background against which the butler will project his memories and regrets. In KAZUO ISHIGURO. Contemporary Critical Perspectives, Motoyuki Shibata and Motoko Sugano have remarked an overwhelming aspect related to the expression of emotions and its effect on the other characters in the novel and on the readers: Ishiguro’s polite-speaking narrators, of course, are doomed to distance themselves from their readers, from other characters, from the past, and from themselves – this is a characteristic of his work. […] Ishiguro’s characters’ very inability to connect 62 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute emotionally with others or with themselves makes The Remains of the Day emotionally powerful […]. (Shibata, M., and Sugano, M., 2009, p. 22) Emotions and cognition which determine one’s ‘personal involvement’ are closely interconnected and in this respect it is important to distinguish between the “two roles of cognition: Cognition as an initiator of emotional experience and cognition as the source for the quality of emotional experience” (Leventhal, H., 1979, p. 11). The butler’s cognition is limited to and by his workplace and the people he encounters in his position as a butler. Therefore, it is rather superficial and lacks the possibility of resorting to more insights when it comes to judging things and people fairly. “Cognitive development must precede emotion if emotion depends on cognitive labeling.” (Leventhal, H., 1979, p. 13) Knowledge can only come and be consolidated through experience. Moreover, it may be acquired through observation of others displaying various shades of emotions in different life contexts. Butlers may have access to the interactions of others through observation and trough decoding the discourse of others. However, it is a matter of personal choice and depth of knowledge whether and when to intervene in the lives and discourse of others. The butler’s unreliability in terms of perception of self and others is even more subtly hinted at through his own words when he meets Miss Kenton again in order to attempt to convince her to come back to Darlington Hall – a possible redeeming action at the end of life and, unexpectedly, the beginning of remorse. The words Mr Stevens uses: ‘I thought’, ‘somehow’, ‘it is possible’, ‘I thought I glimpsed something like’ and ‘I may well have been mistaken’ indicate a certain degree of uncertainty regarding one’s own abilities of perceiving the others – although under this false pretence of inability to judge there is a very insightful glimpse and true-tolife interpretation of the other: As we continued to talk, I must say I thought I began to notice further, more subtle changes which the years had wrought on her. For instance, Miss Kenton appeared, somehow, slower. It is possible this was simply the calmness that comes with age, and I did try hard for some time to see it as such. But I could not escape the feeling that what I was really seeing was a weariness with life; the spark which had once made her such a lively and at times volatile person seemed now to have gone. In fact, every now and then, when she was not speaking, when her face was in repose, I thought I glimpsed something like sadness in her expression. But then again, I may well have been mistaken about this. (Ishiguro, K., 1993, p. 233) At the level of discourse and conduct the errors that ensue derive from the fact that all discourse is inherently accompanied by emotions. Discourse is superimposed on emotions and the incapacity of quickly and accurately decoding emotions may lead to a misinterpretation of the message transmitted. Mr Stevens handles discourse with the same poise and agility as he handles situations and staff at the manor. Depending on the communication context, the interlocutor may be rather uncertain regarding the illocutionary force of his statements. His words may be misinterpreted since they lack the straightforwardness one expects. Consequently, the perlocutionary effect 63 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute may be different from the intended one as will be seen in the fragment chosen for analysis in which Stevens’s words seem to have an unexpected effect on Miss Kenton, although the wider context and a keen understanding of human relationships and emotional dynamics support the rightfulness of the sparked reaction. In a final encounter with Miss Kenton the butler seems to voice his own thoughts and regrets through the words of the interlocutor, which makes the narrator either the most emotionally literate character in the story or the best trickster: Miss Kenton fell silent again for a moment. Then she went on: ‘But that doesn't mean to say, of course, there aren't occasions now and then - extremely desolate occasions - when you think to yourself: “What a terrible mistake I've made with my life.” And you get to thinking about a different life, a better life you might have had. (Ishiguro, K., 1993, p. 239) And thereafter – with the same force of concealing one’s own true feelings – the butler offers a solution to this state, a kind of escaping the misery, through the same words of Miss Kenton, who seems to be struggling with a similar state of regret and sorrow as he is: “After all, there's no turning back the clock now. One can't be forever dwelling on what might have been. One should realize one has as good as most, perhaps better, and be grateful.” (Ishiguro, K., 1993, p. 239) Readers’ response to mistakes and possible redeeming suggestions The text proved to be a real challenge in terms of the relationships among the characters and the constancy of the main character in preserving the image of the self-contained butler. Reading the book requires a fine tuning to the subtleties of the verbal exchanges and of the hints to the emotions of the characters in the flow of memories. The task given to the 72 students was woven around two excerpts from the book. The way students perceived and responded to each paragraph will be rendered in italics and will be a relevant proof that the text possesses a certain dynamics beyond the mere structural surface and stirs various kinds of responses depending on each reader’s horizon of experience, perception and direction of interpretation. The first paragraph depicts an external conflict between Mr Stevens and Miss Kenton and offers a good example of interpersonal awareness and emotional management. Moreover, the readers had to think whether the fragment offers valid solutions for solving certain dilemmas or conflicts. Lastly, they were exposed to an exercise in creativity – much in the spirit of Virginia Woolf’s urge to the readers to try their hand at writing before judging the art of a writer (Woolf, V., 2003, p. 149) and asked how they would have chosen to render the situations, were they to place themselves in the shoes of the narrator. They were given the chance to illustrate that by rewriting at least one portion in one of the texts. As for Miss Kenton, I seem to remember the mounting tension of those days having a noticeable effect upon her. I recall, for instance, the occasion around that time I happened 64 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute to encounter her in the back corridor. The back corridor, which serves as a sort of backbone to the staff’s quarters of Darlington Hall, was always a rather cheerless affair due to the lack of daylight penetrating its considerable length. Even on a fine day, the corridor could be so dark that the effect was like walking through a tunnel. On that particular occasion, had I not recognized Miss Kenton's footsteps on the boards as she came towards me, I would have been able to identify her only from her outline. I paused at one of the few spots where a bright streak of light fell across the boards and, as she approached, said: ‘Ah, Miss Kenton.’ ‘Yes, Mr Stevens?’ ‘Miss Kenton, I wonder if I may draw your attention to the fact that the bed linen for the upper floor will need to be ready by the day after tomorrow.’ ‘The matter is perfectly under control, Mr Stevens.’ ‘Ah, I'm very glad to hear it. It just struck me as a thought, that's all.’ I was about to continue on my way, but Miss Kenton did not move. Then she took one step more towards me so that a bar of light fell across her face and I could see the angry expression on it. ‘Unfortunately, Mr Stevens, I am extremely busy now and I am finding I have barely a single moment to spare. If only I had as much spare time as you evidently do, then I would happily reciprocate by wandering about this house reminding you of tasks you have perfectly well in hand.’ ‘Now, Miss Kenton, there is no need to become so bad tempered. I merely felt the need to satisfy myself that it had not escaped your attention.’ ‘Mr Stevens, this is the fourth or fifth time in the past two days you have felt such a need, it is most curious to see that you have so much time on your hands that you are able to simply wander about this house bothering others with gratuitous comments.’ ‘Miss Kenton, if you for one moment believe I have time on my hands, that displays more clearly than ever your great inexperience. I trust that in years to come, you will gain a clearer picture of what occurs in a house like this.’ ‘You are perpetually talking of my 'great inexperience', Mr Stevens, and yet you appear quite unable to point out any defect in my work. Otherwise I have no doubt you would have done so long ago and at some length. Now, I have much to be getting on with and would appreciate your not following me about and interrupting me like this. If you have so much time to spare, I suggest it might be more profitably spent taking some fresh air.’ (Ishiguro, K., 1993, p. 78-80) In this paragraph Mr Stevens is uttering what seems to be a dutiful automatism with respect to a butler’s responsibility. However, given his unuttered feelings for Miss Kenton, it may be interpreted as a mere act of initiating a conversation and of ‘playfully’ teasing her with her ‘inexperience’. What he seems to exclude from this verbal interaction is his awareness of her perfectly handling her job, her previous experience and her keen sense of noticing things beyond his observing abilities – like the episodes related to the mishandling of things by Stevens’s aging father. Most readers accurately stated that this paragraph renders an interpersonal conflict. They noticed that the characters have interpersonal skills because of their jobs and interact differently, both characters possessing nonetheless emotional intelligence skills. The excerpt unfolds a professional conflict, which offers good insights since such a conflict could happen among any kind of employees. This is the response of the readers to this paragraph: They communicate hard and are always on the 65 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute defensive. The conflict is a kind of mature tantrums – An interesting thing to point out about this fight is not actually the reason that triggered it, but the frustration that both of them want to say something about what is truly bothering them. ‘I seem to remember the mounting tension of those days having a noticeable effect uponher.’ This clearly suggests not the tension between co-workers, but the tension between unspoken feelings that have become frustrating. The basic information concerning the emotional state of Miss Kenton was easily elicited by most students who observed her angry disposition, which intensifies as Mr Stevens proceeds with his observations. Nevertheless, some students were capable of reading more, or filling in the gaps, regarding her attitude, and remarked that: Miss Kenton misunderstands the job advice that Mr Stevens gives her and becomes angry really fast; she’s overreacting over some friendly advice; she loses control easily and doesn’t know how to explain things in a nice way; she finds it hard to master her thoughts and communicates all the time she feels the need to, even though she gets easily irritated. In spite of these truthful remarks, there are students who still perceive her as possessing interpersonal qualities, arguing that she managed to understand the actions of Mr Stevens and confront him about it; she is calm, but incisive with her manner of speaking; mediates any sort of problem; thought that she had everything under control; is more interactive and straightforward; unlike Stevens, says out loud what bothers her and she is not afraid to tell the truth and solves the problem with the final suggestion. On the other hand, Mr Stevens remains true to his nature in this particular episode, is very formal and doesn’t express his feelings. As a few students noticed: He wants to control everything, is curious, always analysing everything; he never gets too involved; he always has a cold attitude and never seems to really care; he is more confident and aware of the situation; he is aware of his duties; he often reflects on the events happening in the House and his duties–if done right or not; he masters his thoughts and has self-control, he does not lose his temper; he got the situations under control most of the time; he tries to stay calm and to go on his way, not spending much time arguing; he is very much concerned about his thoughts and observations, all of these pointing more to his keener intrapersonal side. Mr Stevens’s interpersonal intelligence abilities – as some students remarked – are lacking as he always tries to draw Miss Kenton’s attention regarding her duties; he often makes arrogant comments to Miss Kenton, not knowing how to make himself more charismatic; is knowledgeable of only his intentions and is unable to relate to her (Miss Kenton’s) distress and is incapable of feeling empathy for Miss Kenton. Nevertheless, as a few students noticed, he can communicate with Miss Kenton about some aspects; is always rational and he knows how he feels (he lacks in expressing it), but he can keep things under control; I observed that he knew what Miss Kenton was feeling as well and he is able to identify her steps [...] he is not being indifferent – Mr Stevens recognized Miss Kenton’s footsteps, which means that even if he doesn’t tell us that he is interested in her, we know it from this little detail. Or, as two students finely observed, this first fragment shows how much Mr 66 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Stevens likes to catch Miss Kenton’s attention by doing nothing and also by saying a lot of unimportant and childish things just to talk together or Mr Stevens found the perfect way to have a discussion with Miss Kenton and tried to irritate her to see another face that she could have [...] I think that between Mr Stevens and Miss Kenton there isn’t a real conflict and it’s just the fact that he doesn’t know how to express his feelings for her. A second task assigned to the students was an optional exercise meant to challenge the young readers’ emotional intelligence and creativity skills and was mainly inspired by Virginia Woolf’s advice in her essay How Should One Read a Book? from The Second Common Reader: “Perhaps the quickest way to understand the elements of what a novelist is doing is not to read, but to write; to make your own experiment with the dangers and difficulties of words.” (Woolf, V., 2003, p. 149) The students were asked to place themselves in the shoes of the narrator and render the situations from their perspective by rewriting small portions from the text. The variants offered by the ones who took up the challenge, ranged from merely replacing one modal verb in a sentence: “Miss Kenton, I wonder if I may draw your attention to the fact that the bed linen for the upper floor will need to be ready by the day after tomorrow.”, in which “need” could be replaced by should, a subtle observation that points to the power of modal verbs to change the meaning of discourse and build more elaborate answers. The variants suggested by the students are given below, where the original portions of the text have not been italicised: “Miss Kenton, I’m sorry, I didn’t want to upset you, I just wanted to be sure everything will be ready. I hope I didn’t hurt your feelings.” “I accept your apologies Mr Stevens, but it is the fourth or the fifth time in the past two days you have felt such a need.” “I am indeed sorry, Miss Kenton” said Stevens as he walked out. “Miss Kenton, I’m feeling really sorry for making you feel unappreciated. I’m sure that you are very good at your job and I will try to abstain from reminding you your tasks.” “I am truly sorry for having caused such negative emotions upon you, Miss Kenton, I said. I am aware that my words have angered you and I wish to try avoiding that in the future, as we have to work together.” “Mr. Stevens, I am surprised that you have apologised and I accept it. I wish to talk about your approach in talking to people, as sometimes you really bother them with your words.” “I will leave you to your work now, Miss Kenton. If you have time, I would like you to make a list of things you think I need to improve for when we will discuss them.” “I will consider writing the list later. Now, if you excuse me, I have ‘much to be getting on with’.” “You are perpetually talking of my 'great inexperience', Mr Stevens, and yet you appear quite unable to point out any defect in my work. I know that you are stalking 67 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute me and you always think of me. I feel the same way for you. Let’s stop hiding our feelings.” “Ah, Miss Kenton.” “Yes, Mr. Stevens?” “I have just wanted to say that I really appreciate your work and your efforts. You’re always doing your job very well and I am really grateful because you’re here. We can learn from each other’s experiences and we can progress, and why not, we can be the best in what we’re doing.” “Oh, thank you! I’m happy to hear this! I am just a little nervous because I haven’t got your experience…I’m at the beginning and I’m still learning…That’s why I think your words are important for me…” “Now, Miss Kenton, there is no need to become so bad tempered. I’m sorry for disturbing you. I was just passing by. Keep doing what you do. You do a great job Miss Kenton.” “I suggest it might be more profitably spent taking some fresh air. If you would like, I’ll join you. “You are mist kind, Miss Kenton, you can do as you wish. I do not mind.” “Now, Miss Kenton, I am really sorry if I said something offensive, but I assure you from the bottom of my heart that wasn’t my intention at all….” “Mr. Stevens, I know that you want to do your job well, so do I. I would appreciate it if you stopped with the gratuitous comments …” “Miss Kenton I am very sorry for being so insensitive, given that you haven’t any spare time. Can I help with something?” “I wish you could, Mr. Stevens, but this is my duty and I shall remain faithful to it.” “Now, Miss Kenton, there is no need to become so bad tempered. I understand that this job can be really stressful sometimes, but we shouldn’t let that upset us.” “I understand but please don’t remind me every time about every little detail, everybody has their duties.” “Of course, I understand and thank you for sharing this.” Some of the students’ answers distinctly reflect their ability to sense the force of appreciation and encouragement in the interactions among people as a means of averting conflicts and mistakes. Encouragement and appreciation may be just the right kind of reinforcement first-year students themselves may need at this particular stage as the psychological benefits may prove considerable in the long run. The arguments they offered highlight the mastery of certain discerning capabilities necessary for an accurate identification of emotional and behavioural subtleties. 68 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute In the second paragraph chosen for analysis, Mr Stevens ponders on his life in the service of a person that has become the centre of harsh criticism. Of course, there are many people these days who have a lot of foolish things to say about Lord Darlington, and it may be that you are under the impression I am somehow embarrassed or ashamed of my association with his lordship, and it is this that lies behind such conduct. Then let me make it clear that nothing could be further from the truth. The great majority of what one hears said about his lordship today is, in any case, utter nonsense, based on an almost complete ignorance of the facts. Indeed, it seems to me that my odd conduct can be very plausibly explained in terms of my wish to avoid any possibility of hearing any further such nonsense concerning his lordship; that is to say, I have chosen to tell white lies in both instances as the simplest means of avoiding unpleasantness. This does seem a very plausible explanation the more I think about it; for it is true, nothing vexes me more these days than to hear this sort of nonsense being repeated. Let me say that Lord Darlington was a gentleman of great moral stature - a stature to dwarf most of these persons you will find talking this sort of nonsense about him - and I will readily vouch that he remained that to the last. Nothing could be less accurate than to suggest that I regret my association with such a gentleman. Indeed, you will appreciate that to have served his lordship at Darlington Hall during those years was to come as close to the hub of this world's wheel as one such as I could ever have dreamt. I gave thirty-five years' service to Lord Darlington; one would surely not be unjustified in claiming that during those years, one was, in the truest terms, 'attached to a distinguished household'. In looking back over my career thus far, my chief satisfaction derives from what I achieved during those years, and I am today nothing but proud and grateful to have been given such a privilege. (Ishiguro, K., 1993, p. 125-126) This episode comes right after Mr Stevens’s dialogue with the new master regarding his wilful denial in front of one of his visitors of the fact that he has served at Darlington Hall, a denial meant to subtly cover his shame of having served a master that made mistakes and he, as a servant, had to live in the shadow of those mistakes. What could have served as the epitome of the English butler and a fulfilment of his greatest target in life of being an ideal one crumbles under the force of being aware that all this greatness was not in the right service of humanity: “Indeed, Stevens. I’d told her you were the real thing. A real old English butler. That you’d been in this house for over thirty years, serving a real English lord.” To which he (the new American master) adds: “I meant to say, Stevens, this is a genuine grand old English house, isn’t it? That’s what I paid for. And you’re a genuine old-fashioned English butler, not just some waiter pretending to be one. You’re the real thing, aren’t you?” (Ishiguro, K., 1993, p. 124) The butler’s answer is nothing short of his acceptance of a late mental ‘divorce’ from the old master: “If I may put it this way, sir, it is a little akin to the custom as regards marriages. If a divorced lady were present in the company of the second husband, it is often thought desirable not to allude to the original marriage at all.” (Ishiguro, K., 1993, p. 125) This answer points yet again to the butler’s subtle management of embarrassing situations – especially with regard to his past. 69 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Regarding the exercise of placing oneself in the shoes of the butler and attempting a rethinking of things, only two students were courageous enough to rewrite some portions of the text: “Although I am proud and grateful to have been given such a privilege, I must admit I have also felt what loss means, what a wasted time of only reflecting and not taking action I had throughout the years and I also feel that I have lied to myself enough.” “I am glad that I served my master. We had mutual respect, but he took many wrong decisions throughout his life. He was influenced by the wrong people and I’m sorry I never advised him. Maybe he would have decided better…” According to some students, the narrator renders the conflicts in both paragraphs – the outer and the inner ones – stylishly and elegantly also thanks to his (the butler’s) English language skills; in a unique way; by analysing everything and trying to find an explanation for Mr Stevens’s behaviour; directly by speaking his mind; by placing the two characters in some sort of argument [...] a very entertaining solution and valid one; by describing every reaction in detail; although they argue, they care for each other; by making reference to the emotions of the characters: the angry expression; through dialogue and social interaction; through an obvious lack of emotional intelligence on the part of Mr Stevens because he asked Miss Kenton so many times if she was doing her job well, that the poor woman felt useless and irresponsible. Stevens feels a constant urge to fulfil his duties and projects his inner problems and sufferings onto others such as Miss Kenton. Nevertheless, the positioning of Miss Kenton in this open, outer conflict is obvious: Miss Kenton tells Mr Stevens how she is feeling and the fact that she has experience in her duty. The narrator masters the details regarding facial expressions that betray emotions, through conversation, gestures and actions. Regarding the second paragraph, the inner conflict of the narrator is imbued with embarrassment and shame as some students remarked. It is rendered by the narrator himself through description and self-reflection; by inner consolation Stevens tries to defend Lord Darlington and protect his reputation or as another young reader remarked: The narrator in the person of Mr Stevens manages to deal with both his internal and outer conflict with Miss Kenton. Stevens is a skilled man, who can and should deal with crisis situations and conflicts. He manages to maintain the professionalism between him and Miss Kenton. He is focused on his career and grateful to his master, Lord Darlington, who isn’t the best man possible, but the butler’s job is not to be a moral agent; it is to obey and serve, and he does it. Only a small number of students claimed that the texts offered some valid solution for solving the inner or the outer conflict and some of them are indicative of subtle emotional literacy skills: [One ought] not to insist on a thing or be aggressive in a conversation, to listen carefully and to discuss the problems; Mr Stevens tries to convince himself that he does the right thing when it comes to Miss Kenton.; She 70 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute could say to Mr Stevens that she doesn’t have time nicely and Mr Stevens shouldn’t have told her of her ‘great inexperience’.; Mr Stevens tried to be nice, but he lost control when he felt attacked.; The narrator suggests indirectly to speak our mind even if it may cause an argument and to take time to contemplate and meditate instead of avoiding a situation forever.; Mr Stevens could have checked before he asked her and he could have said I’m sorry when seeing that she is very angry; It is important to say to the others how you feel and how they made you feel. Referring to Mr Stevens’s inner conflict, one student noted that the inner conflict is rendered by inner consolation. [...]To be honest it is not the best solution for solving the conflict, because I’m sure Stevens knew deep inside him his master took many wrong decisions. The students, who positioned themselves at the other extreme, either claimed that due to the characters’ perspectives, they (the conflicts) remain unsolved or that the inner conflicts are not solved at all, they are denied. Many have traced no valid solutions and offered as arguments: It would be great if both of them gave up on their pride and the problems would be easier to forget and solve.; He (Mr Stevens) should have simply trusted her, because Miss Kenton had already proved her reliability.; the characters don’t discuss enough; The fragments [...] only suggest putting the conflict on silent-mode [...] which isn’t a good idea.; or that the narrator leaves the characters to find solutions with their own experience and rationality. Despite the scarcity of students (around ten students in each group) who either elicited valid solutions offered by the text or detected no valid solutions, the arguments they offered are insightful and prove the existence of particular emotional literacy skills. Conclusion The voice – seemingly unreliable – of the ideal butler narrator is probably the best one to show that we, the readers, just like the author himself realises, are caught in a web, in a class, in a hierarchically organised context and we had better be aware of the beneficiaries of our loyalty before realising – just like the butler – that we have made irreversible mistakes. He’s deeply somebody who thinks like a member of his class, and he can’t quite get out of that. I started writing The Remains of the Day because of my suspicion that to some extent we are all in some sense butlers; at an ethical and political level, most of us are butlers. We don’t stand outside of our milieu and evaluate it. We don’t say, ‘Wait, we’re going to do it this way instead’. We take our orders, we do our jobs, we accept our place in the hierarchy, and hope that our loyalty is used well, just like this butler guy. So my characters may be isolated figures personally, but I do try to make them like everyman characters. (Matthews, 2014, p. 115) Ishiguro managed to bring the characters to such a level of ‘everyman’ characteristics by means of the very flaws they display in spite of the rigid demands of their class, job and position. People – just like the butler – may strive for lofty 71 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute ideals and may fail to see the common things that bring joy along the way. They may fall into the trap of self-denial only to come to a late realization that they were mistaken and be regretful about it. The play of the unreliable narrator with the readers’ ability to put together the pieces of the narrative and of the human web of relations results in a meaningful closure which leaves the readership in a state of reflection upon the meaning of freedom in making choices and of the necessary power to live with the consequences. References Austin, J. 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Teo, Yugin, Kazuo Ishiguro and Memory, Palgrave Macmillan, Hamphire, 2014. Woolf, Virginia, The Second Common Reader, Mariner Books, New York, 2003. 72 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute L’ERREUR LINGUISTIQUE DANS LE PROCESSUS D’APPRENTISSAGE D’UNE LANGUE ETRANGERE Carmen González Martín Espagne Abstract. In foreign language teaching, error has been the subject of reflection and analysis for over thirty years. The question of error among learners of a foreign language has generated debate and controversy among professors and researchers. The academic perspective on linguistic error has evolved in recent years. It has gone from a negative conception giving rise to a sanction, to one where errors are presented as clues to understand the learning process and as helpful guidance to identify the difficulties of students. For the learner of a foreign language, reflecting on the error is a favorable way to access a better understanding of the studied notion. This reflection helps them discover the way they process information and gain autonomy in the learning process over time. For the professor, the exploitation of the error is an instrument of pedagogical regulation making it possible to discover the learning approaches of the students. Errors also help the professor identify student needs, differentiate pedagogical approaches, and evaluate them appropriately. Finally, from a professor’s point of view there have always been two fundamental questions with regards to errors: what to correct and how to do it. With regards to students, learning a foreign language has often come with many errors in the use of fixed sequences such as collocations, proverbs, refrains, etc. These errors usually occur because there is a cultural element that must accounted for as well as the context of enunciation. Keywords: error; student; learning; foreign language; didactics. Introduction En tant qu’enseignants, nous sommes fréquemment confrontés à l’erreur des apprenants et la façon de considérer l’erreur dans l’apprentissage a beaucoup évolué ces dernières années. On est globalement passé d’une conception négative donnant lieu à une sanction, à une autre où les erreurs se présentent plutôt comme indices pour comprendre le processus. Selon Roulet, Il faut éviter en particulier de pénaliser les erreurs de l’étudiant, car elles constituent pour lui un moyen très utile pour vérifier la validité d’une hypothèse, mesurer le champ d’application d’une règle et dégager les généralisations nécessaires sur la langue comme instrument de communication. (Roulet, E., 1976, p. 57) En didactique des langues, le travail sur les erreurs suscite un grand intérêt ; il s’agit d’une thématique ancienne, qui se trouve certes à la base de travaux contemporains sur l’acquisition des langues. Ainsi, l’erreur a toujours été considérée comme un 73 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute problème dans l’apprentissage, que ce soit dans les langues étrangères, que ce soit dans la langue maternelle. Toujours punie, toujours bannie. Spécialement dans l’enseignement des langues et surtout aux niveaux inférieurs, l’erreur nous dérange ; quand un apprenant se trompe, l’enseignant se dit qu’il n’a pas transmis correctement les informations : il a échoué dans son rôle. Par contre, pour d’autres enseignants, la faute réside chez l’apprenant qui n’a pas fait son travail d’apprentissage. Cependant, dans l’actualité, les didacticiens considèrent l’erreur comme un outil pour l’apprentissage. 1. Approches traditionnelles de l’erreur en didactique D’après Lentin (1972) lors de l’apprentissage d’une langue les étudiants traversent différents stades qui se caractérisent en particulier par des différences ou des variations langagières qu’on pourrait appeler « erreurs ». Les apprenants utilisent dans l’acquisition différentes stratégies qui leur permettent de construire un savoir qui correspond aux normes fixées pour la langue en question. Dans la méthode traditionnelle, les erreurs sont attendues puisqu’il existe des « pièges » qui obligent le recours aux règles grammaticales que les élèves doivent connaître ; alors dans cette méthodologie il n’y a pas un traitement de l’erreur, elle est éliminée car elle est hors norme. En revanche dans la méthode directe, émergent les signes avant-coureurs du renforcement positif. Alors l’erreur n’est pas exploitée, on propose des exercices conçus pour que la faute ou l’erreur soit improbable. Selon Puren (1988, p. 307), « Pour éviter le plus possible des risques d’erreurs de la part de l’élève, on élabore une gradation grammaticale strictement programmée par difficultés minimales ». Dans la méthode audiovisuelle l’élève doit répéter des modèles et des structures sans contextualisation. Dans cette méthode il y a une priorité de l’oral. La faute et l’erreur sont toujours bannies parce que l’élève doit répéter exactement ce qu’il a écouté dans l'enregistrement. Alors si l’élève fait des erreurs il doit répéter une autre fois ce qu’il a écouté, et à force de répéter il doit apprendre par cœur cette structure. Dans l’approche communicative, celle qui est recommandée par le Cadre Commun de Référence pour les Langues, on cherche à développer la compétence communicative chez l’apprenant, un « seuil » fonctionnel au-delà duquel l’apprenant pourra communiquer de façon autonome en langue étrangère. Dans cette méthode l’erreur est un élément formateur, et elle est aussi un point de départ et de réflexion. Il apparaît l’idée d’interlangue, celle-ci étant la « langue de l’apprenant ». Enfin, un changement complet se produit avec la méthodologie cognitive, où l’erreur est perçue comme « un point d’appui pour l’apprentissage et un indicateur des processus intellectuels en cours, source de conflit cognitif et générateur de progrès » (Ristea, P.M., 2006, p. 11). 2. Distinction entre faute et erreur Dans le processus d’acquisition d’une langue, la partie orale est suivie rapidement par l’acquisition de la langue écrite. Celle-ci suit des règles semblables à la langue orale, 74 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute mais de manière beaucoup plus stricte ; par rapport à la langue orale, se rajoutent les règles de l’orthographe. Une erreur se définit toujours par rapport à une certaine norme. On pourrait affirmer que tout le monde fait des erreurs : les enfants en font par rapport à la langue des adultes, les adultes par rapport à une grammaire normative, les enfants bilingues par rapport aux enfants monolingues et par rapport aux langues concernées. L’erreur fait partie de la production langagière orale et écrite. Medioni remarque : il serait intéressant de s’interroger sur qui parle vraiment une langue correcte. Il y a toujours écart par rapport à la norme, plus ou moins grand selon les individus, leur statut social, leur culture ou leur inculture, mais aussi, ne l’oublions pas, leur créativité. (Medioni, M.A., 1999, p. 181) Les normes ne sont pas les mêmes dans toutes les situations, ainsi la norme de la langue quotidienne orale n’est pas la même que celle de la langue écrite. Et trop souvent les normes sont fixées d’un point de vue extérieur, sans qu’on prenne en considération la situation des apprenants. Si l’on considère l’ensemble de ces règles, aussi bien au niveau de l’oral qu’au niveau de l’écrit, comme la norme, et l’orthographe comme une norme d’écriture, les erreurs au niveau de l’oral ou de l’écrit sont alors des infractions à ces normes. La linguistique des fautes s’occupe de ces infractions, elle analyse, classe, établit des liens, cherche des explications, des corrections et des réponses aux multiples questions qu’on peut se poser concernant les différentes causes conduisant aux erreurs aussi qu’aux processus d’acquisition des différents systèmes langagiers qui se passent dans la tête des apprenants. Dans l’actualité, la didactique des langues a revalorisé la capacité d’écriture ; elle reconnaît non seulement son importance, mais aussi la valeur formative de l’écrit. Selon l’idée répandue dans la didactique des langues étrangère, ce qui est important c’est la transmission du message. Ainsi, contrairement à l’oral où le message peut être transmis par un seul mot ou par des gestes, à l’écrit, il est essentiel de construire des phrases logiques et grammaticalement correctes pour que le message puisse être transmis. Cette situation nécessite l’analyse des erreurs commises dans les productions écrites d’étudiants afin d’y remédier. C’est parce qu’elles constituent un grand obstacle non seulement pour la transmission mais aussi pour la compréhension du message à l’écrit. Même si pour la plupart des personnes la faute et l’erreur sont à peu près considérées comme synonymes, la notion de « faute » a été longtemps utilisée péjorativement par les didacticiens sous prétexte qu’elle est fortement marquée par une connotation religieuse. C’est pourquoi l’erreur est plus neutre dans ce contexte. Cependant, dans le domaine de la didactique des langues, il existe une distinction de nature entre l’erreur et la faute. Désormais nous essaierons de les définir en détail pour voir exactement en quoi elles consistent. 2.1 Erreur Au sens étymologique, le terme « erreur » qui vient du verbe latin error, de errare, est considéré comme « un acte de l’esprit qui tient pour vrai ce qui est faux et inversement » (Le Robert en ligne). En didactique des langues étrangères, les erreurs 75 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute relèvent d’une méconnaissance de la règle de fonctionnement. Il est donc évident qu’elles sont bien différentes des fautes. Un exemple d’erreur peut être accorder le pluriel de “bijoux” en bijoux lorsqu´on ignore qu´il s´agit d´un pluriel irrégulier. Ce type d’erreur montre, comme on l’a déjà dit, une méconnaissance de la règle. Moles (1995) distingue deux aspects de l’erreur : matérielle et créatrice. L’erreur matérielle, c’est celle du comptable ou de l’écrivain, dans ce cas l’erreur apparait comme non conforme à une forme imposée (la norme orthographique, par exemple). L’erreur créatrice et celle qu’à partir de quelques étapes semble fausse, provisoire et on peut la corriger. 2.2 Faute Le terme faute est étymologiquement issu du mot latin fallita, de « fallere=tromper ». D’après la définition du Trésor de la Langue Française informatisé, la faute est considérée comme « fait de manquer ; absence, manque de quelqu'un ou de quelque chose ». En didactique des langues étrangères les fautes correspondent à « des erreurs de type (lapsus) inattention/fatigue, que l’apprenant peut corriger. Par exemple si l’apprenant oublie des marques de pluriel, alors que le mécanisme est maîtrisé » (Marquilló Larruy, M., 2003, p. 120). Il est donc possible de dire que, dans notre quotidien, les concepts d’erreur et de faute ne sont pas suffisamment distincts l’un de l’autre et les enseignants ont souvent tendance à les confondre. 3. La question de l’erreur dans l’enseignement d’une langue En général, on considère comme erreur linguistique une réponse non conforme à ce qui est donné comme la norme. Contrairement à cette définition, avec laquelle tout le monde semble d’accord, la typologie des erreurs et leur apport dans l’enseignement semblent controversés, surtout face au rôle de l’enseignant qui se pose toujours deux questions fondamentales, à savoir quoi corriger et comment le faire (Guénette, D. et Gladys, J., 2012). 3.1 Quoi corriger ? Le problème actuel dans le traitement des erreurs en contexte d’enseignement semble reposer sur la décision de savoir si l’erreur est rectifiable ou non rectifiable. Pour Truscott (2001), les erreurs qui seraient rectifiables, c’est-à-dire dont la correction pourrait mener à des changements positifs durables, sont celles qui dépendent de règles simples et qui portent sur peu d’éléments dans la phrase, telles celles liées à l’orthographe. Par contre, toujours selon Truscott, les erreurs en lien avec la syntaxe seraient plus difficilement rectifiables, car il faut dans ce cas se reporter à des règles complexes qui souvent ne peuvent être comprises que si l’on connait déjà un certain nombre d’autres règles connexes tout aussi complexes. Ferris (2006) propose des critères légèrement différents pour analyser si une erreur est rectifiable ou « traitable » (elle utilise le terme « treatable ») à l’aide d’interventions pédagogiques. Elle soutient que si la notion linguistique fait l’objet d’une règle dont une explication claire se trouve facilement dans des ouvrages pédagogiques, l’erreur est traitable. Dans cette optique, les erreurs de déterminants, d’accord sujet-verbe, de pronoms, de choix de 76 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute temps, de formes verbales seraient traitables, tandis que les erreurs de choix lexical ou de structure de phrase ne le seraient pas ou le seraient très difficilement. La rectification des erreurs relève de plusieurs facteurs qui se déterminent en fonction des réponses aux questions proposées par Guénette et Gladys (2012, p. 3) : 1. l’élément linguistique est-il porteur de sens ? 2. l’élément linguistique se retrouve-t-il fréquemment dans l’usage courant ? 3. l’élément a-t-il une structure simple (c’est-à-dire sans dépendance à d’autres éléments ou structures) ? 4. la règle qui s’applique à cet élément est-elle simple, courte, intelligible et claire ? 5. la règle qui s’applique à cet élément est-elle fiable (ne comporte-t-elle que très peu d’exceptions) ? 6. existe-t-il une structure ou une règle similaire dans la L1 de l’apprenant ? 7. les apprenants ont-ils rencontré cet élément au cours de leur apprentissage ? Combien de fois ? 8. les apprenants ont-ils les connaissances et les compétences nécessaires pour se corriger ? 3.2 Comment corriger ? Si l’on admet que la correction des erreurs est indispensable, car elle privilégie non seulement l’apprentissage de l’emploi des formes correctes, mais aussi elle permet d’approfondir les connaissances linguistiques générales, il faudrait réfléchir aux modes de correction les plus efficaces. Tout en tenant compte de ce qui vient d’être dit, la première étape devrait consister à classer les erreurs selon la fréquence d’emploi de la forme qui a été mal utilisée et ensuite selon leur degré de complexité. La deuxième étape concerne la manière la plus utile et la plus productive de se servir de l’erreur pour aider à apprendre la forme juste. Parmi les différents moyens, il y a ceux où on met l’accent sur le rôle de l’enseignant qui explique en corrigeant et ceux où la correction se fait par l’apprenant lui-même guidé discrètement par l’enseignant. Les recherches effectuées dans le domaine de la didactique des langues étrangères ont démontré que le traitement et l’utilisation des erreurs à l’oral et à l’écrit occupaient depuis longtemps une place importante dans les travaux sur l’acquisition des langues. En évaluation formative, il est essentiel d’utiliser les erreurs comme un moyen de réaliser des activités de remédiation. De cette façon, elles ne seront plus ressenties comme négatives, mais tout au contraire comme un moyen d’apprendre et de progresser. De ce point de vue, à l’écrit, il est fortement conseillé de savoir distinguer les différentes erreurs possibles et de les classifier pour pouvoir y remédier. Alors, quelle démarche corrective faut-il et/ou doit-on adopter ? Dans cette optique, Tagliante (2001, p. 153-155) propose des « activités de conceptualisation, systématisation et de réemploi ». En ce qui concerne la conceptualisation, il s’agit de la conceptualisation grammaticale. Elle représente le mieux la méthodologie de l’approche communicative. Cette activité exige le développement des capacités intellectuelles et met certaines techniques d’analyse, de réflexion, de synthèse et de déduction à la 77 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute disposition de l’apprenant lors du processus de l’apprentissage d’une langue étrangère. Quant à la systématisation, il est question de la systématisation des règles de grammaire. L’objectif consiste à amener l’apprenant à faire le point systématiquement sur ce qu’il a déjà appris et acquis, sur ce qu’il possède et voudrait acquérir. Selon que l’apprenant a connu les faits linguistiques dans des documents authentiques, la systématisation lui permet de mieux se situer, de définir ses compétences, de reconnaître ses atouts et de pouvoir les revaloriser dans sa production écrite. Ainsi, cela aidera l’apprenant à comprendre que les règles grammaticales sont inutiles si elles ne sont pas utilisées correctement pour la transmission correcte du message. Sinon, le message sera transmis d’une façon erronée. Il est donc conseillé de faire des exercices de reformulation des règles découvertes en vue de pouvoir diminuer le nombre d’erreurs à l’écrit. 4. Source des erreurs En examinant la source des erreurs en didactique, selon certains chercheurs tels que Tarone (1987), « l’influence de la langue maternelle serait négligeable ; il s’agirait plutôt d’erreurs apparues en cours d’acquisition de la langue cible » (ChampagneMuzar, C. et Bourdages, J.S., 1993, p. 76). Cela signifie que les erreurs résultent de processus innés ou naturels qui ont été supprimés progressivement au fur et à mesure que s’acquiert la langue maternelle. Ce point de vue a été sévèrement critiqué par Flege en 1984. Mais plus tard, les résultats des expériences de Tarone (1987) ont été remis en question par Amara Tansomboon (1987) et Sato (1987). Ils ont démontré que le transfert de la langue première à la langue cible étaient la cause de nombreuses erreurs. L’erreur permet de discriminer les concepts acquis par les étudiants de ceux à revoir pour consolider les apprentissages. Elle entraine nécessairement dans son sillage des insécurités et des remises en question chez le professeur. Pourquoi en est-il ainsi, pourquoi ce concept n’a-t-il pas été compris, se demande-t-il ? Son intervention peut alors se limiter à une action intuitive en réaction à l’erreur : orienté par ses perceptions, son savoir d’expérience, son jugement et son expertise disciplinaire, celui-ci sera alors en quête d’indices sur les sources de difficultés chez les étudiants. Toutefois, pour en arriver à départager ses stratégies qui fonctionnent de celles à réaménager, dans une perspective d’amélioration de ses pratiques, Reuter (2013) invite le professeur à explorer de manière plus approfondie les causes d’une erreur. Cela implique d’aborder plusieurs éléments contextuels, notamment l’épistémologie disciplinaire, le rapport à l’erreur, les valeurs personnelles et les valeurs institutionnelles préconisées par les politiques (Cohen-Azria et collab., 2013). Certains de ces aspects s’avèrent probablement trop indistincts pour en tenir compte lors de l’analyse des causes possibles d’erreurs. Tout apprenant sait qu´il commet des erreurs sous l´influence de sa langue maternelle. Ces erreurs sont appelées interférences. Les interférences ont été mises en lumière par la linguistique contrastive. Ces interférences interviennent à tous les niveaux : phonétique, grammatical, lexical, socioculturel. Normalement, 78 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute chaque erreur témoigne qu´une partie au moins de l´apprentissage a été effectué par l´élève, c´est-à-dire que celui-ci se trouve dans une phase intermédiaire d´apprentissage. Avec l’approche communicative de nos jours les compétences orale et écrite sont devenues prioritaires dans l’enseignement et apprentissage des langues étrangères. Si on parle des erreurs à l’écrit il faut dire que les recherches en didactique des langues ont démontré que lors des productions écrites, l’apprenant a plus de temps qu’à l’oral pour réfléchir et agir. L’élève peut rechercher dans le dictionnaire, questionner quelqu’un, etc. Cependant, ces démarches ne diminuent pas le nombre d’erreurs à l’écrit. D´autre part, il faut ajouter qu’il y a quelques expressions valables à l’oral mais qu’on ne peut pas les passer à l’écrit. Alors, la grammaire française orale n’est pas transposable en français écrit. À l’oral on peut supprimer le « ne » de la négation et le message va arriver parfaitement, mais à l’écrit ce n’est pas possible d´omettre le « ne ». C’est pour cela que l’approche communicative va toujours introduire, le passage à l’écrit. 4.1 Production écrite Avant de commencer à écrire ou à faire une séance d’expression écrite, il est important de savoir quel niveau ont nos élèves, quelles sont leurs capacités et quelles sont leurs habilités. Dans la langue française l’écrit est un peu plus compliqué parce que le code oral et le code écrit ne sont pas faits de la même manière, ils sont très différents. On prononce un mot d’une façon et on l’écrit d’une autre façon. Le code oral va avoir toujours une influence sur le code écrit, et il faut prendre en compte cette influence en vue d’éviter toute influence néfaste de l’oral sur le code écrit jusqu’à ce que les apprenants démontrent la maîtrise de la transposition du code écrit. Une fois que cette mise au point est déjà faite, il est conseillé à l’enseignant de s’attaquer aux erreurs sans culpabiliser et intimider les apprenants. Pour cela, en faisant une pratique systématique et personnalisée, il doit consacrer un temps suffisant à une phase de repérage, de formulation et d’explicitation par l’apprenant de ses propres erreurs. Une façon pour que l’élève prenne conscience de ses propres erreurs est forcer l’autocorrection ou l’auto-évaluation, dans laquelle l’apprenant peut se rendre compte des erreurs qu’il a eues, si ces erreurs se répètent tout le temps, s’il sait comment ces erreurs ont été produites. Cette réflexion est importante pour l’apprentissage et pour la correction des erreurs. 4.2 Production orale Comme on a déjà dit les interférences en français avec le code oral et le code écrit son très nombreuses, alors pour la production orale elles sont aussi très nombreuses. Dans 79 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute la langue française on écrit un mot d’une façon mais on ne le prononce pas de la même façon, parce que parfois il y a des lettres que ne se prononcent pas. Alors faire une analyse pour essayer d’éviter aussi ces interférences devient essentiel dans l’apprentissage de la production orale. L’enseignant doit donc corriger les erreurs à l’oral, et il doit le faire d’une manière simultanée ou avec très peu de décalage, à l’écrit au contraire il peut corriger les erreurs d’une manière plus éloignée parce que l’écrit va être là. Par exemple : L’élève parle et il commet une erreur, le professeur doit la corriger ou dans le moment précis dans lequel l’élève a eu l’erreur ou il peut attendre à la fin de l’intervention, mais il ne peut pas attendre jusqu´à la semaine suivante, ou le jour suivant. Pour l’écrit c’est différent, l’enseignant peut laisser que l’élève fasse sa propre correction et après, la semaine suivante il peut encore corriger quelques erreurs que l’élève a eues. Pour les erreurs à l’oral : il convient d’éviter de couper une intervention pour corriger ou signifier une erreur. Attendre pour cela que l’élève ait fini de parler c’est lui permettre de ne pas perdre le fil de son idée. Il n’est pas déstabilisé et beaucoup plus réceptif à ce que veut lui faire percevoir l’enseignant. Si l’élève ne parvient pas à se corriger, l’enseignant fait appel aux autres, grâce à cela on arrive à l’inter-correction. Cette option nécessite une écoute bienveillante de la part du groupe. C’est aussi l’occasion de vérifier l’attention et la compréhension de la classe. Dans un dernier moment l’enseignant aide l’élève à comprendre son erreur en lui faisant expliciter ses choix. Il faut établir aussi une ambiance de confiance, parce que l’élève, en confiance, prend plus de risques. Les erreurs sont certes plus nombreuses mais l’enseignant accompagne l’élève vers plus d’autonomie quand il ne vit pas lui-même l’erreur comme un échec. L’élève peut alors enrichir son expression et sa connaissance de la langue. L’enseignant peut se servir d’un langage gestuel pour aider l’élève à trouver le type d’erreur qu’il a eu. Afin de déculpabiliser l’apprenant, le professeur peut préciser que le terme utilisé à défaut dans la situation présente pourrait convenir dans un autre contexte. 5. L’erreur et la difficulté d’enseignement des séquences figées Les expressions figées, utilisées spontanément par les locuteurs natifs, passent inaperçues à leurs yeux, tandis qu’elles sont tout de suite repérées par l’étudiant étranger. Comme le dit González Rey (2002, p. 50) : « C’est surtout lorsqu’on étudie une langue étrangère que l’on est conscient de l’existence de combinaisons figées impossibles à traduire mot à mot sans commettre une incongruité sémantique ». Gaston Gross (1996) accentue le fait que les expressions figées posent souvent des difficultés pour les apprenants d’une langue étrangère parce qu’ils ne comprennent pas de telles structures bien qu’ils connaissent la signification de tous leurs éléments lexicaux. La bonne maîtrise des expressions figées est pourtant indispensable dans les 80 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute compétences de communication et de compréhension. D’ailleurs, comme le dit Bally (1951, p. 73) : « l’emploi de séries incorrectes est un indice auquel on reconnaît qu’un étranger est peu avancé dans le maniement de la langue ou qu’il l’a apprise mécaniquement ». Ainsi émerge la nécessité d’enseigner les expressions figées tout au long de l’apprentissage et de souligner leur importance dans la didactique des langues étrangères. Quand les notes de bas de page n’aident pas l’apprenant, c’est à l’enseignant d’expliquer que la source de leur incompréhension n’est pas seulement due à des mots qu’ils ne connaissent pas mais à une séquence figée, que l’enseignant se chargera de paraphraser. Pour acquérir cette idiomaticité, les manuels proposent des modèles de documents écrits ou de conversations ; la production à partir de ces modèles est rigide et stéréotypée chez les apprenants qui suivent de près le modèle. L’apprentissage des séquences figées se fait alors principalement par erreur-correction, à tâtons, au risque de décourager certains apprenants et de renforcer l’idée qu’apprendre une langue est difficile et qu’il faut être doué pour les langues pour comprendre et se faire comprendre et parvenir à un niveau d’aisance satisfaisant. La bonne maîtrise des expressions idiomatiques est aussi importante dans la langue maternelle que dans la langue étrangère. Dans la première elle se fait automatiquement (sans faire nécessairement une réflexion linguistique) et les expressions sont utilisées sans effort (sans se rendre compte de leurs particularités). Tandis que dans la langue étrangère, elles peuvent poser des vraies difficultés : le locuteur est obligé de chercher toujours des explications logiques pour que le message soit compréhensible. Pourtant, même pour les natifs la signification d’une expression peut rester floue ou ils peuvent l’utiliser de manière inadaptée. Un locuteur natif apprend les expressions idiomatiques comme il apprend les mots de sa langue maternelle. Dans le discours, le locuteur puise dans son réservoir lexical l’expression qui convient à la situation, comme il choisit le mot qui s’adapte le mieux au contexte. Un étranger devrait faire la même chose, mais pour cela il est nécessaire d’apprendre les expressions idiomatiques et de connaitre les contextes dans lesquels on peut les employer. Ainsi émerge le besoin de travailler les expressions et d’intégrer la phraséodidactique dans les approches didactiques. L’enseignement des expressions idiomatiques est une tâche complexe qui demande un effort supplémentaire à l’enseignent et qui peut poser des difficultés pour les apprenants. On peut diviser ces dernières en deux catégories : les difficultés de compréhension et les difficultés d’emploi. Ces deux catégories ramènent au rôle de l’enseignant et les avantages de traitement des expressions idiomatiques. Par rapport aux difficultés de compréhension : Les expressions transparentes ne posent pas beaucoup de problèmes (« avoir un cœur d’or »), mais d’autres, celles qui sont plus opaques, empêchent les élèves de voir le lien entre l’expression et sa signification. Dans ce cas, un élève d’une langue étrangère peut se tromper, par exemple, s’il prend l’expression « les carottes sont cuites » mot par mot, il ne 81 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute comprend pas qu’il s’agit d’une expression qui désigne qu’il n’y a plus rien à faire, il n’y a plus aucun espoir, que tout est perdu. En classe de FLE, l’enseignant devrait prendre en considération l’impact de la langue maternelle, qui peut faciliter la compréhension. Comme le souligne aussi Sulkowska (2009, p. 108) la capacité à confronter différents systèmes linguistiques et à trouver de potentiels équivalents phraséologiques en langue maternelle favorise la compréhension et la mémorisation des expressions, et cela est absolument nécessaire pour faire des traductions correctes. Elle est aussi souhaitable aux enseignants pour bien présenter une telle expression à ses futurs étudiants. L’analyse comparative permettrait aussi de créer des parallèles entre la langue maternelle et la langue étrangère et d’explorer le fonctionnement langagier des expressions dans les deux langues et cultures. Quant aux difficultés d’emploi, il ne suffit pas de connaître l’expression, mais il est important d’être capable de les utiliser soi-même. Le bon usage des expressions peut être problématique pour les étudiants. Si l’élève ne connait pas l’expression (il est en manque), il finit par ignorer l’expression et cela peut mener à des malentendus. Mais il faut aussi éviter d’en abuser. De plus, l’étudiant étranger ne perçoit pas les limites de l’expression et son figement, comme le ferait un natif. L’enseignant doit alors souligner les aspects tels que la non-substituabilité et la non-modificabilité d’expressions. Aussi important qu’utiliser l’expression correctement et d’utiliser l’expression dans un bon contexte. Par exemple, l’expression « casser sa pipe » ne peut être employée que pour annoncer la mort de quelqu’un. Selon Ruiz Quemoun (2007, p. 190), cette expression implique une mort soudaine ou relativement soudaine, inexplicable, subite. En plus du sens, il est important de savoir que ce n’est pas toujours avec n’importe qui et n’importe où qu’on peut utiliser cette expression. Il est alors important de prendre en considération le contexte d’énonciation. En fin, l’enseignant joue un rôle central pour faire découvrir aux apprenants les expressions d’une autre culture. Une des problématiques liées à l’enseignement des expressions figées est le manque de formation en matière phraséologique, ainsi que le traitement modeste dans les manuels scolaires. Le choix d’expressions et le rôle de médiateur représentent un défi et demandent à l’enseignant des connaissances culturelles sur la langue qu’il enseigne, mais en retour l’analyse des phénomènes linguistiques et culturels a pour but d’éveiller la curiosité des apprenants envers la langue et la culture cible. Les expressions figées portent souvent des connaissances culturelles (l’histoire, la littérature), elles sont aussi présentes dans la presse et les médias (les actualités) et représentent alors un moyen de toucher la culture à travers la langue. Il faut souligner que les expressions figées n’arrêtent pas de se développer : quelques-unes vieillissent et disparaissent, en même temps que des nouvelles formules figées sont nées (par exemple, à partir des chansons, de livres, de slogans publicitaires, de titres de presse, de discours, etc.). Les expressions sont fortement liées à la culture et à l’utilisation de la langue, car elles reflètent la réalité à laquelle elles correspondent. Pour l’enseignant émerge ainsi la difficulté de choisir les expressions les plus actuelles et universelles pour que l’enseignement des expressions soit le plus efficace et utile. 82 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Les expressions idiomatiques représentent le monde et les idées partagées à travers les métaphores. Il existe des expressions identiques dans plusieurs langues. La comparaison contrastive avec la langue maternelle de l’apprenant permet d’analyser le fonctionnement des deux langues et de voir les ressemblances et les différences culturelles. Mais ce sont surtout les expressions propres à une communauté qui révèlent les caractéristiques culturelles. Les expressions idiomatiques forment un objet d’étude très riche, intéressant, éducatif et utile pour un étudiant de FLE. Leur traitement au cours demande un effort supplémentaire à l’enseignant, mais les expressions méritent un traitement plus détaillé pour qu’un élève soit capable de comprendre le français et s’exprimer couramment 5.1 Proposition didactique Les difficultés d’enseignement/apprentissage font l’objet de réflexion dans la littérature spécialisée et plusieurs pistes didactiques intéressantes ont déjà été proposées (Galisson, R., 1983 ; Vittoz-Canuto, M.B., 1989, 2005 ; Mel'čuk, I., 1993 ; González Rey, I., 2008 ; Cavalla, C., 2009, etc.). Galisson, précurseur en didactique des séquences figées, dans son ouvrage Des mots pour communiquer (1983), étant conscient des difficultés que rencontre l’apprenant dans la maîtrise de ces formes lexicales complexes, l’auteur propose aux enseignants une approche créative, basée sur une démarche onomasiologique, de l’accès au sens des expressions « figuratives » (1983, p. 90). En s’inspirant de la méthode de Galisson, Vittoz-Canuto fait paraître en 1989 un ouvrage à visée didactique abordant plusieurs questions : les critères de définition des expressions figées, les problèmes que celles-ci posent aux apprenants dans leur accès à une langue étrangère, la présentation du non-compositionnel dans les dictionnaires et les stratégies d’accès au sens des locutions verbales. Quelques pistes didactiques y sont présentées : le regroupement par champs (par exemple, les expressions contenant les noms de parties du corps, fréquentes en français), le rôle du contexte et de l’isotopie dans la présentation des locutions en décodage, une approche culturelle contrastive (reprise et développée dans Vittoz 2005). González Rey (2008) publie sa méthode Le Français idiomatique, exclusivement dédiée à l’enseignement/apprentissage des unités phraséologiques (onomatopées, collocations, expressions figées, proverbes, formules routinières, expressions familières, etc.) en FLE. Une multitude d’exercices répartis en deux niveaux (A1-A2) ont pour objectif de familiariser l’apprenant avec ces unités et d’amorcer leur acquisition par le biais des activités centrées sur les composants, la syntaxe et l’aspect sémantique des séquences figées. Une approche culturelle contrastive y est également présente et encourage l’apprenant à traduire et à chercher des équivalents dans sa langue maternelle. Dans les manuels, les activités proposées visant les expressions imagées, les proverbes et les collocations sont généralement basées sur une approche « passive » : l’accès au sens et la mémorisation d’une séquence figée se font à l’aide d’une paraphrase et hors 83 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute contexte, et sont nettement plus favorisés par rapport aux activités de réemploi ou de production. Ainsi, on propose le développement d’une compétence active de la maîtrise des séquences figées : pour pouvoir mobiliser celles-ci correctement et sans effort dans un discours spontané oral ou écrit, l’apprenant doit non seulement pouvoir trouver dans son lexique mental la séquence figée correspondant au sens voulu, mais aussi connaître le contexte possible de son emploi. Ces connaissances pourraient s’acquérir à partir d’une approche ciblée sur les séquences figées et des observations plus systématiques des documents supports audiovisuels et écrits de différents genres proposés dans les méthodes, avec un repérage guidé des contextes d’emploi. On accordera ainsi une attention particulière aux champs de langue (français du travail, français juridique, français du quotidien, etc.) et aux genres (lettre administrative, article éditorial, conversation amicale, etc.) qui favorisent certains types de séquences figées. Les documents authentiques représentent une source importante pour relever et travailler les collocations et d’autres séquences figées en contexte, et ceci à tous les niveaux de maîtrise de la langue. Mais ces documents qui ont fait leur entrée dans les manuels ces dernières années sont sous exploités à cet égard. Voici des exemples d’activités qui permettraient à l’apprenant de mobiliser plus facilement ses acquis dans les interactions en dehors des cours : l’illustration systématique d’emploi des séquences figées dans des discussions autour des situations quotidiennes en complément des paraphrases pour expliquer le sens de l’expression, une discrimination uniforme des séquences figées dans les supports écrits tout au long de la méthode, un entraînement systématique au réemploi en contextes appropriés et variés, des activités de correction, de reconstructions et d’association (à une situation) de différents types de séquences figées. 6. Conclusion Dans ce travail on a voulu faire une synthèse sur la didactique des langues étrangères, et plus précisément sur la question de l’erreur dans l’enseignement d’une langue étrangère. Ainsi, on a jugé nécessaire de faire la différence entre les concepts de faute et erreur, tous deux confondus dans la langue courante. Pour ce faire, on a consulté l’étymologie et le sens de chacun des termes dans les dictionnaires. Lorsqu’on parle des erreurs que fait un apprenant d’une langue étrangère, on pense le plus souvent, aux erreurs grammaticales ou d’orthographes. Cependant, on a voulu montrer que tout en ayant une bonne maîtrise de la grammaire et de l’orthographe de la langue étrangère, il est fréquent que l’apprenant rencontre beaucoup de difficultés dans le bon usage des séquences figées. Ces erreurs se produisent parce que dans l’emploi de ces séquences il y a l’élément culturel qui doit être pris en compte ainsi comme son contexte d’énonciation. La proposition didactique des séquences figées dans les manuels de FLE jugée insuffisante, on a proposé une autre manière pour la bonne acquisition de ces séquences et éviter les erreurs chez les apprenants. 84 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Références Bally, Charles, Traité de Stylistique française, Paris, 3e éd., Librairie Klincksieck, 1951. Cohen-Azria, C., et collab., Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques, 3e édition, Bruxelles, De Boeck, 2013. Champagne-Muzar, C. et Bourdages, J.S., Le point sur la phonétique, Paris, CLE International, 1993. Ferris, Dana, « Does error feedback help student writers? New evidence on the shortand long-term effects of written error correction », dans Hyland, K., et Hyland, F., (dir.). Feedback in second language writing, Cambridge, Cambridge University Press, p. 81-102, 2006. Galisson, Robert, Des mots pour communiquer, Paris, Hachette, 1983. González Rey, Isabel, La phraséologie du français, Toulouse, éd. 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This paper presents the results of a qualitative research based on the focus-group method, which aimed to identify the professional and personal development needs of mentors and novice teachers, in relation to the requirements of the educational context and career development. We set out to identify and analyse what are the opinions of the mentor teachers on the way the mentoring activity is carried out, from the perspective of the roles held by the mentors, compared to those of the beginners who benefit from collegial support. The obtained results show both the similar needs of the two groups of participating teachers, as well as those that differ. Thus, the needs for training communication and relationship skills, empathy and organisation of the didactic act are common. The particularities are that the mentors more often state the need to improve their counselling techniques regarding the appropriate application of strategies specific to the instructive-educational activity, while the beginners add, in addition to this, the need for self-fulfilment and creativity. These results constitute the foundation for the development of a mentoring programme structured on the development of the skills necessary for mentors to support beginning teachers in classroom management and their own career development. Keywords: mentoring; personal development; professional development; constructivism; proactive attitude. 1. Introduction One of the concerns of specialists in the field of training is that of the beginning of the teaching career, a vulnerable period in the professional development of the teaching staff. It is a stage that requires adaptation to a new environment, integration into an institutional framework with specific legislation, internalisation of rules, norms, and responsibilities specific to the field of activity. From another perspective, any environmental change stimulates the tendency to accommodate and accept the new rules, to start a process of personal development. The mentor is the character evoked in the Greek epic of the Trojan War, the devoted friend to whom Odysseus entrusts his son, for learning and enlightenment. With this meaning, of teacher and enlightener, the word mentor is used by the school of Socrates and Plato (Tintore, M., 2020). The term taken from the economic field began to be used also in the educational space with the aim of optimising the quality of the educational act, the benefits of this type of activity being considered benchmarks for reforming the teaching profession. The European Mentoring and Coaching Council 87 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute defines a mentor as a person who helps another to support significant change in knowledge, work or ideas (Eby, L., et al., 2008). In a broad sense, a mentor is a person who helps someone develop through learning, and in a narrow sense, a professional who works with a person, a group or an organisation for personal or organisational development (Potolea, D., and Carp, D., 2008). A definition of mentoring that values the initial and continuous training of teaching staff is given by Păun and Ezechil (2013), who describe the activity that highlights the establishment of a relationship between an expert and a novice/beginner. The mentor represents the resource that will be exploited and manifests as a professional model that creates conditions for integrated professional learning in the appropriate context. In the present paper we refer to the mentoring intended for the employability of the beginning teaching staff. American specialists (Groundwater-Smith, S., 2012) have proposed solutions to support the teacher in the physical framework of the activity. The reality that determined this interest was the high percentage of teachers who left the profession at the beginning. Thus, mentoring was introduced for the first years of activity, thus facilitating the transition from initial training to continuous professional training, and later it was used within the initial training, especially in the practical component. The mentoring activity is one where the key milestones are relationship and communication. It implies a responsibility on the part of the two team members, the mentor teacher and the beginning teacher, because learning to teach, preparing to become a teacher is a complex process due to the variety of information and skills that need to be developed, according to the adult learner. The functions performed by the mentor refer to: creating the relational framework based on trust, conveying information and guidance, facilitating learning and offering alternatives, challenging learning by stimulating and facilitating progress, providing a personal model and activating intrinsic motivation and providing a vision integrative, by encouraging initiative (Irby, B., et al., 2020). The success of the whole endeavour depends very much on the previous learning experiences of the person who wants to carry out this activity, on their conceptions, preconceptions and beliefs about teaching and learning. The educational models that the individual has known and assimilated in their own training experience are essential, because they determine the acquisition of values, the formation of attitudes and a personal style of communication, relationship, and selfaffirmation. Personal and professional development starts from self-knowledge and the identification of personal and professional goals (Hutson, J., et al., 2022). The analysis of learning objectives and the development of the action plan, the correct estimation of resources and effort are essential conditions for success in personal development and a professional career. As a person evolves in a field of activity, they will develop a frame of reference, which will involve: specific work skills, areas of competence in which they can perform, specific development objectives, clarification of motivation, identification of development needs, awareness of desires, values, etc. The transformations that the beginning teacher manifests in the first year of activity have a major relevance for their future teaching career. The conditions of appreciation of 88 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute the work done, the internalisation of roles, the assumption of responsibilities, they all motivate the young person to continue this endeavour and facilitate the adaptation to the professional and social environment that the school offers. During the assimilation of new experiences, the novice teacher develops in their motivational structure different levels of needs, some being dominant – integration of work content, acceptance in the collective, assumption of the imposed roles or delimitation of personal priorities. This initial stage of the professional career is one with a strong emotional charge. It presupposes a change of status, and the new role requires adaptation to a reality in which the young person has no experience. In general, these aspects generate a state of stress (György, G., 2018). The process of personal development offers teachers a better adaptation to the school and social environment requirements. It also decreases the burnout phenomenon, helps at increasing self-esteem, at consolidating well-being and also at managing negative emotions (Herman, I.R., 2020). The current educational context generates class management difficulties for the young beginner who has to respond to the challenges of the new generation: readjustment after online education in a pandemic context, dependence on online social networks and peer group influences that promote antisocial values, or prosocial behaviour and reduced civicism (Rodideal, A., and Marinescu, V., 2021). The mentor is called upon to apply collaborative mentoring strategies aimed at uniting educational partners in a mutually beneficial relationship. Mentor and novice teacher build a dynamic partnership based on reciprocity, regardless of differences in knowledge, expertise or status (Mullen, C.A., and Klimaitis, C.C., 2021). The two share the same goals and values, guiding at-risk youth (students) to develop resilience and empower them in the face of adversity. Therefore, the current educational context requires proactive mentoring that leverages collaborative strategies that will support school retention and prepare students for life. Shapiro (2020) states connections between mentoring and constructivism. The author connects the various stages of mentoring relationships to each type of constructivism, including coaching and mentoring, as well as mentoring styles and roles. The comparison highlights the extent to which constructivist thinking is ingrained in mentoring theories. Specific to constructivist paradigms is the idea that emphasizes the important role of the learner, considering him a builder of his own knowledge, but, at the same time, the transition from the learning activity led by others to the autonomous one is also emphasised. The association of the initial period with the complex process of learning is not accidental. The beginning of the teaching career is associated with a vulnerable period for shaping a professional path of quality and personal fulfilment. With regard to career development, from the constructivist perspective, a differentiated approach to the first year of professional activity is identified, which involves familiarizing the beginner with the demands and requirements of the profession, a stage marked by stress, frustration, anxiety (Andreescu, M.C., et al., 2014). From this perspective, the support offered by an experienced person, who benefits from the recognition of the results obtained professionally within the professional mini-community of which he is a part, is considered appropriate. 89 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Mentors can provide emotional support for newcomers to be themselves, support newcomers to adapt to the new environment, provide vision to help them see where they have come from and where they are going. Among the benefits of the teacher assuming the role of mentor we can list: the opportunity to avoid the routine, professional prestige, professional development, co-sharing of the accumulated experience, integration into a professional community, resource person for colleagues. The personal development skills necessary for the mentor but also for the beginning teacher are those recommended for each individual, European citizen, defined by the World Health Organization as the set of skills necessary for success throughout life (2001). 2. Methodology The collection of information was carried out using the focus-group method, the activity being carried out at the level of Iași County during the 2021-2022 school year. Two focus groups were initiated, with the aim of obtaining information about the mentoring activity from two perspectives: the mentor’s and the beginner’s. The common element of the two groups of teaching staff participating in the investigation was the fact that they shared a common goal: facilitating the approach of integration at the institutional level in order to optimize the teaching activity. Thus, the participants with the role of teacher-mentor and those with the role of teacherbeginner had the opportunity to identify similarities in terms of emotional experiences, attitudes and behaviours, but also different opinions regarding the issues discussed. The composition of the groups was balanced: the first group had 10 mentor teachers, and the second group 10 novice teachers. The selection of participants was based on the purposive sampling strategy (Krueger, R., & Casey, M.A., 2005) with the aim of the study as the benchmark. The interview sessions were developed according to the scenarios involved in the focus group method, a set of semi-structured questions being the framework on which the debate was built for each of them (Bulai, A., 2018; Krueger, R., & Casey, M.A., 2005; Williams, A., & Katz, L., 2001). The questions were divided into five categories: one opening question, one introductory question, three transition questions, six key questions, three closing questions. In order to develop the interview guide, we formed a team of teaching experts with experience in the continuous training of teaching staff, but also in mentoring, who were asked to provide suggestions regarding the discussion topics during the interview. The next stage concerned testing the interview guide built on a group of 3 mentor teachers and a group of 3 novice teachers. Subsequently, after this testing phase, the interview guide that was used for our study was finalized. The conversations during the two interviews had different time intervals (between 90120 minutes). Consent to participate and to record the discussions was requested, specifying that the confidentiality of the persons and the points of view presented will be ensured. The recordings obtained from the two focus groups were transcribed and analysed. 90 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute The processing of the collected information aimed at examining, classifying, tabulating or recombining the observed observations (Bulai, A., 2018; Krueger, R., & Casey, M.A., 2005). The focus group discussions were transcribed for analysis. The transcript was compared with the notes taken by the co-moderator during the interviews. The “massive table” method recommended by Krueger & Casey (2005) was used to analyse the information. Participants’ responses were distributed according to established analysis themes. The aim of the study is to identify the general benchmarks of a mentoring programme, based on the analysis of the mentor teachers’ points of view compared to the need for support felt by the beginning teachers. In this sense, the analysis themes sought to record the teachers’ opinions, from two perspectives: - the identification of one’s own acquisition needs (informational, procedural) necessary in order to propose/implement a mentoring programme that one intends to coordinate from the position of a teaching staff who wishes to assume the role of a mentor teacher; - the one that describes how they perceived the particular character (collegial, offered in a non-formal, unofficial framework) of the professional support they received from their own schoolmates, from the beginner’s perspective. Summarizing, we aimed to identify and analyse what are the opinions of the mentor teachers on the way the mentoring activity is carried out, from the perspective of the roles held by the mentors compared to those of the beginners who receive/benefit from collegial support. 3. Results presentation 3.1 Analysis of the results obtained at the level of the group of teaching staff mentors The needs expressed at the informational and procedural level concerned: ways to get to know the beginner; ways of communicating, relating and models of group activities; developing the skills to provide information, to advise on the appropriate application of strategies specific to the instructional-educational activity; developing adaptation skills to the needs expressed, specifically, by the beginner; acquiring an integrative perspective on the mentoring process. The elements that define an effective mentor: good preparation from a scientific, methodical and psycho-pedagogical point of view; recognised professional experience; good organiser; the clear specification of the rules regarding the conduct of the activity, on the requirements, the adequate expression of expectations, etc.; having communication skills in the relationship with adults, developed at a higher level; optimising the time allocated to discussions, analyses, feed-back; empathy, willingness to offer help/support; participation in joint activities; moral support; creativity. 3.2 Analysis of the results at the level of the group of beginning teaching staff Teaching staff in their first year of teaching activity indicate a high level of learning needs. They motivate the need for information and the need for procedural 91 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute acquisitions as signifying a need for self-fulfilment and development. They want to be creative, to have the courage to assert their own ideas, to show independence in capitalising on their own abilities and talents. These data allow us to make associations with the organisational theories that present the explanatory model of the selfactualised man (Maslow, A., 2007). According to them, the individual needs updates of the available potential to consider the work carried out as meaningful for them with success values. Thus, the individual manifests a certain degree of autonomy and independence, realizes long-term projections, develops special capacities, including adaptive ones, and even gets personally involved in the achievement of the organisation’s objectives, if it allows them. Among the problematic situations faced by beginners: familiarisation with the specifics of the teaching profession; creating the documents specific to the didactic activity; the use of didactic strategies in an adequate manner; aspects related to assessment; managing student behaviour problems; classroom management issues; aspects related to student motivation for learning. Types of help and resources considered necessary from a beginner’s perspective: guidance from a mentor (experienced teaching staff); observing/assisting in the classroom of other experienced teachers in the school; opportunities for discussions/meetings with other teachers, even from other schools; team teaching with other experienced teachers; discussion groups/work with other beginning teachers; support from parents to give them confidence; emotional support. 3.3 Discussions on the results obtained The beginner, at the beginning of the professional activity, as well as during the assimilation of new experiences, develops different levels of needs in the motivational structure. The theory of the hierarchy of needs (Maslow, A., 2007) highlights the idea according to which: the motivational substrate of work derives from the pyramidal arrangement of needs that can act as reasons for work. The way in which the plan to meet needs is structured individually, their prioritisation in the activity carried out by the individual, can also explain aspects related to the choice of profession, integration into work, stability at the workplace. The bi-factor theory, elaborated by F. Herzberg (1959), presents the idea that the motivating factors, related to the work content, are the ones that give high satisfaction. Financial aspects are considered generators of low satisfaction. In the theory of motivation for self-actualisation, McClelland (1988) emphasizes the importance of self-actualisation as having a relative stability over time. The individual is exposed in organisations to various stress situations. The first year of activity, regardless of the chosen professional career, is one with a strong emotional charge. Moreover, the affective impact of the professional start can be a strong one from two perspectives: - the change of status, role requires accommodation to a reality in which the young teacher has no experience; 92 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute - the transfer between the competences acquired in the initial training and the responsibilities faced in the current didactic activity may lead the person to consider the professional debut as tense. We believe that it is necessary to optimise the competences of the teaching staff, in the sense of using other learning models in practice, a recommendation valid both for experienced teaching staff and for beginners. This approach can have as its starting point the skills model, presented by Pânișoara & Pânișoara (2016) which represents a response to the changes that occur at the organisational level (needs, requirements), to the efficient realisation of the responsibilities in the job description. Among the skills considered necessary for the mentor, we list: the search for information, conceptual flexibility, orientation to results, orientation to one’s own development and that of others, confidence in one’s own strengths, proactive orientation, etc. The development of the competence system can have several levels: novice, beginneradvanced, competent, specialist, expert. We can take as a starting point the fact that the beginners did not have the opportunity to experience enough in terms of concrete activities in the classroom and it is recommended that at the beginning of the activity they benefit from consultation and support in this regard. An effective mentoring programme, from the perspective of professional and personal development, has as essential elements: the activity of observation, reflection, feedback and teaching in partnership. Among the advantages of mentoring for beginners, we can mention: facilitation of integration at the workplace; familiarisation with the specifics of the school, with the requirements and expectations of the school, parents, students; opportunities to establish relationships and communication channels with different resource persons; the development of learning communities of beginning teachers; the opportunity to be in situations to discuss, debate, analyse in a critical and reflective way; the opportunity to analyse their own convictions and beliefs regarding teaching activity in general, with reference to the role of the teaching staff; the opportunity to learn to work in a team, etc. 4. Conclusions The success of the mentoring activity is given by the systemic perspective on the approaches derived from the needs/expectations of the beginners, but also from the knowledge of the needs of the institution where they carry out their activity. From here, there are several directions in which the teacher holding the status of mentor can have responsibilities: towards himself as a professional; towards the direct beneficiary, respectively the intern; towards the indirect beneficiaries, the school mini-community of which both the mentor and the intern are part. 93 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Regarding our field of interest, successful mentors can be none other than teachers, who assume the role of trainers, of models who can offer opportunities and advice for the development of others, who are compatible, given their training and experience, to identified current, emerging or possible situations and events that may intervene in the "beginners’" activity, offering them knowledge and emotional support to face the specific requirements of the school. Mentors can be people with career experience, holders of psychosocial qualities, communication skills, moral traits – they are primarily models of identity, sources of help and information, the type of professional capable of maintaining a dynamic relationship, among themselves, a person willing to guide and another person willing to learn before encountering obstacles – we thus have in mind the proactive attitude. Mentoring is often associated with direct, face-toface contact between individuals, some who have some experience in a field and possess certain skills to pass it on (the mentor) and others who need this help (the mentee). It is relevant in this context to mention the fact that we have multiple characteristics in mind: mentoring is a communication, interpersonal relationship; the mentoring relationship develops over time, during which the needs of the mentored person and the nature of the relationship tend to change; the mentor must be aware of these changes and vary the degree and type of attention, help, advice, information and encouragement they provide. The final product, resulting from the exploitation of the results of the study, is the development of a continuous training program for teachers who wish to carry out mentoring activities. The training program aims to facilitate the process of adapting beginners to the specifics of the didactic activity in order to obtain desirable professional results and the development of a proactive attitude towards their personal evolution from a professional point of view (Catalano, H., 2014). The new elements that we want to insist on have in mind the superior attitudes that the beneficiaries of the mentoring process learn if and only if they find them in the mentor – a message that we want to be transmitted by the participants of the training program and the beginners who will go through the mentoring programme. It is about the attitude towards work, the assumed career, the relationship between assumed results and those offered, between effort and success, professional belonging and community. All these elements have a role at least equal to the value of the knowledge, information, principles that the beginner acquires. Personal competences have value if they are consistent with the cultural, moral and spiritual values of the one who demonstrates their use in the relationship with others. This difference is given by the quality of the mentor, by the set of internalised values. The mentor’s specific activities aim at aspects of a cognitive nature (transmission of information in relation to the requests of the beginner), aspects of an affective nature (forming a positive and realistic attitude of the beginner towards his own professional development) and aspects of an action nature (teaching the beginner to assume the responsibility of a decision, to build a personal and professional development plan, to implement what he learned during the mentoring process). Consequently, the mentor 94 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute has the responsibility to form and develop the skills of the beginner in the direction of self-knowledge and planning of one’s own development. We could conclude that the mission of a mentor is to prepare beginners in parallel for two purposes: adaptation/integration to the requirements of the education system/of the school where they work, but also preparation for success, for professional success. In fact, when a beginner goes through a mentoring program it contributes to a certain extent to his self-definition, since the final decision regarding the professional future is individual. The mentor does not impose, does not choose, does not decide for the other, but helps the beginner to decide if something from the identified possibilities fits his expectations (Buell, C., 2004). The roles of the mentor can be multiple: a facilitator of the personal and professional development process; a consultant for those who need support in solving professional situations; a motivating person; an information provider; facilitating the beginner’s access to existing professional development opportunities; initiating professional development actions, etc. We believe that the objectives of the programme reflect the specific activities of a mentoring programme, which follow the three specific directions of intervention – cognitive, affective and action. From a cognitive point of view, we refer to informing beginners about the possibilities of carrying out activities specific to the didactic activity. From an affective point of view, we refer to support: in the process of self-knowledge; regarding the acquisition of techniques for improving individual performance; regarding personal development; regarding the identification of what represents "for them as an individual" the feeling of satisfaction and personal fulfilment, etc. From an action point of view, we refer to: counselling in order to make decisions; planning and implementation of actions; appropriate use of teaching and assessment techniques; counselling regarding the management of student groups, etc. The specific role of the mentoring activity is given by the interface it creates between the beginner and the specific requirements of the didactic activity, between the beginner and the efficiency of the activity carried out by him. We believe that, in the short term, the programme will generate, among the participants, an openness and affective involvement vis-à-vis the value of mentoring. From the perspective of the personal plan, for each teacher participating in the course, we can anticipate: changes at the level of attitude, on the role assumed by them from the perspective of the value/desirability of mentoring activities; the generation of an action model, for the development and implementation of a mentoring programme, according to the individual needs of beginners. Note: the authors’ contribution to this article is equal. 95 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute References Andreescu, M.C., Apetroae, M., Apopei, A., The beginning teacher’s guide, Spiru Haret, Iași Publishing House, 2014. Buell, C., “Models of Mentoring in Communication”, in Communication Education, 1479-5795, 53 1, 1-12, 2004. Bulai, A., Focus group, Paideia Publishing, Bucharest, 2018. 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In this vein, error becomes a strategy for exploring and optimizing foreign language learning in an era where the plurilingual competence of the user-learner takes center stage. Keywords: contrastive analysis; error analysis; foreign language didactics; learning strategies; the learner. Introduction L’apprentissage du Français Langue Etrangère (ci-après FLE) se caractérise par la confrontation à de nouvelles façons de communiquer, selon un autre système que celui de la langue maternelle (ci-après LM). Mais, tout au long de cet actif processus d’apprentissage, natif ou non-natif, tout apprenant est naturellement conduit à utiliser un ensemble d’opérations, plus ou moins limité, qu’il ajuste au fur et à mesure, en cas d’une insuffisance de l’écrit. A cet effet, dans les productions à caractère libre, où entre en jeu l’implication effective de l’élève puisque on encourage la créativité et l’originalité, on constate d’une part que les règles du système sont insuffisamment intégrées par les apprenants ; d’autre part, ces derniers créent leur « grammaire personnelle » leur « dialecte idiosyncrasique »; ils disposent de leurs propres stratégies et se construisent leur propre logique, bien qu’inappropriée à celle de la norme : leur langage est structuré d’après le modèle qu’ils se sont construit. Lorsque l’apprenant doit mettre en œuvre telle ou telle opération, il fait appel aux raisonnements qu’il a emmagasinés, lesquels constituent une sorte de réservoir de connaissances, celles de sa langue, de son système et son arrière-plan culturel. La problématique capitale de l’enseignement d’une LE tient à l’obligation de prendre en considération ce qui existe déjà, ensuite à l’impossibilité de pulvériser cet acquis et enfin à la nécessité d’y superposer de nouvelles habiletés et connaissances. Ce qui 98 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute est stocké, c’est la LM et vraisemblablement deux ou plusieurs langues connues peu ou prou (Besse, H., et Porquier, R., 1980 ; Py, B., 1984). Ce n’est pas par hasard qu’aujourd’hui le plurilinguisme est pris en compte dans le CECR (2001) et par plusieurs autorités éducatives dans le monde. Ainsi, le rapport entre un apprentissage antérieur et un apprentissage nouveau justifiait le recours à l’analyse contrastive (ciaprès l’AC), s’appuyant sur les descriptions linguistiques des langues en jeu puis font appel à l’analyse des erreurs (ci-après l’AE), en termes de difficultés d’apprentissage. De ce fait, l’AC s’est donné pour tâche essentielle de prévoir et d’analyser les interférences ou des transfert négatifs qui entraînent chez l’apprenant des pratiques langagières qui enfreignent la norme. Concernant l’AE, l’apparition des déviations en LE chez l’apprenant se révèle comme un phénomène naturel, inévitable et nécessaire. Ceci parce qu’elles servent de moyens révélateurs à la compétence plurilingue des apprenants qui se diffère de l’un à l’autre, à chaque moment d’apprentissage. Soulignons dans ce cadre que cette approche a introduit des distinctions méthodologiques entre erreur / faute, erreur systématique / erreur non systématique, erreur interlinguale / erreur intralinguale. Dans l’optique de cette contribution, nous focaliserons notre attention sur l’évolution du concept de l’erreur en didactique des langues étrangères du fait qu’il est passé d’une phase de pénalité et de sanction à celle de tremplin et de stratégie d’apprentissage. Cette volte-face est en faveur de l’utilisateur-apprenant car la déviation demeure omniprésente et occupe une place importante dans l’enseignement / l’apprentissage des langues dans une ère où le plurilinguisme et le pluriculturalisme occupe le devant de la scène. Quelle définition peut-on attribuer à l’erreur en matière d’apprentissage linguistique et textuel ? quel seuil de déviation est-il toléré par les enseignants au niveau oral et au niveau scriptural ? Dans le domaine didactique des langues étrangères, que représente l’erreur pour le professeur, l’apprenant et le chercheur ? quelles stratégies d’apprentissage élaborées au niveau textuel et au niveau linguistique pour remédier aux erreurs des apprenants ? Quant à la structure de cet article, elle gravite autour de trois points fondamentaux, à savoir l’évolution du champ didactique de l’analyse contrastive à l’analyse des erreurs, ensuite nous aborderons des précisions conceptuelles et enfin l’erreur en tant que stratégie d’optimiser l’apprentissage des langues étrangères. 1. De l’analyse contrastive à l’analyse des erreurs : évolution ou complémentarité ? L’apport de la linguistique à l’enseignement des langues peut être expliqué par deux particularités : d’une part, les méthodes descriptives des langues présentent les meilleurs outils pour leur enseignement ; d’autre part, les comparaisons (LM/LE) permettent de prévoir les difficultés d’apprentissage. Et cela en confrontant les structures morphologiques, phonologiques, syntaxiques, lexico-sémantiques de la LM et de la LE. Ainsi, il est possible d’établir des progressions en tenant compte des différences et des similitudes entre les deux langues. 99 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Dans cette perspective à finalité pédagogique, le chercheur se référait à une théorie de l’IF qui s’inspire directement des théories behavioristes de l’apprentissage. D’abord, les individus sont enclins à transférer dans la LE les caractéristiques formelles et sémantiques de leur LM. Ensuite, ce qui est analogue est facilement transféré, c’està-dire facile à apprendre et à inculquer. Par contre, ce qui est diffèrent donne lieu à l’interférence. Ceci est un phénomène du discours qui favorise l’émergence des erreurs (Lado, R., 1957). Dans les années soixante-dix, il convient de mentionner l’existence d’un courant puissant en faveur d’un abandon quasi complet de la notion même d’IF intersystémique. Pour les chercheurs qui le représentent, l’apprentissage d’une LE demeure un processus de création dont une des propriétés essentielles est l’autonomie par rapport aux circonstances où il prend place. Et la LE est réputée faire partie de ces circonstances. L’apprentissage est alors conçu comme un cheminement dont les étapes sont déterminées par des lois naturelles peut-être universelles. Les études sur lesquelles cette conception s’appuie utilisent des définitions implicites de la langue et de la notion d’IF extrêmement réductionniste : la langue est conçue comme un ensemble asymétrique de morphèmes et de l’IF comme le calque dans l’interlangue d’une structure superficielle de LI. L’IF se manifeste non pas comme un simple transfert d’une règle d’une langue vers l’autre, mais de nouveau comme restructuration de LI en fonction de L2 (Py, P., 1984). Corder propose une hypothèse générale de grande portée lorsqu’il rejette le caractère aléatoire des erreurs. La position behavioriste est en principe qu’une bonne méthode doit conduire à un apprentissage sans erreurs. Si en réalité des erreurs se produisent, c’est que la méthode n’est pas correctement conçue ou que des circonstances particulières liées à l’élève (inattention, fatigue, oubli, …) conduisent à une performance imparfaite (Corder, S. P., 1980a, 1980b, 1980c). Si l’on observe en L2 de nombreuses erreurs d’IF dues à la LI, c’est que l’analyse contrastive de celle-ci n’est pas encore suffisante pour qu’on puisse aboutir à une progression d’apprentissage tenant compte des zones de difficultés dans le passage de l’une à l’autre. L’objectif de Corder est de prendre en considération les hypothèses de Chomsky sur l’acquisition de la LI et d’en examiner la pertinence éventuelle en ce qui concerne l’acquisition d’une L2. Il admet que les conditions d’acquisition sont différentes. Le point central est que les erreurs linguistiques de l’enfant en L2 sont considérées comme des « indices d’un processus actif d’acquisition ». C’est notamment leur caractère systématique qui conduit à faire cette hypothèse. Les erreurs sont une manifestation d’un état du développement langagier de l’enfant. Dans cette perspective, les erreurs sont significatives : 100 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Donc, les erreurs de l’apprenant manifestent le système linguistique qu’il utilise à un moment donné du programme qu’il suit. Ces erreurs ont une triple signification. D’abord pour l’enseignant : s’il entreprend une analyse systématique, elles lui indiquent où en est arrivé l’apprenant par rapport au but visé, et donc ce qui lui reste à apprendre. Ensuite, elles fournissent au chercheur des indications sur la façon dont une langue s’apprend ou s’acquiert, sur les stratégies et les processus utilisés par l’apprenant dans sa découverte progressive de la langue. Enfin, elles sont indispensables à l’apprenant pour apprendre. C’est pour lui une façon de vérifier ses hypothèses sur le fonctionnement de la langue qu’il apprend. Faire des erreurs, c’est alors une stratégie qu’emploient les enfants dans l’acquisition de leur LI, et aussi les apprenants de LE. (Corder S., P., 1980a, p. 13) Développée depuis les années 1960, l’analyse des erreurs (AE) marque une étape considérable dans la recherche didactique des langues. Elle fonde ses théories indépendamment du contrastivisme. Cette approche est libérée du cadre étroit de la linguistique appliquée et se donne pour tâche d’appréhender les processus d’apprentissage en se centrant sur l’apprenant. Elle est envisagée comme un substitut ou un complément économique aux analyses contrastives. Il s’agit d’une complémentarité entre l’AC et l’AE : « Sans l’aide de l’analyse contrastive, il est impossible de trouver la raison d’une grande partie d’erreurs. Sans l’analyse des erreurs, l’analyse contrastive n’a pas de rapport avec la réalité des fautes qui sont vraiment produites. » (Roos, E.,1991, p. 50-51) L’AE se charge d’expliquer et d’analyser les erreurs commises et les difficultés rencontrées par les élèves dans leur apprentissage. Ainsi, elle apporte à l’enseignement des langues une contribution remarquable qui peut être fructueuse : dans l’amélioration des descriptions pédagogiques, dans la modification des attitudes et des pratiques d’enseignement /apprentissage, dans la conception et le contenu des programmes de formation et de recyclage d’enseignants (Besse, H., et Porquier, R., 1980). Pour ces deux chercheurs, l’analyse des erreurs doit avoir un double objectif : le premier est de nature théorique visant à mieux appréhender le processus d’apprentissage d’une langue étrangère ; le second est d’ordre pratique ciblant la qualité de l’enseignement de la langue. Ces deux objectifs s’articulant l’un à l’autre favorisent une meilleure compréhension du mécanisme d’apprentissage et collaborent à la conception de principes et des activités didactiques propices, où sont reconnus et acceptés le statut et la signification des erreurs. Nous considérons ainsi que l’AE ouvre des possibilités indéniables à l’enseignement des langues. Qu’il s’agisse de l’apprentissage d’une LE ou celui de LI, l’erreur doit être considérée comme une manifestation normale et nécessaire du processus d’apprentissage. Comme on accepte que l’enfant qui acquiert sa LM commet des erreurs, on ne peut exiger de l’apprenant d’une LE qu’il n’utilise que des formes correctes. A la suite de certains chercheurs comme (Lamy, A., 1976, 1983, 1984 ; Perdue, C., 1980 ; Frauenfelder, U., et Porquier, R., 1980 ; Fahandej Saadi, R., 2010 ; Larruy, M., 101 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute 2014, etc.), nous admettons qu’il faut dédramatiser l’erreur et l’envisager positivement car elle est, non seulement inévitable, mais naturelle et nécessaire. Elle constitue un indice et un moyen d’apprentissage. On n’apprend pas sans faire des erreurs. Celles-ci servent à apprendre. En ce sens, les erreurs des apprenants sont donc à considérer comme un matériau utile. Les déviations des apprenants manifestent le degré d’apprentissage du système linguistique qu’ils ont appris à un moment donné du programme qu’ils suivent. Ainsi, elles deviennent des indices nécessaires traduisant les différents stades de l’apprentissage d’une LE. Elles permettent à l’enseignant de suivre l’évolution de l’apprentissage, de cerner ce que l’apprenant connaît et ce qu’il ne connaît pas à un moment donné de son apprentissage et partant d’ajuster ou de réajuster son enseignement. Il est à constater que les premières analyses d’erreurs, pour les Français, ont été actualisées en Afrique. Après, la grille typologique des fautes a connu largement des expériences et des propagations. Cette première génération d’AE débouche sur des inventaires (phonétiques, lexicaux, syntaxiques, etc.). Notons dans cette veine que l’AE a pour objectif non pas d’établir des inventaires typologiques d’erreurs, mais bien de chercher à en élucider les causes. Cette recherche des causes est inséparable de la situation d’apprentissage et de la pratique pédagogique. Étudier les erreurs, c’est d’abord comprendre comment on apprend, c’est le processus d’acquisition/d’apprentissage de l’apprenant qui est ciblé. C’est ainsi que L’AE trouve sa place dans les programmes de formation pédagogique, permettant d’amener les professeurs et futurs professeurs à réfléchir sur la relation entre leur pratique et les processus d’apprentissage. 1. Précisions conceptuelles Ainsi, la distinction erreur / faute renvoie à celle répandue par Chomsky entre compétence et performance. Selon ce linguiste, la compétence est une capacité ou propriété psychologique ou mentale qui se traduit par un système de règles intériorisées par le locuteur ; elle représente le savoir linguistique du sujet apprenant. La performance quant à elle témoigne de la mise en pratique effective de ce savoir linguistique dans une situation donnée (Chomsky, N., 1965) Ainsi, l’erreur émane de la compétence et l’apprenant ne peut pas la corriger. Cependant, il peut rectifier ses fautes du moment qu’elles sont issues de la performance et semblent dues à des lapsus, à l’émotivité, à la lassitude, aux facteurs psychologiques généralement. Cette distinction conduit Lamy à réfléchir sur le vocable « faute » : Pourquoi ne pas suivre les spécialistes qui préfèrent actuellement le mot « erreur » ? Certes le mot « faute » a l’inconvénient de s’appliquer à tous les domaines : moral, religieux, juridique, technique. Mais justement la pratique scolaire n’associe-t-elle pas l’aspect technique et l’aspect moral ? Pour les dissocier, il ne sert à rien de changer le mot. (…) Ce 102 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute qu’il faut, c’est, au-delà des mots, non seulement se refuser à considérer comme un coupable l’auteur d’une faute de langue, non seulement encourager l’élève à s’exprimer, même avec des fautes, mais c’est encore observer méthodiquement une production transitoire, une sorte d’escale nécessaire pour arriver à destination. Il s’agit en somme de « ventiler la faute » : les attitudes, la prise de parole (ou l’écriture), les acquis qu’elle véhicule, les progrès qu’elle permet jusqu’à la langue normée, le système de l’apprentissage et celui de la langue dont elle donne des indices, tels sont les chapitres auxquels affecter les éléments du dossier « faute ». (Lamy, A., 1984, p. 83) Rappelons qu’étymologiquement, la faute est issue du latin fallita, désignant « action de faillir, manque ». A ce propos, Le Petit Robert (2009) saisit la faute comme « le fait de manquer, d’être en moins ». Quant au terme « erreur », il dérive du latin error, errare, « errer ». Le dictionnaire Larousse en ligne présente cinq paliers dans sa définition de l’erreur : i) Acte de se tromper, d’adopter ou d’exposer une opinion non conforme à la vérité, de tenir pour vrai ce qui est faux : Commettre une erreur. ii) État d’un esprit qui se trompe, qui prend le faux pour le vrai : Persister dans l’erreur. iii) Chose fausse, erronée par rapport à la vérité, à une norme, à une règle : Une erreur d’addition. iv) Acte, comportement inconsidéré, maladroit, regrettable ; faute : Des erreurs de jeunesse. v) Ce qui est jugé comme faux du point de vue du locuteur, opinion ou assertion fausse : Cette théorie est une erreur. Dans cette perspective, nous soulignons qu’il existe deux positions contradictoires à l’égard de « la faute » : la première est celle qui consiste à donner la priorité à la production d’énoncés corrects, même si cette production est obtenue au prix de techniques strictement répétitives et si de ce fait la communication réelle est mise entre parenthèses au cours de l’apprentissage. La seconde attitude, plus récente dans l’enseignement des langues, est d’affirmer l’utilité de la « faute » comme tremplin vers l’expression juste. Selon Frauenfelder et Porquier (1980), l’erreur peut alors être définie par rapport : - à la langue-cible, par comparaison avec la langue d’un natif, selon l’écart qualitatif et quantitatif existant entre elles. - à l’exposition préalable à la langue (LE), c’est-à-dire en référence à ce qui est déjà étudié. L’exposition peut comporter des apports extérieurs (radio, journaux, contacts personnels). - à l’interlangue ou système intermédiaire de l’apprenant. Les erreurs sont inévitables ; elles sont le produit transitoire du développement de cette langue de l’apprenant. Ce point de vue consiste à envisager, une fois dépassés les débuts de l’apprentissage, la langue de l’apprenant en soi comme un système linguistique autonome, cohérent et dynamique, relativement structuré à chaque étape de son évolution. Le CECRL appréhende l’erreur comme déviation ou représentation déformée de la compétence cible par un apprenant sachant pertinemment que la faute est une 103 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute incapacité à mettre en œuvre ses compétences, comme ce pourrait être le cas pour un locuteur natif : Les erreurs sont causées par une déviation ou une représentation déformée de la compétence cible. Il s’agit alors d’une adéquation de la compétence et de la performance de l’apprenant qui a développé des règles différentes des normes de la L2. Les fautes, pour leur part, ont lieu quand l’utilisateur apprenant est incapable de mettre ses compétences en œuvre, comme ce pourrait être le cas pour un locuteur natif. (Le CECRL, 2001, p. 118) Il ressort de toutes ces recherches qu’il est impossible de donner à l’erreur une définition absolue, vu que c’est le point de vue qui définit l’objet. Grosso modo, l’erreur est appréhendée comme étant un écart par une norme largement admise par l’ensemble des scripteurs français. Ces derniers se réfèrent toujours à la norme reconnue par les grammaires et les Académies de langue. Dans cette optique, la norme est saisie comme une variété de français privilégiée socialement et historiquement comme le bon usage. Rappelons que la norme émane du terme « norma ». Ce sens étymologique veut dire une règle, une loi auxquelles on doit se conformer. La norme est l’ensemble des règles de conduite qu’il convient de suivre au sein d’un groupe social. Elle est souvent inscrite dans l’inconscient collectif. Son non-respect place l’individu « à la marge » de la société et peut en faire une victime d’ostracisme. Linguistiquement, la norme est un système d’instructions définissant ce qui doit être choisi parmi les usages d’une langue si on veut se conformer à un certain idéal esthétique ou socioculturel. Dans ce sens, notons que la norme se confond alors avec le « bon usage ». Il ressort de cela que l’approche normative revêt un caractère sélectif, dans le sens où les productions qui ne représentent pas la norme sont sanctionnées par une mauvaise note, une censure, ou une disqualification, etc. Sur le marché linguistique, la norme est valorisée. L’évaluation ne prend en charge que les critères fixés par la norme (objectivité, la fiabilité, la validité). Dans cette perspective, soulignons qu’à l’égard des erreurs des apprenants qui correspondent globalement à quatre approches didactiques différentes, il y a quatre attitudes : la première est celle qu’on connaît du professeur traditionnel pour qui un enseignement digne de ce nom est centré sur le professeur, car c’est lui qui maintient l’ordre et qui corrige les erreurs du moment que les élèves ne sont pas capables de se corriger eux-mêmes. Ainsi, l’enseignant est un détenteur du savoir symbolique, par contre, l’élève est un moule à remplir. Cette attitude correspond à l’approche qui s’appelle méthode grammaire-traduction et qui refuse aux élèves le droit de faire les fautes. En ce qui concerne la deuxième attitude, elle correspond à la méthode audiovisuelle. Les professeurs ayant adopté cette attitude se servent du laboratoire de langue, font apprendre des dialogues et estiment qu’il est moins important de connaître beaucoup 104 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute de mots que de s’exprimer au moyen des structures apprises. Une norme très stricte est d’une grande importance pour ce groupe de professeurs. Par opposition à ces deux attitudes, la troisième se rapproche des méthodes cognitives dans lesquelles les règles explicites de la grammaire ont une importance assez grande. Les élèves doivent surtout arriver à comprendre comment fonctionne la langue. Les erreurs sont appréhendées comme les indices des étapes successives du développement linguistique et sont utilisées de façon explicite dans l’enseignement. Quant à la quatrième attitude, c’est la notion de communication qui est centrale. La position fondamentale à l’égard des erreurs est la suivante : il n’est pas grave de faire des erreurs, c’est la communication qui compte, la correction grammaticale étant reléguée au second plan. 3. L’erreur comme stratégie d’optimiser l’apprentissage des langues étrangères Nombreux sont les chercheurs qui considèrent l’erreur comme stratégie d’apprentissage. Ils préconisent le fait qu’il ne faut pas recourir au vocable « faute » qui suggère un aspect traditionnel de l’apprentissage où la faute est appréhendée comme pénalité et sanction. En milieu scolaire, la faute est toujours le signe d’une lacune, d’une ignorance. Elle est sentie comme une infraction à la norme du français usuel. Ils recommandent l’utilisation du terme « erreur ou déviation », saisi comme indice positif d’apprentissage à l’aune des recherches en didactique des langues étrangères. Nous admettons ainsi que l’erreur est une stratégie d’apprendre. Cette dernière peut être définie comme une activité cognitive pour s’exprimer en L2 ou comprendre ce qui est dit en LE si ses connaissances de cette langue font défaut. Quand un apprenant compare LI et L2, ses stratégies peuvent l’amener soit à éviter l’emploi de certaines expressions ou constructions, soit justement à les transférer dans son emploi de L2. Dans cette optique, Bautier-Castaing se demande : Qu’est-ce qu’une stratégie d’apprentissage ? Comment peut-on la cerner ? Comment distinguer stratégie d’apprentissage et stratégie de production, l’explicitation par les enfants eux-mêmes étant impossible ? Comment interagissent développement cognitif et développement langagier ? Quelle est l’influence de la double situation d’apprentissage…(Bautier-Castaing, E.,1980, p. 95) Aux yeux de Cyr, le terme « stratégie » (d’origine militaire) est en vogue puisqu’on le rencontre dans tous les domaines de l’activité humaine : « stratégies de vente », « stratégies de négociations », « stratégies électorales », « stratégies amoureuses » ...Le monde de l’éducation n’a pas échappé à la vogue ? Alors qu’il était question autrefois de « préceptes » et de « méthodes », de « devoirs » et « d’applications », on préfère 105 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute aujourd’hui recourir aux expressions d’apprentissage. (Cyr, O.,1998, p. 3) stratégies d’enseignement et stratégies Quant aux dictionnaires, ils s’entendent généralement pour définir la stratégie comme étant, au sens figuré, « un ensemble d’actions coordonnées, de manœuvres en vue d’une victoire » (Le Petit Robert). Ainsi, de l’avis de plusieurs chercheurs, la stratégie d’apprentissage est appréhendée comme un ensemble d’opérations et de ressources pédagogiques, planifié par le sujet dans le but de favoriser au mieux l’atteinte d’objectifs dans une situation pédagogique. Ils proposent un modèle théorique (l’un des mieux articulés à l’heure actuelle) qui classe les stratégies d’apprentissage en trois grands types : métacognitives, cognitives et socio-affectives. En d’autres termes, le premier consiste principalement à réfléchir sur le processus d’apprentissage, à s’auto évaluer et à s’autocorriger. Il semblerait que les apprenants avancés dans leur apprentissage auraient recours aux stratégies métacognitives beaucoup plus que ceux qui sont moins avancés. La métacognition est une caractéristique distinctive entre les experts et les novices. Ses stratégies consistent fondamentalement à réfléchir sur le mécanisme d’apprentissage, à saisir les conditions qui le favorisent, à organiser ou à planifier ses activités dans le but d’apprendre, s’autoévaluer et s’auto corriger. Le second type est constitué par les stratégies cognitives qui se révèlent dans la pratique de la langue, la mémorisation, la prise de note, la révision ou la comparaison avec la LM. Ces techniques de mémorisation correspondent à la méthode dont un individu encode une information dans le dessein de la mémoriser. Pour être sauvegardée en mémoire, l’information doit avoir du sens dans la mesure où la mémorisation ne se fait pas naturellement. C’est-à-dire qu’elle exige un effort conscient et volontaire prouvant une volonté de se rappeler. Concernant le troisième type, il est question des stratégies socio-affectives qui englobent les questions de clarification de vérification et de coopération. Elles devraient faire partie de l’enseignement car elles permettent une facilitation de l’apprentissage en se basant sur les différents types d’intelligence. Ces dispositifs impliquent l’interaction avec une autre personne, pour favoriser l’acte d’apprendre et le contrôle de la dimension affective accompagnant l’apprentissage. Ainsi les apprenants n’ont pas tous recours aux mêmes stratégies. Dans le cadre d’un apprentissage du FLE, l’objectif à atteindre étant la connaissance et la maîtrise de la lague étrangère, en l’occurrence le FLE. Les stratégies peuvent être appréhendées comme des comportements et des processus mentaux utilises de façon intentionnelle en vue d’atteindre un but. Ces stratégies sont des moyens que l’apprenant utilise pour acquérir, intégrer et se rappeler les connaissances qu’on lui enseigne. (Begin, 2008). Rappelons que la notion de stratégie et son rôle sont déterminants dans la réussite scolaire. Le modèle pédagogique et les procédés les plus utilisés sont influencés par certaines variables individuelles et situationnelles (Bali, W.Y.D., 2016). 106 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute De notre part, nous avons appréhendé les déviations anaphoriques comme stratégies d’apprentissage et nous avons élaboré des expérimentations didactiques pour optimiser l’apprentissage de la cohésion textuelle en matière de production écrite des lycéens marocains du FLE (Tarnaoui, M. M., 2019) ; de même, nous avons entrepris la même démarche pour les déviations interférentielles affectant l’écrit de nos lycéens (Tarnaoui, M. M., 2020). Il serait fructueux de faire appel à des mises à niveau spécifiques et de la prise en compte des aspects socio-affectifs qui contribueront à l’optimisation de l’apprentissage du FLE puisque la communication engage tout apprenant avec ses expériences précédentes, son adhésion à des croyances et des valeurs culturelles et intellectuelles, ses motivations. Dans cette veine, Martinez avance : En didactique, l’individu, la société et les langues entrent en jeu dans une relation qui n’échappe pas aux règles de la communication humaine. L’enseignement des langues étrangères ne peut, en effet, être examiné que comme une forme d’échange communicationnel : enseigner, c’est mettre en contact, par le fait même, des systèmes linguistiques, et les variables de la situation touchent tant à la psychologie de l’individu parlant qu’à un fonctionnement social en général. On se met à apprendre une langue, on l’acquiert et on la pratique dans un contexte biologique, biographique et historico-culturel. (Martinez, P., 2008, p. 11) Conclusion En guise de conclusion, nous affirmons que dans le système pédagogique traditionnel, la faute est synonyme d’incompétence, elle est souvent sanctionnée et préjudiciable. Elle est de facto un mauvais indice d’apprentissage. Dans le paradigme behavioriste par exemple, l’erreur est vécue comme une faute, sa présence étant ineffaçable et fossilisée à vie. A contrario, les recherches socioconstructivistes et les récentes études en neurosciences révèlent que nos erreurs ont de multiples qualités du moment qu’elles forgent notre cerveau, nous guident jusqu’à la réalisation de notre potentiel et la concrétisation de nos objectifs, d’où leur rôle fondamental dans l’apprentissage du savoir, du savoir-faire. L’erreur devient un indicateur de la construction des savoirs, « le ratage c’est l’essence de l’humanité ». Ainsi, l’erreur est inévitable étant donné que la connaissance se construit par l’activité et en interaction avec autrui. Il est de ce fait crucial de la prendre en considération. Aux yeux du CECR (2001), la perspective actionnelle prend donc en charge les ressources cognitives, affectives, volitives et l’ensemble des capacités que possède et met en œuvre l’acteur social qui est l’apprenant. La visée capitale du formateur demeure ipso facto de créer un cadre adapté à la situation d’enseignement / apprentissage et au contexte afin de rendre à la tâche sa dimension sociale, ceci en favorisant le plus possible l’autonomie des apprenants et en stimulant leurs compétences communicatives langagières. Dans ce contexte, la posture de l’enseignant vis-à-vis de l’erreur et du savoir in extenso peut évoluer du rôle de détenteur du savoir symbolique où l’action est centrée sur l’enseignant à celui de médiateur, de guide ou de facilitateur de l’apprentissage où le centre de gravité est 107 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute l’apprenant. Celui-ci doit in fine participer et contribuer par monts et par vaux à son apprentissage, à son autonomie et à sa formation globale. A cet égard, Pépin affirme : L’enfant humain va échouer en moyenne environ 2000 fois avant de réussir à mettre un pied devant l’autre, le poulain lui, y arrive en une heure. La différence c’est que le poulain va marcher toute sa vie de la même façon. Et le petit enfant, non seulement il va continuer à marcher mais il va aussi faire du vélo, du skate... Ce qui doit être valorisé c’est la réussite de la singularité. Et on fait davantage l’expérience de cette singularité à travers les erreurs plutôt que le succès. On appelle ça la réussite existentielle. Le ratage c’est l’essence de l’humanité. Parce qu’on n’est pas des animaux comme les autres, parce que parfois on n’obéit pas à l’instinct naturel. Parce que nous sommes libres. Explorer, et donc rater et réussir, c’est la liberté. (Pépin, C., 2017) Références Bali, Wadeea Younus Daham, Les stratégies d’apprentissage chez les apprenants du FLE en milieu universitaire irakien : étude multifactorielle qualitative et quantitative à partir de questionnaires, d’entretiens et d’observations, Thèse de doctorat en Langue française, Paris 4, 2016. 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Maria-Luisa Ţuculeanu Université « Alexandru Ioan Cuza », Iaşi, Roumanie Abstract. The purpose of this article is to study the concept of failure, associated with an allpervading feeling of guilt, as employed in Eugene Ionesco’s plays, in order to better understand his specific strategy of joining comedy and tragedy. On this basis, the emergent concepts of slow movement, freeze mob, and speechlessness should be taken into account, for the reason that they show the relationship of characters to marionettes. By researching this very relation, it becomes evident that, trying to adjust themselves, they seek a way to escape, being stuck in a process of alienation, (im)mobility, continuous degradation, and destruction (as in Tinguely’s kinetic sculptures). Therefore, notions like repetitiveness, circularity, passivity, and muteness are present throughout Ionesco’s plays and appear to be, to some extent, the right solution in order to break away from disconcerting conventions, conformity, and social norms. The current article will present these points in short and will focus, at the same time, on some particular texts providing illustrative examples. Keywords: culpability; failure; performance; marionettes; movement. C’est une réplique fréquemment rencontrée chez les personnages du théâtre d’Eugène Ionesco. Ils sont animés, la plupart du temps, par le sentiment de culpabilité, qui justifie, d’une manière intrinsèque, leur statut existentiel ou bien leurs actions, à travers le leitmotiv implacable de « la faute ». Nous comprenons cette stratégie par le biais de l’incapacité d’agir ou de réagir face à un monde qui les accable par son incohérence et son hostilité écrasante. Ils recourent à une sorte d’égide, qui fait ressortir l’infaillibilité de ce syntagme, dont l’efficacité en est prouvée à maintes reprises. À notre avis, cet univers qui bouge avec une vitesse étourdissante entraîne l’être humain dans une machine autodestructive à la manière de Tinguely. L’artiste suisse Jean Tinguely (1925-1991) est connu pour son œuvre composée de machines, la plupart du temps en fer, caractérisées par un certain sentiment d’inquiétude et d’angoisse. Ces machines qui remuent (le mouvement étant, d’ailleurs, l’idée centrale de ses sculptures cinétiques) ont parfois des dimensions à peu près gigantesques, comme Grosse Méta Maxi-Maxi Utopia, à l’air ludique. En fin de compte, le public peut saisir une contradiction au niveau du message général de ses machines, qui se situe à mi-chemin entre le rire et le tragique. C’est précisément l’un des traits spécifiques du théâtre de Ionesco également. Nous rappelons encore Hommage à New York, la première machine autodestructive, présentée par Tinguely au Musée d’Art Moderne à New York, en 1960. Elle a été faite d’objets hétéroclites, comme des moteurs, des éléments de bicyclette, des tubes, d’un piano et d’une radio, etc. L’aspect le plus étonnant a été constitué à cette époque-là par le fait que la sculpture s’est auto-détruite d’un rythme accru justement devant les 110 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute yeux du public. De cette façon, la notion de « temps » semble être pulvérisée tout simplement pendant l’acte-même de la création. L’installation cinétique Requiem pour une feuille morte (1967) porte toujours sur le sens de l’écoulement du temps implacable, illustré à travers le mouvement des roues et de petites roues, qui paraissent suivre d’une manière lente et imperturbable la ligne sinueuse d’une roulette infinie. Chez Ionesco, cette machine symbolique, vue dans le sens le plus large du mot, est dans un mouvement perpétuel et lent et d’autant plus aliénant ou déstabilisant. Le personnage a ainsi un fort sentiment d’impuissance, la sensation d’être piégé, de ne pas pouvoir s’échapper à son emprise. C’est une sorte de lenteur qui lui confère l’empreinte des marionnettes, en attendant d’être manœuvrée et dirigée par un moteur caché, ayant, paradoxalement, l’air d’une échappatoire, d’une solution salutaire et thérapeutique à la fois. L’enjeu psychanalytique s’entrevoit à l’égard de cette prise en compte d’une responsabilité qui n’est pas désignée au premier abord ou, au moins, elle n’est pas soulignée nettement chaque fois. Cela pourrait s’entendre d’une façon qui permet de s’esquiver par le fait-même d’énoncer la formule magique qui protège : « ce n’est pas ma faute ! » Pour le dire autrement, l’homme est, dans une lecture lacanienne (qui reprend, en fond, les principes de Freud), un « parlêtre » (Gorog, J., 2010, p. 33), dont l’existence se définit à l’aide de la parole. Dans ces conditions, illustrant le fait d’énoncer, que plutôt d’agir, le goût pour le manque de réaction s’avère être une marque dépersonnalisante des personnagespantins. L’absence de réaction se traduit également au niveau du langage désarticulé, fragmentaire et stéréotypé, tellement rencontré dans les pièces ionesciennes. Ou bien, pourrait-on dire « faute de » réaction ? Pour continuer l’idée, nous mentionnons que « faute de mieux », les personnages de Ionesco choisissent de se complaire dans une situation qui semble s’imposer comme la vraie solution pour s’évader, mais, en réalité, elle s’avère être une avalanche qui vient de les abrutir. En outre, il est significatif de constater qu’il y a une liaison suggestive du point de vue linguistique au sujet de la faute analysée comme concept, à savoir, entre l’équivalent de la « culpabilité » et le « manque » (qui suggère, selon Le Petit Robert, le fait de manquer, l’absence ou une grave insuffisance), « l’absence » ou le « défaut ». En effet, la carence, le manque de la vitesse et de présence, l’oubli et la distraction sont autant de mots essentiels pour désigner les connotations de la faute, envisagée comme terme générique et pour suggérer, en même temps, des stratégies adoptées par les personnages des pièces ionesciennes, de survivre et de surmonter les obstacles. La lenteur, qui se constitue comme une vraie philosophie pour eux, va de pair avec la pose figée introduite dans quelques contextes, où les personnages sont statiques et gardent le silence. Ils sont comme dans une composition artistique, une toile, car c’est notamment par l’esthétique mimétique de l’image d’un tableau vivant qu’ils aboutissent à surprendre dans une pose plastique l’instant fugitif de la scène. Cette image pourrait privilégier le spectateur pour faire une réflexion sur le statut de l’acteur. Le dramaturge indique d’ailleurs, au début de Rhinocéros, par exemple, dans les didascalies, que les personnages restent immobiles, dans la position où sera dite la première réplique. Cela doit faire « tableau vivant » (Ionesco, E., 1991, p. 573). 111 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute L’image statique issue des arts visuels versus la performativité dans le théâtre est une piste qui servirait de guide pour mieux illustrer l’inactivité de ces personnages épris de leur statut à part, qu’ils acceptent chacun à travers leurs implicites. Ainsi, Le Personnage de la pièce Ce formidable bordel ! s’entoure de silence, d’un état de mutisme désarmant, qui est d’autant plus évident que les autres personnages parlent d’une manière enivrante. Par contraste, il y a des monologues très longs, énoncés naturellement, qui n’exigent pas de réponses de la part de l’autre interlocuteur. En essence, ce sera presque impossible si nous tenons compte du fait que les monologues se constituent comme un déluge de mots et de phrases, qui ne laisse pas d’espace pour d’autres idées. C’est pourquoi dans Les Chaises les dialogues portés entre les deux vieux créent la sensation d’un soliloque, même s’ils semblent communiquer et transmettre des opinions, des souvenirs, s’adresser des questions l’un à l’autre, etc. En réalité, leur langage est tautologique et leurs conversations sont tronquées et pleines de répétitions. À preuve : La Vieille (écho) : Dernier recours…Sire…ernier recours…ire…recours…(Ionesco, E., 1991, p. 174). Le discours répétitif, pareil à un écho, est lié au mouvement accru des personnages débordés ou bien au ballet des chaises, qui prolifèrent et envahissent tout simplement la scène, comme si elles étaient les vrais personnages de la pièce. Le terme « la faute » est fréquemment utilisé par le dramaturge dans la plupart de ses pièces sous différentes perspectives. Pour le mettre en évidence, nous mentionnons quelques exemples, à notre avis les plus représentatifs de ce point de vue. Ainsi, dans L’Homme aux valises, le Premier Homme s’interroge sur la raison d’être accusé, de sorte que la faute reçoit une valeur juridique dans ce cas-ci : « Ai-je fait une faute ? » (Ionesco, E., 1991, p. 1267). En ce qui concerne la réponse, c’est plutôt son intensité qui compte. En tout cas, la cause en est un peu équivoque, puisque l’aspect mis en vedette et en fait l’idée d’être coupable. Un autre aspect, une autre facette qui vise la faute est l’accusation directe de Jacques père, adressée à sa femme dans Jacques ou la Soumission : « Quand je pense que j’ai eu l’idée malheureuse de désirer un fils et non pas un coquelicot ! (À la mère:) C’est ta faute ! » (Ionesco, E., 1991, p. 89). Dans Victimes du devoir, la réplique de Choubert, qui parle avec son père (on observe ici une nuance autobiographique, renvoyant à la vie privée du dramaturge, en particulier à sa relation conflictuelle avec l’instance paternelle), est plus conciliante, manquant le ton dénonciateur présent dans d’autres situations : « Ce n’est peut-être pas ta faute » (Ionesco, E., 1991, p. 222). Ce sentiment conciliant va plus loin et touche son aspect extrême, jusqu’à l’étape de s’accuser lui-même d’une tendance autopunitive, parce que son père ne communique pas : « Il ne parlera plus, c’est ma faute, c’est ma faute !... » (Ionesco, E., 1991, p. 225). Dans la pièce La Soif et la Faim, l’idée de disculper Jean à travers les arguments de Marie-Madeleine (concernant la femme qui est devenue cendres) souligne le thème de la culpabilité vue comme un fardeau : « C’était plus qu’impossible, ce n’est pas sa faute, croyez-moi, ce n’est pas sa faute » (Ionesco, E., 1991, p. 813). Ce sont toujours les remords et les reproches de Jean à l’égard de sa propre personne (car il n’a pas le courage de se jeter dans les flammes), qui sont mises en évidence dans ce contexte-ci. Dans La Cantatrice chauve c’est l’oubli, l’amnésie qui fait la différence pour Madame 112 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute et Monsieur Smith à propos de la façon d’agir, par rapport aux autres personnages ionesciens. Ce genre d’attitude marque aussi la solitude et l’aliénation des deux époux, tandis que dans L’Homme aux valises il y a l’objet-clé, c'est-à-dire la valise – symbole de la mémoire – qui se définit au regard de la question identitaire du Premier Homme. Elle se constitue comme un point d’appui précieux, au dépit du fait qu’elle devient (elles deviennent) lourde(s) de temps à autre. Ce que nous voulons souligner surtout par les derniers exemples c’est la manière différente des personnages de s’exprimer et de répondre à la réalité menaçante : ils choisissent de ne pas verbaliser leur sentiment d’inquiétude, par le fait d’énoncer ou de signaler l’idée de la faute comme une étiquette de leur personnalité, mais plus précisément d’oublier l’essence de leur identité. Conclusions En conséquence, chaque personnage a sa propre manière de répondre aux stimuli de l’extérieur. Lenteur, mutisme ou, au contraire, déluge verbal, immobilité, perte de mémoire ou absence, langage stéréotypé ou attachement aux objets, ils sont tous un mode de vivre, des repères à une valeur plutôt renversée. En fin de compte, il ne s’agit pas d’un remède universel efficace. À proprement parler, nous avons affaire à une formule utilisée dans le but de continuer d’exister tout simplement. Voilà quelques repères utiles qui pourraient créer une sorte de façade ou une cachette, un abri défenseur face aux obstacles. En somme, nous pouvons supposer que tous ces aspects, actes, paroles, la plupart du temps sans signification, seront néanmoins comme un cocon protecteur (qui n’apporte nullement, c’est vrai, le sentiment envisagé de sécurité) pour le personnage étant dans une quête permanente du sens existentiel. C’est plutôt sa manière d’apprendre comment faire face à la réalité aliénante. On pourrait dire que le personnage ionescien est très inventif et créatif à la fois, car il trouve beaucoup de modalités de (sur)vivre et c’est ainsi qu’il fait remarquer sa présence. De cette façon, une autre alternative est illustrée à travers le collage, réalisé directement, pendant l’acte-même de langage, pareil à une forme artistique de happening. Entre autres, nous notons que le happening est une « performance » (qui vient d’anglais, en désignant représentation), une forme à part de spectacle qui exige la participation des spectateurs à une création libre, naturelle, sans aucune prétention de nature technique. De plus, celui qui pratique le happening fait son œuvre en direct. L’autre sens, défini en dehors du champ artistique par le dictionnaire Larousse, renvoie à une apparition spontanée ou bien désordonnée, de mouvements divers et d’opinions inattendues. En tous cas, les deux définitions seront très adéquates, de notre point de vue, dans le contexte de cet article, car leurs références coïncident à l’acte de parole du personnage ionescien. Dans cette perspective, ce qui compose et caractérise essentiellement le personnage ionescien est une nouvelle forme de s’exprimer, de communiquer. Ironiquement (d’une ironie amère disons-nous), nous pouvons observer qu’il devient un artiste, car le fait de coller, d’associer, de recomposer et, enfin, de recréer lui donne les attributs d’un artiste contemporain, qui adopte des moyens d’expression inédits et informels. En effet, l’acte artistique s’avère 113 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute être un choix à part entière, voire une raison de vivre, tout comme les autres options qui surgissent dans les pièces d’Eugène Ionesco. Somme toute, le collage vise chez Ionesco les stéréotypes, les phrases découpées et recollées, afin de faire conversation purement et sans prêter attention au sens général. Les formules sont toutes faites, répétitives, pour échapper à la solitude et remplir le vide ou les trous de silence, de même que Ce n’est pas ma faute ! signifie, par contraste, l’acte de se vider, de faire disparaître l’idée de responsabilité et d’assumer un certain devoir. Références Corpus Ionesco, Eugène, Les Chaises, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991, édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart. Ionesco, Eugène, Victimes du devoir, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991, édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart. Ionesco, Eugène, Jacques ou la Soumission, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991, édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart. Ionesco, Eugène, Rhinocéros, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991, édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart. Ionesco, Eugène, L’Homme aux valises, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991, édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart. Ionesco, Eugène, La Soif et la Faim, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991, édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart. Ionesco, Eugène, La Cantatrice chauve, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991, édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart. Ionesco, Eugène, Ce formidable bordel !, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991, édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart. Articles Gorog, Jean-Jacques, « Le parlêtre en faute et la dépression », in La Clinique Lacanienne, 2010, no 17, p. 33-44. https://www.cairn.info/, consulté le 18 octobre 2022. Sitographie https://www.lerobert.com/, site consulté le 16 octobre 2022. https://www.tinguely.ch/en, site consulté le 16 octobre 2022. https://www.larousse.fr/, site consulté le 17 octobre 2022. https://vimeo.com/, site consulté le 18 octobre 2022. https://motsavec.fr/, site consulté le 18 octobre 2022. 114 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute UNE FAUTE ET DES DESTINS BRISÉS DANS APRÈS LES TÉNÈBRES ET L’IMPOSSIBLE PARDON DE MARTINE DELOMME Mihaela Iuliana Dudeanu Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iași, Roumanie Abstract. At the heart of our approach, we placed a type of « mistake » that marks the path of several characters and breaks destinies by means of unfortunate events. In Après les ténèbres et L’Impossible Pardon, two texts by Martine Delomme making one single whole, we identified elements providing at least two meanings to “this mistake”. We deal with a moral meaning and another meaning mixing fiction and reality, history and History. This is why in our analysis we are concerned with the relations existing between mistakes that were once made and the destiny of an individual, of a family or of a community. At the same time, it is important to decide on the importance of each type of mistake in the evolution of events or in the development of the characters. Eventually, we could sort mistakes into several categories: mistakes for which responsibility is taken or not taken, capital or secondary mistakes, humane or inhumane, moral or beyond morality or even criminal mistakes. Keywords: mistake; destiny; historical events; private life; morality. I. Le couple Marion Tourneur – Fabien Goldberg Après les ténèbres et L’Impossible Pardon (Delomme, M., 2018 et 2021), ce sont deux romans, d’après les précisions figurant sur leurs couvertures, qui racontent l’histoire d’amour de Marion Tourneur et de Fabien Goldberg. Une jeune fille de « vingt-quatre ans » (Delomme, M., 2018, p. 52) et un homme mûr qui, à quarantequatre ans, « n’avait rien d’un adolescent » (Ibid., p. 118). Marion était, à l’époque où ils s’étaient connus, étudiante en histoire de l’art, à Bordeaux, alors que Fabien, son aîné de vingt ans, avait une meilleure position sociale. Son grand-père et son père étaient mondialement connus grâce à leur galerie d’art d’Avignon, alors que Fabien, lui-même, était le maire de Goult où il détenait aussi un bureau notarial. Ces différences préoccupent les deux protagonistes en égale mesure ; l’homme, bien qu’amoureux, est tout à fait conscient que Marion est « la gamine » (Delomme, M., 2018, p. 118). De son côté, lui, il s’est habitué, à la longue, de mener une « triste vie de vieux garçon » (Ibid., p. 114) à tel point que, lors de la demande en mariage, pour la rassurer, il emploiera le mot « vieux » (Ibid., p. 162). Au moment où Marion met en avant les choses qui pourraient nuire à leur relation, c’est à lui de réfuter l’argument de la fortune : « Ce sera l’avantage d’épouser un vieux, dit-il en plaisantant. Je t’ai devancée dans la vie. […] Tu es celle que j’attendais. Je suis las d’être seul, de vivre sans perspective, je veux vivre avec toi » (Ibid., p. 163). 115 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Quant à elle, la jeune fille choisit d’évoquer les choses qui pourraient peser lourd dans la balance mesurant leur bonheur : « Tant de choses nous séparent, Fabien. […] - Ta situation, la fortune de la famille. Et ta carrière politique ! Je ne suis qu’une petite étudiante qui ne possède rien, qui n’a même pas de situation » (Delomme, M., 2018, p. 162-163). Simon Goldberg, le père de Fabien, ne semble pas être d’accord avec cette relation et l’ensemble de la famille de Marion non plus. Si la mère de Marion craint que Marion soit trop innocente pour un tel homme et que sa sœur et son père se montrent réservés à l’idée d’une telle union conclue par un mariage, son frère et le père de Fabien sont on ne peut plus catégoriques. De leur point de vue, il vaut mieux que les deux personnages couchent ensemble, sans prendre un engagement à cet égard. Les deux le disent presque de la même façon, se référant à leurs parents proches. Après l’une des visites de son fils, Simon Goldberg, se rendant compte que son fils est tombé amoureux, s’écrie : « Quel con ! Qu’il couche avec cette fille passe encore, mais de là à l’épouser ! » (Delomme, M., 2018, p. 184). Pascal Tourneau, de même : « Maman a raison, Marion. Il a pratiquement mon âge, ton mec. Tu devrais attendre un peu avant de prendre la décision de l’épouser. Coucher avec lui, passe encore… » (Ibid., p. 165). Le mariage pose des problèmes à tous, à commencer par les acteurs principaux qui ont peur que quelque chose ne surgisse d’un jour à l’autre et mette fin à leurs projets communs. Fabien s’investit totalement dans la relation, bien qu’il craigne d’être quitté ou que Marion refuse sa demande en mariage. A son tour, Marion, plus confiante, a quand-même des doutes, toutes sortes d’arrière-pensées parce qu’elle ne s’y prend pas comme il faut envers son fiancé. Elle passe sous silence certains aspects qui concernent la famille de Fabien, puisqu’ elle ne sait pas comment il réagira. Une première faute qui met en danger leur couple est le manque de sincérité de la jeune fille, même si elle ne semble pas le faire à propos. Pourtant, ce type de comportement ne fait que donner lieu à d’autres omissions volontaires ou involontaires qui nuisent à leur évolution commune. A vrai dire, la différence d’âge y est pour quelque chose, au moins dans la perception des choses et Marion agit pour accomplir, en premier lieu, ses propres désirs. Si Fabien est plutôt altruiste, prêt à se mettre au service de la communauté de Goult et des siens, Marion est habituée à obtenir tout ce qu’elle veut parce que, depuis sa naissance, personne ne semble lui avoir refusé quoi que ce soit. Elle est pleinement consciente de ses atouts, de l’envoûtement qu’elle exerce sur les hommes et elle en use sans cesse. Tous les hommes tombent sous son charme et renoncent à tout brin de raison, lors des moments passés en sa compagnie. La jeune fille émane le bonheur et l’équilibre sans avoir l’air d’une femme fatale ; elle sait qui elle veut et c’est à Fabien qu’elle pense. Quelle serait sa faute à elle ? En dépit de ses sentiments on ne peut plus nobles, Marion décide de cacher la vérité à un être qui est prêt à tout pour elle, de peur de ne pas le perdre. Elle voudrait le protéger, mais lui, il se range du côté de ceux qui 116 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute préfèrent entendre la vérité, malgré tout. Etant donné les circonstances, nous pouvons supposer que les actions entreprises par Marion Tourneur, quoique légalement et moralement correctes, entraînent des conséquences qui alimentent l’idée d’une faute. Il vaut mieux ne pas cacher à son partenaire des informations qui le concernent, rien que pour démonter à soi-même qu’on est capable de déceler tout mystère, de résoudre n’importe quel problème. II. Les fautes des Goldberg Pierre, Victoire, Pascal et Béatrice Tourneur forment une famille traditionnelle très soudée qui n’attendent pas la naissance de Marion qu’ils dorlotent et protègent à l’unisson. En même temps, pour la benjamine, il n’y a rien d’impossible : Marion était une jeune femme merveilleuse […] Titulaire d’un mastère de droit à vingttrois ans, elle étudiait l’histoire de l’art à Bordeaux. [...] Et son implacable volonté. Elle savait ce qu’elle voulait, et, la plupart du temps, elle l’obtenait. Comme cet emploi d’été chez Me Goldberg, le notaire le plus connu alentour. (Delomme, M., 2018, p. 6-7). Comme à l’accoutumée, elle parvient à ses fins et, depuis lors, l’univers apparemment tranquille des Goldberg bascule. La jeune fille est à l’origine de tous leurs ennuis, puisqu’elle fouille dans leur passé à cause d’un tableau dont on a perdu les traces pendant la Seconde Guerre mondiale. Visitant la collection privée de Simon Goldberg, grâce à Fabien, Marion constate que le marchand d’art possède une toile d’Henri Matisse, Soleil couchant à Collioure. Il faut dire qu’en réalité, le seul tableau du peintre fauviste qui renvoie à Collioure est Vue de Collioure (1905). Dans les deux romans, Martine Delomme parle de Soleil couchant à Collioure. (Cf. Delomme, M., 2018, p.62, 68, 105, 191 et Delomme, M., 2021) et d’« un faux Matisse » (Cf. Delomme, M., 2021, p. 152) pour faire place à une enquête de l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC) (Cf. Delomme, M., 2018, p.150, 156), d’une part. D’autre part, l’écrivaine s’arrête sur ce toponyme, en raison de son importance pour Matisse lui-même, comme il ressort des lignes suivantes : Automne de 1904, printemps de 1905 : la période de Collioure vient de s’ouvrir […] Mme Henri Matisse […] l’entraîne de nouveau vers la Méditerranée maternelle, […] vers le Roussillon, où habitent ses parents, vers cette admirable Côte vermeille […] C’est ainsi que Matisse découvrit Collioure. A Collioure tout est couleur. Nature sculptée sans doute en plein granit, en plein marbre, si bien que les redoutes et les forts de Vauban, tout aussi bien que le château et les remparts médiévaux participent, semble-t-il, du roc catalan, mais aussi paysage aux tons hauts et purs, phare et clocher coiffés d’orange, barques de cinabre sur la grève blonde, voile blanche sur la mer bleue, lait de chaux de maisons en amphithéâtre fardée de safran, de rose pastèque ou de mauve hortensia. (Escholier, R., 1937, p. 87-88) La période de Collioure est déterminante dans l’évolution de la création de Matisse, car celui-ci trouve ici « sa palette […] dans cette perpétuelle orchestration de couleurs 117 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute ardentes que tempère l’humidité marine ». (Ibid., 98). Cela veut dire qu’il est probable qu’« est-ce de là […] que date cette atmosphère légère, aérée, qu’on retrouve toujours dans ces tableaux » (Cf. Olivier, F., 1933, apud. Escholier, R., 1937, p. 98). Grâce au séjour à Collioure, le peintre « a trouvé son climat, ce calme qui est pour lui, le but auquel doit tendre l’artiste ». (Escholier, R., p. 61). Il a réussi à créer « un art d’équilibre, de pureté, qui n’inquiète, ni trouble ; […] [devant lequel] l’homme fatigué, surmené, éreinté, goûte […] le calme et le repos » (Ibid., p. 62). La vue de quelques toiles de Léger, Matisse et Picasso, lors de son unique passage par le domaine des Goldberg, au moment de son arrivée au cocktail du mas Ponty, impressionne vraiment Marion. Sans se douter des conséquences, cherchant probablement à lui faire plaisir, Fabien introduit la jeune femme dans le monde de ses aïeux. Il l’invite à voir des tableaux inaccessibles au large public : « Suivez-moi, je vais vous montrer quelque chose qui passionnera le futur commissaire-priseur que vous êtes » (Delomme, M., 2018, p. 60). Et la jeune étudiante en art de le rejoindre et d’attendre qu’il ouvre les portes du passé : « Fabien s’arrêta devant une porte équipée d’un boîtier électronique. Il saisit un code avant de pousser le battant, et il s’écarta pour laisser entrer Marion » (Ibid.). Elle pénètre dans la galerie du père du notaire, non pas sans croiser « le regard d’un homme qui la fixait » (Ibid.). Le système de fermeture de porte avec code, ainsi que la présence discrète de « Simon Goldberg, le père de Fabien et de Lucas » (Ibid.) pourraient être interprétés comme des signes d’infinies précautions. L’homme protège son domaine comme un cerbère qui « interdit l’entrée de l’enfer aux vivants et la sortie aux défunts » (Chevalier, J., Gheerbrant, A., 1982, p. 91). En même temps, la « porte symbolise le lieu de passage entre deux états, entre deux mondes, entre le connu et l’inconnu, la lumière et les ténèbres, le trésor et le dénuement. La porte ouvre sur un mystère […] [qu’elle] invite à le franchir » (Ibid., p. 779). Les secrets de la famille Goldberg sont si bien gardés depuis des années et des années que Simon n’interdit pas l’entrée dans la galerie à son fils et à sa stagiaire. Il se montre supérieur envers tout le monde et cette supériorité est due probablement à sa position sociale privilégiée, à son argent. Cependant, rien n’est à jamais enterré et les fautes du passé ne peuvent pas être rachetées si on ne les reconnaît pas et on n’essaie pas de les corriger, en avouant la vérité à ceux qu’on aime. Après avoir regardé quelques tableaux de la collection que Simon Goldberg hérite de son père, Marion s’est arrêtée sur Soleil couchant à Collioure parce qu’elle « était sûre d’avoir lu quelque chose à propos de cette œuvre, mais elle était incapable de se rappeler dans quelles circonstances. C’était flou dans son esprit, un détail incongru, une anomalie… » (Delomme, M., 2018, p. 62). Après ces constats l’univers des Goldberg commence à s’écrouler, d’un côté, en raison de l’investigation des filles des Tourneur et de l’OCBC, et de l’autre, à cause de Simon Goldberg lui-même. Quelles sont ses fautes à lui ? Lesquelles tient-il de son père ? En assume-t-il la responsabilité ? Aurait-il pu changer quelque chose s’il s’était rangé du côté de ceux qui pensent que faute reconnue est à moitié pardonnée ? Il reste à voir quelle sont les fautes qu’il a héritées et les siennes et comment elles ont influé sur l’avenir de ses fils, Fabien et Lucas, et de sa seconde épouse, Natacha. 118 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute La mère de Fabien meurt jeune et son époux se marie presque tout de suite avec une femme belle qui est loin d’aimer son beau-fils. Une fois qu’elle accouche de son propre rejeton, Fabien n’existe presque plus à ses yeux et aux yeux de son mari parce qu’il ressemble à sa mère. Simon est toujours mécontent de son fils aîné quoi qu’il fasse : Fabien connaissait la propension de son père à dénigrer tout ce qu’il entreprenait. Il avait vilipendé ses études de droit, puis son idée de racheter l’étude du vieux notaire installé à Goult […] « Et maintenant la politique ! […] Tu vas perdre ton temps à régler des problèmes de voisinage ou des femmes battues. Ça t’emballe de jouer les assistantes sociales ? Bien sûr, si tu te contentes de cette fonction ordinaire et insignifiante... » (Delomme, M., 2018, p. 26) Il ne le soutient guère dans ses projets parce qu’à la différence de son fils, qui met sa vie et son savoir au service de la communauté, Simon Goldberg est assoiffé de pouvoir et ne semble aimer personne. Fabien souffre de la sorte un second abandon de la part de son père, après celui de son enfance. A l’époque, Fabien aurait eu besoin de l’aide de son papa pour surmonter la mort de sa mère qui a perdu son combat contre le cancer : L’année de ses six ans, on éloigna Fabien de sa mère, atteinte d’un cancer. Une longue maladie, affreusement courte à ses yeux. Elle s’éteignit en quelques semaines avec courage, en lui demandant d’être fort et de pas l’oublier. Il n’avait jamais cessé de penser à elle. Un an après son veuvage, Simon remariait avec Natacha. En dépit des années écoulées, le souvenir de Constance planait toujours entre eux. (Delomme, M., 2018, p. 83) Fabien n’oubliera jamais sa mère, tandis que, à coup sûr, Simon n’aimera plus personne, en dépit de son mariage précoce avec Natacha une femme plutôt superficielle qui « donnait l’impression d’avancer sur le podium d’un défilé de mode avec ses vêtements de haute couture, son maquillage parfait, son sourire et ses gestes accomplis » (Ibid., p. 23). Toute la haine qu’elle avait engendrée envers son beau-fils qu’elle avait condamné à vivre au pensionnat, à l’institut Saint-Joseph de Lyon, à partir de l’âge de sept ans, s’est ultérieurement répercutée sur elle. Lucas, le fils de Natacha et de Simon, s’occupe des affaires de la famille, mais son père est loin d’en être content. Tout comme dans le cas de Fabien, il perçoit son fils cadet comme quelqu’un qui n’est pas à la hauteur de la fonction qu’il exerce. Le jeune homme obéit à son père, un homme qui se conduit en démiurge dominant le milieu des affaires et les siens. Plutôt narcissique et égocentrique, Simon Goldberg s’appuie sur sa réputation d’arriviste arrogant et sans scrupules. […] Dès l’adolescence, son père lui avait inculqué la certitude qu’il était quelqu’un de spécial, prédisposé à un destin hors du commun. Ainsi, il avait acquis une très haute opinion de soi-même, un besoin excessif d’être admiré obéi. (Delomme, M., 2018, p. 187) Il a repris à son compte le comportement de son père parce qu’il s’est rapproché de lui par l’intermédiaire d’un mécanisme d’identification (Cf. Mihăilescu, I., 2004, p. 34). 119 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Ce faisant, il s’est élevé à la hauteur des attentes de son père, Isaac Goldberg, parce qu’à la différence de ses fils, il a choisi de régler les choses par voie de compromis. Pour lui, son fils aîné « était un idiot qui avait vécu dans l’ombre de sa mère […] [et Lucas], un faible, un timoré. Tout ce qu’il avait fait, c’était tenter de marcher dans les pas de son père. Sans y parvenir » (Delomme, M., 2018, p. 187-188). Simon Goldberg est mécontent parce qu’aucun d’eux ne parvient à remplir le rôle qu’il leur avait assigné. Comme dans leur famille, les parents ne peuvent pas exercer leur droit de socialisation anticipative, il y a toujours des conflits qui y éclatent et la voix de son père est on ne peut plus tonitruante (Cf. Mihăilescu, I., 2004, p. 35). Il ne sait pas comment se conduire envers les autres parce que lui-même, il a hérité de son père un lourd passé et Natacha n’y est pour rien. La femme et son mari ont quand-même tort de séparer les deux enfants pour se la couler douce (Cf. Alexiu, T-M., 2001, p. 34), un geste dont ils ne mesurent pas les conséquences à long terme, car Lucas et Fabien, bien que demi-frères, ne témoigneront jamais de communion fraternelle. Désirant que son fils soit le chouchou de la famille et le bras droit de son mari, Natacha décide de l’avenir de son beau-fils et de la mort de Lucas. Son mari et elle sont les forgerons de tristes destins et les auteurs moraux du crime qui mettra fin aux larcins entrepris à bon escient par les Goldberg. Le refus de Lucas de continuer à vendre des copies qui passent pour des œuvres originales marquera le déclin des affaires de son père et permettra à la vérité de ressortir de toute évidence. Une vérité que Simon Goldberg a cachée à sa famille, non pas qu’il ait voulu préserver la mémoire de son père, mais il a eu probablement peur de perdre sa fortune, ne pensant pas aux conséquences de ses actes. III. Isaac Goldberg et la Shoah L’histoire de la fondation du patrimoine d’Isaac Goldberg remonte à l’époque où celui-ci était marchand d’art à Paris. Ses affaires étaient florissantes, et il était réputé pour avoir une collection de toiles de maîtres impressionnante. En 1942, il a échappé de justesse à une rafle. Ce jour-là, sa femme Sarah et leurs trois enfants […] ont été arrêté. Il ne les a jamais revus. Sa famille entière est décédée dans les camps, dix-neuf personnes en tout. […] Il a réussi à rejoindre l’Angleterre, puis l’Irlande et il a travaillé clandestinement à Dublin. Dans un port, c’était facile de passer inaperçu. Il a rejoint la France à la fin de la guerre. (Delomme, M., 2018, p. 58) C’est, du moins, la version officielle que toute sa famille connaît et que son petit-fils, Lucas, livre à Marion, lors du cocktail organisé chez eux. Le patronyme « Goldberg », « montagne d’or » en allemand, est assez fréquent dans la communauté juive et les prénoms des deux époux aussi. Dans le livre de la Genèse, Sarah est la mère d’Isaac et l’épouse d’Abraham (Cf. Wénin, A., 2017, p. 157) ; Isaac est un prénom « dérivé du prénom hébraïque Yitsh’aq. Ce dernier s’inspire du terme tsahaq qui signifie ”rire” » (Rédaction, 2017 [2012]). Sarah, de son côté, c’est aussi un prénom juif qui « vient du mot saray dont la signification est ”princesse souveraine” en hébreu » (Orthodidacte Le dictionnaire, en ligne). Cela veut dire que 120 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute les Goldberg font partie du peuple condamné à l’anéantissement par ceux qui, pendant la Deuxième Guerre mondiale rêvent d’instituer un nouvel ordre. A en croire cette version, il serait question d’un véritable miracle, d’un individu ayant réappris à vivre après un tel massacre, mais, en réalité, la situation est tout autre. Au début, seulement le fils de l’ancien marchand d’art semble avoir appris la vérité de son propre père peu avant que ce dernier ne meure (Delomme, M., 2018, p. 290). Par la suite, Marion Tourneur, devenue entre temps la fiancée de Fabien, a entrepris ses propres recherches, en contactant les survivants de la Shoah, par l’intermédiaire de l’association Dernière Chance. Marion se renseigne au Mémorial des victimes de la Shoah et rend visite à la vieille dame qui a survécu à la mise en œuvre de « la solution finale de la question juive », pour exterminer systématiquement les Juifs de l’Europe (Husson, E., 2004, p. 172). L’histoire d’Irina Kiddish contribue à la reconstitution du passé, à l’élucidation du mystère traînant autour d’Isaac Goldberg, car c’est à elle de se rappeler les événements de l’époque : Mon mari a été arrêté le 16 juillet 1942, le premier jour de la rafle du Vel’Hiv [...] J’ai rejoint ma sœur et son fils et nous avons réussi à nous cacher pendant plus d’un an. Mais en octobre 1943 la Gestapo est venue nous chercher. […] Après deux jours de train, nous sommes arrivés à Compiègne. […] On a traversé la ville à pied, jusqu’au camp de Royallieu. […] On nous a confisqué nos papiers officiels et attribué un nombre par ordre alphabétique. […] Nous étions régulièrement interrogées par les Allemands. […] Je me souviens d’un sergent en particulier. Il s’appelait Ernst Grügher. Il était courtois, presque gentil. Mais dans notre groupe, nous avions une avocate qui […] nous recommandait même de nous méfier de lui. […] Il était très attentif au regroupement des familles […] Il les interrogeait, les comptait, prenait des notes, et recomptait jusqu’à l’obsession. Plus tard les familles étaient emmenées hors du camp. […] Un jour, notre tour est venu. […] nous sommes arrivés à Auschwitz. J’ai tout de suite été séparée de ma sœur et de mon neveu. Plus tard, j’ai compris qu’ils étaient morts… […] Après la Libération, j’ai découvert que j’étais la seule survivante du petit groupe que nous avions constitué à Royallieu. […] Tous les membres de ma belle-famille étaient morts. Quand je suis revenue à Paris, il n’y avait plus personne. […] [Mon mari] était bijoutier. […] – Possédait-il des œuvres d’art ? – Sa famille, oui. […] Toute la famille a été anéantie. (Delomme, M., 2018, p. 274-278) Après avoir entendu une telle histoire, Marion poursuit ses recherches et, au bout de quelques jours, elle se heurte à l’inévitable : le grand-père de Fabien n’est autre qu’Ernst Grügher, un citoyen allemand. Mis devant le fait accompli, Simon Goldberg est obligé à admettre la vérité, en dévoilant une facette encore plus obscure de la vie de son père. Il faut remarquer que celui-ci avait participé au nettoyage des musées de l’Oise, et organisé la spoliation à grande échelle des collections privées. Il s’assurait de recenser les familles spoliées jusqu’aux derniers membres, et il les dirigeait vers Royallieu, puis dans un convoi pour Auschwitz. Il était alors en mesure de négocier les ventes des objets d’art, en sachant que les propriétaires et leurs héritiers ne les réclameraient pas. Il dressait des listes exhaustives de toutes les œuvres volées. Ainsi, lorsque le moulin Saint-Nicolas avait été détruit par les bombardements alliés, Grügher savait exactement ce qu’il contenait. En juillet 1944, il 121 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute avait quitté Compiègne avec quelques toiles et des papiers d’identité dérobés à ses victimes. Il s’était terré quelques mois dans un petit village du sud-est de la France. Et il avait commencé une nouvelle vie sous le nom d’Isaac Goldberg, en s’inventant de toutes pièces un passé de victime. (Delomme, M., 2018, p. 291 et Delomme, M., 2021, p. 137138, 380-381) Ces faits contrastent avec l’image que Fabien, Lucas et son épouse, Hannah, s’étaient fait de lui : un homme attentionné avec la femme de Lucas, affectueux avec ses petitsfils et respectueux de « tous les rites de la religion juive. Une religion qu’au plus profond de lui-même il honnissait » (Delomme, M., 2018, p. 292). Pourtant, il y en a pire, comme nous pouvons le lire dans L’Impossible pardon, où Patrick Braud le chef de Marion, confie à son employée qu’Ernst Grügher était « le nom du tortionnaire de [s]a mère… » (Delomme, M., 2021, p. 387). A part son intérêt pour les œuvres d’arts appartenant aux Juifs, le soldat exerçait son autorité sur des êtres innocents et avait pris l’habitude de choisir ses servantes parmi les femmes qui « arrivaient au camp de Royallieu. » (Ibid.) La mère de Patrick Braud y était arrivée avec sa fillette, Judith, qui est morte presque tout de suite, alors que la jeune femme a dû subir la volonté du soldat allemand. Après des viols et des tâches on ne peut plus dégradantes, elle n’a plus jamais été la même, étant envoyée, au bout de deux ans, à Auschwitz. Quoique de retour chez son mari, accouchant d’un garçon (Patrick) et d’une fille (Eliana), la pauvre femme n’a pas pu surmonter les horreurs qu’elle avait subies pendant les années qu’elle avait passées loin de son mari. Elle s’est suicidée et son fils a dû, lui aussi, apprendre à vivre sans sa mère et avec un père, médecin, à Paris, qui avait refusé de quitter la France, avant la déportation des Juifs. Cependant, ce n’est pas sa faute d’avoir cru que son pays d’adoption mettrait à mort ses citoyens, seulement parce qu’ils appartenaient à cette communauté. En revanche, Ernst Grügher a agi comme un tyran, comme un criminel envers ses semblables, se prévalant d’une autorité que la suprématie de la race arienne lui octroyait, sans faire preuve de compassion envers ses victimes. Avant Auschwitz, elles devaient se soumettre à la volonté d’un homme assoiffé de pouvoir, recourant à n’importe quel moyen., afin de faire fortune. La seule chose à laquelle il avait acquiescé, rien que pour parvenir à ses fins, a été le versement d’« un tiers des bénéfices sur les ventes [...] à diverses associations de familles de déportés » (Delomme, M., 2021, p. 138). IV. Simon Goldberg et ses fils Après la mort de son père, Simon Goldberg « avait poursuivi le trafic en toute impunité qui avaient éclaté […] et tout remis en cause ». (Delomme, M., 2021, p. 138-139). A la fin, il a tout économiquement et socialement perdu ; il a dû payer un million d’euros d’amende, passer six ans en prison et sa galerie, tout comme sa société de courtage ont fait faillite. Il a tout sacrifié pour que ses affaires fleurissent, y compris Lucas, son fils, tué par Johan Kovacks parce qu’il s’était opposé à la mise en vente de copies de quelques tableaux réalisées par Marton Kovacks, « un célèbre 122 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute peintre hongrois, ami intime de la famille Goldberg » (Delomme, M., 2018, p. 180). Simon Goldberg semble être au fait de la situation, vu son comportement le jour de l’enterrement de son fils, lorsqu’il s’est violemment disputé avec un homme, comme Marion l’avait remarqué. Cette hypothèse se vérifie au moment où sa belle-fille va chez lui, au mas Ponty pour lui jeter au visage la vérité : Lucas m’a confié que Johan Kovacks voulait vendre les faux tableaux de son père. Selon lui, vous en aviez parlé ensemble et vous n’étiez pas contre cette idée. […] Je ne sais pas si la justice vous jugera mais, en ce qui me concerne, je vous ai déjà condamné. Ne cherchez pas à revoir vos petits-enfants. Jamais. (Delomme, M., 2018, p. 265) Son autre fils, Fabien, assiste à cette scène et décide de tout abandonner, au moment où son père est mis en examen, même si celui-ci minimise « son propre rôle en rejetant toute la responsabilité de l’affaire sur son père » (Ibid., p. 255). Marion et Simon lui confient l’histoire de son grand-père, ce qui amène Fabien à évoquer son aïeul en termes d’usurpateur d’identité, criminel de guerre, de nazi. Il ne voit pas comment il pourrait revoir la famille de Marion, étant donné l’histoire de Francette, la grand-mère maternelle de la jeune fille. Amoureuse d’un garçon de son âge, Francette était tombée enceinte de lui et avait accouché d’une fille qu’elle n’avait pas voulu abandonner. Peu après avoir mené sa grossesse au terme, elle avait confié l’enfant à sa sœur pour qu’elle la garde jusqu’à la fin de la guerre. Malheureusement, celle-ci, institutrice à Oradour-sur-Glane, « périt brûlée vive dans l’église du village, le 10 juin 1944, avec ses deux enfants et sa petite nièce » (Ibid., p. 19). La fille que la grand-mère de Marion attendait à Paris n’y est jamais rentrée et ce drame avait marqué sa vie, à tel point que c’était l’unique chose qu’elle se souvînt après avoir été atteinte par une maladie mentale. Fabien Goldberg n’a pas le courage d’affronter tout le monde et renonce à sa carrière politique et à l’amour de sa vie, non seulement parce que Marion ne lui a pas fait confiance et lui a caché des choses de l’enquête, mais aussi par désir de la protéger. Avant de partir, il lui envoie une lettre où il essaie de lui expliquer sa décision : « Je pars parce que nous ne pourrons être nulle part ensemble » (Ibid., p. 302). Il disparaît pour que Marion recommence à vivre, sans que les fantasmes du passé la hantent, mais il ignore que la jeune femme est enceinte de leur premier fils. V. Un nouveau volet de l’histoire En proie à toutes sortes d’états à cause du départ inexplicable de son fiancé, Marion réapprend à vivre grâce à l’appui de ses proches et de son fils qu’elle prénomme Lucas. Elle connaît un autre homme auquel elle se marie après quelques années de solitude. Il paraît que tout s’est finalement arrangé pour Marion et son fils, mais au moment où Romain et elle se préparent à célébrer leur anniversaire de mariage, conclu trois ans auparavant, Fabien retourne en France. A l’invitation du mari de son ancienne fiancée, il revoit celle-ci et apprend qu’il a un fils qui fréquente déjà les cours d’une école primaire. Il y a huit ans, il a pris la décision de partir pour l’Italie 123 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute où il a recommencé sa vie à zéro ; en devenant vigneron. C’est ainsi qu’il a rencontré Romain, un jeune tonnelier qui fabriquait et livrait des fûts partout dans le monde, y compris en Lombardie. Quant à elle, Marion, devenue entre temps journaliste d’investigation, travaille depuis quatre ans pour « Tarn et Garonne Actualités, devenu TG Hebdo » (Delomme, M., 2021, p. 24). Elle a donc refait sa vie et tout semblait bien avancer jusqu’au retour de son ex. Fabien Goldberg incarne le passé, alors que Romain Thévenot fait partie du présent, de la vie tranquille et aisée à Montauban. Entre les deux hommes et Marion il y a un secret : la jeune femme a dit à Romain que le père de son fils était mort et n’a pas essayé de rejoindre Fabien pour lui dire qu’elle attendait un bébé de lui. De son côté, Fabien a eu tort en partant de la sorte, tandis que Marion a, une fois de plus, caché la vérité à un être aimé, bien que sa sincérité n’eût pas éloigné Romain. Elle a voulu probablement oublier le passé, mais le patron de TG Hebdo et le nouveau mari d’Hannah n’ont pas été du même avis. Patrick Braud a voulu venger sa famille, dont le destin a été brisé à cause d’Ernst Grügher, alors que Jean-Baptiste a rendu publique l’histoire de Marion et de Fabien par jalousie. Les enfants d’Hannah et de Lucas sont riches, alors que le leur n’a pas grand-chose parce que le jeune homme est maître de conférences à l’université d’Aix-en-Provence. Pourtant, ce n’est pas l’universitaire qui influence inéluctablement leur devenir, car c’est Patrick qui tue Romain pour que Marion n’apprenne pas toute son histoire. Le vieil homme tâche de tuer Fabien aussi, sans y parvenir, et finit par tout avouer à la jeune femme qui le surprend regarder le portrait d’Ernst Grügher. Il se suicide et met ainsi fin à une vie parsemée de rancœur, de haine et de douleur, en enterrant de la sorte son passé. Il condamne les faits du grand-père de Fabien, mais, à son tour, il devient un criminel qui tue un innocent. En ce qui concerne les Goldberg, Simon reste le seul n’ayant pas réussi à arrêter de vivre dans le passé, mais il est incapable de faire quoi que ce soit à cause de son AVC et des symptômes d’Alzheimer. Il paraît que tout s’arrange pour que Marion et Fabien fondent une famille, une fois qu’ils ont réussi à faire la paix avec leur passé et c’est à eux de décider de leur avenir. Une nouvelle vie, un pays d’adoption pour les deux, notamment l’Italie, un enfant et un amour plus profond qui, cette fois-ci, a réussi à triompher de toutes les épreuves. VI. Conclusion Après avoir passé au crible les deux textes qui forment un tout, afin d’identifier et d’analyser les fautes des personnages, nous avons constaté qu’il existe des personnages qui commettent des fautes plus ou moins graves. De ce point de vue, l’action tourne autour du grand absent, Isaac Goldberg, dont les faits influencent le destin et le devenir de pas mal de familles. Il s’implique activement dans le processus d’anéantissement des Juifs et ne se limite pas aux ordres de ses supérieurs. Il soumet les pauvres gens à des tortures inimaginables et envoie à Auschwitz tous ceux qui possèdent des biens censés être utilisés à son profit. Il ne soucie guère de quoi que ce 124 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute soit et élève son fils de la même manière, c’est pourquoi, de notre point de vue, ses fautes passent pour capitales, inhumaines, au-delà de la morale et criminelles. En ce qui concerne Simon Goldberg, il ne fait que perpétuer la vente de copies de tableaux passant pour des œuvres originales, tout comme son père. Le monde de l’art ne lui pardonne pas cette faute, mais, à notre avis, ses fautes plus graves et presqu’impardonnables font penser aux rapports qu’il entretient avec sa famille. Après le décès de sa première femme, il se remarie, quelque chose de normal, d’ailleurs, mais ce qui choque est son attitude envers son fils aîné et la façon dont il entend l’intégrer dans la famille recomposée. A cause de l’éducation qu’il a reçue de son père et de ses ambitions immesurées, il sacrifie son deuxième fils aussi, ce qui le transforme en un individu qui manque de scrupules et n’assume jamais ses fautes. En ce sens, il faut prendre en considération sa décision de nommer le fils de Marton Kovacks à la direction de ses affaires, après la mort de son fils, bien qu’il soupçonne que Johan y est pour quelque chose. Un autre personnage qui a été victime et bourreau à la fois, c’est Patrick Braud. Il est à supposer qu’il a toujours vécu à l’ombre du passé de sa famille, le suicide de sa mère et la perte de ses sœurs, parce qu’il ne s’est pas marié et n’a pas eu d’enfants. Le vieil homme a eu tort parce qu’il a commis un crime inutile : il a tué Romain Thévenot pour que celui-ci ne prévienne pas sa femme des faits qu’il tenait de lui. Patrick est différent des Goldberg parce qu’il assume ses fautes et, une fois surpris par Marion, il renonce à tout, en enregistrant son témoignage et sa mort, pour que personne ne culpabilise son employée. Quant à eux, Marion et Fabien commettent leurs propres fautes, car en dépit de leurs sentiments, ils ne sont pas tout à fait ouverts et sincères, l’un envers l’autre ; Marion ne fait pas confiance à Fabien, lors de l’enquête, même si elle sait qu’il n’attend d’elle que la vérité. Nous ne saurions pas dire lequel des deux est plus coupable, mais à coup sûr l’homme n’a rien résolu, lui non plus, en prenant la fuite. Après huit ans, plus mûrs, ils sont prêts à reprendre leur vie en main. Par conséquent, dans leur cas, aucune faute n’est impardonnable, au-delà de la morale ou insurmontable. Par l’écriture d’Après les ténèbres et de L’Impossible pardon, Martine Delomme nous invite à réfléchir aux conséquences à long terme de la mise en œuvre de la « solution finale » contre les Juifs, aux fautes qui en découlent, aux destins brisés par de tels événements, mais aussi à continuer de vivre. Finalement, la vie reprend son cours et, pour être heureux, il faut apprendre de ses propres erreurs et essayer de ne pas répéter celles des autres. Des horreurs comme celles d’Auschwitz, commises au nom de la Shoah ne devraient plus avoir lieu dans un monde qui assume et tâche de corriger ses fautes. 125 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Références ***Orthodidacte Le dictionnaire, « Quelle est l’étymologie du prénom Sarah ? », URL : <https://dictionnaire.orthodidacte.com/article/etymologie-sarah>. ***Rédaction, « Isaac, prénom masculin, hébraïque de type médiéval, biblique. Découvrez son origine et sa signification », Madame Figaro, 25 juin 2012, mis à jour le 19 avril 2017. Alexiu, Teodor-Mircea, Părinții care își abandonează copiii, Editura Mirton, Timișoara, 2001. Chevalier, Jean ; Gheerbrant, Alain, Dictionnaire des Symboles. Mythes, Rêves, Coutumes, Gestes, Formes, Figures, Couleurs, Normes, Paris, Robert Laffont/ Jupiter, 1982 [1969]. Delomme, Martine, Après les ténèbres, Paris, L’Archipel, 2018. Delomme, Martine, L’Impossible Pardon, Paris, L’Archipel, 2021. Escholier, Raymond, Henri Matisse par Raymond Escholier, soixante-huit reproductions dont huit en couleurs, Paris, Librairie Floury, coll. « Anciens et modernes », 1937. Husson, Eduard, « L’Extermination des Malades et des Handicapés (‘Opération T4’) : Un lieu de mémoire négligé », Revue d’Histoire de la Shoah, Paris, n° 181, p. 165-175, 2004. Mihăilescu, Ioan, Rolul familiei în dezvoltatea copilului, Cartea Universitară, București, 2004. Wénin, André, « Abraham, Sarah et Agar dans le récit de la Genèse. Approche narrative et interprétation », Transversalités, Institut Catholique de Paris, n° 141, p. 157-172, 2017. URL : <https://www.cairn.info/revue-transversalites-2017-2page-157.htm> 126 VARIA LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute PENSER LE CORPS DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE MILAN KUNDERA Khadija Outoulount Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Dhar El Mehrez, USMBA, Fès, Maroc Abstract. In Milan Kundera’s fictional thinking, the body is the place of questioning and the object of a profound work of thought through a panoply of key concepts that put the characters in the situation: “these experimental egos”. Kundera, by grasping the character in their corporality, tries to think about the relationship to oneself, to others, to the world, and the body as a horizon of thought is thus questioned in its relation to the gaze, the soul, love, eroticism and identity. It becomes a reference to find a place in a world that is difficult to live in, to understand and to share with other individuals who are lost as well. In this article, we pose the problem of the body in the work of Milan Kundera and especially of the place it occupies in his “fictional thinking” and in his art of the novel. How does thinking about the body in Kundera’s work participate in thinking about the human condition of modern man in the modernity crisis era? This is the central issue to which we will try to bring elements of answers by posing the problem of the body in Kundera’s fictional work from four standpoints: first, we intend to investigate the body as a theme of fictional thinking; secondly, we will examine the fictional concept of “erotic friendship” and its relation to the topic of the body; thirdly, we will try to raise the question of inhabiting one’s body in relation to the possibility or impossibility of inhabiting the world; and finally we will see the body as a defective machine, hence the impossibility of inhabiting both the body and the world. Keywords: Milan Kundera; corporality; the body; erotic friendship; fictional thinking. Introduction Le corps plait, dérange, provoque, il jouit et fait jouir. Le corps est désiré, méprisé, voilé et dévoilé, il est dans certains cas sacralisé : les momies par exemple. Il est sujet et objet. Il est source de joie, de jouissance, de bonheur mais aussi de peine. Le corps est l’objet de domination et de pouvoir, il en est aussi le sujet. Il concrétise l’existence de l’être dans le monde physique. C’est par quoi l’être nait, vit et meurt. C’est à travers quoi son identité et son altérité existent et se concrétisent. D’où l’importance accordée au corps dans la littérature, la philosophie et les arts où il constitue une thématique fédératrice autour de laquelle gravitent d’autres thèmes comme l’identité, l’altérité, l’espace... Dans le roman, écrire sur le corps, c’est penser la condition humaine, le statut de la personne et la dialectique entre le Même et l’Autre. Dans le penser romanesque de Milan Kundera, le personnage est saisi dans sa corporalité pour penser son rapport à soi et aux autres. Le corps y est le lieu de tout 129 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute questionnement et l’objet d’un profond travail de pensée en s’armant d’une panoplie de concepts-clés qui mettent en situation ce rapport à soi et à l’Autre (les autres et le monde). Ces concepts disent ce qui est vécu et qui demeure pourtant en dehors de la parole et de la pensée. Le corps est ainsi pensé dans sa relation au regard et à l’âme. Et c’est dans ce cadre général que nous proposons de penser le corps à travers trois volets. S’agissant du premier, il y est question du concept kundérien de l’amitié érotique dans son rapport à la notion d’amour chez le personnage Tomas. Le deuxième axe vise à réfléchir sur la question du corps dans sa relation à l’âme chez les personnages Tereza, Agnès et Chantal. En fait, Tereza dont le nom rappelle la grande figure de la mystique chrétienne Thérèse d’Avila, rêve du mythe du corps pur. Elle aspire à une harmonie et à une paix entre corps et âme. Ce qu’elle partage avec Agnès et Chantal, deux autres personnages de deux autres romans. Agnès dont le nom vient du grec ancien et qui signifie chaste et pure et Chantal qui nous rappelle la sainte Jeanne de Chantal. Ces personnages pensent leur rapport au corps dans sa relation trop étroite à l’âme, ce qui problématise leur regard à la corporéité, la chair et l’amour. Alors que le troisième axe s’articule sur le corps comme création divine défectueuse. En effet, le personnage kundérien comme égo expérimental pensant soumet son propre corps au travail de la pensée. Dans son parcours existentiel et sa quête du sens, il arrive à la conclusion selon laquelle le corps n’est pas une création parfaite à l’image de Dieu. I. Le corps comme « thème de pensée » Le roman kundérien qui répond à « l’appel de la pensée » inscrit son expérience et son expression pour penser l’humaine existence et l’être de l’homme moderne dans le cadre d’une pensée romanesque qui accueille le narratif, le philosophique, l’artistique. Le penser romanesque ici réfléchit dans le cadre de ce que Milan Kundera appelle : une intelligence souveraine et rayonnante. Non pas pour transformer le roman en philosophie, mais pour mobiliser sur la base du récit tous les moyens, rationnels et irrationnels, narratifs et méditatifs, susceptibles d’éclairer l’être de l’homme ; de faire du roman la suprême synthèse intellectuelle. (Kundera, M., 1986, p. 27) En effet, le penser romanesque kundérien met les personnages, les « égos expérimentaux » selon la terminologie de l’auteur de L’art du roman, dans des situations existentielles où il est question d’une expérimentation romanesque. Ainsi, le roman devient, selon Kundera, une fiction qui pense à travers ses propres concepts pour essayer d’éclairer et de dire ce que seul le roman peut dire. Ce sont en effet ce qu’il appelle dans son Art du roman « les thèmes de la pensée ». Le romanesque de Milan Kundera étant inscrit au sillage de la pensée, aborder la question du corps dans son œuvre c’est suivre le cheminement d’une réflexion qui prend le corporel comme horizon de pensée pour éclairer l’existence humaine. 130 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Ainsi, tous les personnages du monde romanesque kundérien entretiennent un rapport problématique avec leur corporalité. Tereza, personnage précaire et incertain, est tiraillée entre deux notions : l’âme et le corps. Agnès refuse d’être ce que son corps est, elle partage avec Tereza cette quête de l’identité au-delà des frontières de l’âme et du corps. Jean-Marc comme Tereza, les deux personnages réalisent l’imperfection de la création du corps humain… Ces égos expérimentaux vivent l’héritage philosophique de la corporalité qui sépare âme et corps du « corpstombeau » au « corps-machine ». Milan Kundera à travers son œuvre et son art romanesques re-pense donc la question du corps en le regardant avec chaque personnage d’un nouvel angle, pour réaliser une « synthèse intellectuelle » du corps. Faisant du romanesque cette « suprême synthèse intellectuelle », le romancier fait appel à des concepts romanesques comme « l’amitié érotique » (dans L’insoutenable légèreté de l’être) qui demeure l’un des grands concepts pensés et créés par le roman qui éclaircissent le rapport de l’individu à son corps et au corps de l’Autre, comme il utilise le concept de « l’honneur érotique » dans Risibles Amours, où le patron théorise le refus que la femme facile oppose aux avances du jeune médecin, réussi et convoité pour marquer son « honneur érotique » et refléter sa valeur. L’érotisme n’est pas seulement désir du corps, mais, dans une égale mesure, désir d’honneur. Un partenaire que nous avons eu, qui tient à nous et qui nous aime, devient notre miroir, il est la mesure de notre importance et de notre mérite. De ce point de vuelà, ma petite putain n’avait pas la tâche facile. Quand on couche avec tout le monde, on cesse de croire qu’une chose aussi banale que l’acte d’amour puisse encore avoir une importance quelconque. Le vrai honneur érotique, on le cherche donc du côté opposé. Seul un homme qui la voulait mais qu’elle refusait pouvait offrir à ma petite putain la mesure de sa valeur. Et comme elle voulait être à ses propres yeux la meilleure et la plus belle, elle s’est montrée extrêmement sévère et exigeante quand il a fallu choisir celui-là, l’unique, qu’elle honorerait de son refus. C’est moi qu’elle a finalement choisi, et j’ai compris que c’était un honneur exceptionnel, et aujourd’hui encore je considère cela comme mon plus grand succès amoureux. (Kundera, M., 1994, p. 127) II. De l’amitié érotique 1) « Amitié érotique » et érotisme Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Tomas est sorti de son expérience du mariage échoué avec « la peur des femmes. Il les désirait, mais les craignait. Entre la peur et le désir, il fallait trouver un compromis ; c’était ce qu’il appelait « l’amitié érotique » (Kundera, M., 1989, p. 25). Et c’est cette amitié érotique qui permet à Tomas une proximité intime, charnelle et sexuelle, tout en lui assurant, d’une part, une certaine distance par rapport à la vie des femmes et, d’autre part, une grande marge de liberté dans sa propre vie. En vivant la sexualité dans un cadre de camaraderie il s’évite les scènes sentimentales comme celle de la jalousie par exemple en évitant de faire du sexe une affaire d’amour. « Il affirmait à ses maîtresses : seule une relation exempte de sentimentalité, où aucun des partenaires ne s’arroge de droits sur la vie et la liberté de l’autre, peut apporter le bonheur à tous 131 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute les deux. » (Ibidem) En effet, c’est la sentimentalité qui étouffe l’érotisme et lui enlève son ambiguïté. Etant amoureux, l’individu se focalise sur le cœur et ses battements et relègue le corps, sa sexualité et ses mystères au second plan. Et puis, étant dans une relation d’amour poétisée « l’Homo sentimentalis » essaie vainement de connaitre profondément la personne aimée en lui ôtant tout voile, mais paradoxalement en le dévoilant d’un voile de poétisation. Ce dévoilement en supprimant l’ambigüité tue l’excitation. Cette idée est doublement expliquée dans deux autres œuvres de Milan Kundera ; nous lisons dans L’Immortalité, par exemple : « J’ose affirmer qu’il n’y a pas d’érotisme authentique sans art de l’ambiguïté ; plus l’ambiguïté est puissante, plus vive est l’excitation ». En plus, dans la sixième partie de son Art du roman, intitulée « Soixante-treize mots » Kundera définit l’excitation avec ces termes : « L’excitation est le fondement de l’érotisme, son énigme la plus profonde, son mot-clé. » (Kundera, M., 1986, p. 156) Ainsi, avec ce concept d’« amitié érotique » Tomas a essayé et réussi d’éloigner le cœur des affaires du corps. Et il a réussi à éviter le corps féminin en dehors d’un seul et unique contexte qui l’intéresse, à savoir celui du rapport sexuel. Par exemple, faire l’amour avec la femme était pour Tomas une chose et dormir à ses côtés relevait de tout à fait autre chose. C’est pourquoi il veille à ne jamais les confondre. En effet, il ne dormait jamais aux côtés de la femme avec laquelle il a couché. Tomas se dégoute de l’intimité des corps qui n’est pas sexuelle. Le seul rapport qu’il peut avoir avec le corps de l’autre, de la femme, est celui du coït. Avec les autres femmes, il ne dormait jamais. (…) dans l’instant qui suivait l’amour, il éprouvait un insurmontable désir de rester seul. Il lui était désagréable de se réveiller en pleine nuit à côté d’un être étranger ; le lever matinal du couple lui répugnait ; il n’avait pas envie qu’on l’entendit se brosser les dents dans la salle de bains et l’intimité du petit déjeuner à deux ne le tentait pas. (Kundera, M., 1989, p. 27-28) Tomas, ce Don Juan des temps modernes, ce collectionneur des femmes, en se souciant de l’égalité entre ses maitresses il avait ce souci d’établir un ordre et une charte bien déterminée il a pensé à avoir une convention non écrite de l’amitié érotique à l’exemple de la convention non écrite de l’amour qui figure dans Le Livre du rire et de l’oubli et selon laquelle : toute relation amoureuse repose sur des conventions non écrites que ceux qui s’aiment concluent inconsidérément dans les premières semaines de leur amour. Ils sont dans une sorte de rêve, mais en même temps, sans le savoir, ils rédigent, en juristes intraitables, les clauses détaillées de leur contrat. Oh ! amants, soyez prudents en ces premiers jours dangereux ! si vous portez à l’autre son petit déjeuner au lit, vous devrez le lui porter à jamais si vous ne voulez pas être accusés de non-amour et de trahison. (Kunedra, M., 1979, p. 64) Dans le récit de Karel et Marketa et dans la convention non écrite de l’amour des personnages, il était décidé que l’homme serait infidèle et que la femme serait la meilleure épouse et la meilleure amoureuse et elle va accepter ses infidélités. Il 132 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute s’agit ici d’une situation que l’on peut projeter sur le couple de Tereza et Tomas. Pour ce dernier La convention non écrite de l’amitié érotique impliquait que l’amour fût exclu de la vie de Tomas. Eût-il enfreint cette condition, ses autres maitresses se seraient aussitôt retrouvées dans une position inférieure et se seraient révoltées. (Kundera, M., 1989, p. 27) C’est pourquoi d’ailleurs Tomas n’a pas installé Tereza chez lui et il lui a procuré un studio. Il n’est pas prêt à changer son mode de vie de Don Juan des temps modernes. Et il ne veut pas, essentiellement, que ses maitresses sachent qu’il dort à côté d’une autre femme. Selon lui, coucher à côté d’une femme est synonyme de l’aimer. Mais pourquoi ne pouvait-il pas dormir avec ses maitresses ? C’est à cause du dégout. Même s’il ne pouvait pas en finir avec ses amitiés érotiques et il avait un appétit incontrôlable pour les femmes, toutefois il vivait son libertinage sans plaisir. Dès qu’il partait rejoindre l’une de ses maîtresses, il éprouvait de l’aversion pour elle et il se jurait qu’il la verrait pour la dernière fois. (…) aussitôt qu’il allait les rejoindre, il n’en avait pas envie, mais qu’il fût un jour sans elles, il composait un numéro de téléphone pour prendre un rendez-vous. (Ibid., p. 39) Le corps est alors désiré mais méprisé, il plait mais il provoque aussi. Ce rapport problématique est explicite dans L’Identité, où Leroy, un personnage secondaire, fait un exposé sur une campagne publicitaire ; ici il discute un spot télévisuel qui montre un baiser sensuel entre une mère et son bébé. Et c’est l’occasion pour lui de discuter le rapport de la publicité avec la vie sexuelle des consommateurs et d’éclairer le paradoxe dans la relation de l’individu avec l’érotisme. Il avance dans ce sens que : L’érotisme, commercialement, est une chose ambiguë car si tout le monde convoite la vie érotique, tout le monde aussi la hait comme la cause de ses malheurs, de ses frustrations, de ses envies, de ses complexes, de ses souffrances. ( Kundera, M., 2000, p. 68) Tout se passe ici comme si cette réflexion de Leroy dans L’Identité était un écho de la pensée de Tomas dans L’Insoutenable légèreté de l’être. 2) Amitié érotique et amour Pour Tomas, ce libertin qui ne pouvait pas se priver des femmes, cette possibilité lui semble absurde comme « renoncer à aller aux matches de football » (Kundera, M., 1989, p. 39). Dans ce sens, le libertinage de Tomas est d’une certaine manière un loisir. Il collectionne les femmes comme s’il collectionne des timbres ou autres bibelots. Et le corps des femmes est un objet rapproché dans le paradoxe de l’envie et le dégoût. Le sommeil partagé est pour lui une métaphore de l’amour et il pense que « Le sommeil partagé était le corps du délit de l’amour » (Ibid., p. 27). Et c’est pourquoi la situation change complètement avec l’introduction de Tereza dans sa vie. Il va apprendre à se réjouir du sommeil partagé avec la femme aimée et avec cette réjouissance « le but de l’acte d’amour n’était pas la volupté mais le sommeil qui lui succédait » (Ibid., p. 28). 133 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Du point de vue de Tomas, faire l’amour avec une femme et dormir avec elle ne sont pas uniquement deux passions différentes, mais elles sont contradictoires : pour lui, « L’amour ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour (ce désir s’applique à une innombrable multitude de femmes) mais par le désir du sommeil partagé (ce désir-là ne concerne qu’une seule femme) » (Ibid., p. 29). Dans ce sens, ce personnage avec son concept d’« amitié érotique » arrive à tracer les frontières entre amour et désir. Pour lui, dans l’amour c’est l’âme qui couvre le corps. Alors que dans le désir c’est le corps qui abuse de l’âme et l’absorbe jusqu’à la faire disparaitre. Tomas pour qui « il n’y avait aucune contradiction entre sa vie polygame et son amour pour Tereza » (Ibid., p. 31) n’était capable d’aimer Tereza et de l’introduire dans sa vie et dans son intimité que par le biais d’une métaphore. Celle de l’enfance. En fait, pour Tomas, Tereza n’est pas une femme, elle n’a pas le corps d’une femme. Il le lui a ôté. Tereza, aux yeux de son amoureux, n’a pas la peau d’une femme et dans son imaginaire, Tomas lui a mis celle d’un enfant pour qu’il puisse l’aimer. Mais comment est née cette métaphore existentielle ? Dès le début du roman, le narrateur nous raconte que Tomas et Tereza se sont rencontrés dans une petite ville de Bohême et après une dizaine de jours Tereza rejoint Tomas à Prague. Ils ont fait l’amour le jour, et la nuit elle tombe malade et passe toute la semaine chez lui à cause de la grippe. Il éprouva alors un inexplicable amour pour cette fille qui lui était presque inconnue. Il lui semblait que c’était un enfant qu’on avait déposé dans une corbeille enduite de poix et lâché sur les eaux d’un fleuve pour qu’il le recueille sur la berge de son lit. (Ibid., p. 17) Cette image d’enfant dans une corbeille lâchée dans un fleuve demeure pour Tomas l’unique représentation de Tereza. Une image poétique qui revient plusieurs fois dans le texte. Il revient, encore et toujours, à l’image de cette femme couchée sur son divan ; elle ne lui rappelait personne de sa vie d’autrefois. Ce n’était ni une maitresse ni une épouse. C’était un enfant qu’il avait sorti d’une corbeille enduite de poix et qu’il avait posé sur la berge de son lit. (Ibid., p. 18) Cette représentation où Tereza est privée de sa chair de femme a le rôle de fuir la peur des femmes et cette aversion que Tomas porte à leurs corps ; cette métaphore le fait relativement sortir du terrain du corps pour le jeter dans celui de l’entre-corpset-cœur. Cette image du corps d’enfant asexué de Tereza permet à Tomas d’aimer cette femme dans la quiétude. Toutefois, au moment où le corps de la femme prend toutes ses dimensions féminines, Tomas se retrouve face au sentiment de la jalousie. Et c’était lors d’une soirée dans un cabaret où ils sont allés célébrer le nouvel emploi de la jeune femme qui devient photographe. Tomas qui n’aime pas danser, laisse Tereza danser avec l’un de ses collègues de l’hôpital. Et l’amant se retrouve stupéfait par la beauté et de Tereza et de leur danse. 134 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Ils glissaient magnifiquement sur la piste et Tereza paraissait plus belle que jamais. Il était stupéfait de voir avec quelle précision et quelle docilité elle devançait d’une fraction de seconde la volonté de son partenaire. Cette danse semblait proclamer que son dévouement, son ardent désir de faire ce qu’elle lisait dans les yeux de Tomas, n’étaient pas nécessairement liés à la personne de Tomas, mais étaient prêt à répondre à l’appel de n’importe quel homme qu’elle eut rencontré. Il n’était rien de plus facile que d’imaginer Tereza et ce jeune collègue amants. C’était même cette facilité avec laquelle il pouvait les imaginer ainsi que le blessait ! Le corps de Tereza était parfaitement pensable dans l’étreinte amoureuse avec n’importe quel corps mâle, et cette idée le mit de mauvaise humeur. (…) il était jaloux. (Ibid., p. 32) La danse de Tereza est comme un jeu, mais un jeu pris au sérieux que l’on peut rapprocher au jeu de l’auto-stop dans Risibles Amours. Tomas est jaloux à cause d’une éventualité, alors que lui il accumule les relations sexuelles et collectionne les maitresses. Il est conscient de son injustice et réalise parfaitement bien le ridicule de sa jalousie et la profondeur de l’angoisse et la douleur où vivait Tereza, qui n’ignorait pas ses infidélités. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il décide de l’épouser. Mais pourquoi ce grand déserteur, qui a divorcé et abandonné son enfant, sa famille et ses parents, décide-t-il de se remarier ? Le mariage de Tomas et Tereza n’est pas pour fonder une famille. Tomas a horreur de la famille. Celle-ci vient en opposition avec sa vision du monde et avec sa misogynie. Le macho adore la féminité et désire dominer ce qu’il adore. En exaltant la féminité archétypale de la femme dominée (sa maternité, sa fécondité, sa faiblesse, son caractère casanier, sa sentimentalité, etc.), il exalte sa propre virilité. En revanche, le misogyne a horreur de la féminité, il fuit les femmes trop femmes. L’idéal du macho : la famille. L’idéal du misogyne : célibataire avec beaucoup de maîtresses ; ou : marié avec une femme aimée sans enfants. (Kundera, M., 1986, p. 162) Tomas est donc un chasseur de femmes et un collectionneur qui, même s’il « aime » et épouse Tereza, continue ses libertinages et garde ses amitiés érotiques qui, selon lui, ne représente aucun danger ni pour son amour pour elle ni pour son mariage. Un autre personnage kundérien est l’équivalent féminin de cet égo expérimental. Il s’agit d’Eva dans Le livre du rire et de l’oubli, qui illustre la vision et la version féminine de l’« amitié érotique » : Éva est un joyeux chasseur d’hommes. Mais elle ne les chasse pas pour le mariage. Elle les chasse comme les hommes chassent les femmes. L’amour n’existe pas pour elle, seulement l’amitié et la sensualité. Aussi a-t-elle beaucoup d’amis : les hommes ne craignent pas qu’elle veuille les épouser et les femmes n’ont pas peur qu’elle cherche à les priver d’un mari. D’ailleurs, si jamais elle se mariait, son mari serait un ami auquel elle permettrait tout et dont elle n’exigerait rien. (Kundera, M., 1979, p. 55) Éva, comme égo expérimental, peut être la maitresse idéale de Tomas puisqu’elle ne s’irriterait pas de l’amour que ce dernier a pour Tereza. Elle sait et comprend, dans Le livre du rire et de l’oubli, l’amour que porte Karel – un autre Donjuan kunderien – pour Marketa, comme elle comprend qu’elle ne représente aucun danger pour cet amour et elle lui dit à un certain moment du récit : « Ta femme devrait comprendre 135 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute que tu l’aimes, mais que tu es un chasseur et que cette chasse ne la menace pas. De toute façon, aucune femme ne comprend ça. Non, il n’y a pas de femme qui comprenne les hommes. » (Ibid., p. 82) III. De la question d’habiter son corps Tereza a des difficultés à exister dans son corps. Elle refuse ce corps qu’elle n’a pas choisi. Elle est en train de vivre l’expérience de la Belle et la Bête sauf que dans L’insoutenable légèreté de l’être la jeune femme est dans la situation malheureuse de « La Bête ». Elle vit une situation étrange avec son corps, elle se voit étrangère à son corps qui est, selon elle, en contradiction avec son âme. En termes de psychanalyse Tereza souffrait de ce que l’on appelle la somatophobie. Et son corps est doublement insupportable. D’abord parce qu’il la trahit et traduit sa faiblesse. Ce qui en effet la meurtrie. Et ce rapport problématique avec le corps est révélé dès les premiers chapitres où le corps de Tereza est transparent. Et puis parce que le corps est défectueux. Elle est torturée par l’idée selon laquelle son âme n’est saisissable qu’à partir de son corps. Ce personnage est né dans le texte de borborygmes, et cette situation existentielle le met en désaccord total avec son corps. Cette situation clé est la suivante : La première fois qu’elle franchit le seuil de l’appartement de Tomas, ses entrailles furent prises de gargouillements. Il ne faut pas s’en étonner, elle n’avait ni déjeuné ni diné, s’étant contentée d’un sandwich sur le quai en fin de matinée, avant de monter dans le train. Toute à l’idée de son audacieux voyage elle en oublia de manger. Mais à ne point se soucier de son corps, en on devient plus facilement la victime. Ce supplice d’entendre son ventre prendre la parole au moment où elle se retrouvait face à face avec Tomas ! Elle était au bord des larmes. Au bout de dix secondes, heureusement, Tomas l’enlaçait, et elle put oublier les voix de son ventre. (Kundera, M., 1989, p. 63) Dans cette situation, le corps de Tereza est en opposition avec son âme. Elle vient de faire un pas audacieux dans sa vie en quittant sa petite ville et son petit travail pour rejoindre Tomas qu’elle ne connaissait pas vraiment. Alors que son âme est dans l’audace et la force, son corps la trahit avec sa faim et ses borborygmes. C’est à partir de ce moment que Tereza réalise qu’elle ne peut jamais se fier à son corps. Dans L’Identité, le personnage Chantal vit la même situation avec son corps. Et ce qui est le borborygme pour Tereza, le rougissement est pour Chantal, qui le lie à deux phases critiques où elle vivait mal son rapport avec son corps : l’adolescence et la ménopause. Adolescente, en effet, elle rougissait beaucoup ; elle était au début du parcours physiologique de la femme et son corps devenait quelque chose d’encombrant dont elle avait honte. Adulte, elle a oublié de rougir. Puis, les bouffées de chaleur lui annoncèrent la fin du parcours, et son corps, de nouveau, lui fit honte. Sa pudeur réveillée, elle réapprit à rougir. (Kunedra, M., 2000, p. 91) Chantal est consciente de son corps et de sa présence physique dans le monde, comme elle est consciente du regard posé sur ce corps. Un regard scrutateur et 136 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute examinateur dont la profondeur et la brutalité deviennent insupportables aux moments difficiles du corps, aux moments de faiblesse à savoir l’adolescence et la ménopause. C’est le cas également de Tereza, qui passe des heures devant le miroir en essayant de voir le reflet de son âme derrière son apparence physique. Elle vit une dualité cartésienne entre son corps et son âme. Les besoins du corps la répugnent et les hasards de l’âme la terrifient. Elle se retrouve forcée de cohabiter avec les discordes entre les deux. Tereza est incapable de poétiser son corps. Dans ce sens, le personnage de L’Insoutenable légèreté de l’être est proche d’Agnès, le personnage principal de L’Immortalité, qui expulse le corps du champ de l’amour et de l’amitié comme elle l’exclut du domaine de la poésie. Elle ne voit dans le corps qu’un « sac à merde » et elle ne le cache ni derrière une image embellie ni dans une poésie mensongère. Agnès regarde le corps dans les yeux et ne lui cache pas « ses répulsions ». Pourtant, elle n’arrive pas à l’assumer complétement ni à le vivre paisiblement. Contrairement à sa sœur Laura, « parfaitement identifiée à son corps, parfaitement installée en lui. Et le corps n’était pas seulement ce qu’elle pouvait en voir dans une glace : la partie la plus précieuse se trouvait au-dedans » (Kundera, M., 1990, p. 147). Laura, étant un personnage lyrique, elle poétise son rapport à son corps, à ses intestins. Elle le laisse parler d’elle et elle se dit à travers lui. « Le vomissement n’était pas sa vérité, mais sa poésie : la métaphore, l’image lyrique de la déception et du dégout. » (Ibidem) La sœur d’Agnès est très proche, dans sa relation à son corps, de la mère de Tereza, qui se promène nue, lâche des pets sonores, se mouche bruyamment, donne des détails de sa vie sexuelle et exhibe son dentier et critique sa fille Tereza, qui, selon elle : « ne veut pas admettre qu’un corps humain ça pisse et ça pète » (Kundera, M., 1986, p. 72). Dans la troisième partie de L’Immortalité, intitulée « La lutte », dans le troisième chapitre qui porte comme titre « Le corps », le narrateur explique le rapport des deux sœurs Agnès et Laura au corps en les comparant aux différentes réactions de Salvador Dali et sa femme Gala après avoir mangé leur animal domestique. En fait, les deux époux devaient partir pour un long voyage et c’était impossible d’emmener leur animal domestique et il était impossible de le confier à quelqu’un d’autre, donc l’épouse du fameux peintre a fait cuisiner leur lapin chéri pour le déjeuner. Quand le peintre avait compris qu’il est en train de manger son lapin : Il se leva de table et courut aux cabinets pour vomir dans la cuvette son petit animal chéri, le fidèle compagnon de ses vieux jours. Gala, en revanche, était heureuse que son aimé eût pénétré dans ses entrailles, les eût lentement caressées et fût devenu le corps de sa maitresse. Elle ne connaissait pas d’accomplissement plus absolu de l’amour que l’ingestion du bien-aimé. Comparé à cette fusion des corps, l’acte d’amour physique lui apparaissait comme un prurit dérisoire. (Kundera, M., 1990, p. 146) Selon le narrateur, Laura est comme Gala, alors que sa sœur est comme Dali dans la mesure où Agnès « aimait quantité de gens, hommes et femmes, mais si un bizarre contrat d’amitié lui avait fait un devoir de prendre soin de leur nez et de le moucher régulièrement, elle aurait préféré vivre sans amis » (Ibid., p. 146). Ce que Laura reproche continuellement à sa sœur. Pour elle, on ne peut pas exclure le corps de la sympathie qu’on éprouve pour l’autre : l’homme est son corps. « Sans son corps, 137 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute l’homme est-il encore un homme ? » (Ibid., p. 147) s’interroge Laura, qui poétise son corps, ses intestins, ses vomissements et ses excréments : Et le corps n’était pas seulement ce qu’elle pouvait en voir dans une glace : la partie la plus précieuse se trouvait au-dedans. Aussi réservait-elle une place de choix, dans son vocabulaire, aux noms des organes internes. Pour exprimer le désespoir où son amant l’avait plongée la veille, elle disait : « Dès qu’il est parti, je suis allée vomir. » Malgré de fréquentes allusions au vomissement, Agnès n’était pas sûre que sa sœur n’eût jamais vomi. Le vomissement n’était pas sa vérité, mais sa poésie : la métaphore, l’image lyrique de la déception et du dégoût. (Ibidem) Dans Risibles Amours, le personnage Elisabeth de la nouvelle « Le colloque » est une infermière laide, mais qui possède un corps parfait. Elle proteste par la beauté de son corps exposé nu dans sa tentative du suicide par gaz. Sa protestation, par sa tentative du suicide, contre le rejet de ses avances par le docteur Havel – connu pourtant pour son libertinage – est en fait un acte poétique et lyrique par lequel elle impose son corps comme étant sa poésie et l’image lyrique de son âme. Agnès est, de son côté, consciente que sa sœur est dans la poétisation du corps, et ce lyrisme lui est insupportable puisqu’en dehors de l’excitation, elle rejette complétement le corps, en l’occurrence, le sien propre. L’inconciliable dualité du corps et de l’âme chez Agnès et Dali, comme chez Tereza et les autres personnages, est née de leur conscience malheureuse. Ces personnages sont conscients de l’illusion de l’ère scientifique qui se dissipe dès qu’ils sont amoureux ou en quête de leur identité. En effet, avec la science : le corps a cessé d’être un mystère : ce qui cogne dans la poitrine, c’est le cœur, on le sait, et le nez n’est que l’extrémité d’un tuyau qui saillit du corps pour amener l’oxygène aux poumons. Le visage n’est que le tableau de bord auquel aboutissent les mécanismes physiques : la digestion, la vue, l’ouïe, la respiration, la réflexion. Depuis que l’homme peut nommer toutes les parties du corps, le corps l’inquiète moins. Chacun sait désormais que l’âme n’est que l’activité de la matière grise du cerveau. La dualité de l’âme et du corps fut dissimulée derrière des termes scientifiques et n’est, aujourd’hui, qu’un préjugé démodé qui fait franchement rire. Mais il suffit d’aimer à la folie et d’entendre gargouiller ses intestins pour que l’unité de l’âme et du corps, illusion lyrique de l’ère scientifique, se dissipe aussitôt. (Kundera, M., 1986, p. 64-65) L’unité entre le corps et l’âme qui se brise par le gargouillement est, en fait, un rappel de la faiblesse du corps et de sa mortalité. Il n’est pas parfait, il tombe malade, il souffre, il vieillisse, il devient laid et il meurt. Il est éphémère. C’est essentiellement cette idée de vieillir que rejette Chantal. Puisque c’est au contact des regards des autres (ou plutôt l’absence totale du regard) que ce personnage réalise le déclanchement du processus de vieillissement de son corps. « Les hommes ne se retournent plus sur moi » est une phrase qui révèle la prise de conscience du personnage par rapport à son corps imparfait et indésirable. Selon Vanezia Pârlea : 138 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute C’est en découvrant qu’elle n’est plus pourvue d’un corps désirable que son corps devient présent et problématique. Mon corps, devenu absent pour les autres, n’est pas sans rappeler sa visibilité première, désagréable, dont découle le rejet qui en fait une absence, me le rendant à moi-même en tant que présence plus qu’affligeante. (Pârlea, V., 2021, p. 64) Seul le regard de l’amour posé par Jean-Marc sur le corps de Chantal procure à cette dernière un refuge possible de l’idée de la vieillesse. Ce regard est comme un phare qui fait sortir ce corps de l’invisibilité et le sauve de l’extinction progressive aux yeux même de Chantal. Ce regard amoureux est également posé par Tereza sur Tomas en réalisant son vieillissement. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, le vieillissement de Tomas rassure Tereza qui « revit la scène de l’après-midi : il réparait le camion et elle trouvait qu’il faisait vieux. Elle était arrivée où elle voulait arriver : elle avait toujours souhaité qu’il fût vieux » (Kundera, M., 1989, p. 393). Ajoutons : pour s’assurer de sa fidélité, pour que son amour, son désir et son corps lui appartiennent à elle toute seule. IV. Le corps, cette machine défectueuse Tereza comme Agnès, Chantal et Jean-Marc, tous ces personnages ont un dégoût existentiel du corps. Ce dégoût est le résultat d’une réflexion sur le corps comme machine faite par Dieu, sauf que Dieu n’a pas réussi cette création qui demeure défectueuse. Ainsi les personnages kundériens n’arrivent pas à fermer l’œil sur ces défauts même en présence des plus beaux corps ou en pensant leur relation avec les leurs propres. Ces personnages vivent dans l’impossibilité de se réconcilier avec la chair. Dans ce sens, Jean-Marc avance dans L’Identité, que pour lui « un beau corps est une machine à sécrétions » (Kundera, M., 2000, p. 19). Et il a poussé son dégoût du corps jusqu’au point d’avoir horreur d’un œil qui clignote. Son ami F., qui le lui rappelle, raconte qu’il lui avait dit qu’il supportait mal de voir une fille se moucher ; alors Jean-Marc lui répond : « se moucher ? moi, il me suffit de voir comment son œil clignote, de voir ce mouvement de la paupière sur la cornée, pour que je ressente un dégoût que je peux à peine surmonter » (Ibid., p. 19-20). En effet, si Jean-Marc pense le regard et les yeux, il les pense surtout dans leur rapport à la création divine imparfaite et contestable. Ils ne se limitent plus à leur rapport à la beauté et à l’identité de l’individu : Depuis sa dernière rencontre avec F., il y pense : l’œil : la fenêtre de l’âme ; le centre de la beauté du visage ; le point où se concentre l’identité d’un individu ; mais en même temps un instrument de vision qui doit être sans cesse lavé, mouillé, entretenu par un liquide spécial pourvu d’une dose de sel. Le regard, la plus grande merveille que possède un homme, est donc interrompu régulièrement par un mouvement mécanique de lavage. Comme un pare-brise lavé par un essuie-glace. Aujourd’hui, on peut d’ailleurs régler la vitesse de l’essuie-glace de façon que chaque mouvement soit interrompu par une pause de dix secondes, ce qui est, à peu près, le rythme d’une paupière. (Ibid., p. 82) Dans son élan de réflexion sur cette création imparfaite, il passe aux paupières ; partie soustraite, négligée et oubliée des yeux et du regard. 139 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Jean-Marc regarde les yeux de ceux avec qui il parle et essaie d’observer le mouvement de la paupière ; il constate que ce n’est pas facile. On n’est pas habitué à prendre conscience de la paupière. Il se dit : il n’y a rien que je voie plus souvent que les yeux des autres, donc les paupières et leur mouvement. Et pourtant, je ne le retiens pas, ce mouvement. Je le soustrais aux yeux que j’ai en face de moi. (Ibid., p. 83) Cette partie qui selon lui constitue le côté imparfait et bricolé de la création de Dieu, supposée être parfaite et à son image ; ce sont, selon lui, les paupières qui montrent à quel point le corps de l’Homme est imparfait et le fait d’en faire le moule de l’âme relève d’une absurdité. Et il se dit encore : en bricolant dans son atelier, Dieu était arrivé, par hasard, à ce modèle de corps dont nous sommes tous obligés, pour un court laps de temps, de devenir l’âme. Mais quel sort lamentable que d’être l’âme d’un corps fabriqué à la légère et dont l’œil ne peut regarder sans être lavé toutes les dix, vingt secondes ! (Ibidem) Et de poursuivre encore en ajoutant : « Comment croire que l’autre en face de nous est un être libre, indépendant, maitre de lui-même ? » (Ibid., p. 83). Cette question posée par Jean-Marc traduit son doute inconfortable mais nécessaire dans son essai de comprendre le corps dans son rapport à l’être. Cette interrogation traduit la pensée d’un certain nombre de personnages de Milan Kundera, dont Tereza et la fille de l’auto-stop dans la nouvelle « Le jeu de l’auto-stop » dans Risibles Amours. Ainsi, l’interrogation « Comment croire que son corps est l’expression fidèle d’une âme qui l’habite ? » (Kundera, M., 2000, p. 83) est posée différemment par Tereza qui souffrait dans sa relation problématique avec le corps qu’elle interroge continuellement sur son rapport à l’âme et à l’être. C’est la raison pour laquelle elle passe des heures devant le miroir. Elle s’examinait et se demandait ce qui arriverait si son nez s’allongeait d’un millimètre par jour. Au bout de combien de temps son visage serait-il méconnaissable ? Et si chaque partie de son corps se mettait à grandir et à rapetisser au point de lui faire perdre toute ressemblance avec Tereza, serait-elle encore elle-même, y aurait-il encore une Tereza ? Bien sûr. Même à supposer que Tereza ne ressemble plus du tout à Tereza, au-dedans, son âme serait toujours la même et ne pourrait qu’observer avec effroi ce qui arrivait à son corps. Mais alors, quel rapport y aurait-il entre Tereza et son corps ? Son corps aurait-il un droit quelconque au nom de Tereza ? Et s’il n’y avait pas droit, que désignait ce nom ? Rien qu’une chose incorporelle, intangible ? (Kundera, M., 1989, p. 174) Le personnage de « Jeu de l’auto-stop » se pose presque la même question mais cette jeune fille de l’auto-stop entretient une relation particulière avec son corps puisqu’elle se confond trop avec lui. Elle se répétait que tout être humain reçoit en naissant un corps parmi des millions d’autres corps prêts-à-porter, comme si on lui attribuait un logement pareil à des millions d’autres dans un immense building ; que le corps est donc une chose fortuite et impersonnelle ; rien qu’un article d’emprunt et de confection. Voilà ce qu’elle se répétait sous toutes les variations possibles, mais sans pouvoir s’inculquer cette façon de sentir. 140 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Ce dualisme de l’âme et du corps lui était étranger. Elle se confondait trop avec son corps pour ne pas ressentir celui-ci avec anxiété. (Kundera, M., 1994, p. 94) En fait, si les deux personnages partagent ce dualisme cartésien entre corps et âme, Tereza le vit comme un individu de la modernité en détachant le corps de l’âme, c’est-à-dire de son moi et de son identité. En revanche, le personnage du « Jeu de l’auto-stop » est étranger à ce dualisme. La fille de l’auto-stop se confond parfaitement bien avec ce corps, même si elle est consciente de la relation arbitraire qui les lie, vu qu’elle ne l’a pas choisi. Mais comment donc l’individu peut-il vivre avec un corps qu’il n’a pas choisi ? Pour répondre à cette question posée différemment par Jean-Marc, ce personnage arrive à la conclusion selon laquelle Dieu a imposé à l’homme l’oubli comme condition existentielle pour pouvoir cacher (faire oublier) la création imparfaite dont Il est le coupable et pour permettre à l’homme de s’imaginer libre. Pour pouvoir le croire (croire que l’autre en face de nous est un être libre, indépendant, maitre de lui-même), il a fallu oublier le clignotement perpétuel de la paupière. Il a fallu oublier l’atelier de bricolage d’où nous provenons. Il a fallu se soumettre à un contrat de l’oubli. C’est Dieu lui-même qui nous l’a imposé. » (Kundera, M., 2000, p. 83-84) La création divine est selon Jean-Marc « un atelier du bricolage d’où nous provenons » (Ibid., p. 83) et il faut toujours, selon lui, le quitter en l’oubliant pour pouvoir croire que le corps et en harmonie avec l’âme. Jean-Marc rejoint encore une fois dans sa manière de penser le corps Tereza, qui trouvait que le corps est terriblement imparfait pour être créé à l’image de Dieu. Imparfait l’est puisque l’homme doit déféquer, il est un sac à merde d’une part, et puisqu’il y a ces sons de borborygme qui demeurent un rappel de sa nature imparfaite. Le borborygme est pour Tereza ce que le clignotement de l’œil est pour Jean-Marc ; une imperfection et un défaut dans une création supposée être divine. Si l’individu arrive à cohabiter avec son corps et à habiter le monde avec c’est seulement et seulement s’il s’armait de l’oubli. L’expérience de Jean-Marc traduit parfaitement bien cette idée. En effet, ce personnage a déjà exprimé son dégout insurmontable face au mouvement de la paupière sur la cornée quand il était un jeune lycéen ; une idée qui lui paraissait à cette époque d’une extrême importance et que cependant il avait oubliée. Sinon comment expliquer son inscription à l’école de médecine où il était en rapport quotidien et intime avec le corps ? Dans les textes romanesques kundériens, le personnage est toujours mis en situation de penser le corps et de l’impliquer dans sa manière de penser le monde. Il est toujours question du corps quand il s’agit de penser les rapports à l’Autre, quand il s’agit de penser l’identité, quand il s’agit de penser l’amour, la liberté, la beauté, la jeunesse, l’érotisme… le corps est un concept clé dans l’art et le penser romanesques de Milan Kundera. 141 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Conclusion Le corps chez Kundera est scruté du regard, il est objet, il est essentiellement objet du regard. Le texte romanesque du Kundera est un univers où l’on fixe son regard sur le corps de l’autre comme sur son propre corps. Les personnages, ces egos expérimentaux, sont mis dans des situations existentielles pour comprendre leur rapport au corps, qui diffère selon les possibilités existentielles que traduit chaque ego expérimental. Le corps est présenté dans son rapport conflictuel avec le moi et l’âme, ce qui renvoie à cette question du corps dans sa relation avec l’existence : l’existence des personnages de Milan Kundera n’est pas saisie dans son aspect absolu ou abstrait. Leur existence est liée à leur expérience concrète dans des situations existentielles souvent corporelles, d’où « l’insoutenable corporalité de l’être » chez Kundera. Dans ses textes le corps et la corporalité sont objets d’intérêt, soumis à l’étude et pensés dans tous leurs états et manifestations. Son art du roman revient incessamment sur le thème du corps à travers lequel plusieurs situations existentielles des egos expérimentaux sont soumises à la pensée romanesque. Toutefois, le corps demeure insaisissable. Il est toujours à revisiter. Références Kundera, Milan, L’Identité, Gallimard, Paris, 2000. Kundera, Milan, Risibles Amours, Gallimard, Paris, 1994. Kundera, Milan, L’Immortalité, Gallimard, Paris, 1990. Kundera, Milan, L’Insoutenable Légèreté de l’Être, Gallimard, Paris, 1989. Kundera, Milan, L’Art du Roman, Gallimard, Paris, 1986. Kundera, Milan, Le Livre du rire et de l’oubli, Gallimard, Paris, 1979. Pârlea, Vanezia, Milan Kundera ou l’insoutenable corporalité de l’être, L’Harmattan, Paris, 2021. 142 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute YVES BONNEFOY OU LA POÉSIE DE LA GUÉRISON Sofia Benjelloun-Touimi Université Sidi Mohammed Ben Abdellah, Fès, Maroc Abstract. The process of self-healing that can take place by means of Yves Bonnefoy’s poetry questions the phenomenon of the poetical word in its relation to the Being. The use of the psychoanalytical approach can place the reader in the movement of their exteriority, as well as in the vertigo of their inner failures. Reading therefore comes as salvation, especially through a sinusoidal journey that traces a poetic path in the imagination, where the dream seeks it in order to finally consent to reality. Keywords: self-healing; bibliotherapy; finitude; transcendence; conceptualisation. Je voudrais écrire à propos de, à partir de, en vue de quelqu’un en moi qui n’est pas l’écrivain, quelqu’un qui existait avant que j’écrive et subsisterait si je cessais de le faire (ce qu’il faut toujours avoir en esprit), quelqu’un qui est simplement modifié par l’écriture (écouté, « guéri » peut-être) mais la détermine, aussi bien, étant plus vaste qu’elle et mieux averti du temps, du destin. (Bonnefoy, Y., 1990, p. 56) Depuis l’Antiquité, on reconnaissait à la poésie ses vertus innombrables, mais son usage utilitariste ne commence à s’imposer sur la scène thérapeutique que vers le XXe siècle ; on commence alors à utiliser le terme de la « poésie-thérapie » à partir de la Première Guerre Mondiale, notamment avec des militaires névrosés qui ont subi les affres de la perte. Cette expérience a pris plus d’extension avec la publication d’un ensemble de recueils poétiques (En 1946, Lucie Guillet publie son livre fondateur intitulé La Poéticothérapie, chez Jouve et Cie) qui peuvent être pris pour des supports thérapeutiques. La tentative de frôler chez l’Etre le dôme de l’indicible a été envisagée par un ensemble de poètes comme Bonnefoy, René Char, Philippe Jaccottet et d’autres. Leurs pratiques littéraires ne se contentaient pas de réaliser de simples acrobaties esthétiques qui restent condamnées à la cage de la forme, leur prétention à embrasser les abysses profonds de l’humain outrepasse le simple souci qui porte sur les variations ornementales de la langue pour mettre sur scène des interrogations relatives à la crise du sujet. Actuellement, la terre s’embourbe de plus en plus dans le marécage des guerres, le foisonnement des maladies et l’excroissance des signes pathologiques affectent profondément les conduites des individus dans leurs sociétés. L’urgence de remédier à ses propres défaillances peut donc nous amener à utiliser la poésie comme un moyen thérapeutique qui a pour objet l’intériorité propre du sujet. A ce niveau, chacun peut 143 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute prendre en charge les manifestations de sa propre médiocrité et de sa déchéance existentielle par une sorte d’hypnose personnelle qui pourrait réaliser sa catharsis. Notre fondement théorique est inspiré de la psychanalyse de Freud et de l’un de ses adeptes appelé Milton Erikson. Par la prise de conscience de ce qu’un sujet est capable de faire pour lui-même, le fait d’accepter et d’aimer ses limites permettrait de devenir sans limites. Cette idée, qui rejoint l’apophtegme de Socrate « connais-toi toi-même », fait de la réconciliation avec la profondeur substantielle de l’Etre l’aboutissement même de sa compacité ontologique. Partant de ces constats, nous articulons le présent article autour de deux axes distincts : Il s’agira dans un premier lieu de justifier le choix de la poésie-thérapie en tant qu’une assise théorique qui fera de la valeur suggestive du mot un moyen à travers lequel l’Etre découvre son labyrinthe onirique. Dans un second lieu, nous nous attarderons au parcours thérapeutique qui commencera par l’identification au poète pour atteindre la prise de conscience de soi sur terre. Etat des lieux : Les vertus de la bibliothérapie Chez les Anciens, les prétentions thérapeutiques de l’âme faisaient du principe de la connaissance de soi le fondement sur lequel repose la quiétude intérieure. Sur le fronton du Temple de Delphes, l’inscription « connais-toi toi-même et tu connaitras l’univers et les Dieux » s’impose en précepte fondamental permettant l’accès à la figure de l’Homme sage qui vit dans son solipsisme. Selon Socrate, l’art de vivre ne peut avoir un sens sans connaissance, la plénitude de l’homme trace donc son chemin par les vibrations de la lettre. Pour les stoïques, il vaudrait mieux éviter de se consacrer à récolter les biens de la vie, parce que cet idéal ne peut pas être d’un grand réconfort pour l’âme, l’attrait par les plaisirs matériels ne fait que tapisser la voie de la déchéance. La sagesse s’inscrit dans la réorientation des désirs vers la lecture, la méditation, la maîtrise de soi et le souvenir ; c’est ainsi que l’être peut faire sortir de son intériorité une force incommensurable qui saurait contrôler les effets engendrés par les aléas du destin. L’ataraxie est donc un état acquis grâce au travail réalisé sur soi, c’est une soumission aux prestiges des belles lettres. La culture pharaonique ne reste pas indifférente non plus par rapport à cette cure qui, par l’accès à l’information refoulée dans l’âme, réalise son extension vers l’universalité par l’évacuation de tout ce qui sépare l’âme de la vie. D’ailleurs, les bibliothèques que recouvraient affectueusement les temples égyptiens pendant des siècles portaient le nom de « maison de vie » – le lien indéfectible entre la vie et la vérité peut se lire facilement dans ces monuments historiques. De plus, « Ramasseum », ou bien le temple-tombeau que Ramsès s’est offert vers 1306 avant Jésus-Christ aurait abrité, selon Hécatée d’Abdère (cité par de Sicile, D., 1993), une bibliothèque sacrée nommée « lieu du soin de l’âme ». 144 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Sous l’ère du christianisme médiéval, la lecture thérapeutique avait une visée éthique dans la mesure où le dogmatisme évacue le mal à travers le sentiment religieux, la nature de la relation qui unit l’humain au divin peut épargner la souffrance à l’homme. L’auto-détermination humaine est tenue de répondre aux commandements de Dieu qui convergent vers la voie du bonheur. La source principale qui altère l’expérience thérapeutique serait, dans ce sens, liée aux commandements religieux qui deviennent le signe de la quiétude et de l’allégresse. La libération de tous les maux intérieurs est donc une disposition qui se tourne essentiellement sur le jugement porté sur le passé et sur l’exigence du bonheur que retrace l’expérience à venir. Au XVIe siècle, Montaigne écrit que la seule thérapie qui perdure tout au long de la vie est « la compagnie des livres », la lecture thérapeutique est perçue donc comme un voyage au sens existentiel, elle est envisagée principalement pour fuir les pratiques « si monstrueuses en inhumanité » (Montaigne, 1965, p. 956) qui peuvent nuire à l’équilibre, à l’harmonie et nécessairement à la santé. Ce survol historique nous mène à la rencontre de Bonnefoy, qui se distingue par sa sélection des lectures philosophiques et littéraires qui orientent son écriture. La volonté de remédier aux défaillances de l’être par la poésie se traduit par le nombre de références mises en œuvre. Les noms de philosophes « Plotin » (Bonnefoy, Y., 2016b, p. 12), de dramaturges « Racine » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 58), de poètes « Baudelaire » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 132), d’architectes « Filippo Brunelleschi » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 146), de chanteurs « Kathleen Ferrier » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 159) et de pianistes « Mozart » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 197) ne laissent aucun lecteur distrait dans l’indifférence, le caractère composite du texte sait titiller les passions de tout un chacun. Le poète évoque également les titres de quelques romans – « beyond the river and into the tree » (Bonnefoy, Y., 2017, p. 132), d’Ernest Hemingway – et fait référence à certains tableaux picturaux, à l’instar de « Psyché devant le château d’amour » (Bonnefoy, Y., 2017, p. 71), de Claude Gelée. Le texte cherche à donner naissance à une « probante parole » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 109) qui dit autrement la thérapie. Pendant la lecture de son texte, nos facultés de penser et de méditer se mettent certes à l’écoute des « insuffisances structurelles » (Servan-Schreiber, J.-L., 2002, p. 57) de l’âme, mais au moment où l’esprit commence à architecturer les données selon un échafaudage dialectique, le lecteur fait avorter toutes les ambitions de son Être profond. Jean Louis Servan Shreiber explique que « notre capacité à imaginer et à désirer dépasse de très loin les moyens de notre corps » (Servan-Schreiber, J.-L., 2002, p. 57). Les considérations liées au savoir savant occupent l’arrière-plan de la scène poétique elles sont perçues comme un parachèvement dont la fonction est de rehausser la qualité du message asséné. A partir de là, nous pouvons nous poser la question suivante – est-ce que Bonnefoy aurait voulu que son récepteur recourt à son intellect pour réaliser une lecture savante à son texte, ou bien il attend de lui une adhérence active au monde onirique ? 145 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute I/ Penser ou imaginer 1. Le rejet de la conceptualisation Yves Bonnefoy récuse ardemment les mécanismes de l’esprit qui renvoient directement à l’idéalisme platonicien. En effet, la religion du concept (le processus de l’échantillonnage et la synthèse des vérités qui fondent l’esprit mathématicien) revient principalement à Platon. Par le fait de se passer des « mathématiques », qui proposent un champ possible de « l’additionnabilité » des nombres, pour s’inscrire dans le « métamathématique » qui recourt à « la non-additionnabilité » pour évoquer les idéaux, les représentations obtenues se rangent par leur portée qualitative dans le monde des idées formant ce qu’on appelle « le concept » (Petkovešk, R., 2004, p. 263-264), ce qui a inspiré pendant une bonne période la pensée occidentale et a été dénoncé par certains poètes du XIX e siècle, à l’instar de Baudelaire (Yves Bonnefoy explique que Baudelaire est « le premier, reconnu [qui a] dénoncé les mécanismes du réel » [Bonnefoy, Y., 1999, p. 232]). Par le fait de mettre les mots à l’épreuve de ce qui est au-delà du réel, « la poésie française a été sauvée » (Bonnefoy, Y., 1993, p. 232) et avec elle le lecteur français et francophone. La vision platonicienne qui se rend manifeste dans le Phèdre se prononce à propos de l’hégémonie de la conceptualisation dans la vie. La sécurité de l’Etre se repait dans les illusions de l’immortalité et se fie à la fixité des repères. En célébrant le culte de la finitude et de l’évanescent, Bonnefoy détruit les prestiges de cette pensée en se déplaçant dans d’autres sentiers, d’où incombe l’usage du préfixe « anti » dans le recueil poétique Anti-Platon : L'arme monstrueuse une hache aux cornes d'ombre portée sur les pierres. Arme de la pâleur et du cri quand tu tournes blessée dans la robe de fête. Une hache puisqu'il faut que le temps s'éloigne sur ta nuque, O lourde et tout le poids d'un pays sur tes mains l'arme tombe. (Bonnefoy, Y., 2017, p. 34) Les caractéristiques du platonisme sont bousculées vers une facette allégorique à caractère menaçant, dans la mesure où ils se tournent contre leur propre manipulateur dans ses moments de réussite les plus glorieux, et ses moments de gaieté les plus intenses. « La pâleur » et le « cri » gangrènent les moments festifs de ce « pays » qui attache son destin à cette pensée. Le succès du travail laborieux de la conceptualisation choit avec fracas en mettant en péril le parcours broussailleux du penseur-combattant. Par ailleurs, le caractère abstrait du temps est mis en déclin par l’ancrage de l’être dans ce qui est chronologique. Certaines considérations qui font valoir la répétition de certains états permanents laissent à la marge le caractère psychologisant et mouvant à partir duquel « l’imaginaire métaphysique » (Yves Bonnefoy a publié un ouvrage intitulé L’imaginaire métaphysique, Bonnefoy, Y., 2006), peut s’affirmer. La relation de l’individu avec le monde et avec sa réalité ne se définit pas à partir des actions palpables, mais plutôt à partir du « désir d’être » (cette expression est définie chez Bonnefoy à partir des satisfactions qui proviennent de la scène imaginée. Bonnefoy, 146 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Y., 2006, p. 16), et de la capacité à construire un univers de rêves, tel un enfant qui saurait se délecter de « la lumière de l’évidence » (Bonnefoy invite ses lecteurs à voir le monde par les yeux d’en enfant qui n’a pas encore appris les mécanismes de conceptualisation, il dit qu’ « Il y a bien en nous les souvenirs de l’enfance : de ces commencements de la parole où la conceptualisation était encore inachevée, lacunaire, un voile que déchirait aisément la lumière de l’évidence. Mais l’éducation moderne, qui fonde sur la pensée conceptuelle, ne veut retenir que les représentations et notions qui assurent la cohérence de celle-ci : ce qui va faire le jeu de l’éros comme je viens de le définir, cet allié des concepts dans la construction d’un monde » – Bonnefoy, Y., 2006, p. 57). Le poète invite son lecteur à négliger son penchant pour la conceptualisation pour chercher d’autres sources de bien-être. Le poète dit : […] Car nous sommes bien proches, et l'enfant Est le progéniteur de qui l'a pris Un matin dans ses mains d'adulte et soulevé Dans le consentement de la lumière. (Bonnefoy, Y., 2017, p. 137) L’exploration d’un monde de vérité traversé par « la lumière », est une manière d’exprimer ses liens de filiation avec « l’enfant », mais le renversement des rôles qui font du non-adulte le « progéniteur » de l’adulte permet d’expliquer la problématique d’être-au-monde à partir du retour chez soi et du retour en soi. La décision d’être adopté symboliquement nécessite un engagement par des « mains » qui savent rehausser les ambitions à celles d’un Être non-platonique par excellence. Dans sa tentative de définir la poésie, le poète dit : « Qu’est-ce que la poésie ? La mémoire de cette intimité à la finitude que le concept nous fait perdre » (Bonnefoy, Y., 2017, p. 41). Accepter d’architecturer sa pensée en faisant de la conceptualisation un principe de base est une manière de se livrer à son insu au processus carcéral qui prive l’être de l’enchantement du monde, et de l’épiphanie des sens. La mise en quarantaine de certaines capacités relatives à l’imagination et à la rêverie, à l’instar de « la grande intuition » (Bonnefoy, Y., 2017, p. 228) dans sa relation avec « l’arrièrepays » (Bonnefoy, Y., 2017, p. 15) et avec « l’autre chemin » (Bonnefoy, Y., 2017, p. 44) ou bien de « l’autre rive », affectera négativement le mode d’être de l’individu qui, en se rebellant contre son destin, ne fera que courir à sa perte. Yves Bonnefoy apporte l’explication suivante : « on meurt dans ce monde et pour nier le destin l’homme a bâti des concepts, cette demeure logique, où les seuls principes qui vaillent sont de permanence et d’identité. Demeure faite de mots, mais éternelle » (Bonnefoy, Y., 1993, p. 9). Si le platonisme dissimule la réalité sous le voile mensonger du concept, l’anti-platonisme qui « pèse plus lourd dans la tête de l'homme » (Bonnefoy, Y., 1993, p. 33) peut préparer une éventuelle rencontre avec son propre moi, il reflète une forme de vie qui gagne sa légitimité auprès de la résignation auprès des aléas de l’existence. Il est donc évident chez l’anti-platonicien que l’épreuve justifie le résultat, et qu’un triomphe sans embuches n’est pas digne d’être célébré. 147 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute À partir de ce constat, nous pouvons déduire que la poésie-thérapie ne peut être fonctionnelle que si l’individu fait de l’anti-platonisme le centre de son dynamisme et c’est à partir de cette prise de conscience qu’il peut donner de l’élan à l’exubérance de l’imagination. Notre lien avec le monde n’est pas uniquement rythmé par le contenu de notre existence, mais par l’absorbation de l’imaginaire métaphysique des éléments extérieurs ; la traduction des résidus affectifs par l’inconscient agit sur les émotions et les sentiments qui permettent d’habiter le monde. 2. La valeur suggestive du mot La poésie peut être conçue pour inconscientiser les faits psychologiques et faire éclore la force d’un penser impersonnel ; ses mots laissent flotter derrière l’implicite et le symbolique les sédiments qui cisaillent le présent, mais ils ouvrent un champ de possibilités où l’être peut se racheter et retrouver le goût de la vie. Bonnefoy ne fait pas des morphèmes utilisés le reflet d’un teint particulier, ou bien d’un genre humain bien déterminé, il cherche à dire l’Être dans sa globalité, quel que soit son appartenance et son territoire identitaire. Il sonde donc le fond des choses afin de pouvoir lui transmettre une charge émotionnelle spécifique : son domaine d’influence et son acuité sémantique augmentent face à ce qui peut rendre « heureux ». Freud explique dans ce sens que : Avec les mots un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir [...]. Les mots provoquent des émotions et constituent pour les hommes le moyen général de s’influencer réciproquement. Ne cherchons pas à diminuer la valeur que peut présenter l’application de mots à la psychothérapie. (Bonnefoy, Y., 1993, p. 11) Le mot semble être fondé au niveau de l’expérience psychanalytique sur un contrat qui crée la plénitude à l’égard de ceux qui abordent le texte littéraire. Il a cette part de magie qui peut modifier l’état de conscience chez les acteurs de cette opération. En interrogeant « le lien manquant » chez l’être et son présent à travers le système des signifiés préconçu, la mise en poésie « des émotions », et notamment celle de « la peur » (La peur est suscitée chez l’Être face au danger qu’il peut heurter sa vie, mais si elle n’est pas prise en charge par l’individu, elle pourra être associée au doute qui s’épanchera sur ses différentes réactions. La détermination de réaliser les actes les plus anodins peut être, par conséquent, altérée négativement. La prise de conscience de ces retombées pousse le poète à réagir avec violence face à ce monde qui est jonché de danger et à ouvrir l’œil sur sa nature humaine qui fait de lui un être fini), permet au poète d’utiliser des unités linguistiques ayant une charge sémantique plus ou moins violente pour désengluer l’être de l’état de l’insatisfaction ou bien du déni de la réalité où il se trouve. « J'ai eu peur, j'ai détruit dans ce monde la table / Rougeâtre et nue, où se déclare le vent mort » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 121). Cette destruction vise donc à opérer deux transformations selon deux niveaux : La première convertit le sujet de l’état de frustration et de peur auxquels il est heurté vers un sujet qui prend en main ses ressentis. « Oh, souffre seulement de ma dure parole / Et pour toi je vaincrai le sommeil et la mort » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 121). Ce rôle pathémique du mot fait donc la promesse de liquider le manque qui empêche la transformation de la passivité 148 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute en action. La deuxième cherche à conforter l’être, dans son statut de sujet subissant, à sa condition humaine : par la neutralisation des zones du refus, le mot servira dans ce sens de stimulateur de la résignation ; le poète invite dans ce cadre à étreindre sa propre mort pendant les moments intenses de sa vie. Toutes lignes de vent et de déceptions Furent son gîte. Infiniment Il n´a étreint que sa mort. (Bonnefoy, Y., 1978, p. 203). Le pronom « il » qui revient dans plusieurs poèmes garde le sens de l’altérité que le poète cherche à démocratiser. Il s’implique dans la thérapie de la finitude qui consiste à positiver l’appréhension de la mort, par la destruction de la peur, ou bien encore par une sorte de résignation qui peut aller jusqu’à la construction d’un « gîte » au cœur de cette source de « déception ». La parole poétique vise essentiellement, à travers la transposition des images construites par les mots au niveau du lieu de la création, à amener vers un état de conscience permettant l’union de l’être profond refoulé dans les méandres de sa propre psychologie à « la terre seconde ». La réalisation de cette transmutation psychologique permet d’atteindre « l’épiphanie de l’écriture ». Yves Bonnefoy explique : j’avais avancé que notre besoin de celles-ci [les images], qui ont été si longtemps et demeurent le plus profond contenu de la création artistique, signifiait moins le désir de représenter le monde que celui d’en bâtir un autre, délivré des tares de celui-ci : ce qui révèlerait donc en nous la recherche sans fin d’une transcendance, mais celle-ci d’une sorte particulière, celle dont le dieu est la Forme et l’épiphanie l’écriture. (Bonnefoy, Y., 1990, p. 42) Par l’éveil de la conscience pendant l’expérience lectorale, le lecteur peut vivre, comme l’auteur, la fusion consciente de son ego avec l’absolu pour étreindre « une terre seconde ». Cette terre porteuse de promesses et de significations comprend aussi bien les terres inexplorées de la finitude que ce monde originel rêvé, qui est sans vices et sans défauts. Le discours taciturne de la poésie, qui établit « un monde partagé » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 186) entre l’auteur et le lecteur, cherche dans son dépassement de la dilapidation des mots à ne pas courir derrière une jubilation illusoire qui peut se transformer en ce qu’appelle Freud la manie, ou bien l’exaltation démesurée, mais il ouvre par le mot les allées du sibyllin afin de trouver une zone de confort médium entre le bonheur extrême et le malaise existentiel. La poésie permet donc d’aménager un séjour terrestre où les tensions psychologiques sont apaisées. A travers les enjeux psychanalytiques qui sous-tendent le passage d’un état d’anxiété à un état de bonheur, le mot devient thérapeutique par l’économie verbale et l’usage des charges significatives qui ramènent l’implicite vers l’entendement. Les processus 149 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute de compréhension diffèrent d’un lecteur à un autre, les signifiés relatifs au support poétique ne peuvent pas s’inscrire dans le vecteur de l’universel, mais ils versent chez Bonnefoy dans un confluent qui mène vers la quiétude, la maitrise de soi et la paix intérieure. II/ L’auto-guérison par la poésie-thérapie Partons de l’hypothèse qui consiste que chaque Être possède le pouvoir de s’autosoigner. Pour savoir remédier à ses plaies, il est nécessaire d’être prédisposé à suivre le fil d’Ariane de la parole poétique, de tourner le dos aux magnificences de la conceptualisation et de prendre conscience de ses points de force et de ses limites. Seules ses propres vérités, refoulées, peuvent être cette corne d’abondance qui apporte une thérapie appropriée à l’âme. La lecture de la poésie de Bonnefoy peut devenir dans ce sens une sorte d’autohypnose qui mène vers les plis de l’imagination les plus intimes afin de réaliser la catharsis. Alors, comment la poésie de Bonnefoy peut-elle agir sur le devenir de l’Être ? 1. La lecture thérapeutique : De l’identification à la catharsis Parvenir à faire de la poésie un lieu empirique, permettant d’atteindre la conscience de soi et la tranquillité psychique, nécessite sans conteste une relaxation et une concentration profonde afin de mettre en quarantaine les polluants extérieurs. La disparition de tous les éléments anxiogènes a un rôle important dans l’accès à la bulle proxémique qui unit l’auteur et le lecteur ; cette phase de synchronisation, caractérisée par l’intersubjectivité agit sur les réactions intérieures du lecteur. Peu importe si la lecture est réalisée à voix haute ou bien si elle est silencieuse, l’essentiel, c’est de savoir s’inscrire dans une perspective ré-créative à travers l’attention accordée au rythme. Dans ce cadre, « Le dire » est censé prendre du terrain par rapport au « dit » afin que la décision de vivre « l’intense » prenne place. Yves Bonnefoy explique que : Le lecteur de la poésie n’analyse pas, il fait le serment à l’auteur, son proche, de demeurer dans l’intense. Et aussi bien il ferme vite le livre, impatient d’aller vivre cette promesse. Il a retrouvé un espoir. Voilà qui donne à penser qu’il ne faut pas renoncer à espérer dans la poésie. (Bonnefoy, Y., 1990, p.188) Afin d’appréhender la dimension thérapeutique de la poésie, le récepteur est appelé à marcher sur les pas de l’auteur. L’expérience de « l’intense » ne se vit qu’après avoir terminé la lecture, au moment où « l’esprit de la responsabilité » (Bonnefoy, Y., 1990, p. 229) est mis en jeu. Certaines analogies interprétatives ne peuvent être développées que par l’exercice mnémonique qui tire de la poche du cerveau ce qui a été précédemment découvert. Il serait commode de signaler que la contribution d’une tierce personne dans cette opération peut condamner à l’échec toute initiative de la reconstruction de soi, elle peut mener à l’égarement, ou bien elle peut fausser l’aboutissement du cheminement psychologique. La construction du sens laisse une grande marge de liberté à l’autonomie interprétative, qui est dépendante des systèmes de traitement d’information ; ses 150 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute structures peuvent être définis par les « croyances tacites » (Bonnefoy, Y., 1990, p. 232) propres au lecteur, elles peuvent toucher le domaine social, ontologique, théologique, idéologique ou autres. C’est ainsi que le subconscient laisse flotter ce qui est refoulé dans les expériences antérieures, à partir d’une construction dont le fondement échappe au souvenir conscient. Les inférences déterminent, dans leur interdépendance et leur cloisonnement, la manière par laquelle les choses se présentent sur la scène représentative ; elles peuvent donc outrepasser la normativité et les notions absolues et irréductibles. La lecture s’inscrit dans la dynamique du même et de l’autre, le contenu du message se fonde sur l’existence de l’identique qui confère à la thèse symbolique de la finitude toute son ampleur. La prise en charge du projet rédactionnel semble être binôme comme l’affirme le poète dans le vers suivant : « Les chemins de souffrir et d'être seul s'effacent » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 119), cette tendance à s’incarner constamment dans le pronom personnel je évase le champ de la création pour impliquer toux ceux qui abordent le texte poétique. Dans l’exemple suivant, le poète essaie de fusionner avec la conscience de l’autre, ou bien de il pour parler aussi bien de sa personne que de celui qui veut entreprendre l’expérience de la lecture. Il essaie d’écrire ce mot […] Une grande main ferme guide la sienne, et voici que dans cette graphie qui n’est pourtant encore qu’oiseaux qui volent très bas avec tumulte et ténèbres il avance à nouveau, les yeux clos, les pieds cherchant dans les flaques, vers un soleil qui se lève. (Bonnefoy, Y., 2017, p. 262) Le mot qui dit la finitude célèbre « la grande intuition » (Bonnefoy, Y., 1990, p. 228), il n’est pas toujours défini à partir de la pensée consciente du poète, mais c’est « l’unité pressentie » (Bonnefoy explique que « […] dans un poème les mots formulent, ils substituent la signification, la représentation à l’unité pressentie […] » – Bonnefoy, Y., 1990, p. 228) qui guide l’écriture. Par le fait de s’abandonner au mystère de l’inconscient mimétique et diégétique, le lecteur est tiré par les ficelles de son rêve pour se mettre sur la pente du « plus beau rêve » (Bonnefoy, Y., 1990, p. 33), ou bien dans les avenues de la finitude. Le lecteur est représenté, à travers le recours à la synecdoque, par le mot « grande main ». Quant à la graphie, elle est assimilée à des « oiseaux qui volent très bas », cette analogie peut être interprétée par la dynamique des significations qui est liée au monde des ténèbres. Mais puisque les signifiés ne se fixent jamais dans ce qui est statique, ils cherchent à atteindre « le soleil » qui donne un sens à la mort, et par conséquent à l’existence terrestre. La lecture en tant qu’une expérience thérapeutique se définit à partir de son ouverture sur « la présence du monde, en son unité ». (Bonnefoy, Y., 1990, p. 227) La décision d’être-là se définit chez Bonnefoy par l’accès à d’autres possibilités de l’existence. La lecture suscite donc l’action de « rédempter » (Dans la préface qu’il a consacrée au Poèmes de Bonnefoy, Jean Starobinsky écrit : « L’œuvre poétique indique par là son souci de surgissement, qui est l’instant du péril, où tout balance 151 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute entre vie et mort, entre « rédemption » et « perdition » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 7-8) par la transposition du malaise existentiel en « désir » : Nos mains consentent D'autres éternités Au désir encore. Et notre terre soit L'inachevable Le consentement entre le poète et le lecteur ne peut se réaliser qu’en accédant imaginativement à « d’autres éternités », ou bien à certaines possibilités de la postexistence qui décrivent les transformations de l’être après sa mort (Nous pouvons remarquer ces transformations dans le recueil poétique Du mouvement et de l’immobilité de Douve : « Je vois Douve étendue. Au plus haut de l'espace charnel je l'entends bruire. Les princes-noirs hâtent leurs mandibules à travers cet espace où les mains de Douve se développent, os défaits de leur chair se muant en toile grise que l'araignée massive éclaire. », Bonnefoy, Y., 1978, p. 54). Ces scènes imaginatives ne sont en réalité que la traduction du désir d’exister encore après la disparition de son corps, elles expriment l’attachement à « la terre » dont la richesse est « inachevable ». Si ses dimensions ne cessent de proliférer, ses vertus palpables restent innombrables. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de refuser de mourir, mais plutôt d’exprimer le désir de pallier ses déficiences par le fait d’exister autrement. Le poète déploie l’imagination pour interroger « ce qui manque » chez lui et chez son lecteur en matière de finitude. Par cette appartenance commune à l’espèce humaine, il œuvre à établir des liens de réconciliation avec la zone du cerveau qui est consciente de son éventuelle disparition. Bonnefoy emprunte à Freud « la métaphore de l’iceberg » qui développe un modèle de compréhension de l’être en cherchant à faire remonter à la surface les processus inconscients. La lecture permet de s’abandonner aux rêveries « qui ne feraient que resceller les forces en jeu dans l’infra-conscience » (Bonnefoy, Y., 1990, p. 73). Cette activité se fonde, d’une part, sur le travail de la « condensation » qui permet le regroupement des représentations en une seule par l’effet stylistique, et d’autre part sur l’opération du « déplacement », ou bien sur la « transvaluation des valeurs psychiques » (Freud, S., 1988, p. 84), qui font immerger ce mode d’expression dans l’intériorité. Divise-toi, qui es l'absence et ses marées. Accueille-nous, qui avons goût de fruits qui tombent, Mêle-nous sur tes plages vides dans l'écume Avec les bois d'épave de la mort (Bonnefoy, Y., 1978, p. 192) « L’absence », qui est interpellée d’un ton incantatoire par le biais de la prosopopée, est descellée de tout affairement conceptuel. Elle est certes l’expression de la déficience ontologique, mais elle définit la cause qui peut déclencher de rêverie aussi bien chez le poète que chez son lecteur. La sphère qu’elle esquisse légitime la 152 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute conversion des signes abstraits en signes concrets. Ce niveau symbolique, qui ingère un ensemble de représentations en activant le rôle de « la condensation », impose par la métaphore le champ lexical maritime (« marée », « plages » et « écume »). Quant au lexique des débris, il met au clair la condition changeante des choses, « les bois d'épave de la mort », afin d’instaurer un climat de réconciliation entre l’être et l’écoulement du temps ; parce que c’est par cette fusion entre le « nous » et la représentation imagée qui s’affiche dans le poème (« Mêle-nous » et « accueillenous ») que le processus thérapeutique peut s’activer. Chercher à advenir par le moyen de son semblable peut allonger la voie à ce qui est en retrait chez soi et chez l’autre. Le poète tend la main à l’altérité afin de favoriser le bon fonctionnement du « déplacement », à travers l’usage de certains schèmes de partage liés au rêve et au souvenir. Le poète vit avec la douleur d’une plaie qui saigne toujours, sa parole oscille entre la voie qui gémit et celle qui panse. Le décès de son père a fait couler les larmes de l’enfant qu’il était et l’encre de l’adulte qui devient. En plus, le deuil allongé de sa mère et son absence de la scène active de sa vie avait des répercussions colossales sur la gestion de l’inceste infantile et sur son développement naturel. Les « durables aliénations » qui s’abattent toujours sur la vie du poète trouvent leurs expressions au niveau de la violence textuelle ou bien au niveau d’un « désordre » qui peut se lire dans l’ordre des mots. Le poète explique : Je sais bien ce que les psychanalystes disent du complexe d’œdipe, de la rivalité du fils et du père, des poussées d’hostilité meurtrière de l’un à l’égard de l’autre, des effets de ce rapport tout ambivalent dans la vie consciente et inconsciente de l’enfant qui va en rester prisonnier, voué quelque fois à de durables aliénations, pire même, à un sentiment de culpabilité plus ou moins intense. Et je veux bien croire que ce sont ces faits et ce sentiment qui tristement motivent une part des pensées que j’avais dès avant cette mort prématurée, et qui ne se dissipèrent sans doute pas à son spectacle effrayant, au creux d’un lit en désordre. (Bonnefoy, Y., 2016a, p. 66) Le poète imagine les explications psychanalytiques qu’on pourrait apporter à ses aliénations, il parle du « complexe d’œdipe » et fait entendre cette voix contestataire qui pleure son sevrage émotionnel précoce. La privation de l’utopie maternelle a engendré chez lui la perte des repères, elle est perçue comme un abandon, un désistement ou bien un rejet. C’est pour cette raison que le dépassement de ce trouble lié à la dissociation est réalisé par la reconstruction de certaines scènes fictives qui se déroulent dans la maison natale. Le caractère sublimatoire (Freud définit la sublimation comme étant la transposition du sexuel vers le non sexuel, comme le cas d’ailleurs du principe du Nirvana qui développe une nouvelle signification à partir de la pulsion de la mort – Freud, S., 1966, p. 35-36) de la mère se traduit par le détachement de l’idéal, de l’origine, et la destruction de la perfection dont « la beauté » est l’expression. (Dans son recueil poétique Hier régnant désert, le poète écrit : « Celle qui ruine l’être, la beauté, /Sera suppliciée, mise à la roue,/Déshonorée, dite coupable, faite sang/ Et cri, et nuit, de toute joie dépossédée » – Bonnefoy, Y., 1978, p. 137) 153 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Pour résumer, le poète cherche à parcourir avec son lecteur le chemin de la guérison à travers la quête de « la présence absolue ». Il maitrise les sentiers et les chantiers de son voyage qu’il a l’habitude d’entreprendre pendant certaines stations de sa vie. Cette expérience réalisée en binôme (L’ambiance confidentielle caractérise l’expérience psychanalytique, de manière à ce que l’un peut faire jaillir l’inédit chez l’autre. Mais si nous la considérons comme étant plurielle, nous pourrions nous heurter à la conception du caractère « infantile » du groupe, tel que le conçoit Freud. Tout groupement a nécessairement besoin d’un père, et c’est dans ce sens que nous avons parlé dans la première partie de l’auteur en tant qu’un guide spirituel. L’interaction entre ces individus qui se présentent comme étant des lecteurs n’est pas nécessaire que dans la mesure où le jaillissement de l’ilot interne de l’un puisse susciter l’irrévélé chez l’autre, et approfondir par conséquent son expérience psychanalytique) dépasse toute source de frustration et tout état de dissociation, en passant par des « lieux de partage » qui peuvent permettre au rêve de devenir salvateur ; sauf que le paradigme réel n’est pas placé dans une position de contre rêve qui se bat contre l’imagination, il est plutôt considéré comme étant cette plaque vers laquelle se déplace le poète à la fin de son parcours. 2. La prise de conscience de soi : Habiter le monde Chercher à advenir par le moyen de son semblable peut allonger la voie à ce qui est en retrait chez soi et chez l’autre. En transférant son corps à l’espace poétique, l’écrivain cherche à cohabiter avec l’insaisissable, sans pour autant le prendre pour une station définitive. La terre se présente comme un support fonctionnel sur lequel se greffe l’empire de l’imaginaire avec les tensions désirantes qui l’animent. Toutes les simulations qui fissurent l’immédiat pour chercher une jouissance dans le passé tirent leurs pépites d’or de la scène terrestre et parfois même de ses conditions climatiques. Le poète passe de la situation de sédentarité qui répond aux exigences de la saison hivernale où il neige (Nous pouvons appuyer ce propos sur le titre de l’ouvrage Début et fin de la neige de Bonnefoy), à la saison estivale et met plus tard sous l’œil de la méditation le « labour d’automne » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 241) ; ce mouvement circulaire incessant fait référence au paramètre de la répétition qui rythme l’existence sur terre. Le lecteur est appelé donc à se repérer dans le vertige de cette spirale afin de rencontrer « l’être du lieu » et même « son évidence ». Qu’est-ce qui fait l’être d’un lieu ? La simultanéité de ses éléments, leur relation mutuelle, et une évidence qui en découle. Là où la pensée qui se fait par notions et lois, qui généralise, qui classifie, ne percevait que désordre, que ce qu’elle nomme hasard, là on en vient à comprendre qu’ici, dans ce lieu, eh bien, ici, tout est ainsi, sans alternative : et c’est précisément de cette dissipation de l’impression de hasard, sinon même de la catégorie que ce mot dénomme que pourrait remonter en nous, si nous savons nous donner au lieu, ce sentiment de réalité absolue qui fait accepter le temps qui passe et la mort. (Bonnefoy, Y., 1990, p. 353) La terre est admise, telle qu’elle est, au-delà de toutes les « preuves » et de tous les mécanismes conceptuels qui peuvent légitimer sa présence. Elle est cette « réalité 154 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute absolue » qui ne s’offre pas en tant qu’un choix, elle se fait une nécessité. On ne peut que s’y résigner, et encore plus l’aimer. Effectivement, c’est à travers cet amour que « la suffisance de l’être » surgit d’un horizon immatériel, dans cette tentative d’accueillir la matérialité qui nous accueille inconditionnellement. Quoique les contenus de la terre s’offrent dans leur complexité aux vivants, l’homme, en tant qu’élément de la nature, n’investit aucun effort pour se familiariser avec « l’être du lieu », son adaptation s’avère instinctive, elle est liée à son bagage génétique, Aimer la terre consiste à s’ouvrir sur ses vérités afin d’y trouver un espace d’intimité sans aucune frontière. Et c’est effectivement au niveau de cette fusion de « la fonction du réel » et des « intimités composites » (Bachelard, G., 1968, p. 140) qui architecturent la conscience que le passage de la transcendance à la présence devient possible, en donnant lieu à d’autres désirs. Et notre terre soit L'inachevable […] Mais pour sa retombée Qui nous unit. Blé de la transparence, Au désir encore. (Bonnefoy, Y., 1978, p. 292-293) La terre « inachevable » est sujette à la surenchère des signifiants, elle diversifie les zones de rencontre entre l’homme et son semblable, cependant la tension désirante qui se reflète sur les effets de « la transparence » est destituée de l’ambiance collective, afin de combler cette région intermédiaire qui sépare l’homme, dans son individualité propre, de sa plénitude. Le cercle de cet amour entoure l’être et la terre. Le dessous et le dessus du globe font émerger ce que Bonnefoy appelle « l’impartageable amour » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 201). En effet, la chambre sous terrestre, qui peut accueillir éternellement son corps, une fois qu’il serait fatigué et abusé, promet un grand amour, parce qu’elle se présente comme une des formes de la vérité inéluctable de l’humain. L’amour de la terre résilie donc la cohérence du monde ordinaire en débouchant sur une certaine démesure qui devient la mesure même de la force de la rêverie. En instaurant « le volume de son espace » (Bonnefoy, Y., 1990, p. 144), qui déploie un certain magnétisme aussi bien envers certains éléments du réel qu’envers les possibilités hypothétiques relatives à l’outre-tombe. Le poète en tant qu’ « un être de diffusion » (Bonnefoy, Y., 1990, p. 144), articule les prestiges de son dire poétique autour du caractère inachevable de ses attributs infinis, car c’est bel et bien le caractère insaisissable de la terre qui peut augmenter la dimension de l’amour éprouvé envers elle. Pour finir, passer de l’unité à la présence insuffle un nouvel esprit marqué par son accomplissement. Regagner la terre avec son opacité référentielle se rattache 155 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute essentiellement à la sensibilité du poète par rapport à l’expérience de l’habiter, ce rapport où fusionne la réalité, et l’imagination dévoile les différents reflets de ce lieu afin de reconnaitre ses indéterminations. Entre sa pesanteur et ses vertiges, les multiples visages du globe laissent voir sa perfection, sa suffisance et son caractère inachevable. La terre se présente comme un lieu propice à l’expérience existentielle avec toute son ampleur, mais elle se fait également un espace où le gouffre prend place. Le poète dénonce dans ce sens cette disposition du désœuvrement. Passer à côté du monde sans pouvoir trouver un réseau d’interaction avec ses différentes modalités reste une lourde dette à payer, au moment où le choix se fixe devant son côté néfaste. Enfin si exister n’est rien d’autre que savoir habiter, écrire n’est rien d’autre que savoir dire le monde. La lecture-thérapie se détourne donc de toutes les obligations qui peuvent maintenir l’être dans un monde clos et sans issue, en faisant passer le bonheur dans le moule de la parole. La décision d’habiter le monde fait dégouliner des désirs qui peuvent se repaitre des mots et de rythmes en faisant du chant la rédemption du monde, car la voix qui ne sait chanter ne peut être enchantée. L’état de conscience modifié, à partir duquel l’être peut habiter le monde en lecteur, s’inscrit dans un cheminement sinusoïdal, l’être est invité constamment à créer le changement à travers le désir de l’ascension ou bien de la transcendance afin de voir d’un autre œil son système de conditionnement. En guise de conclusion, l’auto-guérison par la poésie reste une expérience qui s’avère intime, personnelle et silencieuse, elle met en relation la magnificence transcendantale du monde onirique et la platitude du monde terrestre. L’expérience psychanalytique prouve que le déplaisir peut être converti en plaisir en sachant suivre le mouvement de l’imaginaire poétique qui s’avère salvateur. La lecture-rêve fait parler l’inconscient du récepteur à cœur ouvert, tout en gardant la bouche cousue ; elle congédie les processus de la conceptualisation auxquels recourt la conception platonique afin de donner libre cours à la manifestation de l’Être, sa portée thérapeutique met les pas du lecteur dans ceux du poète afin de mettre en place une cure collective. Le mot qui joint l’un et l’autre est considéré comme le dispositif principal de cette opération, il ouvre donc les portails de la finitude, afin que le récepteur puisse se réconcilier avec ses limites et ses possibilités d’être. Les ressentis et les affects refoulés derrière la contrainte s’effritent progressivement par la condensation et le déplacement. L’émergence d’une autre symbolique crée un consensus avec les possibilités de l’outre-existence, et instaure une certaine quiétude qui ouvre une brèche sur la plénitude par l’accès à l’unité et à l’universel. Mais l’acte de naissance, ou bien de renait-essence, ne peut se rédiger que sur un pacte de résignation où l’Etre dit « oui » au monde, et surtout à son monde ! 156 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Références Corpus Poèmes et proses poétiques Bonnefoy, Yves, Poèmes, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Hier régnant désert, Pierre écrite, Dans le leurre du seuil, Paris, Gallimard, 1978. Bonnefoy, Yves, Ensemble encore, Paris, Mercure de France, 2016a. Bonnefoy, Yves, Les Planches courbes, précédé de Ce qui fut sans lumière et La vie Errante, Paris, Gallimard, 2017. Essais Bonnefoy, Yves, Entretiens sur la poésie (1972-1990), Mercure de France, Paris, 1990. Bonnefoy, Yves, Le Nuage rouge, Paris, Mercure de France, 1992. Bonnefoy, Yves, L’Improbable, Paris, Mercure de France, 1993. Bonnefoy, Yves, Lieux et destins de l’image. Un cours de poétique au collège de France, 1981-1993, Paris, Le Seuil, 1999. Bonnefoy, Yves, L’imaginaire métaphysique, Paris, Editions du seuil, 2006. Romans Bonnefoy, Yves, L’Écharpe Rouge, Paris, Mercure de France, 2016b. Ouvrages philosophiques De Sicile, Diodore, Bibliothèque historique, I, Paris, Les belles lettres, 1993. Freud, Sigmund, Sur le rêve, Paris, Gallimard, 1988. Freud, Sigmund, Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1966. Montaigne, Essais, De la vanité, III, ed. Villey-V. L. Saulnier, PUF, 1965. Petkovešk, Robert, Le statut existential du platonisme, Platon dans l’analytique existentiale de Heidegger, Berne, Peter Lang SA, 2004. Servan-Schreiber, Jean-Louis, Vivre content, Editions Albin Michel, « Le livre de poche », 2002. 157 COMPTES RENDUS Autour et à Travers/În jurul și de-a lungul. Actes du symposium « Autour et à Travers » CRU TUIASI Doina Mihaela POPA “Gheorghe Asachi” Technical University of Iași, Romania Evagrina Dîrțu, Ioana Baciu (coord.), Autour et à Travers / În jurul și de-a lungul. Actes du symposium « Autour et à Travers » CRU TUIASI, Editura Politehnium, Iași, 2022 As far as academic goals go, transdisciplinarity and multidisciplinarity are currently the standard in research – the more likely a scholar to broaden the scope of their interests outside the narrow lane of one particular field, the better. The more numerous the areas that particular fields intersects, the further it is likely to fare academically – such is the premise of transdisciplinarity. Multidisciplinarity, however, is a more ambitious venture requiring strong legs for expertise in more than one field to stand on, which is precisely why a collective volume investigating the commonalities of linguistics, maths, literature, art, public relations, pedagogy, theology and psychotherapy can pose quite the challenge. For the sake of clarity, let us establish from the beginning that not all of the thirteen texts on the topic of linearity and circularity in this are multidisciplinary, but even for those which remain firmly within the confines of their field, their coming together next to others from completely separate specialisms under the common theme of linearity and circularity creates a unique panorama of human thought that transgresses the artificial boundary between STEM and the humanities. The initiative of the foreign language department at the Technical University of Iași, 161 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Romania, part of a larger project supported and co-financed by AUF in Central and Eastern Europe, is also commendable in collecting perspectives from universities around the world, be they technical or not, as researchers from Romania, Morocco and The Republic of Moldova grace the pages of the volume in articles in both French and Romanian. The artistic contributions of students, who approached the theme of linearity and circularity in a photography competition of their own within the same project, enhances the collection’s multidisciplinarity even more, adding an artistic background to what could have been the much drier outcome typical of conference proceedings. The article which opens the volume, Cristian Ungureanu’s foray into numbers in the visual arts, establishes the artistic background from the first pages. The author, a professor at the University of Art in Iași, builds his argument around Basarab Nicolescu’s concept of trandisciplinarity, analyzing how the same proportions patterns such as those of the golden number can be traced in artwork around the world, from Sumer to Chartres to Dali, the symbolism of numbers (one, three, four, six, nine etc.) being a central part of the mystical and spiritual implications of the artwork in question. Atmane Bissani’s piece, which follows Cristian Ungureanu’s, is not divorced from patterns and numbers either, but uses literature instead of art as its canvas. Derrida’s concept of trace is used in unveiling the geography of the city in the work of Abdelwahab Meddeb, a topos at the intersection of the East and West, its origins deep in the fertile mystical ground of the ancient cities of Maghreb while crossing over into the intricate architecture of modern ones. From the prototype of the maze Smaranda Buju gives way to a return to circularity, which, in this instance, is an examination of circularity in the process of psychotherapy, referring both to the patient’s cognitive processes and the therapist’s, as the interaction between the two supposes not only reflexivity, but also selfreflexivity and constant feed-back in a pattern that constantly switches sides from one to the other. Dysfunctional thinking, for example, or theories about trauma, are described as circular, as the patient has the tendency of always returning to the initial trigger of their condition. Mathematics and poetry are brought together in the truly transdisciplinary work of Lorelei and Sânziana Caraman, who prove that Brouwer’s topology theorem on the deformation of a ball occupies the same space as the undeformed ball is similarly expressed – to a very different effect, however, in Charles Baudelaire’s poem L’amour et le Crâne, both revolving around the idea of the fixed point. Technical terms are analysed from a linguistic point of view by professor Dana Doboș of “Alexandru Ioan Cuza” University of Iași, whose article is rich in examples of etymologies that could be useful to students of the Polytechnic in becoming aware of the multi-layered facets and meanings of specialized terms they take for granted in every-day use without realizing their widespread connections to other fields or the depth of their original meaning. Movement is the prerogative of Olfa Bouassida-Souli’s contribution on the modern reinterpretation of Sufi dances, 162 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute where the Tunisian tradition of the Hadhra, a religious ritual rich in poetry, exits the confines of the strictly mystical to become a spectacle which appeals to the young. The second part of the volume is extremely varied: Oana Jitaru and Roxana Bobu’s research discusses the upsides and downsides of Covid 19 online teaching from an ethical point of view, while Diana Gradu’s is a return to the classics – Flaubert’s forever despairing Madame Bovary; Floretina Popa’s contribution on public relations campaigns highlights their cyclical nature, as one stage feeds off the other; Nina Puțuntean is interested in the axiological teaching of literary-artistic texts, while Ana Cozari proposes an intercultural approach to the teaching of Romanian language and literature, Mihaela Dudeanu echoes Atmane Bissani literary geography by applying the concept to a different author, J.-M. G. Le Clézio. In closing, Evagrina Dîrțu, one of the volume’s coordinators, reinforces the volume’s multiand trans-disciplinary premise with an article which uses narratology to prove that science, fiction and religion are merely just different ways the human mind has created to express the same ideas about how the universe functions. Overall, this conference proceedings volume is an interesting variation from the over-trodden path typical of the format due its multidisciplinary premise, which it fulfils without question, but also thanks to its artistic format. The image on the cover, belonging to the winner of the students’ photography competition (a student of Electronics and Telecommunications at the Technical University of Iași, the coordinators’ home institution) is a dark silhouette against a background of revolving stars – food for thought, undoubtedly, about man’s condition as he ponders his place between the ground and the skies. 163 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute INDEX DES AUTEURS Sofia Benjelloun-Touimi est professeure de la langue française au second cycle qualifiant. Elle prépare actuellement une thèse de doctorat intitulée « La poésie d’Yves Bonnefoy : De la finitude au plaisir de la plénitude » à l’Université Sidi Mohammed Ben Abdellah, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Fès. Elle a participé à certaines rencontres scientifiques au Maroc qui ont traité du rapport entre la parole et la guérison, et elle a contribué à la rédaction d’un ouvrage collectif portant le titre Utopie/Dystopie ou la volonté de transformer le monde ; ses articles scientifiques autour de la poésie ont été publiés dans plusieurs revues nationales. Roxana Bobu is a lecturer at the Department for Teacher Training of “Gheorghe Asachi” Technical University of Iasi. She holds two Bachelor’s degrees, one in Pedagogy and one in Psychology, as well as a Master’s degree in Career Counselling. She is Doctor in Sciences of Education. Her professional activity includes several directions – teaching, continuous training for teachers, counselling activities. Mihaela Iuliana Dudeanu est docteur ès lettres de l’Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iași, depuis 2018. Elle a soutenu une thèse portant sur la poétique des éléments fondamentaux dans l’œuvre de J.-M. G. Le Clézio et sa recherche s’est appuyée sur l’ensemble de la création leclézienne. Actuellement, elle est professeur de langues étrangères et elle continue à rédiger des textes sur le même écrivain et sur des auteurs comme Martine Delomme, Liliana Lazar, Louis Hémon et Leïla Slimani, entre autres. Felicia Dumas est professeure des universités HDR au Département de Français de la Faculté des Lettres de l’Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iaşi, en Roumanie. Elle enseigne également le français à la Faculté de Théologie orthodoxe de la même université. Traductrice en roumain de douze livres français (dont huit de théologie orthodoxe), ainsi qu’en langue française de trois livres roumains de spiritualité orthodoxe; auteure de dix livres et de nombreux articles scientifiques (plus de 200) sur la sémiologie du geste liturgique, la traduction des textes religieux orthodoxes, le bilinguisme franco-roumain, le discours religieux et la terminologie orthodoxe en langue française, ainsi que sur les relations francoroumaines, parus dans des revues roumaines et étrangères. 165 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute Monica Garoiu est maître de conférences en littérature française et francophone à l’Université du Tennessee à Chattanooga aux Etats-Unis. Elle a obtenu son doctorat à l’Université du Wisconsin à Madison avec une thèse sur la morale dans les œuvres de Montaigne, Pascal, Camus et Cioran. Ses recherches actuelles portent principalement sur le roman français et francophone contemporain, la littérature migrante, l’autobiographie et la représentation de la Shoah en littérature et cinéma. Elle est l’auteur de publications consacrées à Albert Camus, E.M. Cioran, Assia Djebar, Ahmadou Kourouma, et Calixthe Beyala, parmi d’autres. Gilles Gauthier (Ph.D. philosophie) est professeur-chercheur au Département d’information et de communication de l’Université Laval à Québec. Il y donne des enseignements et poursuit des travaux sur le débat public, l’argumentation dans les pratiques de communication publique, l’épistémologie, l’ontologie et l’éthique du journalisme et de la communication publique. Ses recherches actuelles portent plus précisément sur la liberté d’expression dans le débat public, la moralisation du débat public et la structuration du débat public (débat central, infra-débat, paradébat et méta-débat). Carmen González Martín est actuellement Professeur Certifié dans l’Éducation Nationale Française. Entre les années 2016-2020 elle a occupé un poste d’ATER (Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche) à l’Université Sorbonne Paris Nord où elle a enseigné la linguistique espagnole. Elle a soutenu sa thèse « Étude de pragmatèmes : salutations, injonctions et jurons » en 2019, en codirection entre l’Université Sorbonne Paris Nord et l’université de Salamanque. Sa recherche porte sur la phraséologie, elle a étudié les séquences figées d’un point de vue contrastif français-espagnol. Oana Jitaru is a lecturer at the Department for Teacher Training of “Gheorghe Asachi” Technical University of Iasi. She also a psychotherapist specialised in child, adult, couple and family experiential therapy. Her scientific research preoccupations concern social psychology, the psychology of creativity, of conflict resolution, and of personal development. Her doctoral thesis, defended in 2011 at the University of Bucharest, was entitled “The Civic Competence and Pro-Social Behaviour in Crisis Contexts in Romania”. She is interested in the fields of education, psychosocial and psychotherapeutical intervention. She received the Constantin Rădulescu Motru Award of the Romanian Academy (2005) for the coauthored book Managerul inventator – o nouă profesie? [The Inventor Manager – A New Profession ?] Khadija Outoulount est professeure de langue française au cycle secondaire qualifiant à Kénitra, Maroc, et doctorante au laboratoire « Recherche sur l’Expression Littéraire et Artistique » à l’Université Sidi Mohamed Ben Abdellah de Fès-Maroc. Sa thèse porte sur l’esthétique de l’impureté dans l’œuvre de Abdelfattah Kilito et Milan Kundera. Parmi ses publications scientifiques : « Le penser romanesque dans La Liaison de Rita El-Khayat » dans l’ouvrage collectif : Réception de l’œuvre de Rita El Khayat, Approches pluridisciplinaires : Actes du 166 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute colloque national tenu à la Faculté Polydisciplinaire d’Errachidia – Maroc le 1er et le 2 novembre 2018, et « La Seconde folie de Shahriar dans Dites-moi le songe d’Abdelfattah Kilito. De l’oralité à l’écriture des Nuits » dans le numéro 7-8 de la revue scientifique Les Cahiers Linguatek 4/2020. Raluca-Ștefania Pelin holds a PhD from the Alexandru Ioan Cuza University of Iași, the Faculty of Letters – English Department. The title of her thesis is Literature and Emotional Literacy – The Transforming Power of Literature Over Young Readers’ Minds and Behaviour. The focus of her ongoing research is the integration of concepts related to emotional intelligence and emotional literacy skills into the study of English and the response of young readers to literary and non-literary texts from the proposed perspective. Her interest in observing the way in which patterns of emotional intelligence are intrinsic to various types of texts has materialized in the publication of several articles: “The Coral Island vs. Lord of the Flies – Variations in Emotional Intelligence Skills Manifested by Characters Trapped in a Similar Context”; “Emotionally (Un)Intelligent Characters and the Power of Context to Shape Identities in Kazuo Ishiguro’s The Remains of the Day”; “Emotions and Emotional Intelligence Beyond Words in the Poetry of Rose Ausländer, Selma-Meerbaum Eisinger, Paul Celan, and Dan Pagis”. She is currently teaching English for specific purposes at “Ion Ionescu de la Brad” Iaşi University of Life Sciences. Rodolphe Perez est doctorant contractuel à l’Université de Tours. Il mène une thèse intitulée « L’écrivain abolie : transgressions de l’auctorialité chez Georges Bataille » sous la direction de Christine Dupouy. Il travaille également sur les influences entre Bataille et Colette Peignot. A ce titre il est intervenu dans quelques manifestations scientifiques et a écrit plusieurs articles. Il collabore aux Cahiers Bataille. Ses travaux visent à dégager une réflexion large sur la place de Bataille au sein des écrivains négatifs, voie de la Terreur littéraire, dont une généalogie singulière œuvre encore à la pensée contemporaine de la déconstruction. Amira Sadoun est doctorante en littérature comparée à l’Université Sorbonne Paris Nord. Enseignante au sein de cette même université, ses recherches portent sur les littératures francophones, arabophones et européennes, sur l’écriture féminine, le postcolonialisme, l’orientalisme et le concept d’humanisme. Elle a participé à de nombreuses manifestations scientifiques et culturelles organisées par des universités et associations du Canada, d’Angleterre, des Etats-Unis et de France. Son article : « Fatima Mernissi et Nawal El Saadawi : deux intellectuelles arabes qui déconstruisent les harems » paraîtra en 2022. Moulay Mohamed Tarnaoui est enseignant-chercheur à la Faculté Polydisciplinaire d’Es-Smara. Il a décroché son doctorat en didactique du FLE à l’université Ibn Zohr, Agadir en 2019. Il est titulaire d’un Diplôme des Eudes Supérieures en didactique du FLE de l’Université Hassan II en 1999 et d’un Diplôme d’Aptitude Professionnelle de la Faculté des Sciences de l’Education de Rabat en 1994. Il s'intéresse particulièrement à la didactique du FLE et à la 167 LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12 La Faute linguistique textuelle. Il est auteur de quelques articles publiés dans des revues nationales et internationales, parmi lesquels « La cohérence textuelle : de la référentialité à l’inférence anaphorique » dans Revue SéméionMed, « Gestion du temps verbal et cohésion textuelle en production écrite » dans Francisola : Revue indonésienne de la langue et la littérature françaises, « L’enseignant du FLE au Maroc : fonctions et développements sociotechniques actuels » dans Issues in Education Quality: School Reform Volume II. Maria-Luisa Ţuculeanu est docteur ès Arts Plastiques et Décoratifs et assistante à l’Université Nationale des Arts Visuels « George Enescu » de Iasi. Titulaire d’une licence en Arts, ainsi qu’en Lettres, elle est en train d’élaborer la thèse de doctorat dans le domaine philologique, portant sur le thème « Théâtre et arts visuels chez Eugène Ionesco – une perspective interdisciplinaire (mise en scène et mise en page) ». Elle est en même temps artiste plasticienne, en réalisant des expositions dans diverses villes, aussi bien en Roumanie qu’à l’étranger. 168