L I N G U A T E K
Nos. 11-12/2022 La Faute
Editura POLITEHNIUM Iasi
L I N G U A T E K
LES CAHIERS
NOTEBOOKS
LOS CUADERNOS
I QUADERNI
DIE HEFTE
CAIETELE
LES CAHIERS
NOTEBOOKS
LOS CUADERNOS
I QUADERNI
DIE HEFTE
CAIETELE
LINGUATEK
Nos. 11-12 / 2022
LES CAHIERS LINGUATEK – Revue semestrielle du Centre de Langues Modernes
Appliquées et Communication LINGUATEK, Université Technique « Gheorghe Asachi »
de Iaşi, Roumanie
Revistă semnalată fabula.org, indexată CEEOL
Éditeur en chef : Doina Mihaela Popa
Éditeurs assistants : Daniela Lucia Panainte, Evagrina Dîrțu
Comité de rédaction :
Ioana Baciu, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi
Bianca-Iulia Franke, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi
Mariana Mantu, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi
Lucia Tudor, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi
Comité scientifique :
Farrah Bérubé, Université du Québec à Trois Rivières, Canada
Irina Lungu, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi, Roumanie
Neculai Eugen Seghedin, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi, Roumanie
Gabriel Asandului, Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iaşi, Roumanie
Cristiana Bulgaru, Université Technique de Cluj-Napoca, Roumanie
Felicia Dumas, Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iaşi, Roumanie
Diana Gradu, Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iaşi, Roumanie
Atmane Bissani, Université de Meknès, Maroc
Régine Atzenhoffer, Université de Strasbourg, France
Laura Carmen Cuțitaru, Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iaşi, Roumanie
Laura Ioana Leon, Université de Médecine et Pharmacie « Grigore T. Popa » de Iaşi, Roumanie
Claudia Elena Dinu, Université de Médecine et Pharmacie « Grigore T. Popa » de Iaşi
Olivia-Cristina Rusu, Académie d’Études Économiques, Bucarest, Roumanie
Simina Mastacan, Université « George Bacovia » de Bacău, Roumanie
Beatrice Adriana Balgiu, Université Polytechnique de Bucarest, Roumanie
Elena Petrea, Université des Sciences de la Vie « Ion Ionescu de la Brad » de Iaşi, Roumanie
Elena Velescu, Université des Sciences de la Vie « Ion Ionescu de la Brad » de Iaşi, Roumanie
Mirela-Cristina Pop, Université « Politehnica » de Timişoara, Roumanie
Mirela Aioane, Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iaşi, Roumanie
Anaïda Gasparian, Université Française d’Arménie, Erevan
Maribel Peñalvez Vicea, Université d’Alicante, Espagne
Dan Galațanu, Université « Dunărea de Jos » de Galați, Roumanie
Dahi Mhamed, Université « Mohamed V », Rabat, Maroc
Responsable du numéro : Evagrina Dîrțu
ISSN 2601-0313 ISSN-L 2559-7752
Les Cahiers Linguatek
Nos. 11-12 / 2022
La Faute
Editura POLITEHNIUM Iasi
2022
Note : La responsabilité pour le contenu des articles appartient exclusivement aux auteurs.
TABLE DES MATIERES
ARGUMENT ……………………………………...………......………………………7
LA FAUTE ………………………………………………………....…………………9
Gilles Gauthier, LA DÉFECTUOSITÉ DES JUSTIFICATIONS MORALES DANS
LE DÉBAT PUBLIC ...………………………………………………...…….…..…11
Felicia Dumas, FAUTES, OFFENSES ET TRANSGRESSIONS DANS LE
DISCOURS DE LA PRIÈRE …………………………….…………………..…….22
Monica Garoiu, TRANSGRESSION ET CULPABILITÉ AU FÉMININ CHEZ
ASSIA DJEBAR …………………………………………………………..……….33
Rodolphe Perez, ORESTIE BATAILLIENNE : LES EXPÉRIENCES DE LA
FAUTE …………………………………………….………………..…..………….41
Amira Sadoun, SE DÉTOURNER DU « NOUS » OU L’ÉCRITURE DE LA
FAUTE AU FÉMININ DANS SURTOUT NE TE RETOURNE PAS ET NULLE
AUTRE VOIX DE MAISSA BEY ………………………………………......………49
Raluca-Ștefania Pelin, THE IRREVERSIBLE MISTAKES OF AN IDEAL
BUTLER IN KAZUO ISHIGURO’S THE REMAINS OF THE DAY ………………..59
Carmen González Martín, L’ERREUR LINGUISTIQUE DANS LE PROCESSUS
D’APPRENTISSAGE D’UNE LANGUE ÉTRANGÈRE …………………..…..…73
Roxana Bobu, Oana Jitaru, PERSONAL AND PROFESSIONAL DEVELOPMENT
OF TEACHERS IN THE CONTEXT OF THE MENTORING ACTIVITY………….87
Moulay Mohamed Tarnaoui, QUEL(S) STATUT(S) DE L’ERREUR EN
DIDACTIQUE DES LANGUES ÉTRANGÈRES ?......……………………………98
Maria-Luisa Ţuculeanu, CE N’EST PAS MA FAUTE ! ... …..……...…………110
Mihaela Iuliana Dudeanu, UNE FAUTE ET DES DESTINS BRISÉS DANS APRÈS
LES TÉNÈBRES ET L’IMPOSSIBLE PARDON DE MARTINE DELOMME…....115
VARIA ………………..…….………………………...……………………………127
Khadija Outoulount, PENSER LE CORPS DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE
MILAN KUNDERA ………………...….……………………….……...……...…129
Sofia Benjelloun-Touimi, YVES BONNEFOY OU LA POÉSIE DE LA
GUÉRISON ……………….…………….…………………………...……………143
COMPTES RENDUS ……………………………………………………………….159
Doina Mihaela Popa, AUTOUR ET À TRAVERS/ÎN JURUL ȘI DE-A LUNGUL.
ACTES DU SYMPOSIUM « AUTOUR ET À TRAVERS » CRU TUIASI ………..161
INDEX DES AUTEURS …………………………………………………...…………165
Argument
Motif de réprobations et bannissements, origine des culpabilités de toute nature et en
même temps le point de départ de la rédemption, la faute renferme, dans ses
différentes variantes (erreur, péché, égarement, écart, mais aussi défaut, manque,
incomplétude, inexactitude, etc.) et dans différents domaines, des vertus analytiques
et polémiques indéniables. En littérature, en tant que thème fécond, allant des
transgressions des préceptes moraux, religieux ou éthiques des différentes époques
jusqu’aux confusions (in)volontaires, gaffes ou omissions qui peuvent devenir causes
d’heureux ou malheureux renversements dans le récit ; en linguistique, en tant que
notion-clé, source d’analyses lexicales, syntaxiques et morphologiques, ainsi qu’en
traductologie, dans l’examen des différentes possibles sources des fautes de
traduction ; en didactique, en tant qu’enjeu et en même temps moteur des techniques
d’enseignement et d’apprentissage (voir la pédagogie de l’erreur).
Le volume présent de la revue Les Cahiers Linguatek propose donc plusieurs analyses
de la ‘faute’ dans des perspectives aussi différentes que celles que la littérature, la
communication publique, la didactique des langues, la pédagogie nous proposent
généralement.
Dans le premier article du volume, Gilles Gauthier soumet à l’attention du lecteur une
exploration des mécanismes des justifications morales telles qu’elles sont utilisées
dans le débat public, pour en extraire les insuffisances logiques. La contribution
suivante, d’autre part, s’intéresse aux termes alternatifs faute/offense/transgression
dans le discours religieux de la prière chrétienne, l’auteur, Felicia Dumas, payant une
attention particulière aux provocations que la traduction vers le français du discours
chrétien orthodoxe peut engendrer. Les articles de Monica Garoiu, Rodolphe Perez,
Amira Sadoun, Raluca Stefana Pelin, Luisa Țuculean et Mihaela Dudeanu viennent
annexer, chacun, des introspections et des observations littéraires sur le thème. En
approchant des auteurs aussi variés qu’Assia Djebar, Georges Batailles, Maissa Bey,
Kazuo Ishiguro, Eugène Ionesco ou Martine Delomme, les contributeurs s’offrent et
nous offrent l’occasion de revoir autant d’acceptions et d’enjeux de la faute dans
l’architecture fictionnelle, dans la vie des personnages, dans la vie tout simplement.
Des concepts et des expressions comme la faute féminine ou au féminin, la faute
comme forme de fidélité au soi-même ou, tout au contraire, la faute de la négation de
soi, la faute dans l’histoire et dans l’Histoire se font place, en ouvrant ainsi des pistes
7
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
de réflexion encore plus vastes. Si l’article de Roxana Bobu et Oana Jitaru se structure
sur une analyse découlée d’une recherche qualitative vis-à-vis du rôle du mentorat
dans le développement de l’enseignant débutant, les contributions de Carmen
González Martín et de Moulay Mohamed Tarnaoui apportent, quant à eux, des
clarifications sur la façon dont l’erreur peut – et doit – être exploitée dans la didactique
des langues et dans le processus d’enseignement/apprentissage d’une langue étrangère
précisément.
La section Varia complète notre volume avec deux très intéressantes réflexions dans
le champ de l’analyse littéraire, l’une consacrée à la place du corps/de la corporéité
(en tant que principe clé dans la définition du soi et de la relation à l’autre/au monde)
dans la fiction de Milan Kundera, et une autre autour des vertus thérapeutiques que la
lecture de la poésie peut avoir, avec des applications articulées autour de l’œuvre du
poète français Yves Bonnefoy. Le numéro se clôt sur le compte rendu, par Doina
Mihaela Popa, du volume Autour et à travers, volume collectif que la maison d’édition
de notre université a proposé aux lecteurs intéressés par les approches multi- et
transdisciplinaires au début de l’année 2022.
Les membres du comité éditorial des Cahiers Linguatek remercient vivement tous les
auteurs pour l’intérêt montré au thème et à notre publication et pour toutes leurs
contributions si diverses et incitantes !
La coordinatrice du numéro
8
LA FAUTE
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
LA DÉFECTUOSITÉ DES JUSTIFICATIONS MORALES
DANS LE DÉBAT PUBLIC
Gilles Gauthier
Université Laval, Québec, Canada
Abstract. Moral justifications in the public debates suffer from a general defect: they do not
really justify the positions in support of which they are invoked. This defect is formal: unlike
epistemic and practical justifications, a moral justification fails to meet the philosophical
requirement of justification of justifications. This deficiency does not, however, lead to the
exclusion of justifications from public debates. Yet it is important to acknowledge its
argumentative nature and to note that it handicaps moral justifications in the pursuit of their
goal of persuasion. If moral justifications do not have to be disqualified, their use in public
debates should nevertheless be subject to a few prescriptions that would take into account their
defectiveness: a spirit of reserve and tolerance as well as a care taken to make explicit in what
way the debates in which moral justifications are invoked really have an ethical impact.
Keywords: moral justifications; formal defect; argumentative deficiency; persuasive goal;
instructions for use.
Des justifications morales sont très souvent invoquées dans les débats publics
contemporains. C’est en référence à des valeurs, normes ou principes éthiques qu’on
prend position sur des sujets controversés. L’examen de ce recours aux justifications
morales montre qu’elles souffrent d’une déficience démonstrative généralisée
(Gauthier, G., 2020a). Comme il en sera fait état à l’aide de quelques exemples dans
les pages qui suivent, elles n’exercent pas véritablement la fonction justificatrice
qu’elles prétendent exercer.
Je me propose ici d’analyser cette insuffisance. J’en fournirai d’abord une
caractérisation en indiquant en quoi les justifications morales font logiquement défaut
à une contrainte posée en philosophie à l’ensemble des justifications. Je défendrai
ensuite le point de vue suivant lequel, malgré leur manque démonstratif, les
justifications morales ne devraient pas faire l’objet d’une disqualification dans la
discussion des enjeux sociaux. Je préciserai alors que le problème posé par leur usage
relève davantage d’une déficience argumentative que d’une carence logique.
Finalement, j’énoncerai à partir de ce point de vue quelques prescriptions souhaitables
au recours des justifications morales dans le débat public.
Une faute formelle
Il importe d’abord de dresser le portrait d’ensemble de l’insertion possible de la
moralité dans le débat public.
11
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Ce ne sont évidemment pas tous les débats qui ont une incidence morale. Des
questions sont socialement discutées indépendamment de toute considération morale.
Par exemple, des choix politiques et sociaux peuvent faire l’objet de désaccords sans
que soit prise en compte l’adhésion à des valeurs éthiques ou à quelque autre
constituant moral.
Quand, par ailleurs, un débat public comporte une dimension morale, ce peut être de
trois façons différentes. Il arrive que la position prise dans un débat se réclame de la
moralité. C’est le cas, notamment, quand il est soutenu qu’une action, une initiative
ou un projet satisfait ou va à l’encontre d’une valeur ou d’un principe éthique, par
exemple quand il est avancé que telle mesure sociale est juste ou que tel comportement
d’un responsable politique est malhonnête. Sur un plan plus général, ce peut aussi être
la moralité ou le caractère éthique d’une question qui est affirmé ou au contraire nié,
par exemple, quand il est estimé qu’une décision économique pose un dilemme moral.
La troisième et plus commune façon par laquelle un débat public peut avoir une
dimension morale survient quand une position prise à propos de la question faisant
l’objet du débat est appuyée sur une justification morale. C’est le cas, par exemple,
quand est défendue l’idée d’une meilleure redistribution de la richesse au motif de la
justice sociale ou celle du droit à la manifestation de l’appartenance religieuse au
motif de la liberté religieuse.
Les justifications morales ne sont pas les seules à être alléguées dans le débat public.
Une position peut aussi être fondée sur une justification épistémique ou une
justification pratique. Une justification épistémique est une raison d’ordre factuel qui
donne lieu à une croyance. Par exemple, l’une des justifications les plus fréquemment
formulées en appui à un projet politique a trait à la définition de la situation qu’il
entend corriger. Une justification pratique consiste en l’intérêt ou l’utilité d’une
proposition. Par exemple, une restructuration de services gouvernementaux peut être
motivée par un accroissement de leur efficacité. Quand ce sont seulement des
justifications épistémiques et des justifications pratiques qui sont présentes dans un
débat public, il n’a aucune extension morale.
Quand, au contraire, une justification morale est invoquée dans un débat, deux cas de
figure se présentent. Il peut arriver que lui soit opposée une autre justification morale.
Par exemple, une forme prise par le débat sur la peine de mort consiste en un
affrontement entre le respect dû à la vie humaine, revendiquée par les abolitionnistes,
et la justice, à laquelle se réfèrent les partisans de son maintien. Les cas de ce type
donnent lieu à ce qu’on appelle des « conflits de valeurs » et à des débats symétriques:
les positions qui y sont prises s’opposent en se contestant l’une l’autre. Mais il arrive
également que soit opposée à une position justifiée par une justification morale une
position qui, elle, est justifiée par une justification amorale. Une autre forme que prend
le débat sur la peine de mort, par exemple, met aux prises ceux qui s’y opposent au
nom du respect dû à la vie humaine et ceux qui la défendent en raison de son effet
dissuasif présumé. Le débat est alors asymétrique: il consiste en une confrontation
indirecte et oblique dans laquelle une justification pratique et une justification morale
12
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
sont invoquées en parallèle sans s’interpeller l’une l’autre. Il n’y a pas alors véritable
échange entre les positions défendues et le débat prend la forme d’un dialogue de
sourds (Gauthier, G., 2013).
Il est possible et assez courant qu’une même position dans un débat soit appuyée par
certains de ses défenseurs sur une justification morale et par d’autres sur une
justification amorale. C’est le cas, par exemple, de débats sur la gentrification. Les
uns appellent à des interventions de l’État afin d’en minimiser les effets en invoquant
la justice sociale alors que d’autres soutiennent les mêmes interventions de l’État en
raison d’une nécessaire mixité sociale conçue de façon seulement sociologique sans
connotation morale (Gauthier, G., 2017a).
Cette éventualité, en liaison avec celle de débats asymétriques, amène à considérer
une thèse forte sur la moralisation du débat public suivant laquelle il n’y aurait pas de
débats intrinsèquement moraux, mais seulement des débats acquérant une incidence
morale du fait du recours à des justifications morales (Gauthier, G., 2017b).
Une fois ainsi généralement située l’inscription des justifications morales dans le
débat public, quelle caractérisation plus précise convient-il d’en fournir? Quelques
traits fondamentaux peuvent être dégagés de la synthèse proposée par Anne Meylan
(2015) des travaux philosophiques menés plus généralement au sujet de la
justification.
Une justification n’est pas une preuve. Ainsi que Meylan le spécifie originellement,
elle est une raison qui motive un individu à avoir une croyance (et aussi un désir ou
une intention) ou à accomplir une action. Être justifiée peut aussi être la propriété des
positions prises dans des débats: la raison ou le motif, épistémique, pratique ou moral,
sur lequel s’appuie un intervenant pour soutenir un point de vue sur une question
controversée. À ce titre, les justifications n’ont pas vocation à la vérité. Quand un
intervenant justifie son point de vue, il ne prétend pas qu’il est vrai, ni que la
justification qu’il invoque est objective. Il spécifie uniquement qu’il a une raison pour
tenir ce point de vue.
Meylan conceptualise ce caractère des justifications en indiquant qu’elles sont
« relatives à l’observateur ». Une justification invoquée à l’appui d’une position est
une raison qu’a un intervenant pour défendre cette position. Elle n’est pas une
inférence rationnelle et peut donc être invoquée à l’appui d’une position sans qu’elle
le fonde véritablement. Parce que relatives à l’observateur, les justifications, ainsi que
Meylan le précise encore, sont faillibles. Le fait de la justification épistémique,
l’utilité de la justification pratique et la valeur ou le principe éthique de la justification
morale peuvent manquer à effectivement justifier la position prise dans un débat.
Autrement dit, les justifications sont sujets à échec: elles peuvent ne pas exercer de
fait le rôle qui leur est dévolu. Les défenseurs d’une position cherchent à atténuer cette
déficience et même à la dissimuler en les énonçant dans une formulation objectivante
qui occulte leur faillibilisme.
13
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Le faillibilisme des justifications leur impose ce qu’on peut appeler, dans la foulée de
la caractérisation qu’en donne Meylan, une exigence de justification des justifications.
Comme une raison invoquée à l’appui d’une position n’est pas forcément une raison
appuyant cette position, il est requis que l’intervenant qui l’invoque soit justifié de la
considérer comme une raison d’appuyer la position. Parce qu’elle est relative à
l’observateur et faillible, une justification ne se satisfait pas elle-même et demande à
être elle-même justifiée. Cette exigence de justification des justifications porte plus
précisément sur l’élément justificateur que doit comporter une justification: sur ce qui
fait qu’elle justifie effectivement une position. Pour le dire autrement, l’exigence de
justification des justifications marque la nécessité pour une justification d’exercer une
fonction justificatrice. Plus précisément, elle requiert d’un intervenant qui prend
position dans un débat qu’il soit en mesure de spécifier en quoi la justification sur
laquelle il fait reposer cette position la justifie.
Il est aisé de voir comment les justifications épistémique et pratique peuvent satisfaire
l’exigence de justification des justifications. D’ordre factuel, la justification
épistémique peut être elle-même justifiée par une démonstration cognitive relative à
un donné. Par exemple, la justification de la gravité de la situation invoquée en appui
à un projet politique prétendant la corriger peut être documentée au moyen
d’exemples, de témoignages ou de statistiques. De façon similaire, une justification
pratique peut être justifiée par la spécification de l’intérêt ou de l’utilité de la position
qu’elle soutient. Par exemple, la justification d’une plus grande efficacité appuyant la
proposition d’une restructuration de services gouvernementaux peut être étayée par
une projection de ses effets bénéfiques sur la qualité des services offerts. L’intervenant
qui préconise un projet politique en raison de la gravité de la situation ou une
restructuration de services gouvernementaux en raison de sa plus grande efficacité
peut faire valoir l’élément justificateur ou la fonction justificatrice des deux
justifications.
La satisfaction de l’exigence de justification des justifications par les justification
épistémique et pratique n’implique pas qu’elles s’imposent de façon décisive dans le
débat dans lequel elles sont mobilisées. Au contraire, elles peuvent être questionnées
et donner lieu à des contestations. Même justifiées, les justifications épistémique et
pratique demeurent relatives à l’observateur et faillibles. Mais, en satisfaisant
l’exigence de justification des justifications, elles fondent, aux yeux de l’intervenant
qui les invoque, la position qu’elles prétendent justifier du fait que leur élément
justificateur ou leur fonction justificatrice est spécifié.
La situation se présente d’une toute autre manière pour les justifications morales. Un
grand nombre de recherches antérieures (Gauthier, G., 2021, 2020b, 2019a, 2018,
2017c) amènent à faire le constat que les justifications morales apparaissant dans les
débats publics manquent à satisfaire l’exigence de justification des justifications.
Quand ils y invoquent des valeurs ou principes moraux en appui à la position qu’ils
défendent, les intervenants n’offrent pas de raison de considérer comme une raison
cette justification morale. Ils ne satisfont pas l’exigence de justification des
14
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
justifications en faisant l’impasse sur son élément justificateur ou sa fonction
justificatrice.
Ce manque n’apparaît pas ponctuel ou occasionnel mais semble plutôt relever d’une
incapacité logique. On ne voit pas, en effet, par quoi pourrait être explicité l’élément
justificateur ou la fonction justificatrice des justifications morales et, conséquemment,
comment elles pourraient satisfaire l’exigence de justification des justifications.
Comment, en effet, justifier la justice sociale invoquée en appui à une meilleure
redistribution de la richesse ou la liberté religieuse invoquée en appui au droit à la
manifestation de l’appartenance religieuse? Dans leur prétention à fonder une
position, les justifications morales posent comme fondamentaux des valeurs ou des
principes. Leur est attribué un caractère transcendantal et auto-justificateur. Ce n’est
pas en soi que cette nature absolue des valeurs et principes moraux fait problème. On
peut tout à fait admettre que la justice sociale et la liberté religieuse n’ont pas en tant
que telles à être justifiées. Mais la transcendantalité des valeurs et principes moraux
ne spécifie en rien l’élément justificateur ou la fonction justificatrice des justifications
morales qu’elles constituent. Que la justice sociale et la liberté religieuse soient des
impératifs qui s’imposent d’eux-mêmes et n’aient pas à faire l’objet de démonstration
n’impliquent pas qu’ils justifient les propositions d’une meilleure redistribution de la
richesse et le droit à l’expression de l’appartenance religieuse.
Les justifications morales ne fondent pas elles-mêmes ou d’elles-mêmes leur usage
justificatif. Pire, leur impuissance à satisfaire l’exigence de justification des
justifications rend circulaire la défense des positions à l’appui desquelles elles sont
invoquées. Ne pas justifier la justice sociale revient à prétendre qu’elle justifie un plus
grand partage de la richesse parce qu’elle est la justice sociale; ne pas justifier la
liberté religieuse revient à prétendre qu’elle justifie le droit à la manifestation de
l’appartenance religieuse parce qu’elle est la liberté religieuse. Si par ailleurs, l’on
cherchait à fonder la justice sociale et la liberté religieuse dans des valeurs plus
fondamentales, on ouvrirait la voie à une régression à l’infini.
La faute du recours aux justifications morales dans le débat public est d’ordre logique.
C’est formellement qu’elles manquent à satisfaire l’exigence de justification des
justifications, à spécifier leur élément justificateur ou leur fonction justificatrice. Elles
laissent ainsi dans un vacuum structurel les positions à l’appui desquelles elles sont
invoquées. Leur prétention justificatrice tourne à vide.
Un déficit argumentatif
Ce n’est cependant pas là une raison suffisante pour appeler à l’exclusion des
justifications morales dans le débat public.
Il importe, à ce propos, de d’abord noter que la faute formelle des justifications
morales n’a pas, sur un plan pratique, grande répercussion dans le déroulement des
débats publics. C’est que l’exigence de justification des justifications est une exigence
de principe. Ce qu’elle impose à un intervenant c’est d’avoir une raison de considérer
15
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
comme une raison la raison qu’il invoque à l’appui d’une position, pas d’exprimer
cette raison. L’élément justificateur ou la fonction justificatrice d’une justification n’a
donc pas à être affiché par l’intervenant qui l’invoque. Il lui est requis uniquement de
concevoir que la justification à laquelle il recourt comporte un élément justificateur
ou exerce une fonction justificatrice et d’être en mesure seulement le cas échéant d’en
rendre compte.
Dans beaucoup, sinon dans la majorité des débats publics, l’exigence de justification
des justifications ne donne pas lieu à l’exposition de l’élément justificateur ou de la
fonction justificatrice des justifications qui y sont présentes. Sans doute afin que le
débat ne se décline pas jusqu’à devenir trop étendu et complexe, les intervenants se
limitent le plus souvent à la discussion des positions qu’ils tiennent et des
justifications sur lesquelles ils les appuient sans traiter du fondement de ces
justifications.
Cela est le cas des justifications épistémique et pratique qui ont capacité à satisfaire
l’exigence de justification des justifications. La plupart du temps, la démonstration
cognitive qui peut justifier une justification épistémique et la spécification d’un intérêt
ou d’une utilité qui peut justifier une justification pratique ne sont pas explicitées. Les
justifications épistémique et pratique se trouvent alors, concrètement, dans la même
situation que la justification morale qui, elle, ne peut pas satisfaire l’exigence de
justification des justifications. Dans la réalité des débats publics, l’élément
justificateur ou leur fonction justificatrice des trois types de justifications restent
inexprimés. Il s’agit là d’une limite, mais, d’un point de vue technique, elle n’affecte
pas les débats au point de totalement les discréditer et de commander leur
disqualification. Bien sûr la justification morale demeure frappée d’une carence
logique dont les justifications épistémique et pratique sont épargnées. Mais, si on
devait pour cette raison interdire le recours à une justification morale dans les débats,
ne devrait-on pas réclamer que soit formulées la démonstration cognitive et la
spécification d’un intérêt ou d’une utilité des justifications épistémique et pratique et,
à défaut, en prohiber également leur usage dans les débats? Dans le premier cas, les
débats publics deviendraient lourds au point d’être difficilement gérables; dans le
second, ils se réduiraient à une peau de chagrin.
C’est cependant une raison plus fondamentale qui milite pour ne pas chercher à
exclure les justifications morales du débat public: elles y sont fort probablement
inéradicables. Comme le montrent les études en psychologie morale, les êtres humains
ont une propension très forte sinon irréfrénable à s’en référer à un cadre moral. Dans
les débats publics, cette inclination prend la forme caractéristique d’un penchant à
fonder dans la moralité, valeurs, principes ou autres éléments éthiques, les positions
défendues. Vouloir les éliminer est une entreprise sans doute vouée à l’échec. Au lieu
de préconiser leur expulsion, mieux vaut chercher à comprendre plus précisément
l’insuffisance de leur recours. Dans l’esprit d’une interprétation généreuse du
septième aphorisme du Tractatus de Wittgenstein, on peut à la fois concevoir la
carence logique des justifications morales et néanmoins prendre acte de leur emploi
en tentant d’en mesurer l’impact. Si l’impératif Ce dont on ne peut parler, il faut le
16
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
taire rejette l’éthique hors de la rationalité mais ne l’évacue pas de l’usage ordinaire
quotidien du langage, pourquoi ne pas admettre le recours aux justifications morales
dans le débat public en précisant leur défectuosité?
Ce n’est pas tant leur carence logique qui fait véritablement problème que leur
déficience argumentative. L’incapacité des justifications morales à satisfaire
l’exigence de justification des justifications vient saboter l’objectif de persuasion
qu’elles sont supposées servir. La caractéristique distinctive du débat public par
comparaison à d’autres contextes d’usage des justifications est sa visée persuasive.
Les intervenants dans un débat cherchent à susciter l’adhésion au point de vue qu’ils
défendent. Les justifications qu’ils présentent à l’appui de cette position sont non
seulement des raisons pour la tenir, mais aussi des raisons qu’ils soumettent à ceux à
qui ils s’adressent afin qu’ils la partagent.
La satisfaction de l’exigence de justification des justifications concourt à cette finalité.
Elle est en quelque sorte une condition facilitante de l’atteinte de l’objectif de
persuasion que poursuivent les justifications (Gauthier, G., 2020a). Pour exprimer les
choses de façon plus théorique, les justifications se déploient dans les débats publics
dans un cadre argumentatif. Dans un débat, la défense d’un point de vue et la
démarche persuasive peuvent être menées suivant deux modalités (Gauthier, G.,
2010). L’intervenant peut formuler un argument, c’est-à-dire l’articulation d’une
proposition et d’une justification. Mais il est également possible à un intervenant de
seulement énoncer une proposition sans la fonder par ou sur une justification.
L’intervenant alors exprime non pas un argument, mais ce qu’on peut appeler par
convention une opinion. Argumenter et opiner sont ainsi les deux modes de prise de
position dans un débat public et les deux façons par lesquelles un intervenant cherche
à persuader. Ils n’ont pas à cet égard le même potentiel. En faisant reposer une
proposition sur une justification, l’argument s’avère plus à même de persuader que
l’opinion qui ne fait qu’avancer une proposition sans l’étayer.
La satisfaction de l’exigence de justification des justifications assure qu’il y a
argument. Ou plutôt, pour le dire à l’inverse, le manque à satisfaire l’exigence de
justification des justifications fait voir que ce qui se présente comme un argument
n’est qu’une opinion ou du moins dépend d’une opinion. La considération du
phénomène argumentatif de l’imbrication permet de le mettre en évidence. Il peut
arriver que la justification d’une proposition soit elle-même une proposition (par
exemple, la justification [La situation est grave] invoquée à l’appui de la proposition
[Le gouvernement doit agir] est elle aussi, à titre d’évaluation, une proposition). Deux
cas de figure sont alors possibles. Soit la justification-proposition est appuyée sur une
autre justification (si, par exemple, [La situation est grave] est appuyée par [Le taux
de chômage s’élève à 10%]), et il y a alors imbrication argument-argument. Soit la
justification-proposition n’est pas appuyée sur une justification et il y a imbrication
argument-opinion.
Dans le cas d’une imbrication argument-argument, l’exigence de justification des
justifications est satisfaite: la justification-proposition est justifiée; dans le cas de
17
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
l’imbrication argument-opinion, la justification-proposition n’est au contraire pas
justifiée et l’exigence de justification des justifications n’est conséquemment pas
satisfaite. L’argument d’une imbrication argument-opinion s’en trouve fragilisé. On
pourrait même considérer qu’il n’est pas véritablement un argument dans la mesure
où il dépend en dernière instance d’une opinion. Chose certaine, on peut certainement
considérer que l’objectif de persuasion est davantage à la portée de l’argument d’une
imbrication argument-argument que de l’argument d’une imbrication argumentopinion dans la mesure où y est fournie une raison pour considérer comme une raison
la raison donnée comme justification à la proposition, c’est-à-dire, donc, qu’y est
satisfaite l’exigence de justification des justifications.
La capacité des justifications épistémique et pratique de satisfaire l’exigence de
justification des justifications les rend aptes à atteindre l’objectif de persuasion de
l’argument dont elles sont partie prenante. Quand leur élément justificateur ou leur
fonction justificatrice peut être explicité, elles peuvent plus facilement susciter
l’adhésion à la position à l’appui de laquelle elles sont invoquées. Si, par exemple, la
gravité de la situation justifiant épistémiquement un projet politique est attestée par
des exemples, des témoignages ou des statistiques, les chances sont meilleures que la
proposition de ce projet politique soit en mesure de persuader. De même, si une plus
grande efficacité justifiant pratiquement une restructuration de services
gouvernementaux est avalisée par une projection de ses effets bénéfiques sur la qualité
des services offerts, la proposition de cette restructuration pourra mieux persuader.
L’imbrication argument-argument auquel donne lieu la satisfaction de l’exigence de
justification des justifications permet aux justifications épistémique et pratique de
mieux contribuer à l’atteinte de l’objectif de persuasion de la position à l’appui de
laquelle elles sont invoquées.
Tout au contraire, l’incapacité d’une justification morale à satisfaire l’exigence de
justification des justifications est un handicap à la visée persuasive de la position
qu’elles justifient. Il peut être plus difficile de persuader de mieux redistribuer la
richesse en raison de la justice sociale et de reconnaître le droit à la manifestation de
l’appartenance religieuse en raison de la liberté religieuse du fait que les deux
justifications restent elles-mêmes sans justification. Cette défectuosité fait en sorte
que les propositions d’une meilleure redistribution de la richesse et de la
reconnaissance du droit d’exprimer ses convictions religieuses prennent place dans
une imbrication argument-opinion qui leur fait perdre une part importante de leur
force argumentative et qui, conséquemment, diminue leur faculté persuasive. À défaut
que soit explicité leur élément justificateur ou leur fonction justificatrice, les
justifications morales sont parties prenantes à une opinion plutôt qu’à un argument
ou, du moins, à un argument dépendant d’une opinion. Il s’ensuit que l’objectif de
persuasion est d’une atteinte plus difficile. Une façon de le faire voir est de relever la
différence des situations dans lesquelles la justification morale, d’une part, et les
justifications épistémique et pratique, d’autre part, placent le destinataire (auditoire
ou allocutaire) à l’intention duquel elles sont invoquées. Parce qu’elle manque à
satisfaire l’exigence de justification des justifications, la justification morale,
contrairement aux justifications épistémique et pratique, ne fournit pas à ce
18
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
destinataire une raison de la considérer comme une raison appuyant la position
qu’elles ont prétention à justifier. Pourquoi, alors, le destinataire adhérerait-il à cette
position? Comment peut-il être persuadé si ne lui est pas exposé l’élément justificateur
ou la fonction justificatrice de la justification qui lui est soumise? Si le destinataire est
persuadé, ce n’est pas par la teneur d’une justification morale, mais, peut-être, par le
simple fait de sa formulation, c’est-à-dire parce qu’elle se propose comme une
justification morale.
La difficulté posée par le recours à des justifications morales dans le débat public n’est
pas qu’elles sont logiquement insuffisantes, mais indigentes sur un plan argumentatif:
en manquant à satisfaire l’exigence de justification des justifications, elles échouent à
jouer le rôle dévolu aux justifications dans l’entreprise de persuasion à laquelle elles
sont censées contribuer. En cela, elles sont réduites à n’exercer qu’une fonction
purement rhétorique au sens péjoratif du terme: alléguer remplir un mandat qu’elles
sont dans l’impossibilité d’effectuer (Gauthier, G., 2017a).
Des critères d’usage des justifications morales
Leur déficience argumentative ne force pas à l’exclusion des justifications morales du
débat public. En prendre acte amène toutefois à l’exploration de critères en fonction
desquels leur recours peut être apprécié. Ces critères ne constituent pas des règles ou
conditions qui détermineraient un emploi correct des justifications morales, mais
plutôt des dispositions d’usage qu’il serait désirable, étant donné leur incomplétude
persuasive, que les intervenants dans un débat adoptent quand ils y ont recours.
D’abord, le recours aux justifications morales pourrait procéder d’un certain esprit de
réserve. Leur faiblesse argumentative devrait inciter les intervenants à une certaine
retenue dans leur utilisation. Associées à des opinions, les justifications morales
servent essentiellement à l’expression de convictions. Rien, a priori, n’interdit
l’affirmation et la défense de préférences idéologiques et existentielles dans la
discussion d’enjeux sociaux. Elles y ont droit de cité et peuvent y jouer un rôle
estimable. Mais les convictions relèvent de dispositions subjectives et émotives qui
comportent également un élément perturbateur pour le débat public. Les justifications
morales ont un certain potentiel à dérationaliser le débat. Elles peuvent être une
source, parmi d’autres, de dérapages dont la peopolisation et la « populismisation »
sont parmi les manifestations les plus évidentes de nos jours. Le maniement des
justifications morales dans le débat public commande une certaine circonspection.
Par ailleurs, en dépit ou peut-être aussi en raison de leur insuffisance, les justifications
morales sont introduites dans le débat public, même au corps défendant des
intervenants, dans une facture péremptoire. Elles se présentent comme des absolus
catégoriques qui tendent à fermer le débat plutôt qu’à l’ouvrir. Ainsi, la justice sociale
et la liberté religieuse sont proposées comme des valeurs inconditionnelles et
incontestables qui tendent à rendre indiscutables (au sens d’impossibles à discuter ou
difficilement discutables) les propositions d’une meilleure redistribution de la richesse
et du droit à la manifestation de l’appartenance religieuse. Celui qui veut s’opposer à
19
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
ces positions ou même seulement les examiner apparaît mettre en cause la justice
sociale et la liberté religieuse et donc contester des vertus auto-satisfaisantes. L’aspect
doctrinaire ou autoritaire des justifications morales fait également en sorte que les
débats où on y a recours prennent davantage la forme d’un affrontement polarisé que
d’un échange, d’un dialogue ou d’une concertation. Les intervenants qui en font usage
pourraient désamorcer ces effets délétères en affichant les justifications morales pour
ce qu’elles sont: des certitudes (croyances, sentiments ou principes) seulement
personnelles qui ne s’imposent pas a priori à tous. Autrement dit, le recours aux
justifications morales devrait être fait dans un esprit de tolérance. Il s’agirait ce faisant
d’atténuer leur effet purement rhétorique et éristique.
Un autre paramètre qui pourrait avec avantage baliser l’usage des justifications
morales dans le débat public serait de spécifier en quoi la référence à l’éthique dont
elles sont l’expression est nécessaire ou judicieuse. L’usage de justifications morales
implique d’emblée que les débats publics dans lesquels elles sont invoquées sont de
nature ou ont une incidence éthique. Or, ce caractère éthique ne va pas de soi. De
nombreux débats sont moralisés par des intervenants sans qu’il soit probant qu’ils
comportent effectivement une dimension morale. Apparaît ainsi aujourd’hui un
phénomène de méséthicisation du débat public: un cadrage moral inapproprié et, dans
certains cas, carrément incorrect de la discussion d’enjeux sociaux (Gauthier, G.,
2019b). En faisant l’effort de préciser en quoi un débat requiert d’être abordé à partir
de justifications morales, les intervenants qui en usent offriraient une démonstration
du bien-fondé de la conception morale qu’ils s’en font. Cet éclaircissement permettrait
une discussion en marge du débat qui en conforterait ou au contraire en émousserait
la consistance morale. En tout état de cause, le risque de méséthicisation s’en
trouverait réduit.
Conclusion
Le recours aux justifications morales dans le débat public comporte bel et bien un
défaut logique. Plus précisément constitutif d’une déficience argumentative, ce
manquement ne nécessite cependant pas l’éviction des justifications morales du débat.
On peut néanmoins induire de la prise en compte de cette défectuosité des désidératas
quant à leur usage.
Peut-être est-ce là un cas paradigmatique d’une faute qui n’a pas à susciter une
condamnation ou une désapprobation rationnelle et qui est susceptible d’une certaine
rédemption ou réhabilitation pratique.
Références
Gauthier, Gilles, « La justification morale dans le débat public. Le cas des
justifications de la liberté de conscience et de religion et d’égalité entre les
personnes dans le débat parlementaire sur la Loi québécoise sur la laïcité de
20
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
l’État », dans Les Études communication publique, cahier no. 24, Département
d’information et de communication, Université Laval, Québec, 2001.
Gauthier, Gilles, « La déficience argumentative de la justification morale dans le
débat public », dans Argumentum, vol. 18, no.1, 2020a.
Gauthier, Gilles, « L’exigence éthique dans le débat public contemporain », dans
Catherine Ghosn, Mohamed Bendahan et Aïssa Merah (dir.), Communication
publique. Espace et citoyenneté, L’Harmattan, 2020b.
Gauthier, Gilles, « Le débat public sur le port de signes religieux par les représentants
de l’État au Québec (2007-2018). Entre accord et désaccord », dans Sociétés
Plurielles, no. 3, 2019a.
Gauthier, Gilles, « Éthique et rationalité. La méséthicisation du débat public », dans
Revue française d’éthique appliquée, no. 7, 2019b.
Gauthier, Gilles, « Le moralisme dans le débat public. Évaluation morale et
argumentation », dans French Journal for Media Research, no. 9., 2018.
Gauthier, Gilles, « La prime rhétorique à l’éthique dans le débat public », dans
Argumentum, vol. 15, no. 1, 2017a.
Gauthier, Gilles, « Qu’est-ce qu’un débat moral? », dans Ethica, vol. 21, no. 1, 2017b.
Gauthier, Gilles, « Y a-t-il une éthique de la liberté d’expression? Le débat public
suite à l’attentat contre Charlie Hebdo », dans Éthique publique, vol.19, no. 2,
2017c.
Gauthier, Gilles, « L’argumentation morale dans le débat public. Une confrontation
asymétrique », dans Ethica, vol. 18, no. 1, 2013.
Gauthier, Gilles, « Le problème du repérage des arguments. Le cas de l’éditorial
journalistique », dans Communication, vol. 28, no. 1, 2010.
Meylan, Anne, Qu’est-ce que la justification?, Vrin, Paris, 2015.
21
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
FAUTES, OFFENSES ET TRANSGRESSIONS
DANS LE DISCOURS DE LA PRIÈRE
Felicia Dumas
Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iași, Roumanie
Abstract. The nouns “faute”, “offense” and “transgression” occur quite often in the French
discourse of the Christian prayer. The aim of this article is to analyse them, from a
discursive point of view, along with the updating of their meaning in some prayer texts in the
Tradition of the Orthodox Church. It is the case of the prayers that are read before and after
the Holy Communion, as well as of those that are part of the funeral services for monks.
These prayers are translated in French by two important translators of liturgical texts:
father archimandrite Placide Deseille and father Denis Guillaume. The article refers,
therefore, to the Orthodoxy that has been ingrained since the beginning of the last century in
France and that has been practiced and experienced in French.
Keywords: French Orthodoxy; discourse of prayer; mistake; offense; transgression.
Argument
Les noms faute, offense et transgression apparaissent assez souvent dans le discours
de la prière chrétienne, en langue française ; des noms plutôt synonymes, qui ont
néanmoins leur propre « personnalité » sémantique. Nous essaierons de les analyser
du point de vue discursif, à travers l’actualisation de leurs significations dans
quelques textes de prières, bien précis. Nous travaillerons sur un corpus constitué
des prières conçues et transmises par la Tradition de l’Église orthodoxe pour être
lues avant et après la communion eucharistique, ainsi que des prières insérées dans
l’office des funérailles des moines, traduites en français par les deux grands
traducteurs des textes liturgiques : le père archimandrite Placide Deseille et le père
Denis Guillaume. Nous ferons donc référence à l’Orthodoxie d’expression française,
enracinée en France depuis le début du siècle dernier (Dumas, F., 2009a), où elle est
pratiquée et vécue en langue française, après un riche et complexe processus de
traduction du grec surtout, de l’ensemble de ses offices et textes liturgiques, et de ses
prières (Dumas, F., 2014).
Fautes, offenses et transgressions en français contemporain
Le dictionnaire Trésor de la langue française informatisé précise les définitions des
trois noms retenus pour notre analyse. Dans le cas du substantif faute, le sens
religieux, qui nous intéresse dans ce travail, est un sens spécialisé, mentionné vers la
fin de l’entrée lexicale qui lui est consacrée. Dans les contextes religieux où il est
22
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
employé avec ce sens, le nom faute est considéré comme un synonyme du nom
péché :
FAUTE, subst. fém.
[…] b) Spécialement. RELIG. Manquement aux préceptes d'une religion. Confession,
absolution des fautes; confesser ses fautes; absoudre les fautes de qqn; pêcheur chargé
de fautes; faute vénielle, mortelle; faute charnelle. Synon. péché. Le long des couloirs
(...) on ne voyait qu'une double rangée de confessionnaux (...) il y avait des prêtres
parlant toutes les langues, pour remettre leurs fautes aux pêcheurs (ZOLA, Lourdes,
1894, p. 127). De quelle faute l'évêque s'était-il accusé à l'abbé Sancerre? De quelle
faute celui-ci avait-il refusé de l'absoudre? (BILLY, Introïbo, 1939, p. 231). La faute
(originelle). Le péché originel. Le baptême qui efface la faute originelle (HUYSMANS,
Oblat, t. 2, 1903, p. 156). On n'ose plus s'élever à sa [d'Augustin] splendide vision de
l'univers, tel qu'il était avant la faute et tel qu'il sera de nouveau dans l'état de gloire
(GILSON,
Espr.
philos.
médiév.,
1931,
p.
127).
(http:
//stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5 /visusel.exe?12;s= 3141829245; r=1;nat=;Sol=1,
consulté le 12 avril 2022)
De son côté, le substantif péché est défini comme étant propre aux religions
monothéistes, et en particulier à la tradition judéo-chrétienne :
PÉCHÉ, subst. masc.
A. RELIG. [Dans les relig. monothéistes, en partic., dans la tradition judéo-chrétienne]
Acte libre par lequel l'homme, en faisant le mal, refuse d'accomplir la volonté de Dieu, se
séparant ainsi de Lui. Synon. faute, coulpe (vx), crime, mal, manquement, offense (à
Dieu), transgression. (http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/search.exe?121;s=314182
9245;cat=0;m= p%82ch %82, consulté le 10 avril 2022)
Son sens est éminemment religieux, et peut engendrer, par extension, un autre, « de
faute quelconque (très souvent dans le domaine moral) ». On remarque donc que
dans ce cas, non seulement le sens religieux est fondamental et premier, mais il peut
s’étendre au domaine profane, où il subit une certaine modification dans le sens
d’une dilution sémantique.
Le nom offense est défini, dans son acception religieuse (mentionnée en dernière
position au niveau de l’entrée lexicale qui lui est consacrée), comme un type
particulier de péché :
OFFENSE, subst. fém.
[…] B. c) RELIG. Péché considéré comme une faute qui outrage Dieu. Expier ses
offenses (Ac. 1798-1878). Devant ce sang versé [par le Christ] pour nos offenses, nous
devons pardonner les offenses de notre prochain qui doit de même pardonner les nôtres
(MONOD, Sermons, 1911, p. 276). (http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.
exe?8;s=3141829245, consulté le 12 avril 2022)
Le sens religieux n’est donc pas principal, mais plutôt un sens auxiliaire,
périphérique, actualisé par ce substantif dans des contextes religieux, qui lui
transmettent leur spécialisation référentielle et sémantique.
23
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Le nom transgression comprend dans sa définition sémantico-lexicale un sens
religieux indiqué en première position lexicographique, en tant que sens définitoire :
TRANSGRESSION, subst. fém. Action de transgresser.
A.
[Corresp. à transgresser A] Transgression religieuse; transgression aux lois de
l'Église, des lois du Ciel; la transgression d'Adam et Eve; pardonner une
transgression. L'activité des membres de la tribu ou du clan est limitée par des
prescriptions rigoureuses dont la transgression est censée mettre en péril la collectivité
dans son ensemble. C'est pourquoi le crime le plus grave est la violation des
tabous (Traité sociol., 1968, p. 214). La transgression d'Antigone n'est pas seulement
d'un autre degré, elle est d'une autre nature qu'une traversée hors des
clous (Th. MAULNIER, Le Sens des mots, Paris, Flammarion, 1976, p. 229).
P. ext. Fait de ne pas se conformer à une attitude courante, naturelle.
(http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3141829245, consulté le 10
avril 2022)
Dérivé du verbe transgresser, qui ne relève pas du lexique religieux, ce nom a donc
un emploi spécialisé, religieux, qui fait référence au christianisme. La transgression
est une faute religieuse, un péché.
Nous avons vérifié la présence de ces noms dans les dictionnaires spécialisés, de
mots chrétiens, et chrétiens-orthodoxes. Le Dictionnaire des mots du christianisme,
le seul qui existe encore à l’heure actuelle en langue française dans ce domaine,
mentionne les noms faute et péché en tant que termes spécialisés, religieux (Le
Tourneau, D., 2005). Quant aux substantifs offense et transgression, ils y
apparaissent en tant que synonymes, au niveau du métalangage explicatif, et non pas
en tant qu’entrées lexicales. Autrement dit, ils ont été considérés par l’auteur (clerc
catholique français) comme non représentatifs pour le domaine que veut définir de
façon lexicographique son dictionnaire spécialisé, à savoir les trois grandes
« branches » du christianisme mentionnées dans le sous-titre : « Catholicisme,
Orthodoxie, protestantisme ». Cette position n’est point surprenante, compte tenu
des emplois religieux de nos substantifs ; à la limite, c’est le choix du nom faute
comme terme spécialisé, chrétien, qui pourrait nous étonner un peu, qui sous-tend la
création d’une entrée qui lui est consacrée. Au contraire, l’absence du substantif
offense pourrait nous surprendre davantage, étant donnée la présence de ce nom dans
l’une des prières définitoires du christianisme, en langue française, dans une version
appelée œcuménique, en tant que synonyme du substantif péché, justement. Il s’agit
de l’oraison dominicale, ou la prière Notre Père, et d’un contexte immédiat où le
substantif offense actualise la signification de faute religieuse, de transgression de ce
type (religieux) : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à
ceux qui nous ont offensés » (https://www.christ-roi.net/index.php/Notre_P% C3
%A8re: Traduction_oecum%C3%A9nique, consulté le 10 avril 2022).
Dans notre Dictionnaire bilingue français-roumain de termes chrétiens-orthodoxes,
nous avons considéré que seul le nom péché pouvait être considéré comme un nom
spécialisé, appartenant au lexique chrétien-orthodoxe ; c’est essentiellement pour
cette raison, ainsi que pour mettre en évidence la richesse d’une typologie des
24
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
péchés, que nous lui avons consacré une entrée lexicale, tant dans la première que
dans la deuxième édition, revue et augmentée de ce dictionnaire :
péché m.
Transgression délibérée des lois de l’Église, des commandements de Dieu, faute morale :
păcat (n.). [...] || le ~ originel (s.n.). Péché commis par Adam et Eve, qui ont transgressé
l’ordre de Dieu et ont mangé de l’arbre de la connaissance du bien et du mal: păcatul
originar (s.n.). [...] || syn. păcatul strămoşesc (s.n.). [...] || ~s contre le Saint-Esprit
(s.n.). Péchés qui transgressent de façon consciente la loi de Dieu et rejettent les œuvres
de la grâce du Saint-Esprit, la foi, l’espérance et la charité: păcate împotriva Duhului
Sfânt (s.n.). [...] || ~s capitaux (s.n.). Péchés qui sont engendrés par la faiblesse de la
volonté humaine, en principe sept (correspondant aux sept passions: l’orgueil, l’avarice,
la luxure, la colère, l’envie, la gourmandise et la paresse): păcate capitale (s.n.). [...] ||
syn. păcate de moarte (s.n.). [...] || ~s mortels (s.n.). Péchés très graves, qui entraînent la
perte de la charité: păcate strigătoare la cer (s.n.). (Dumas, F., 2020, p. 528-529)
Comme on peut le remarquer, pour le définir du point de vue sémantique, nous
avons fait appel à deux des trois noms qui nous intéressent dans ce travail,
transgression et faute : « Transgression délibérée des lois de l’Église, des
commandements de Dieu, faute morale ». Nous verrons que les relations de
synonymie qui fonctionnent et se manifestent discursivement entre ce substantif et
les trois autres dépassent le cadre strict de nature métalinguistique et englobent
également les contextes religieux, de facture liturgique.
Fautes, offenses et transgressions dans le discours de la prière
Au niveau du discours lexicographique, les noms faute, offense et transgression sont
définis comme des formes d’écart par rapport à une norme religieuse : aux lois et
aux commandements de l’Église (chrétienne), à sa doctrine et à sa morale. Au
niveau du discours de la prière, ces écarts font référence à des formes de péché.
Dans de nombreux contextes de ce type de discours, la synonymie avec ce nom est
clairement explicite. Par discours de la prière nous comprenons ici un type
particulier de discours religieux, apparenté au discours liturgique, et constitué de
textes de prière. Nous avons défini ailleurs le discours religieux comme un discours
à référentiel religieux dominant, caractérisé par des traits linguistiques particuliers,
aux niveaux lexical, morphosyntaxique, sémantique et pragma-stylistique (Dumas,
F., 2018). Quant à la prière, nous la comprenons ici dans l’acception de Coseriu,
comme
une unité textuelle appartenant au champ religieux, dans laquelle un sujet humain
(individuel ou collectif) demande, de façon directe ou indirecte, quelque chose à une
Divinité, à un être surhumain perçu comme ayant des attributs surhumains ou une
omnipotence, animé par la conviction que cet être peut (et est disposé à) lui donner ce
qu’il lui demande. (Coseriu, E., 2010)
Ce n’est que le discours de facture théologique qui affine et identifie de façon
détaillée (et précise) les quelques différences spécialisées qui existent entre les
25
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
formes de péché désignées par les noms faute, offense et transgression. Mais il ne
nous intéressera pas dans ce travail.
Comme nous l’avons déjà dit, le corpus de notre analyse discursive est constitué des
prières prévues (par la Tradition de l’Église orthodoxe) pour être lues avant et après
la communion eucharistique, et des prières contenues dans l’office des funérailles
des moines, puisqu’elles font particulièrement référence au sentiment du repentir et
à la prise de conscience des péchés commis, pour lesquels il est demandé le pardon.
Les fautes, les offenses et les transgressions sont mentionnées dans ces textes des
prières en relation avec cette prise de conscience de l’état pécheur du chrétien, et de
son besoin d’être pardonné par Dieu, en vue de s’approcher de Lui purifié, condition
nécessaire pour son progrès spirituel, pour sa sanctification (le but de la vie
chrétienne : Deseille, P., 2012). Cette purification des péchés est requise tant pour
Le recevoir et s’unir à Lui dans la communion eucharistique, que pour Le retrouver
pour l’éternité dans Son Royaume, après la mort. C’est pour ces raisons
théologiques que nous avons choisi ces textes de prière, caractérisés par le plus haut
degré de présence discursive des trois noms soumis à l’analyse.
Ces textes ont été traduits en français du grec par deux moines, un français, le père
archimandrite Placide Deseille et l’autre belge, le père Denis Guillaume. Les
versions françaises du premier ont été publiées dans des feuillets imprimés aux
éditions des deux monastères orthodoxes de tradition athonite fondés par lui en
France, en tant que textes liturgiques, intitulés offices : Office de la sainte
Communion, Office des funérailles d’un moine. En même temps, l’Office de la
sainte communion a été repris et intégré aussi dans le Manuel de prières du chrétien
orthodoxe, publié au même endroit, en 2013. Les traductions françaises de l’ancien
moine gréco-catholique Denis Guillaume, devenu orthodoxe vers la fin de sa vie, ont
été intégrées dans deux livres de culte, un à l’usage des ministres consacrés (prêtres
et évêque : Grand Euchologe sacerdotal et Arkhiératikon ou Pontifical, qui contient
les Funérailles d’un moine ou d’une moniale) et un autre, destiné aux fidèles qui
voyagent et qui veulent continuer leur vie de prière : Le Spoutnik, nouveau
Synecdimos (qui contient deux prières appelées « de la communion »), publiés à
Parme, en Italie.
Les trois noms, faute, offense et transgression, sont réunis dans une prière « avant la
communion », attribuée par la Tradition de l’Église à saint Jean Chrysostome, et
traduite en français seulement par le père archimandrite Placide Deseille :
Seigneur Jésus-Christ, mon Dieu, remets, efface, absous et pardonne les fautes, offenses
et transgressions, que moi, ton serviteur pécheur, inutile et indigne, j’ai commises depuis
ma jeunesse jusqu’à ce jour, que ce soit avec connaissance ou par ignorance, par paroles,
par actions, par intention, par pensées ou par habitude et par chacun de mes sens.
(Troisième Prière de saint Jean Chrysostome, avant la Communion)
C’est un contexte discursif riche en explicitations à la fois sémantiques et
théologiques-spirituels, puisqu’il met en évidence le référentiel désigné par les trois
26
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
substantifs, à savoir les différentes formes de péchés que le fidèle est susceptible de
commettre pendant sa vie chrétienne terrestre. Il s’agit de toute une typologie des
écarts accomplis par rapport à l’enseignement de l’Église (aux commandements
divins et aux préceptes évangéliques), en tant qu’être humain créé par Dieu (fait
d’une âme et d’un corps), doué de raison (et de « connaissance ») et
d’intentionnalité (de libre volonté), et pourvu de « sens », soumis à diverses
tentations. La synonymie discursive des verbes qui désignent l’intervention du
pardon divin à l’égard de ces transgressions (remettre, effacer, absoudre et
pardonner) recouvre la diversité des « solutions » divines proposées pour chacune
de ses catégories de péchés.
Le fragment cité illustre la manifestation discursive de quelques particularités
sémantiques des trois noms qui désignent ces différentes formes de péchés, la faute
étant mise en relation avec la connaissance, l’offense plutôt avec l’ignorance et la
transgression avec l’intention. Nous devons néanmoins remarquer le fait que le texte
de la prière ne nomme pas de façon explicite ces types d’écarts des péchés, les trois
substantifs étant employés en quelque sorte comme des litotes.
Les fautes : la faiblesse anthropologique des chrétiens
Depuis la chute d’Adam et son bannissement du Paradis, l’être humain est soumis au
péché de par sa nature. C’est pour le délivrer de cette imperfection ontologique que
le Fils de Dieu est venu au monde et s’est laissé crucifier. Le Christ s’est incarné et a
accepté de bon gré de mourir sur la Croix pour lui offrir la vie éternelle et la place
qui lui a été accordée depuis le début de sa création, dans le paradis. « Accorde-moi
la patrie désirée, en me refaisant citoyen du paradis », clame le défunt moine dans
l’une des prières qui font partie de l’office des funérailles monastiques (Office des
funérailles d’un moine, p. 12). Le Fils de Dieu s’est fait homme « pour la rémission
des péchés » des êtres humains. Ce syntagme apparaît à plusieurs reprises dans les
prières qui font partie du corpus de notre analyse :
Demandons pour lui au Christ, le Roi immortel et notre Dieu, la miséricorde divine, le
Royaume des cieux et la rémission de ses péchés. (Office des funérailles d’un moine, p.
44)
Les chrétiens baptisés devenus membres de l’Église (Corps du Christ) ont
conscience de la faiblesse anthropologique de leur nature pécheresse, qui les fait
sujets à des fautes. Des trois substantifs mentionnés dans le titre de ce travail, c’est
ce substantif – faute – qui enregistre le plus grand nombre d’occurrences dans les
textes des prières que nous avons choisis pour l’analyse. Le texte de la prière avant
la communion attribuée à saint Syméon le Nouveau Théologien en comprend quatre.
Leur emploi discursif illustre la tension sémantique manifestée entre la conscience
de la condition de pécheur du chrétien et l’espoir dans la miséricorde divine
concernant le pardon de ses fautes, compte tenu de ses efforts repentants :
27
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Tu connais la multitude de mes fautes, tu sais mes blessures et tu vois mes meurtrissures.
Mais tu connais aussi ma foi, tu tiens compte de mon bon vouloir, et tu entends mes
sanglots. Rien ne t’est caché, ô mon Dieu, non Créateur et mon Rédempteur. Tu vois
toutes mes larmes une par une et la moindre partie de chacune d’entre elles. (Prière de
saint Syméon le Nouveau Théologien, avant la Communion, p. 29)
Vois mon humiliation, vois quelle est ma peine, pardonne-moi toutes mes fautes, ô Dieu
de l’univers, afin que je communie à tes vénérables et très purs Mystères, avec un cœur
pur, un esprit plein de crainte et une âme brisée ; car celui qui te mange et te boit avec un
cœur sans souillure est vivifié et divinisé. (Ibidem)
[…] Je m’approche de toi comme tu le vois, avec des larmes et une âme brisée. Accordemoi le pardon de mes fautes et fais-moi participer sans encourir de condamnation à tes
Mystères vivifiants et immaculés afin que, selon ta parole, tu demeures en moi. (Ibid., p.
30)
Si dans ces trois fragments, le nom faute est quasiment synonyme de péché, dans un
quatrième contexte, il désigne un type particulier de transgression ou d’offense,
mentionné à côté des péchés, en tant qu’erreur anthropologique en quelque sorte,
justifiée si l’on peut dire, par la faiblesse de la nature humaine :
Je le sais, ô Sauveur, personne ne t’a offensé plus que moi, ni n’a péché comme je l’ai
fait. Mais je sais aussi que ni la gravité de mes fautes, ni la multitude de mes péchés, ne
surpasse la grande patience de mon Dieu, ni son extrême amour des hommes. (Ibidem)
Le chrétien qui se prépare pour recevoir la communion se tient devant Dieu comme
devant son Père, miséricordieux et rempli d’amour pour ses enfants, et c’est pour
cela qu’il lui parle de fautes, c’est-à-dire des « erreurs » commises qui pourraient lui
déplaire, et non pas de péchés, sanctionnables au niveau canonique, de la morale
religieuse :
Je t’en prie donc : aie pitié de moi, pardonne-moi mes fautes, commises volontairement
ou non, en paroles, en actions, sciemment ou par ignorance. Rends-moi digne de
participer sans mériter de condamnation, à tes Mystères immaculés, pour la rémission de
mes péchés et pour la vie éternelle. (Quatrième prière de saint Jean Chrysostome avant
la communion, p. 33)
Dans les traductions françaises des deux prières consacrées à la communion, une de
préparation et une autre d’action de grâces, réalisées de façon versifiée par le père
Denis Guillaume, le nom faute est employé en tant que synonyme de péché :
Aux ronces de mes fautes viens mettre la flamme, purifie mon esprit et sanctifie mon
âme, illumine mes sens, fais que je sois meilleur, et des clous de ta crainte perce-moi,
Seigneur. (Guillaume, D., 1997, p. 291)
D’ailleurs, pour le même fragment, le père archimandrite Placide Deseille propose la
traduction suivante, où il emploie le substantif péché :
28
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Consume les épines de tous mes péchés. Purifie mon âme, sanctifie mes pensées, fortifie
mes articulations et mes os. Illumine mes cinq sens. Cloue-moi tout entier par ta crainte.
(Prière d’action de grâces de saint Syméon le Métaphraste, p. 39)
Dans la plupart des textes qui font partie de la version française de l’Office des
funérailles d’un moine, réalisée par le père Placide Deseille, le nom faute est
employé également en tant que synonyme du nom péché. Cette synonymie est
illustrée discursivement par l’utilisation du premier à l’intérieur du syntagme « la
rémission des fautes », dont la forme liturgique habituelle, « canonique », est « la
rémission des péchés » :
Toute sainte Vierge Épouse de Dieu, toi qui as enfanté la lumière inaccessible, je te
demande, je te prie et te supplie, ne cesse pas d’implorer le Seigneur pour ton serviteur, ô
Souveraine immaculée, afin qu’il trouve la rémission de ses fautes. (Office des funérailles
d’un moine, p. 30)
Néanmoins, dans deux contextes précis de cet office, le substantif faute exprime un
manquement qui est clairement mis en relation de dépendance avec la nature
humaine soumise au péché, en tant que faiblesse anthropologique de l’être humain,
que Dieu est imploré à pardonner, en vertu de son amour pour les hommes :
Tous, nous te supplions maintenant, ô Christ, et te crions avec componction dans une
prière instante : sois propice à ton serviteur, ô Ami des hommes, et par ta miséricorde
pardonne-lui les fautes, qu’il a commises en action ou en paroles, en être humain qu’il
était. (Office des funérailles d’un moine, p. 42)
[…] Avec tes saints, rends notre frère décédé digne d’habiter dans les parvis lumineux,
dans le sanctuaire où brille la splendeur sans déclin de ta riche bonté, sans tenir compte
d’aucune des fautes de sa vie, toi qui es miséricordieux. (Office des funérailles d’un
moine, p. 43)
Dans les mêmes contextes, le père Denis Guillaume propose quant à lui le substantif
péché, et non pas le nom faute, au niveau de sa version française du même office des
funérailles monastiques. (Guillaume, D., 1992, p. 265)
Le nom transgression apparaît beaucoup moins souvent dans les textes de notre
corpus, uniquement dans les versions françaises du père Placide Deseille, étant
complètement absent des traductions du père Denis Guillaume. Il y est employé
avec le sens de péché :
Ô Maître, Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu, […] ne tiens pas compte de toutes mes
transgressions, commises avec connaissance ou par ignorance, et rends-moi digne de
communier sans encourir de condamnation, à tes saints, divins, glorieux, très purs et
vivifiants mystères. (Première prière de saint Jean Damascène avant la Communion, p. 28)
Dans tous les contextes, sa signification est incompatible avec l’approche de la
sainteté de Dieu, de la gloire, de la pureté et de la divinité du Corps et du Sang de
Son Fils que le chrétien se prépare à recevoir, ou de la sainteté de son Royaume, où
29
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
le défunt aimerait avoir accès (« par ta miséricorde, ne regarde pas ses
transgressions, mais accorde-lui le repos » : Office des funérailles d’un moine, p. 17).
Le substantif offense enregistre le nombre le plus réduit d’occurrences dans les
textes choisis pour faire partie de notre corpus d’analyse. Il n’y est employé qu’une
seule fois, aux côtés des noms faute et transgression dans le contexte cité au début
de ce travail. L’offense est l’action et le résultat d’offenser Dieu par une conduite
qui n’est pas conforme à ses commandements, à la doctrine de l’Église, aux
préceptes évangéliques ; l’actualisation discursive de la signification du verbe
correspondant est plus percutante pragmatiquement que la manifestation du sens de
notre substantif. Le verbe offenser est employé une seule fois dans notre corpus,
dans une prière avant la communion, attribuée à Saint Basile le Grand :
J’ai péché contre le ciel et contre toi [Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu] et je ne suis pas
digne de lever les yeux vers ta haute gloire ; car j’ai offensé ta bonté en violant tes
commandements et en n’obéissant pas à tes préceptes. (Première prière de saint Basile le
Grand avant la Communion, p. 23)
Il est mis en relation discursive avec sa conséquence ontologique principale : l’état
d’indignité dont le chrétien est conscient lorsqu’il prend l’initiative de s’approcher
de la communion aux saints Mystères. Cette prise de conscience déclenche son agir
rituel et liturgique, de demander le pardon dans la prière à celui qui peut le lui offrir,
en échange de son repentir.
Pour conclure : fautes, offenses et transgressions,
autant de manquements humains soumis au pardon de Dieu
Un synonyme des trois substantifs, et surtout du nom faute, apparaît dans l’une des
prières chantées lors de l’office des funérailles des moines, à savoir le nom
manquement. Il désigne toute forme de désobéissance par rapport à la doctrine et
aux lois de l’Église, sans la soumettre (ni de façon dénotative, ni de manière
connotative) au jugement moral (et ecclésiastique), tel que le font sémantiquement
(et discursivement) les noms faute, offense et transgression. Dans le texte de cette
prière, le défunt s’adresse à ses frères spirituels (les autres moines qui font partie de
la même communauté que lui), en leur demandant de prier pour lui, afin que le
Seigneur lui accorde le repos et ne prenne pas en considération ses
« manquements », inhérents à la nature humaine, mais son ardeur et les efforts de
perfection spirituelle entrepris le long de sa vie monastique :
Mes frères spirituels, ne m’oubliez pas quand vous prierez le Seigneur ; […] élevez vos
mains et criez : Seigneur Jésus-Christ, par les prières de celle qui t’as enfanté sans
semence, des saints et des justes, accorde le repos avec les saints à ton serviteur, qui est
parti d’auprès de nous, sans regarder ses manquements, car il t’a suivi avec ardeur et a
pris sur ses épaules ta croix, toi qui es le seul bon et miséricordieux. (Office des
funérailles d’un moine, p. 46)
30
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Il nous semble que l’utilisation du substantif manquement fait référence au
conditionnement imposé par la nature humaine pécheresse à l’agir humain du
chrétien durant sa vie terrestre. Les écarts qu’il peut faire par rapport aux
commandements de Dieu et aux préceptes évangéliques sont commis aussi malgré
sa bonne intention de tout entreprendre selon la volonté de son Créateur ; surtout
dans le cas des moines (et des moniales), ces chrétien(ne)s qui ont choisi
délibérément de suivre le Christ, « en portant sa croix sur leurs épaules », en se
séparant du monde et en embrassant la vie monastique avec ses rigueurs ascétiques
Dumas, F., 2009b).
La mention discursive assez fréquente des fautes (surtout), des offenses et des
transgressions commises durant la vie terrestre par tout chrétien qui en prend
conscience, dans les textes des prières que nous avons choisies pour faire partie de
notre corpus, vise une réponse concrète, rituellement efficace, de la part de Dieu.
L’agir verbal du chrétien, manifesté par la récitation et/ou le chant de ces prières,
réclame donc l’intervention de l’agir divin dans sa vie, sous la forme de la rémission
de ses fautes-offenses-et-transgressions-péchés. Cette rémission veut dire leur
pardon, et équivaut à l’obtention de la vie éternelle, comme le proclame les textes
mêmes de ces prières :
Accorde-moi de recevoir dignement tes divins Mystères avec une conscience pure,
jusqu’à mon dernier souffle, pour la rémission de mes péchés et la vie éternelle. (Prière
d’action de grâce après la Communion, de saint Basile le Grand)
C’est ainsi que rituellement (et liturgiquement, puisque la Communion est actualisée
au cœur même de la Liturgie eucharistique), l’agir humain du chrétien, verbal et non
verbal (qui engage toute sa vie, ses faits et gestes), vise donc la mise en acte de
l’agir divin dans sa vie terrestre. Un agir efficace de par sa nature, qui dépasse les
cadres limités de la vie terrestre et inscrit le chrétien dans un avenir-présent
eschatologique, en lui offrant la vie éternelle dans le Royaume des cieux, afin d’y
être vécue dans l’intimité de son Créateur.
Références
Coseriu, Eugenio, « Orationis fundamenta. Rugăciunea ca text », traducere de
Andreea Grinea, Transilvania, nr. 7-8, p. 1-12, 2010.
Deseille, Placide, archimandrite, Les chemins du cœur. L’Enseignement spirituel des
Pères de l’Église, Monastère Saint-Antoine-Le-Grand, Monastère de Solan,
2012.
Dumas, Felicia, Dicționar bilingv de termeni creștin-ortodocși român-francez,
francez-român, ediția a doua revizuită și îmbogățită, Editura Doxologia, Iași,
2020.
31
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Dumas, Felicia, Le Discours religieux orthodoxe en langue française. Approches
linguistique, traductologique et anthropologique, București, Editura Pro
Universitaria, 2018.
Dumas, Felicia, Le religieux : aspects traductologiques, Craiova, Editura
Universitaria, 2014.
Dumas, Felicia, L’Orthodoxie en langue française – perspectives linguistiques et
spirituelles, avec une Introduction de Mgr Marc, évêque vicaire de la Métropole
Orthodoxe Roumaine d’Europe Occidentale et Méridionale, Iaşi, Demiurg,
2009a.
Dumas, Felicia, « Le moine orthodoxe en France à l’époque contemporaine », in
Annales de Philosophie et des Sciences Humaines, Trois religions un seul
Homme, colloque national et international, tome 2, vol. 24-2009, Presses de
l’Université Saint-Esprit de Kaslik, Liban, p. 235-251, 2009b.
Guillaume, Denis, père, Le Spoutnik, nouveau Synecdimos, Parma, Diaconie
apostolique, 1997.
Guillaume, Denis, père, Grand Euchologe et Arkhiératikon, Parma, Diaconie
apostolique, 1992.
Le Tourneau, Dominique, Les Mots du christianisme. Catholicisme, Orthodoxie,
protestantisme, Paris, Fayard, 2005.
*** Livre de prière, publié avec la bénédiction de l’Archevêque † Joseph d’Europe
Occidentale, Métropolite d’Europe Occidentale et Méridionale, Paris, Éditions
Apostolia, 2014.
*** Manuel de prières du chrétien orthodoxe, Monastère Saint-Antoine-Le-Grand,
Monastère de Solan, 2013.
*** Office de la sainte Communion, Monastère Saint-Antoine-Le-Grand, 1995.
*** Office des funérailles d’un moine, Monastère Saint-Antoine-Le-Grand, 2018.
32
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
TRANSGRESSION ET CULPABILITÉ AU FÉMININ
CHEZ ASSIA DJEBAR
Monica Garoiu
University of Tennessee-Chattanooga, États-Unis
Abstract. The work of Assia Djebar, a prominent figure of North African literature of French
expression, incorporates the themes of transgression and guilt as common threads. In this
article, we will examine how she develops these themes in her autobiographical novel,
“Fantasia” (1985). We will seek to explore the roots of the narrator and other female
characters’ transgressions and feelings of guilt while revealing the condition of women in the
Muslim patriarchal society. We will then dwell on their rapport with the female body, the veil,
love, and autobiographical writing. Although guilt results from transgressing the prohibitions
imposed by the Muslim society, for Djebar it becomes an instrument of emancipation thanks
to her writing in French.
Keywords: Assia Djebar; North-African literature; guilt; transgression; autobiographical
writing.
Introduction
Romancière, dramaturge, historienne et cinéaste, Assia Djebar (1936-2015), de son
vrai nom Fatma-Zohra Imalhayenne, est une figure emblématique de la littérature
maghrébine francophone postcoloniale. Femme arabe à l’écriture française, elle
inscrit ses maints romans, nouvelles, essais et pièces de théâtre dans un entre-deux
géographique et linguistique ayant au centre l’Histoire de l’Algérie, notamment celle
de la lutte contre le colonialisme français. Conteuse de la mémoire algérienne et de sa
propre mémoire, elle se fait le porte-parole de toutes les femmes algériennes
condamnées au silence par les lois patriarchales de la société musulmane.
Le roman autobiographique L’Amour, la fantasia (1985), premier volet du Quatuor
algérien de Djebar, représente une entreprise de recréation historique du début de la
colonisation française d’Algérie : la prise d’Alger en 1830 dans la première partie
intitulée La prise de la ville ou L’Amour s’écrit ainsi que de la résistance algérienne
des années 1840 dans la seconde partie, Les cris de la fantasia. Afin de combler les
lacunes des archives – des récits de guerre des Français – Djebar resuscite, à l’aide de
la fiction, les voix occultées de ses compatriotes. Cette quête historique alterne, tel
dans un jeu de miroirs, avec une quête personnelle, autobiographique de la
narratrice/auteure. Les deux subsistent dans la troisième partie, Les voix ensevelies,
où la romancière entrelace, en montage alterné, les histoires orales des aïeules de sa
tribu, des militantes algériennes de la guerre d’indépendance : elle transcrit leurs
interviews de l’arabe, langue maternelle, en français, langue adverse, tout en les
33
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
complétant par ses propres réflexions. En effet, la problématique de la langue
d’écriture dans cet espace linguistique pluriel où coexistent « le berbère des
montagnes du Dahra et l’arabe de [s]a ville » (Djebar, A., 2008, p. 285), à côté du
français, soutient toute la structure du récit : écrire en langue étrangère évoque,
comme un couteau à double tranchant, une trahison et une renaissance à la fois.
Elevée dans une société où les femmes sont cloîtrées, soumises au pouvoir masculin,
exclues de l’espace public réservé exclusivement aux hommes, Djebar condamne ces
traditions islamiques auxquelles elle avait échappé grâce à la langue étrangère qui
« peut entraîner une libération à travers l’évolution des mentalités provoquée par son
emploi » (Cenitagoya, L., 2005, p. 216). Quoique empreinte d’un sentiment de
culpabilité, « [elle prend] conscience de [s]on choix définitif d’une écriture
francophone qui est, pour [elle] alors, la seule de nécessité » (Djebar, A., 1999, p. 39).
La culpabilité
La culpabilité étant une notion polysémique, l’on doit faire la distinction entre ses
deux sens majeurs : « l’état de quelqu’un qui est coupable d’une infraction ou d’une
faute » et « le sentiment de faute ressenti par un sujet, que celle-ci soit réelle ou
imaginaire » (Dictionnaire Larousse). Notre intention, dans ce travail, est de réfléchir
sur le sentiment de faute. Si la faute est un acte objectif, le sentiment de faute est, par
contre, une émotion subjective.
Notion vaste et ambiguë, la culpabilité renvoie à une multitude de fondements
théoriques. Chez Freud, elle est liée tout particulièrement au complexe d’Œdipe et
résulte d’une tension entre le moi et le surmoi. Chez Paul Ricoeur, il y a un lien
intrinsèque entre la culpabilité et la faute originelle. En outre, dans Finitude et
culpabilité, deuxième tome de sa Philosophie de la volonté, Ricoeur soutient que le
sentiment de culpabilité fait référence à la conscience personnelle intime du sujet
moral. Pour lui, l’aveu, voire l’affirmation d’une conscience coupable, équivaut à
l’expérience de la culpabilité. Il donne ainsi à la culpabilité un rôle productif tout en
la rattachant à une responsabilité dont le sujet porte le poids.
Contrairement à la morale chrétienne, la tradition prophétique musulmane rejette la
préexistence d’une déviation morale dans la nature humaine. Si dans les deux sociétés
il existe un rapport direct entre la culpabilité et la honte, cette dernière engendre, dans
la culture musulmane, un sentiment plus intense : la pudeur. Faisant de celle-ci une
partie centrale de la foi, le discours normatif musulman se focalise sur la culpabilité
du corps féminin et la ségrégation sexuelle de la société. Dans La Domination
masculine, Pierre Bourdieu dénonce le monopole masculin du pouvoir et
l’infériorisation de la femme musulmane qui, obligée d’adopter un comportement
pudique, est censée devenir invisible, muette et aveugle. Son corps, sa voix et son
regard sont une nudité : elle « doit […] renoncer à faire un usage public de son regard
(elle marche en public les yeux baissés vers ses pieds) et de sa parole (le seul mot qui
lui convient est ‘je ne sais pas’, antithèse de la parole virile qui est affirmation
décisive, tranchée, … réfléchie et mesurée) » (Bourdieu, P., 2002, p. 39). Toute
34
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
déviation de ces normes terne l’honneur du patriarche et déclenche le sentiment de
culpabilité chez les femmes musulmanes dont le rôle se limite aux murs du foyer.
Dans notre étude de L’Amour, la fantasia, nous explorerons les sources du sentiment
de culpabilité issu de la transgression des normes morales de la tradition
islamique dans le contexte de la colonisation française afin de mettre en évidence la
manière dont la narratrice/auteure réussit à s’en libérer tout en donnant une voix à ses
congénères.
La loi du père et le corps féminin
Symbole essentiel de l’Islam, le voile est perçu dans le monde occidental comme un
signe d’enfermement et de domination de la femme. Dans la société musulmane, par
contre, il acquiert un rôle protecteur. Si on considère l’histoire du voile, l’on constate
une contradiction quant à de cette protection-même. Au temps de Mahomet, l’on
exigeait que les femmes de celui-ci se voilent dans la rue pour se protéger des attaques
des étrangers. Avec le développement de l’Islam, un renversement de rôles a lieu : le
port du voile devient une norme sociale et éthique imposée à toute femme afin de
protéger l’homme du danger représenté par le corps féminin. Ainsi, comme l’explique
Fatima Mernissi dans Beyond the Veil, la culture islamique considère-t-elle la femme
un être puissant et dangereux qui provoque le désir de l’homme. En l’occurrence, c’est
la nécessité de diminuer le pouvoir de la séduction féminine qui génère la ségrégation
des genres et l’enferment de la femme. Dans L’Amour, la fantasia, Assia Djebar
critique, elle aussi, cette exigence que la femme demeure invisible : « un besoin
d’effacement s’exerce sur le corps des femmes qu’il faut emmitoufler, enserrer, langer,
comme un nourrisson ou comme un cadavre. Exposé, il blesserait chaque regard,
agresserait le plus pâle désir, soulignerait toute séparation » (Djebar, A., 2008, p. 255).
Quant à la narratrice autobiographique, elle se situe à l’entrecroisement de deux
cultures, musulmane et française. Elevée au contact de la culture du colonisateur par
un père instituteur à l’école coloniale, elle n’a jamais dû porter le voile, pouvant
circuler librement dans l’espace public. Grâce à l’école française, elle a aussi échappé
à la claustration à laquelle est condamnée toute femme musulmane. Le père apparaît
ainsi dès la première page du récit comme intercesseur de sa libération :
Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, main dans la main du père. Celui-ci, un
fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il
est instituteur à l’école française. Fillette arabe dans un village du Sahel algérien. (Djebar,
A., 2008, p. 11)
Ainsi, aux yeux de la communauté, le père devient-il coupable d’avoir facilité une
transgression, d’avoir eu le courage de franchir un interdit : « Dès le premier jour où
une fillette ‘sort’ pour apprendre l’alphabet, les voisins prennent le regard matois de
ceux qui s’apitoient dix ou quinze ans à l’avance : sur le père audacieux, sur le frère
inconséquent. » (Djebar, A., 2008, p. 11)
35
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
En tant que patriarche de la famille, le père représente la loi. Bien qu’il libère le corps
de sa fille du joug des traditions islamiques tout en lui faisant le don de l’écriture en
langue française, il demeure le protecteur de la vertu féminine. C’est bien pourquoi la
première lettre d’amour reçue par la narratrice provoque une réaction violente de la
part du père, ayant pour conséquence la « censure paternelle » :
A dix-sept ans, j’entre dans l’histoire d’amour à cause d’une lettre. Un inconnu m’a écrit ;
par inconscience ou par audace, il l’a fait ouvertement. Le père, secoué d’une rage sans
éclats, a déchiré devant moi la missive. Il ne me la donne pas à lire. Il la jette au panier.
[...] Les mots conventionnels en langue française de l’étudiant en vacances se sont gonflés
d’un désir imprévu, hyperbolique, simplement parce que le père a voulu les détruire.
(Djebar, A., 2008, p. 12)
Pour la narratrice, coupable de s’engager dans une correspondance interdite, la
transgression de la loi du père aura des répercussions sévères : dorénavant, il lui sera
impossible d’écrire des mots d’amour en français. Face au « diktat paternel », la
passion et les émotions ne peuvent pas percer les mots, l’amour ne peut pas s’écrire.
Ainsi, quant à l’expression amoureuse, la langue française reste-t-elle un désert : « la
langue française pouvait tout m’offrir de ses trésors inépuisables, mais pas un, pas le
moindre de ses mots d’amour ne me serait réservé… » (Djebar, A., 2008, p. 27). Le
regard inquisiteur du père ne cessera pas de la hanter, même pendant sa nuit de
noces.
En l’occurrence, cette « aphasie amoureuse » amène la narratrice à redécouvrir, « en
miraculée », sa langue maternelle riche, tendre et raffinée, et à se demander si celleci lui permettrait de dire son amour :
Le français m’est langue marâtre. Quelle est ma langue mère disparue, qui m’a abandonnée
sur le trottoir et s’est enfuie ?... Langue-mère idéalisée ou mal-aimée, livrée aux hérauts de
foire ou aux seuls geôliers !... Sous le poids des tabous que je porte en moi comme héritage,
je me retrouve désertée des chants de l’amour arabe. Est-ce d’avoir été expulsée de ce discours
amoureux qui me fait trouver aride le français que j’emploie ? (Djebar, A., 2008, p. 27)
Malheureusement, en choisissant de se séparer de sa langue maternelle et de la
substituer avec la langue française, aride par rapport à la luxuriance de la première, la
narratrice se sentira rejetée par les deux langues quant au discours amoureux. Par
conséquent, elle renonce à écrire l’amour et s’engage à l’écoute des voix des aïeules
de sa tribu.
L’écriture en langue française
Si écrire, pour une femme musulmane, c’est franchir un interdit, écrire en langue
française, langue de l’ancien colonisateur, représente une double culpabilité : c’est un
acte impudique, une démesure qui apporte le déshonneur à la famille. C’est la raison
pour laquelle Djebar, au moment de la parution de son premier roman, La Soif (1957),
avait décidé de prendre le nom de plume qui l’a accompagné pendant toute sa carrière
littéraire et cinématographique.
36
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Pour Djebar, autant que pour la narratrice de L’amour, la fantasia, écrire dans la
langue de l’occupant français constitue un paradoxe. Premièrement, c’est une écriture
salutaire car elle libère son corps et l’écarte de la claustration du harem : il lui permet
de circuler dans l’espace public, contrairement aux femmes reléguées aux travaux
domestiques, sans voix et sans nom. De ce fait, ce don du père devient un voile
salutaire qui la met à l’abri « du coup de sabot à la face [qui] renversera toute femme
dressée libre, toute vie surgissant au soleil pour danser ! » (Djebar, A., 2008, p. 314).
On pourrait ainsi dire que la langue française agit comme un voile invisible et
protecteur tout en lui favorisant le franchissement d’un interdit :
Comme si soudain la langue française avait des yeux et qu’elle me les ait donnés pour voir
dans la liberté, comme si la langue française aveuglait les mâles voyeurs de mon clan et
qu’à ce prix, je puisse circuler, dégringoler toutes les rues, annexer le dehors pour mes
compagnes cloîtrées, pour mes aïeules mortes bien avant le tombeau. (Djebar, A., 2008, p. 256)
Le père, agent de libération de sa fille, se sert, lui aussi, de l’écriture en langue
française pour nommer sa femme dans une lettre. Aux yeux de la communauté, il
devient ainsi coupable d’avoir transgressé une autre loi morale, celle de ne jamais
nommer une femme :
La révolution était manifeste : mon père, de sa propre écriture, et sur une carte postale qui
allait voyager de ville en ville, qui allait passer sous tant de regards masculins, y compris
pour finir celui du facteur de notre village, mon père donc avait osé écrire le nom de sa
femme qu’il avait désignée à la manière occidentale : « Madame untel… » ; or tout
autochtone, pauvre ou riche, n’évoquait femme et enfants que par le biais de cette vague
périphrase : « la maison ». (Djebar, A., 2008, p. 57)
Ecrire le nom de sa femme et forcer le facteur de le lire apparaît donc comme un acte
honteux, équivalant à un dévoilement.
La mère, à son tour, commet la faute de ne pas toujours désigner son mari par « le
pronom personnel arabe correspondant à ‘lui’ » (Djebar, A., 2008, p. 54). Niant la
neutralité requise par la tradition musulmane, elle évoque d’abord son mari par « mon
mari » et plus tard, après avoir fait des progrès dans l’apprentissage du français,
prononce son prénom, Tahar. De ce fait, la mère se distingue de ses interlocutrices
– sœurs et cousines – et acquiert un statut supérieur à celles-ci, celui de femme libre.
C’est grâce à la langue française, donc, que les parents de la narratrice daignent, sans
fausse pudeur, « se nomm[er] réciproquement, autant dire s’aim[er] ouvertement »
(Djebar, A., 2008, p. 58).
Toutefois, comme le constate Milena Horvath, toutes ces transgressions découlant de
l’usage de la langue française sont « rachetée[s] par une double transmission.
Transmission dans l’histoire, que nous appellerons transmission diachronique, et
transmission ou médiation entre deux univers : celui des femmes et celui des hommes,
c’est-à-dire transmission synchronique » (Horvath, M., 1997, p. 341). La narratrice
passe ainsi de l’oral à l’écrit afin de matérialiser la parole des femmes, d’un côté,
transmettre les écrits des chroniqueurs arabes, des officiers français de la guerre
37
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
d’occupation ou des peintres, comme Fromentin, de l’autre côté : « Dire à mon tour.
Transmettre ce qui a été dit puis écrit » (Djebar, A., 2008, p. 187). En effet, « [é]crire
ne tue pas la voix mais la réveille, surtout pour resusciter tant de voix disparues »
(Djebar, A., 2008, p. 285).
Cependant, hormis ce côté positif, l’écriture en langue française se charge aussi de
connotations négatives. Comme nous l’avons déjà souligné, cette langue est celle du
colonisateur : une langue adverse, « marâtre », souillée du sang de ses aïeux. Pour la
narratrice, elle devient ainsi un agent destructeur qui la pousse à franchir un interdit,
d’où son sentiment de culpabilité. C’est bien pourquoi cette langue de l’espace public
ne pourra jamais peindre son univers intérieur : « J’écris et je parle français au dehors :
mes mots ne se chargent pas de réalité charnelle » (Djebar, A., 2008, p. 261).
Antithétique, la langue de l’Autre, libère et empoisonne à la fois, ainsi que l’évoque
la métaphore de la tunique de Nessus : « La langue coagulée des Autres m’a
enveloppée, dès l’enfance, en tunique de Nessus, don d’amour de mon père qui,
chaque matin me tenait par la main sur le chemin de l’école. Fillette arabe, dans un
village du Sahel algérien… » (Djebar, A., 2008, p. 302). L’image réitérée de la fillette
arabe tenant son père par la main se réverbère, à l’excipit du roman, dans une autre
image, celle d’une main coupée trouvée dans le sable par le peintre Fromentin,
« seconde silhouette paternelle » (Djebar, A., 2008, p. 313) :
Eugène Fromentin me tend une main inattendue, celle d’une inconnue qu’il n’a jamais pu
dessiner. En juin 1853 […] il visite Laghouat occupée après un terrible siège. Il évoque alors
un détail sinistre : au sortir de l’oasis que le massacre, six mois après, empuantit, Fromentin
ramasse, dans la poussière, une main coupée d’Algérienne anonyme. Il la jette ensuite sur
son chemin. Plus tard, je me saisis de cette main vivante, main de la mutilation et du souvenir
et je tente de lui faire porter le ‘qalam’ [le stylo, en arabe]. (Djebar, A., 2008, p. 313)
La main coupée dont se saisit la narratrice s’associe et à la main libératrice du père et
à la main qui écrit, tout en constituant une métaphore qui traverse le récit entier, celle
de l’écriture féminine. Matérialiser la voix plurielle de ces femmes algériennes
mutilées par les guerres, déterrer leurs histoires devient un impératif absolu pour la
narratrice et pour Djebar dont l’œuvre entière est hantée par l’effacement des femmes
du discours de l’Histoire d’Algérie.
L’image contradictoire de l’écriture en français dans L’amour, la fantasia est, peutêtre, la plus évidente quand il s’agit de l’autobiographie. La narratrice djebarienne est
bien consciente du rôle de la langue étrangère qui la protège tel un voile : c’est grâce
à celle-ci qu’elle peut se raconter dans la société musulmane qui interdit aux femmes
le droit de s’exprimer à la première personne. Pourtant, le scandale de dire « je » dans
la langue de l’Autre en tant que femme – geste impudique, mais nécessaire – équivaut
en même temps à un dévoilement :
Parler de soi-même hors de la langue des aïeules, c’est se dévoiler certes, mais pas
seulement pour sortir de l’enfance, pour s’en exiler définitivement. Le dévoilement, aussi
38
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
contingent, devient, comme le souligne mon arabe dialectal du quotidien, vraiment « se
mettre à nu ». (Djebar, A., 2008, p. 224)
Cette double transgression entraîne l’échec de l’autobiographie djebarienne.
Contrainte à se servir de la fiction comme d’un voile protégeant l’intime, Djebar
rattache sa voix à la voix plurielle de ses aïeules afin d’élaborer une autobiographie
polyphonique féminine :
L’autobiographie pratiquée dans la langue adverse se tisse comme fiction, du moins tant
que l’oubli des morts charriés par l’écriture n’opère pas son anesthésie. Croyant « me
parcourir », je ne fais que choisir un autre voile. Voulant, à chaque pas, parvenir à la
transparence, je m’engloutis davantage dans l’anonymat des aïeules. (Djebar, A., 2008, p. 302)
Conclusion
En guise de conclusion, l’on peut affirmer que l’écriture de Djebar se situe dans un
entre-deux linguistique et culturel, la langue française la mettant en rapport avec les
anciens colonisateurs et ses ancêtres à la fois. Afin de compenser l’amnésie du passé,
retrouver ses racines, ainsi que pour mettre à nu sa subjectivité, elle se détache du
sentiment de culpabilité et se sert de l’écriture de l’Autre comme d’une forme de
résistance qui la libère des contraintes perpétuées par la société islamique.
Chez la narratrice/auteure, l’acte de résistance, voire d’émancipation, passe par le
père, responsable de son éducation française. Tiraillée entre les langues de son enfance
et la langue française, symbole de la violence coloniale, elle défie, par son écriture, le
pacte du silence et la honte du corps féminin dont souffre toute femme musulmane.
Courageuse et révolutionnaire, elle se met à l’écoute des voix de femmes tout en leur
offrant une écriture autobiographique plurielle qui l’inclue elle aussi. En ce sens, ces
cris deviennent une expression de la résistance féminine et de la liberté. Toutefois, sa
tentative de libérer ces femmes, anciennes héroïnes de guerre, de l’enfermement
s’avère vouée à l’échec car, à la fin du roman, elles retournent toutes à l’espace
intérieur où elles demeureront claustrées jusqu’à la fin de leur vie.
Pour ce qui est de la langue française, elle est à la fois protection et douleur, mais c’est
grâce à elle que la narratrice peut pénétrer, dévoilée dans l’espace public réservé aux
hommes. Instrument de la résistance, cette langue « marâtre » est celle qui la ramène
aux cris étouffés des femmes emmurées, celle qui parvient à tirer de l’oubli les
victimes de la guerre afin de les ressusciter à travers l’écriture. Dans les mots d’Assia
Djebar :
[L’écriture en français] ne peut aller que dans le sens d’une résistance contre les
mouvements de régression, contre les mouvements d’amputation. Petit à petit, l’on
s’aperçoit que même si l’on écrit dans la langue de l’autre, même si l’on écrit dans la langue
du père et peut-être après tout, parce qu’on écrit la langue du père, finalement il s’agit d’une
certaine maturation de la révolte : d’une résistance fondamentale que l’on traduit dans des
fictions. (Djebar, A., 1990, p. 79)
39
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Références
Bourdieu, Pierre, La domination masculine, Seuil, Paris, 2002.
Calle-Gruber, Mireille, « L’amour-dans-la-langue-adverse. Assia Djebar et la
question de la littérature francophone » dans Annie D. Rosenman et Lucette
Valensi (dir.), La guerre d’Algérie dans la mémoire et l’imaginaire, Bouchène,
Paris, 2004, p. 247-256.
Chih, Zineb, « L’Amour, la fantasia d’Assia Djebar : de l’écriture autobiographique à
l’écriture des cris », Synérgies Algérie, no. 21, 2014, p. 29-43.
Déjeux, Jean, La littérature féminine de langue française au Maghreb, Khartala,
Paris, 1994.
Djebar, Assia, L’Amour, la fantasia, Albin Michel, Paris, 2008.
Djebar, Assia, Ces voix qui m'assiègent... en marge de ma francophonie, Albin
Michel, Paris, 1999.
Djebar, Assia, « Assia Djebar aux étudiants de l’Université à Cologne », Cahier
d’études maghrébines : « Maghreb au féminin », no. 2, 1990, p. 80-83.
Gale, Beth, « Un cadeau d'amour empoisonné : Les paradoxes de l'autobiographie
postcoloniale dans L'Amour, la fantasia d'Assia Djebar », Neophilologus: An
International Journal of Modern and Mediaeval Language and Literature, vol. 86,
no. 4, 2002, p. 525-536.
Gans-Guinoune, Anne-Marie, « Autobiographie et francophonie : cache-cache entre
‘nous’ et ‘je’ », Relief, vol. 3, no. 1, 2010, p. 61-76.
Gauvin, Lise, L’écrivain francophone à la croisée des langues. Entretiens, Khartala,
Paris, 2009.
Horvath, Milena, « Voix écrites dans L’amour, la fantasia d’Assia Djebar », Revue
d’Etudes Françaises, no. 2, 1997, p. 329-345.
Labra Cenitagoya, Ana Isabel, « Hors du harem linguistique : identité féminine et
langue d'écriture chez les romancières maghrébines », Actas do i simposio
internacional sobre o bilingüismo, 2005, p. 211-221.
Laghouati, Sofiane, « Les je(ux) de partitions d’Assia Djebar : un Quatuor algérien
pour corps féminin », Tangence, no. 103, 2013, p. 31-56.
Matu, Florina, « La honte et la culpabilité dans les récits algériens, expressions de la
crise identitaire au féminin », Acta Iassyensia Comparationis, no. 13, 2016, p. 2936.
Mernissi, Fatima, Beyond the Veil: Male-Female Dynamics in Modern Muslim
Society, Indiana University Press, Bloomington, IN, 1987.
Redouane, Najib et Yvette Bénayoun-Szmidt (dir.), Assia Djebar, L’Harmattan, Paris,
2008.
Ricoeur, Paul, Philosophie de la volonté II. Finitude et culpabilité, Points, Paris, 2009.
Rocca, Anna, Assia Djebar, le corps invisible. Voir sans être vue, L'Harmattan, Paris,
2005.
40
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
ORESTIE BATAILLIENNE :
LES EXPÉRIENCES DE LA FAUTE
Rodolphe Perez
Université de Tours, ICD, EA6297
Abstract. Crossing the reference to antiquity and the Christian reference, the figure of the
guilty seems to be omnipresent in the thought of the writer Georges Bataille. Indeed, anyone
who opposes the law is guilty, and therefore always guilty in terms of a norm. We can therefore
put forward the hypothesis of a positive side of the culprit as the one who opposes: isn't
Antigone guilty of a desire for justice? The Bataldian text allows for the emergence of a
liberating image of guilt as a voluntary and transgressive breach of the diktat of rationality.
If Bataille's first fictions show an essentially oedipal fault, it seems that the transgressive
gesture of the culprit is increasingly directed towards a praise of a poet-Oreste as the one
who, thwarting the authority of power, embodies the exhilarating reverse of crime. Orestes
appears as the one who is finally guilty of an overreach of the city that repudiates him for a
just fault. Reinvesting Aeschylus' Orestes as well as Racine's Orestes in love, Bataille shows
how the threshold of madness, where the fault gangrenes man's spirit can prove to be a passage
towards a moral and intellectual liberation. The experiences of the novel L'Impossible and the
novel Le Petit bear witness to this. But it is also in the search for the Atheological Summa that
an interrogation of crime as a moral of the self is played out, notably in the diary of The Guilty
or in The Alleluia – Catechism for the Outcast. This article therefore intends, through an
examination of Bataldian orestia, to highlight the importance of fault and guilt as the motors
of human emancipation in the face of the law, which alienates the instinct and opposes the
epiphanic transgressive gesture.
Keywords: Oreste; madness; fault; transgression; crime.
L’œuvre romanesque de Georges Bataille est traversée par la figure du coupable :
celui qui commet la faute. Elle symbolise la manifestation d’un élément hétérogène :
ce qui viendrait briser le consensus du rationnel et du raisonnable. Dans son roman
L’Impossible, la figure d’Oreste tend à cristalliser ce mouvement typique de la
réflexion bataillienne, justifiant dans la scène fictionnelle l’épiphanie marginalisante
de ce qu’il nomme « expérience intérieure ». Oreste, coupable finalement acquitté
dans sa cité, celui qui a tué mère et oncle pour venger le père, s’oppose à l’autorité du
pouvoir. Un temps paria, exclu, il incarne la marge et la différence, envers jouissif du
crime. Et dans son catéchisme, L’Alleluiah, nourritures terrestres pour vicieux, le
conseil est de s’y abandonner tout à fait : « les furies aux chevelures de serpents sont
les compagnes du plaisir. Elles t’accompagneront la main, – te gorgeant d’alcool »
(Bataille, G., 1971, p. 204). Tout concourt à l’impossible ivresse chez Oreste qui, dans
le roman, répète un mantra racinien de ces « serpents qui sifflent sur nos têtes »,
tentation de qui, au seuil, hésite encore. Ici réinvestie, la figure d’Oreste semble
incarner l’homme qui, dans une cité qui nie son instinct, recherche sa propre perte
41
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
dans une soif du transgressif. La subversion apparaît comme une manière de
métamorphoser le sujet dont l’intimité est, pour Bataille, niée par la loi et l’assignation
à un pragmatisme sclérosant. La référence antique invite ainsi à une relecture critique
du rôle de l’instinct et du vice dans l’anthropologie bataillienne. Aussi s’agira-t-il plus
largement d’étudier les ramifications de la métaphore orestienne dans l’œuvre de
Bataille, comme expérience de la faute et affirmation d’une culpabilité ancrée.
Imaginaire bataldien de l’Antique
Si cela ne semble pas d’emblée évident, le texte de Bataille est marqué par une
constante réflexion sur l’Antiquité, source d’inspirations et de références. D’une part,
l’héritage nietzschéen dans lequel s’inscrit l’auteur puise évidemment et avec
abondance dans la figure de Dionysos pour ce qu’il incarnerait de l’excès, du refus
d’une certaine norme, pour ce qu’il représenterait d’instinctif en l’homme. Autrement
dit, il symbolise, chez Bataille – s’il s’agit d’être au moins schématique – une perte
positive de la raison, raison entendue comme loi, règlement. Et l’homme, s’il veut
viser une certaine authenticité, en dehors de l’injonction sociale, doit faire l’épreuve
de ce que Bataille nomme une « pure perte » ou une « dépense », dépense de soi,
dépense ontologique donc qui correspond à un sacrifice, fût-il un sacrifice
métaphorique évidemment du masque social. Le rire, la fête, l’érotisme sont autant
d’éléments qui, dans la pensée bataillienne, ouvrent la voie à une dépense. Il s’agit
donc d’une épreuve de la dé-raison, une anti-rationalité, qui puise dans une énergie
dionysiaque. On pourrait donc parler ici, dans une perspective à la fois philosophique
– en ce qu’elle touche à l’ontologie – et à la fois politique – pour ce qu’elle parle du
collectif – d’une constante de la figure antique, une figure de la transgression. La
transgression étant, chez Bataille, une mise en jeu de soi comme épreuve de l’interdit.
Elle est aussi une façon de procéder à une expérience qu’il qualifie d’intérieure.
L’épreuve de l’excès étant ce qui excède, dépasse et dépense le donné, le normé. Or,
ce qui caractérise aussi Dionysos est cette façon d’être toujours étranger, de se
déraciner – quitter Gaïa, quitter l’ordre stable, pour faire l’épreuve d’une différence.
D’autre part, l’autre référence à l’Antiquité, assumée, chez Bataille, est l’Œdipe. Le
premier texte de Bataille, Histoire de l’œil, paru en 1928, est le fruit d’une
psychanalyse où Bataille liquide la figure du père, opérant, dit-il, une décharge
(autrement dit, pour reprendre le vocabulaire qu’il élabore par la suite, une dépense).
Le père est l’aveugle, qui ne voit pas ce fils qui, lui, le regarde. Et cette image du père
cristallise chez Bataille bien des éléments de la pensée à venir, notamment le lien entre
la dépense physique – celle du père malade – et l’image de l’extase face à celui qu’on
regarde les yeux révulsés alors qu’il urine. Voilà un second point, bien plus intime et
autobiographique, mais qui ne manque pas d’irriguer l’écriture ni même d’encourager
Bataille lui-même à se faire étranger par un recours fréquent et ludique au
pseudonyme. Et ce second point met en évidence des éléments nettement saillants
comme l’idée de culpabilité : Bataille est celui qui n’est pas reconnu, caché face à
l’œil pourtant ouvert du père, qu’il observe longtemps. Si ces deux polarités
structurent l’imaginaire antique de la pensée bataillienne, une figure semble les relier
qui serait celle d’Oreste. Oreste, autre Œdipe, celui qui implique à chaque fois une
42
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
reconnaissance, un dévoilement. Oreste encore, étranger, coupable adoré, Oreste
pourchassé, au seuil de la folie, donc de la dé-raison.
La figure du coupable est omniprésente chez Bataille. Or, il semble que se dessine une
vision positive du coupable, du moins d’une culpabilité à l’envers : le coupable serait
celui qui, poussant à l’excès une idée du crime, se libérerait. Le crime est entendu
alors comme transgression heureuse, comme dignité ontologique face à l’oppression
de la loi et de la raison. C’est en ce sens sans doute que la figure d’Oreste rejoint celle
du coupable et du criminel dans l’imaginaire bataldien. Pour Oreste « l’angoisse est
le serpent, c’est la tentation » (Bataille, G., 1971, p. 214), la possibilité perpétuelle de
la chute, d’une mise en jeu ontologique. Ce serpent tentateur, bien entendu, a à voir
avec l’idée de Mal dans la pensée chrétienne. Bataille opposant une épreuve
souveraine du Mal à la soumission de l’homme à une morale du Bien au mépris de
son propre instinct.
Imaginaire bataldien de l’Oreste
En 1943, Georges Bataille travaille à plusieurs projets. L’Expérience intérieure,
volume philosophique important, paraît cette année-là. Dans le même temps il évoque
un texte qui ne verra jamais le jour, « Le Devenir Oreste ou l’exercice de méditation ».
Ce texte ne verra jamais le jour comme tel, toutefois, Devenir Oreste s’intégrera dans
un autre texte, tandis qu’une Méthode de méditation est publiée en 1947, comme suite
à L’Expérience intérieure. Ce projet de l’Expérience intérieure est la pierre angulaire
d’une somme plus globale, intitulée la Somme athéologique, qui vise à élaborer un
système de pensées post-nietzschéen, ou une réflexion sur l’homme privé du divin.
Ces différents travaux élaborent dans le même temps une réflexion sur cette fameuse
mise en jeu du moi dans une épreuve du non-sens : Dieu étant le garant d’un sens,
Dieu a laissé un vide et donc une absence de sens. Il est intéressant de voir combien
ces travaux de Bataille s’appuient sur la figure d’Oreste. Dans une lettre à Jean
Lescure, qui dirige alors la revue Messages, datée de juin 1943, Bataille évoque ceci :
J’ai donc envisagé de finir en quelques jours un livre ébauché. Le titre en est (pour l’instant
du moins mais sans doute est-ce un titre définitif) Le Devenir Oreste ou l’exercice de la
méditation. C’est une protestation véhémente contre l’équivoque de la poésie (la poésie se
contente d’évoquer Oreste, il faut l’être, pour cela revenir à l’attention calme – au lieu de
l’impatience moyenne du poète – s’enfoncer lentement et sûrement dans le possible de
l’homme, devenir ainsi l’homme qui met la nature en question, devenir la mise en question
pure de tout comme un accomplissement de l’homme). (Bataille, G.,1998, p. 192)
Se dessine ici ce qui deviendra un élément essentiel de la pensée bataillienne : une
critique de la poésie comme mensonge. La poésie telle que nous la connaissons, selon
Bataille, n’est qu’une fiction qui reconduit l’inauthenticité du réel parce qu’elle met
entre l’homme et ce qu’elle désigne une séparation. Il faudrait, en réalité, une poésie
qui se vive à la lecture, qui soit un sacrifice de soi, dirait Bataille. Oreste, bien peu
poète pourtant, est celui qui met le plus en jeu cela puisqu’il nie l’équivoque que
dénonce l’auteur. Oreste donc, figure de l’anti-équivoque, en ce qu’il coïncide
authentiquement – souverainement – avec lui-même dans sa propre expérience-limite
43
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
de la dé-raison. Une poésie authentique serait celle de l’agitation, qui ne nie pas la
violence et la démesure en nous, une poésie qui nous assaille.
Dans une lettre écrite à la même époque à son ami écrivain Michel Leiris, Bataille
évoque la pièce de Sartre, Les Mouches, montée au début du mois de juin et dont il
vient de commencer la lecture. Cette pièce, rappelons-le, est une adaptation de
l’histoire d’Electre et Oreste. Voilà ce qu’écrit Bataille :
J’ai lu Les Mouches. Je suis gêné pour en parler. Tu as vu que Sartre a fait des livres de
Blanchot l’objet d’articles des Cahiers du sud. J’ai appris qu’il continuait avec moi…
D’ailleurs j’aime mieux Les Mouches depuis que je le sais. Auparavant j’en avais lu trois
pages dans une revue qui m’avaient coupé l’envie de lire le reste… […] C’est une
fabrication (même avec des faiblesses – un langage qui ne porte guère, à la lecture du
moins). Ne trouves-tu pas qu’en finir de cette façon avec la culpabilité est au fond
superficiel ? Si Sartre avait commis un crime… Je n’aime pas du tout cette opposition entre
l’homme dans l’erreur et l’homme dans le vrai : elle me paraît abstraite et Sartre a dû
compresser les choses en donnant un côté flottant et même trouble à son Oreste. (Bataille,
G., 1998, p. 194)
Au début de la lettre, Bataille évoque en fait une critique très violente que Sartre fait
de L’Expérience intérieure, critique qui fera date, et qui accuse Bataille d’être un
« nouveau mystique », un pascalien, ce qu’il s’inscrit une historicité du divin. Or, c’est
précisément autour de cette question que l’idée de culpabilité fait sens. Et Bataille
reproche ainsi cette absolution existentialiste du coupable. La culpabilité est cette
criminalité qui doit pousser le sujet ontologique au sacrifice de sa propre rationalité.
Il ajoute plus loin, à propos de la figure du coupable et de son texte Le Petit, très bref
roman paru en 1943 également sous le pseudonyme Louis Trente : « Comment un
coupable qui n’est pas gai pourrait éviter le remords ? Mais une gaieté de coupable (je
veux dire une innocence de coupable) demeure, il me semble, ce qui reste de plus
inaccessible dans le monde. » (Bataille, G., 1998, p. 195) Ces quelques lignes
montrent l’importance d’une réflexion de Bataille au sujet de la culpabilité. Dans ce
même texte, où il évoque assez clairement le complexe d’Œdipe, Bataille révèle un
profond sentiment de culpabilité à l’égard de son père, abandonné au début de la
première guerre mondiale lorsque le jeune Georges et sa mère ont fui. On trouve
également cette évocation d’une gaieté de coupable, c’est-à-dire d’une position
positive, donc assez inattendue, de la culpabilité. Mais aussi l’étranger : celui qui a
quitté sa terre, portant la culpabilité de ce départ avec lui.
Effectivement la pièce de Sartre met en scène le retour d’Oreste à Argos, alors que la
ville est envahie par les mouches. Tous les habitants sont rongés par leur propre crime.
Finalement Oreste croise une sorte de figure christique puisqu’il endosse ses propres
péchés, libère le peuple, et part. Il conserve une position antique : celle de l’étranger.
Il n’empêche que ce texte de Sartre a le mérite de faire réagir Bataille lequel définit
assez clairement sa propre vision de la figure d’Oreste, précisément dans une vision
positive du coupable. C’est en ce sens que Bataille ajoute enfin à Leiris : « Pour le
coupable, je ne vois d’issue, moi, que dans la persévérance dans le crime, […] la
44
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
persévérance gaie. La liberté de Sartre est rationnelle et c’est tout. » (Bataille, G.,
1998, p. 195)
C’est bien une manière de fabrication qu’il reproche à Sartre, la fabrication ou à la
fois l’équivoque de la poésie (le caractère construit, littéraire) et à la fois le caractère
discursif, ou construction de la raison, là où la poésie devrait être, par sa force, une
construction de la déraison. Ou une déconstruction de la raison. La poésie, comme le
propos de Sartre, manque de réalité. On trouve des propos similaires dans une autre
lettre à Leiris, datée du 14 juillet 1943.
…j’écris un livre contre l’ « équivoque poétique ». Ce qui en ressortira de plus clair est
d’ailleurs la souffrance résultant de l’irréalité de la poésie (alors que l’attitude religieuse
consisterait à croire en elle, à tenir pour vraies des révélations de l’état poétique). Ce que
je veux, c’est être ce qu’évoque la poésie, c’est-à-dire ce qu’elle crée de toutes pièces.
(Bataille, G., 1998, p.198)
Il y a, au risque d’un anachronisme, l’appel à une performativité de la poésie.
Quelques semaines plus tard, Bataille s’entend avec Raymond Queneau pour que son
texte « L’Amitié » change de titre ; paru en 1940 en revue ce texte deviendra donc le
premier chapitre d’un volume plus conséquent : Le Coupable. Assez rapidement, bien
des choses tourneront autour de cette figure. Et ce qu’elle incarne d’un projet
ontologique plus vaste. Dans une lettre à Queneau, de juillet 1943, Bataille reprend
des éléments qu’il a pu écrire à Leiris.
Voici comment j’envisagerais les choses. Il s’agit d’un essai intitulé le Devenir Oreste ou
l’Exercice de méditation. […] Rien à voir en tout cas dans ce livre avec Les Mouches. Il
s’agit pour moi de dire : la poésie évoque Oreste (je songe à celui du Pour qui sont ces…),
il faut devenir ce que la poésie ne peut qu’évoquer, il faut être Oreste (il faut que l’être
calme et disposant de toutes les facultés de l’homme connaisse encore l’état d’Oreste, c’està-dire l’entière mise en question de ce qui est). C’est en même temps une diatribe contre
les poètes (du moins contre l’équivoque qu’ils ont introduite) et un manuel de méditation.
(Bataille, G., 1998, p. 199)
Au même moment Bataille termine la rédaction du Coupable, ce texte qui intégrera la
somme athéologique. D’Oreste, Bataille reprend surtout la figure racinienne, que l’on
trouve dans la pièce Andromaque, créée à l’hôtel de Bourgogne le 17 novembre 1667.
Cette pièce a le mérite de mettre au cœur de la réflexion sur la culpabilité, l’enjeu
amoureux. Elle recouvre donc une dimension ontologique puissante. On y trouve un
Oreste qui enlève Hermione, dont il est épris, laquelle exige de lui la mort de Pyrrhus,
une mort qui doit être donnée en public. Or, Hermione contentée, elle se suicide. C’est
encore un Oreste en fuite, paria, qui achève la pièce. Oreste fou, Oreste déraciné,
fuyant. Des thématiques que Bataille place dans son écrit Le Petit, de 1943. On peut
par exemple lire au début du texte :
Bannir une part de l’homme et la priver de vie, imposer à tous, par une incompréhension
malade, l’exil d’une part d’eux-mêmes…
45
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Saisi de honte, renier l’horreur que l’on a sous soi, s’absorber niaisement dans le rêve d’un
homme qui serait ce mensonge, escamotage de ce qu’il a sous lui… (Bataille, G., 1995, p. 9)
Ce qui me semble intéressant ici est de voir comment en réalité l’idée d’une étrangeté
à sa terre devient métaphoriquement une étrangeté à soi, un sentiment de non
coïncidence avec un soi authentique (reproche fait, également, à la poésie). Étranger
est celui qui laisse une part de lui-même aliéné. D’ailleurs, c’est bien en ce sens que
Bataille réhabilite la folie – et ce n’est pas un hasard si, plus tard, Foucault citera et
commentera abondamment Bataille – en ce qu’elle ne serait pas la manifestation d’une
déviance condamnable mais plutôt le sursaut authentique d’une part en nous que
l’effort civilisationnel opprime : elle serait le relent d’une vérité du moi.
Plus loin, dans le récit, un propos bien plus autobiographique témoigne de cette quête
d’une généalogie, intime ou mythologique : « Si j’évoque une enfance souillée et
enlisée, condamnée à dissimuler, c’est la voix la plus douce en moi qui s’écrie : je suis
moi-même le ‘petit’, je n’ai de place que cachée. » (Bataille, G., 1995, p. 9-10) Pour
ces raisons qu’évoque ici Bataille, la décharge, la dépense dionysiaque, tend à
s’imposer comme issue : « L’homme a soif du mal, de l’élément coupable mais n’ose
(ou ne peut) lui donner son âme, emprunte la voie oblique, la névrose, le rire etc. »
(Bataille, G., 1995, p. 15) Et si chez Racine c’est bien le serpent qui siffle comme un
ver dans le fruit, Bataille reprend l’image d’une lente contamination : « Le remords
est en moi, le passé me ronge. » Il ajoute d’ailleurs plus loin : « Innocent ? coupable ?
imbécile ? mais le passé, mais l’irrémédiable…et si vieux, une saleté qu’on ne peut
laver, sur laquelle il faut vivre. » (Bataille, G., 1995, p. 18) Puis enfin, le personnage
sort d’un rêve qu’il commente : « Un crime venait d’être commis : les circonstances
voulaient qu’on m’accuse. » (Bataille, G., 1995, p. 24)
Il y a, à ces mots, une fatalité de la culpabilité, fatalité tragique, de même que Dieu
est fatalement absent. Aussi Bataille écrit-il dans l’introduction remaniée du
Coupable : « J’écrivis en tête de la première édition du Coupable ces mots, dont le
sens répondait (dans l’ensemble) à l’impression que j’avais d’habiter – nous étions en
1942 – un monde où j’étais dans la situation d’un étranger. » (Bataille, G., 1998, IX)
Aussi, la mise en jeu du sujet se fait au seuil d’un monde rationnel et d’un monde
autre, au gré d’une épreuve de sa propre différence. L’état de l’étranger résulte, in
fine, d’un sentiment d’étrangeté au monde, au carcan de la loi. Lequel implique
l’élément transgressif comme émancipation. C’est cela que représente ici Oreste,
ersatz de l’auteur dans sa vocation autobiographie, figure d’une poésie authentique
dans sa compagnie de folie.
Devenir-Oreste : le coupable et le poète
De fait, ces textes, qui placent en leur titre Oreste et ceux qui l’ignorent mais pourtant
semblent nettement contaminés par cette mythologique, croisent autant Eschyle que
Racine. Les premiers ne paraitront pas, du moins pas comme tel. Bataille abandonne
l’idée d’un livre intitulé « Devenir Oreste » mais il publie pourtant une Orestie, en
1945, aux Éditions des Quatre Vents. Ces textes reprennent des brouillons de ceux
46
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
rédigés entre 1942 et 1944. Le titre évidemment fait référence au triptyque eschylien,
autour des Atrides, et notamment à l’épisode des Choéphores, qui marque le retour à
Argos où Oreste revient chez lui, sous les traits de l’étranger. En 1947, ce texte est
repris aux éditions de Minuit dans un volume intitulé de manière assez explicite La
Haine de la poésie. La section « Orestie » correspond en fait à un ensemble de textes
poétiques, ou d’expérimentations d’une déconstruction de la poésie. C’est finalement
ce qui correspond depuis 1962, aujourd’hui encore, au texte intitulé « L’Impossible »,
comme marquant l’impossibilité de cette épreuve. Dans un manuscrit de la préface au
volume intitulé L’Impossible, et paru chez Minuit au début des années, Bataille justifie
ainsi le changement : « L’Impossible est encore, et avant tout la violence toute entière
et l’invivable tragédie. C’est ce qui excède les conventions d’une poésie littéraire. »
(Bataille, G., 2009, p. 511) Il y a donc la poésie, comme une manière de vivre. Habiter
le monde en poète dirait Maulpoix, mais quel poète ? Le poète errant, le poète
étranger. L’Impossible, nous dit Bataille, est une manière de tragédie : là où le sujet
cède au crime, victorieux d’être à lui-même advenu, comme accomplissant sa
prophétie, à l’image d’Oreste. Or le crime, s’il apporte une souveraineté ontologique,
assure la perpétuité du tourment. Il oblige à se faire dionysiaque, à ne plus refuser la
« violence toute entière », c’est l’instinct alors que le sujet porte haut. Son hybris
intérieure.
Il ajoute plus loin « C’est voué à une destinée tragique qu’un homme en vient à choisir
l’impossible », lequel est défini comme un « désordre, une aberration. C’est un
désordre qu’amènent seuls le désespoir et la passion… Un désordre excessif auquel
seule la folie condamne. » Et ces mots de Bataille doivent être compris dans leur sens :
il ne condamne ni le désordre – c’est-à-dire une opposition à l’ordre de la raison –,
mais au contraire en fait l’impossible vie de qui se jette pleinement dans une épreuve
de soi. Lutter contre un soi rationnel : là est le sacrifice tragique qui nous relie à une
intimité d’étranger, nous maintient étranger aux valeurs admises du monde. Et ce bref
échange d’Electre et Oreste chez Eschyle, dans la traduction de Paul Mazon, au
moment de la reconnaissance, coïncidence d’une mémoire de soi (autobiographique)
et d’une mémoire du monde (tragique).
Electre : Etranger. Contre moi trames-tu quelque ruse ?
Oreste : Contre moi-même alors j’en serais l’artisan.
Et quelques temps après, dans son catéchisme, L’Alleluiah, dans un pendant au texte
Le Coupable, nourritures terrestres pour paria, le narrateur conseille de s’abandonner
tout à fait aux Erynies : « les furies aux chevelures de serpents sont les compagnes du
plaisir. Elles t’accompagneront par la main – te gorgeant d’alcool. » (Bataille, G.,
1971, p. 204) Tout concourt à l’impossible ivresse, toujours au risque de se perdre,
comme un héros tragique, coupable suprême. Oreste alors et son mantra racinien, le
vieux vers racinien qui ronge la raison jusqu’à la lie, cède au délire de ces « serpents
qui sifflent sur nos têtes », vers donc que ne cesse de répéter le personnage.
47
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Pour Bataille, il s’agit alors « D’être Oreste ». Le moment où l’attendu nous glisse des
mains, nous perd : la perte d’Hermione, la souveraineté du crime, la jonction d’une
authenticité ontologique dans la perte.
« Faire, écrit Bataille, l’expérience du possible pour l’homme est peut-être seulement
ramasser les possibles tracés, ne plus les laisser traîner. » Devenir « Oreste délirant »,
faire l’expérience d’une folie, d’une déraison du moi, l’enjeu de l’homme-poésie
évoqué par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie.
Ici réinvestie, la figure d’Oreste semble incarner l’homme qui, dans une cité qui nie
son instinct, recherche sa propre perte dans une soif du transgressif. La subversion
apparaît comme une manière de métamorphoser le sujet dont l’intimité est, pour
Bataille, aliénée par la loi et l’assignation à un pragmatisme sclérosant. La référence
antique invite ainsi à une relecture critique du rôle de l’instinct et du vice dans
l’anthropologie bataillienne. Tout en mettant en lumière l’enjeu ontologique d’une
mise en jeu de soi dans le tragique. Où l’homme assume la culpabilité de sa faute face
à la loi comme preuve d’une fidélité à lui-même et à ses semblables.
Références
Bataille, Georges, Madame Edwarda, Le Mort, Histoire de l’œil, Paris, 10/18,
« Domaine français », 2012.
Bataille, Georges, Œuvres Complètes, Tome IV, Paris, Gallimard, « Blanche », 2006.
Bataille, Georges, Œuvres Complètes, Tome V, Paris, Gallimard, « Blanche », 2009.
Bataille, Georges, Choix de lettres, 1917-1962, Paris, Gallimard, 1998.
Bataille, Georges, Le Coupable, suivi de L’Alleluiah : Somme Athéologique II, Paris,
Gallimard, « L’Imaginaire », 1998.
Bataille, Georges, Le Petit, Paris, J.-J. Pauvert, 1995.
Bataille, Georges, Œuvres Complètes, Tome V, Paris, Gallimard, « Blanche », 1971.
Bataille, Georges, L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, « Tel », n° 23, 1972.
48
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
SE DETOURNER DU « NOUS »
OU L’ECRITURE DE LA FAUTE AU FEMININ DANS
SURTOUT NE TE RETOURNE PAS ET NULLE AUTRE VOIX
DE MAISSA BEY
Amira Sadoun
Université Sorbonne Paris Nord, France
Abstract. Maissa Bey is a writer who dedicates her work to the condition of women in her
country. She has written about the daily life of these women in a patriarchal society, which
leads her to address the question of mistake. We will study the writing of the feminine
mistake in two novels: Surtout ne te retourne pas and Nulle autre voix. In this article, we will
look at the environment that pushes the feminine into mistake. Then we will see, with
reference to Foucault's theory, that this fault is a breach of the rules, an affront to social
conventions. These female offenders show their madness. Finally, we will see that this
mistake allows the female protagonists to go beyond their condition and assert their identity.
Keywords: female writing; condition of women; identity; madness; patriarchy.
Introduction
Maissa Bey est un nom important dans le monde littéraire algérien de langue
française. De son vrai nom Samia Benameur (1950), cette ancienne enseignante de
français s’est, depuis son premier livre – Au commencement était la mer (1996),
consacrée à peindre la condition des femmes algériennes sans fioritures et sans
ambages. En engageant sa plume dans le quotidien de ses concitoyennes en contexte
postcolonial, c’est tout naturellement qu’elle met des mots sur les sujets voilés et
condamnés au silence par sa société. Parler de la condition des femmes et de leur
identité féminine signifie aussi parler de la faute au féminin pour notre auteure.
Afin d’étudier l’écriture de la faute au féminin chez Maissa Bey, notre corpus se
compose de Surtout ne te retourne pas (Bey, M., 2005) et de Nulle autre voix (Bey,
M., 2018). Dans le premier livre, nous retrouvons le personnage d’Amina,
surveillante au lycée, qui deviendra Wahida. Cette jeune fille renvoie au personnage
de la « [fugueuse] » (Julien, H., 2019, p.174) puisqu’elle fuit la demeure familiale
afin d’échapper à un mariage arrangé et à l’oppression qu’elle subit. Dans Nulle
autre voix, la faute au féminin épouse une dimension plus considérable. En effet,
notre protagoniste, chimiste de profession, tue son mari violent. Dans ce contexte de
violence, il est impossible à l’identité féminine d’éclore et de s’épanouir.
Il s’agira dans cet article, comme nous venons de le souligner, d’explorer l’écriture
de la faute au féminin qui est intrinsèquement liée à l’identité féminine, au « je » de
49
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
nos protagonistes. Il conviendra, d’abord, de se pencher sur l’environnement
familial, social et politique, qui, dès l’enfance jusqu’à l’âge adulte, oppriment la
construction et l’épanouissement d’un « je » féminin. Par la suite, nous analyserons
l’expression de la faute qui se traduit par une fugue chez Amina-Wahida et par le
meurtre chez la chimiste. S’intéresser à ces deux actes nous permettra de
comprendre pourquoi cette faute est, au sein de la société, considérée comme un acte
relevant de la folie. Enfin, nous verrons que la faute n’est pas une fin en soi, qu’elle
engage un dépassement de la condition de marginalisée et d’opprimée d’Amina et de
la chimiste.
Un environnement propice à la faute au féminin
Dans une société, et disons cela loin de tout stéréotype orientaliste, où l’application
d’une tradition patriarcale rigoriste a encore la main mise sur le destin des filles et
des femmes au sein d’un nombre important de familles, le féminin est enchaîné et
restreint dans son désir de liberté. Sa manifestation est entravée puisqu’il est tu,
voilé, contraint au silence et à l’adhésion totale au groupe, c'est-à-dire à la famille et
à la société. La famille, la cellule interne, et la société, la cellule externe, sont deux
facteurs qui contraignent les personnages féminins de Maissa Bey. S’ajoute à eux le
politique, qui double leur oppression. Une double oppression qui réprime fortement
l’identité de nos protagonistes, Amina et la chimiste.
Amina dans Surtout ne te retourne pas et le personnage principal de Nulle autre voix
sont plongés dans un univers qui leur est hostile dès leur plus jeune âge, car elles
sont nées filles. Cette situation engage alors, comme le décèle Samira Boubakour, le
« syndrome d’abandon » (Boubakour, S., 2019, p. 101). Dans Surtout ne te retourne
pas, c’est l’ensemble des membres de la famille : la mère, « [ménagère
scrupuleuse] » (Bey, M., 2005, p. 31), le père, homme d’affaires avide de pouvoir, le
frère dont la virilité se mesure au pouvoir qu’il peut avoir sur ses sœurs, qui
provoquent le « syndrome d’abandon » chez Amina. Ne l’écoutant nullement, ne
donnant aucune considération à ses aspirations personnelles, la mère souhaite que sa
fille porte l’habit de la pudeur jusqu’à son mariage, le père, pour ses propres intérêts,
destine sa fille à un mariage auquel elle n’adhère nullement, et le frère, par la
violence de ses propos, souhaite se porter garant de l’honneur de sa sœur, qu’il fait
sien. Amina ne peut exister individuellement, elle appartient à un ensemble, un tout
qu’est la « Famille » (Bey, M., 2005, p. 36). Ainsi, son je est piétiné en faveur d’un
Nous avec un n majuscule. Un « Nous » qui répond aux normes de la société et pour
qui le « je » et donc l’individu ne peut s’éloigner, se défaire du « Nous », de la
« Famille », du groupe, du clan. Contrairement à Surtout ne te retourne pas où
chaque membre de la famille participe à l’écrasement de l’identité d’Amina, dans
Nulle autre voix, la figure maternelle est l’instigatrice principale. Le père se
caractérise par sa passivité, sa soumission à un ordre, celui des « ‘mères contre les
femmes’ », stéréotype emprunté par Marta Segarra à Camille Lacoste-Dujardin dans
son ouvrage Nouvelles romancières francophones du Maghreb (Segarra, M., 2010).
Farida, la mère de notre personnage principal, est dure avec sa fille. Elle n’a envers
elle aucune tendresse et ne cesse de la dévaloriser. Avoir une fille donne
50
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
l’impression de la contrarier. La différence de son comportement avec ses garçons et
sa fille en témoigne. Face à ce rejet maternel, notre protagoniste tient bon et tente de
s’accrocher à cette mère qui la délaisse : « Pendant qu’elle taillait, coupait, mesurait,
épinglait, faufilait, piquait, cousait, repassait, moi je ramassais, démêlais, triais, je
tentais de me faire une place parmi les petits bouts de tissu, les chutes qui trainaient
par terre autour d’elle » (Bey, M., 2018, p. 72). Dans ce parallélisme où s’invite une
accumulation des taches effectuées par la fille afin d’imiter sa mère, nous percevons
toute la volonté de l’enfant afin d’attirer l’attention de sa mère, afin que celle-ci
puisse porter sur elle un regard fier et tendre, elle sa fille modèle qui œuvre à suivre
son chemin. Mais que nenni, sa mère garde un comportement agressif avec elle. La
violence de la mère envers la fille n’est nullement physique. Elle se traduit par une
voix sévère et par l’absence de la tendresse maternelle. Notre personnage principal
ne réussira pas à attirer son attention. Une fois la fille adulte, sa mère souhaite s’en
débarrasser en la mariant. Elle lui choisit un époux, le fils d’un de ses clientes. Pour
l’homme qui épouse sa fille, ce mariage présente de nombreux avantages d’ordre
matériel :
Ma mère trop heureuse d’avoir un prétendant sous la main, avait pressé mon père pour
qu’il trouve un appartement. C’était son métier après tout ! L’appartement faisait partie
de ma dot. Un bon argument de vente ! On achète bien les femmes.
Et tenez ! Puisqu’on y est, je vais répondre à une question que vous ne m’avez pas encore
posée. Si j’ai pu continuer à travailler après le mariage, malgré de très fortes réticences,
c’est tout simplement parce que je devais payer le loyer et m’acquitter de tous les frais
d’occupation. (Bey, M., 2018, p. 96)
La femme est chosifiée par sa mère qui la vend pour répondre aux attentes de la
société. Elle déshumanise sa fille en faisant d’elle un vulgaire objet qui peut
s’acheter. Ce comportement sera perpétué par son mari. Le mari, chez les
romancières maghrébines, comme le remarquent les chercheurs à l’instar de Jean
Déjeux, est très rarement un complice, un allié, un confident. Il est à l’opposé de
cela (Déjeux, J., 1994, p. 142). Le mari de la chimiste est violent. Sa violence est
verbale, car il ne cesse d’insulter et de rabaisser son épouse, mais elle est aussi
physique. Le corps de son épouse est le grand témoin de cette seconde violence.
Cette dernière débute avec l’épisode du viol lors de la nuit de noces. Ainsi, tout au
long du roman le regard que tient l’épouse sur son mari se révèle sous le signe de la
négation. Dans Surtout ne te retourne pas, l’union entre Amina et son prétendant n’a
pas pour socle principal l’amour, mais des intérêts socio-économiques. Une brutalité
et une aberration pour la promise. Cette absence d’amour mène à la nonconcrétisation de cette union. Dans les deux romans de Maissa Bey, nous relevons
une fracture qui frappe le « ‘nous’ conjugal » (Déjeux, J., 1994, p. 132).
La société conditionne le comportement des familles de nos romans avec leur fille.
Lorsqu’Amina prend la fuite, sa « Famille » ne se soucie guère pour elle, mais pense
aux jugements que peuvent émettre les gens :
Puis peu à peu, s’aiguisant au fil si tranchant du temps de l’attente, un affolement de plus
en plus grand. Une angoisse incontrôlable. Pas seulement pour moi, faut-il encore le dire.
51
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
C’est qu’il faudra penser à la plus terrible, la plus redoutable des épreuves : ce-que-vontdire-les-gens. Les parents. Proches et éloignés. Les nombreux amis de la Famille. Les
simples relations. Les voisins – et surtout les voisines. L’ex-future belle-famille. Les
clients et les ouvriers de mon père. Les membres du parti. Les futurs électeurs. Les
copains du frère. Les passants. Les hommes assis aux terrasses des cafés. Les jeunes
debout contre les murs. Les policiers. Les gendarmes. Les militaires. Les autorités de la
ville. Les marchands ambulants. Les masseuses du hammam. Les guetteuses derrières les
volets. Les langues de vipère. Les concernées. Les indifférents. Les uns et les autres, tous
les autres. Tous ceux qui sur tout ont toujours un mot à dire. (Bey, M., 2005, p. 44)
En ce qui concerne le regard que porte la société sur les femmes, il semble être
arbitraire. Il s’agit d’un regard qui surveille et qui juge tous les faits et gestes de
celles-ci. Pour montrer la dureté d’un tel regard, la narratrice opte pour un style sec,
sans enjolivures et sans poésie. Elle opte pour des phrases courtes, incisives, qui ne
se composent que d’un seul mot ou d’un groupe de mots. Le regard de la société qui
restreint la femme à la marge, est également présent dans Nulle autre voix. Il est ce
qu’appelle notre narratrice « [u]n essaim de mouches attiré par les émanations
pestilentielles [, qui sont celles de son meurtre] » (Bey, M., 2018, p. 162). Toutefois,
ce sont essentiellement les femmes, ces « canaux d’informations » (Bey, M., 2018,
p. 101), qui sont à l’origine de ce regard.
À la famille, aux conventions sociales, s’ajoute le politique qui ne protège guère les
femmes. L’ancien président algérien, Mohammed Boudiaf, a qualifié le code de la
famille algérien de « code de l’infamie » (Bras, J-P., 2007, p. 104). Depuis, le code
de la famille a été réformé en 2005 par Abdelaziz Bouteflika, mais il est porteur
encore de plusieurs inégalités selon les associations féministes algériennes (Bras, JP., 2007, p. 120). Dans Surtout ne te retourne pas, le père a toute autorité sur sa fille.
Il décide de la marier sans son consentement à un homme qu’elle n’a pas choisi et
qu’elle refuse. Dans Nulle autre voix, le politique n’est nullement épargné. La
narratrice lui reproche et ironise sur son manque d’humanité dans son traitement du
dossier des femmes battues. En tournant en dérision la figure de la fonctionnaire
d’état qui vient l’interroger afin d’élaborer des « statistiques » (Bey, M., 2018, p.
67), elle rejette la manière avec laquelle le politique se saisit de la cause des femmes.
Elle demande plus d’humanité à l’égard du féminin, car contrairement à ce que
pense son avocat qui parle « [de l]a femme et non [d]es femmes [, il n’existe pas] un
prototype » (Bey, M., 2018, p. 161).
La « Famille » qui prive sa fille d’attention et d’amour, la société qui n’épargne
nullement le sexe féminin et le politique qui devrait s’engager vers des réformes
plus humaines afin de protéger les femmes, sont autant de facteurs qui privent le
« je » féminin d’être et de s’affirmer, car, comme l’explique Jean Déjeux : « [l]a
femme, étant vue comme la tentatrice par excellence, à voiler et à masquer, parce
que source de trouble (fitna) pour les hommes, gênés dans leur soi-disant pureté
légale, doit être tenue sinon au silence, du moins aux strictes bienséances
séculaires » (Déjeux, J., 1994, p. 68). Le dévoilement du « je » est une « fitna, une
épreuve : une dissension dans le tissu unitaire de [la société et de la ‘Famille’] »
52
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
(Déjeux, J., 1994, p. 66). Cette entrave faite au « je » féminin, les restrictions dont il
est la proie, jettera Amina et la chimiste dans les bras de la faute.
La fugue d’Amina et l’homicide de la chimiste : entre lucidité et folie
L’identité féminine, dans la tension du silence et de l’invisibilité, tombe dans la
faute ou plus exactement la choisit. Entre la fugue d’Amina de la maison familiale et
la chimiste qui tue son mari, la faute semble s’inscrire dans le registre de la folie.
Une folie d’ordre psychiatrique et une autre d’ordre social. L’acte commis par
chacune est rejeté par la « Famille » et la communauté. Il n’est que répulsion et
menace pour toute forme de stabilité.
En se détachant et en rompant avec le « Nous », Amina ose une folie qui menace la
place de sa « Famille » dont la réputation est décorée de considération. Dans son
article La voix est la voie : quête de soi et récit labyrinthique dans Cette Fille-là et
Surtout ne te retourne pas, Hélène Julien approche déjà la question de la folie dans
l’œuvre de Maissa Bey à partir de la théorie de Foucault, qui affirme que la folie est
tout acte qui s’oppose « au comportement normal », qu’elle est tout acte subversif
ou contraire à la norme (Foucault, M., 1954, p. 55). Hélène Julien explique que
[…] la fugue constitue par définition une rupture délibérée par rapport à la structure
familiale, ou éventuellement son équivalent (pensionnat, asile, hospice, orphelinat), vécue
comme intolérable. En cela, la fugue porte directement atteinte à une institution dont,
comme l’affirme la narratrice de Surtout ne te retourne pas, la cohésion et
l’autoperpétuation sont les buts ou moteurs principaux. (Julien, H., 2019, p. 174)
Comme l’écrit Julien, la fugue porte atteinte à l’institution familiale. La réputation
de cette dernière et donc sa place au sein de la société est menacée par le fait de leur
fille, qui s’il est révélé ne sera pour eux que scandale et déchéance. Ces derniers
perçoivent cela comme une « kechfa » (Bey, M., 2005, p. 46), c’est-à-dire un
scandale qui les mettra à nu devant tous et qui les déshonorera. D’ailleurs, la
narratrice nous apprend, en utilisant des mots propres à un contexte de guerre, que sa
Famille « fera front » (Bey, M., 2005, p. 47) pour que la rumeur ne s’empare pas de
la malédiction qui les a frappés. La « Famille » déclare que leur fille a disparu,
qu’elle a été enlevée. Par opposition à la disparition d’Amina qui relève d’un acte
décidé et initié par elle, les parents préfèrent que sa disparition relève d’une forme
de passivité du féminin. Ainsi, lorsqu’elle agit par elle-même, Amina est dans la
« transgression » (Julien, H., 2019, p. 174). Elle faute. Elle est emportée par la folie.
Dans Nulle autre voix, la folie devient pour l’avocat de notre protagoniste l’alibi
parfait lors de son procès :
Mon avocat a plaidé pêle-mêle la légitime défense et la folie passagère.
Il voulait faire naitre des doutes sur ma santé mentale. Il a fait remarquer et souligné à
plusieurs reprises mon air absent et la façon détachée, calme, trop calme, trop calme, que
j’avais de répondre aux questions du juge et à celles de l’avocat général. Un peu comme
si ce procès ne me concernait pas.
53
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
C’était bien la preuve, selon lui, que je n’étais pas tout à fait…tout à fait consciente de la
gravité de mon acte, et qu’il fallait requalifier l’accusation de préméditation.
Prenant à témoin les jurés et le public, il plaidait en me désignant du doigt, le bras tendu.
Il était évident pour lui, pour tous, que je n’étais pas dans un état normal, au moment où
j’ai commis cet acte si… si… Il s’est arrêté sans finir sa phrase.
J’ai complété pour lui. Mentalement. Un acte monstrueux, maître. Monstrueux. (Bey, M.,
2018, p. 74)
Cet extrait nous montre dans un premier temps, à travers la plaidoirie de l’avocat, la
difficulté pour une société patriarcale d’accepter, comme le formule si bien la
narratrice, la violence dont les femmes sont les auteures. La femme ne peut être
qu’une tendre épouse et une douce mère pour l’avocat. Cela dit, dans ce passage,
tout met à mal la thèse d’une « santé mentale » défaillante. Par exemple, l’adjectif
qualificatif « monstrueux » qui remplace les points de suspension, montre le déni
face la possible existence d’une violence qui émanerait du féminin. Mais très vite, ce
qui est une folie d’ordre psychiatrique aux yeux de tous, devient aussi une folie qui
bafoue l’ordre habituel des choses : la violence est masculine et si les choses se
passent autrement, tout l’ordre patriarcal est mis en danger. Pour ses accusateurs, la
chimiste devient alors une « criminelle » (Bey, M., 2018, p. 32), mot qu’elle peine à
accepter, même si elle reconnaît sa culpabilité :
La dé-nommée c’est moi.
Depuis le jour où deux policiers m’ont sortie de chez moi menottes aux poignets pour me
livrer à la justice, je ne suis désignée qu’en référence à mon acte :
la coupable,
l’accusée,
l’auteure du crime,
l’inculpée,
la détenue,
numéro d’écrou ou matricule F277. (Bey, M., 2018, p. 17)
Dans un jeu stylistique, dénommée devient « dé-nommée ». Ainsi, le rejet de notre
personnage par les autres est tel que ce qui constitue la base de son identité, c’est-àdire son nom et prénom, disparaît. Et le choix d’aller à la ligne après chaque
désignation, isole, met en exergue et insiste sur chacune d’entre elles. De plus, la
meurtrière devient un personnage caricatural. D’abord, elle avoue « grossi[r] les
traits » (Bey, M., 2018, p. 150) lorsqu’elle parle d’elle à une écrivaine qui souhaite
s’inspirer de son histoire pour écrire un livre. Ensuite, elle est comparée aux
intégristes de la décennie noire par la presse. Enfin, son « histoire fait partie
[désormais] de ces histoires que l’on raconte le soir aux enfants, en lieu et place des
contes, sans doute pour leur faire peur. Ou en guise de leçon d’instruction civique et
morale, pour leur montrer ce qui arrive à ceux qui s’écartent du droit chemin » (Bey,
M., 2018, p.100). Suite à l’homicide qu’elle a commis, elle devient une exclue
puisqu’elle n’a plus de contact avec ses parents, qu’elle subit les persécutions de son
voisinage, qu’elle est condamnée à passer quinze ans de sa vie dans une « cage », ce
« monde souterrain effrayant » (Bey, M., 2018, p. 51) et qu’elle s’enferme une fois
libérée dans son appartement afin de se protéger de son voisinage qui considère son
54
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
retour comme une « provocation » (Bey, M., 2018, p. 98). Ce double huis clos est la
conséquence de son hybris. Elle est cette femme qui a osé défier les règles morales
et juridiques de sa société. La meurtrière elle-même nous offre un contre-modèle,
afin que les femmes battues ne suivent pas son exemple qui est celui de la déraison.
Alors que l’écrivaine la présente comme une « femme hors norme » (Bey, M., 2018,
p. 18), l’ex-détenue fait de Fatiha, la concierge de l’immeuble, la « mère courage »
(Bey, M., 2018, p. 14), car celle-ci a refusé de tomber dans la violence et est partie
de sa maison avec ses enfants en quittant définitivement son mari. Sa supériorité
réside dans ce mouvement de quitter l’époux pour vivre pleinement.
La faute de la « [fugueuse] » et meurtrière embrasse des allures de folie. Une folie
où l’aspect psychiatrique s’invite, mais qui demeure essentiellement d’ordre social
puisqu’elle menace les lois patriarcales, qui imposent la passivité des femmes. Loin
de l’habit de la folie, la faute les détourne définitivement de leur passé et les entraîne
vers de nouvelles destinations en harmonie avec le « je » féminin.
La faute cathartique ou le dépassement de sa condition par la faute
Alors que la faute semble être seulement péjorative, on constate sa vertu salvatrice et
libératrice pour Amina qui devient, suite à sa fugue, Wahida, et pour la femme
« hors norme ». La faute devient le point de départ d’un long chemin d’introspection
où l’autre féminin sera toujours présent et dont l’issue est une réconciliation avec le je.
La faute représente pour chacune d’entre elles, la fin d’un chapitre, celui du
quotidien de la jeune fille pour qui la « Famille » prend toutes les décisions et celui
de la femme battue par son époux. On s’aperçoit qu’elle leur offre un tout autre
quotidien. Dans Surtout ne te retourne pas, la faute est ainsi inaugurée :
Surgi du centre même de la terre, un fragment de lumière en fusion se détache. Il vient se
ficher à l’intérieur de moi. Il me transperce. D’un bout à l’autre. Provenant des tréfonds
de mon être, une immense clameur fuse. Elle rebondit en échos, d’abord très proches,
fracassants, puis, peu à peu, lointains, de plus en plus lointains, enrobés de silence. Elle
revient à moi. M’enveloppe. M’aspire vers un trou sans fond. Un vide tout blanc. Tout
noir. Je ne sais pas. Je ne sais pas.
Sans résistance aucune, je me laisse emporter dans un tourbillon de sable et de cendres.
Béance.
Incandescence.
Ténèbres.
Il parait que j’ai poussé un grand cri, un seul, juste avant d’ouvrir les yeux. Je n’en ai
aucun souvenir. (Bey, M., 2005, p. 18)
Recourir à la fuite est déterminant dans l’évolution identitaire d’Amina. Sa fugue,
qui coïncide avec un tremblement de terre, est un nouveau départ qui sera en rupture
avec sa précédente vie. Un renouveau aux allures de Big Bang, qui se solde par sa
renaissance que l’on reconnaît à son « cri ». Elle renaîtra par la suite sous le nom de
Wahida, celle qui est seule et unique. Une dame d’un certain âge, Dada Aicha, qui la
prendra sous son aile, et en fera sa fille pendant un bon moment, l’appellera ainsi.
55
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Un prénom, lui semble-t-il, qui lui sied. Contrairement à ce nouveau chapitre qui
s’ouvre de manière « quasi-onirique » (Julien, H., 2019, p. 174) dans Surtout ne te
retourne pas, la narratrice de Nulle autre voix, en parle de manière directe : « Au
moment où j’ai frappé, je voulais mettre un point final à trente ans d’échine courbée
et de reniements » (Bey, M., 2019, p. 76). Comme on peut le constater, la narratrice
est formelle : en mettant fin à la vie de son mari, elle rompt définitivement avec un
fragment de sa vie ponctué de meurtrissures. La disparition de l’époux lui permettra
désormais d’avancer. Elle permet à la veuve de s’écouter et de se découvrir. Quand
elle se retrouve en prison, elle est en contact avec un monde féminin inhabituel,
presque exotique dans un premier temps, mais bouleversant et décisif dans sa
perception des choses et de la vie : « Elles m’ont appris ce que voulait dire la vie –
la vraie – à moi qui venais d’un milieu où l’on érigeait les remparts afin d’exclure
les autres […] » (Bey, M., 2018, p. 94). Cette altérité féminine, avec qui elle est en
contact lors de son séjour en prison, lui offre la possibilité de lever le voile sur son
identité. Grace à cette altérité subversive, elle se réappropriera son corps une fois à
l’extérieur. Cette réappropriation du corps se traduira notamment par une occupation
totale et libre de son appartement où autrefois le mari contrôlait ses faits et gestes.
Elle se consacrera aussi à l’écriture de son histoire sur des cahiers d’écoliers. Grâce
à l’écriture, elle effectue un travail d’« introspection » (Bey, M., 2018, p. 90), qui la
réconciliera petit à petit avec son je de femme et quelque part aussi avec son passé.
Cette entorse faite à la société acheminera nos deux femmes vers une nouvelle
altérité qui les éclairera dans leur quête identitaire. Amina-Wahida fera partie d’une
nouvelle famille où règne l’ordre féminin. Au sein de cette famille de sinistrés, elle
découvre le bonheur et la force de la sororité. Dans cet univers féminin, la norme est
traitée avec irrévérence par les figures féminines dont les profils sont éclectiques.
Une des figures qui marque le plus Amina-Wahida est la lycéenne Nadia :
Je l’écoute en silence, stupéfaite par la crudité de ses propos. Nadia a dix-sept ans. Je
n’aurais jamais pensé qu’une jeune fille de son âge pouvait parler aussi librement de son
corps, de ses sensations les plus intimes. Bien sûr, il y avait eu Sabrina, mais… […]
En l’écoutant, en la regardant, j’ai l’impression d’avoir derrière moi des centaines, des
milliers de jours inutiles, stériles et creux ; je m’aperçois que depuis très longtemps je ne
suis plus à l’écoute de mon corps. Mais l’ai-je été un jour ? Je ne sais pas. Je ne sais pas.
Je suis troublée par les sensations inconnues et les images que lèvent en moi les mots de
Nadia, la bouleversante beauté de Nadia, sa plénitude irradiante en cet instant. (Bey, M.,
2005, p. 178)
Le rapport qu’entretient Nadia avec son corps, pousse Amina-Wahida à la
découverte du sien. Épreuve qu’elle réussit dans l’intimité de sa nouvelle chambre,
chez une autre femme, Dounya, qui prétend être sa mère. L’épanouissement et le
rapport serein avec le corps permettra à Amina de se réconcilier avec la figure
maternelle. Cette autre mère qui est convaincue que la « [fugueuse] » est sa fille
disparue. Auprès de cette mère, notre héroïne qui assume désormais entièrement sa
fémininité, devient à nouveau Amina, parce qu’elle est « [a]vec une femme qui
s’accroche de toutes ses forces à [elle]. Une femme qui [lui] propose une histoire, un
passé, un refuge et [surtout] un amour [qu’elle ne peut] pas mettre en doute » (Bey,
56
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
M., 2005, p. 147). Cet environnement prospère, où règne l’entente et où triomphe
l’amour maternel, propulse Amina vers la « lumière » (Bey, M., 2005, p. 151). La
« lumière » qui est, comme le souligne Colette Valat, un motif propre aux
personnages féminins dans l’œuvre de Maissa Bey (Colette, V., 2009, p. 18).
L’ancienne détenue finira aussi par embrasser cette « lumière » (Bey, M., 2018, p.
94). Elle y accède dans un premier temps grâce aux prisonnières, et, dans un second
temps, grâce à un rêve en rapport avec l’écrivaine :
J’ai essayé d’étrangler l’écrivaine, celle qui raconte mon histoire, avec un foulard ayant
appartenu à ma mère.
Tiens, mais tiens ! me disait ma mère d’une voix pleine d’une colère contenue en me
tendant son foulard, couvre-toi, mets le sur la tête quand tu sortiras ! Je ne veux pas qu’on
dise que ma fille est une dévergondée ! […] Mais…mais peut-être m’imposait-elle ce
foulard pour me protéger. En ces jours de terreur, le foulard faisait partie de la panoplie
de survie des femmes. Des jeunes filles avaient été exécutées parce qu’elles refusaient de
le porter.
Sans jamais l’avouer, ma mère aurait-elle eu peur pour moi ?
Je n’avais jamais envisagé cette hypothèse. (Bey, M., 2018, p. 174)
Dans son analyse de la révolte au féminin dans Nulle autre voix, Mervette
Guerrouri, pense que l’écrivaine, Farida, est le double contraire de la chimiste
(Guerrouri, M., 2021, p. 377). Cette hypothèse peut être vraie, mais jusqu’à, nous
parait-il, un certain point. Si celle qui a quitté le bagne affirme que l’écrivaine est
tout ce qu’elle n’est pas, Farida, l’écrivaine, nous semble être le double de la mère
de notre protagoniste. En effet, sa mère se prénomme également Farida. Et c’est
uniquement lorsqu’elle tue l’écrivaine avec un foulard qui a appartenu à sa mère,
qu’elle prend conscience de l’existence d’un amour maternel jusque là
insoupçonnée. Suite à cela, timidement et avec perplexité, elle libère son corps vers
la « lumière » en quittant son appartement pour se promener.
Bercées enfin par la « lumière », même si cela demeure un peu plus rude pour la
chimiste, les deux protagonistes embrassent leur identité, ou une partie importante
de celle-ci, suite à leur réappropriation du corps et à un amour maternel enfin révélé.
Chacune devient grâce à « [l’émergence du] ‘je’ d’introspection […] [une femme]sujet » (Déjeux, J., 1994, p. 62).
Conclusion
Pour conclure, dans notre étude de la faute au féminin dans deux textes de Maissa
Bey nous avons découvert que ce qui est faute pour tous n’est pas un résultat fortuit
ou une décision irréfléchie, mais bien la conséquence d’une tradition patriarcale, qui
réprime toute possibilité d’exister pour le « je » féminin dans l’espace familial,
social et politique. Se sentant réprimés, les personnages féminins vont vers la
subversion. En défiant l’ordre établi, ils sont accusés de folie et sont rejetés par le
voisinage, les collègues, les amis, la famille et le politique. Mais la faute qui les
condamne s’avère être un moyen afin de dépasser sa condition et afin de s’affirmer
57
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
en tant qu’individu plus doux envers la figure maternelle et plus attentif envers sa
féminité.
Références
Bey, Maissa, Nulle autre voix, Barzakh, Alger, 2018.
Bey, Maissa, Surtout ne retourne pas, Barzakh, Alger, 2005.
Boubakour, Samira, « L’œuvre de Maissa Bey : entre désir de liberté et sentiment
d’abandon », dans Houda Hamdi (dir.), Maissa Bey : deux décennies de
créativité, L’Harmattan, Paris, 2019.
Bras, Jean-Philippe, « La réforme du code de la famille au Maroc et en Algérie :
quelles avancées pour la démocratie ? », dans Presses de Sciences Po no. 37,
2007.
Christiane Chaulet-Achour, « Des écrivaines contemporaines et Les Mille et Une
Nuits », dans Christiane Chaulet-Achour (dir.), A l’aube des Mille et Une Nuits.
Lectures comparatistes, Saint-Denis, 2012.
Colette, Valat, « Maissa Bey : l’écriture de la révolte », dans Horizons Maghrébins
no. 60, 2009.
Déjeux, Jean, La littérature féminine de langue française au Maghreb, Karthala,
Paris, 1994.
Foucault, Michel, Maladie mentale et psychologie, PUF, Paris, 1954.
Guerrouri, Mervette, « Expression de la révolte au féminin dans Nulle autre voix de
Maissa Bey », dans Lougha-Kalam no. 07, 2021.
Julien, Hélène, « La voix est la voie : quête de soi et récit labyrinthique dans Cette
fille-là et Surtout ne te retourne pas », dans Houda Hamdi (dir.), Maissa Bey :
deux décennies de créativité, L’Harmattan, Paris, 2019.
Segarra, Marta, Nouvelles romancières francophones du Maghreb, Karthala, Paris,
2010.
58
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
THE IRREVERSIBLE MISTAKES OF AN IDEAL BUTLER
IN KAZUO ISHIGURO’S THE REMAINS OF THE DAY
Raluca-Ștefania Pelin
"Ion Ionescu de la Brad" Iaşi University of Life Sciences (IULS), Romania
Abstract. “I can’t even say I made my own mistakes” confesses Mr Stevens, the butler from
the historical and realistic novel The Remains of the Day written by the 2017 Nobel Prize
winner, Kazuo Ishiguro. Mr Stevens pursued the ideal of the perfect butler his entire life and
– in trying to become one – has suppressed his right and freedom to make personal choices.
Throughout the narrative the readers are capable of seeing, with the keen eye of the
detached observers, that the complete immersion into duty and the willed, almost blind,
submission to the greater will of an imperfect master can be a trap and a trigger of mistakes.
Mistakes appear at various levels in the novel ranging from the unreliable narration to the
seemingly unreliable character of the butler revealed by his words and conduct. The novel
was studied with 72 students in their first year at the Faculty of Letters. The interplay of
intelligences–intrapersonal, interpersonal and linguistic–create the perfect ground for
discovering the workings of the characters’ minds and hearts, conveyed either by means of
direct recounting of the narrator’s memories or the masterfully woven exchanges of replies.
The tasks that students had to tackle as part of their transaction with the text revolved
around analysing two fragments with the view of eliciting verbal and behavioural mistakes
the characters make and rewrite some of the portions of the text so as to show how the initial
conflict could have been averted. The conclusion that can be drawn is that the novel
masterfully reveals the potential of all human interaction to challenge characters and
readers alike to a dynamic exercise of identifying causes of choices and mistakes that can
subsequently end in contentment or regret, and of suggesting possible solutions to avoid the
latter.
Keywords: mistakes; unreliable narrator; emotional intelligence; speech acts; readers’
response.
Narrative voice, subject matter and character dynamics as the perfect ground
for the emergence of mistakes
The historical and realistic novel The Remains of the Day by Kazuo Ishiguro, which
was published in 1989, takes the readers to a world seen from the perspective of Mr
Stevens, who has pursued the ideal of the perfect English butler his entire life and –
in trying to become one – has suppressed his right and freedom to make personal
choices. The plot of the book may appear as rather simple and unattractive to young
readers: an English butler serves first an English master – Lord Darlington, and then
an American master – Mr. Farraday who purchased the former master’s mansion –
Darlington Hall. The narrative starts with the butler’s intention of going on a trip in
order to contact a former servant in the house – Miss Kenton, and is woven around
59
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
the episodes in which the narrator in the person of the butler either remembers
relevant episodes from the past, or ponders on the beauty and greatness of the
English landscapes he has the chance to admire for the first time in his life.
Moreover, he seems to be dwelling consistently on the art of building human
relationships starting from the new art the American master indirectly requires of
him – the art of bantering. The book abounds in the narrator’s reflections on his own
thoughts, words and actions, and those of his masters, his fellow worker – Miss
Kenton, and of the diverse gentry or common people he meets throughout his
journey.
All through the narrative the readers are capable of seeing that the complete
immersion into duty and the willed, almost blind, submission to the greater will of
an imperfect master can be a genuine trap and an unfortunate trigger of mistakes.
The force of concepts such as dignity, duty, greatness, and freedom to steer destinies
is subtly rendered by the narrator while the complex interplay of awareness –
personal and social – of the characters caught in the story challenge the readers to an
act of introspection and recreation of some episodes to prove that some mistakes
could have escaped irreversibility.
Mr Stevens fulfils his duty toward his masters – especially toward the former one –
with such poise and dignity that he does not realise that in doing so he is actually
denying his own right to feelings and choices. As Ishiguro himself remarks in one of
his conversations:
Stevens is obsessed with this thing that he calls dignity. He thinks dignity has to do with
not showing your feelings, in fact he thinks dignity has to do with not having feelings.
[…] He somehow thinks that turning yourself into some animal that will carry out the
duties you’ve been given to such an extent that you don’t have feelings, or anything that
undermines your professional self, is dignity. People are prone to equate having feelings
with weakness. (Schaffer, B.W., 2008, p. 37)
The ability to assess and constructively manage one’s emotional states constitutes
the basis for rigorous understanding of the others’ emotional manifestations and the
workings of human interactions. These two major areas of emotional intelligence
overlap with Howard Gardner’s concept of intrapersonal and interpersonal
intelligences (Gardner, H., 2011). The intrapersonal intelligence involves selfknowledge, self-regulation, self-control, better said, knowledge of your inner being
and the way it is affected by and affects the others. It offers insights into ways in
which we can change and attain goals despite limitations. The interpersonal
intelligence refers to the capacity of becoming aware of the others, “attempting to
understand another person’s behaviour, motives and emotions” (Gardner qtd. in
Matthews, Zeidner, Roberts, 2009, p. 118). These two types of intelligence
identified by Gardner involve “the individual’s attempts to understand their own,
and other peoples’ behaviors, motives, and/or emotions” and are “relevant to
emotional intelligence” (Matthews, Zeidner, Roberts, 2009, p. 78) as each of them
feeds on knowledge and input from the other side. It is only by means of this two60
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
way process that emotions and feelings make sense for a person, as long as one is
able to perceive one’s own emotions due to their manifestation in the others.
Although the butler seems to offer insightful input regarding the emotions of others,
he seems a bit restrained with revealing one’s own feelings. His interpersonal
intelligence has been steered by the ideal of doing his job perfectly, that he
completely identifies with the being and the ethical profile of the master. That’s
why, toward the end of the book, Stevens has this moment of sudden realization and
admits that he can’t even say that he has made his own mistakes and even starts to
question his own understanding of dignity: “You see, I trusted. I trusted in his
lordship’s wisdom. All those years I served him, I trusted I was doing something
worthwhile. I can’t even say I made my own mistakes. Really – one has to ask
oneself – what dignity is there in that?” (Ishiguro, K., 1993, p. 243)
A closer look at the way the narration flows and at the levels of human interaction
will reveal potential causes for this final hopeless realization of the butler. The
narrative perspective in The Remains of the Day belongs to Stevens, the butler
himself, “a consistently dubious voice” (Nünning, A.F., 2005, p. 90) that perceives
and renders reality through the lens of one whose perceiving abilities are influenced
by space and experience. As a butler, his perception of the surrounding space and
people has to be extremely accurate. However, the journey he takes by car –
emboldened by the new master – may be the cause for the fragmentary and
apparently inconsistent flow of memory and for the episodes he recounts.
“Repressed memories” seem to find the right time – seemingly deemed so by author
himself who, beyond the intervention of the unreliable narrator, has probably
intended to place everything into a very meaningful frame in the end – to come to
surface, fuelled by emotions and a desire to give meaning to them: “The surfacing of
Stevens’s memories does not fully imply the occurrence of involuntary memory.
[…] there is in some part a deliberate nature to Stevens’s recollections, fuelled by
his repressed emotions from unfinished business in the past.” (Teo, Y., 2014, p. 28)
In her book Narrative Fiction. Contemporary Poetics Rimmon-Kennan names three
sources of unreliability on the part of the narrator: “The main sources of unreliability
are the narrator’s limited knowledge, his personal involvement, and his problematic
value scheme” (Rimmon-Kenan, S., 2002, p. 103). In terms of knowledge, there
should be nothing that escapes the keen and alert eye of a perfect butler. In the
limited space of the mansion the butler has to know everything. Nevertheless, the
intricacies of the human nature beyond that space seem to elude at times his keen
spirit of observation.
Regarding the ethical profile – ‘the value scheme’ – Mr Stevens needs to be flawless
and his conduct irreproachable, even if, out of sheer identification with his duty, he
seems to find excuse even for his inclination to lie about his being in service to Lord
Darlington: “It is possible I may well have given the lady a slightly misleading
picture concerning my career, sir. I do apologize if it caused embarrassment.”
(Ishiguro, K., 1993, p. 124) His choice of refusing to activate his own values and
convictions is particularly blatant when he is asked to dismiss the two Jewish maids
61
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
on ethnic grounds. Such a deed may be overlooked when one comes to think that the
butler has to submit even his moral values to render perfect service to his master
who entertains certain political affinities. Being a first person narrator, the butler’s
knowledge is also intentionally limited. His personal involvement is dictated by his
strong and strict principles revolving around the ideal butler and his over-comprising
– and at times stifling – sense of duty. His problematic value-scheme lies at the root
of a faulty decision that determines a whole chain of mistakes. His decision to trust
his master unwaveringly and serve him with a self-sacrificing devotion cast a long
shadow on the ethical values he holds: he fires the two Jewish maids, dutifully
serves guests when his own father is dying, is blind to Ms Kenton’s affection and
seems incapable of judging the wrong political ideals and actions his master
supports during and in the aftermath of WWII. Living in the shadow of his master
has overshadowed any form of moral and affectionate manifestation any human has
the right and the responsibility to display – “It is thus unclear whether unreliability is
primarily a matter of misrepresenting the events or facts of the story or whether it
results from the narrator’s deficient understanding, dubious judgments, or flawed
interpretations.” (Nünning, A.F., 2005, p. 93)
So, what is it that casts such a lingering doubt on the reliability of his narrating voice
and perspective? How much does the real author give the narrator the right to free
agency? Are the mistakes on his account intentional – and if so, to what end? The
answer may be given by the third source of unreliability that Rimmon-Kennan
mentions and that is the striking imbalance between Stevens’s involvement as a
butler in all the duties that he has to faithfully and unquestioningly fulfil and his
involvement in normal relationships with the co-workers so as to understand them,
to nourish appropriate feelings toward them and to act for their benefit. Personal
involvement always relies on accurate self-perception which results in beneficial
self-projection and interaction with the world. Stevens’s confinement to the space
and the close surroundings of Darlington Hall is reflected in his limited perspective
on life. He is incapable of complete and accurate self-perception and awareness –
even if he gives the impression of a truly knowledgeable character – which hinders
his ability to entertain an accurate perception of the others around and project
oneself as he truthfully is in the interactions with the others.
The unuttered emotions of Mr Stevens, the main character, for the new housekeeper
together with his prolonged postponement of manifesting them turn the potential
love story between him and Miss Kenton into the background against which the
butler will project his memories and regrets. In KAZUO ISHIGURO. Contemporary
Critical Perspectives, Motoyuki Shibata and Motoko Sugano have remarked an
overwhelming aspect related to the expression of emotions and its effect on the other
characters in the novel and on the readers:
Ishiguro’s polite-speaking narrators, of course, are doomed to distance themselves from
their readers, from other characters, from the past, and from themselves – this is a
characteristic of his work. […] Ishiguro’s characters’ very inability to connect
62
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
emotionally with others or with themselves makes The Remains of the Day emotionally
powerful […]. (Shibata, M., and Sugano, M., 2009, p. 22)
Emotions and cognition which determine one’s ‘personal involvement’ are closely
interconnected and in this respect it is important to distinguish between the “two
roles of cognition: Cognition as an initiator of emotional experience and cognition as
the source for the quality of emotional experience” (Leventhal, H., 1979, p. 11). The
butler’s cognition is limited to and by his workplace and the people he encounters in
his position as a butler. Therefore, it is rather superficial and lacks the possibility of
resorting to more insights when it comes to judging things and people fairly.
“Cognitive development must precede emotion if emotion depends on cognitive
labeling.” (Leventhal, H., 1979, p. 13) Knowledge can only come and be
consolidated through experience. Moreover, it may be acquired through observation
of others displaying various shades of emotions in different life contexts. Butlers
may have access to the interactions of others through observation and trough
decoding the discourse of others. However, it is a matter of personal choice and
depth of knowledge whether and when to intervene in the lives and discourse of
others.
The butler’s unreliability in terms of perception of self and others is even more
subtly hinted at through his own words when he meets Miss Kenton again in order
to attempt to convince her to come back to Darlington Hall – a possible redeeming
action at the end of life and, unexpectedly, the beginning of remorse. The words Mr
Stevens uses: ‘I thought’, ‘somehow’, ‘it is possible’, ‘I thought I glimpsed
something like’ and ‘I may well have been mistaken’ indicate a certain degree of
uncertainty regarding one’s own abilities of perceiving the others – although under
this false pretence of inability to judge there is a very insightful glimpse and true-tolife interpretation of the other:
As we continued to talk, I must say I thought I began to notice further, more subtle
changes which the years had wrought on her. For instance, Miss Kenton appeared,
somehow, slower. It is possible this was simply the calmness that comes with age, and I
did try hard for some time to see it as such. But I could not escape the feeling that what I
was really seeing was a weariness with life; the spark which had once made her such a
lively and at times volatile person seemed now to have gone. In fact, every now and then,
when she was not speaking, when her face was in repose, I thought I glimpsed something
like sadness in her expression. But then again, I may well have been mistaken about this.
(Ishiguro, K., 1993, p. 233)
At the level of discourse and conduct the errors that ensue derive from the fact that
all discourse is inherently accompanied by emotions. Discourse is superimposed on
emotions and the incapacity of quickly and accurately decoding emotions may lead
to a misinterpretation of the message transmitted. Mr Stevens handles discourse with
the same poise and agility as he handles situations and staff at the manor. Depending
on the communication context, the interlocutor may be rather uncertain regarding
the illocutionary force of his statements. His words may be misinterpreted since they
lack the straightforwardness one expects. Consequently, the perlocutionary effect
63
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
may be different from the intended one as will be seen in the fragment chosen for
analysis in which Stevens’s words seem to have an unexpected effect on Miss
Kenton, although the wider context and a keen understanding of human relationships
and emotional dynamics support the rightfulness of the sparked reaction.
In a final encounter with Miss Kenton the butler seems to voice his own thoughts
and regrets through the words of the interlocutor, which makes the narrator either
the most emotionally literate character in the story or the best trickster:
Miss Kenton fell silent again for a moment. Then she went on:
‘But that doesn't mean to say, of course, there aren't occasions now and then - extremely
desolate occasions - when you think to yourself: “What a terrible mistake I've made with
my life.” And you get to thinking about a different life, a better life you might have had.
(Ishiguro, K., 1993, p. 239)
And thereafter – with the same force of concealing one’s own true feelings – the
butler offers a solution to this state, a kind of escaping the misery, through the same
words of Miss Kenton, who seems to be struggling with a similar state of regret and
sorrow as he is: “After all, there's no turning back the clock now. One can't be
forever dwelling on what might have been. One should realize one has as good as
most, perhaps better, and be grateful.” (Ishiguro, K., 1993, p. 239)
Readers’ response to mistakes and possible redeeming suggestions
The text proved to be a real challenge in terms of the relationships among the
characters and the constancy of the main character in preserving the image of the
self-contained butler. Reading the book requires a fine tuning to the subtleties of the
verbal exchanges and of the hints to the emotions of the characters in the flow of
memories. The task given to the 72 students was woven around two excerpts from
the book. The way students perceived and responded to each paragraph will be
rendered in italics and will be a relevant proof that the text possesses a certain
dynamics beyond the mere structural surface and stirs various kinds of responses
depending on each reader’s horizon of experience, perception and direction of
interpretation.
The first paragraph depicts an external conflict between Mr Stevens and Miss
Kenton and offers a good example of interpersonal awareness and emotional
management. Moreover, the readers had to think whether the fragment offers valid
solutions for solving certain dilemmas or conflicts. Lastly, they were exposed to an
exercise in creativity – much in the spirit of Virginia Woolf’s urge to the readers to
try their hand at writing before judging the art of a writer (Woolf, V., 2003, p. 149)
and asked how they would have chosen to render the situations, were they to place
themselves in the shoes of the narrator. They were given the chance to illustrate that
by rewriting at least one portion in one of the texts.
As for Miss Kenton, I seem to remember the mounting tension of those days having a
noticeable effect upon her. I recall, for instance, the occasion around that time I happened
64
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
to encounter her in the back corridor. The back corridor, which serves as a sort of
backbone to the staff’s quarters of Darlington Hall, was always a rather cheerless affair
due to the lack of daylight penetrating its considerable length. Even on a fine day, the
corridor could be so dark that the effect was like walking through a tunnel. On that
particular occasion, had I not recognized Miss Kenton's footsteps on the boards as she
came towards me, I would have been able to identify her only from her outline. I paused
at one of the few spots where a bright streak of light fell across the boards and, as she
approached, said: ‘Ah, Miss Kenton.’
‘Yes, Mr Stevens?’
‘Miss Kenton, I wonder if I may draw your attention to the fact that the bed linen for the
upper floor will need to be ready by the day after tomorrow.’
‘The matter is perfectly under control, Mr Stevens.’
‘Ah, I'm very glad to hear it. It just struck me as a thought, that's all.’
I was about to continue on my way, but Miss Kenton did not move. Then she took one
step more towards me so that a bar of light fell across her face and I could see the angry
expression on it.
‘Unfortunately, Mr Stevens, I am extremely busy now and I am finding I have barely a
single moment to spare. If only I had as much spare time as you evidently do, then I
would happily reciprocate by wandering about this house reminding you of tasks you
have perfectly well in hand.’
‘Now, Miss Kenton, there is no need to become so bad tempered. I merely felt the need to
satisfy myself that it had not escaped your attention.’
‘Mr Stevens, this is the fourth or fifth time in the past two days you have felt such a need,
it is most curious to see that you have so much time on your hands that you are able to
simply wander about this house bothering others with gratuitous comments.’
‘Miss Kenton, if you for one moment believe I have time on my hands, that displays
more clearly than ever your great inexperience. I trust that in years to come, you will gain
a clearer picture of what occurs in a house like this.’
‘You are perpetually talking of my 'great inexperience', Mr Stevens, and yet you appear
quite unable to point out any defect in my work. Otherwise I have no doubt you would
have done so long ago and at some length. Now, I have much to be getting on with and
would appreciate your not following me about and interrupting me like this. If you have
so much time to spare, I suggest it might be more profitably spent taking some fresh air.’
(Ishiguro, K., 1993, p. 78-80)
In this paragraph Mr Stevens is uttering what seems to be a dutiful automatism with
respect to a butler’s responsibility. However, given his unuttered feelings for Miss
Kenton, it may be interpreted as a mere act of initiating a conversation and of
‘playfully’ teasing her with her ‘inexperience’. What he seems to exclude from this
verbal interaction is his awareness of her perfectly handling her job, her previous
experience and her keen sense of noticing things beyond his observing abilities –
like the episodes related to the mishandling of things by Stevens’s aging father.
Most readers accurately stated that this paragraph renders an interpersonal conflict.
They noticed that the characters have interpersonal skills because of their jobs and
interact differently, both characters possessing nonetheless emotional intelligence
skills. The excerpt unfolds a professional conflict, which offers good insights since
such a conflict could happen among any kind of employees. This is the response of
the readers to this paragraph: They communicate hard and are always on the
65
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
defensive. The conflict is a kind of mature tantrums – An interesting thing to point
out about this fight is not actually the reason that triggered it, but the frustration
that both of them want to say something about what is truly bothering them. ‘I seem
to remember the mounting tension of those days having a noticeable effect uponher.’ This clearly suggests not the tension between co-workers, but the tension
between unspoken feelings that have become frustrating.
The basic information concerning the emotional state of Miss Kenton was easily
elicited by most students who observed her angry disposition, which intensifies as
Mr Stevens proceeds with his observations. Nevertheless, some students were
capable of reading more, or filling in the gaps, regarding her attitude, and remarked
that: Miss Kenton misunderstands the job advice that Mr Stevens gives her and
becomes angry really fast; she’s overreacting over some friendly advice; she loses
control easily and doesn’t know how to explain things in a nice way; she finds it
hard to master her thoughts and communicates all the time she feels the need to,
even though she gets easily irritated. In spite of these truthful remarks, there are
students who still perceive her as possessing interpersonal qualities, arguing that she
managed to understand the actions of Mr Stevens and confront him about it; she is
calm, but incisive with her manner of speaking; mediates any sort of problem;
thought that she had everything under control; is more interactive and
straightforward; unlike Stevens, says out loud what bothers her and she is not afraid
to tell the truth and solves the problem with the final suggestion.
On the other hand, Mr Stevens remains true to his nature in this particular episode, is
very formal and doesn’t express his feelings. As a few students noticed: He wants to
control everything, is curious, always analysing everything; he never gets too
involved; he always has a cold attitude and never seems to really care; he is more
confident and aware of the situation; he is aware of his duties; he often reflects on
the events happening in the House and his duties–if done right or not; he masters his
thoughts and has self-control, he does not lose his temper; he got the situations
under control most of the time; he tries to stay calm and to go on his way, not
spending much time arguing; he is very much concerned about his thoughts and
observations, all of these pointing more to his keener intrapersonal side.
Mr Stevens’s interpersonal intelligence abilities – as some students remarked – are
lacking as he always tries to draw Miss Kenton’s attention regarding her duties; he
often makes arrogant comments to Miss Kenton, not knowing how to make himself
more charismatic; is knowledgeable of only his intentions and is unable to relate to
her (Miss Kenton’s) distress and is incapable of feeling empathy for Miss Kenton.
Nevertheless, as a few students noticed, he can communicate with Miss Kenton
about some aspects; is always rational and he knows how he feels (he lacks in
expressing it), but he can keep things under control; I observed that he knew what
Miss Kenton was feeling as well and he is able to identify her steps [...] he is not
being indifferent – Mr Stevens recognized Miss Kenton’s footsteps, which means
that even if he doesn’t tell us that he is interested in her, we know it from this little
detail. Or, as two students finely observed, this first fragment shows how much Mr
66
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Stevens likes to catch Miss Kenton’s attention by doing nothing and also by saying a
lot of unimportant and childish things just to talk together or Mr Stevens found the
perfect way to have a discussion with Miss Kenton and tried to irritate her to see
another face that she could have [...] I think that between Mr Stevens and Miss
Kenton there isn’t a real conflict and it’s just the fact that he doesn’t know how to
express his feelings for her.
A second task assigned to the students was an optional exercise meant to challenge
the young readers’ emotional intelligence and creativity skills and was mainly
inspired by Virginia Woolf’s advice in her essay How Should One Read a Book?
from The Second Common Reader: “Perhaps the quickest way to understand the
elements of what a novelist is doing is not to read, but to write; to make your own
experiment with the dangers and difficulties of words.” (Woolf, V., 2003, p. 149)
The students were asked to place themselves in the shoes of the narrator and render
the situations from their perspective by rewriting small portions from the text. The
variants offered by the ones who took up the challenge, ranged from merely
replacing one modal verb in a sentence: “Miss Kenton, I wonder if I may draw your
attention to the fact that the bed linen for the upper floor will need to be ready by the
day after tomorrow.”, in which “need” could be replaced by should, a subtle
observation that points to the power of modal verbs to change the meaning of
discourse and build more elaborate answers. The variants suggested by the students
are given below, where the original portions of the text have not been italicised:
“Miss Kenton, I’m sorry, I didn’t want to upset you, I just wanted to be sure
everything will be ready. I hope I didn’t hurt your feelings.”
“I accept your apologies Mr Stevens, but it is the fourth or the fifth time in the past
two days you have felt such a need.”
“I am indeed sorry, Miss Kenton” said Stevens as he walked out.
“Miss Kenton, I’m feeling really sorry for making you feel unappreciated. I’m sure
that you are very good at your job and I will try to abstain from reminding you your
tasks.”
“I am truly sorry for having caused such negative emotions upon you, Miss Kenton,
I said. I am aware that my words have angered you and I wish to try avoiding that in
the future, as we have to work together.”
“Mr. Stevens, I am surprised that you have apologised and I accept it. I wish to talk
about your approach in talking to people, as sometimes you really bother them with
your words.”
“I will leave you to your work now, Miss Kenton. If you have time, I would like you
to make a list of things you think I need to improve for when we will discuss them.”
“I will consider writing the list later. Now, if you excuse me, I have ‘much to be
getting on with’.”
“You are perpetually talking of my 'great inexperience', Mr Stevens, and yet you
appear quite unable to point out any defect in my work. I know that you are stalking
67
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
me and you always think of me. I feel the same way for you. Let’s stop hiding our
feelings.”
“Ah, Miss Kenton.”
“Yes, Mr. Stevens?”
“I have just wanted to say that I really appreciate your work and your efforts.
You’re always doing your job very well and I am really grateful because you’re
here. We can learn from each other’s experiences and we can progress, and why
not, we can be the best in what we’re doing.”
“Oh, thank you! I’m happy to hear this! I am just a little nervous because I haven’t
got your experience…I’m at the beginning and I’m still learning…That’s why I think
your words are important for me…”
“Now, Miss Kenton, there is no need to become so bad tempered. I’m sorry for
disturbing you. I was just passing by. Keep doing what you do. You do a great job
Miss Kenton.”
“I suggest it might be more profitably spent taking some fresh air. If you would like,
I’ll join you.
“You are mist kind, Miss Kenton, you can do as you wish. I do not mind.”
“Now, Miss Kenton, I am really sorry if I said something offensive, but I assure you
from the bottom of my heart that wasn’t my intention at all….”
“Mr. Stevens, I know that you want to do your job well, so do I. I would appreciate
it if you stopped with the gratuitous comments …”
“Miss Kenton I am very sorry for being so insensitive, given that you haven’t any
spare time. Can I help with something?”
“I wish you could, Mr. Stevens, but this is my duty and I shall remain faithful to it.”
“Now, Miss Kenton, there is no need to become so bad tempered. I understand that
this job can be really stressful sometimes, but we shouldn’t let that upset us.”
“I understand but please don’t remind me every time about every little detail,
everybody has their duties.”
“Of course, I understand and thank you for sharing this.”
Some of the students’ answers distinctly reflect their ability to sense the force of
appreciation and encouragement in the interactions among people as a means of
averting conflicts and mistakes. Encouragement and appreciation may be just the
right kind of reinforcement first-year students themselves may need at this particular
stage as the psychological benefits may prove considerable in the long run. The
arguments they offered highlight the mastery of certain discerning capabilities
necessary for an accurate identification of emotional and behavioural subtleties.
68
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
In the second paragraph chosen for analysis, Mr Stevens ponders on his life in the
service of a person that has become the centre of harsh criticism.
Of course, there are many people these days who have a lot of foolish things to say about
Lord Darlington, and it may be that you are under the impression I am somehow
embarrassed or ashamed of my association with his lordship, and it is this that lies behind
such conduct. Then let me make it clear that nothing could be further from the truth. The
great majority of what one hears said about his lordship today is, in any case, utter
nonsense, based on an almost complete ignorance of the facts. Indeed, it seems to me that
my odd conduct can be very plausibly explained in terms of my wish to avoid any
possibility of hearing any further such nonsense concerning his lordship; that is to say, I
have chosen to tell white lies in both instances as the simplest means of avoiding
unpleasantness. This does seem a very plausible explanation the more I think about it; for
it is true, nothing vexes me more these days than to hear this sort of nonsense being
repeated. Let me say that Lord Darlington was a gentleman of great moral stature - a
stature to dwarf most of these persons you will find talking this sort of nonsense about
him - and I will readily vouch that he remained that to the last. Nothing could be less
accurate than to suggest that I regret my association with such a gentleman. Indeed, you
will appreciate that to have served his lordship at Darlington Hall during those years was
to come as close to the hub of this world's wheel as one such as I could ever have dreamt.
I gave thirty-five years' service to Lord Darlington; one would surely not be unjustified in
claiming that during those years, one was, in the truest terms, 'attached to a distinguished
household'. In looking back over my career thus far, my chief satisfaction derives from
what I achieved during those years, and I am today nothing but proud and grateful to
have been given such a privilege. (Ishiguro, K., 1993, p. 125-126)
This episode comes right after Mr Stevens’s dialogue with the new master regarding
his wilful denial in front of one of his visitors of the fact that he has served at
Darlington Hall, a denial meant to subtly cover his shame of having served a master
that made mistakes and he, as a servant, had to live in the shadow of those mistakes.
What could have served as the epitome of the English butler and a fulfilment of his
greatest target in life of being an ideal one crumbles under the force of being aware
that all this greatness was not in the right service of humanity: “Indeed, Stevens. I’d
told her you were the real thing. A real old English butler. That you’d been in this
house for over thirty years, serving a real English lord.” To which he (the new
American master) adds: “I meant to say, Stevens, this is a genuine grand old English
house, isn’t it? That’s what I paid for. And you’re a genuine old-fashioned English
butler, not just some waiter pretending to be one. You’re the real thing, aren’t you?”
(Ishiguro, K., 1993, p. 124) The butler’s answer is nothing short of his acceptance of
a late mental ‘divorce’ from the old master: “If I may put it this way, sir, it is a little
akin to the custom as regards marriages. If a divorced lady were present in the
company of the second husband, it is often thought desirable not to allude to the
original marriage at all.” (Ishiguro, K., 1993, p. 125) This answer points yet again to
the butler’s subtle management of embarrassing situations – especially with regard
to his past.
69
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Regarding the exercise of placing oneself in the shoes of the butler and attempting a
rethinking of things, only two students were courageous enough to rewrite some
portions of the text:
“Although I am proud and grateful to have been given such a privilege, I must admit
I have also felt what loss means, what a wasted time of only reflecting and not
taking action I had throughout the years and I also feel that I have lied to myself
enough.”
“I am glad that I served my master. We had mutual respect, but he took many
wrong decisions throughout his life. He was influenced by the wrong people and I’m
sorry I never advised him. Maybe he would have decided better…”
According to some students, the narrator renders the conflicts in both paragraphs –
the outer and the inner ones – stylishly and elegantly also thanks to his (the butler’s)
English language skills; in a unique way; by analysing everything and trying to find
an explanation for Mr Stevens’s behaviour; directly by speaking his mind; by
placing the two characters in some sort of argument [...] a very entertaining solution
and valid one; by describing every reaction in detail; although they argue, they care
for each other; by making reference to the emotions of the characters: the angry
expression; through dialogue and social interaction; through an obvious lack of
emotional intelligence on the part of Mr Stevens because he asked Miss Kenton so
many times if she was doing her job well, that the poor woman felt useless and
irresponsible. Stevens feels a constant urge to fulfil his duties and projects his inner
problems and sufferings onto others such as Miss Kenton. Nevertheless, the
positioning of Miss Kenton in this open, outer conflict is obvious: Miss Kenton tells
Mr Stevens how she is feeling and the fact that she has experience in her duty. The
narrator masters the details regarding facial expressions that betray emotions,
through conversation, gestures and actions.
Regarding the second paragraph, the inner conflict of the narrator is imbued with
embarrassment and shame as some students remarked. It is rendered by the narrator
himself through description and self-reflection; by inner consolation Stevens tries to
defend Lord Darlington and protect his reputation or as another young reader
remarked: The narrator in the person of Mr Stevens manages to deal with both his
internal and outer conflict with Miss Kenton. Stevens is a skilled man, who can and
should deal with crisis situations and conflicts. He manages to maintain the
professionalism between him and Miss Kenton. He is focused on his career and
grateful to his master, Lord Darlington, who isn’t the best man possible, but the
butler’s job is not to be a moral agent; it is to obey and serve, and he does it.
Only a small number of students claimed that the texts offered some valid solution
for solving the inner or the outer conflict and some of them are indicative of subtle
emotional literacy skills: [One ought] not to insist on a thing or be aggressive in a
conversation, to listen carefully and to discuss the problems; Mr Stevens tries to
convince himself that he does the right thing when it comes to Miss Kenton.; She
70
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
could say to Mr Stevens that she doesn’t have time nicely and Mr Stevens shouldn’t
have told her of her ‘great inexperience’.; Mr Stevens tried to be nice, but he lost
control when he felt attacked.; The narrator suggests indirectly to speak our mind
even if it may cause an argument and to take time to contemplate and meditate
instead of avoiding a situation forever.; Mr Stevens could have checked before he
asked her and he could have said I’m sorry when seeing that she is very angry; It is
important to say to the others how you feel and how they made you feel. Referring to
Mr Stevens’s inner conflict, one student noted that the inner conflict is rendered by
inner consolation. [...]To be honest it is not the best solution for solving the conflict,
because I’m sure Stevens knew deep inside him his master took many wrong
decisions.
The students, who positioned themselves at the other extreme, either claimed that
due to the characters’ perspectives, they (the conflicts) remain unsolved or that the
inner conflicts are not solved at all, they are denied. Many have traced no valid
solutions and offered as arguments: It would be great if both of them gave up on
their pride and the problems would be easier to forget and solve.; He (Mr Stevens)
should have simply trusted her, because Miss Kenton had already proved her
reliability.; the characters don’t discuss enough; The fragments [...] only suggest
putting the conflict on silent-mode [...] which isn’t a good idea.; or that the narrator
leaves the characters to find solutions with their own experience and rationality.
Despite the scarcity of students (around ten students in each group) who either
elicited valid solutions offered by the text or detected no valid solutions, the
arguments they offered are insightful and prove the existence of particular emotional
literacy skills.
Conclusion
The voice – seemingly unreliable – of the ideal butler narrator is probably the best
one to show that we, the readers, just like the author himself realises, are caught in a
web, in a class, in a hierarchically organised context and we had better be aware of
the beneficiaries of our loyalty before realising – just like the butler – that we have
made irreversible mistakes.
He’s deeply somebody who thinks like a member of his class, and he can’t quite get out
of that. I started writing The Remains of the Day because of my suspicion that to some
extent we are all in some sense butlers; at an ethical and political level, most of us are
butlers. We don’t stand outside of our milieu and evaluate it. We don’t say, ‘Wait, we’re
going to do it this way instead’. We take our orders, we do our jobs, we accept our place
in the hierarchy, and hope that our loyalty is used well, just like this butler guy. So my
characters may be isolated figures personally, but I do try to make them like everyman
characters. (Matthews, 2014, p. 115)
Ishiguro managed to bring the characters to such a level of ‘everyman’
characteristics by means of the very flaws they display in spite of the rigid demands
of their class, job and position. People – just like the butler – may strive for lofty
71
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
ideals and may fail to see the common things that bring joy along the way. They
may fall into the trap of self-denial only to come to a late realization that they were
mistaken and be regretful about it. The play of the unreliable narrator with the
readers’ ability to put together the pieces of the narrative and of the human web of
relations results in a meaningful closure which leaves the readership in a state of
reflection upon the meaning of freedom in making choices and of the necessary
power to live with the consequences.
References
Austin, J. L., How to Do Things with Words, Oxford University Press, Oxford. 1962.
Gardner, Howard, Frames of Mind. The Theory of Multiple Intelligences, Basic
Books, New York, 2011.
Ishiguro, Kazuo, The Remains of the Day, Vintage Books, a division of Random
House Inc., New York,1993.
Leventhal, Howard, “A Perceptual-Motor Processing Model of Emotion”, in Patricia
Pliner, Kirk R. Blankstein, and Irwin M. Spigel (eds.), Perception of Emotion in
Self and Others, Plenum Press, New York, 1979.
Matthews, Gerald, Moshe Zeidner and Richard D. Roberts, Emotional Intelligence:
Science and Myth. A Bradford Book, The MIT Press: Cambridge Massachusetts
and London, England, 2002.
Matthews, Sean, “‘I’m Sorry I Can’t Say More’: An Interview with Kazuo
Ishiguro”, in Matthews, Sean and Sebastian Groes (eds.), KAZUO ISHIGURO.
Contemporary Critical Perspectives, Continuum International Publishing Group:
London, 2009.
Nünning, Ansgar F., “Reconceptualizing Unreliable Narration: Synthesizing
Cognitive and Rhetorical Approaches” in James Phelan and Peter J. Rabinowitz
(eds.), A Companion to Narrative Theory, Blackwell Publishing, 2005.
Rimmon-Kenan, Shlomith, Narrative Fiction. Contemporary Poetics, 2nd edition,
Routledge, Taylor & Francis Group, London and New York, 2002.
Schaffer, B. W. and Wong, C. F. (eds.), Conversations with Kazuo Ishiguro,
University Press of Mississippi, Jackson, 2008.
Shibata, Motoyuki and Motoko Sugano, “Strange Reads: Kazuo Ishiguro’s A Pale
View of Hills and An Artist of the Floating World in Japan”, in Matthews, Sean
and Sebastian Groes (eds.), KAZUO ISHIGURO. Contemporary Critical
Perspectives, Continuum International Publishing Group: London, 2009.
Scholes, Robert, James Phelan and Robert Kellogg, The Nature of Narrative,
Fortieth Anniversary Edition, Revised and Expanded, Oxford University Press,
New York, 2006.
Teo, Yugin, Kazuo Ishiguro and Memory, Palgrave Macmillan, Hamphire, 2014.
Woolf, Virginia, The Second Common Reader, Mariner Books, New York, 2003.
72
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
L’ERREUR LINGUISTIQUE DANS LE PROCESSUS
D’APPRENTISSAGE D’UNE LANGUE ETRANGERE
Carmen González Martín
Espagne
Abstract. In foreign language teaching, error has been the subject of reflection and analysis
for over thirty years. The question of error among learners of a foreign language has
generated debate and controversy among professors and researchers. The academic
perspective on linguistic error has evolved in recent years. It has gone from a negative
conception giving rise to a sanction, to one where errors are presented as clues to understand
the learning process and as helpful guidance to identify the difficulties of students. For the
learner of a foreign language, reflecting on the error is a favorable way to access a better
understanding of the studied notion. This reflection helps them discover the way they process
information and gain autonomy in the learning process over time. For the professor, the
exploitation of the error is an instrument of pedagogical regulation making it possible to
discover the learning approaches of the students. Errors also help the professor identify
student needs, differentiate pedagogical approaches, and evaluate them appropriately.
Finally, from a professor’s point of view there have always been two fundamental questions
with regards to errors: what to correct and how to do it. With regards to students, learning a
foreign language has often come with many errors in the use of fixed sequences such as
collocations, proverbs, refrains, etc. These errors usually occur because there is a cultural
element that must accounted for as well as the context of enunciation.
Keywords: error; student; learning; foreign language; didactics.
Introduction
En tant qu’enseignants, nous sommes fréquemment confrontés à l’erreur des
apprenants et la façon de considérer l’erreur dans l’apprentissage a beaucoup évolué
ces dernières années. On est globalement passé d’une conception négative donnant
lieu à une sanction, à une autre où les erreurs se présentent plutôt comme indices pour
comprendre le processus. Selon Roulet,
Il faut éviter en particulier de pénaliser les erreurs de l’étudiant, car elles constituent pour
lui un moyen très utile pour vérifier la validité d’une hypothèse, mesurer le champ
d’application d’une règle et dégager les généralisations nécessaires sur la langue comme
instrument de communication. (Roulet, E., 1976, p. 57)
En didactique des langues, le travail sur les erreurs suscite un grand intérêt ; il s’agit
d’une thématique ancienne, qui se trouve certes à la base de travaux contemporains
sur l’acquisition des langues. Ainsi, l’erreur a toujours été considérée comme un
73
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
problème dans l’apprentissage, que ce soit dans les langues étrangères, que ce soit
dans la langue maternelle. Toujours punie, toujours bannie. Spécialement dans
l’enseignement des langues et surtout aux niveaux inférieurs, l’erreur nous dérange ;
quand un apprenant se trompe, l’enseignant se dit qu’il n’a pas transmis correctement
les informations : il a échoué dans son rôle. Par contre, pour d’autres enseignants, la
faute réside chez l’apprenant qui n’a pas fait son travail d’apprentissage. Cependant,
dans l’actualité, les didacticiens considèrent l’erreur comme un outil pour
l’apprentissage.
1. Approches traditionnelles de l’erreur en didactique
D’après Lentin (1972) lors de l’apprentissage d’une langue les étudiants traversent
différents stades qui se caractérisent en particulier par des différences ou des
variations langagières qu’on pourrait appeler « erreurs ». Les apprenants utilisent dans
l’acquisition différentes stratégies qui leur permettent de construire un savoir qui
correspond aux normes fixées pour la langue en question. Dans la méthode
traditionnelle, les erreurs sont attendues puisqu’il existe des « pièges » qui obligent le
recours aux règles grammaticales que les élèves doivent connaître ; alors dans cette
méthodologie il n’y a pas un traitement de l’erreur, elle est éliminée car elle est hors
norme. En revanche dans la méthode directe, émergent les signes avant-coureurs du
renforcement positif. Alors l’erreur n’est pas exploitée, on propose des exercices
conçus pour que la faute ou l’erreur soit improbable. Selon Puren (1988, p. 307),
« Pour éviter le plus possible des risques d’erreurs de la part de l’élève, on élabore
une gradation grammaticale strictement programmée par difficultés minimales ».
Dans la méthode audiovisuelle l’élève doit répéter des modèles et des structures sans
contextualisation. Dans cette méthode il y a une priorité de l’oral. La faute et l’erreur
sont toujours bannies parce que l’élève doit répéter exactement ce qu’il a écouté dans
l'enregistrement. Alors si l’élève fait des erreurs il doit répéter une autre fois ce qu’il
a écouté, et à force de répéter il doit apprendre par cœur cette structure.
Dans l’approche communicative, celle qui est recommandée par le Cadre Commun de
Référence pour les Langues, on cherche à développer la compétence communicative
chez l’apprenant, un « seuil » fonctionnel au-delà duquel l’apprenant pourra
communiquer de façon autonome en langue étrangère. Dans cette méthode l’erreur est
un élément formateur, et elle est aussi un point de départ et de réflexion. Il apparaît
l’idée d’interlangue, celle-ci étant la « langue de l’apprenant ».
Enfin, un changement complet se produit avec la méthodologie cognitive, où l’erreur
est perçue comme « un point d’appui pour l’apprentissage et un indicateur des
processus intellectuels en cours, source de conflit cognitif et générateur de progrès »
(Ristea, P.M., 2006, p. 11).
2. Distinction entre faute et erreur
Dans le processus d’acquisition d’une langue, la partie orale est suivie rapidement par
l’acquisition de la langue écrite. Celle-ci suit des règles semblables à la langue orale,
74
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
mais de manière beaucoup plus stricte ; par rapport à la langue orale, se rajoutent les
règles de l’orthographe. Une erreur se définit toujours par rapport à une certaine
norme. On pourrait affirmer que tout le monde fait des erreurs : les enfants en font par
rapport à la langue des adultes, les adultes par rapport à une grammaire normative, les
enfants bilingues par rapport aux enfants monolingues et par rapport aux langues
concernées. L’erreur fait partie de la production langagière orale et écrite. Medioni
remarque :
il serait intéressant de s’interroger sur qui parle vraiment une langue correcte. Il y a toujours
écart par rapport à la norme, plus ou moins grand selon les individus, leur statut social, leur
culture ou leur inculture, mais aussi, ne l’oublions pas, leur créativité. (Medioni, M.A.,
1999, p. 181)
Les normes ne sont pas les mêmes dans toutes les situations, ainsi la norme de la
langue quotidienne orale n’est pas la même que celle de la langue écrite. Et trop
souvent les normes sont fixées d’un point de vue extérieur, sans qu’on prenne en
considération la situation des apprenants. Si l’on considère l’ensemble de ces règles,
aussi bien au niveau de l’oral qu’au niveau de l’écrit, comme la norme, et
l’orthographe comme une norme d’écriture, les erreurs au niveau de l’oral ou de l’écrit
sont alors des infractions à ces normes. La linguistique des fautes s’occupe de ces
infractions, elle analyse, classe, établit des liens, cherche des explications, des
corrections et des réponses aux multiples questions qu’on peut se poser concernant les
différentes causes conduisant aux erreurs aussi qu’aux processus d’acquisition des
différents systèmes langagiers qui se passent dans la tête des apprenants.
Dans l’actualité, la didactique des langues a revalorisé la capacité d’écriture ; elle
reconnaît non seulement son importance, mais aussi la valeur formative de l’écrit.
Selon l’idée répandue dans la didactique des langues étrangère, ce qui est important
c’est la transmission du message. Ainsi, contrairement à l’oral où le message peut être
transmis par un seul mot ou par des gestes, à l’écrit, il est essentiel de construire des
phrases logiques et grammaticalement correctes pour que le message puisse être
transmis. Cette situation nécessite l’analyse des erreurs commises dans les
productions écrites d’étudiants afin d’y remédier. C’est parce qu’elles constituent un
grand obstacle non seulement pour la transmission mais aussi pour la compréhension
du message à l’écrit. Même si pour la plupart des personnes la faute et l’erreur sont à
peu près considérées comme synonymes, la notion de « faute » a été longtemps utilisée
péjorativement par les didacticiens sous prétexte qu’elle est fortement marquée par
une connotation religieuse. C’est pourquoi l’erreur est plus neutre dans ce contexte.
Cependant, dans le domaine de la didactique des langues, il existe une distinction de
nature entre l’erreur et la faute. Désormais nous essaierons de les définir en détail pour
voir exactement en quoi elles consistent.
2.1 Erreur
Au sens étymologique, le terme « erreur » qui vient du verbe latin error, de errare,
est considéré comme « un acte de l’esprit qui tient pour vrai ce qui est faux et
inversement » (Le Robert en ligne). En didactique des langues étrangères, les erreurs
75
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
relèvent d’une méconnaissance de la règle de fonctionnement. Il est donc évident
qu’elles sont bien différentes des fautes. Un exemple d’erreur peut être accorder le
pluriel de “bijoux” en bijoux lorsqu´on ignore qu´il s´agit d´un pluriel irrégulier. Ce
type d’erreur montre, comme on l’a déjà dit, une méconnaissance de la règle.
Moles (1995) distingue deux aspects de l’erreur : matérielle et créatrice. L’erreur
matérielle, c’est celle du comptable ou de l’écrivain, dans ce cas l’erreur apparait
comme non conforme à une forme imposée (la norme orthographique, par exemple).
L’erreur créatrice et celle qu’à partir de quelques étapes semble fausse, provisoire et
on peut la corriger.
2.2 Faute
Le terme faute est étymologiquement issu du mot latin fallita, de « fallere=tromper ».
D’après la définition du Trésor de la Langue Française informatisé, la faute est
considérée comme « fait de manquer ; absence, manque de quelqu'un ou de quelque
chose ». En didactique des langues étrangères les fautes correspondent à « des erreurs
de type (lapsus) inattention/fatigue, que l’apprenant peut corriger. Par exemple si
l’apprenant oublie des marques de pluriel, alors que le mécanisme est maîtrisé »
(Marquilló Larruy, M., 2003, p. 120). Il est donc possible de dire que, dans notre
quotidien, les concepts d’erreur et de faute ne sont pas suffisamment distincts l’un de
l’autre et les enseignants ont souvent tendance à les confondre.
3. La question de l’erreur dans l’enseignement d’une langue
En général, on considère comme erreur linguistique une réponse non conforme à ce
qui est donné comme la norme. Contrairement à cette définition, avec laquelle tout le
monde semble d’accord, la typologie des erreurs et leur apport dans l’enseignement
semblent controversés, surtout face au rôle de l’enseignant qui se pose toujours deux
questions fondamentales, à savoir quoi corriger et comment le faire (Guénette, D. et
Gladys, J., 2012).
3.1 Quoi corriger ?
Le problème actuel dans le traitement des erreurs en contexte d’enseignement semble
reposer sur la décision de savoir si l’erreur est rectifiable ou non rectifiable. Pour
Truscott (2001), les erreurs qui seraient rectifiables, c’est-à-dire dont la correction
pourrait mener à des changements positifs durables, sont celles qui dépendent de
règles simples et qui portent sur peu d’éléments dans la phrase, telles celles liées à
l’orthographe. Par contre, toujours selon Truscott, les erreurs en lien avec la syntaxe
seraient plus difficilement rectifiables, car il faut dans ce cas se reporter à des règles
complexes qui souvent ne peuvent être comprises que si l’on connait déjà un certain
nombre d’autres règles connexes tout aussi complexes. Ferris (2006) propose des
critères légèrement différents pour analyser si une erreur est rectifiable ou « traitable »
(elle utilise le terme « treatable ») à l’aide d’interventions pédagogiques. Elle soutient
que si la notion linguistique fait l’objet d’une règle dont une explication claire se
trouve facilement dans des ouvrages pédagogiques, l’erreur est traitable. Dans cette
optique, les erreurs de déterminants, d’accord sujet-verbe, de pronoms, de choix de
76
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
temps, de formes verbales seraient traitables, tandis que les erreurs de choix lexical
ou de structure de phrase ne le seraient pas ou le seraient très difficilement.
La rectification des erreurs relève de plusieurs facteurs qui se déterminent en fonction
des réponses aux questions proposées par Guénette et Gladys (2012, p. 3) :
1. l’élément linguistique est-il porteur de sens ?
2. l’élément linguistique se retrouve-t-il fréquemment dans l’usage courant ?
3. l’élément a-t-il une structure simple (c’est-à-dire sans dépendance à d’autres
éléments ou structures) ?
4. la règle qui s’applique à cet élément est-elle simple, courte, intelligible et claire ?
5. la règle qui s’applique à cet élément est-elle fiable (ne comporte-t-elle que très
peu d’exceptions) ?
6. existe-t-il une structure ou une règle similaire dans la L1 de l’apprenant ?
7. les apprenants ont-ils rencontré cet élément au cours de leur apprentissage ?
Combien de fois ?
8. les apprenants ont-ils les connaissances et les compétences nécessaires pour se
corriger ?
3.2 Comment corriger ?
Si l’on admet que la correction des erreurs est indispensable, car elle privilégie non
seulement l’apprentissage de l’emploi des formes correctes, mais aussi elle permet
d’approfondir les connaissances linguistiques générales, il faudrait réfléchir aux
modes de correction les plus efficaces. Tout en tenant compte de ce qui vient d’être
dit, la première étape devrait consister à classer les erreurs selon la fréquence d’emploi
de la forme qui a été mal utilisée et ensuite selon leur degré de complexité. La
deuxième étape concerne la manière la plus utile et la plus productive de se servir de
l’erreur pour aider à apprendre la forme juste. Parmi les différents moyens, il y a ceux
où on met l’accent sur le rôle de l’enseignant qui explique en corrigeant et ceux où la
correction se fait par l’apprenant lui-même guidé discrètement par l’enseignant.
Les recherches effectuées dans le domaine de la didactique des langues étrangères ont
démontré que le traitement et l’utilisation des erreurs à l’oral et à l’écrit occupaient
depuis longtemps une place importante dans les travaux sur l’acquisition des langues.
En évaluation formative, il est essentiel d’utiliser les erreurs comme un moyen de
réaliser des activités de remédiation. De cette façon, elles ne seront plus ressenties
comme négatives, mais tout au contraire comme un moyen d’apprendre et de
progresser. De ce point de vue, à l’écrit, il est fortement conseillé de savoir distinguer
les différentes erreurs possibles et de les classifier pour pouvoir y remédier. Alors,
quelle démarche corrective faut-il et/ou doit-on adopter ? Dans cette optique,
Tagliante (2001, p. 153-155) propose des « activités de conceptualisation,
systématisation et de réemploi ».
En ce qui concerne la conceptualisation, il s’agit de la conceptualisation
grammaticale. Elle représente le mieux la méthodologie de l’approche
communicative. Cette activité exige le développement des capacités intellectuelles et
met certaines techniques d’analyse, de réflexion, de synthèse et de déduction à la
77
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
disposition de l’apprenant lors du processus de l’apprentissage d’une langue
étrangère.
Quant à la systématisation, il est question de la systématisation des règles de
grammaire. L’objectif consiste à amener l’apprenant à faire le point systématiquement
sur ce qu’il a déjà appris et acquis, sur ce qu’il possède et voudrait acquérir. Selon que
l’apprenant a connu les faits linguistiques dans des documents authentiques, la
systématisation lui permet de mieux se situer, de définir ses compétences, de
reconnaître ses atouts et de pouvoir les revaloriser dans sa production écrite. Ainsi,
cela aidera l’apprenant à comprendre que les règles grammaticales sont inutiles si elles
ne sont pas utilisées correctement pour la transmission correcte du message. Sinon, le
message sera transmis d’une façon erronée. Il est donc conseillé de faire des exercices
de reformulation des règles découvertes en vue de pouvoir diminuer le nombre
d’erreurs à l’écrit.
4. Source des erreurs
En examinant la source des erreurs en didactique, selon certains chercheurs tels que
Tarone (1987), « l’influence de la langue maternelle serait négligeable ; il s’agirait
plutôt d’erreurs apparues en cours d’acquisition de la langue cible » (ChampagneMuzar, C. et Bourdages, J.S., 1993, p. 76). Cela signifie que les erreurs résultent de
processus innés ou naturels qui ont été supprimés progressivement au fur et à mesure
que s’acquiert la langue maternelle. Ce point de vue a été sévèrement critiqué par
Flege en 1984. Mais plus tard, les résultats des expériences de Tarone (1987) ont été
remis en question par Amara Tansomboon (1987) et Sato (1987). Ils ont démontré que
le transfert de la langue première à la langue cible étaient la cause de nombreuses
erreurs.
L’erreur permet de discriminer les concepts acquis par les étudiants de ceux à revoir
pour consolider les apprentissages. Elle entraine nécessairement dans son sillage des
insécurités et des remises en question chez le professeur. Pourquoi en est-il ainsi,
pourquoi ce concept n’a-t-il pas été compris, se demande-t-il ? Son intervention peut
alors se limiter à une action intuitive en réaction à l’erreur : orienté par ses perceptions,
son savoir d’expérience, son jugement et son expertise disciplinaire, celui-ci sera alors
en quête d’indices sur les sources de difficultés chez les étudiants. Toutefois, pour en
arriver à départager ses stratégies qui fonctionnent de celles à réaménager, dans une
perspective d’amélioration de ses pratiques, Reuter (2013) invite le professeur à
explorer de manière plus approfondie les causes d’une erreur. Cela implique d’aborder
plusieurs éléments contextuels, notamment l’épistémologie disciplinaire, le rapport à
l’erreur, les valeurs personnelles et les valeurs institutionnelles préconisées par les
politiques (Cohen-Azria et collab., 2013). Certains de ces aspects s’avèrent
probablement trop indistincts pour en tenir compte lors de l’analyse des causes
possibles d’erreurs. Tout apprenant sait qu´il commet des erreurs sous l´influence de
sa langue maternelle. Ces erreurs sont appelées interférences. Les interférences ont
été mises en lumière par la linguistique contrastive. Ces interférences interviennent à
tous les niveaux : phonétique, grammatical, lexical, socioculturel. Normalement,
78
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
chaque erreur témoigne qu´une partie au moins de l´apprentissage a été effectué par
l´élève, c´est-à-dire que celui-ci se trouve dans une phase intermédiaire
d´apprentissage.
Avec l’approche communicative de nos jours les compétences orale et écrite sont
devenues prioritaires dans l’enseignement et apprentissage des langues étrangères. Si
on parle des erreurs à l’écrit il faut dire que les recherches en didactique des langues
ont démontré que lors des productions écrites, l’apprenant a plus de temps qu’à l’oral
pour réfléchir et agir. L’élève peut rechercher dans le dictionnaire, questionner
quelqu’un, etc. Cependant, ces démarches ne diminuent pas le nombre d’erreurs à
l’écrit.
D´autre part, il faut ajouter qu’il y a quelques expressions valables à l’oral mais qu’on
ne peut pas les passer à l’écrit. Alors, la grammaire française orale n’est pas
transposable en français écrit. À l’oral on peut supprimer le « ne » de la négation et le
message va arriver parfaitement, mais à l’écrit ce n’est pas possible d´omettre le
« ne ». C’est pour cela que l’approche communicative va toujours introduire, le
passage à l’écrit.
4.1 Production écrite
Avant de commencer à écrire ou à faire une séance d’expression écrite, il est important
de savoir quel niveau ont nos élèves, quelles sont leurs capacités et quelles sont leurs
habilités.
Dans la langue française l’écrit est un peu plus compliqué parce que le code oral et le
code écrit ne sont pas faits de la même manière, ils sont très différents. On prononce
un mot d’une façon et on l’écrit d’une autre façon. Le code oral va avoir toujours une
influence sur le code écrit, et il faut prendre en compte cette influence en vue d’éviter
toute influence néfaste de l’oral sur le code écrit jusqu’à ce que les apprenants
démontrent la maîtrise de la transposition du code écrit.
Une fois que cette mise au point est déjà faite, il est conseillé à l’enseignant de
s’attaquer aux erreurs sans culpabiliser et intimider les apprenants. Pour cela, en
faisant une pratique systématique et personnalisée, il doit consacrer un temps suffisant
à une phase de repérage, de formulation et d’explicitation par l’apprenant de ses
propres erreurs.
Une façon pour que l’élève prenne conscience de ses propres erreurs est forcer
l’autocorrection ou l’auto-évaluation, dans laquelle l’apprenant peut se rendre compte
des erreurs qu’il a eues, si ces erreurs se répètent tout le temps, s’il sait comment ces
erreurs ont été produites. Cette réflexion est importante pour l’apprentissage et pour
la correction des erreurs.
4.2 Production orale
Comme on a déjà dit les interférences en français avec le code oral et le code écrit son
très nombreuses, alors pour la production orale elles sont aussi très nombreuses. Dans
79
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
la langue française on écrit un mot d’une façon mais on ne le prononce pas de la même
façon, parce que parfois il y a des lettres que ne se prononcent pas. Alors faire une
analyse pour essayer d’éviter aussi ces interférences devient essentiel dans
l’apprentissage de la production orale.
L’enseignant doit donc corriger les erreurs à l’oral, et il doit le faire d’une manière
simultanée ou avec très peu de décalage, à l’écrit au contraire il peut corriger les
erreurs d’une manière plus éloignée parce que l’écrit va être là.
Par exemple : L’élève parle et il commet une erreur, le professeur doit la corriger ou
dans le moment précis dans lequel l’élève a eu l’erreur ou il peut attendre à la fin de
l’intervention, mais il ne peut pas attendre jusqu´à la semaine suivante, ou le jour
suivant. Pour l’écrit c’est différent, l’enseignant peut laisser que l’élève fasse sa
propre correction et après, la semaine suivante il peut encore corriger quelques erreurs
que l’élève a eues.
Pour les erreurs à l’oral : il convient d’éviter de couper une intervention pour corriger
ou signifier une erreur. Attendre pour cela que l’élève ait fini de parler c’est lui
permettre de ne pas perdre le fil de son idée. Il n’est pas déstabilisé et beaucoup plus
réceptif à ce que veut lui faire percevoir l’enseignant. Si l’élève ne parvient pas à se
corriger, l’enseignant fait appel aux autres, grâce à cela on arrive à l’inter-correction.
Cette option nécessite une écoute bienveillante de la part du groupe. C’est aussi
l’occasion de vérifier l’attention et la compréhension de la classe. Dans un dernier
moment l’enseignant aide l’élève à comprendre son erreur en lui faisant expliciter ses
choix.
Il faut établir aussi une ambiance de confiance, parce que l’élève, en confiance, prend
plus de risques. Les erreurs sont certes plus nombreuses mais l’enseignant
accompagne l’élève vers plus d’autonomie quand il ne vit pas lui-même l’erreur
comme un échec. L’élève peut alors enrichir son expression et sa connaissance de la
langue. L’enseignant peut se servir d’un langage gestuel pour aider l’élève à trouver
le type d’erreur qu’il a eu. Afin de déculpabiliser l’apprenant, le professeur peut
préciser que le terme utilisé à défaut dans la situation présente pourrait convenir dans
un autre contexte.
5. L’erreur et la difficulté d’enseignement des séquences figées
Les expressions figées, utilisées spontanément par les locuteurs natifs, passent
inaperçues à leurs yeux, tandis qu’elles sont tout de suite repérées par l’étudiant
étranger. Comme le dit González Rey (2002, p. 50) : « C’est surtout lorsqu’on étudie
une langue étrangère que l’on est conscient de l’existence de combinaisons figées
impossibles à traduire mot à mot sans commettre une incongruité sémantique ».
Gaston Gross (1996) accentue le fait que les expressions figées posent souvent des
difficultés pour les apprenants d’une langue étrangère parce qu’ils ne comprennent
pas de telles structures bien qu’ils connaissent la signification de tous leurs éléments
lexicaux. La bonne maîtrise des expressions figées est pourtant indispensable dans les
80
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
compétences de communication et de compréhension. D’ailleurs, comme le dit Bally
(1951, p. 73) : « l’emploi de séries incorrectes est un indice auquel on reconnaît qu’un
étranger est peu avancé dans le maniement de la langue ou qu’il l’a apprise
mécaniquement ». Ainsi émerge la nécessité d’enseigner les expressions figées tout
au long de l’apprentissage et de souligner leur importance dans la didactique des
langues étrangères.
Quand les notes de bas de page n’aident pas l’apprenant, c’est à l’enseignant
d’expliquer que la source de leur incompréhension n’est pas seulement due à des mots
qu’ils ne connaissent pas mais à une séquence figée, que l’enseignant se chargera de
paraphraser. Pour acquérir cette idiomaticité, les manuels proposent des modèles de
documents écrits ou de conversations ; la production à partir de ces modèles est rigide
et stéréotypée chez les apprenants qui suivent de près le modèle. L’apprentissage des
séquences figées se fait alors principalement par erreur-correction, à tâtons, au risque
de décourager certains apprenants et de renforcer l’idée qu’apprendre une langue est
difficile et qu’il faut être doué pour les langues pour comprendre et se faire
comprendre et parvenir à un niveau d’aisance satisfaisant.
La bonne maîtrise des expressions idiomatiques est aussi importante dans la langue
maternelle que dans la langue étrangère.
Dans la première elle se fait
automatiquement (sans faire nécessairement une réflexion linguistique) et les
expressions sont utilisées sans effort (sans se rendre compte de leurs particularités).
Tandis que dans la langue étrangère, elles peuvent poser des vraies difficultés : le
locuteur est obligé de chercher toujours des explications logiques pour que le message
soit compréhensible. Pourtant, même pour les natifs la signification d’une expression
peut rester floue ou ils peuvent l’utiliser de manière inadaptée. Un locuteur natif
apprend les expressions idiomatiques comme il apprend les mots de sa langue
maternelle. Dans le discours, le locuteur puise dans son réservoir lexical l’expression
qui convient à la situation, comme il choisit le mot qui s’adapte le mieux au contexte.
Un étranger devrait faire la même chose, mais pour cela il est nécessaire d’apprendre
les expressions idiomatiques et de connaitre les contextes dans lesquels on peut les
employer. Ainsi émerge le besoin de travailler les expressions et d’intégrer la
phraséodidactique dans les approches didactiques.
L’enseignement des expressions idiomatiques est une tâche complexe qui demande
un effort supplémentaire à l’enseignent et qui peut poser des difficultés pour les
apprenants. On peut diviser ces dernières en deux catégories : les difficultés de
compréhension et les difficultés d’emploi. Ces deux catégories ramènent au rôle de
l’enseignant et les avantages de traitement des expressions idiomatiques.
Par rapport aux difficultés de compréhension : Les expressions transparentes ne
posent pas beaucoup de problèmes (« avoir un cœur d’or »), mais d’autres, celles qui
sont plus opaques, empêchent les élèves de voir le lien entre l’expression et sa
signification. Dans ce cas, un élève d’une langue étrangère peut se tromper, par
exemple, s’il prend l’expression « les carottes sont cuites » mot par mot, il ne
81
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
comprend pas qu’il s’agit d’une expression qui désigne qu’il n’y a plus rien à faire, il
n’y a plus aucun espoir, que tout est perdu.
En classe de FLE, l’enseignant devrait prendre en considération l’impact de la langue
maternelle, qui peut faciliter la compréhension. Comme le souligne aussi Sulkowska
(2009, p. 108) la capacité à confronter différents systèmes linguistiques et à trouver
de potentiels équivalents phraséologiques en langue maternelle favorise la
compréhension et la mémorisation des expressions, et cela est absolument nécessaire
pour faire des traductions correctes. Elle est aussi souhaitable aux enseignants pour
bien présenter une telle expression à ses futurs étudiants. L’analyse comparative
permettrait aussi de créer des parallèles entre la langue maternelle et la langue
étrangère et d’explorer le fonctionnement langagier des expressions dans les deux
langues et cultures.
Quant aux difficultés d’emploi, il ne suffit pas de connaître l’expression, mais il est
important d’être capable de les utiliser soi-même. Le bon usage des expressions peut
être problématique pour les étudiants. Si l’élève ne connait pas l’expression (il est en
manque), il finit par ignorer l’expression et cela peut mener à des malentendus. Mais
il faut aussi éviter d’en abuser. De plus, l’étudiant étranger ne perçoit pas les limites
de l’expression et son figement, comme le ferait un natif. L’enseignant doit alors
souligner les aspects tels que la non-substituabilité et la non-modificabilité
d’expressions. Aussi important qu’utiliser l’expression correctement et d’utiliser
l’expression dans un bon contexte. Par exemple, l’expression « casser sa pipe » ne
peut être employée que pour annoncer la mort de quelqu’un. Selon Ruiz Quemoun
(2007, p. 190), cette expression implique une mort soudaine ou relativement soudaine,
inexplicable, subite. En plus du sens, il est important de savoir que ce n’est pas
toujours avec n’importe qui et n’importe où qu’on peut utiliser cette expression. Il est
alors important de prendre en considération le contexte d’énonciation.
En fin, l’enseignant joue un rôle central pour faire découvrir aux apprenants les
expressions d’une autre culture. Une des problématiques liées à l’enseignement des
expressions figées est le manque de formation en matière phraséologique, ainsi que le
traitement modeste dans les manuels scolaires. Le choix d’expressions et le rôle de
médiateur représentent un défi et demandent à l’enseignant des connaissances
culturelles sur la langue qu’il enseigne, mais en retour l’analyse des phénomènes
linguistiques et culturels a pour but d’éveiller la curiosité des apprenants envers la
langue et la culture cible. Les expressions figées portent souvent des connaissances
culturelles (l’histoire, la littérature), elles sont aussi présentes dans la presse et les
médias (les actualités) et représentent alors un moyen de toucher la culture à travers
la langue. Il faut souligner que les expressions figées n’arrêtent pas de se développer :
quelques-unes vieillissent et disparaissent, en même temps que des nouvelles formules
figées sont nées (par exemple, à partir des chansons, de livres, de slogans publicitaires,
de titres de presse, de discours, etc.). Les expressions sont fortement liées à la culture
et à l’utilisation de la langue, car elles reflètent la réalité à laquelle elles correspondent.
Pour l’enseignant émerge ainsi la difficulté de choisir les expressions les plus actuelles
et universelles pour que l’enseignement des expressions soit le plus efficace et utile.
82
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Les expressions idiomatiques représentent le monde et les idées partagées à travers
les métaphores. Il existe des expressions identiques dans plusieurs langues. La
comparaison contrastive avec la langue maternelle de l’apprenant permet d’analyser
le fonctionnement des deux langues et de voir les ressemblances et les différences
culturelles. Mais ce sont surtout les expressions propres à une communauté qui
révèlent les caractéristiques culturelles. Les expressions idiomatiques forment un
objet d’étude très riche, intéressant, éducatif et utile pour un étudiant de FLE. Leur
traitement au cours demande un effort supplémentaire à l’enseignant, mais les
expressions méritent un traitement plus détaillé pour qu’un élève soit capable de
comprendre le français et s’exprimer couramment
5.1 Proposition didactique
Les difficultés d’enseignement/apprentissage font l’objet de réflexion dans la
littérature spécialisée et plusieurs pistes didactiques intéressantes ont déjà été
proposées (Galisson, R., 1983 ; Vittoz-Canuto, M.B., 1989, 2005 ; Mel'čuk, I., 1993 ;
González Rey, I., 2008 ; Cavalla, C., 2009, etc.). Galisson, précurseur en didactique
des séquences figées, dans son ouvrage Des mots pour communiquer (1983), étant
conscient des difficultés que rencontre l’apprenant dans la maîtrise de ces formes
lexicales complexes, l’auteur propose aux enseignants une approche créative, basée
sur une démarche onomasiologique, de l’accès au sens des expressions « figuratives »
(1983, p. 90).
En s’inspirant de la méthode de Galisson, Vittoz-Canuto fait paraître en 1989 un
ouvrage à visée didactique abordant plusieurs questions : les critères de définition des
expressions figées, les problèmes que celles-ci posent aux apprenants dans leur accès
à une langue étrangère, la présentation du non-compositionnel dans les dictionnaires
et les stratégies d’accès au sens des locutions verbales. Quelques pistes didactiques y
sont présentées : le regroupement par champs (par exemple, les expressions contenant
les noms de parties du corps, fréquentes en français), le rôle du contexte et de
l’isotopie dans la présentation des locutions en décodage, une approche culturelle
contrastive (reprise et développée dans Vittoz 2005).
González Rey (2008) publie sa méthode Le Français idiomatique, exclusivement
dédiée à l’enseignement/apprentissage des unités phraséologiques (onomatopées,
collocations, expressions figées, proverbes, formules routinières, expressions
familières, etc.) en FLE. Une multitude d’exercices répartis en deux niveaux (A1-A2)
ont pour objectif de familiariser l’apprenant avec ces unités et d’amorcer leur
acquisition par le biais des activités centrées sur les composants, la syntaxe et l’aspect
sémantique des séquences figées. Une approche culturelle contrastive y est également
présente et encourage l’apprenant à traduire et à chercher des équivalents dans sa
langue maternelle.
Dans les manuels, les activités proposées visant les expressions imagées, les proverbes
et les collocations sont généralement basées sur une approche « passive » : l’accès au
sens et la mémorisation d’une séquence figée se font à l’aide d’une paraphrase et hors
83
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
contexte, et sont nettement plus favorisés par rapport aux activités de réemploi ou de
production.
Ainsi, on propose le développement d’une compétence active de la maîtrise des
séquences figées : pour pouvoir mobiliser celles-ci correctement et sans effort dans
un discours spontané oral ou écrit, l’apprenant doit non seulement pouvoir trouver
dans son lexique mental la séquence figée correspondant au sens voulu, mais aussi
connaître le contexte possible de son emploi. Ces connaissances pourraient s’acquérir
à partir d’une approche ciblée sur les séquences figées et des observations plus
systématiques des documents supports audiovisuels et écrits de différents genres
proposés dans les méthodes, avec un repérage guidé des contextes d’emploi. On
accordera ainsi une attention particulière aux champs de langue (français du travail,
français juridique, français du quotidien, etc.) et aux genres (lettre administrative,
article éditorial, conversation amicale, etc.) qui favorisent certains types de séquences
figées.
Les documents authentiques représentent une source importante pour relever et
travailler les collocations et d’autres séquences figées en contexte, et ceci à tous les
niveaux de maîtrise de la langue. Mais ces documents qui ont fait leur entrée dans les
manuels ces dernières années sont sous exploités à cet égard. Voici des exemples
d’activités qui permettraient à l’apprenant de mobiliser plus facilement ses acquis
dans les interactions en dehors des cours : l’illustration systématique d’emploi des
séquences figées dans des discussions autour des situations quotidiennes en
complément des paraphrases pour expliquer le sens de l’expression, une
discrimination uniforme des séquences figées dans les supports écrits tout au long de
la méthode, un entraînement systématique au réemploi en contextes appropriés et
variés, des activités de correction, de reconstructions et d’association (à une situation)
de différents types de séquences figées.
6. Conclusion
Dans ce travail on a voulu faire une synthèse sur la didactique des langues étrangères,
et plus précisément sur la question de l’erreur dans l’enseignement d’une langue
étrangère. Ainsi, on a jugé nécessaire de faire la différence entre les concepts de faute
et erreur, tous deux confondus dans la langue courante. Pour ce faire, on a consulté
l’étymologie et le sens de chacun des termes dans les dictionnaires.
Lorsqu’on parle des erreurs que fait un apprenant d’une langue étrangère, on pense le
plus souvent, aux erreurs grammaticales ou d’orthographes. Cependant, on a voulu
montrer que tout en ayant une bonne maîtrise de la grammaire et de l’orthographe de
la langue étrangère, il est fréquent que l’apprenant rencontre beaucoup de difficultés
dans le bon usage des séquences figées. Ces erreurs se produisent parce que dans
l’emploi de ces séquences il y a l’élément culturel qui doit être pris en compte ainsi
comme son contexte d’énonciation. La proposition didactique des séquences figées
dans les manuels de FLE jugée insuffisante, on a proposé une autre manière pour la
bonne acquisition de ces séquences et éviter les erreurs chez les apprenants.
84
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Références
Bally, Charles, Traité de Stylistique française, Paris, 3e éd., Librairie Klincksieck, 1951.
Cohen-Azria, C., et collab., Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques,
3e édition, Bruxelles, De Boeck, 2013.
Champagne-Muzar, C. et Bourdages, J.S., Le point sur la phonétique, Paris, CLE
International, 1993.
Ferris, Dana, « Does error feedback help student writers? New evidence on the shortand long-term effects of written error correction », dans Hyland, K., et Hyland, F.,
(dir.). Feedback in second language writing, Cambridge, Cambridge University
Press, p. 81-102, 2006.
Galisson, Robert, Des mots pour communiquer, Paris, Hachette, 1983.
González Rey, Isabel, La phraséologie du français, Toulouse, éd. Presses
Universitaires du Mirail, 2002.
González Rey, Isabel, La didactique du français idiomatique, Fernelmont : E.M.E.&
InterCommunications, 2008.
Guénette, D., Gladys, J., « Les erreurs linguistiques des apprenants en langue
seconde : quoi corriger, et comment le faire ? », Correspondance, no 18, p. 1-9,
2012.
Gross, Gaston, Les expressions figées en français : noms composés et autres
locutions, Paris, éd. Ophrys, coll. « L’essentiel français », 1996.
Lentin, Laurence, Apprendre à parler à l’enfant de moins de 6 ans, Paris, ESF, (Ie éd.
1972) 1987.
Marquilló Larruy, Martine, L’interprétation de l’erreur, Paris, Clé International, 2003.
Medioni, M-A., et Bozon-Patard, J., « La grammaire c’est difficile » in Groupe
français d’édition nouvelle (éds.), Réussir en Langues, Chronique sociale, Lyon,
p. 90-96, 1999.
Moles, Abraham, Les sciences de l’imprécis, Paris, Le Seuil, 1995.
Puren, Christian, Histoire des méthodologies d’enseignement des langues vivantes,
1988/2012. [En ligne] http://www.christianpuren.com/mes-travaux-liste-etliens/1988a/
Reuter, Yves, Panser l’erreur à l’école, Québec, Éditions du Septentrion, 2013.
Ristea, Paula Maria, Erreurs et apprentissages : rôle de l’erreur dans l’apprentissage
du français langue étrangère, 2006 [En ligne] http://theses.univlyon2.fr/documents/lyon2/2006/ristea_pm/info
Roulet, Eddy, L’apport des sciences du langage à la diversification des méthodes
d’enseignement des langues secondes en fonction des caractéristiques des publics
visées, Genève, ÉLA, 1976.
Ruiz Quemoun, Fernande, « Les expressions idiomatiques, tributaires de la notion de
figement », in Les expressions figées en didactique des langues étrangères,
Belgique, Ed E.M.E & InterCommunications, coll. « Proximités – Didactique »,
2007.
Sulkowska, Monika, « Expressions figées au cours de l’enseignement- apprentissage
des langues étrangères », in Les expressions figées en didactique des langues
étrangères, Belgique : Ed E.M.E & InterCommunications, coll. « Proximités –
Didactique », 2009.
85
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Tagliante, Christine, La classe de langue, Paris, Clé International, Coll. « Techniques
de classe », 2001
Truscott, John, « Selecting errors for selective error correction » in Concentrics:
Studies in English Literature and Linguistics, no. 27, p. 93-108, 2001.
86
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
PERSONAL AND PROFESSIONAL DEVELOPMENT OF
TEACHERS IN THE CONTEXT OF
THE MENTORING ACTIVITY
Roxana Bobu, Oana Jitaru
"Gheorghe Asachi" Technical University of Iasi, Romania
Abstract. This paper presents the results of a qualitative research based on the focus-group
method, which aimed to identify the professional and personal development needs of mentors
and novice teachers, in relation to the requirements of the educational context and career
development. We set out to identify and analyse what are the opinions of the mentor teachers
on the way the mentoring activity is carried out, from the perspective of the roles held by the
mentors, compared to those of the beginners who benefit from collegial support. The obtained
results show both the similar needs of the two groups of participating teachers, as well as
those that differ. Thus, the needs for training communication and relationship skills, empathy
and organisation of the didactic act are common. The particularities are that the mentors more
often state the need to improve their counselling techniques regarding the appropriate
application of strategies specific to the instructive-educational activity, while the beginners
add, in addition to this, the need for self-fulfilment and creativity. These results constitute the
foundation for the development of a mentoring programme structured on the development of
the skills necessary for mentors to support beginning teachers in classroom management and
their own career development.
Keywords: mentoring; personal development; professional development; constructivism;
proactive attitude.
1. Introduction
One of the concerns of specialists in the field of training is that of the beginning of the
teaching career, a vulnerable period in the professional development of the teaching
staff. It is a stage that requires adaptation to a new environment, integration into an
institutional framework with specific legislation, internalisation of rules, norms, and
responsibilities specific to the field of activity. From another perspective, any
environmental change stimulates the tendency to accommodate and accept the new
rules, to start a process of personal development.
The mentor is the character evoked in the Greek epic of the Trojan War, the devoted
friend to whom Odysseus entrusts his son, for learning and enlightenment. With this
meaning, of teacher and enlightener, the word mentor is used by the school of Socrates
and Plato (Tintore, M., 2020). The term taken from the economic field began to be
used also in the educational space with the aim of optimising the quality of the
educational act, the benefits of this type of activity being considered benchmarks for
reforming the teaching profession. The European Mentoring and Coaching Council
87
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
defines a mentor as a person who helps another to support significant change in
knowledge, work or ideas (Eby, L., et al., 2008). In a broad sense, a mentor is a person
who helps someone develop through learning, and in a narrow sense, a professional
who works with a person, a group or an organisation for personal or organisational
development (Potolea, D., and Carp, D., 2008). A definition of mentoring that values
the initial and continuous training of teaching staff is given by Păun and Ezechil
(2013), who describe the activity that highlights the establishment of a relationship
between an expert and a novice/beginner. The mentor represents the resource that will
be exploited and manifests as a professional model that creates conditions for
integrated professional learning in the appropriate context. In the present paper we
refer to the mentoring intended for the employability of the beginning teaching staff.
American specialists (Groundwater-Smith, S., 2012) have proposed solutions to
support the teacher in the physical framework of the activity. The reality that
determined this interest was the high percentage of teachers who left the profession at
the beginning. Thus, mentoring was introduced for the first years of activity, thus
facilitating the transition from initial training to continuous professional training, and
later it was used within the initial training, especially in the practical component.
The mentoring activity is one where the key milestones are relationship and
communication. It implies a responsibility on the part of the two team members, the
mentor teacher and the beginning teacher, because learning to teach, preparing to
become a teacher is a complex process due to the variety of information and skills that
need to be developed, according to the adult learner. The functions performed by the
mentor refer to: creating the relational framework based on trust, conveying
information and guidance, facilitating learning and offering alternatives, challenging
learning by stimulating and facilitating progress, providing a personal model and
activating intrinsic motivation and providing a vision integrative, by encouraging
initiative (Irby, B., et al., 2020). The success of the whole endeavour depends very
much on the previous learning experiences of the person who wants to carry out this
activity, on their conceptions, preconceptions and beliefs about teaching and learning.
The educational models that the individual has known and assimilated in their own
training experience are essential, because they determine the acquisition of values, the
formation of attitudes and a personal style of communication, relationship, and selfaffirmation.
Personal and professional development starts from self-knowledge and the
identification of personal and professional goals (Hutson, J., et al., 2022). The analysis
of learning objectives and the development of the action plan, the correct estimation
of resources and effort are essential conditions for success in personal development
and a professional career. As a person evolves in a field of activity, they will develop
a frame of reference, which will involve: specific work skills, areas of competence in
which they can perform, specific development objectives, clarification of motivation,
identification of development needs, awareness of desires, values, etc. The
transformations that the beginning teacher manifests in the first year of activity have
a major relevance for their future teaching career. The conditions of appreciation of
88
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
the work done, the internalisation of roles, the assumption of responsibilities, they all
motivate the young person to continue this endeavour and facilitate the adaptation to
the professional and social environment that the school offers.
During the assimilation of new experiences, the novice teacher develops in their
motivational structure different levels of needs, some being dominant – integration of
work content, acceptance in the collective, assumption of the imposed roles or
delimitation of personal priorities. This initial stage of the professional career is one
with a strong emotional charge. It presupposes a change of status, and the new role
requires adaptation to a reality in which the young person has no experience. In
general, these aspects generate a state of stress (György, G., 2018). The process of
personal development offers teachers a better adaptation to the school and social
environment requirements. It also decreases the burnout phenomenon, helps at
increasing self-esteem, at consolidating well-being and also at managing negative
emotions (Herman, I.R., 2020). The current educational context generates class
management difficulties for the young beginner who has to respond to the challenges
of the new generation: readjustment after online education in a pandemic context,
dependence on online social networks and peer group influences that promote
antisocial values, or prosocial behaviour and reduced civicism (Rodideal, A., and
Marinescu, V., 2021). The mentor is called upon to apply collaborative mentoring
strategies aimed at uniting educational partners in a mutually beneficial relationship.
Mentor and novice teacher build a dynamic partnership based on reciprocity,
regardless of differences in knowledge, expertise or status (Mullen, C.A., and
Klimaitis, C.C., 2021). The two share the same goals and values, guiding at-risk youth
(students) to develop resilience and empower them in the face of adversity. Therefore,
the current educational context requires proactive mentoring that leverages
collaborative strategies that will support school retention and prepare students for life.
Shapiro (2020) states connections between mentoring and constructivism. The author
connects the various stages of mentoring relationships to each type of constructivism,
including coaching and mentoring, as well as mentoring styles and roles. The
comparison highlights the extent to which constructivist thinking is ingrained in
mentoring theories. Specific to constructivist paradigms is the idea that emphasizes
the important role of the learner, considering him a builder of his own knowledge,
but, at the same time, the transition from the learning activity led by others to the
autonomous one is also emphasised. The association of the initial period with the
complex process of learning is not accidental. The beginning of the teaching career is
associated with a vulnerable period for shaping a professional path of quality and
personal fulfilment. With regard to career development, from the constructivist
perspective, a differentiated approach to the first year of professional activity is
identified, which involves familiarizing the beginner with the demands and
requirements of the profession, a stage marked by stress, frustration, anxiety
(Andreescu, M.C., et al., 2014). From this perspective, the support offered by an
experienced person, who benefits from the recognition of the results obtained
professionally within the professional mini-community of which he is a part, is
considered appropriate.
89
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Mentors can provide emotional support for newcomers to be themselves, support
newcomers to adapt to the new environment, provide vision to help them see where
they have come from and where they are going. Among the benefits of the teacher
assuming the role of mentor we can list: the opportunity to avoid the routine,
professional prestige, professional development, co-sharing of the accumulated
experience, integration into a professional community, resource person for colleagues.
The personal development skills necessary for the mentor but also for the beginning
teacher are those recommended for each individual, European citizen, defined by the
World Health Organization as the set of skills necessary for success throughout life (2001).
2. Methodology
The collection of information was carried out using the focus-group method, the
activity being carried out at the level of Iași County during the 2021-2022 school year.
Two focus groups were initiated, with the aim of obtaining information about the
mentoring activity from two perspectives: the mentor’s and the beginner’s. The
common element of the two groups of teaching staff participating in the investigation
was the fact that they shared a common goal: facilitating the approach of integration
at the institutional level in order to optimize the teaching activity. Thus, the
participants with the role of teacher-mentor and those with the role of teacherbeginner had the opportunity to identify similarities in terms of emotional
experiences, attitudes and behaviours, but also different opinions regarding the issues
discussed.
The composition of the groups was balanced: the first group had 10 mentor teachers,
and the second group 10 novice teachers. The selection of participants was based on
the purposive sampling strategy (Krueger, R., & Casey, M.A., 2005) with the aim of
the study as the benchmark. The interview sessions were developed according to the
scenarios involved in the focus group method, a set of semi-structured questions being
the framework on which the debate was built for each of them (Bulai, A., 2018;
Krueger, R., & Casey, M.A., 2005; Williams, A., & Katz, L., 2001). The questions
were divided into five categories: one opening question, one introductory question,
three transition questions, six key questions, three closing questions. In order to
develop the interview guide, we formed a team of teaching experts with experience in
the continuous training of teaching staff, but also in mentoring, who were asked to
provide suggestions regarding the discussion topics during the interview. The next
stage concerned testing the interview guide built on a group of 3 mentor teachers and
a group of 3 novice teachers. Subsequently, after this testing phase, the interview
guide that was used for our study was finalized.
The conversations during the two interviews had different time intervals (between 90120 minutes). Consent to participate and to record the discussions was requested,
specifying that the confidentiality of the persons and the points of view presented will
be ensured. The recordings obtained from the two focus groups were transcribed and
analysed.
90
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
The processing of the collected information aimed at examining, classifying,
tabulating or recombining the observed observations (Bulai, A., 2018; Krueger, R., &
Casey, M.A., 2005). The focus group discussions were transcribed for analysis. The
transcript was compared with the notes taken by the co-moderator during the
interviews. The “massive table” method recommended by Krueger & Casey (2005)
was used to analyse the information. Participants’ responses were distributed
according to established analysis themes.
The aim of the study is to identify the general benchmarks of a mentoring programme,
based on the analysis of the mentor teachers’ points of view compared to the need for
support felt by the beginning teachers. In this sense, the analysis themes sought to
record the teachers’ opinions, from two perspectives:
- the identification of one’s own acquisition needs (informational, procedural)
necessary in order to propose/implement a mentoring programme that one intends to
coordinate from the position of a teaching staff who wishes to assume the role of a
mentor teacher;
- the one that describes how they perceived the particular character (collegial,
offered in a non-formal, unofficial framework) of the professional support they
received from their own schoolmates, from the beginner’s perspective.
Summarizing, we aimed to identify and analyse what are the opinions of the
mentor teachers on the way the mentoring activity is carried out, from the perspective
of the roles held by the mentors compared to those of the beginners who
receive/benefit from collegial support.
3. Results presentation
3.1 Analysis of the results obtained at the level of the group of teaching staff mentors
The needs expressed at the informational and procedural level concerned: ways to get
to know the beginner; ways of communicating, relating and models of group
activities; developing the skills to provide information, to advise on the appropriate
application of strategies specific to the instructional-educational activity; developing
adaptation skills to the needs expressed, specifically, by the beginner; acquiring an
integrative perspective on the mentoring process.
The elements that define an effective mentor: good preparation from a scientific,
methodical and psycho-pedagogical point of view; recognised professional
experience; good organiser; the clear specification of the rules regarding the conduct
of the activity, on the requirements, the adequate expression of expectations, etc.;
having communication skills in the relationship with adults, developed at a higher
level; optimising the time allocated to discussions, analyses, feed-back; empathy,
willingness to offer help/support; participation in joint activities; moral support;
creativity.
3.2 Analysis of the results at the level of the group of beginning teaching staff
Teaching staff in their first year of teaching activity indicate a high level of learning
needs. They motivate the need for information and the need for procedural
91
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
acquisitions as signifying a need for self-fulfilment and development. They want to be
creative, to have the courage to assert their own ideas, to show independence in
capitalising on their own abilities and talents. These data allow us to make associations
with the organisational theories that present the explanatory model of the selfactualised man (Maslow, A., 2007). According to them, the individual needs updates
of the available potential to consider the work carried out as meaningful for them with
success values. Thus, the individual manifests a certain degree of autonomy and
independence, realizes long-term projections, develops special capacities, including
adaptive ones, and even gets personally involved in the achievement of the
organisation’s objectives, if it allows them.
Among the problematic situations faced by beginners: familiarisation with the
specifics of the teaching profession; creating the documents specific to the didactic
activity; the use of didactic strategies in an adequate manner; aspects related to
assessment; managing student behaviour problems; classroom management issues;
aspects related to student motivation for learning.
Types of help and resources considered necessary from a beginner’s perspective:
guidance from a mentor (experienced teaching staff); observing/assisting in the
classroom of other experienced teachers in the school; opportunities for
discussions/meetings with other teachers, even from other schools; team teaching with
other experienced teachers; discussion groups/work with other beginning teachers;
support from parents to give them confidence; emotional support.
3.3 Discussions on the results obtained
The beginner, at the beginning of the professional activity, as well as during the
assimilation of new experiences, develops different levels of needs in the motivational
structure. The theory of the hierarchy of needs (Maslow, A., 2007) highlights the idea
according to which: the motivational substrate of work derives from the pyramidal
arrangement of needs that can act as reasons for work. The way in which the plan to
meet needs is structured individually, their prioritisation in the activity carried out by
the individual, can also explain aspects related to the choice of profession, integration
into work, stability at the workplace.
The bi-factor theory, elaborated by F. Herzberg (1959), presents the idea that the
motivating factors, related to the work content, are the ones that give high satisfaction.
Financial aspects are considered generators of low satisfaction. In the theory of
motivation for self-actualisation, McClelland (1988) emphasizes the importance of
self-actualisation as having a relative stability over time.
The individual is exposed in organisations to various stress situations. The first year
of activity, regardless of the chosen professional career, is one with a strong emotional
charge. Moreover, the affective impact of the professional start can be a strong one
from two perspectives:
- the change of status, role requires accommodation to a reality in which the young
teacher has no experience;
92
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
- the transfer between the competences acquired in the initial training and the
responsibilities faced in the current didactic activity may lead the person to
consider the professional debut as tense.
We believe that it is necessary to optimise the competences of the teaching staff, in
the sense of using other learning models in practice, a recommendation valid both for
experienced teaching staff and for beginners. This approach can have as its starting
point the skills model, presented by Pânișoara & Pânișoara (2016) which represents a
response to the changes that occur at the organisational level (needs, requirements),
to the efficient realisation of the responsibilities in the job description.
Among the skills considered necessary for the mentor, we list: the search for
information, conceptual flexibility, orientation to results, orientation to one’s own
development and that of others, confidence in one’s own strengths, proactive
orientation, etc.
The development of the competence system can have several levels: novice, beginneradvanced, competent, specialist, expert. We can take as a starting point the fact that
the beginners did not have the opportunity to experience enough in terms of concrete
activities in the classroom and it is recommended that at the beginning of the activity
they benefit from consultation and support in this regard.
An effective mentoring programme, from the perspective of professional and personal
development, has as essential elements: the activity of observation, reflection,
feedback and teaching in partnership.
Among the advantages of mentoring for beginners, we can mention: facilitation of
integration at the workplace; familiarisation with the specifics of the school, with the
requirements and expectations of the school, parents, students; opportunities to
establish relationships and communication channels with different resource persons;
the development of learning communities of beginning teachers; the opportunity to be
in situations to discuss, debate, analyse in a critical and reflective way; the opportunity
to analyse their own convictions and beliefs regarding teaching activity in general,
with reference to the role of the teaching staff; the opportunity to learn to work in a
team, etc.
4. Conclusions
The success of the mentoring activity is given by the systemic perspective on the
approaches derived from the needs/expectations of the beginners, but also from the
knowledge of the needs of the institution where they carry out their activity. From
here, there are several directions in which the teacher holding the status of mentor can
have responsibilities: towards himself as a professional; towards the direct
beneficiary, respectively the intern; towards the indirect beneficiaries, the school
mini-community of which both the mentor and the intern are part.
93
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Regarding our field of interest, successful mentors can be none other than teachers,
who assume the role of trainers, of models who can offer opportunities and advice for
the development of others, who are compatible, given their training and experience,
to identified current, emerging or possible situations and events that may intervene in
the "beginners’" activity, offering them knowledge and emotional support to face the
specific requirements of the school. Mentors can be people with career experience,
holders of psychosocial qualities, communication skills, moral traits – they are
primarily models of identity, sources of help and information, the type of professional
capable of maintaining a dynamic relationship, among themselves, a person willing
to guide and another person willing to learn before encountering obstacles – we thus
have in mind the proactive attitude. Mentoring is often associated with direct, face-toface contact between individuals, some who have some experience in a field and
possess certain skills to pass it on (the mentor) and others who need this help (the
mentee). It is relevant in this context to mention the fact that we have multiple
characteristics in mind: mentoring is a communication, interpersonal relationship; the
mentoring relationship develops over time, during which the needs of the mentored
person and the nature of the relationship tend to change; the mentor must be aware of
these changes and vary the degree and type of attention, help, advice, information and
encouragement they provide.
The final product, resulting from the exploitation of the results of the study, is the
development of a continuous training program for teachers who wish to carry out
mentoring activities. The training program aims to facilitate the process of adapting
beginners to the specifics of the didactic activity in order to obtain desirable
professional results and the development of a proactive attitude towards their personal
evolution from a professional point of view (Catalano, H., 2014).
The new elements that we want to insist on have in mind the superior attitudes that
the beneficiaries of the mentoring process learn if and only if they find them in the
mentor – a message that we want to be transmitted by the participants of the training
program and the beginners who will go through the mentoring programme. It is about
the attitude towards work, the assumed career, the relationship between assumed
results and those offered, between effort and success, professional belonging and
community. All these elements have a role at least equal to the value of the knowledge,
information, principles that the beginner acquires. Personal competences have value
if they are consistent with the cultural, moral and spiritual values of the one who
demonstrates their use in the relationship with others. This difference is given by the
quality of the mentor, by the set of internalised values.
The mentor’s specific activities aim at aspects of a cognitive nature (transmission of
information in relation to the requests of the beginner), aspects of an affective nature
(forming a positive and realistic attitude of the beginner towards his own professional
development) and aspects of an action nature (teaching the beginner to assume the
responsibility of a decision, to build a personal and professional development plan, to
implement what he learned during the mentoring process). Consequently, the mentor
94
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
has the responsibility to form and develop the skills of the beginner in the direction of
self-knowledge and planning of one’s own development.
We could conclude that the mission of a mentor is to prepare beginners in parallel for
two purposes: adaptation/integration to the requirements of the education system/of
the school where they work, but also preparation for success, for professional success.
In fact, when a beginner goes through a mentoring program it contributes to a certain
extent to his self-definition, since the final decision regarding the professional future
is individual. The mentor does not impose, does not choose, does not decide for the
other, but helps the beginner to decide if something from the identified possibilities
fits his expectations (Buell, C., 2004).
The roles of the mentor can be multiple: a facilitator of the personal and professional
development process; a consultant for those who need support in solving professional
situations; a motivating person; an information provider; facilitating the beginner’s
access to existing professional development opportunities; initiating professional
development actions, etc.
We believe that the objectives of the programme reflect the specific activities of a
mentoring programme, which follow the three specific directions of intervention –
cognitive, affective and action.
From a cognitive point of view, we refer to informing beginners about the possibilities
of carrying out activities specific to the didactic activity.
From an affective point of view, we refer to support: in the process of self-knowledge;
regarding the acquisition of techniques for improving individual performance;
regarding personal development; regarding the identification of what represents "for
them as an individual" the feeling of satisfaction and personal fulfilment, etc.
From an action point of view, we refer to: counselling in order to make decisions;
planning and implementation of actions; appropriate use of teaching and assessment
techniques; counselling regarding the management of student groups, etc.
The specific role of the mentoring activity is given by the interface it creates between
the beginner and the specific requirements of the didactic activity, between the
beginner and the efficiency of the activity carried out by him. We believe that, in the
short term, the programme will generate, among the participants, an openness and
affective involvement vis-à-vis the value of mentoring. From the perspective of the
personal plan, for each teacher participating in the course, we can anticipate: changes
at the level of attitude, on the role assumed by them from the perspective of the
value/desirability of mentoring activities; the generation of an action model, for the
development and implementation of a mentoring programme, according to the
individual needs of beginners.
Note: the authors’ contribution to this article is equal.
95
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
References
Andreescu, M.C., Apetroae, M., Apopei, A., The beginning teacher’s guide, Spiru
Haret, Iași Publishing House, 2014.
Buell, C., “Models of Mentoring in Communication”, in Communication Education,
1479-5795, 53 1, 1-12, 2004.
Bulai, A., Focus group, Paideia Publishing, Bucharest, 2018.
Catalano, H., “Rolul mentoratului în profesionalizarea pentru cariera
didactică. Studiu constatativ cu implicaţii practice”, in Sava, S. (ed.), Perspective
pentru cercetare în educație, p. 146-156, Editura Universitară, Bucharest, 2015.
[available
on
http://arced.ro/cered/wp-content/uploads/2016/11/volumulconferintei-cered-2014.pdf]
Eby, L., Allen, T., Evans, S., and DuBois, D.L., « Does Mentoring Matter? A
Multidisciplinary Meta-Analysis Comparing Mentored and Non-Mentored
Individuals”, in Journal of Vocational Behavior, 72 (2) 254-267, 2008.
György, G., Mindfulness urban. Exerciții de curaj, compasiune și conectare, Curtea
Veche Publishing, Bucharest, 2018.
Groundwater-Smith, S., “Mentoring teacher inquiry: lessons in lesson study”, in
Fletcher, S.J. and Mullen, C.A. (eds.), The Sage Handbook of Mentoring and
Coaching in Education, Thousand Oaks, CA,her Sage, 2012.
Herzberg, F., Mausner, B. and Snyderman, B.B., The Motivation to Work, John
Wilez&Sons, New York, 1959.
Herman, I.R., “Exploratory study on teachers’ personal development needs”, in
European Proceedings of Social and Behavioural Sciences, 2020.
https://www.researchgate.net/publication/342254610_Exploratory_Study_On_Te
achers’_Personal_Development_Needs
Hutson, J., Nasser, R., Marzano, M., Curtis, R., MacDonald, E., Edele, S. and HostoMarti, B., “Bridge Building in Higher Education: Multi-Modal Mentoring
Programs to Support Retention & Career Preparedness”, in Creative Education,
13, 2022.
Irby, B., Boswell, J., Searby, L., Kochan, F., Garza, R., Abdelrahaman, N., The Wiley
International Handbook of Mentoring: Paradigms, Practices, Programs, and
Possibilities, Wiley Online Library, 2020, https://onlinelibrary.wiley.com/doi/
epub/10.1002/9781119142973.
Krueger, R., Casey, M. A., Metoda focus grup, transl. by Cristina Popa, Polirom, Iași,
2005.
Maslow, A., Motivație și personalitate, transl. by Andreea Răsuceanu, Editura Trei,
Bucharest, 2007.
McClelland, D., Human Motivation, Cambridge University Press, 1988.
Mullen, C.A., Klimaitis, C.C., “Defining mentoring: a literature review of issues,
types, and applications”, in Annals of the New York Academy of Sciences, Special
Issue “Mentoring: Theoretical Background, Empirical Findings, and Practical
Applications”,1483,1,19-35, 2021. [available online at https://nyaspubs.online
library.wiley.com/doi/full/10.1111/nyas.14176]
Păun, E., Ezechil. L. (coord.), Metode și tehnici de coaching folosite pe perioada
practicii pedagogice, Editura Matrix, Bucharest, 2013.
96
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Pânișoară, G., Pânișoară, I.O., Managementul resurselor umane, Polirom Iași, 2016.
Potolea, D., Carp, D., “Calitatea programelor de formare continuă a cadrelor
didactice; concepţie şi practici”, in Profesionalizarea carierei didactice din
perspectiva educaţiei permanente, Editura Universității București, Bucharest,
2008.
Rodideal, A., Marinescu, V., “Efectele pandemiei Covid-19 asupra sănătății și stării
de bine a copiilor”, in Revista română de sociologie, year XXXII, 1–2, 57–84,
2021.
Shapiro, A., “Constructivism and Mentoring”, in B. J. Irby et al. (eds.), The Wiley
International Handbook of Mentoring: Paradigms, Practices, Programs, and
Possibilities, p. 65-78, John Wiley&Sons, Inc, 2020. https://onlinelibrary.wiley.
com/doi/abs/10.1002/9781119142973.ch5
Tintoré, M., Concept and basis for WCD mentoring, Fundación Europea Sociedad y
Educación, Mercedes Esteban Publishing, 2020.
Williams, A., Katz, L., “The Use of Focus Group Methodology in Education: Some
Theoretical and Practical Considerations”, in International Electronic Journal for
Leadership in Learning, 5(3), 1-10, 2001. https://journals.library.ualberta.ca/iejll
/index.php/iejll/article/view/496
*World Health Organisation, Life Skills Education. Planning for Research, Geneva,
World Health Organisation, 1996. https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/
10665/338491/MNH-PSF-96.2.Rev.1-eng.pdf
97
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
QUEL(S) STATUT(S) DE L’ERREUR
EN DIDACTIQUE DES LANGUES ÉTRANGÈRES ?
Moulay Mohamed Tarnaoui
Faculté Polydisciplinaire Es-Smara, Université IBN Zohr, Maroc
Abstract. Our current contribution has emphasized the place and usefulness of error in the
didactic field. If contrastive analysis compares the target language to the source language, on
the contrary error analysis draws an analogy between the target language and the
idiosyncratic production of learners. It is undeniable that error analysis cannot replace
contrastive analysis, but it offers additional solutions that the latter does not put in place.
Thus, its status has changed from the fault apprehended as a sanction and penalty to that of
the error seen as a natural and inevitable step to get knowledge, know-how, and interpersonal
skills. In this vein, error becomes a strategy for exploring and optimizing foreign language
learning in an era where the plurilingual competence of the user-learner takes center stage.
Keywords: contrastive analysis; error analysis; foreign language didactics; learning
strategies; the learner.
Introduction
L’apprentissage du Français Langue Etrangère (ci-après FLE) se caractérise par la
confrontation à de nouvelles façons de communiquer, selon un autre système que celui
de la langue maternelle (ci-après LM). Mais, tout au long de cet actif processus
d’apprentissage, natif ou non-natif, tout apprenant est naturellement conduit à utiliser
un ensemble d’opérations, plus ou moins limité, qu’il ajuste au fur et à mesure, en cas
d’une insuffisance de l’écrit.
A cet effet, dans les productions à caractère libre, où entre en jeu l’implication
effective de l’élève puisque on encourage la créativité et l’originalité, on constate
d’une part que les règles du système sont insuffisamment intégrées par les apprenants ;
d’autre part, ces derniers créent leur « grammaire personnelle » leur « dialecte
idiosyncrasique »; ils disposent de leurs propres stratégies et se construisent leur
propre logique, bien qu’inappropriée à celle de la norme : leur langage est structuré
d’après le modèle qu’ils se sont construit. Lorsque l’apprenant doit mettre en œuvre
telle ou telle opération, il fait appel aux raisonnements qu’il a emmagasinés, lesquels
constituent une sorte de réservoir de connaissances, celles de sa langue, de son
système et son arrière-plan culturel.
La problématique capitale de l’enseignement d’une LE tient à l’obligation de prendre
en considération ce qui existe déjà, ensuite à l’impossibilité de pulvériser cet acquis
et enfin à la nécessité d’y superposer de nouvelles habiletés et connaissances. Ce qui
98
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
est stocké, c’est la LM et vraisemblablement deux ou plusieurs langues connues peu
ou prou (Besse, H., et Porquier, R., 1980 ; Py, B., 1984). Ce n’est pas par hasard
qu’aujourd’hui le plurilinguisme est pris en compte dans le CECR (2001) et par
plusieurs autorités éducatives dans le monde. Ainsi, le rapport entre un apprentissage
antérieur et un apprentissage nouveau justifiait le recours à l’analyse contrastive (ciaprès l’AC), s’appuyant sur les descriptions linguistiques des langues en jeu puis font
appel à l’analyse des erreurs (ci-après l’AE), en termes de difficultés d’apprentissage.
De ce fait, l’AC s’est donné pour tâche essentielle de prévoir et d’analyser les
interférences ou des transfert négatifs qui entraînent chez l’apprenant des pratiques
langagières qui enfreignent la norme.
Concernant l’AE, l’apparition des déviations en LE chez l’apprenant se révèle comme
un phénomène naturel, inévitable et nécessaire. Ceci parce qu’elles servent de moyens
révélateurs à la compétence plurilingue des apprenants qui se diffère de l’un à l’autre,
à chaque moment d’apprentissage. Soulignons dans ce cadre que cette approche a
introduit des distinctions méthodologiques entre erreur / faute, erreur systématique /
erreur non systématique, erreur interlinguale / erreur intralinguale.
Dans l’optique de cette contribution, nous focaliserons notre attention sur l’évolution
du concept de l’erreur en didactique des langues étrangères du fait qu’il est passé
d’une phase de pénalité et de sanction à celle de tremplin et de stratégie
d’apprentissage. Cette volte-face est en faveur de l’utilisateur-apprenant car la
déviation demeure omniprésente et occupe une place importante dans l’enseignement
/ l’apprentissage des langues dans une ère où le plurilinguisme et le pluriculturalisme
occupe le devant de la scène. Quelle définition peut-on attribuer à l’erreur en matière
d’apprentissage linguistique et textuel ? quel seuil de déviation est-il toléré par les
enseignants au niveau oral et au niveau scriptural ? Dans le domaine didactique des
langues étrangères, que représente l’erreur pour le professeur, l’apprenant et le
chercheur ? quelles stratégies d’apprentissage élaborées au niveau textuel et au niveau
linguistique pour remédier aux erreurs des apprenants ?
Quant à la structure de cet article, elle gravite autour de trois points fondamentaux, à
savoir l’évolution du champ didactique de l’analyse contrastive à l’analyse des
erreurs, ensuite nous aborderons des précisions conceptuelles et enfin l’erreur en tant
que stratégie d’optimiser l’apprentissage des langues étrangères.
1. De l’analyse contrastive à l’analyse des erreurs : évolution ou complémentarité ?
L’apport de la linguistique à l’enseignement des langues peut être expliqué par deux
particularités : d’une part, les méthodes descriptives des langues présentent les
meilleurs outils pour leur enseignement ; d’autre part, les comparaisons (LM/LE)
permettent de prévoir les difficultés d’apprentissage. Et cela en confrontant les
structures morphologiques, phonologiques, syntaxiques, lexico-sémantiques de la LM
et de la LE. Ainsi, il est possible d’établir des progressions en tenant compte des
différences et des similitudes entre les deux langues.
99
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Dans cette perspective à finalité pédagogique, le chercheur se référait à une théorie de
l’IF qui s’inspire directement des théories behavioristes de l’apprentissage. D’abord,
les individus sont enclins à transférer dans la LE les caractéristiques formelles et
sémantiques de leur LM. Ensuite, ce qui est analogue est facilement transféré, c’està-dire facile à apprendre et à inculquer. Par contre, ce qui est diffèrent donne lieu à
l’interférence. Ceci est un phénomène du discours qui favorise l’émergence des
erreurs (Lado, R., 1957).
Dans les années soixante-dix, il convient de mentionner l’existence d’un courant
puissant en faveur d’un abandon quasi complet de la notion même d’IF
intersystémique. Pour les chercheurs qui le représentent, l’apprentissage d’une LE
demeure un processus de création dont une des propriétés essentielles est l’autonomie
par rapport aux circonstances où il prend place. Et la LE est réputée faire partie de ces
circonstances. L’apprentissage est alors conçu comme un cheminement dont les
étapes sont déterminées par des lois naturelles peut-être universelles.
Les études sur lesquelles cette conception s’appuie utilisent des définitions implicites
de la langue et de la notion d’IF extrêmement réductionniste : la langue est conçue
comme un ensemble asymétrique de morphèmes et de l’IF comme le calque dans
l’interlangue d’une structure superficielle de LI. L’IF se manifeste non pas comme un
simple transfert d’une règle d’une langue vers l’autre, mais de nouveau comme
restructuration de LI en fonction de L2 (Py, P., 1984).
Corder propose une hypothèse générale de grande portée lorsqu’il rejette le caractère
aléatoire des erreurs. La position behavioriste est en principe qu’une bonne méthode
doit conduire à un apprentissage sans erreurs. Si en réalité des erreurs se produisent,
c’est que la méthode n’est pas correctement conçue ou que des circonstances
particulières liées à l’élève (inattention, fatigue, oubli, …) conduisent à une
performance imparfaite (Corder, S. P., 1980a, 1980b, 1980c).
Si l’on observe en L2 de nombreuses erreurs d’IF dues à la LI, c’est que l’analyse
contrastive de celle-ci n’est pas encore suffisante pour qu’on puisse aboutir à une
progression d’apprentissage tenant compte des zones de difficultés dans le passage de
l’une à l’autre.
L’objectif de Corder est de prendre en considération les hypothèses de Chomsky sur
l’acquisition de la LI et d’en examiner la pertinence éventuelle en ce qui concerne
l’acquisition d’une L2. Il admet que les conditions d’acquisition sont différentes. Le
point central est que les erreurs linguistiques de l’enfant en L2 sont considérées
comme des « indices d’un processus actif d’acquisition ». C’est notamment leur
caractère systématique qui conduit à faire cette hypothèse. Les erreurs sont une
manifestation d’un état du développement langagier de l’enfant.
Dans cette perspective, les erreurs sont significatives :
100
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Donc, les erreurs de l’apprenant manifestent le système linguistique qu’il utilise à un
moment donné du programme qu’il suit. Ces erreurs ont une triple signification. D’abord
pour l’enseignant : s’il entreprend une analyse systématique, elles lui indiquent où en est
arrivé l’apprenant par rapport au but visé, et donc ce qui lui reste à apprendre. Ensuite, elles
fournissent au chercheur des indications sur la façon dont une langue s’apprend ou
s’acquiert, sur les stratégies et les processus utilisés par l’apprenant dans sa découverte
progressive de la langue. Enfin, elles sont indispensables à l’apprenant pour apprendre.
C’est pour lui une façon de vérifier ses hypothèses sur le fonctionnement de la langue qu’il
apprend. Faire des erreurs, c’est alors une stratégie qu’emploient les enfants dans
l’acquisition de leur LI, et aussi les apprenants de LE. (Corder S., P., 1980a, p. 13)
Développée depuis les années 1960, l’analyse des erreurs (AE) marque une étape
considérable dans la recherche didactique des langues. Elle fonde ses théories
indépendamment du contrastivisme. Cette approche est libérée du cadre étroit de la
linguistique appliquée et se donne pour tâche d’appréhender les processus
d’apprentissage en se centrant sur l’apprenant. Elle est envisagée comme un substitut
ou un complément économique aux analyses contrastives. Il s’agit d’une
complémentarité entre l’AC et l’AE : « Sans l’aide de l’analyse contrastive, il est
impossible de trouver la raison d’une grande partie d’erreurs. Sans l’analyse des
erreurs, l’analyse contrastive n’a pas de rapport avec la réalité des fautes qui sont
vraiment produites. » (Roos, E.,1991, p. 50-51)
L’AE se charge d’expliquer et d’analyser les erreurs commises et les difficultés
rencontrées par les élèves dans leur apprentissage. Ainsi, elle apporte à
l’enseignement des langues une contribution remarquable qui peut être fructueuse :
dans l’amélioration des descriptions pédagogiques, dans la modification des attitudes
et des pratiques d’enseignement /apprentissage, dans la conception et le contenu des
programmes de formation et de recyclage d’enseignants (Besse, H., et Porquier, R.,
1980).
Pour ces deux chercheurs, l’analyse des erreurs doit avoir un double objectif : le
premier est de nature théorique visant à mieux appréhender le processus
d’apprentissage d’une langue étrangère ; le second est d’ordre pratique ciblant la
qualité de l’enseignement de la langue. Ces deux objectifs s’articulant l’un à l’autre
favorisent une meilleure compréhension du mécanisme d’apprentissage et collaborent
à la conception de principes et des activités didactiques propices, où sont reconnus et
acceptés le statut et la signification des erreurs.
Nous considérons ainsi que l’AE ouvre des possibilités indéniables à l’enseignement
des langues. Qu’il s’agisse de l’apprentissage d’une LE ou celui de LI, l’erreur doit
être considérée comme une manifestation normale et nécessaire du processus
d’apprentissage. Comme on accepte que l’enfant qui acquiert sa LM commet des
erreurs, on ne peut exiger de l’apprenant d’une LE qu’il n’utilise que des formes
correctes.
A la suite de certains chercheurs comme (Lamy, A., 1976, 1983, 1984 ; Perdue, C.,
1980 ; Frauenfelder, U., et Porquier, R., 1980 ; Fahandej Saadi, R., 2010 ; Larruy, M.,
101
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
2014, etc.), nous admettons qu’il faut dédramatiser l’erreur et l’envisager
positivement car elle est, non seulement inévitable, mais naturelle et nécessaire. Elle
constitue un indice et un moyen d’apprentissage. On n’apprend pas sans faire des
erreurs. Celles-ci servent à apprendre. En ce sens, les erreurs des apprenants sont donc
à considérer comme un matériau utile.
Les déviations des apprenants manifestent le degré d’apprentissage du système
linguistique qu’ils ont appris à un moment donné du programme qu’ils suivent. Ainsi,
elles deviennent des indices nécessaires traduisant les différents stades de
l’apprentissage d’une LE. Elles permettent à l’enseignant de suivre l’évolution de
l’apprentissage, de cerner ce que l’apprenant connaît et ce qu’il ne connaît pas à un
moment donné de son apprentissage et partant d’ajuster ou de réajuster son
enseignement.
Il est à constater que les premières analyses d’erreurs, pour les Français, ont été
actualisées en Afrique. Après, la grille typologique des fautes a connu largement des
expériences et des propagations. Cette première génération d’AE débouche sur des
inventaires (phonétiques, lexicaux, syntaxiques, etc.).
Notons dans cette veine que l’AE a pour objectif non pas d’établir des inventaires
typologiques d’erreurs, mais bien de chercher à en élucider les causes. Cette recherche
des causes est inséparable de la situation d’apprentissage et de la pratique
pédagogique. Étudier les erreurs, c’est d’abord comprendre comment on apprend,
c’est le processus d’acquisition/d’apprentissage de l’apprenant qui est ciblé. C’est
ainsi que L’AE trouve sa place dans les programmes de formation pédagogique,
permettant d’amener les professeurs et futurs professeurs à réfléchir sur la relation
entre leur pratique et les processus d’apprentissage.
1. Précisions conceptuelles
Ainsi, la distinction erreur / faute renvoie à celle répandue par Chomsky entre
compétence et performance. Selon ce linguiste, la compétence est une capacité ou
propriété psychologique ou mentale qui se traduit par un système de règles
intériorisées par le locuteur ; elle représente le savoir linguistique du sujet apprenant.
La performance quant à elle témoigne de la mise en pratique effective de ce savoir
linguistique dans une situation donnée (Chomsky, N., 1965) Ainsi, l’erreur émane de
la compétence et l’apprenant ne peut pas la corriger. Cependant, il peut rectifier ses
fautes du moment qu’elles sont issues de la performance et semblent dues à des lapsus,
à l’émotivité, à la lassitude, aux facteurs psychologiques généralement.
Cette distinction conduit Lamy à réfléchir sur le vocable « faute » :
Pourquoi ne pas suivre les spécialistes qui préfèrent actuellement le mot « erreur » ? Certes
le mot « faute » a l’inconvénient de s’appliquer à tous les domaines : moral, religieux,
juridique, technique. Mais justement la pratique scolaire n’associe-t-elle pas l’aspect
technique et l’aspect moral ? Pour les dissocier, il ne sert à rien de changer le mot. (…) Ce
102
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
qu’il faut, c’est, au-delà des mots, non seulement se refuser à considérer comme un
coupable l’auteur d’une faute de langue, non seulement encourager l’élève à s’exprimer,
même avec des fautes, mais c’est encore observer méthodiquement une production
transitoire, une sorte d’escale nécessaire pour arriver à destination. Il s’agit en somme de
« ventiler la faute » : les attitudes, la prise de parole (ou l’écriture), les acquis qu’elle
véhicule, les progrès qu’elle permet jusqu’à la langue normée, le système de l’apprentissage
et celui de la langue dont elle donne des indices, tels sont les chapitres auxquels affecter les
éléments du dossier « faute ». (Lamy, A., 1984, p. 83)
Rappelons qu’étymologiquement, la faute est issue du latin fallita, désignant « action
de faillir, manque ». A ce propos, Le Petit Robert (2009) saisit la faute comme « le
fait de manquer, d’être en moins ». Quant au terme « erreur », il dérive du latin error,
errare, « errer ». Le dictionnaire Larousse en ligne présente cinq paliers dans sa
définition de l’erreur :
i) Acte de se tromper, d’adopter ou d’exposer une opinion non conforme à la vérité,
de tenir pour vrai ce qui est faux : Commettre une erreur.
ii) État d’un esprit qui se trompe, qui prend le faux pour le vrai : Persister dans
l’erreur.
iii) Chose fausse, erronée par rapport à la vérité, à une norme, à une règle : Une erreur
d’addition.
iv) Acte, comportement inconsidéré, maladroit, regrettable ; faute : Des erreurs de
jeunesse.
v) Ce qui est jugé comme faux du point de vue du locuteur, opinion ou assertion
fausse : Cette théorie est une erreur.
Dans cette perspective, nous soulignons qu’il existe deux positions contradictoires à
l’égard de « la faute » : la première est celle qui consiste à donner la priorité à la
production d’énoncés corrects, même si cette production est obtenue au prix de
techniques strictement répétitives et si de ce fait la communication réelle est mise
entre parenthèses au cours de l’apprentissage. La seconde attitude, plus récente dans
l’enseignement des langues, est d’affirmer l’utilité de la « faute » comme tremplin
vers l’expression juste.
Selon Frauenfelder et Porquier (1980), l’erreur peut alors être définie par rapport :
- à la langue-cible, par comparaison avec la langue d’un natif, selon l’écart qualitatif
et quantitatif existant entre elles.
- à l’exposition préalable à la langue (LE), c’est-à-dire en référence à ce qui est déjà
étudié. L’exposition peut comporter des apports extérieurs (radio, journaux, contacts
personnels).
- à l’interlangue ou système intermédiaire de l’apprenant. Les erreurs sont inévitables ;
elles sont le produit transitoire du développement de cette langue de l’apprenant. Ce
point de vue consiste à envisager, une fois dépassés les débuts de l’apprentissage, la
langue de l’apprenant en soi comme un système linguistique autonome, cohérent et
dynamique, relativement structuré à chaque étape de son évolution.
Le CECRL appréhende l’erreur comme déviation ou représentation déformée de la
compétence cible par un apprenant sachant pertinemment que la faute est une
103
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
incapacité à mettre en œuvre ses compétences, comme ce pourrait être le cas pour un
locuteur natif :
Les erreurs sont causées par une déviation ou une représentation déformée de la compétence
cible. Il s’agit alors d’une adéquation de la compétence et de la performance de l’apprenant
qui a développé des règles différentes des normes de la L2. Les fautes, pour leur part, ont
lieu quand l’utilisateur apprenant est incapable de mettre ses compétences en œuvre,
comme ce pourrait être le cas pour un locuteur natif. (Le CECRL, 2001, p. 118)
Il ressort de toutes ces recherches qu’il est impossible de donner à l’erreur une
définition absolue, vu que c’est le point de vue qui définit l’objet. Grosso modo,
l’erreur est appréhendée comme étant un écart par une norme largement admise par
l’ensemble des scripteurs français. Ces derniers se réfèrent toujours à la norme
reconnue par les grammaires et les Académies de langue. Dans cette optique, la norme
est saisie comme une variété de français privilégiée socialement et historiquement
comme le bon usage.
Rappelons que la norme émane du terme « norma ». Ce sens étymologique veut dire
une règle, une loi auxquelles on doit se conformer. La norme est l’ensemble des règles
de conduite qu’il convient de suivre au sein d’un groupe social. Elle est souvent
inscrite dans l’inconscient collectif. Son non-respect place l’individu « à la marge »
de la société et peut en faire une victime d’ostracisme. Linguistiquement, la norme est
un système d’instructions définissant ce qui doit être choisi parmi les usages d’une
langue si on veut se conformer à un certain idéal esthétique ou socioculturel. Dans ce
sens, notons que la norme se confond alors avec le « bon usage ».
Il ressort de cela que l’approche normative revêt un caractère sélectif, dans le sens où
les productions qui ne représentent pas la norme sont sanctionnées par une mauvaise
note, une censure, ou une disqualification, etc. Sur le marché linguistique, la norme
est valorisée. L’évaluation ne prend en charge que les critères fixés par la norme
(objectivité, la fiabilité, la validité).
Dans cette perspective, soulignons qu’à l’égard des erreurs des apprenants qui
correspondent globalement à quatre approches didactiques différentes, il y a quatre
attitudes : la première est celle qu’on connaît du professeur traditionnel pour qui un
enseignement digne de ce nom est centré sur le professeur, car c’est lui qui maintient
l’ordre et qui corrige les erreurs du moment que les élèves ne sont pas capables de se
corriger eux-mêmes. Ainsi, l’enseignant est un détenteur du savoir symbolique, par
contre, l’élève est un moule à remplir. Cette attitude correspond à l’approche qui
s’appelle méthode grammaire-traduction et qui refuse aux élèves le droit de faire les
fautes.
En ce qui concerne la deuxième attitude, elle correspond à la méthode audiovisuelle.
Les professeurs ayant adopté cette attitude se servent du laboratoire de langue, font
apprendre des dialogues et estiment qu’il est moins important de connaître beaucoup
104
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
de mots que de s’exprimer au moyen des structures apprises. Une norme très stricte
est d’une grande importance pour ce groupe de professeurs.
Par opposition à ces deux attitudes, la troisième se rapproche des méthodes cognitives
dans lesquelles les règles explicites de la grammaire ont une importance assez grande.
Les élèves doivent surtout arriver à comprendre comment fonctionne la langue. Les
erreurs sont appréhendées comme les indices des étapes successives du
développement linguistique et sont utilisées de façon explicite dans l’enseignement.
Quant à la quatrième attitude, c’est la notion de communication qui est centrale. La
position fondamentale à l’égard des erreurs est la suivante : il n’est pas grave de faire
des erreurs, c’est la communication qui compte, la correction grammaticale étant
reléguée au second plan.
3. L’erreur comme stratégie d’optimiser l’apprentissage des langues étrangères
Nombreux sont les chercheurs qui considèrent l’erreur comme stratégie
d’apprentissage. Ils préconisent le fait qu’il ne faut pas recourir au vocable « faute »
qui suggère un aspect traditionnel de l’apprentissage où la faute est appréhendée
comme pénalité et sanction. En milieu scolaire, la faute est toujours le signe d’une
lacune, d’une ignorance. Elle est sentie comme une infraction à la norme du français
usuel. Ils recommandent l’utilisation du terme « erreur ou déviation », saisi comme
indice positif d’apprentissage à l’aune des recherches en didactique des langues
étrangères.
Nous admettons ainsi que l’erreur est une stratégie d’apprendre. Cette dernière peut
être définie comme une activité cognitive pour s’exprimer en L2 ou comprendre ce
qui est dit en LE si ses connaissances de cette langue font défaut. Quand un apprenant
compare LI et L2, ses stratégies peuvent l’amener soit à éviter l’emploi de certaines
expressions ou constructions, soit justement à les transférer dans son emploi de L2.
Dans cette optique, Bautier-Castaing se demande :
Qu’est-ce qu’une stratégie d’apprentissage ? Comment peut-on la cerner ? Comment
distinguer stratégie d’apprentissage et stratégie de production, l’explicitation par les enfants
eux-mêmes étant impossible ? Comment interagissent développement cognitif et
développement langagier ? Quelle est l’influence de la double situation
d’apprentissage…(Bautier-Castaing, E.,1980, p. 95)
Aux yeux de Cyr, le terme « stratégie » (d’origine militaire) est en vogue puisqu’on
le rencontre dans tous les domaines de l’activité humaine : « stratégies de vente »,
« stratégies de négociations », « stratégies électorales », « stratégies amoureuses »
...Le monde de l’éducation n’a pas échappé à la vogue ? Alors qu’il était question autrefois
de « préceptes » et de « méthodes », de « devoirs » et « d’applications », on préfère
105
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
aujourd’hui recourir aux expressions
d’apprentissage. (Cyr, O.,1998, p. 3)
stratégies
d’enseignement
et
stratégies
Quant aux dictionnaires, ils s’entendent généralement pour définir la stratégie comme
étant, au sens figuré, « un ensemble d’actions coordonnées, de manœuvres en vue
d’une victoire » (Le Petit Robert). Ainsi, de l’avis de plusieurs chercheurs, la stratégie
d’apprentissage est appréhendée comme un ensemble d’opérations et de ressources
pédagogiques, planifié par le sujet dans le but de favoriser au mieux l’atteinte
d’objectifs dans une situation pédagogique. Ils proposent un modèle théorique (l’un
des mieux articulés à l’heure actuelle) qui classe les stratégies d’apprentissage en trois
grands types : métacognitives, cognitives et socio-affectives.
En d’autres termes, le premier consiste principalement à réfléchir sur le processus
d’apprentissage, à s’auto évaluer et à s’autocorriger. Il semblerait que les apprenants
avancés dans leur apprentissage auraient recours aux stratégies métacognitives
beaucoup plus que ceux qui sont moins avancés. La métacognition est une
caractéristique distinctive entre les experts et les novices. Ses stratégies consistent
fondamentalement à réfléchir sur le mécanisme d’apprentissage, à saisir les conditions
qui le favorisent, à organiser ou à planifier ses activités dans le but d’apprendre,
s’autoévaluer et s’auto corriger.
Le second type est constitué par les stratégies cognitives qui se révèlent dans la
pratique de la langue, la mémorisation, la prise de note, la révision ou la comparaison
avec la LM. Ces techniques de mémorisation correspondent à la méthode dont un
individu encode une information dans le dessein de la mémoriser. Pour être
sauvegardée en mémoire, l’information doit avoir du sens dans la mesure où la
mémorisation ne se fait pas naturellement. C’est-à-dire qu’elle exige un effort
conscient et volontaire prouvant une volonté de se rappeler.
Concernant le troisième type, il est question des stratégies socio-affectives qui
englobent les questions de clarification de vérification et de coopération. Elles
devraient faire partie de l’enseignement car elles permettent une facilitation de
l’apprentissage en se basant sur les différents types d’intelligence. Ces dispositifs
impliquent l’interaction avec une autre personne, pour favoriser l’acte d’apprendre et
le contrôle de la dimension affective accompagnant l’apprentissage. Ainsi les
apprenants n’ont pas tous recours aux mêmes stratégies.
Dans le cadre d’un apprentissage du FLE, l’objectif à atteindre étant la connaissance
et la maîtrise de la lague étrangère, en l’occurrence le FLE. Les stratégies peuvent
être appréhendées comme des comportements et des processus mentaux utilises de
façon intentionnelle en vue d’atteindre un but. Ces stratégies sont des moyens que
l’apprenant utilise pour acquérir, intégrer et se rappeler les connaissances qu’on lui
enseigne. (Begin, 2008). Rappelons que la notion de stratégie et son rôle sont
déterminants dans la réussite scolaire. Le modèle pédagogique et les procédés les plus
utilisés sont influencés par certaines variables individuelles et situationnelles (Bali,
W.Y.D., 2016).
106
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
De notre part, nous avons appréhendé les déviations anaphoriques comme stratégies
d’apprentissage et nous avons élaboré des expérimentations didactiques pour
optimiser l’apprentissage de la cohésion textuelle en matière de production écrite des
lycéens marocains du FLE (Tarnaoui, M. M., 2019) ; de même, nous avons entrepris
la même démarche pour les déviations interférentielles affectant l’écrit de nos lycéens
(Tarnaoui, M. M., 2020).
Il serait fructueux de faire appel à des mises à niveau spécifiques et de la prise en
compte des aspects socio-affectifs qui contribueront à l’optimisation de
l’apprentissage du FLE puisque la communication engage tout apprenant avec ses
expériences précédentes, son adhésion à des croyances et des valeurs culturelles et
intellectuelles, ses motivations. Dans cette veine, Martinez avance :
En didactique, l’individu, la société et les langues entrent en jeu dans une relation qui
n’échappe pas aux règles de la communication humaine. L’enseignement des langues
étrangères ne peut, en effet, être examiné que comme une forme d’échange
communicationnel : enseigner, c’est mettre en contact, par le fait même, des systèmes
linguistiques, et les variables de la situation touchent tant à la psychologie de l’individu
parlant qu’à un fonctionnement social en général. On se met à apprendre une langue, on
l’acquiert et on la pratique dans un contexte biologique, biographique et historico-culturel.
(Martinez, P., 2008, p. 11)
Conclusion
En guise de conclusion, nous affirmons que dans le système pédagogique traditionnel,
la faute est synonyme d’incompétence, elle est souvent sanctionnée et préjudiciable.
Elle est de facto un mauvais indice d’apprentissage. Dans le paradigme behavioriste
par exemple, l’erreur est vécue comme une faute, sa présence étant ineffaçable et
fossilisée à vie. A contrario, les recherches socioconstructivistes et les récentes études
en neurosciences révèlent que nos erreurs ont de multiples qualités du moment
qu’elles forgent notre cerveau, nous guident jusqu’à la réalisation de notre potentiel
et la concrétisation de nos objectifs, d’où leur rôle fondamental dans l’apprentissage
du savoir, du savoir-faire. L’erreur devient un indicateur de la construction des
savoirs, « le ratage c’est l’essence de l’humanité ». Ainsi, l’erreur est inévitable étant
donné que la connaissance se construit par l’activité et en interaction avec autrui. Il
est de ce fait crucial de la prendre en considération.
Aux yeux du CECR (2001), la perspective actionnelle prend donc en charge les
ressources cognitives, affectives, volitives et l’ensemble des capacités que possède et
met en œuvre l’acteur social qui est l’apprenant. La visée capitale du formateur
demeure ipso facto de créer un cadre adapté à la situation d’enseignement /
apprentissage et au contexte afin de rendre à la tâche sa dimension sociale, ceci en
favorisant le plus possible l’autonomie des apprenants et en stimulant leurs
compétences communicatives langagières. Dans ce contexte, la posture de
l’enseignant vis-à-vis de l’erreur et du savoir in extenso peut évoluer du rôle de
détenteur du savoir symbolique où l’action est centrée sur l’enseignant à celui de
médiateur, de guide ou de facilitateur de l’apprentissage où le centre de gravité est
107
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
l’apprenant. Celui-ci doit in fine participer et contribuer par monts et par vaux à son
apprentissage, à son autonomie et à sa formation globale.
A cet égard, Pépin affirme :
L’enfant humain va échouer en moyenne environ 2000 fois avant de réussir à mettre un
pied devant l’autre, le poulain lui, y arrive en une heure. La différence c’est que le poulain
va marcher toute sa vie de la même façon. Et le petit enfant, non seulement il va continuer
à marcher mais il va aussi faire du vélo, du skate... Ce qui doit être valorisé c’est la réussite
de la singularité. Et on fait davantage l’expérience de cette singularité à travers les erreurs
plutôt que le succès. On appelle ça la réussite existentielle. Le ratage c’est l’essence de
l’humanité. Parce qu’on n’est pas des animaux comme les autres, parce que parfois on
n’obéit pas à l’instinct naturel. Parce que nous sommes libres. Explorer, et donc rater et
réussir, c’est la liberté. (Pépin, C., 2017)
Références
Bali, Wadeea Younus Daham, Les stratégies d’apprentissage chez les apprenants du
FLE en milieu universitaire irakien : étude multifactorielle qualitative et
quantitative à partir de questionnaires, d’entretiens et d’observations, Thèse de
doctorat en Langue française, Paris 4, 2016.
Bautier-Castaing, E., « La notion de stratégie d’apprentissage permet-elle de rendre
compte de l’acquisition d’une langue seconde par les enfants ? », dans Langages,
57, 1980.
Begin, C., « Les stratégies d’apprentissage : un cadre de référence simplifie », dans
Revue des Sciences de l’éducation, vol. 34, 1, p. 47-67, 2008.
Besse, H., Porquier, R., Grammaire et didactique des langues, Paris, CREDIF, LAL,
Hatier, 1980.
Chomsky, N., Aspects of the theory of syntax, Cambridge, Mass, M.I.T. Press, 1965.
Conseil de l’Europe, Cadre Européen Commun de Référence pour les langues :
apprendre, enseigner, évaluer, Strasbourg, Editions Didier, 2001.
Corder, S.P., « Que signifient les erreurs des apprenants ? », dans Langages, 57,
1980a
Corder, S.P., « Dialectes idiosyncrastiques et analyse des erreurs », dans Langages,
57, 1980b
Corder, P., « La sollicitation des données d’interlangue », dans Langages, 57, 1980c.
Cyr, O., Les stratégies d’apprentissage, CLE International, 1980.
Lado, R., Linguistics across cultures, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1957.
Fahandej Saadi, R., Français langue étrangère, analyse des erreurs, Paris, Europerse,
2010.
Frauenfelder, U., Porquier, R., « Le problème des tâches dans l’étude de la langue de
l’apprenant », dans Langages, 57, 1980.
Lamy, A., « Pédagogie de la faute et de l’acceptabilité », dans Etudes de Linguistique
Appliquée, 22, 1976.
108
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Lamy, A., « Conceptualisation et pédagogie de la faute : cinq exemples », dans Le
Français dans le Monde, 174, 1983.
Lamy, A., « Mes rendez-vous avec la faute », dans Le Français dans le Monde, 185,
1984.
Larruy, Marquillo, L’interprétation de l’erreur, Paris, Clé International, 2014.
Pépin, Charles, « Que nous apprennent nos erreurs ? », dans La Tête au Carré, France
Inter, 2017.
Perdue, C., Porquier, R., « Apprentissage et connaissance d’une langue étrangère »,
dans Langages, 57, 1980.
Martinez, Pierre, La didactique des langues étrangères, Paris, Presses Universitaires
de France, « Que sais je ? », 2014.
Py, B., « L’analyse contrastive : histoire et situation actuelle », dans Le Français dans
le Monde, 185, 1984.
Roos, E., « L’apport de l’analyse contrastive », dans Le Français dans le Monde, 238,
1991.
Tarnaoui, Moulay M., « De la déviation interférentielle à l’expérimentation
didactique : une voie pour l’optimisation de l’apprentissage du FLE », dans Revue
de philologie et de communication interculturelle, vol. IV-1, « Interférences »,
Vol. IV, No. 1/ Février, 2020. https://jpic.mta.ro/assets/Vol-4/1/81-92.pdf
Tarnaoui, Moulay M., La cohésion textuelle dans la production écrite des lycéens
marocains : déviations anaphoriques et stratégies didactiques, Thèse de doctorat
en didactique du FLE, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Université
Ibn Zohr, Agadir, 2019.
109
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
CE N’EST PAS MA FAUTE ! ...
Maria-Luisa Ţuculeanu
Université « Alexandru Ioan Cuza », Iaşi, Roumanie
Abstract. The purpose of this article is to study the concept of failure, associated with an allpervading feeling of guilt, as employed in Eugene Ionesco’s plays, in order to better
understand his specific strategy of joining comedy and tragedy. On this basis, the emergent
concepts of slow movement, freeze mob, and speechlessness should be taken into account, for
the reason that they show the relationship of characters to marionettes. By researching this
very relation, it becomes evident that, trying to adjust themselves, they seek a way to escape,
being stuck in a process of alienation, (im)mobility, continuous degradation, and destruction
(as in Tinguely’s kinetic sculptures). Therefore, notions like repetitiveness, circularity,
passivity, and muteness are present throughout Ionesco’s plays and appear to be, to some
extent, the right solution in order to break away from disconcerting conventions, conformity,
and social norms. The current article will present these points in short and will focus, at the
same time, on some particular texts providing illustrative examples.
Keywords: culpability; failure; performance; marionettes; movement.
C’est une réplique fréquemment rencontrée chez les personnages du théâtre d’Eugène
Ionesco. Ils sont animés, la plupart du temps, par le sentiment de culpabilité, qui
justifie, d’une manière intrinsèque, leur statut existentiel ou bien leurs actions, à
travers le leitmotiv implacable de « la faute ». Nous comprenons cette stratégie par le
biais de l’incapacité d’agir ou de réagir face à un monde qui les accable par son
incohérence et son hostilité écrasante. Ils recourent à une sorte d’égide, qui fait
ressortir l’infaillibilité de ce syntagme, dont l’efficacité en est prouvée à maintes
reprises. À notre avis, cet univers qui bouge avec une vitesse étourdissante entraîne
l’être humain dans une machine autodestructive à la manière de Tinguely. L’artiste
suisse Jean Tinguely (1925-1991) est connu pour son œuvre composée de machines,
la plupart du temps en fer, caractérisées par un certain sentiment d’inquiétude et
d’angoisse. Ces machines qui remuent (le mouvement étant, d’ailleurs, l’idée centrale
de ses sculptures cinétiques) ont parfois des dimensions à peu près gigantesques,
comme Grosse Méta Maxi-Maxi Utopia, à l’air ludique. En fin de compte, le public
peut saisir une contradiction au niveau du message général de ses machines, qui se
situe à mi-chemin entre le rire et le tragique. C’est précisément l’un des traits
spécifiques du théâtre de Ionesco également.
Nous rappelons encore Hommage à New York, la première machine autodestructive,
présentée par Tinguely au Musée d’Art Moderne à New York, en 1960. Elle a été faite
d’objets hétéroclites, comme des moteurs, des éléments de bicyclette, des tubes, d’un
piano et d’une radio, etc. L’aspect le plus étonnant a été constitué à cette époque-là
par le fait que la sculpture s’est auto-détruite d’un rythme accru justement devant les
110
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
yeux du public. De cette façon, la notion de « temps » semble être pulvérisée tout
simplement pendant l’acte-même de la création. L’installation cinétique Requiem
pour une feuille morte (1967) porte toujours sur le sens de l’écoulement du temps
implacable, illustré à travers le mouvement des roues et de petites roues, qui paraissent
suivre d’une manière lente et imperturbable la ligne sinueuse d’une roulette infinie.
Chez Ionesco, cette machine symbolique, vue dans le sens le plus large du mot, est
dans un mouvement perpétuel et lent et d’autant plus aliénant ou déstabilisant. Le
personnage a ainsi un fort sentiment d’impuissance, la sensation d’être piégé, de ne
pas pouvoir s’échapper à son emprise. C’est une sorte de lenteur qui lui confère
l’empreinte des marionnettes, en attendant d’être manœuvrée et dirigée par un moteur
caché, ayant, paradoxalement, l’air d’une échappatoire, d’une solution salutaire et
thérapeutique à la fois. L’enjeu psychanalytique s’entrevoit à l’égard de cette prise en
compte d’une responsabilité qui n’est pas désignée au premier abord ou, au moins,
elle n’est pas soulignée nettement chaque fois. Cela pourrait s’entendre d’une façon
qui permet de s’esquiver par le fait-même d’énoncer la formule magique qui protège :
« ce n’est pas ma faute ! » Pour le dire autrement, l’homme est, dans une lecture
lacanienne (qui reprend, en fond, les principes de Freud), un « parlêtre » (Gorog, J.,
2010, p. 33), dont l’existence se définit à l’aide de la parole.
Dans ces conditions, illustrant le fait d’énoncer, que plutôt d’agir, le goût pour le
manque de réaction s’avère être une marque dépersonnalisante des personnagespantins. L’absence de réaction se traduit également au niveau du langage désarticulé,
fragmentaire et stéréotypé, tellement rencontré dans les pièces ionesciennes. Ou bien,
pourrait-on dire « faute de » réaction ? Pour continuer l’idée, nous mentionnons que
« faute de mieux », les personnages de Ionesco choisissent de se complaire dans une
situation qui semble s’imposer comme la vraie solution pour s’évader, mais, en réalité,
elle s’avère être une avalanche qui vient de les abrutir. En outre, il est significatif de
constater qu’il y a une liaison suggestive du point de vue linguistique au sujet de la
faute analysée comme concept, à savoir, entre l’équivalent de la « culpabilité » et
le « manque » (qui suggère, selon Le Petit Robert, le fait de manquer, l’absence ou
une grave insuffisance), « l’absence » ou le « défaut ». En effet, la carence, le manque
de la vitesse et de présence, l’oubli et la distraction sont autant de mots essentiels pour
désigner les connotations de la faute, envisagée comme terme générique et pour
suggérer, en même temps, des stratégies adoptées par les personnages des pièces
ionesciennes, de survivre et de surmonter les obstacles.
La lenteur, qui se constitue comme une vraie philosophie pour eux, va de pair avec la
pose figée introduite dans quelques contextes, où les personnages sont statiques et
gardent le silence. Ils sont comme dans une composition artistique, une toile, car c’est
notamment par l’esthétique mimétique de l’image d’un tableau vivant qu’ils
aboutissent à surprendre dans une pose plastique l’instant fugitif de la scène. Cette
image pourrait privilégier le spectateur pour faire une réflexion sur le statut de
l’acteur. Le dramaturge indique d’ailleurs, au début de Rhinocéros, par exemple, dans
les didascalies, que les personnages restent immobiles, dans la position où sera dite
la première réplique. Cela doit faire « tableau vivant » (Ionesco, E., 1991, p. 573).
111
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
L’image statique issue des arts visuels versus la performativité dans le théâtre est une
piste qui servirait de guide pour mieux illustrer l’inactivité de ces personnages épris
de leur statut à part, qu’ils acceptent chacun à travers leurs implicites. Ainsi, Le
Personnage de la pièce Ce formidable bordel ! s’entoure de silence, d’un état de
mutisme désarmant, qui est d’autant plus évident que les autres personnages parlent
d’une manière enivrante. Par contraste, il y a des monologues très longs, énoncés
naturellement, qui n’exigent pas de réponses de la part de l’autre interlocuteur. En
essence, ce sera presque impossible si nous tenons compte du fait que les monologues
se constituent comme un déluge de mots et de phrases, qui ne laisse pas d’espace pour
d’autres idées. C’est pourquoi dans Les Chaises les dialogues portés entre les deux
vieux créent la sensation d’un soliloque, même s’ils semblent communiquer et
transmettre des opinions, des souvenirs, s’adresser des questions l’un à l’autre, etc. En
réalité, leur langage est tautologique et leurs conversations sont tronquées et pleines
de répétitions. À preuve : La Vieille (écho) : Dernier recours…Sire…ernier
recours…ire…recours…(Ionesco, E., 1991, p. 174). Le discours répétitif, pareil à un
écho, est lié au mouvement accru des personnages débordés ou bien au ballet des
chaises, qui prolifèrent et envahissent tout simplement la scène, comme si elles étaient
les vrais personnages de la pièce.
Le terme « la faute » est fréquemment utilisé par le dramaturge dans la plupart de ses
pièces sous différentes perspectives. Pour le mettre en évidence, nous mentionnons
quelques exemples, à notre avis les plus représentatifs de ce point de vue. Ainsi, dans
L’Homme aux valises, le Premier Homme s’interroge sur la raison d’être accusé, de
sorte que la faute reçoit une valeur juridique dans ce cas-ci : « Ai-je fait une faute ? »
(Ionesco, E., 1991, p. 1267). En ce qui concerne la réponse, c’est plutôt son intensité
qui compte. En tout cas, la cause en est un peu équivoque, puisque l’aspect mis en
vedette et en fait l’idée d’être coupable. Un autre aspect, une autre facette qui vise la
faute est l’accusation directe de Jacques père, adressée à sa femme dans Jacques ou
la Soumission : « Quand je pense que j’ai eu l’idée malheureuse de désirer un fils et
non pas un coquelicot ! (À la mère:) C’est ta faute ! » (Ionesco, E., 1991, p. 89). Dans
Victimes du devoir, la réplique de Choubert, qui parle avec son père (on observe ici
une nuance autobiographique, renvoyant à la vie privée du dramaturge, en particulier
à sa relation conflictuelle avec l’instance paternelle), est plus conciliante, manquant
le ton dénonciateur présent dans d’autres situations : « Ce n’est peut-être pas ta faute »
(Ionesco, E., 1991, p. 222). Ce sentiment conciliant va plus loin et touche son aspect
extrême, jusqu’à l’étape de s’accuser lui-même d’une tendance autopunitive, parce
que son père ne communique pas : « Il ne parlera plus, c’est ma faute, c’est ma faute
!... » (Ionesco, E., 1991, p. 225).
Dans la pièce La Soif et la Faim, l’idée de disculper Jean à travers les arguments de
Marie-Madeleine (concernant la femme qui est devenue cendres) souligne le thème
de la culpabilité vue comme un fardeau : « C’était plus qu’impossible, ce n’est pas sa
faute, croyez-moi, ce n’est pas sa faute » (Ionesco, E., 1991, p. 813). Ce sont toujours
les remords et les reproches de Jean à l’égard de sa propre personne (car il n’a pas le
courage de se jeter dans les flammes), qui sont mises en évidence dans ce contexte-ci.
Dans La Cantatrice chauve c’est l’oubli, l’amnésie qui fait la différence pour Madame
112
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
et Monsieur Smith à propos de la façon d’agir, par rapport aux autres personnages
ionesciens. Ce genre d’attitude marque aussi la solitude et l’aliénation des deux époux,
tandis que dans L’Homme aux valises il y a l’objet-clé, c'est-à-dire la valise – symbole
de la mémoire – qui se définit au regard de la question identitaire du Premier Homme.
Elle se constitue comme un point d’appui précieux, au dépit du fait qu’elle devient
(elles deviennent) lourde(s) de temps à autre. Ce que nous voulons souligner surtout
par les derniers exemples c’est la manière différente des personnages de s’exprimer
et de répondre à la réalité menaçante : ils choisissent de ne pas verbaliser leur
sentiment d’inquiétude, par le fait d’énoncer ou de signaler l’idée de la faute comme
une étiquette de leur personnalité, mais plus précisément d’oublier l’essence de leur
identité.
Conclusions
En conséquence, chaque personnage a sa propre manière de répondre aux stimuli de
l’extérieur. Lenteur, mutisme ou, au contraire, déluge verbal, immobilité, perte de
mémoire ou absence, langage stéréotypé ou attachement aux objets, ils sont tous un
mode de vivre, des repères à une valeur plutôt renversée. En fin de compte, il ne s’agit
pas d’un remède universel efficace. À proprement parler, nous avons affaire à une
formule utilisée dans le but de continuer d’exister tout simplement. Voilà quelques
repères utiles qui pourraient créer une sorte de façade ou une cachette, un abri
défenseur face aux obstacles. En somme, nous pouvons supposer que tous ces aspects,
actes, paroles, la plupart du temps sans signification, seront néanmoins comme un
cocon protecteur (qui n’apporte nullement, c’est vrai, le sentiment envisagé de
sécurité) pour le personnage étant dans une quête permanente du sens existentiel.
C’est plutôt sa manière d’apprendre comment faire face à la réalité aliénante.
On pourrait dire que le personnage ionescien est très inventif et créatif à la fois, car il
trouve beaucoup de modalités de (sur)vivre et c’est ainsi qu’il fait remarquer sa
présence. De cette façon, une autre alternative est illustrée à travers le collage, réalisé
directement, pendant l’acte-même de langage, pareil à une forme artistique de
happening. Entre autres, nous notons que le happening est une « performance » (qui
vient d’anglais, en désignant représentation), une forme à part de spectacle qui exige
la participation des spectateurs à une création libre, naturelle, sans aucune prétention
de nature technique. De plus, celui qui pratique le happening fait son œuvre en direct.
L’autre sens, défini en dehors du champ artistique par le dictionnaire Larousse,
renvoie à une apparition spontanée ou bien désordonnée, de mouvements divers et
d’opinions inattendues. En tous cas, les deux définitions seront très adéquates, de
notre point de vue, dans le contexte de cet article, car leurs références coïncident à
l’acte de parole du personnage ionescien. Dans cette perspective, ce qui compose et
caractérise essentiellement le personnage ionescien est une nouvelle forme de
s’exprimer, de communiquer. Ironiquement (d’une ironie amère disons-nous), nous
pouvons observer qu’il devient un artiste, car le fait de coller, d’associer, de
recomposer et, enfin, de recréer lui donne les attributs d’un artiste contemporain, qui
adopte des moyens d’expression inédits et informels. En effet, l’acte artistique s’avère
113
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
être un choix à part entière, voire une raison de vivre, tout comme les autres options
qui surgissent dans les pièces d’Eugène Ionesco.
Somme toute, le collage vise chez Ionesco les stéréotypes, les phrases découpées et
recollées, afin de faire conversation purement et sans prêter attention au sens général.
Les formules sont toutes faites, répétitives, pour échapper à la solitude et remplir le
vide ou les trous de silence, de même que Ce n’est pas ma faute ! signifie, par
contraste, l’acte de se vider, de faire disparaître l’idée de responsabilité et d’assumer
un certain devoir.
Références
Corpus
Ionesco, Eugène, Les Chaises, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991, édition
présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart.
Ionesco, Eugène, Victimes du devoir, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991,
édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart.
Ionesco, Eugène, Jacques ou la Soumission, Théâtre complet, Éditions Gallimard,
1991, édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart.
Ionesco, Eugène, Rhinocéros, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991, édition
présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart.
Ionesco, Eugène, L’Homme aux valises, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991,
édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart.
Ionesco, Eugène, La Soif et la Faim, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991,
édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart.
Ionesco, Eugène, La Cantatrice chauve, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991,
édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart.
Ionesco, Eugène, Ce formidable bordel !, Théâtre complet, Éditions Gallimard, 1991,
édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart.
Articles
Gorog, Jean-Jacques, « Le parlêtre en faute et la dépression », in La Clinique
Lacanienne, 2010, no 17, p. 33-44. https://www.cairn.info/, consulté le 18 octobre
2022.
Sitographie
https://www.lerobert.com/, site consulté le 16 octobre 2022.
https://www.tinguely.ch/en, site consulté le 16 octobre 2022.
https://www.larousse.fr/, site consulté le 17 octobre 2022.
https://vimeo.com/, site consulté le 18 octobre 2022.
https://motsavec.fr/, site consulté le 18 octobre 2022.
114
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
UNE FAUTE ET DES DESTINS BRISÉS DANS
APRÈS LES TÉNÈBRES ET L’IMPOSSIBLE PARDON
DE MARTINE DELOMME
Mihaela Iuliana Dudeanu
Université Technique « Gheorghe Asachi » de Iași, Roumanie
Abstract. At the heart of our approach, we placed a type of « mistake » that marks the path of
several characters and breaks destinies by means of unfortunate events. In Après les ténèbres
et L’Impossible Pardon, two texts by Martine Delomme making one single whole, we identified
elements providing at least two meanings to “this mistake”. We deal with a moral meaning
and another meaning mixing fiction and reality, history and History. This is why in our
analysis we are concerned with the relations existing between mistakes that were once made
and the destiny of an individual, of a family or of a community. At the same time, it is important
to decide on the importance of each type of mistake in the evolution of events or in the
development of the characters. Eventually, we could sort mistakes into several categories:
mistakes for which responsibility is taken or not taken, capital or secondary mistakes, humane
or inhumane, moral or beyond morality or even criminal mistakes.
Keywords: mistake; destiny; historical events; private life; morality.
I. Le couple Marion Tourneur – Fabien Goldberg
Après les ténèbres et L’Impossible Pardon (Delomme, M., 2018 et 2021), ce sont
deux romans, d’après les précisions figurant sur leurs couvertures, qui racontent
l’histoire d’amour de Marion Tourneur et de Fabien Goldberg. Une jeune fille de
« vingt-quatre ans » (Delomme, M., 2018, p. 52) et un homme mûr qui, à quarantequatre ans, « n’avait rien d’un adolescent » (Ibid., p. 118). Marion était, à l’époque
où ils s’étaient connus, étudiante en histoire de l’art, à Bordeaux, alors que Fabien,
son aîné de vingt ans, avait une meilleure position sociale. Son grand-père et son père
étaient mondialement connus grâce à leur galerie d’art d’Avignon, alors que Fabien,
lui-même, était le maire de Goult où il détenait aussi un bureau notarial. Ces
différences préoccupent les deux protagonistes en égale mesure ; l’homme, bien
qu’amoureux, est tout à fait conscient que Marion est « la gamine » (Delomme, M.,
2018, p. 118). De son côté, lui, il s’est habitué, à la longue, de mener une « triste vie
de vieux garçon » (Ibid., p. 114) à tel point que, lors de la demande en mariage, pour
la rassurer, il emploiera le mot « vieux » (Ibid., p. 162).
Au moment où Marion met en avant les choses qui pourraient nuire à leur relation,
c’est à lui de réfuter l’argument de la fortune : « Ce sera l’avantage d’épouser un vieux,
dit-il en plaisantant. Je t’ai devancée dans la vie. […] Tu es celle que j’attendais. Je suis
las d’être seul, de vivre sans perspective, je veux vivre avec toi » (Ibid., p. 163).
115
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Quant à elle, la jeune fille choisit d’évoquer les choses qui pourraient peser lourd dans
la balance mesurant leur bonheur : « Tant de choses nous séparent, Fabien. […] - Ta
situation, la fortune de la famille. Et ta carrière politique ! Je ne suis qu’une petite
étudiante qui ne possède rien, qui n’a même pas de situation » (Delomme, M., 2018,
p. 162-163).
Simon Goldberg, le père de Fabien, ne semble pas être d’accord avec cette relation et
l’ensemble de la famille de Marion non plus. Si la mère de Marion craint que Marion
soit trop innocente pour un tel homme et que sa sœur et son père se montrent réservés
à l’idée d’une telle union conclue par un mariage, son frère et le père de Fabien sont
on ne peut plus catégoriques. De leur point de vue, il vaut mieux que les deux
personnages couchent ensemble, sans prendre un engagement à cet égard. Les deux
le disent presque de la même façon, se référant à leurs parents proches. Après l’une
des visites de son fils, Simon Goldberg, se rendant compte que son fils est tombé
amoureux, s’écrie : « Quel con ! Qu’il couche avec cette fille passe encore, mais de
là à l’épouser ! » (Delomme, M., 2018, p. 184). Pascal Tourneau, de même : « Maman
a raison, Marion. Il a pratiquement mon âge, ton mec. Tu devrais attendre un peu avant
de prendre la décision de l’épouser. Coucher avec lui, passe encore… » (Ibid., p. 165).
Le mariage pose des problèmes à tous, à commencer par les acteurs principaux qui
ont peur que quelque chose ne surgisse d’un jour à l’autre et mette fin à leurs projets
communs. Fabien s’investit totalement dans la relation, bien qu’il craigne d’être
quitté ou que Marion refuse sa demande en mariage. A son tour, Marion, plus
confiante, a quand-même des doutes, toutes sortes d’arrière-pensées parce qu’elle ne
s’y prend pas comme il faut envers son fiancé. Elle passe sous silence certains aspects
qui concernent la famille de Fabien, puisqu’ elle ne sait pas comment il réagira. Une
première faute qui met en danger leur couple est le manque de sincérité de la jeune
fille, même si elle ne semble pas le faire à propos. Pourtant, ce type de comportement
ne fait que donner lieu à d’autres omissions volontaires ou involontaires qui nuisent
à leur évolution commune.
A vrai dire, la différence d’âge y est pour quelque chose, au moins dans la perception
des choses et Marion agit pour accomplir, en premier lieu, ses propres désirs. Si
Fabien est plutôt altruiste, prêt à se mettre au service de la communauté de Goult et
des siens, Marion est habituée à obtenir tout ce qu’elle veut parce que, depuis sa
naissance, personne ne semble lui avoir refusé quoi que ce soit. Elle est pleinement
consciente de ses atouts, de l’envoûtement qu’elle exerce sur les hommes et elle en
use sans cesse. Tous les hommes tombent sous son charme et renoncent à tout brin
de raison, lors des moments passés en sa compagnie. La jeune fille émane le bonheur
et l’équilibre sans avoir l’air d’une femme fatale ; elle sait qui elle veut et c’est à
Fabien qu’elle pense.
Quelle serait sa faute à elle ? En dépit de ses sentiments on ne peut plus nobles,
Marion décide de cacher la vérité à un être qui est prêt à tout pour elle, de peur de ne
pas le perdre. Elle voudrait le protéger, mais lui, il se range du côté de ceux qui
116
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
préfèrent entendre la vérité, malgré tout. Etant donné les circonstances, nous pouvons
supposer que les actions entreprises par Marion Tourneur, quoique légalement et
moralement correctes, entraînent des conséquences qui alimentent l’idée d’une faute.
Il vaut mieux ne pas cacher à son partenaire des informations qui le concernent, rien
que pour démonter à soi-même qu’on est capable de déceler tout mystère, de résoudre
n’importe quel problème.
II. Les fautes des Goldberg
Pierre, Victoire, Pascal et Béatrice Tourneur forment une famille traditionnelle très
soudée qui n’attendent pas la naissance de Marion qu’ils dorlotent et protègent à
l’unisson. En même temps, pour la benjamine, il n’y a rien d’impossible :
Marion était une jeune femme merveilleuse […] Titulaire d’un mastère de droit à vingttrois ans, elle étudiait l’histoire de l’art à Bordeaux. [...] Et son implacable volonté. Elle
savait ce qu’elle voulait, et, la plupart du temps, elle l’obtenait. Comme cet emploi d’été
chez Me Goldberg, le notaire le plus connu alentour. (Delomme, M., 2018, p. 6-7).
Comme à l’accoutumée, elle parvient à ses fins et, depuis lors, l’univers apparemment
tranquille des Goldberg bascule. La jeune fille est à l’origine de tous leurs ennuis,
puisqu’elle fouille dans leur passé à cause d’un tableau dont on a perdu les traces
pendant la Seconde Guerre mondiale.
Visitant la collection privée de Simon Goldberg, grâce à Fabien, Marion constate que
le marchand d’art possède une toile d’Henri Matisse, Soleil couchant à Collioure. Il
faut dire qu’en réalité, le seul tableau du peintre fauviste qui renvoie à Collioure est
Vue de Collioure (1905). Dans les deux romans, Martine Delomme parle de Soleil
couchant à Collioure. (Cf. Delomme, M., 2018, p.62, 68, 105, 191 et Delomme, M.,
2021) et d’« un faux Matisse » (Cf. Delomme, M., 2021, p. 152) pour faire place à
une enquête de l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC) (Cf.
Delomme, M., 2018, p.150, 156), d’une part. D’autre part, l’écrivaine s’arrête sur ce
toponyme, en raison de son importance pour Matisse lui-même, comme il ressort des
lignes suivantes :
Automne de 1904, printemps de 1905 : la période de Collioure vient de s’ouvrir […] Mme
Henri Matisse […] l’entraîne de nouveau vers la Méditerranée maternelle, […] vers le
Roussillon, où habitent ses parents, vers cette admirable Côte vermeille […] C’est ainsi
que Matisse découvrit Collioure. A Collioure tout est couleur. Nature sculptée sans doute
en plein granit, en plein marbre, si bien que les redoutes et les forts de Vauban, tout aussi
bien que le château et les remparts médiévaux participent, semble-t-il, du roc catalan,
mais aussi paysage aux tons hauts et purs, phare et clocher coiffés d’orange, barques de
cinabre sur la grève blonde, voile blanche sur la mer bleue, lait de chaux de maisons en
amphithéâtre fardée de safran, de rose pastèque ou de mauve hortensia. (Escholier, R.,
1937, p. 87-88)
La période de Collioure est déterminante dans l’évolution de la création de Matisse,
car celui-ci trouve ici « sa palette […] dans cette perpétuelle orchestration de couleurs
117
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
ardentes que tempère l’humidité marine ». (Ibid., 98). Cela veut dire qu’il est
probable qu’« est-ce de là […] que date cette atmosphère légère, aérée, qu’on
retrouve toujours dans ces tableaux » (Cf. Olivier, F., 1933, apud. Escholier, R., 1937,
p. 98). Grâce au séjour à Collioure, le peintre « a trouvé son climat, ce calme qui est
pour lui, le but auquel doit tendre l’artiste ». (Escholier, R., p. 61). Il a réussi à créer
« un art d’équilibre, de pureté, qui n’inquiète, ni trouble ; […] [devant lequel]
l’homme fatigué, surmené, éreinté, goûte […] le calme et le repos » (Ibid., p. 62).
La vue de quelques toiles de Léger, Matisse et Picasso, lors de son unique passage
par le domaine des Goldberg, au moment de son arrivée au cocktail du mas Ponty,
impressionne vraiment Marion. Sans se douter des conséquences, cherchant
probablement à lui faire plaisir, Fabien introduit la jeune femme dans le monde de
ses aïeux. Il l’invite à voir des tableaux inaccessibles au large public : « Suivez-moi,
je vais vous montrer quelque chose qui passionnera le futur commissaire-priseur que
vous êtes » (Delomme, M., 2018, p. 60). Et la jeune étudiante en art de le rejoindre
et d’attendre qu’il ouvre les portes du passé : « Fabien s’arrêta devant une porte
équipée d’un boîtier électronique. Il saisit un code avant de pousser le battant, et il
s’écarta pour laisser entrer Marion » (Ibid.). Elle pénètre dans la galerie du père du
notaire, non pas sans croiser « le regard d’un homme qui la fixait » (Ibid.). Le système
de fermeture de porte avec code, ainsi que la présence discrète de « Simon Goldberg,
le père de Fabien et de Lucas » (Ibid.) pourraient être interprétés comme des signes
d’infinies précautions. L’homme protège son domaine comme un cerbère qui
« interdit l’entrée de l’enfer aux vivants et la sortie aux défunts » (Chevalier, J.,
Gheerbrant, A., 1982, p. 91). En même temps, la « porte symbolise le lieu de passage
entre deux états, entre deux mondes, entre le connu et l’inconnu, la lumière et les
ténèbres, le trésor et le dénuement. La porte ouvre sur un mystère […] [qu’elle] invite
à le franchir » (Ibid., p. 779). Les secrets de la famille Goldberg sont si bien gardés
depuis des années et des années que Simon n’interdit pas l’entrée dans la galerie à
son fils et à sa stagiaire. Il se montre supérieur envers tout le monde et cette supériorité
est due probablement à sa position sociale privilégiée, à son argent. Cependant, rien
n’est à jamais enterré et les fautes du passé ne peuvent pas être rachetées si on ne les
reconnaît pas et on n’essaie pas de les corriger, en avouant la vérité à ceux qu’on aime.
Après avoir regardé quelques tableaux de la collection que Simon Goldberg hérite de
son père, Marion s’est arrêtée sur Soleil couchant à Collioure parce qu’elle « était
sûre d’avoir lu quelque chose à propos de cette œuvre, mais elle était incapable de se
rappeler dans quelles circonstances. C’était flou dans son esprit, un détail incongru,
une anomalie… » (Delomme, M., 2018, p. 62). Après ces constats l’univers des
Goldberg commence à s’écrouler, d’un côté, en raison de l’investigation des filles des
Tourneur et de l’OCBC, et de l’autre, à cause de Simon Goldberg lui-même.
Quelles sont ses fautes à lui ? Lesquelles tient-il de son père ? En assume-t-il la
responsabilité ? Aurait-il pu changer quelque chose s’il s’était rangé du côté de ceux
qui pensent que faute reconnue est à moitié pardonnée ? Il reste à voir quelle sont les
fautes qu’il a héritées et les siennes et comment elles ont influé sur l’avenir de ses
fils, Fabien et Lucas, et de sa seconde épouse, Natacha.
118
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
La mère de Fabien meurt jeune et son époux se marie presque tout de suite avec une
femme belle qui est loin d’aimer son beau-fils. Une fois qu’elle accouche de son propre
rejeton, Fabien n’existe presque plus à ses yeux et aux yeux de son mari parce qu’il
ressemble à sa mère. Simon est toujours mécontent de son fils aîné quoi qu’il fasse :
Fabien connaissait la propension de son père à dénigrer tout ce qu’il entreprenait. Il avait
vilipendé ses études de droit, puis son idée de racheter l’étude du vieux notaire installé à
Goult […] « Et maintenant la politique ! […] Tu vas perdre ton temps à régler des
problèmes de voisinage ou des femmes battues. Ça t’emballe de jouer les assistantes
sociales ? Bien sûr, si tu te contentes de cette fonction ordinaire et insignifiante... »
(Delomme, M., 2018, p. 26)
Il ne le soutient guère dans ses projets parce qu’à la différence de son fils, qui met sa
vie et son savoir au service de la communauté, Simon Goldberg est assoiffé de
pouvoir et ne semble aimer personne. Fabien souffre de la sorte un second abandon
de la part de son père, après celui de son enfance. A l’époque, Fabien aurait eu besoin
de l’aide de son papa pour surmonter la mort de sa mère qui a perdu son combat
contre le cancer :
L’année de ses six ans, on éloigna Fabien de sa mère, atteinte d’un cancer. Une longue
maladie, affreusement courte à ses yeux. Elle s’éteignit en quelques semaines avec
courage, en lui demandant d’être fort et de pas l’oublier. Il n’avait jamais cessé de penser
à elle. Un an après son veuvage, Simon remariait avec Natacha. En dépit des années
écoulées, le souvenir de Constance planait toujours entre eux. (Delomme, M., 2018, p. 83)
Fabien n’oubliera jamais sa mère, tandis que, à coup sûr, Simon n’aimera plus
personne, en dépit de son mariage précoce avec Natacha une femme plutôt
superficielle qui « donnait l’impression d’avancer sur le podium d’un défilé de mode
avec ses vêtements de haute couture, son maquillage parfait, son sourire et ses gestes
accomplis » (Ibid., p. 23). Toute la haine qu’elle avait engendrée envers son beau-fils
qu’elle avait condamné à vivre au pensionnat, à l’institut Saint-Joseph de Lyon, à
partir de l’âge de sept ans, s’est ultérieurement répercutée sur elle.
Lucas, le fils de Natacha et de Simon, s’occupe des affaires de la famille, mais son
père est loin d’en être content. Tout comme dans le cas de Fabien, il perçoit son fils
cadet comme quelqu’un qui n’est pas à la hauteur de la fonction qu’il exerce. Le jeune
homme obéit à son père, un homme qui se conduit en démiurge dominant le milieu des
affaires et les siens. Plutôt narcissique et égocentrique, Simon Goldberg s’appuie sur
sa réputation d’arriviste arrogant et sans scrupules. […] Dès l’adolescence, son père lui
avait inculqué la certitude qu’il était quelqu’un de spécial, prédisposé à un destin hors du
commun. Ainsi, il avait acquis une très haute opinion de soi-même, un besoin excessif
d’être admiré obéi. (Delomme, M., 2018, p. 187)
Il a repris à son compte le comportement de son père parce qu’il s’est rapproché de lui
par l’intermédiaire d’un mécanisme d’identification (Cf. Mihăilescu, I., 2004, p. 34).
119
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Ce faisant, il s’est élevé à la hauteur des attentes de son père, Isaac Goldberg, parce
qu’à la différence de ses fils, il a choisi de régler les choses par voie de compromis.
Pour lui, son fils aîné « était un idiot qui avait vécu dans l’ombre de sa mère […] [et
Lucas], un faible, un timoré. Tout ce qu’il avait fait, c’était tenter de marcher dans les
pas de son père. Sans y parvenir » (Delomme, M., 2018, p. 187-188). Simon Goldberg
est mécontent parce qu’aucun d’eux ne parvient à remplir le rôle qu’il leur avait
assigné. Comme dans leur famille, les parents ne peuvent pas exercer leur droit de
socialisation anticipative, il y a toujours des conflits qui y éclatent et la voix de son
père est on ne peut plus tonitruante (Cf. Mihăilescu, I., 2004, p. 35). Il ne sait pas
comment se conduire envers les autres parce que lui-même, il a hérité de son père un
lourd passé et Natacha n’y est pour rien. La femme et son mari ont quand-même tort
de séparer les deux enfants pour se la couler douce (Cf. Alexiu, T-M., 2001, p. 34),
un geste dont ils ne mesurent pas les conséquences à long terme, car Lucas et Fabien,
bien que demi-frères, ne témoigneront jamais de communion fraternelle. Désirant que
son fils soit le chouchou de la famille et le bras droit de son mari, Natacha décide de
l’avenir de son beau-fils et de la mort de Lucas. Son mari et elle sont les forgerons de
tristes destins et les auteurs moraux du crime qui mettra fin aux larcins entrepris à
bon escient par les Goldberg. Le refus de Lucas de continuer à vendre des copies qui
passent pour des œuvres originales marquera le déclin des affaires de son père et
permettra à la vérité de ressortir de toute évidence. Une vérité que Simon Goldberg a
cachée à sa famille, non pas qu’il ait voulu préserver la mémoire de son père, mais il a eu
probablement peur de perdre sa fortune, ne pensant pas aux conséquences de ses actes.
III. Isaac Goldberg et la Shoah
L’histoire de la fondation du patrimoine d’Isaac Goldberg remonte à l’époque où celui-ci
était marchand d’art à Paris. Ses affaires étaient florissantes, et il était réputé pour avoir
une collection de toiles de maîtres impressionnante. En 1942, il a échappé de justesse à
une rafle. Ce jour-là, sa femme Sarah et leurs trois enfants […] ont été arrêté. Il ne les a
jamais revus. Sa famille entière est décédée dans les camps, dix-neuf personnes en tout.
[…] Il a réussi à rejoindre l’Angleterre, puis l’Irlande et il a travaillé clandestinement à
Dublin. Dans un port, c’était facile de passer inaperçu. Il a rejoint la France à la fin de la
guerre. (Delomme, M., 2018, p. 58)
C’est, du moins, la version officielle que toute sa famille connaît et que son petit-fils,
Lucas, livre à Marion, lors du cocktail organisé chez eux.
Le patronyme « Goldberg », « montagne d’or » en allemand, est assez fréquent dans
la communauté juive et les prénoms des deux époux aussi. Dans le livre de la Genèse,
Sarah est la mère d’Isaac et l’épouse d’Abraham (Cf. Wénin, A., 2017, p. 157) ; Isaac
est un prénom « dérivé du prénom hébraïque Yitsh’aq. Ce dernier s’inspire du terme
tsahaq qui signifie ”rire” » (Rédaction, 2017 [2012]). Sarah, de son côté, c’est aussi
un prénom juif qui « vient du mot saray dont la signification est ”princesse
souveraine” en hébreu » (Orthodidacte Le dictionnaire, en ligne). Cela veut dire que
120
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
les Goldberg font partie du peuple condamné à l’anéantissement par ceux qui,
pendant la Deuxième Guerre mondiale rêvent d’instituer un nouvel ordre. A en croire
cette version, il serait question d’un véritable miracle, d’un individu ayant réappris à
vivre après un tel massacre, mais, en réalité, la situation est tout autre. Au début,
seulement le fils de l’ancien marchand d’art semble avoir appris la vérité de son
propre père peu avant que ce dernier ne meure (Delomme, M., 2018, p. 290). Par la
suite, Marion Tourneur, devenue entre temps la fiancée de Fabien, a entrepris ses
propres recherches, en contactant les survivants de la Shoah, par l’intermédiaire de
l’association Dernière Chance.
Marion se renseigne au Mémorial des victimes de la Shoah et rend visite à la vieille
dame qui a survécu à la mise en œuvre de « la solution finale de la question juive »,
pour exterminer systématiquement les Juifs de l’Europe (Husson, E., 2004, p. 172).
L’histoire d’Irina Kiddish contribue à la reconstitution du passé, à l’élucidation du
mystère traînant autour d’Isaac Goldberg, car c’est à elle de se rappeler les
événements de l’époque :
Mon mari a été arrêté le 16 juillet 1942, le premier jour de la rafle du Vel’Hiv [...] J’ai
rejoint ma sœur et son fils et nous avons réussi à nous cacher pendant plus d’un an. Mais
en octobre 1943 la Gestapo est venue nous chercher. […] Après deux jours de train, nous
sommes arrivés à Compiègne. […] On a traversé la ville à pied, jusqu’au camp de
Royallieu. […] On nous a confisqué nos papiers officiels et attribué un nombre par ordre
alphabétique. […] Nous étions régulièrement interrogées par les Allemands. […] Je me
souviens d’un sergent en particulier. Il s’appelait Ernst Grügher. Il était courtois, presque
gentil. Mais dans notre groupe, nous avions une avocate qui […] nous recommandait
même de nous méfier de lui. […] Il était très attentif au regroupement des familles […] Il
les interrogeait, les comptait, prenait des notes, et recomptait jusqu’à l’obsession. Plus tard
les familles étaient emmenées hors du camp. […] Un jour, notre tour est venu. […] nous
sommes arrivés à Auschwitz. J’ai tout de suite été séparée de ma sœur et de mon neveu.
Plus tard, j’ai compris qu’ils étaient morts… […] Après la Libération, j’ai découvert que
j’étais la seule survivante du petit groupe que nous avions constitué à Royallieu. […] Tous
les membres de ma belle-famille étaient morts. Quand je suis revenue à Paris, il n’y avait
plus personne. […] [Mon mari] était bijoutier. […] – Possédait-il des œuvres d’art ? – Sa
famille, oui. […] Toute la famille a été anéantie. (Delomme, M., 2018, p. 274-278)
Après avoir entendu une telle histoire, Marion poursuit ses recherches et, au bout de
quelques jours, elle se heurte à l’inévitable : le grand-père de Fabien n’est autre
qu’Ernst Grügher, un citoyen allemand. Mis devant le fait accompli, Simon Goldberg
est obligé à admettre la vérité, en dévoilant une facette encore plus obscure de la vie
de son père. Il faut remarquer que celui-ci
avait participé au nettoyage des musées de l’Oise, et organisé la spoliation à grande échelle
des collections privées. Il s’assurait de recenser les familles spoliées jusqu’aux derniers
membres, et il les dirigeait vers Royallieu, puis dans un convoi pour Auschwitz. Il était
alors en mesure de négocier les ventes des objets d’art, en sachant que les propriétaires et
leurs héritiers ne les réclameraient pas. Il dressait des listes exhaustives de toutes les
œuvres volées. Ainsi, lorsque le moulin Saint-Nicolas avait été détruit par les
bombardements alliés, Grügher savait exactement ce qu’il contenait. En juillet 1944, il
121
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
avait quitté Compiègne avec quelques toiles et des papiers d’identité dérobés à ses
victimes. Il s’était terré quelques mois dans un petit village du sud-est de la France. Et il
avait commencé une nouvelle vie sous le nom d’Isaac Goldberg, en s’inventant de toutes
pièces un passé de victime. (Delomme, M., 2018, p. 291 et Delomme, M., 2021, p. 137138, 380-381)
Ces faits contrastent avec l’image que Fabien, Lucas et son épouse, Hannah, s’étaient
fait de lui : un homme attentionné avec la femme de Lucas, affectueux avec ses petitsfils et respectueux de « tous les rites de la religion juive. Une religion qu’au plus
profond de lui-même il honnissait » (Delomme, M., 2018, p. 292).
Pourtant, il y en a pire, comme nous pouvons le lire dans L’Impossible pardon, où
Patrick Braud le chef de Marion, confie à son employée qu’Ernst Grügher était « le
nom du tortionnaire de [s]a mère… » (Delomme, M., 2021, p. 387). A part son intérêt
pour les œuvres d’arts appartenant aux Juifs, le soldat exerçait son autorité sur des
êtres innocents et avait pris l’habitude de choisir ses servantes parmi les femmes qui
« arrivaient au camp de Royallieu. » (Ibid.) La mère de Patrick Braud y était arrivée
avec sa fillette, Judith, qui est morte presque tout de suite, alors que la jeune femme
a dû subir la volonté du soldat allemand. Après des viols et des tâches on ne peut plus
dégradantes, elle n’a plus jamais été la même, étant envoyée, au bout de deux ans, à
Auschwitz. Quoique de retour chez son mari, accouchant d’un garçon (Patrick) et
d’une fille (Eliana), la pauvre femme n’a pas pu surmonter les horreurs qu’elle avait
subies pendant les années qu’elle avait passées loin de son mari. Elle s’est suicidée et
son fils a dû, lui aussi, apprendre à vivre sans sa mère et avec un père, médecin, à
Paris, qui avait refusé de quitter la France, avant la déportation des Juifs. Cependant,
ce n’est pas sa faute d’avoir cru que son pays d’adoption mettrait à mort ses citoyens,
seulement parce qu’ils appartenaient à cette communauté.
En revanche, Ernst Grügher a agi comme un tyran, comme un criminel envers ses
semblables, se prévalant d’une autorité que la suprématie de la race arienne lui
octroyait, sans faire preuve de compassion envers ses victimes. Avant Auschwitz,
elles devaient se soumettre à la volonté d’un homme assoiffé de pouvoir, recourant à
n’importe quel moyen., afin de faire fortune. La seule chose à laquelle il avait
acquiescé, rien que pour parvenir à ses fins, a été le versement d’« un tiers des
bénéfices sur les ventes [...] à diverses associations de familles de déportés »
(Delomme, M., 2021, p. 138).
IV. Simon Goldberg et ses fils
Après la mort de son père, Simon Goldberg « avait poursuivi le trafic en toute
impunité qui avaient éclaté […] et tout remis en cause ». (Delomme, M., 2021, p.
138-139). A la fin, il a tout économiquement et socialement perdu ; il a dû payer un
million d’euros d’amende, passer six ans en prison et sa galerie, tout comme sa société
de courtage ont fait faillite. Il a tout sacrifié pour que ses affaires fleurissent, y
compris Lucas, son fils, tué par Johan Kovacks parce qu’il s’était opposé à la mise en
vente de copies de quelques tableaux réalisées par Marton Kovacks, « un célèbre
122
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
peintre hongrois, ami intime de la famille Goldberg » (Delomme, M., 2018, p. 180).
Simon Goldberg semble être au fait de la situation, vu son comportement le jour de
l’enterrement de son fils, lorsqu’il s’est violemment disputé avec un homme, comme
Marion l’avait remarqué. Cette hypothèse se vérifie au moment où sa belle-fille va
chez lui, au mas Ponty pour lui jeter au visage la vérité :
Lucas m’a confié que Johan Kovacks voulait vendre les faux tableaux de son père. Selon
lui, vous en aviez parlé ensemble et vous n’étiez pas contre cette idée. […] Je ne sais pas
si la justice vous jugera mais, en ce qui me concerne, je vous ai déjà condamné. Ne
cherchez pas à revoir vos petits-enfants. Jamais. (Delomme, M., 2018, p. 265)
Son autre fils, Fabien, assiste à cette scène et décide de tout abandonner, au moment
où son père est mis en examen, même si celui-ci minimise « son propre rôle en
rejetant toute la responsabilité de l’affaire sur son père » (Ibid., p. 255). Marion et
Simon lui confient l’histoire de son grand-père, ce qui amène Fabien à évoquer son
aïeul en termes d’usurpateur d’identité, criminel de guerre, de nazi. Il ne voit pas
comment il pourrait revoir la famille de Marion, étant donné l’histoire de Francette,
la grand-mère maternelle de la jeune fille.
Amoureuse d’un garçon de son âge, Francette était tombée enceinte de lui et avait
accouché d’une fille qu’elle n’avait pas voulu abandonner. Peu après avoir mené sa
grossesse au terme, elle avait confié l’enfant à sa sœur pour qu’elle la garde jusqu’à
la fin de la guerre. Malheureusement, celle-ci, institutrice à Oradour-sur-Glane,
« périt brûlée vive dans l’église du village, le 10 juin 1944, avec ses deux enfants et
sa petite nièce » (Ibid., p. 19). La fille que la grand-mère de Marion attendait à Paris
n’y est jamais rentrée et ce drame avait marqué sa vie, à tel point que c’était l’unique
chose qu’elle se souvînt après avoir été atteinte par une maladie mentale.
Fabien Goldberg n’a pas le courage d’affronter tout le monde et renonce à sa carrière
politique et à l’amour de sa vie, non seulement parce que Marion ne lui a pas fait
confiance et lui a caché des choses de l’enquête, mais aussi par désir de la protéger.
Avant de partir, il lui envoie une lettre où il essaie de lui expliquer sa décision : « Je
pars parce que nous ne pourrons être nulle part ensemble » (Ibid., p. 302). Il disparaît
pour que Marion recommence à vivre, sans que les fantasmes du passé la hantent,
mais il ignore que la jeune femme est enceinte de leur premier fils.
V. Un nouveau volet de l’histoire
En proie à toutes sortes d’états à cause du départ inexplicable de son fiancé, Marion
réapprend à vivre grâce à l’appui de ses proches et de son fils qu’elle prénomme
Lucas. Elle connaît un autre homme auquel elle se marie après quelques années de
solitude. Il paraît que tout s’est finalement arrangé pour Marion et son fils, mais au
moment où Romain et elle se préparent à célébrer leur anniversaire de mariage,
conclu trois ans auparavant, Fabien retourne en France. A l’invitation du mari de son
ancienne fiancée, il revoit celle-ci et apprend qu’il a un fils qui fréquente déjà les
cours d’une école primaire. Il y a huit ans, il a pris la décision de partir pour l’Italie
123
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
où il a recommencé sa vie à zéro ; en devenant vigneron. C’est ainsi qu’il a rencontré
Romain, un jeune tonnelier qui fabriquait et livrait des fûts partout dans le monde, y
compris en Lombardie.
Quant à elle, Marion, devenue entre temps journaliste d’investigation, travaille depuis
quatre ans pour « Tarn et Garonne Actualités, devenu TG Hebdo » (Delomme, M.,
2021, p. 24). Elle a donc refait sa vie et tout semblait bien avancer jusqu’au retour de
son ex. Fabien Goldberg incarne le passé, alors que Romain Thévenot fait partie du
présent, de la vie tranquille et aisée à Montauban. Entre les deux hommes et Marion
il y a un secret : la jeune femme a dit à Romain que le père de son fils était mort et
n’a pas essayé de rejoindre Fabien pour lui dire qu’elle attendait un bébé de lui. De
son côté, Fabien a eu tort en partant de la sorte, tandis que Marion a, une fois de plus,
caché la vérité à un être aimé, bien que sa sincérité n’eût pas éloigné Romain. Elle a
voulu probablement oublier le passé, mais le patron de TG Hebdo et le nouveau mari
d’Hannah n’ont pas été du même avis. Patrick Braud a voulu venger sa famille, dont
le destin a été brisé à cause d’Ernst Grügher, alors que Jean-Baptiste a rendu publique
l’histoire de Marion et de Fabien par jalousie. Les enfants d’Hannah et de Lucas sont
riches, alors que le leur n’a pas grand-chose parce que le jeune homme est maître de
conférences à l’université d’Aix-en-Provence. Pourtant, ce n’est pas l’universitaire
qui influence inéluctablement leur devenir, car c’est Patrick qui tue Romain pour que
Marion n’apprenne pas toute son histoire. Le vieil homme tâche de tuer Fabien aussi,
sans y parvenir, et finit par tout avouer à la jeune femme qui le surprend regarder le
portrait d’Ernst Grügher. Il se suicide et met ainsi fin à une vie parsemée de rancœur,
de haine et de douleur, en enterrant de la sorte son passé. Il condamne les faits du
grand-père de Fabien, mais, à son tour, il devient un criminel qui tue un innocent.
En ce qui concerne les Goldberg, Simon reste le seul n’ayant pas réussi à arrêter de
vivre dans le passé, mais il est incapable de faire quoi que ce soit à cause de son AVC
et des symptômes d’Alzheimer.
Il paraît que tout s’arrange pour que Marion et Fabien fondent une famille, une fois
qu’ils ont réussi à faire la paix avec leur passé et c’est à eux de décider de leur avenir.
Une nouvelle vie, un pays d’adoption pour les deux, notamment l’Italie, un enfant et
un amour plus profond qui, cette fois-ci, a réussi à triompher de toutes les épreuves.
VI. Conclusion
Après avoir passé au crible les deux textes qui forment un tout, afin d’identifier et
d’analyser les fautes des personnages, nous avons constaté qu’il existe des
personnages qui commettent des fautes plus ou moins graves. De ce point de vue,
l’action tourne autour du grand absent, Isaac Goldberg, dont les faits influencent le
destin et le devenir de pas mal de familles. Il s’implique activement dans le processus
d’anéantissement des Juifs et ne se limite pas aux ordres de ses supérieurs. Il soumet
les pauvres gens à des tortures inimaginables et envoie à Auschwitz tous ceux qui
possèdent des biens censés être utilisés à son profit. Il ne soucie guère de quoi que ce
124
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
soit et élève son fils de la même manière, c’est pourquoi, de notre point de vue, ses
fautes passent pour capitales, inhumaines, au-delà de la morale et criminelles.
En ce qui concerne Simon Goldberg, il ne fait que perpétuer la vente de copies de
tableaux passant pour des œuvres originales, tout comme son père. Le monde de l’art
ne lui pardonne pas cette faute, mais, à notre avis, ses fautes plus graves et
presqu’impardonnables font penser aux rapports qu’il entretient avec sa famille.
Après le décès de sa première femme, il se remarie, quelque chose de normal,
d’ailleurs, mais ce qui choque est son attitude envers son fils aîné et la façon dont il
entend l’intégrer dans la famille recomposée. A cause de l’éducation qu’il a reçue de
son père et de ses ambitions immesurées, il sacrifie son deuxième fils aussi, ce qui le
transforme en un individu qui manque de scrupules et n’assume jamais ses fautes. En
ce sens, il faut prendre en considération sa décision de nommer le fils de Marton
Kovacks à la direction de ses affaires, après la mort de son fils, bien qu’il soupçonne
que Johan y est pour quelque chose.
Un autre personnage qui a été victime et bourreau à la fois, c’est Patrick Braud. Il est
à supposer qu’il a toujours vécu à l’ombre du passé de sa famille, le suicide de sa
mère et la perte de ses sœurs, parce qu’il ne s’est pas marié et n’a pas eu d’enfants.
Le vieil homme a eu tort parce qu’il a commis un crime inutile : il a tué Romain
Thévenot pour que celui-ci ne prévienne pas sa femme des faits qu’il tenait de lui.
Patrick est différent des Goldberg parce qu’il assume ses fautes et, une fois surpris
par Marion, il renonce à tout, en enregistrant son témoignage et sa mort, pour que
personne ne culpabilise son employée.
Quant à eux, Marion et Fabien commettent leurs propres fautes, car en dépit de leurs
sentiments, ils ne sont pas tout à fait ouverts et sincères, l’un envers l’autre ; Marion
ne fait pas confiance à Fabien, lors de l’enquête, même si elle sait qu’il n’attend d’elle
que la vérité. Nous ne saurions pas dire lequel des deux est plus coupable, mais à
coup sûr l’homme n’a rien résolu, lui non plus, en prenant la fuite. Après huit ans,
plus mûrs, ils sont prêts à reprendre leur vie en main. Par conséquent, dans leur cas,
aucune faute n’est impardonnable, au-delà de la morale ou insurmontable.
Par l’écriture d’Après les ténèbres et de L’Impossible pardon, Martine Delomme nous
invite à réfléchir aux conséquences à long terme de la mise en œuvre de la « solution
finale » contre les Juifs, aux fautes qui en découlent, aux destins brisés par de tels
événements, mais aussi à continuer de vivre.
Finalement, la vie reprend son cours et, pour être heureux, il faut apprendre de ses
propres erreurs et essayer de ne pas répéter celles des autres. Des horreurs comme
celles d’Auschwitz, commises au nom de la Shoah ne devraient plus avoir lieu dans
un monde qui assume et tâche de corriger ses fautes.
125
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Références
***Orthodidacte Le dictionnaire, « Quelle est l’étymologie du prénom Sarah ? »,
URL : <https://dictionnaire.orthodidacte.com/article/etymologie-sarah>.
***Rédaction, « Isaac, prénom masculin, hébraïque de type médiéval, biblique.
Découvrez son origine et sa signification », Madame Figaro, 25 juin 2012, mis à
jour le 19 avril 2017.
Alexiu, Teodor-Mircea, Părinții care își abandonează copiii, Editura Mirton,
Timișoara, 2001.
Chevalier, Jean ; Gheerbrant, Alain, Dictionnaire des Symboles. Mythes, Rêves,
Coutumes, Gestes, Formes, Figures, Couleurs, Normes, Paris, Robert Laffont/
Jupiter, 1982 [1969].
Delomme, Martine, Après les ténèbres, Paris, L’Archipel, 2018.
Delomme, Martine, L’Impossible Pardon, Paris, L’Archipel, 2021.
Escholier, Raymond, Henri Matisse par Raymond Escholier, soixante-huit
reproductions dont huit en couleurs, Paris, Librairie Floury, coll. « Anciens et
modernes », 1937.
Husson, Eduard, « L’Extermination des Malades et des Handicapés (‘Opération
T4’) : Un lieu de mémoire négligé », Revue d’Histoire de la Shoah, Paris, n° 181,
p. 165-175, 2004.
Mihăilescu, Ioan, Rolul familiei în dezvoltatea copilului, Cartea Universitară,
București, 2004.
Wénin, André, « Abraham, Sarah et Agar dans le récit de la Genèse. Approche
narrative et interprétation », Transversalités, Institut Catholique de Paris, n° 141,
p. 157-172, 2017. URL : <https://www.cairn.info/revue-transversalites-2017-2page-157.htm>
126
VARIA
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
PENSER LE CORPS DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE
DE MILAN KUNDERA
Khadija Outoulount
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Dhar El Mehrez, USMBA, Fès, Maroc
Abstract. In Milan Kundera’s fictional thinking, the body is the place of questioning and the
object of a profound work of thought through a panoply of key concepts that put the
characters in the situation: “these experimental egos”. Kundera, by grasping the character
in their corporality, tries to think about the relationship to oneself, to others, to the world,
and the body as a horizon of thought is thus questioned in its relation to the gaze, the soul,
love, eroticism and identity. It becomes a reference to find a place in a world that is difficult
to live in, to understand and to share with other individuals who are lost as well. In this
article, we pose the problem of the body in the work of Milan Kundera and especially of the
place it occupies in his “fictional thinking” and in his art of the novel. How does thinking
about the body in Kundera’s work participate in thinking about the human condition of
modern man in the modernity crisis era? This is the central issue to which we will try to
bring elements of answers by posing the problem of the body in Kundera’s fictional work
from four standpoints: first, we intend to investigate the body as a theme of fictional
thinking; secondly, we will examine the fictional concept of “erotic friendship” and its
relation to the topic of the body; thirdly, we will try to raise the question of inhabiting one’s
body in relation to the possibility or impossibility of inhabiting the world; and finally we will
see the body as a defective machine, hence the impossibility of inhabiting both the body and
the world.
Keywords: Milan Kundera; corporality; the body; erotic friendship; fictional thinking.
Introduction
Le corps plait, dérange, provoque, il jouit et fait jouir. Le corps est désiré, méprisé,
voilé et dévoilé, il est dans certains cas sacralisé : les momies par exemple. Il est
sujet et objet. Il est source de joie, de jouissance, de bonheur mais aussi de peine.
Le corps est l’objet de domination et de pouvoir, il en est aussi le sujet. Il concrétise
l’existence de l’être dans le monde physique. C’est par quoi l’être nait, vit et meurt.
C’est à travers quoi son identité et son altérité existent et se concrétisent. D’où
l’importance accordée au corps dans la littérature, la philosophie et les arts où il
constitue une thématique fédératrice autour de laquelle gravitent d’autres thèmes
comme l’identité, l’altérité, l’espace... Dans le roman, écrire sur le corps, c’est
penser la condition humaine, le statut de la personne et la dialectique entre le Même
et l’Autre.
Dans le penser romanesque de Milan Kundera, le personnage est saisi dans sa
corporalité pour penser son rapport à soi et aux autres. Le corps y est le lieu de tout
129
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
questionnement et l’objet d’un profond travail de pensée en s’armant d’une panoplie
de concepts-clés qui mettent en situation ce rapport à soi et à l’Autre (les autres et le
monde). Ces concepts disent ce qui est vécu et qui demeure pourtant en dehors de la
parole et de la pensée. Le corps est ainsi pensé dans sa relation au regard et à l’âme.
Et c’est dans ce cadre général que nous proposons de penser le corps à travers trois
volets.
S’agissant du premier, il y est question du concept kundérien de l’amitié érotique
dans son rapport à la notion d’amour chez le personnage Tomas. Le deuxième axe
vise à réfléchir sur la question du corps dans sa relation à l’âme chez les
personnages Tereza, Agnès et Chantal. En fait, Tereza dont le nom rappelle la
grande figure de la mystique chrétienne Thérèse d’Avila, rêve du mythe du corps
pur. Elle aspire à une harmonie et à une paix entre corps et âme. Ce qu’elle partage
avec Agnès et Chantal, deux autres personnages de deux autres romans. Agnès dont
le nom vient du grec ancien et qui signifie chaste et pure et Chantal qui nous
rappelle la sainte Jeanne de Chantal. Ces personnages pensent leur rapport au corps
dans sa relation trop étroite à l’âme, ce qui problématise leur regard à la corporéité,
la chair et l’amour. Alors que le troisième axe s’articule sur le corps comme création
divine défectueuse. En effet, le personnage kundérien comme égo expérimental
pensant soumet son propre corps au travail de la pensée. Dans son parcours
existentiel et sa quête du sens, il arrive à la conclusion selon laquelle le corps n’est
pas une création parfaite à l’image de Dieu.
I. Le corps comme « thème de pensée »
Le roman kundérien qui répond à « l’appel de la pensée » inscrit son expérience et
son expression pour penser l’humaine existence et l’être de l’homme moderne dans
le cadre d’une pensée romanesque qui accueille le narratif, le philosophique,
l’artistique. Le penser romanesque ici réfléchit dans le cadre de ce que Milan
Kundera appelle :
une intelligence souveraine et rayonnante. Non pas pour transformer le roman en
philosophie, mais pour mobiliser sur la base du récit tous les moyens, rationnels et
irrationnels, narratifs et méditatifs, susceptibles d’éclairer l’être de l’homme ; de faire du
roman la suprême synthèse intellectuelle. (Kundera, M., 1986, p. 27)
En effet, le penser romanesque kundérien met les personnages, les « égos
expérimentaux » selon la terminologie de l’auteur de L’art du roman, dans des
situations existentielles où il est question d’une expérimentation romanesque. Ainsi,
le roman devient, selon Kundera, une fiction qui pense à travers ses propres
concepts pour essayer d’éclairer et de dire ce que seul le roman peut dire. Ce sont en
effet ce qu’il appelle dans son Art du roman « les thèmes de la pensée ».
Le romanesque de Milan Kundera étant inscrit au sillage de la pensée, aborder la
question du corps dans son œuvre c’est suivre le cheminement d’une réflexion qui
prend le corporel comme horizon de pensée pour éclairer l’existence humaine.
130
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Ainsi, tous les personnages du monde romanesque kundérien entretiennent un
rapport problématique avec leur corporalité. Tereza, personnage précaire et
incertain, est tiraillée entre deux notions : l’âme et le corps. Agnès refuse d’être ce
que son corps est, elle partage avec Tereza cette quête de l’identité au-delà des
frontières de l’âme et du corps. Jean-Marc comme Tereza, les deux personnages
réalisent l’imperfection de la création du corps humain… Ces égos expérimentaux
vivent l’héritage philosophique de la corporalité qui sépare âme et corps du « corpstombeau » au « corps-machine ».
Milan Kundera à travers son œuvre et son art romanesques re-pense donc la question
du corps en le regardant avec chaque personnage d’un nouvel angle, pour réaliser
une « synthèse intellectuelle » du corps. Faisant du romanesque cette « suprême
synthèse intellectuelle », le romancier fait appel à des concepts romanesques comme
« l’amitié érotique » (dans L’insoutenable légèreté de l’être) qui demeure l’un des
grands concepts pensés et créés par le roman qui éclaircissent le rapport de
l’individu à son corps et au corps de l’Autre, comme il utilise le concept de
« l’honneur érotique » dans Risibles Amours, où le patron théorise le refus que la
femme facile oppose aux avances du jeune médecin, réussi et convoité pour marquer
son « honneur érotique » et refléter sa valeur.
L’érotisme n’est pas seulement désir du corps, mais, dans une égale mesure, désir
d’honneur. Un partenaire que nous avons eu, qui tient à nous et qui nous aime, devient
notre miroir, il est la mesure de notre importance et de notre mérite. De ce point de vuelà, ma petite putain n’avait pas la tâche facile. Quand on couche avec tout le monde, on
cesse de croire qu’une chose aussi banale que l’acte d’amour puisse encore avoir une
importance quelconque. Le vrai honneur érotique, on le cherche donc du côté opposé.
Seul un homme qui la voulait mais qu’elle refusait pouvait offrir à ma petite putain la
mesure de sa valeur. Et comme elle voulait être à ses propres yeux la meilleure et la plus
belle, elle s’est montrée extrêmement sévère et exigeante quand il a fallu choisir celui-là,
l’unique, qu’elle honorerait de son refus. C’est moi qu’elle a finalement choisi, et j’ai
compris que c’était un honneur exceptionnel, et aujourd’hui encore je considère cela
comme mon plus grand succès amoureux. (Kundera, M., 1994, p. 127)
II. De l’amitié érotique
1) « Amitié érotique » et érotisme
Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Tomas est sorti de son expérience du
mariage échoué avec « la peur des femmes. Il les désirait, mais les craignait. Entre la
peur et le désir, il fallait trouver un compromis ; c’était ce qu’il appelait « l’amitié
érotique » (Kundera, M., 1989, p. 25). Et c’est cette amitié érotique qui permet à
Tomas une proximité intime, charnelle et sexuelle, tout en lui assurant, d’une part,
une certaine distance par rapport à la vie des femmes et, d’autre part, une grande
marge de liberté dans sa propre vie. En vivant la sexualité dans un cadre de
camaraderie il s’évite les scènes sentimentales comme celle de la jalousie par
exemple en évitant de faire du sexe une affaire d’amour. « Il affirmait à ses
maîtresses : seule une relation exempte de sentimentalité, où aucun des partenaires
ne s’arroge de droits sur la vie et la liberté de l’autre, peut apporter le bonheur à tous
131
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
les deux. » (Ibidem) En effet, c’est la sentimentalité qui étouffe l’érotisme et lui
enlève son ambiguïté. Etant amoureux, l’individu se focalise sur le cœur et ses
battements et relègue le corps, sa sexualité et ses mystères au second plan. Et puis,
étant dans une relation d’amour poétisée « l’Homo sentimentalis » essaie vainement
de connaitre profondément la personne aimée en lui ôtant tout voile, mais
paradoxalement en le dévoilant d’un voile de poétisation. Ce dévoilement en
supprimant l’ambigüité tue l’excitation. Cette idée est doublement expliquée dans
deux autres œuvres de Milan Kundera ; nous lisons dans L’Immortalité, par
exemple : « J’ose affirmer qu’il n’y a pas d’érotisme authentique sans art de
l’ambiguïté ; plus l’ambiguïté est puissante, plus vive est l’excitation ». En plus,
dans la sixième partie de son Art du roman, intitulée « Soixante-treize mots »
Kundera définit l’excitation avec ces termes : « L’excitation est le fondement de
l’érotisme, son énigme la plus profonde, son mot-clé. » (Kundera, M., 1986, p. 156)
Ainsi, avec ce concept d’« amitié érotique » Tomas a essayé et réussi d’éloigner le
cœur des affaires du corps. Et il a réussi à éviter le corps féminin en dehors d’un seul
et unique contexte qui l’intéresse, à savoir celui du rapport sexuel. Par exemple,
faire l’amour avec la femme était pour Tomas une chose et dormir à ses côtés
relevait de tout à fait autre chose. C’est pourquoi il veille à ne jamais les confondre.
En effet, il ne dormait jamais aux côtés de la femme avec laquelle il a couché.
Tomas se dégoute de l’intimité des corps qui n’est pas sexuelle. Le seul rapport qu’il
peut avoir avec le corps de l’autre, de la femme, est celui du coït.
Avec les autres femmes, il ne dormait jamais. (…) dans l’instant qui suivait l’amour, il
éprouvait un insurmontable désir de rester seul. Il lui était désagréable de se réveiller en
pleine nuit à côté d’un être étranger ; le lever matinal du couple lui répugnait ; il n’avait
pas envie qu’on l’entendit se brosser les dents dans la salle de bains et l’intimité du petit
déjeuner à deux ne le tentait pas. (Kundera, M., 1989, p. 27-28)
Tomas, ce Don Juan des temps modernes, ce collectionneur des femmes, en se
souciant de l’égalité entre ses maitresses il avait ce souci d’établir un ordre et une
charte bien déterminée il a pensé à avoir une convention non écrite de l’amitié
érotique à l’exemple de la convention non écrite de l’amour qui figure dans Le Livre
du rire et de l’oubli et selon laquelle :
toute relation amoureuse repose sur des conventions non écrites que ceux qui s’aiment
concluent inconsidérément dans les premières semaines de leur amour. Ils sont dans une
sorte de rêve, mais en même temps, sans le savoir, ils rédigent, en juristes intraitables, les
clauses détaillées de leur contrat. Oh ! amants, soyez prudents en ces premiers jours
dangereux ! si vous portez à l’autre son petit déjeuner au lit, vous devrez le lui porter à
jamais si vous ne voulez pas être accusés de non-amour et de trahison. (Kunedra, M.,
1979, p. 64)
Dans le récit de Karel et Marketa et dans la convention non écrite de l’amour des
personnages, il était décidé que l’homme serait infidèle et que la femme serait la
meilleure épouse et la meilleure amoureuse et elle va accepter ses infidélités. Il
132
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
s’agit ici d’une situation que l’on peut projeter sur le couple de Tereza et Tomas.
Pour ce dernier
La convention non écrite de l’amitié érotique impliquait que l’amour fût exclu de la vie
de Tomas. Eût-il enfreint cette condition, ses autres maitresses se seraient aussitôt
retrouvées dans une position inférieure et se seraient révoltées. (Kundera, M., 1989, p. 27)
C’est pourquoi d’ailleurs Tomas n’a pas installé Tereza chez lui et il lui a procuré un
studio. Il n’est pas prêt à changer son mode de vie de Don Juan des temps modernes.
Et il ne veut pas, essentiellement, que ses maitresses sachent qu’il dort à côté d’une
autre femme. Selon lui, coucher à côté d’une femme est synonyme de l’aimer. Mais
pourquoi ne pouvait-il pas dormir avec ses maitresses ? C’est à cause du dégout.
Même s’il ne pouvait pas en finir avec ses amitiés érotiques et il avait un appétit
incontrôlable pour les femmes, toutefois il vivait son libertinage sans plaisir.
Dès qu’il partait rejoindre l’une de ses maîtresses, il éprouvait de l’aversion pour elle et il
se jurait qu’il la verrait pour la dernière fois. (…) aussitôt qu’il allait les rejoindre, il n’en
avait pas envie, mais qu’il fût un jour sans elles, il composait un numéro de téléphone
pour prendre un rendez-vous. (Ibid., p. 39)
Le corps est alors désiré mais méprisé, il plait mais il provoque aussi. Ce rapport
problématique est explicite dans L’Identité, où Leroy, un personnage secondaire, fait
un exposé sur une campagne publicitaire ; ici il discute un spot télévisuel qui montre
un baiser sensuel entre une mère et son bébé. Et c’est l’occasion pour lui de discuter
le rapport de la publicité avec la vie sexuelle des consommateurs et d’éclairer le
paradoxe dans la relation de l’individu avec l’érotisme. Il avance dans ce sens que :
L’érotisme, commercialement, est une chose ambiguë car si tout le monde convoite la vie
érotique, tout le monde aussi la hait comme la cause de ses malheurs, de ses frustrations,
de ses envies, de ses complexes, de ses souffrances. ( Kundera, M., 2000, p. 68)
Tout se passe ici comme si cette réflexion de Leroy dans L’Identité était un écho de
la pensée de Tomas dans L’Insoutenable légèreté de l’être.
2) Amitié érotique et amour
Pour Tomas, ce libertin qui ne pouvait pas se priver des femmes, cette possibilité lui
semble absurde comme « renoncer à aller aux matches de football » (Kundera, M.,
1989, p. 39). Dans ce sens, le libertinage de Tomas est d’une certaine manière un
loisir. Il collectionne les femmes comme s’il collectionne des timbres ou autres
bibelots. Et le corps des femmes est un objet rapproché dans le paradoxe de l’envie
et le dégoût. Le sommeil partagé est pour lui une métaphore de l’amour et il pense
que « Le sommeil partagé était le corps du délit de l’amour » (Ibid., p. 27). Et c’est
pourquoi la situation change complètement avec l’introduction de Tereza dans sa
vie. Il va apprendre à se réjouir du sommeil partagé avec la femme aimée et avec
cette réjouissance « le but de l’acte d’amour n’était pas la volupté mais le sommeil
qui lui succédait » (Ibid., p. 28).
133
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Du point de vue de Tomas, faire l’amour avec une femme et dormir avec elle ne sont
pas uniquement deux passions différentes, mais elles sont contradictoires : pour lui,
« L’amour ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour (ce désir s’applique à
une innombrable multitude de femmes) mais par le désir du sommeil partagé (ce
désir-là ne concerne qu’une seule femme) » (Ibid., p. 29).
Dans ce sens, ce personnage avec son concept d’« amitié érotique » arrive à tracer
les frontières entre amour et désir. Pour lui, dans l’amour c’est l’âme qui couvre le
corps. Alors que dans le désir c’est le corps qui abuse de l’âme et l’absorbe jusqu’à
la faire disparaitre. Tomas pour qui « il n’y avait aucune contradiction entre sa vie
polygame et son amour pour Tereza » (Ibid., p. 31) n’était capable d’aimer Tereza et
de l’introduire dans sa vie et dans son intimité que par le biais d’une métaphore.
Celle de l’enfance. En fait, pour Tomas, Tereza n’est pas une femme, elle n’a pas le
corps d’une femme. Il le lui a ôté. Tereza, aux yeux de son amoureux, n’a pas la
peau d’une femme et dans son imaginaire, Tomas lui a mis celle d’un enfant pour
qu’il puisse l’aimer. Mais comment est née cette métaphore existentielle ?
Dès le début du roman, le narrateur nous raconte que Tomas et Tereza se sont
rencontrés dans une petite ville de Bohême et après une dizaine de jours Tereza
rejoint Tomas à Prague. Ils ont fait l’amour le jour, et la nuit elle tombe malade et
passe toute la semaine chez lui à cause de la grippe.
Il éprouva alors un inexplicable amour pour cette fille qui lui était presque inconnue. Il
lui semblait que c’était un enfant qu’on avait déposé dans une corbeille enduite de poix et
lâché sur les eaux d’un fleuve pour qu’il le recueille sur la berge de son lit. (Ibid., p. 17)
Cette image d’enfant dans une corbeille lâchée dans un fleuve demeure pour Tomas
l’unique représentation de Tereza. Une image poétique qui revient plusieurs fois
dans le texte.
Il revient, encore et toujours, à l’image de cette femme couchée sur son divan ; elle ne lui
rappelait personne de sa vie d’autrefois. Ce n’était ni une maitresse ni une épouse. C’était
un enfant qu’il avait sorti d’une corbeille enduite de poix et qu’il avait posé sur la berge
de son lit. (Ibid., p. 18)
Cette représentation où Tereza est privée de sa chair de femme a le rôle de fuir la
peur des femmes et cette aversion que Tomas porte à leurs corps ; cette métaphore le
fait relativement sortir du terrain du corps pour le jeter dans celui de l’entre-corpset-cœur. Cette image du corps d’enfant asexué de Tereza permet à Tomas d’aimer
cette femme dans la quiétude. Toutefois, au moment où le corps de la femme prend
toutes ses dimensions féminines, Tomas se retrouve face au sentiment de la jalousie.
Et c’était lors d’une soirée dans un cabaret où ils sont allés célébrer le nouvel emploi
de la jeune femme qui devient photographe. Tomas qui n’aime pas danser, laisse
Tereza danser avec l’un de ses collègues de l’hôpital. Et l’amant se retrouve
stupéfait par la beauté et de Tereza et de leur danse.
134
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Ils glissaient magnifiquement sur la piste et Tereza paraissait plus belle que jamais. Il
était stupéfait de voir avec quelle précision et quelle docilité elle devançait d’une fraction
de seconde la volonté de son partenaire. Cette danse semblait proclamer que son
dévouement, son ardent désir de faire ce qu’elle lisait dans les yeux de Tomas, n’étaient
pas nécessairement liés à la personne de Tomas, mais étaient prêt à répondre à l’appel de
n’importe quel homme qu’elle eut rencontré. Il n’était rien de plus facile que d’imaginer
Tereza et ce jeune collègue amants. C’était même cette facilité avec laquelle il pouvait les
imaginer ainsi que le blessait ! Le corps de Tereza était parfaitement pensable dans
l’étreinte amoureuse avec n’importe quel corps mâle, et cette idée le mit de mauvaise
humeur. (…) il était jaloux. (Ibid., p. 32)
La danse de Tereza est comme un jeu, mais un jeu pris au sérieux que l’on peut
rapprocher au jeu de l’auto-stop dans Risibles Amours. Tomas est jaloux à cause
d’une éventualité, alors que lui il accumule les relations sexuelles et collectionne les
maitresses. Il est conscient de son injustice et réalise parfaitement bien le ridicule de
sa jalousie et la profondeur de l’angoisse et la douleur où vivait Tereza, qui
n’ignorait pas ses infidélités. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il décide de
l’épouser. Mais pourquoi ce grand déserteur, qui a divorcé et abandonné son enfant,
sa famille et ses parents, décide-t-il de se remarier ? Le mariage de Tomas et Tereza
n’est pas pour fonder une famille. Tomas a horreur de la famille. Celle-ci vient en
opposition avec sa vision du monde et avec sa misogynie.
Le macho adore la féminité et désire dominer ce qu’il adore. En exaltant la féminité
archétypale de la femme dominée (sa maternité, sa fécondité, sa faiblesse, son caractère
casanier, sa sentimentalité, etc.), il exalte sa propre virilité. En revanche, le misogyne a
horreur de la féminité, il fuit les femmes trop femmes. L’idéal du macho : la famille.
L’idéal du misogyne : célibataire avec beaucoup de maîtresses ; ou : marié avec une
femme aimée sans enfants. (Kundera, M., 1986, p. 162)
Tomas est donc un chasseur de femmes et un collectionneur qui, même s’il « aime »
et épouse Tereza, continue ses libertinages et garde ses amitiés érotiques qui, selon
lui, ne représente aucun danger ni pour son amour pour elle ni pour son mariage. Un
autre personnage kundérien est l’équivalent féminin de cet égo expérimental. Il
s’agit d’Eva dans Le livre du rire et de l’oubli, qui illustre la vision et la version
féminine de l’« amitié érotique » :
Éva est un joyeux chasseur d’hommes. Mais elle ne les chasse pas pour le mariage. Elle
les chasse comme les hommes chassent les femmes. L’amour n’existe pas pour elle,
seulement l’amitié et la sensualité. Aussi a-t-elle beaucoup d’amis : les hommes ne
craignent pas qu’elle veuille les épouser et les femmes n’ont pas peur qu’elle cherche à
les priver d’un mari. D’ailleurs, si jamais elle se mariait, son mari serait un ami auquel
elle permettrait tout et dont elle n’exigerait rien. (Kundera, M., 1979, p. 55)
Éva, comme égo expérimental, peut être la maitresse idéale de Tomas puisqu’elle ne
s’irriterait pas de l’amour que ce dernier a pour Tereza. Elle sait et comprend, dans
Le livre du rire et de l’oubli, l’amour que porte Karel – un autre Donjuan kunderien
– pour Marketa, comme elle comprend qu’elle ne représente aucun danger pour cet
amour et elle lui dit à un certain moment du récit : « Ta femme devrait comprendre
135
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
que tu l’aimes, mais que tu es un chasseur et que cette chasse ne la menace pas. De
toute façon, aucune femme ne comprend ça. Non, il n’y a pas de femme qui
comprenne les hommes. » (Ibid., p. 82)
III. De la question d’habiter son corps
Tereza a des difficultés à exister dans son corps. Elle refuse ce corps qu’elle n’a pas
choisi. Elle est en train de vivre l’expérience de la Belle et la Bête sauf que dans
L’insoutenable légèreté de l’être la jeune femme est dans la situation malheureuse
de « La Bête ». Elle vit une situation étrange avec son corps, elle se voit étrangère à
son corps qui est, selon elle, en contradiction avec son âme. En termes de
psychanalyse Tereza souffrait de ce que l’on appelle la somatophobie. Et son corps
est doublement insupportable. D’abord parce qu’il la trahit et traduit sa faiblesse. Ce
qui en effet la meurtrie. Et ce rapport problématique avec le corps est révélé dès les
premiers chapitres où le corps de Tereza est transparent. Et puis parce que le corps
est défectueux. Elle est torturée par l’idée selon laquelle son âme n’est saisissable
qu’à partir de son corps. Ce personnage est né dans le texte de borborygmes, et cette
situation existentielle le met en désaccord total avec son corps. Cette situation clé est
la suivante :
La première fois qu’elle franchit le seuil de l’appartement de Tomas, ses entrailles furent
prises de gargouillements. Il ne faut pas s’en étonner, elle n’avait ni déjeuné ni diné,
s’étant contentée d’un sandwich sur le quai en fin de matinée, avant de monter dans le
train. Toute à l’idée de son audacieux voyage elle en oublia de manger. Mais à ne point
se soucier de son corps, en on devient plus facilement la victime. Ce supplice d’entendre
son ventre prendre la parole au moment où elle se retrouvait face à face avec Tomas !
Elle était au bord des larmes. Au bout de dix secondes, heureusement, Tomas l’enlaçait,
et elle put oublier les voix de son ventre. (Kundera, M., 1989, p. 63)
Dans cette situation, le corps de Tereza est en opposition avec son âme. Elle vient de
faire un pas audacieux dans sa vie en quittant sa petite ville et son petit travail pour
rejoindre Tomas qu’elle ne connaissait pas vraiment. Alors que son âme est dans
l’audace et la force, son corps la trahit avec sa faim et ses borborygmes. C’est à
partir de ce moment que Tereza réalise qu’elle ne peut jamais se fier à son corps.
Dans L’Identité, le personnage Chantal vit la même situation avec son corps. Et ce
qui est le borborygme pour Tereza, le rougissement est pour Chantal, qui le lie à
deux phases critiques où elle vivait mal son rapport avec son corps : l’adolescence et
la ménopause.
Adolescente, en effet, elle rougissait beaucoup ; elle était au début du parcours
physiologique de la femme et son corps devenait quelque chose d’encombrant dont elle
avait honte. Adulte, elle a oublié de rougir. Puis, les bouffées de chaleur lui annoncèrent
la fin du parcours, et son corps, de nouveau, lui fit honte. Sa pudeur réveillée, elle
réapprit à rougir. (Kunedra, M., 2000, p. 91)
Chantal est consciente de son corps et de sa présence physique dans le monde,
comme elle est consciente du regard posé sur ce corps. Un regard scrutateur et
136
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
examinateur dont la profondeur et la brutalité deviennent insupportables aux
moments difficiles du corps, aux moments de faiblesse à savoir l’adolescence et la
ménopause. C’est le cas également de Tereza, qui passe des heures devant le miroir
en essayant de voir le reflet de son âme derrière son apparence physique. Elle vit une
dualité cartésienne entre son corps et son âme. Les besoins du corps la répugnent et
les hasards de l’âme la terrifient. Elle se retrouve forcée de cohabiter avec les
discordes entre les deux. Tereza est incapable de poétiser son corps. Dans ce sens, le
personnage de L’Insoutenable légèreté de l’être est proche d’Agnès, le personnage
principal de L’Immortalité, qui expulse le corps du champ de l’amour et de l’amitié
comme elle l’exclut du domaine de la poésie. Elle ne voit dans le corps qu’un « sac à
merde » et elle ne le cache ni derrière une image embellie ni dans une poésie
mensongère. Agnès regarde le corps dans les yeux et ne lui cache pas « ses
répulsions ». Pourtant, elle n’arrive pas à l’assumer complétement ni à le vivre
paisiblement. Contrairement à sa sœur Laura, « parfaitement identifiée à son corps,
parfaitement installée en lui. Et le corps n’était pas seulement ce qu’elle pouvait en
voir dans une glace : la partie la plus précieuse se trouvait au-dedans » (Kundera,
M., 1990, p. 147). Laura, étant un personnage lyrique, elle poétise son rapport à son
corps, à ses intestins. Elle le laisse parler d’elle et elle se dit à travers lui. « Le
vomissement n’était pas sa vérité, mais sa poésie : la métaphore, l’image lyrique de
la déception et du dégout. » (Ibidem) La sœur d’Agnès est très proche, dans sa
relation à son corps, de la mère de Tereza, qui se promène nue, lâche des pets
sonores, se mouche bruyamment, donne des détails de sa vie sexuelle et exhibe son
dentier et critique sa fille Tereza, qui, selon elle : « ne veut pas admettre qu’un corps
humain ça pisse et ça pète » (Kundera, M., 1986, p. 72).
Dans la troisième partie de L’Immortalité, intitulée « La lutte », dans le troisième
chapitre qui porte comme titre « Le corps », le narrateur explique le rapport des deux
sœurs Agnès et Laura au corps en les comparant aux différentes réactions de
Salvador Dali et sa femme Gala après avoir mangé leur animal domestique. En fait,
les deux époux devaient partir pour un long voyage et c’était impossible d’emmener
leur animal domestique et il était impossible de le confier à quelqu’un d’autre, donc
l’épouse du fameux peintre a fait cuisiner leur lapin chéri pour le déjeuner. Quand
le peintre avait compris qu’il est en train de manger son lapin :
Il se leva de table et courut aux cabinets pour vomir dans la cuvette son petit animal
chéri, le fidèle compagnon de ses vieux jours. Gala, en revanche, était heureuse que son
aimé eût pénétré dans ses entrailles, les eût lentement caressées et fût devenu le corps de
sa maitresse. Elle ne connaissait pas d’accomplissement plus absolu de l’amour que
l’ingestion du bien-aimé. Comparé à cette fusion des corps, l’acte d’amour physique lui
apparaissait comme un prurit dérisoire. (Kundera, M., 1990, p. 146)
Selon le narrateur, Laura est comme Gala, alors que sa sœur est comme Dali dans la
mesure où Agnès « aimait quantité de gens, hommes et femmes, mais si un bizarre
contrat d’amitié lui avait fait un devoir de prendre soin de leur nez et de le moucher
régulièrement, elle aurait préféré vivre sans amis » (Ibid., p. 146). Ce que Laura
reproche continuellement à sa sœur. Pour elle, on ne peut pas exclure le corps de la
sympathie qu’on éprouve pour l’autre : l’homme est son corps. « Sans son corps,
137
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
l’homme est-il encore un homme ? » (Ibid., p. 147) s’interroge Laura, qui poétise
son corps, ses intestins, ses vomissements et ses excréments :
Et le corps n’était pas seulement ce qu’elle pouvait en voir dans une glace : la partie la
plus précieuse se trouvait au-dedans. Aussi réservait-elle une place de choix, dans son
vocabulaire, aux noms des organes internes. Pour exprimer le désespoir où son amant
l’avait plongée la veille, elle disait : « Dès qu’il est parti, je suis allée vomir. » Malgré de
fréquentes allusions au vomissement, Agnès n’était pas sûre que sa sœur n’eût jamais
vomi. Le vomissement n’était pas sa vérité, mais sa poésie : la métaphore, l’image
lyrique de la déception et du dégoût. (Ibidem)
Dans Risibles Amours, le personnage Elisabeth de la nouvelle « Le colloque » est
une infermière laide, mais qui possède un corps parfait. Elle proteste par la beauté de
son corps exposé nu dans sa tentative du suicide par gaz. Sa protestation, par sa
tentative du suicide, contre le rejet de ses avances par le docteur Havel – connu
pourtant pour son libertinage – est en fait un acte poétique et lyrique par lequel elle
impose son corps comme étant sa poésie et l’image lyrique de son âme. Agnès est,
de son côté, consciente que sa sœur est dans la poétisation du corps, et ce lyrisme lui
est insupportable puisqu’en dehors de l’excitation, elle rejette complétement le
corps, en l’occurrence, le sien propre. L’inconciliable dualité du corps et de l’âme
chez Agnès et Dali, comme chez Tereza et les autres personnages, est née de leur
conscience malheureuse. Ces personnages sont conscients de l’illusion de l’ère
scientifique qui se dissipe dès qu’ils sont amoureux ou en quête de leur identité. En
effet, avec la science :
le corps a cessé d’être un mystère : ce qui cogne dans la poitrine, c’est le cœur, on le sait,
et le nez n’est que l’extrémité d’un tuyau qui saillit du corps pour amener l’oxygène aux
poumons. Le visage n’est que le tableau de bord auquel aboutissent les mécanismes
physiques : la digestion, la vue, l’ouïe, la respiration, la réflexion. Depuis que l’homme
peut nommer toutes les parties du corps, le corps l’inquiète moins. Chacun sait désormais
que l’âme n’est que l’activité de la matière grise du cerveau. La dualité de l’âme et du
corps fut dissimulée derrière des termes scientifiques et n’est, aujourd’hui, qu’un préjugé
démodé qui fait franchement rire. Mais il suffit d’aimer à la folie et d’entendre
gargouiller ses intestins pour que l’unité de l’âme et du corps, illusion lyrique de l’ère
scientifique, se dissipe aussitôt. (Kundera, M., 1986, p. 64-65)
L’unité entre le corps et l’âme qui se brise par le gargouillement est, en fait, un
rappel de la faiblesse du corps et de sa mortalité. Il n’est pas parfait, il tombe
malade, il souffre, il vieillisse, il devient laid et il meurt. Il est éphémère.
C’est essentiellement cette idée de vieillir que rejette Chantal. Puisque c’est au
contact des regards des autres (ou plutôt l’absence totale du regard) que ce
personnage réalise le déclanchement du processus de vieillissement de son corps.
« Les hommes ne se retournent plus sur moi » est une phrase qui révèle la prise de
conscience du personnage par rapport à son corps imparfait et indésirable. Selon
Vanezia Pârlea :
138
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
C’est en découvrant qu’elle n’est plus pourvue d’un corps désirable que son corps devient
présent et problématique. Mon corps, devenu absent pour les autres, n’est pas sans
rappeler sa visibilité première, désagréable, dont découle le rejet qui en fait une absence,
me le rendant à moi-même en tant que présence plus qu’affligeante. (Pârlea, V., 2021, p. 64)
Seul le regard de l’amour posé par Jean-Marc sur le corps de Chantal procure à cette
dernière un refuge possible de l’idée de la vieillesse. Ce regard est comme un phare
qui fait sortir ce corps de l’invisibilité et le sauve de l’extinction progressive aux
yeux même de Chantal. Ce regard amoureux est également posé par Tereza sur
Tomas en réalisant son vieillissement. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, le
vieillissement de Tomas rassure Tereza qui « revit la scène de l’après-midi : il
réparait le camion et elle trouvait qu’il faisait vieux. Elle était arrivée où elle voulait
arriver : elle avait toujours souhaité qu’il fût vieux » (Kundera, M., 1989, p. 393).
Ajoutons : pour s’assurer de sa fidélité, pour que son amour, son désir et son corps
lui appartiennent à elle toute seule.
IV. Le corps, cette machine défectueuse
Tereza comme Agnès, Chantal et Jean-Marc, tous ces personnages ont un dégoût
existentiel du corps. Ce dégoût est le résultat d’une réflexion sur le corps comme
machine faite par Dieu, sauf que Dieu n’a pas réussi cette création qui demeure
défectueuse. Ainsi les personnages kundériens n’arrivent pas à fermer l’œil sur ces
défauts même en présence des plus beaux corps ou en pensant leur relation avec les
leurs propres. Ces personnages vivent dans l’impossibilité de se réconcilier avec la
chair. Dans ce sens, Jean-Marc avance dans L’Identité, que pour lui « un beau corps
est une machine à sécrétions » (Kundera, M., 2000, p. 19). Et il a poussé son dégoût
du corps jusqu’au point d’avoir horreur d’un œil qui clignote. Son ami F., qui le lui
rappelle, raconte qu’il lui avait dit qu’il supportait mal de voir une fille se moucher ;
alors Jean-Marc lui répond : « se moucher ? moi, il me suffit de voir comment son
œil clignote, de voir ce mouvement de la paupière sur la cornée, pour que je ressente
un dégoût que je peux à peine surmonter » (Ibid., p. 19-20).
En effet, si Jean-Marc pense le regard et les yeux, il les pense surtout dans leur
rapport à la création divine imparfaite et contestable. Ils ne se limitent plus à leur
rapport à la beauté et à l’identité de l’individu :
Depuis sa dernière rencontre avec F., il y pense : l’œil : la fenêtre de l’âme ; le centre de
la beauté du visage ; le point où se concentre l’identité d’un individu ; mais en même
temps un instrument de vision qui doit être sans cesse lavé, mouillé, entretenu par un
liquide spécial pourvu d’une dose de sel. Le regard, la plus grande merveille que possède
un homme, est donc interrompu régulièrement par un mouvement mécanique de lavage.
Comme un pare-brise lavé par un essuie-glace. Aujourd’hui, on peut d’ailleurs régler la
vitesse de l’essuie-glace de façon que chaque mouvement soit interrompu par une pause
de dix secondes, ce qui est, à peu près, le rythme d’une paupière. (Ibid., p. 82)
Dans son élan de réflexion sur cette création imparfaite, il passe aux paupières ;
partie soustraite, négligée et oubliée des yeux et du regard.
139
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Jean-Marc regarde les yeux de ceux avec qui il parle et essaie d’observer le mouvement
de la paupière ; il constate que ce n’est pas facile. On n’est pas habitué à prendre
conscience de la paupière. Il se dit : il n’y a rien que je voie plus souvent que les yeux des
autres, donc les paupières et leur mouvement. Et pourtant, je ne le retiens pas, ce
mouvement. Je le soustrais aux yeux que j’ai en face de moi. (Ibid., p. 83)
Cette partie qui selon lui constitue le côté imparfait et bricolé de la création de Dieu,
supposée être parfaite et à son image ; ce sont, selon lui, les paupières qui montrent à
quel point le corps de l’Homme est imparfait et le fait d’en faire le moule de l’âme
relève d’une absurdité.
Et il se dit encore : en bricolant dans son atelier, Dieu était arrivé, par hasard, à ce modèle
de corps dont nous sommes tous obligés, pour un court laps de temps, de devenir
l’âme. Mais quel sort lamentable que d’être l’âme d’un corps fabriqué à la légère et dont
l’œil ne peut regarder sans être lavé toutes les dix, vingt secondes ! (Ibidem)
Et de poursuivre encore en ajoutant : « Comment croire que l’autre en face de nous
est un être libre, indépendant, maitre de lui-même ? » (Ibid., p. 83). Cette question
posée par Jean-Marc traduit son doute inconfortable mais nécessaire dans son essai
de comprendre le corps dans son rapport à l’être. Cette interrogation traduit la
pensée d’un certain nombre de personnages de Milan Kundera, dont Tereza et la
fille de l’auto-stop dans la nouvelle « Le jeu de l’auto-stop » dans Risibles Amours.
Ainsi, l’interrogation « Comment croire que son corps est l’expression fidèle d’une
âme qui l’habite ? » (Kundera, M., 2000, p. 83) est posée différemment par Tereza
qui souffrait dans sa relation problématique avec le corps qu’elle interroge
continuellement sur son rapport à l’âme et à l’être. C’est la raison pour laquelle elle
passe des heures devant le miroir.
Elle s’examinait et se demandait ce qui arriverait si son nez s’allongeait d’un millimètre
par jour. Au bout de combien de temps son visage serait-il méconnaissable ? Et si chaque
partie de son corps se mettait à grandir et à rapetisser au point de lui faire perdre toute
ressemblance avec Tereza, serait-elle encore elle-même, y aurait-il encore une Tereza ?
Bien sûr. Même à supposer que Tereza ne ressemble plus du tout à Tereza, au-dedans,
son âme serait toujours la même et ne pourrait qu’observer avec effroi ce qui arrivait à
son corps. Mais alors, quel rapport y aurait-il entre Tereza et son corps ? Son corps
aurait-il un droit quelconque au nom de Tereza ? Et s’il n’y avait pas droit, que désignait
ce nom ? Rien qu’une chose incorporelle, intangible ? (Kundera, M., 1989, p. 174)
Le personnage de « Jeu de l’auto-stop » se pose presque la même question mais
cette jeune fille de l’auto-stop entretient une relation particulière avec son corps
puisqu’elle se confond trop avec lui.
Elle se répétait que tout être humain reçoit en naissant un corps parmi des millions
d’autres corps prêts-à-porter, comme si on lui attribuait un logement pareil à des millions
d’autres dans un immense building ; que le corps est donc une chose fortuite et
impersonnelle ; rien qu’un article d’emprunt et de confection. Voilà ce qu’elle se répétait
sous toutes les variations possibles, mais sans pouvoir s’inculquer cette façon de sentir.
140
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Ce dualisme de l’âme et du corps lui était étranger. Elle se confondait trop avec son corps
pour ne pas ressentir celui-ci avec anxiété. (Kundera, M., 1994, p. 94)
En fait, si les deux personnages partagent ce dualisme cartésien entre corps et âme,
Tereza le vit comme un individu de la modernité en détachant le corps de l’âme,
c’est-à-dire de son moi et de son identité. En revanche, le personnage du « Jeu de
l’auto-stop » est étranger à ce dualisme. La fille de l’auto-stop se confond
parfaitement bien avec ce corps, même si elle est consciente de la relation arbitraire
qui les lie, vu qu’elle ne l’a pas choisi.
Mais comment donc l’individu peut-il vivre avec un corps qu’il n’a pas choisi ? Pour
répondre à cette question posée différemment par Jean-Marc, ce personnage arrive à
la conclusion selon laquelle Dieu a imposé à l’homme l’oubli comme condition
existentielle pour pouvoir cacher (faire oublier) la création imparfaite dont Il est le
coupable et pour permettre à l’homme de s’imaginer libre.
Pour pouvoir le croire (croire que l’autre en face de nous est un être libre, indépendant,
maitre de lui-même), il a fallu oublier le clignotement perpétuel de la paupière. Il a fallu
oublier l’atelier de bricolage d’où nous provenons. Il a fallu se soumettre à un contrat de
l’oubli. C’est Dieu lui-même qui nous l’a imposé. » (Kundera, M., 2000, p. 83-84)
La création divine est selon Jean-Marc « un atelier du bricolage d’où nous
provenons » (Ibid., p. 83) et il faut toujours, selon lui, le quitter en l’oubliant pour
pouvoir croire que le corps et en harmonie avec l’âme. Jean-Marc rejoint encore une
fois dans sa manière de penser le corps Tereza, qui trouvait que le corps est
terriblement imparfait pour être créé à l’image de Dieu. Imparfait l’est puisque
l’homme doit déféquer, il est un sac à merde d’une part, et puisqu’il y a ces sons de
borborygme qui demeurent un rappel de sa nature imparfaite. Le borborygme est
pour Tereza ce que le clignotement de l’œil est pour Jean-Marc ; une imperfection et
un défaut dans une création supposée être divine.
Si l’individu arrive à cohabiter avec son corps et à habiter le monde avec c’est
seulement et seulement s’il s’armait de l’oubli. L’expérience de Jean-Marc traduit
parfaitement bien cette idée. En effet, ce personnage a déjà exprimé son dégout
insurmontable face au mouvement de la paupière sur la cornée quand il était un
jeune lycéen ; une idée qui lui paraissait à cette époque d’une extrême importance et
que cependant il avait oubliée. Sinon comment expliquer son inscription à l’école de
médecine où il était en rapport quotidien et intime avec le corps ?
Dans les textes romanesques kundériens, le personnage est toujours mis en situation
de penser le corps et de l’impliquer dans sa manière de penser le monde. Il est
toujours question du corps quand il s’agit de penser les rapports à l’Autre, quand il
s’agit de penser l’identité, quand il s’agit de penser l’amour, la liberté, la beauté, la
jeunesse, l’érotisme… le corps est un concept clé dans l’art et le penser romanesques
de Milan Kundera.
141
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Conclusion
Le corps chez Kundera est scruté du regard, il est objet, il est essentiellement objet
du regard. Le texte romanesque du Kundera est un univers où l’on fixe son regard
sur le corps de l’autre comme sur son propre corps. Les personnages, ces egos
expérimentaux, sont mis dans des situations existentielles pour comprendre leur
rapport au corps, qui diffère selon les possibilités existentielles que traduit chaque
ego expérimental. Le corps est présenté dans son rapport conflictuel avec le moi et
l’âme, ce qui renvoie à cette question du corps dans sa relation avec l’existence :
l’existence des personnages de Milan Kundera n’est pas saisie dans son aspect
absolu ou abstrait. Leur existence est liée à leur expérience concrète dans des
situations existentielles souvent corporelles, d’où « l’insoutenable corporalité de
l’être » chez Kundera.
Dans ses textes le corps et la corporalité sont objets d’intérêt, soumis à l’étude et
pensés dans tous leurs états et manifestations. Son art du roman revient
incessamment sur le thème du corps à travers lequel plusieurs situations
existentielles des egos expérimentaux sont soumises à la pensée romanesque.
Toutefois, le corps demeure insaisissable. Il est toujours à revisiter.
Références
Kundera, Milan, L’Identité, Gallimard, Paris, 2000.
Kundera, Milan, Risibles Amours, Gallimard, Paris, 1994.
Kundera, Milan, L’Immortalité, Gallimard, Paris, 1990.
Kundera, Milan, L’Insoutenable Légèreté de l’Être, Gallimard, Paris, 1989.
Kundera, Milan, L’Art du Roman, Gallimard, Paris, 1986.
Kundera, Milan, Le Livre du rire et de l’oubli, Gallimard, Paris, 1979.
Pârlea, Vanezia, Milan Kundera ou l’insoutenable corporalité de l’être,
L’Harmattan, Paris, 2021.
142
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
YVES BONNEFOY OU LA POÉSIE DE LA GUÉRISON
Sofia Benjelloun-Touimi
Université Sidi Mohammed Ben Abdellah, Fès, Maroc
Abstract. The process of self-healing that can take place by means of Yves Bonnefoy’s poetry
questions the phenomenon of the poetical word in its relation to the Being. The use of the
psychoanalytical approach can place the reader in the movement of their exteriority, as well
as in the vertigo of their inner failures. Reading therefore comes as salvation, especially
through a sinusoidal journey that traces a poetic path in the imagination, where the dream
seeks it in order to finally consent to reality.
Keywords: self-healing; bibliotherapy; finitude; transcendence; conceptualisation.
Je voudrais écrire à propos de, à partir de, en vue de
quelqu’un en moi qui n’est pas l’écrivain, quelqu’un qui
existait avant que j’écrive et subsisterait si je cessais de le
faire (ce qu’il faut toujours avoir en esprit), quelqu’un qui
est simplement modifié par l’écriture (écouté, « guéri »
peut-être) mais la détermine, aussi bien, étant plus vaste
qu’elle et mieux averti du temps, du destin.
(Bonnefoy, Y., 1990, p. 56)
Depuis l’Antiquité, on reconnaissait à la poésie ses vertus innombrables, mais son
usage utilitariste ne commence à s’imposer sur la scène thérapeutique que vers le XXe
siècle ; on commence alors à utiliser le terme de la « poésie-thérapie » à partir de la
Première Guerre Mondiale, notamment avec des militaires névrosés qui ont subi les
affres de la perte. Cette expérience a pris plus d’extension avec la publication d’un
ensemble de recueils poétiques (En 1946, Lucie Guillet publie son livre fondateur
intitulé La Poéticothérapie, chez Jouve et Cie) qui peuvent être pris pour des supports
thérapeutiques. La tentative de frôler chez l’Etre le dôme de l’indicible a été envisagée
par un ensemble de poètes comme Bonnefoy, René Char, Philippe Jaccottet et
d’autres. Leurs pratiques littéraires ne se contentaient pas de réaliser de simples
acrobaties esthétiques qui restent condamnées à la cage de la forme, leur prétention à
embrasser les abysses profonds de l’humain outrepasse le simple souci qui porte sur
les variations ornementales de la langue pour mettre sur scène des interrogations
relatives à la crise du sujet.
Actuellement, la terre s’embourbe de plus en plus dans le marécage des guerres, le
foisonnement des maladies et l’excroissance des signes pathologiques affectent
profondément les conduites des individus dans leurs sociétés. L’urgence de remédier
à ses propres défaillances peut donc nous amener à utiliser la poésie comme un moyen
thérapeutique qui a pour objet l’intériorité propre du sujet. A ce niveau, chacun peut
143
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
prendre en charge les manifestations de sa propre médiocrité et de sa déchéance
existentielle par une sorte d’hypnose personnelle qui pourrait réaliser sa catharsis.
Notre fondement théorique est inspiré de la psychanalyse de Freud et de l’un de ses
adeptes appelé Milton Erikson. Par la prise de conscience de ce qu’un sujet est capable
de faire pour lui-même, le fait d’accepter et d’aimer ses limites permettrait de devenir
sans limites. Cette idée, qui rejoint l’apophtegme de Socrate « connais-toi toi-même »,
fait de la réconciliation avec la profondeur substantielle de l’Etre l’aboutissement
même de sa compacité ontologique.
Partant de ces constats, nous articulons le présent article autour de deux axes distincts :
Il s’agira dans un premier lieu de justifier le choix de la poésie-thérapie en tant qu’une
assise théorique qui fera de la valeur suggestive du mot un moyen à travers lequel
l’Etre découvre son labyrinthe onirique. Dans un second lieu, nous nous attarderons
au parcours thérapeutique qui commencera par l’identification au poète pour atteindre
la prise de conscience de soi sur terre.
Etat des lieux : Les vertus de la bibliothérapie
Chez les Anciens, les prétentions thérapeutiques de l’âme faisaient du principe de la
connaissance de soi le fondement sur lequel repose la quiétude intérieure. Sur le
fronton du Temple de Delphes, l’inscription « connais-toi toi-même et tu connaitras
l’univers et les Dieux » s’impose en précepte fondamental permettant l’accès à la
figure de l’Homme sage qui vit dans son solipsisme. Selon Socrate, l’art de vivre ne
peut avoir un sens sans connaissance, la plénitude de l’homme trace donc son chemin
par les vibrations de la lettre.
Pour les stoïques, il vaudrait mieux éviter de se consacrer à récolter les biens de la vie,
parce que cet idéal ne peut pas être d’un grand réconfort pour l’âme, l’attrait par les
plaisirs matériels ne fait que tapisser la voie de la déchéance. La sagesse s’inscrit dans
la réorientation des désirs vers la lecture, la méditation, la maîtrise de soi et le
souvenir ; c’est ainsi que l’être peut faire sortir de son intériorité une force
incommensurable qui saurait contrôler les effets engendrés par les aléas du destin.
L’ataraxie est donc un état acquis grâce au travail réalisé sur soi, c’est une soumission
aux prestiges des belles lettres.
La culture pharaonique ne reste pas indifférente non plus par rapport à cette cure qui,
par l’accès à l’information refoulée dans l’âme, réalise son extension vers
l’universalité par l’évacuation de tout ce qui sépare l’âme de la vie. D’ailleurs, les
bibliothèques que recouvraient affectueusement les temples égyptiens pendant des
siècles portaient le nom de « maison de vie » – le lien indéfectible entre la vie et la
vérité peut se lire facilement dans ces monuments historiques. De plus,
« Ramasseum », ou bien le temple-tombeau que Ramsès s’est offert vers 1306 avant
Jésus-Christ aurait abrité, selon Hécatée d’Abdère (cité par de Sicile, D., 1993), une
bibliothèque sacrée nommée « lieu du soin de l’âme ».
144
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Sous l’ère du christianisme médiéval, la lecture thérapeutique avait une visée éthique
dans la mesure où le dogmatisme évacue le mal à travers le sentiment religieux, la
nature de la relation qui unit l’humain au divin peut épargner la souffrance à l’homme.
L’auto-détermination humaine est tenue de répondre aux commandements de Dieu
qui convergent vers la voie du bonheur. La source principale qui altère l’expérience
thérapeutique serait, dans ce sens, liée aux commandements religieux qui deviennent
le signe de la quiétude et de l’allégresse. La libération de tous les maux intérieurs est
donc une disposition qui se tourne essentiellement sur le jugement porté sur le passé
et sur l’exigence du bonheur que retrace l’expérience à venir.
Au XVIe siècle, Montaigne écrit que la seule thérapie qui perdure tout au long de
la vie est « la compagnie des livres », la lecture thérapeutique est perçue donc comme
un voyage au sens existentiel, elle est envisagée principalement pour fuir les pratiques
« si monstrueuses en inhumanité » (Montaigne, 1965, p. 956) qui peuvent nuire à
l’équilibre, à l’harmonie et nécessairement à la santé.
Ce survol historique nous mène à la rencontre de Bonnefoy, qui se distingue par sa
sélection des lectures philosophiques et littéraires qui orientent son écriture. La
volonté de remédier aux défaillances de l’être par la poésie se traduit par le nombre
de références mises en œuvre. Les noms de philosophes « Plotin » (Bonnefoy, Y.,
2016b, p. 12), de dramaturges « Racine » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 58), de poètes
« Baudelaire » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 132), d’architectes « Filippo Brunelleschi »
(Bonnefoy, Y., 1978, p. 146), de chanteurs « Kathleen Ferrier » (Bonnefoy, Y., 1978,
p. 159) et de pianistes « Mozart » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 197) ne laissent aucun
lecteur distrait dans l’indifférence, le caractère composite du texte sait titiller les
passions de tout un chacun. Le poète évoque également les titres de quelques romans
– « beyond the river and into the tree » (Bonnefoy, Y., 2017, p. 132), d’Ernest
Hemingway – et fait référence à certains tableaux picturaux, à l’instar de « Psyché
devant le château d’amour » (Bonnefoy, Y., 2017, p. 71), de Claude Gelée.
Le texte cherche à donner naissance à une « probante parole » (Bonnefoy, Y., 1978,
p. 109) qui dit autrement la thérapie. Pendant la lecture de son texte, nos facultés de
penser et de méditer se mettent certes à l’écoute des « insuffisances structurelles »
(Servan-Schreiber, J.-L., 2002, p. 57) de l’âme, mais au moment où l’esprit commence
à architecturer les données selon un échafaudage dialectique, le lecteur fait avorter
toutes les ambitions de son Être profond. Jean Louis Servan Shreiber explique que
« notre capacité à imaginer et à désirer dépasse de très loin les moyens de notre corps »
(Servan-Schreiber, J.-L., 2002, p. 57). Les considérations liées au savoir savant
occupent l’arrière-plan de la scène poétique elles sont perçues comme un
parachèvement dont la fonction est de rehausser la qualité du message asséné. A partir
de là, nous pouvons nous poser la question suivante – est-ce que Bonnefoy aurait
voulu que son récepteur recourt à son intellect pour réaliser une lecture savante à son
texte, ou bien il attend de lui une adhérence active au monde onirique ?
145
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
I/ Penser ou imaginer
1. Le rejet de la conceptualisation
Yves Bonnefoy récuse ardemment les mécanismes de l’esprit qui renvoient
directement à l’idéalisme platonicien. En effet, la religion du concept (le processus de
l’échantillonnage et la synthèse des vérités qui fondent l’esprit mathématicien) revient
principalement à Platon. Par le fait de se passer des « mathématiques », qui proposent
un champ possible de « l’additionnabilité » des nombres, pour s’inscrire dans le
« métamathématique » qui recourt à « la non-additionnabilité » pour évoquer les
idéaux, les représentations obtenues se rangent par leur portée qualitative dans le
monde des idées formant ce qu’on appelle « le concept » (Petkovešk, R., 2004, p.
263-264), ce qui a inspiré pendant une bonne période la pensée occidentale et a été
dénoncé par certains poètes du XIX e siècle, à l’instar de Baudelaire (Yves Bonnefoy
explique que Baudelaire est « le premier, reconnu [qui a] dénoncé les mécanismes du
réel » [Bonnefoy, Y., 1999, p. 232]). Par le fait de mettre les mots à l’épreuve de ce
qui est au-delà du réel, « la poésie française a été sauvée » (Bonnefoy, Y., 1993, p.
232) et avec elle le lecteur français et francophone.
La vision platonicienne qui se rend manifeste dans le Phèdre se prononce à propos de
l’hégémonie de la conceptualisation dans la vie. La sécurité de l’Etre se repait dans
les illusions de l’immortalité et se fie à la fixité des repères. En célébrant le culte de
la finitude et de l’évanescent, Bonnefoy détruit les prestiges de cette pensée en se
déplaçant dans d’autres sentiers, d’où incombe l’usage du préfixe « anti » dans le
recueil poétique Anti-Platon :
L'arme monstrueuse une hache aux cornes d'ombre portée sur les pierres.
Arme de la pâleur et du cri quand tu tournes blessée dans la robe de fête.
Une hache puisqu'il faut que le temps s'éloigne sur ta nuque,
O lourde et tout le poids d'un pays sur tes mains l'arme tombe.
(Bonnefoy, Y., 2017, p. 34)
Les caractéristiques du platonisme sont bousculées vers une facette allégorique à
caractère menaçant, dans la mesure où ils se tournent contre leur propre manipulateur
dans ses moments de réussite les plus glorieux, et ses moments de gaieté les plus
intenses. « La pâleur » et le « cri » gangrènent les moments festifs de ce « pays » qui
attache son destin à cette pensée. Le succès du travail laborieux de la conceptualisation
choit avec fracas en mettant en péril le parcours broussailleux du penseur-combattant.
Par ailleurs, le caractère abstrait du temps est mis en déclin par l’ancrage de l’être
dans ce qui est chronologique. Certaines considérations qui font valoir la répétition de
certains états permanents laissent à la marge le caractère psychologisant et mouvant à
partir duquel « l’imaginaire métaphysique » (Yves Bonnefoy a publié un ouvrage
intitulé L’imaginaire métaphysique, Bonnefoy, Y., 2006), peut s’affirmer. La relation
de l’individu avec le monde et avec sa réalité ne se définit pas à partir des actions
palpables, mais plutôt à partir du « désir d’être » (cette expression est définie chez
Bonnefoy à partir des satisfactions qui proviennent de la scène imaginée. Bonnefoy,
146
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Y., 2006, p. 16), et de la capacité à construire un univers de rêves, tel un enfant qui
saurait se délecter de « la lumière de l’évidence » (Bonnefoy invite ses lecteurs à voir
le monde par les yeux d’en enfant qui n’a pas encore appris les mécanismes de
conceptualisation, il dit qu’ « Il y a bien en nous les souvenirs de l’enfance : de ces
commencements de la parole où la conceptualisation était encore inachevée,
lacunaire, un voile que déchirait aisément la lumière de l’évidence. Mais l’éducation
moderne, qui fonde sur la pensée conceptuelle, ne veut retenir que les représentations
et notions qui assurent la cohérence de celle-ci : ce qui va faire le jeu de l’éros comme
je viens de le définir, cet allié des concepts dans la construction d’un monde » –
Bonnefoy, Y., 2006, p. 57). Le poète invite son lecteur à négliger son penchant pour
la conceptualisation pour chercher d’autres sources de bien-être. Le poète dit :
[…] Car nous sommes bien proches, et l'enfant
Est le progéniteur de qui l'a pris
Un matin dans ses mains d'adulte et soulevé
Dans le consentement de la lumière.
(Bonnefoy, Y., 2017, p. 137)
L’exploration d’un monde de vérité traversé par « la lumière », est une manière
d’exprimer ses liens de filiation avec « l’enfant », mais le renversement des rôles qui
font du non-adulte le « progéniteur » de l’adulte permet d’expliquer la problématique
d’être-au-monde à partir du retour chez soi et du retour en soi. La décision d’être
adopté symboliquement nécessite un engagement par des « mains » qui savent
rehausser les ambitions à celles d’un Être non-platonique par excellence.
Dans sa tentative de définir la poésie, le poète dit : « Qu’est-ce que la poésie ? La
mémoire de cette intimité à la finitude que le concept nous fait perdre » (Bonnefoy,
Y., 2017, p. 41). Accepter d’architecturer sa pensée en faisant de la conceptualisation
un principe de base est une manière de se livrer à son insu au processus carcéral qui
prive l’être de l’enchantement du monde, et de l’épiphanie des sens. La mise en
quarantaine de certaines capacités relatives à l’imagination et à la rêverie, à l’instar de
« la grande intuition » (Bonnefoy, Y., 2017, p. 228) dans sa relation avec « l’arrièrepays » (Bonnefoy, Y., 2017, p. 15) et avec « l’autre chemin » (Bonnefoy, Y., 2017, p.
44) ou bien de « l’autre rive », affectera négativement le mode d’être de l’individu
qui, en se rebellant contre son destin, ne fera que courir à sa perte. Yves Bonnefoy
apporte l’explication suivante : « on meurt dans ce monde et pour nier le destin
l’homme a bâti des concepts, cette demeure logique, où les seuls principes qui vaillent
sont de permanence et d’identité. Demeure faite de mots, mais éternelle » (Bonnefoy,
Y., 1993, p. 9). Si le platonisme dissimule la réalité sous le voile mensonger du
concept, l’anti-platonisme qui « pèse plus lourd dans la tête de l'homme » (Bonnefoy,
Y., 1993, p. 33) peut préparer une éventuelle rencontre avec son propre moi, il reflète
une forme de vie qui gagne sa légitimité auprès de la résignation auprès des aléas de
l’existence. Il est donc évident chez l’anti-platonicien que l’épreuve justifie le résultat,
et qu’un triomphe sans embuches n’est pas digne d’être célébré.
147
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
À partir de ce constat, nous pouvons déduire que la poésie-thérapie ne peut être
fonctionnelle que si l’individu fait de l’anti-platonisme le centre de son dynamisme et
c’est à partir de cette prise de conscience qu’il peut donner de l’élan à l’exubérance
de l’imagination. Notre lien avec le monde n’est pas uniquement rythmé par le
contenu de notre existence, mais par l’absorbation de l’imaginaire métaphysique des
éléments extérieurs ; la traduction des résidus affectifs par l’inconscient agit sur les
émotions et les sentiments qui permettent d’habiter le monde.
2. La valeur suggestive du mot
La poésie peut être conçue pour inconscientiser les faits psychologiques et faire éclore
la force d’un penser impersonnel ; ses mots laissent flotter derrière l’implicite et le
symbolique les sédiments qui cisaillent le présent, mais ils ouvrent un champ de
possibilités où l’être peut se racheter et retrouver le goût de la vie.
Bonnefoy ne fait pas des morphèmes utilisés le reflet d’un teint particulier, ou bien
d’un genre humain bien déterminé, il cherche à dire l’Être dans sa globalité, quel que
soit son appartenance et son territoire identitaire. Il sonde donc le fond des choses afin
de pouvoir lui transmettre une charge émotionnelle spécifique : son domaine
d’influence et son acuité sémantique augmentent face à ce qui peut rendre
« heureux ». Freud explique dans ce sens que :
Avec les mots un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir
[...]. Les mots provoquent des émotions et constituent pour les hommes le moyen général
de s’influencer réciproquement. Ne cherchons pas à diminuer la valeur que peut présenter
l’application de mots à la psychothérapie. (Bonnefoy, Y., 1993, p. 11)
Le mot semble être fondé au niveau de l’expérience psychanalytique sur un contrat
qui crée la plénitude à l’égard de ceux qui abordent le texte littéraire. Il a cette part de
magie qui peut modifier l’état de conscience chez les acteurs de cette opération. En
interrogeant « le lien manquant » chez l’être et son présent à travers le système des
signifiés préconçu, la mise en poésie « des émotions », et notamment celle de « la
peur » (La peur est suscitée chez l’Être face au danger qu’il peut heurter sa vie, mais
si elle n’est pas prise en charge par l’individu, elle pourra être associée au doute qui
s’épanchera sur ses différentes réactions. La détermination de réaliser les actes les
plus anodins peut être, par conséquent, altérée négativement. La prise de conscience
de ces retombées pousse le poète à réagir avec violence face à ce monde qui est jonché
de danger et à ouvrir l’œil sur sa nature humaine qui fait de lui un être fini), permet
au poète d’utiliser des unités linguistiques ayant une charge sémantique plus ou moins
violente pour désengluer l’être de l’état de l’insatisfaction ou bien du déni de la réalité
où il se trouve. « J'ai eu peur, j'ai détruit dans ce monde la table / Rougeâtre et nue, où
se déclare le vent mort » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 121). Cette destruction vise donc à
opérer deux transformations selon deux niveaux : La première convertit le sujet de
l’état de frustration et de peur auxquels il est heurté vers un sujet qui prend en main
ses ressentis. « Oh, souffre seulement de ma dure parole / Et pour toi je vaincrai le
sommeil et la mort » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 121). Ce rôle pathémique du mot fait
donc la promesse de liquider le manque qui empêche la transformation de la passivité
148
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
en action. La deuxième cherche à conforter l’être, dans son statut de sujet subissant, à
sa condition humaine : par la neutralisation des zones du refus, le mot servira dans ce
sens de stimulateur de la résignation ; le poète invite dans ce cadre à étreindre sa
propre mort pendant les moments intenses de sa vie.
Toutes lignes de vent et de déceptions
Furent son gîte.
Infiniment
Il n´a étreint que sa mort.
(Bonnefoy, Y., 1978, p. 203).
Le pronom « il » qui revient dans plusieurs poèmes garde le sens de l’altérité que le
poète cherche à démocratiser. Il s’implique dans la thérapie de la finitude qui consiste
à positiver l’appréhension de la mort, par la destruction de la peur, ou bien encore par
une sorte de résignation qui peut aller jusqu’à la construction d’un « gîte » au cœur de
cette source de « déception ».
La parole poétique vise essentiellement, à travers la transposition des images
construites par les mots au niveau du lieu de la création, à amener vers un état de
conscience permettant l’union de l’être profond refoulé dans les méandres de sa
propre psychologie à « la terre seconde ». La réalisation de cette transmutation
psychologique permet d’atteindre « l’épiphanie de l’écriture ». Yves Bonnefoy
explique :
j’avais avancé que notre besoin de celles-ci [les images], qui ont été si longtemps et
demeurent le plus profond contenu de la création artistique, signifiait moins le désir de
représenter le monde que celui d’en bâtir un autre, délivré des tares de celui-ci : ce qui
révèlerait donc en nous la recherche sans fin d’une transcendance, mais celle-ci d’une sorte
particulière, celle dont le dieu est la Forme et l’épiphanie l’écriture. (Bonnefoy, Y., 1990, p. 42)
Par l’éveil de la conscience pendant l’expérience lectorale, le lecteur peut vivre,
comme l’auteur, la fusion consciente de son ego avec l’absolu pour étreindre « une
terre seconde ». Cette terre porteuse de promesses et de significations comprend aussi
bien les terres inexplorées de la finitude que ce monde originel rêvé, qui est sans vices
et sans défauts.
Le discours taciturne de la poésie, qui établit « un monde partagé » (Bonnefoy, Y.,
1978, p. 186) entre l’auteur et le lecteur, cherche dans son dépassement de la
dilapidation des mots à ne pas courir derrière une jubilation illusoire qui peut se
transformer en ce qu’appelle Freud la manie, ou bien l’exaltation démesurée, mais il
ouvre par le mot les allées du sibyllin afin de trouver une zone de confort médium
entre le bonheur extrême et le malaise existentiel. La poésie permet donc d’aménager
un séjour terrestre où les tensions psychologiques sont apaisées.
A travers les enjeux psychanalytiques qui sous-tendent le passage d’un état d’anxiété
à un état de bonheur, le mot devient thérapeutique par l’économie verbale et l’usage
des charges significatives qui ramènent l’implicite vers l’entendement. Les processus
149
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
de compréhension diffèrent d’un lecteur à un autre, les signifiés relatifs au support
poétique ne peuvent pas s’inscrire dans le vecteur de l’universel, mais ils versent chez
Bonnefoy dans un confluent qui mène vers la quiétude, la maitrise de soi et la paix
intérieure.
II/ L’auto-guérison par la poésie-thérapie
Partons de l’hypothèse qui consiste que chaque Être possède le pouvoir de s’autosoigner. Pour savoir remédier à ses plaies, il est nécessaire d’être prédisposé à suivre
le fil d’Ariane de la parole poétique, de tourner le dos aux magnificences de la
conceptualisation et de prendre conscience de ses points de force et de ses limites.
Seules ses propres vérités, refoulées, peuvent être cette corne d’abondance qui apporte
une thérapie appropriée à l’âme. La lecture de la poésie de Bonnefoy peut devenir
dans ce sens une sorte d’autohypnose qui mène vers les plis de l’imagination les plus
intimes afin de réaliser la catharsis. Alors, comment la poésie de Bonnefoy peut-elle
agir sur le devenir de l’Être ?
1. La lecture thérapeutique : De l’identification à la catharsis
Parvenir à faire de la poésie un lieu empirique, permettant d’atteindre la conscience
de soi et la tranquillité psychique, nécessite sans conteste une relaxation et une
concentration profonde afin de mettre en quarantaine les polluants extérieurs. La
disparition de tous les éléments anxiogènes a un rôle important dans l’accès à la bulle
proxémique qui unit l’auteur et le lecteur ; cette phase de synchronisation, caractérisée
par l’intersubjectivité agit sur les réactions intérieures du lecteur. Peu importe si la
lecture est réalisée à voix haute ou bien si elle est silencieuse, l’essentiel, c’est de
savoir s’inscrire dans une perspective ré-créative à travers l’attention accordée au
rythme. Dans ce cadre, « Le dire » est censé prendre du terrain par rapport au « dit »
afin que la décision de vivre « l’intense » prenne place. Yves Bonnefoy explique que :
Le lecteur de la poésie n’analyse pas, il fait le serment à l’auteur, son proche, de demeurer
dans l’intense. Et aussi bien il ferme vite le livre, impatient d’aller vivre cette promesse. Il
a retrouvé un espoir. Voilà qui donne à penser qu’il ne faut pas renoncer à espérer dans la
poésie. (Bonnefoy, Y., 1990, p.188)
Afin d’appréhender la dimension thérapeutique de la poésie, le récepteur est appelé à
marcher sur les pas de l’auteur. L’expérience de « l’intense » ne se vit qu’après avoir
terminé la lecture, au moment où « l’esprit de la responsabilité » (Bonnefoy, Y., 1990,
p. 229) est mis en jeu. Certaines analogies interprétatives ne peuvent être développées
que par l’exercice mnémonique qui tire de la poche du cerveau ce qui a été
précédemment découvert. Il serait commode de signaler que la contribution d’une
tierce personne dans cette opération peut condamner à l’échec toute initiative de la
reconstruction de soi, elle peut mener à l’égarement, ou bien elle peut fausser
l’aboutissement du cheminement psychologique.
La construction du sens laisse une grande marge de liberté à l’autonomie
interprétative, qui est dépendante des systèmes de traitement d’information ; ses
150
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
structures peuvent être définis par les « croyances tacites » (Bonnefoy, Y., 1990, p.
232) propres au lecteur, elles peuvent toucher le domaine social, ontologique,
théologique, idéologique ou autres. C’est ainsi que le subconscient laisse flotter ce qui
est refoulé dans les expériences antérieures, à partir d’une construction dont le
fondement échappe au souvenir conscient. Les inférences déterminent, dans leur
interdépendance et leur cloisonnement, la manière par laquelle les choses se
présentent sur la scène représentative ; elles peuvent donc outrepasser la normativité
et les notions absolues et irréductibles.
La lecture s’inscrit dans la dynamique du même et de l’autre, le contenu du message
se fonde sur l’existence de l’identique qui confère à la thèse symbolique de la finitude
toute son ampleur. La prise en charge du projet rédactionnel semble être binôme
comme l’affirme le poète dans le vers suivant : « Les chemins de souffrir et d'être seul
s'effacent » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 119), cette tendance à s’incarner constamment
dans le pronom personnel je évase le champ de la création pour impliquer toux ceux
qui abordent le texte poétique. Dans l’exemple suivant, le poète essaie de fusionner
avec la conscience de l’autre, ou bien de il pour parler aussi bien de sa personne que
de celui qui veut entreprendre l’expérience de la lecture.
Il essaie d’écrire ce mot […] Une grande main ferme guide la sienne, et voici que dans
cette graphie qui n’est pourtant encore qu’oiseaux qui volent très bas avec tumulte et
ténèbres il avance à nouveau, les yeux clos, les pieds cherchant dans les flaques, vers un
soleil qui se lève. (Bonnefoy, Y., 2017, p. 262)
Le mot qui dit la finitude célèbre « la grande intuition » (Bonnefoy, Y., 1990, p. 228),
il n’est pas toujours défini à partir de la pensée consciente du poète, mais c’est
« l’unité pressentie » (Bonnefoy explique que « […] dans un poème les mots
formulent, ils substituent la signification, la représentation à l’unité pressentie […] »
– Bonnefoy, Y., 1990, p. 228) qui guide l’écriture. Par le fait de s’abandonner au
mystère de l’inconscient mimétique et diégétique, le lecteur est tiré par les ficelles de
son rêve pour se mettre sur la pente du « plus beau rêve » (Bonnefoy, Y., 1990, p. 33),
ou bien dans les avenues de la finitude.
Le lecteur est représenté, à travers le recours à la synecdoque, par le mot « grande
main ». Quant à la graphie, elle est assimilée à des « oiseaux qui volent très bas »,
cette analogie peut être interprétée par la dynamique des significations qui est liée au
monde des ténèbres. Mais puisque les signifiés ne se fixent jamais dans ce qui est
statique, ils cherchent à atteindre « le soleil » qui donne un sens à la mort, et par
conséquent à l’existence terrestre. La lecture en tant qu’une expérience thérapeutique
se définit à partir de son ouverture sur « la présence du monde, en son unité ».
(Bonnefoy, Y., 1990, p. 227)
La décision d’être-là se définit chez Bonnefoy par l’accès à d’autres possibilités de
l’existence. La lecture suscite donc l’action de « rédempter » (Dans la préface qu’il a
consacrée au Poèmes de Bonnefoy, Jean Starobinsky écrit : « L’œuvre poétique
indique par là son souci de surgissement, qui est l’instant du péril, où tout balance
151
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
entre vie et mort, entre « rédemption » et « perdition » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 7-8)
par la transposition du malaise existentiel en « désir » :
Nos mains consentent
D'autres éternités
Au désir encore.
Et notre terre soit
L'inachevable
Le consentement entre le poète et le lecteur ne peut se réaliser qu’en accédant
imaginativement à « d’autres éternités », ou bien à certaines possibilités de la postexistence qui décrivent les transformations de l’être après sa mort (Nous pouvons
remarquer ces transformations dans le recueil poétique Du mouvement et de
l’immobilité de Douve : « Je vois Douve étendue. Au plus haut de l'espace charnel je
l'entends bruire. Les princes-noirs hâtent leurs mandibules à travers cet espace où les
mains de Douve se développent, os défaits de leur chair se muant en toile grise que
l'araignée massive éclaire. », Bonnefoy, Y., 1978, p. 54). Ces scènes imaginatives ne
sont en réalité que la traduction du désir d’exister encore après la disparition de son
corps, elles expriment l’attachement à « la terre » dont la richesse est « inachevable ».
Si ses dimensions ne cessent de proliférer, ses vertus palpables restent innombrables.
Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de refuser de mourir, mais plutôt d’exprimer le désir
de pallier ses déficiences par le fait d’exister autrement.
Le poète déploie l’imagination pour interroger « ce qui manque » chez lui et chez son
lecteur en matière de finitude. Par cette appartenance commune à l’espèce humaine,
il œuvre à établir des liens de réconciliation avec la zone du cerveau qui est consciente
de son éventuelle disparition. Bonnefoy emprunte à Freud « la métaphore de
l’iceberg » qui développe un modèle de compréhension de l’être en cherchant à faire
remonter à la surface les processus inconscients.
La lecture permet de s’abandonner aux rêveries « qui ne feraient que resceller les
forces en jeu dans l’infra-conscience » (Bonnefoy, Y., 1990, p. 73). Cette activité se
fonde, d’une part, sur le travail de la « condensation » qui permet le regroupement des
représentations en une seule par l’effet stylistique, et d’autre part sur l’opération du
« déplacement », ou bien sur la « transvaluation des valeurs psychiques » (Freud, S.,
1988, p. 84), qui font immerger ce mode d’expression dans l’intériorité.
Divise-toi, qui es l'absence et ses marées.
Accueille-nous, qui avons goût de fruits qui tombent,
Mêle-nous sur tes plages vides dans l'écume
Avec les bois d'épave de la mort
(Bonnefoy, Y., 1978, p. 192)
« L’absence », qui est interpellée d’un ton incantatoire par le biais de la prosopopée,
est descellée de tout affairement conceptuel. Elle est certes l’expression de la
déficience ontologique, mais elle définit la cause qui peut déclencher de rêverie aussi
bien chez le poète que chez son lecteur. La sphère qu’elle esquisse légitime la
152
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
conversion des signes abstraits en signes concrets. Ce niveau symbolique, qui ingère
un ensemble de représentations en activant le rôle de « la condensation », impose par
la métaphore le champ lexical maritime (« marée », « plages » et « écume »). Quant
au lexique des débris, il met au clair la condition changeante des choses, « les bois
d'épave de la mort », afin d’instaurer un climat de réconciliation entre l’être et
l’écoulement du temps ; parce que c’est par cette fusion entre le « nous » et la
représentation imagée qui s’affiche dans le poème (« Mêle-nous » et « accueillenous ») que le processus thérapeutique peut s’activer.
Chercher à advenir par le moyen de son semblable peut allonger la voie à ce qui est
en retrait chez soi et chez l’autre. Le poète tend la main à l’altérité afin de favoriser le
bon fonctionnement du « déplacement », à travers l’usage de certains schèmes de
partage liés au rêve et au souvenir.
Le poète vit avec la douleur d’une plaie qui saigne toujours, sa parole oscille entre la
voie qui gémit et celle qui panse. Le décès de son père a fait couler les larmes de
l’enfant qu’il était et l’encre de l’adulte qui devient. En plus, le deuil allongé de sa
mère et son absence de la scène active de sa vie avait des répercussions colossales sur
la gestion de l’inceste infantile et sur son développement naturel. Les « durables
aliénations » qui s’abattent toujours sur la vie du poète trouvent leurs expressions au
niveau de la violence textuelle ou bien au niveau d’un « désordre » qui peut se lire
dans l’ordre des mots. Le poète explique :
Je sais bien ce que les psychanalystes disent du complexe d’œdipe, de la rivalité du fils et
du père, des poussées d’hostilité meurtrière de l’un à l’égard de l’autre, des effets de ce
rapport tout ambivalent dans la vie consciente et inconsciente de l’enfant qui va en rester
prisonnier, voué quelque fois à de durables aliénations, pire même, à un sentiment de
culpabilité plus ou moins intense. Et je veux bien croire que ce sont ces faits et ce sentiment
qui tristement motivent une part des pensées que j’avais dès avant cette mort prématurée,
et qui ne se dissipèrent sans doute pas à son spectacle effrayant, au creux d’un lit en
désordre. (Bonnefoy, Y., 2016a, p. 66)
Le poète imagine les explications psychanalytiques qu’on pourrait apporter à ses
aliénations, il parle du « complexe d’œdipe » et fait entendre cette voix contestataire
qui pleure son sevrage émotionnel précoce. La privation de l’utopie maternelle a
engendré chez lui la perte des repères, elle est perçue comme un abandon, un
désistement ou bien un rejet. C’est pour cette raison que le dépassement de ce trouble
lié à la dissociation est réalisé par la reconstruction de certaines scènes fictives qui se
déroulent dans la maison natale. Le caractère sublimatoire (Freud définit la sublimation
comme étant la transposition du sexuel vers le non sexuel, comme le cas d’ailleurs du
principe du Nirvana qui développe une nouvelle signification à partir de la pulsion de
la mort – Freud, S., 1966, p. 35-36) de la mère se traduit par le détachement de l’idéal,
de l’origine, et la destruction de la perfection dont « la beauté » est l’expression. (Dans
son recueil poétique Hier régnant désert, le poète écrit : « Celle qui ruine l’être, la
beauté, /Sera suppliciée, mise à la roue,/Déshonorée, dite coupable, faite sang/ Et cri,
et nuit, de toute joie dépossédée » – Bonnefoy, Y., 1978, p. 137)
153
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Pour résumer, le poète cherche à parcourir avec son lecteur le chemin de la guérison
à travers la quête de « la présence absolue ». Il maitrise les sentiers et les chantiers de
son voyage qu’il a l’habitude d’entreprendre pendant certaines stations de sa vie. Cette
expérience réalisée en binôme (L’ambiance confidentielle caractérise l’expérience
psychanalytique, de manière à ce que l’un peut faire jaillir l’inédit chez l’autre. Mais
si nous la considérons comme étant plurielle, nous pourrions nous heurter à la
conception du caractère « infantile » du groupe, tel que le conçoit Freud. Tout
groupement a nécessairement besoin d’un père, et c’est dans ce sens que nous avons
parlé dans la première partie de l’auteur en tant qu’un guide spirituel. L’interaction
entre ces individus qui se présentent comme étant des lecteurs n’est pas nécessaire
que dans la mesure où le jaillissement de l’ilot interne de l’un puisse susciter l’irrévélé
chez l’autre, et approfondir par conséquent son expérience psychanalytique) dépasse
toute source de frustration et tout état de dissociation, en passant par des « lieux de
partage » qui peuvent permettre au rêve de devenir salvateur ; sauf que le paradigme
réel n’est pas placé dans une position de contre rêve qui se bat contre l’imagination,
il est plutôt considéré comme étant cette plaque vers laquelle se déplace le poète à la
fin de son parcours.
2. La prise de conscience de soi : Habiter le monde
Chercher à advenir par le moyen de son semblable peut allonger la voie à ce qui est
en retrait chez soi et chez l’autre. En transférant son corps à l’espace poétique,
l’écrivain cherche à cohabiter avec l’insaisissable, sans pour autant le prendre pour
une station définitive. La terre se présente comme un support fonctionnel sur lequel
se greffe l’empire de l’imaginaire avec les tensions désirantes qui l’animent.
Toutes les simulations qui fissurent l’immédiat pour chercher une jouissance dans le
passé tirent leurs pépites d’or de la scène terrestre et parfois même de ses conditions
climatiques. Le poète passe de la situation de sédentarité qui répond aux exigences de
la saison hivernale où il neige (Nous pouvons appuyer ce propos sur le titre de
l’ouvrage Début et fin de la neige de Bonnefoy), à la saison estivale et met plus tard
sous l’œil de la méditation le « labour d’automne » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 241) ; ce
mouvement circulaire incessant fait référence au paramètre de la répétition qui rythme
l’existence sur terre. Le lecteur est appelé donc à se repérer dans le vertige de cette
spirale afin de rencontrer « l’être du lieu » et même « son évidence ».
Qu’est-ce qui fait l’être d’un lieu ? La simultanéité de ses éléments, leur relation mutuelle,
et une évidence qui en découle. Là où la pensée qui se fait par notions et lois, qui généralise,
qui classifie, ne percevait que désordre, que ce qu’elle nomme hasard, là on en vient à
comprendre qu’ici, dans ce lieu, eh bien, ici, tout est ainsi, sans alternative : et c’est
précisément de cette dissipation de l’impression de hasard, sinon même de la catégorie
que ce mot dénomme que pourrait remonter en nous, si nous savons nous donner au lieu,
ce sentiment de réalité absolue qui fait accepter le temps qui passe et la mort. (Bonnefoy,
Y., 1990, p. 353)
La terre est admise, telle qu’elle est, au-delà de toutes les « preuves » et de tous les
mécanismes conceptuels qui peuvent légitimer sa présence. Elle est cette « réalité
154
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
absolue » qui ne s’offre pas en tant qu’un choix, elle se fait une nécessité. On ne peut
que s’y résigner, et encore plus l’aimer.
Effectivement, c’est à travers cet amour que « la suffisance de l’être » surgit d’un
horizon immatériel, dans cette tentative d’accueillir la matérialité qui nous accueille
inconditionnellement. Quoique les contenus de la terre s’offrent dans leur complexité
aux vivants, l’homme, en tant qu’élément de la nature, n’investit aucun effort pour se
familiariser avec « l’être du lieu », son adaptation s’avère instinctive, elle est liée à
son bagage génétique,
Aimer la terre consiste à s’ouvrir sur ses vérités afin d’y trouver un espace d’intimité
sans aucune frontière. Et c’est effectivement au niveau de cette fusion de « la fonction
du réel » et des « intimités composites » (Bachelard, G., 1968, p. 140) qui
architecturent la conscience que le passage de la transcendance à la présence devient
possible, en donnant lieu à d’autres désirs.
Et notre terre soit
L'inachevable
[…]
Mais pour sa retombée
Qui nous unit.
Blé de la transparence,
Au désir encore.
(Bonnefoy, Y., 1978, p. 292-293)
La terre « inachevable » est sujette à la surenchère des signifiants, elle diversifie les
zones de rencontre entre l’homme et son semblable, cependant la tension désirante
qui se reflète sur les effets de « la transparence » est destituée de l’ambiance
collective, afin de combler cette région intermédiaire qui sépare l’homme, dans son
individualité propre, de sa plénitude. Le cercle de cet amour entoure l’être et la terre.
Le dessous et le dessus du globe font émerger ce que Bonnefoy appelle
« l’impartageable amour » (Bonnefoy, Y., 1978, p. 201). En effet, la chambre sous
terrestre, qui peut accueillir éternellement son corps, une fois qu’il serait fatigué et
abusé, promet un grand amour, parce qu’elle se présente comme une des formes de la
vérité inéluctable de l’humain.
L’amour de la terre résilie donc la cohérence du monde ordinaire en débouchant sur
une certaine démesure qui devient la mesure même de la force de la rêverie. En
instaurant « le volume de son espace » (Bonnefoy, Y., 1990, p. 144), qui déploie un
certain magnétisme aussi bien envers certains éléments du réel qu’envers les
possibilités hypothétiques relatives à l’outre-tombe. Le poète en tant qu’ « un être de
diffusion » (Bonnefoy, Y., 1990, p. 144), articule les prestiges de son dire poétique
autour du caractère inachevable de ses attributs infinis, car c’est bel et bien le caractère
insaisissable de la terre qui peut augmenter la dimension de l’amour éprouvé envers elle.
Pour finir, passer de l’unité à la présence insuffle un nouvel esprit marqué par son
accomplissement. Regagner la terre avec son opacité référentielle se rattache
155
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
essentiellement à la sensibilité du poète par rapport à l’expérience de l’habiter, ce
rapport où fusionne la réalité, et l’imagination dévoile les différents reflets de ce lieu
afin de reconnaitre ses indéterminations. Entre sa pesanteur et ses vertiges, les
multiples visages du globe laissent voir sa perfection, sa suffisance et son caractère
inachevable. La terre se présente comme un lieu propice à l’expérience existentielle
avec toute son ampleur, mais elle se fait également un espace où le gouffre prend
place. Le poète dénonce dans ce sens cette disposition du désœuvrement. Passer à côté
du monde sans pouvoir trouver un réseau d’interaction avec ses différentes modalités
reste une lourde dette à payer, au moment où le choix se fixe devant son côté néfaste.
Enfin si exister n’est rien d’autre que savoir habiter, écrire n’est rien d’autre que savoir
dire le monde.
La lecture-thérapie se détourne donc de toutes les obligations qui peuvent maintenir
l’être dans un monde clos et sans issue, en faisant passer le bonheur dans le moule de
la parole. La décision d’habiter le monde fait dégouliner des désirs qui peuvent se
repaitre des mots et de rythmes en faisant du chant la rédemption du monde, car la
voix qui ne sait chanter ne peut être enchantée. L’état de conscience modifié, à partir
duquel l’être peut habiter le monde en lecteur, s’inscrit dans un cheminement
sinusoïdal, l’être est invité constamment à créer le changement à travers le désir de
l’ascension ou bien de la transcendance afin de voir d’un autre œil son système de
conditionnement.
En guise de conclusion, l’auto-guérison par la poésie reste une expérience qui s’avère
intime, personnelle et silencieuse, elle met en relation la magnificence transcendantale
du monde onirique et la platitude du monde terrestre. L’expérience psychanalytique
prouve que le déplaisir peut être converti en plaisir en sachant suivre le mouvement
de l’imaginaire poétique qui s’avère salvateur. La lecture-rêve fait parler l’inconscient
du récepteur à cœur ouvert, tout en gardant la bouche cousue ; elle congédie les
processus de la conceptualisation auxquels recourt la conception platonique afin de
donner libre cours à la manifestation de l’Être, sa portée thérapeutique met les pas du
lecteur dans ceux du poète afin de mettre en place une cure collective. Le mot qui joint
l’un et l’autre est considéré comme le dispositif principal de cette opération, il ouvre
donc les portails de la finitude, afin que le récepteur puisse se réconcilier avec ses
limites et ses possibilités d’être. Les ressentis et les affects refoulés derrière la
contrainte s’effritent progressivement par la condensation et le déplacement.
L’émergence d’une autre symbolique crée un consensus avec les possibilités de
l’outre-existence, et instaure une certaine quiétude qui ouvre une brèche sur la
plénitude par l’accès à l’unité et à l’universel. Mais l’acte de naissance, ou bien de
renait-essence, ne peut se rédiger que sur un pacte de résignation où l’Etre dit « oui »
au monde, et surtout à son monde !
156
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Références
Corpus
Poèmes et proses poétiques
Bonnefoy, Yves, Poèmes, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Hier régnant
désert, Pierre écrite, Dans le leurre du seuil, Paris, Gallimard, 1978.
Bonnefoy, Yves, Ensemble encore, Paris, Mercure de France, 2016a.
Bonnefoy, Yves, Les Planches courbes, précédé de Ce qui fut sans lumière et La vie
Errante, Paris, Gallimard, 2017.
Essais
Bonnefoy, Yves, Entretiens sur la poésie (1972-1990), Mercure de France, Paris,
1990.
Bonnefoy, Yves, Le Nuage rouge, Paris, Mercure de France, 1992.
Bonnefoy, Yves, L’Improbable, Paris, Mercure de France, 1993.
Bonnefoy, Yves, Lieux et destins de l’image. Un cours de poétique au collège de
France, 1981-1993, Paris, Le Seuil, 1999.
Bonnefoy, Yves, L’imaginaire métaphysique, Paris, Editions du seuil, 2006.
Romans
Bonnefoy, Yves, L’Écharpe Rouge, Paris, Mercure de France, 2016b.
Ouvrages philosophiques
De Sicile, Diodore, Bibliothèque historique, I, Paris, Les belles lettres, 1993.
Freud, Sigmund, Sur le rêve, Paris, Gallimard, 1988.
Freud, Sigmund, Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1966.
Montaigne, Essais, De la vanité, III, ed. Villey-V. L. Saulnier, PUF, 1965.
Petkovešk, Robert, Le statut existential du platonisme, Platon dans l’analytique
existentiale de Heidegger, Berne, Peter Lang SA, 2004.
Servan-Schreiber, Jean-Louis, Vivre content, Editions Albin Michel, « Le livre de
poche », 2002.
157
COMPTES RENDUS
Autour et à Travers/În jurul și de-a lungul.
Actes du symposium « Autour et à Travers » CRU TUIASI
Doina Mihaela POPA
“Gheorghe Asachi” Technical University of Iași, Romania
Evagrina Dîrțu, Ioana Baciu (coord.), Autour et à
Travers / În jurul și de-a lungul. Actes du
symposium « Autour et à Travers » CRU TUIASI,
Editura Politehnium, Iași, 2022
As far as academic goals go, transdisciplinarity and multidisciplinarity are currently
the standard in research – the more likely a scholar to broaden the scope of their
interests outside the narrow lane of one particular field, the better. The more
numerous the areas that particular fields intersects, the further it is likely to fare
academically – such is the premise of transdisciplinarity. Multidisciplinarity,
however, is a more ambitious venture requiring strong legs for expertise in more
than one field to stand on, which is precisely why a collective volume investigating
the commonalities of linguistics, maths, literature, art, public relations, pedagogy,
theology and psychotherapy can pose quite the challenge.
For the sake of clarity, let us establish from the beginning that not all of the thirteen
texts on the topic of linearity and circularity in this are multidisciplinary, but even
for those which remain firmly within the confines of their field, their coming
together next to others from completely separate specialisms under the common
theme of linearity and circularity creates a unique panorama of human thought that
transgresses the artificial boundary between STEM and the humanities. The
initiative of the foreign language department at the Technical University of Iași,
161
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Romania, part of a larger project supported and co-financed by AUF in Central and
Eastern Europe, is also commendable in collecting perspectives from universities
around the world, be they technical or not, as researchers from Romania, Morocco
and The Republic of Moldova grace the pages of the volume in articles in both
French and Romanian. The artistic contributions of students, who approached the
theme of linearity and circularity in a photography competition of their own within
the same project, enhances the collection’s multidisciplinarity even more, adding an
artistic background to what could have been the much drier outcome typical of
conference proceedings.
The article which opens the volume, Cristian Ungureanu’s foray into numbers in the
visual arts, establishes the artistic background from the first pages. The author, a
professor at the University of Art in Iași, builds his argument around Basarab
Nicolescu’s concept of trandisciplinarity, analyzing how the same proportions
patterns such as those of the golden number can be traced in artwork around the
world, from Sumer to Chartres to Dali, the symbolism of numbers (one, three, four,
six, nine etc.) being a central part of the mystical and spiritual implications of the
artwork in question. Atmane Bissani’s piece, which follows Cristian Ungureanu’s, is
not divorced from patterns and numbers either, but uses literature instead of art as its
canvas. Derrida’s concept of trace is used in unveiling the geography of the city in
the work of Abdelwahab Meddeb, a topos at the intersection of the East and West,
its origins deep in the fertile mystical ground of the ancient cities of Maghreb while
crossing over into the intricate architecture of modern ones.
From the prototype of the maze Smaranda Buju gives way to a return to circularity,
which, in this instance, is an examination of circularity in the process of
psychotherapy, referring both to the patient’s cognitive processes and the therapist’s,
as the interaction between the two supposes not only reflexivity, but also selfreflexivity and constant feed-back in a pattern that constantly switches sides from
one to the other. Dysfunctional thinking, for example, or theories about trauma, are
described as circular, as the patient has the tendency of always returning to the
initial trigger of their condition. Mathematics and poetry are brought together in the
truly transdisciplinary work of Lorelei and Sânziana Caraman, who prove that
Brouwer’s topology theorem on the deformation of a ball occupies the same space
as the undeformed ball is similarly expressed – to a very different effect, however, in
Charles Baudelaire’s poem L’amour et le Crâne, both revolving around the idea of
the fixed point.
Technical terms are analysed from a linguistic point of view by professor Dana
Doboș of “Alexandru Ioan Cuza” University of Iași, whose article is rich in
examples of etymologies that could be useful to students of the Polytechnic in
becoming aware of the multi-layered facets and meanings of specialized terms they
take for granted in every-day use without realizing their widespread connections to
other fields or the depth of their original meaning. Movement is the prerogative of
Olfa Bouassida-Souli’s contribution on the modern reinterpretation of Sufi dances,
162
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
where the Tunisian tradition of the Hadhra, a religious ritual rich in poetry, exits the
confines of the strictly mystical to become a spectacle which appeals to the young.
The second part of the volume is extremely varied: Oana Jitaru and Roxana Bobu’s
research discusses the upsides and downsides of Covid 19 online teaching from an
ethical point of view, while Diana Gradu’s is a return to the classics – Flaubert’s
forever despairing Madame Bovary; Floretina Popa’s contribution on public
relations campaigns highlights their cyclical nature, as one stage feeds off the other;
Nina Puțuntean is interested in the axiological teaching of literary-artistic texts,
while Ana Cozari proposes an intercultural approach to the teaching of Romanian
language and literature, Mihaela Dudeanu echoes Atmane Bissani literary geography
by applying the concept to a different author, J.-M. G. Le Clézio. In closing,
Evagrina Dîrțu, one of the volume’s coordinators, reinforces the volume’s multiand trans-disciplinary premise with an article which uses narratology to prove that
science, fiction and religion are merely just different ways the human mind has
created to express the same ideas about how the universe functions.
Overall, this conference proceedings volume is an interesting variation from the
over-trodden path typical of the format due its multidisciplinary premise, which it
fulfils without question, but also thanks to its artistic format. The image on the
cover, belonging to the winner of the students’ photography competition (a student
of Electronics and Telecommunications at the Technical University of Iași, the
coordinators’ home institution) is a dark silhouette against a background of
revolving stars – food for thought, undoubtedly, about man’s condition as he
ponders his place between the ground and the skies.
163
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
INDEX DES AUTEURS
Sofia Benjelloun-Touimi est professeure de la langue française au second cycle
qualifiant. Elle prépare actuellement une thèse de doctorat intitulée « La poésie
d’Yves Bonnefoy : De la finitude au plaisir de la plénitude » à l’Université Sidi
Mohammed Ben Abdellah, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Fès. Elle
a participé à certaines rencontres scientifiques au Maroc qui ont traité du rapport
entre la parole et la guérison, et elle a contribué à la rédaction d’un ouvrage
collectif portant le titre Utopie/Dystopie ou la volonté de transformer le monde ;
ses articles scientifiques autour de la poésie ont été publiés dans plusieurs revues
nationales.
Roxana Bobu is a lecturer at the Department for Teacher Training of “Gheorghe
Asachi” Technical University of Iasi. She holds two Bachelor’s degrees, one in
Pedagogy and one in Psychology, as well as a Master’s degree in Career
Counselling. She is Doctor in Sciences of Education. Her professional activity
includes several directions – teaching, continuous training for teachers,
counselling activities.
Mihaela Iuliana Dudeanu est docteur ès lettres de l’Université « Alexandru Ioan
Cuza » de Iași, depuis 2018. Elle a soutenu une thèse portant sur la poétique des
éléments fondamentaux dans l’œuvre de J.-M. G. Le Clézio et sa recherche s’est
appuyée sur l’ensemble de la création leclézienne. Actuellement, elle est
professeur de langues étrangères et elle continue à rédiger des textes sur le même
écrivain et sur des auteurs comme Martine Delomme, Liliana Lazar, Louis Hémon
et Leïla Slimani, entre autres.
Felicia Dumas est professeure des universités HDR au Département de Français de
la Faculté des Lettres de l’Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iaşi, en
Roumanie. Elle enseigne également le français à la Faculté de Théologie orthodoxe
de la même université. Traductrice en roumain de douze livres français (dont huit
de théologie orthodoxe), ainsi qu’en langue française de trois livres roumains de
spiritualité orthodoxe; auteure de dix livres et de nombreux articles scientifiques
(plus de 200) sur la sémiologie du geste liturgique, la traduction des textes
religieux orthodoxes, le bilinguisme franco-roumain, le discours religieux et la
terminologie orthodoxe en langue française, ainsi que sur les relations francoroumaines, parus dans des revues roumaines et étrangères.
165
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
Monica Garoiu est maître de conférences en littérature française et francophone à
l’Université du Tennessee à Chattanooga aux Etats-Unis. Elle a obtenu son
doctorat à l’Université du Wisconsin à Madison avec une thèse sur la morale dans
les œuvres de Montaigne, Pascal, Camus et Cioran. Ses recherches actuelles
portent principalement sur le roman français et francophone contemporain, la
littérature migrante, l’autobiographie et la représentation de la Shoah en littérature
et cinéma. Elle est l’auteur de publications consacrées à Albert Camus, E.M.
Cioran, Assia Djebar, Ahmadou Kourouma, et Calixthe Beyala, parmi d’autres.
Gilles Gauthier (Ph.D. philosophie) est professeur-chercheur au Département
d’information et de communication de l’Université Laval à Québec. Il y donne des
enseignements et poursuit des travaux sur le débat public, l’argumentation dans les
pratiques de communication publique, l’épistémologie, l’ontologie et l’éthique du
journalisme et de la communication publique. Ses recherches actuelles portent plus
précisément sur la liberté d’expression dans le débat public, la moralisation du
débat public et la structuration du débat public (débat central, infra-débat, paradébat et méta-débat).
Carmen González Martín est actuellement Professeur Certifié dans l’Éducation
Nationale Française. Entre les années 2016-2020 elle a occupé un poste d’ATER
(Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche) à l’Université Sorbonne
Paris Nord où elle a enseigné la linguistique espagnole. Elle a soutenu sa thèse
« Étude de pragmatèmes : salutations, injonctions et jurons » en 2019, en
codirection entre l’Université Sorbonne Paris Nord et l’université de Salamanque.
Sa recherche porte sur la phraséologie, elle a étudié les séquences figées d’un point
de vue contrastif français-espagnol.
Oana Jitaru is a lecturer at the Department for Teacher Training of “Gheorghe
Asachi” Technical University of Iasi. She also a psychotherapist specialised in
child, adult, couple and family experiential therapy. Her scientific research
preoccupations concern social psychology, the psychology of creativity, of conflict
resolution, and of personal development. Her doctoral thesis, defended in 2011 at
the University of Bucharest, was entitled “The Civic Competence and Pro-Social
Behaviour in Crisis Contexts in Romania”. She is interested in the fields of
education, psychosocial and psychotherapeutical intervention. She received the
Constantin Rădulescu Motru Award of the Romanian Academy (2005) for the coauthored book Managerul inventator – o nouă profesie? [The Inventor Manager –
A New Profession ?]
Khadija Outoulount est professeure de langue française au cycle secondaire
qualifiant à Kénitra, Maroc, et doctorante au laboratoire « Recherche sur
l’Expression Littéraire et Artistique » à l’Université Sidi Mohamed Ben Abdellah
de Fès-Maroc. Sa thèse porte sur l’esthétique de l’impureté dans l’œuvre de
Abdelfattah Kilito et Milan Kundera. Parmi ses publications scientifiques : « Le
penser romanesque dans La Liaison de Rita El-Khayat » dans l’ouvrage collectif :
Réception de l’œuvre de Rita El Khayat, Approches pluridisciplinaires : Actes du
166
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
colloque national tenu à la Faculté Polydisciplinaire d’Errachidia – Maroc le 1er
et le 2 novembre 2018, et « La Seconde folie de Shahriar dans Dites-moi le songe
d’Abdelfattah Kilito. De l’oralité à l’écriture des Nuits » dans le numéro 7-8 de la
revue scientifique Les Cahiers Linguatek 4/2020.
Raluca-Ștefania Pelin holds a PhD from the Alexandru Ioan Cuza University of Iași,
the Faculty of Letters – English Department. The title of her thesis is Literature
and Emotional Literacy – The Transforming Power of Literature Over Young
Readers’ Minds and Behaviour. The focus of her ongoing research is the
integration of concepts related to emotional intelligence and emotional literacy
skills into the study of English and the response of young readers to literary and
non-literary texts from the proposed perspective. Her interest in observing the way
in which patterns of emotional intelligence are intrinsic to various types of texts
has materialized in the publication of several articles: “The Coral Island vs. Lord
of the Flies – Variations in Emotional Intelligence Skills Manifested by Characters
Trapped in a Similar Context”; “Emotionally (Un)Intelligent Characters and the
Power of Context to Shape Identities in Kazuo Ishiguro’s The Remains of the Day”;
“Emotions and Emotional Intelligence Beyond Words in the Poetry of Rose
Ausländer, Selma-Meerbaum Eisinger, Paul Celan, and Dan Pagis”. She is
currently teaching English for specific purposes at “Ion Ionescu de la Brad” Iaşi
University of Life Sciences.
Rodolphe Perez est doctorant contractuel à l’Université de Tours. Il mène une thèse
intitulée « L’écrivain abolie : transgressions de l’auctorialité chez Georges
Bataille » sous la direction de Christine Dupouy. Il travaille également sur les
influences entre Bataille et Colette Peignot. A ce titre il est intervenu dans quelques
manifestations scientifiques et a écrit plusieurs articles. Il collabore aux Cahiers
Bataille. Ses travaux visent à dégager une réflexion large sur la place de Bataille
au sein des écrivains négatifs, voie de la Terreur littéraire, dont une généalogie
singulière œuvre encore à la pensée contemporaine de la déconstruction.
Amira Sadoun est doctorante en littérature comparée à l’Université Sorbonne Paris
Nord. Enseignante au sein de cette même université, ses recherches portent sur les
littératures francophones, arabophones et européennes, sur l’écriture féminine, le
postcolonialisme, l’orientalisme et le concept d’humanisme. Elle a participé à de
nombreuses manifestations scientifiques et culturelles organisées par des
universités et associations du Canada, d’Angleterre, des Etats-Unis et de France.
Son article : « Fatima Mernissi et Nawal El Saadawi : deux intellectuelles arabes
qui déconstruisent les harems » paraîtra en 2022.
Moulay Mohamed Tarnaoui est enseignant-chercheur à la Faculté
Polydisciplinaire d’Es-Smara. Il a décroché son doctorat en didactique du FLE
à l’université Ibn Zohr, Agadir en 2019. Il est titulaire d’un Diplôme des Eudes
Supérieures en didactique du FLE de l’Université Hassan II en 1999 et d’un
Diplôme d’Aptitude Professionnelle de la Faculté des Sciences de l’Education
de Rabat en 1994. Il s'intéresse particulièrement à la didactique du FLE et à la
167
LES CAHIERS LINGUATEK No. 11/12
La Faute
linguistique textuelle. Il est auteur de quelques articles publiés dans des revues
nationales et internationales, parmi lesquels « La cohérence textuelle : de la
référentialité à l’inférence anaphorique » dans Revue SéméionMed, « Gestion du
temps verbal et cohésion textuelle en production écrite » dans Francisola :
Revue indonésienne de la langue et la littérature françaises, « L’enseignant du
FLE au Maroc : fonctions et développements sociotechniques actuels » dans
Issues in Education Quality: School Reform Volume II.
Maria-Luisa Ţuculeanu est docteur ès Arts Plastiques et Décoratifs et assistante à
l’Université Nationale des Arts Visuels « George Enescu » de Iasi. Titulaire d’une
licence en Arts, ainsi qu’en Lettres, elle est en train d’élaborer la thèse de doctorat
dans le domaine philologique, portant sur le thème « Théâtre et arts visuels chez
Eugène Ionesco – une perspective interdisciplinaire (mise en scène et mise en
page) ». Elle est en même temps artiste plasticienne, en réalisant des expositions
dans diverses villes, aussi bien en Roumanie qu’à l’étranger.
168