Politiques linguistiques au Cameroun :
la question de l’apprentissage du chinois
DIBOMA Marie Liliane et BISSAYA B., Euloge Thierry
Chercheure au Centre National d’Éducation du MINRESI
Résumé : Les politiques linguistiques appliquées au Cameroun après les
indépendances ont placé l’anglais et le français en position stratégiquement dominante
tout en laissant la possibilité aux autres langues de s’insérer. La Chine, profitant de sa
position économique stratégique dans le climat des affaires, impose peu à peu sa
langue. Le chinois se présente désormais non plus comme une simple langue de plus,
mais comme une langue dont l’apprentissage est désormais une nécessité au Cameroun.
Mots clés : politiques linguistiques – économie des langues - chinois - apprentissage
Abstract : Language policies applied in Cameroon after independence raised English
and French in a dominant position, while leaving the possibility for other languages to
fit. China, taking advantage of its strategic position in the business environment
gradually sits its language. Chinese now turns out to be not a simple language, but a
language wthose learning is now a necessity in Cameroon.
Key words : language policies – language economics – Chinese – learning
Introduction
Depuis quelques décennies, la Chine s’impose comme un grand investisseur dans la
réalisation de nombreux projets infrastructurels dans plusieurs pays d’Afrique en
général. Au Cameroun plus particulièrement, ses entreprises investissent tous les
domaines économiques de la vie. De même, la langue chinoise s’implante peu à peu.
Pour bien des jeunes Camerounais, les raisons qui les inciteraient à apprendre le chinois,
seraient la nécessité de trouver un emploi dans les entreprises chinoises qui mènent des
projets dans le pays, obtenir des bourses, faire le commerce, etc. C’est pourquoi, cette
étude aborde la question de l’enseignement des langues étrangères comme forme de
politique publique. Elle part de la question de l’opportunité et de l’intérêt de plus en
plus croissants de l’apprentissage du chinois au Cameroun en tant que langue étrangère,
pour s’interroger, en amont, sur la pertinence des dispositions légales en matière
linguistique. Pour aborder une telle étude, l’économie des langues et l’évaluation des
politiques linguistiques semblent les champs méthodologiques les plus pertinents.
I.
Les politiques linguistiques du Cameroun post indépendance
Au moment de son indépendance, le Cameroun est déjà une mosaïque linguistique.
Après la défaite des Allemands dans la bataille du Cameroun pendant la 1ère Grande
Guerre, l’Angleterre et la France ont hérité du territoire. Les politiques linguistiques du
Cameroun sous mandat et sous tutelle ont permis sur le plan linguistique, l’introduction
dans le pays de langues d’origine étrangère, européenne notamment : l’allemand,
l’anglais et le français. Toutes les puissances colonisatrices et dominatrices ont pratiqué
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une politique linguistique plus ou moins similaire : utilisation de la langue de la
métropole dans l’optique de mieux asseoir sa domination sur la population. En
atteignant le culturel, c’est l’identité du colonisé qui serait perdue, donnant naissance à
une nouvelle personnalité plus apte à assurer l’expansion tant culturelle que linguistique
de la puissance colonisatrice. Si les Allemands et les Anglais tiennent compte par
endroits de la nécessité, pour des raisons ponctuelles ou contextuelles, d’autoriser les
langues autochtones (Tabi Manga 2000), la France va essayer d’éradiquer au maximum
les langues locales de la vie de ses colonisés (Bitja’a Kody 2004). Toutefois, les
missionnaires comprennent qu’une meilleure évangélisation ne pourrait se faire que par
le canal des langues indigènes, l’enjeu n’étant pas d’unifier, mais de susciter l’adhésion
du plus grand nombre à la ligne doctrinale. L’analyse de la politique linguistique du
Cameroun postindépendance, montre quelques enjeux qui interpellent le chercheur ou
toute personne qui s’intéresse aux questions liées à la planification linguistique.
L’adoption de telle politique linguistique plutôt qu’une autre aurait été mue par le désir
de continuation de l’œuvre coloniale d’une part, et d’autre part, par le souci de
consolidation du tissu social d’une part (Bitja’a Kodi 2006).
Tabi Manga (2000 : 7) définit la politique linguistique comme le lieu de la
détermination des grands choix en matière de rapports entre les langues et la société. Ce
domaine rassemble toutes les décisions et réglementations à caractère politique touchant
la vie des langues, leur statut et leur mode de fonctionnement social. Et lorsque ces
décisions politiques de la réforme linguistique sont mises en pratique par la conception,
l’élaboration et le suivi d’un plan directeur, on parle de planification linguistique
(Robillard 1997). Notre préoccupation ici est d’interroger les enjeux sociaux,
économiques qui ont justifié le choix des cinq premières phases des politiques
linguistiques du Cameroun après les indépendances.
I.1. Le monolinguisme étatique (1960-1961)
Le territoire camerounais est scindé en deux Etats qui accèdent séparément à
l’indépendance. La loi N° 61-2W-1 du 26 octobre 1961 portant constitution de l’Etat
Fédéré du Cameroun Occidental stipule en son article 55 « English is the official
language of the State ». L’Etat Fédéré du Cameroun Occidental opte pour un
monolinguisme étatique en anglais, conformément à l’interdiction officielle de
l’enseignement des langues locales au profit de l’anglais qui fut publiée à la fin de la
tutelle le 27/09/1958 par le « Director of Education » du Premier Gouvernement
Autonome du West Cameroon (BITJA’A 2006: 278). Le Cameroun Oriental quant à
lui, dans sa Constitution du 4 mars 1960 à la loi N° 59-56 du 31 octobre 1959, stipule en
son article 1 : « la langue officielle est le français ». Les deux constitutions prévoyaient
ainsi deux Etats monolingues. Les enjeux du choix de cette politique linguistique dite de
monolinguisme étatique répondent à des aspirations purement politiques. Le choix de
l’une et de l’autre langue traduit la volonté manifeste des tuteurs d’avoir un droit de
regard, une mainmise sur leur ancien territoire. Aucune considération sociale ou même
économique n’a sous-tendu la politique du monolinguisme étatique. Cette politique
connaîtra son terme une année après, à l’avènement de la réunification.
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I.2. Le bilinguisme officiel sur le principe de la territorialité (1961-1972)
Dès la réunification en 1961, la République Fédérale du Cameroun, devient un État
bilingue du fait de la présence de deux langues officielles sur son territoire. Chaque Etat
Fédéré conserve son autonomie. Ainsi, les administrations continuent de fonctionner
séparément, chacune dans sa langue. Le bilinguisme individuel n’est pas exigé, même
aux agents de l’État. Chaque fois qu’un Camerounais traversait la frontière territoriale
entre le Cameroun oriental et le Cameroun occidental, il était obligé d’adopter la langue
officielle de la partie hôte. En zone francophone, il fallait parler le français, et en zone
anglophone, l’anglais. C’est pourquoi on parle du principe de territorialité. Durant cette
période dite de transition, les principes pour un bilinguisme officiel généralisé seront
prudemment et progressivement mis en œuvre. C’est alors que l’État Fédéral initie et
finance de nombreuses études allant dans le sens de l’aménagement du bilinguisme dans
tous les secteurs de la vie publique. Les raisons de la politique linguistique du
bilinguisme de territorialité ne s’éloignent pas totalement de la précédente. Les
Camerounais se trouvent contraint de parler le français et l’anglais. Une fois de plus, le
choix de la politique linguistique est d’ordre politique. L’avènement de l’État unitaire
viendra confirmer cette volonté.
I.3. Le bilinguisme officiel généralisé (1972-1983)
A la faveur du referendum du 20 mai 1972, la République Fédérale du Cameroun
devient la République Unie du Cameroun (Mveng 1985). Le principe de territorialité est
abandonné. L’État impose clairement un bilinguisme généralisé à l’ensemble de la
population, et engage des réformes visant à faire de tous les camerounais des citoyens
bilingues en anglais et français. Quelques actions de sensibilisation au bilinguisme sont
entreprises, notamment, des cours d'instruction civique pour toutes les personnes
suivant un enseignement visant la prise de conscience de la nécessité du bilinguisme, un
enseignement radiodiffusé des langues officielles par des moniteurs locaux. Selon
Claude Couvert (1983 : 28), que cite Bitja’a Kody (2004), l'unification du Cameroun en
1972 va institutionnaliser le bilinguisme officiel à travers des mesures telles que :
- l'anglais et le français doivent occuper la même place dans les 7 provinces de la
République, et doivent être enseignés de manière à former des cadres parfaitement
bilingues;
- tous les formulaires administratifs doivent être écrits dans les deux langues officielles,
- les fonctionnaires, les militaires seront mutés dans le pays sans considération de leur
origine et devront parler les deux langues officielles.
C’est ainsi que le système éducatif connaît une profonde révision et de nouvelles
mesures allant de la réorganisation des ministères concernés, à la ré-confection des
manuels scolaires, dans l’optique de vulgariser l'utilisation des deux langues officielles.
Le choix ici est dicté par la volonté d’unifier les Camerounais des deux parties, afin
d’éviter les clivages qui pourraient survenir du fait des micro-peuples que constituent
chacune des ethnies de sa composante sociologique. Il faut reconnaître tout de même
que cette entreprise a eu une retombée économique indéniable. Les sous-systèmes
éducatifs respectifs ont désormais intégré les enseignements de l’autre langue officielle.
En effet, l’enseignement bilingue voit le jour. Ce qui sur le plan technique, a nécessité la
mobilité des enseignants dans l’une et l’autre partie du pays dans un premier temps, un
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investissement pour les manuels de cette formation bilingue a été levé dans un second
temps. C’est pourquoi on pense que cette politique linguistique a été adoptée à des fins
politiques et quelque peu sociales.
I.4. Le bilinguisme officiel sur le principe de personnalité (1983-1995)
L’État se plie à la langue de l’individu et s’engage à servir le citoyen dans l’une ou
l’autre des deux langues officielles que sont l’anglais et le français. Le Camerounais est
désormais libre de parler la langue de son choix partout où il se trouve, et est en droit
d’attendre une réponse dans cette langue. L’importance que le gouvernement attache à
l’expansion du bilinguisme officiel apparaît dans le message du premier ministre aux
gouverneurs des provinces le 16 août 1991 libellé en ces termes :
Dans le but de renforcer davantage l’intégration nationale prônée par Président
de la République, de promouvoir l'efficacité de nos services publics et parapublics
et de valoriser, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de nos frontières l'image d'un
Cameroun bilingue, je précise par la présente circulaire les mesures à prendre
pour rendre plus bilingue notre pays : Le Programme de Formation Bilingue, qui
est placé sous l'autorité directe du Secrétaire Général de la Présidence, a pour
objectif :
- De favoriser l'acquisition par les participants de la compétence générale voulue
pour communiquer oralement et par écrit dans leur seconde langue, dans les
situations de travail décrites par leur employeur ;
- De contribuer à l'unité et à l'intégration nationales, ainsi qu'au développement
économique, social et culturel du pays par la promotion des deux langues
officielles ;
- D'encourager les participants à gérer eux-mêmes, compte tenu des besoins
linguistiques et de leurs sujétions professionnelles, et à leur propre rythme, leur
apprentissage par le travail individuel.
Il convient de relever qu’en marge de cette volonté politique de faire du Cameroun un
État parfaitement bilingue, il a été fait mention de la promotion des langues nationales.
Au Congrès de l'Union Nationale Camerounaise (UNC, parti politique au pouvoir) à
Bamenda en 1985, les congressistes ont réaffirmé la nécessité de poursuivre la politique
du bilinguisme officiel, mais aussi la nécessité de promouvoir les langues nationales. Le
Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC) s'est engagé à
encourager le développement des langues nationales, facteur déterminant de l’identité
nationale et moyen majeur d'information des masses. Cette position des congressistes
sera soutenue par le Président de la République Paul BIYA dans sa politique générale
contenue dans son ouvrage Pour le libéralisme communautaire (1987 : 117) :
Au niveau ethnique, il faut encourager le développement de toutes les langues
nationales, véhicules privilégiés des cultures ethniques. Il importe de ce fait, que
chaque langue exprime la culture qu'elle véhicule. Ainsi produits, ces joyaux
culturels seront transférés sur la scène internationale au grand bénéfice de la
collectivité. Il convient donc de laisser épanouir toutes nos fleurs linguistiques,
phase historique, nécessaire et indispensable à la confection du bouquet culturel
national. Option est ainsi prise pour l'intégration de chaque Camerounais dans sa
communauté ethnique par le biais de sa langue maternelle, étant entendu qu'elle
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n'est qu'une étape stratégique pour une meilleure intégration dans la communauté
nationale : l'on ne sera descendu au fond de sa personnalité ethnique que pour en
remonter avec ce que l’ethnie détient d’excellent et dont la nation doit bénéficier, à
travers les langues nationales, officielles.
Quelques langues locales se voient ainsi accorder un statut un peu plus reluisant, en tant
que langues des médias dans les stations provinciales de radio diffusion. Ce statut ne va
cependant pas permettre leur expansion outre mesure. La prise en compte des langues
nationales dans la volonté politique de l’État traduit ainsi le souci d’intégration sociale
qui a longtemps fait défaut aux politiques jusque-là imposées. Cependant, des études en
amont envisageant toutes les implications d’un tel choix linguistique n’ont pas été
faites. C’est peut-être la raison pour laquelle l’insertion des langues nationales dans le
système éducatif camerounais tarde à être implémentée.
I.5. Le multilinguisme d’État (1995-…)
A la faveur des États Généraux de l'Éducation Nationale tenus en mai 1995, de
nombreuses résolutions visant la revalorisation des langues et cultures nationales sont
prises. La législation linguistique du Cameroun mentionnera dès lors l'existence des
langues nationales et prendra quelques mesures allant dans le sens d'assurer leur survie.
Parmi les textes d'importance qui parlent explicitement des langues nationales et laissent
entrevoir un avenir certain pour celles-ci, figurent en bonne place la Constitution de la
République du Cameroun de 1996, la Loi d'orientation de l'Éducation au Cameroun de
1998, le décret portant organisation du Ministère de la Culture, et l'arrêté portant
création des inspections nationales des langues nationales au MINEDUC. Malgré toutes
les mesures prises afin d’assurer une certaine pérennité aux langues locales, plusieurs
d’entre elles restent sous la menace d’une extinction. Sur le plan linguistique, le
Cameroun est une mosaïque. À lui seul, il compte environ 280 langues, lesquelles
appartiennent à 4 grandes familles de langues. Malgré cette grande richesse linguistique,
aucune de ces langues, n’est à proprement parlé enseignée à l’échelle scolaire. Tous les
programmes scolaires privilégient les langues étrangères officielles français et anglais,
et d’autres non officielles en option, allemand, espagnol, arabe, au niveau du
secondaire, et italien, russe au niveau universitaire, et tout récemment le chinois. Même
le latin et le grec, considérés comme des langues mortes, font encore l’objet d’étude
dans certains programmes universitaires. Ce qui interpelle quant à ces choix parfois
contestables de langues à inscrire dans la politique éducative du Cameroun. A ce qui
parait, le politique camerounais n’aurait jamais pensé au bien-fondé économique d’une
étude sérieuse de politique linguistique. Le volet social et surtout une certaine
accoutumance aux vieilles traditions héritées des puissances qui l’ont gouverné sont là,
à ce qu’il paraît, les vraies motivations du choix des politiques linguistiques. Même s’il
faut aussi reconnaître que les études comparant les coûts et les avantages des usages des
différentes politiques linguistiques ne sont que récentes et restent très fragmentaires
(Alcouffe 2011).
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II.
L’ÉCONOMIE DES LANGUES
II.1. Définition
L’économie des langues est un champ disciplinaire qui rassemble les économistes et les
linguistes. Ce nouveau champ s’appuie sur la nécessité d’intégrer, dans l’élaboration des
politiques linguistiques éducatives des pays bilingues et plurilingues, les atouts
économiques. Quelques décennies après les premières publications dans ce domaine,
l’économie des langues reste assez mal connue surtout en contexte africain, il n’a pas
encore gagné beaucoup d’adhérents (Chiswick 2008). La langue étant un produit social
essentiellement en évolution, elle ne peut en aucune façon être détachée des faits
sociaux en tant qu’outil de communication et d’échange. L’économie des langues est un
domaine de science encore assez peu fourni, ce qui en fait un domaine assez jeune
scientifiquement, d’où la difficulté de lui donner une définition. Cependant, pour Grin
(1999),
L’économie de la langue (…) relève du paradigme de l’économique théorique et
applique les concepts et les instruments usuels des sciences économiques dans
l’étude des relations où apparaissent des variables (…) linguistiques ; elle
s’intéresse particulièrement, mais pas exclusivement, aux relations dans lesquelles
les variables traditionnellement économiques jouent également un rôle.
D’après lui, l’économie des langues utilise le paradigme de l’économie d’une manière
générale en l’appliquant à la langue. Avant lui, Lionel Robbins (1932), énonçait déjà
que l’économie des langues est une économie appliquée à la langue avec des variables
économiques. Chiswick (2008 : 2) que cite Owoeye (2010 : 4), affirme que l’économie
des langues peut être définie comme « the study of determinent and consequences of
language proficiency using the méthodology and tools of economics (l’étude des
déterminants et des conséquences de la compétence linguistique employant la
méthodologie et les instruments de la science économique ». Selon Chiswick,
l’économie des langues étudie donc les rapports existant entre les variables
économiques (coût, quantité, produit, revenu personnel, taux d’inflation…) et les
variables linguistiques (bilinguisme, plurilinguisme, niveau de compétence…).
II.2. Origines
Les origines de l’économie des langues se situent au début des années 1960. Cependant,
Lamberton (2002) déplore le fait que ce domaine soit encore un territoire peu inexploré.
Selon Grin (2002), les contributions des économistes à la question de la langue sont
restées sans liens entre elles, et ce n’est que depuis quelque temps que l’on observe une
certaine interconnexion. Depuis lors, trois générations ont marqué l’histoire de
l’économie de la langue (Grin 2002 : 13) :
La première tendance a rattaché la langue à une appartenance ethnique. De ce
fait, avoir une langue maternelle rattachait son possesseur à un groupe particulier bien
défini et cet attachement, souvent exprimé en termes de discrimination, pouvait avoir
une incidence sur le statut socioéconomique de cette personne notamment sur ses
revenus. Cette approche a été utilisée pour étudier les écarts de revenu entre Noirs et
Blancs aux Etats-Unis, ou entre Anglophones et Francophones au Canada ;
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La deuxième génération a considéré la langue comme un élément du capital
humain. Cette perspective ouvrait ainsi la voie à une appréhension différente de la
langue en favorisant notamment ses rapports avec l’économie de l’éducation ;
La troisième génération envisage les deux dimensions de manière conjointe. Les
langues ne sont plus perçues simplement comme des éléments de l’identité ou comme
des compétences porteuses de valeur marchande, mais comme un ensemble d’attributs
linguistiques qui exercent une influence sur le statut socioéconomique des acteurs.
En marge de ces trois tendances, des auteurs tels que Carrière (2012), Raffestin (1978)
se sont penchés sur la langue comme moyen d’échanges commerciaux.
II.3. But de l’économie des langues dans la politique linguistique d’un état
La politique linguistique adoptée par un Etat est une phase importante de sa vie en ceci
qu’elle oriente la vie de l’État sur le volet culturel. De ce fait, l’adoption d’une politique
linguistique doit répondre à des besoins, à des objectifs globaux à l’échelle du groupe
social tout entier. Ces objectifs peuvent être de l’ordre de l’unification nationale, des
rapprochements diplomatiques, de l’orientation de l’économie vers un nouveau secteur
… (Robillard 1997 : 229-230). Ceci traduit de l’importance que revêt la décision de
l’adoption de telle ou telle autre politique linguistique. À titre de recadrage, nous dirons
qu’il n’est point question ici de faire une nette distinction entre aménagement
linguistique et politique linguistique, tant la littérature scientifique à ce niveau est
abondante. Seulement, nous considérons pour ce travail, en dépit de ce que le sens de
ces notions est diversement apprécié par les auteurs francophones, nous prendrons
politique dans le sens anglais de policy par opposition à politic. Il reste que, lorsqu’on
parle de politics, en anglais, il s’agit en fait de faire de la politique c’est-à-dire envisager
les grandes orientations techniques en vue d’orientation du choix des langues dans un
Etat. Ainsi donc, la politique linguistique vise à modifier l’environnement linguistique
d’un Etat dans un sens jugé acceptable (Grin 2003).
L’importance des recherches en économie des langues s’impose lorsqu’on désire
d’établir l’importance d’une langue donnée vis-à-vis des autres langues dans un
contexte bilingue ou plurilingue (Grin et al 2009). De ce fait, l’économie des langues
offre aux politiques linguistiques et aux dirigeants Camerounais des données
microéconomiques et macroéconomiques fiables à propos de la langue objet de
planification. Ce sont ces données qui définissent l’opportunité d’implémentation d’une
politique en faveur de cette langue. Plus une langue a de la valeur, plus il y a des raisons
de l’inscrire au programme. Ceci dit, il s’agit, à un moment donné du débat portant sur
l’enseignement d’une langue, de se poser la question sur « sa valeur ». Bien
évidemment, le concept de valeur ici attribué à la langue doit être pris du point de vue
économiste. Il s’agit de la valeur non marchande de la langue. Pour une langue X, la
connaître donne accès à la culture en langue X, facilite les contacts sociaux avec les
membres de la communauté de la langue X, etc. Cette valeur, comme l’affirme Grin,
n’est généralement pas reflétée par le prix, mais elle sera perçue par les individus si
leurs goûts les portent à entretenir des contacts avec la culture et les membres de la
communauté de la langue X (Grin 2005 : 24). La valeur marchande ou non marchande
représentée par la langue X pour un individu peut contribuer à expliquer son choix
d’apprentissage de cette langue. Donc, la question de la valeur de la langue chinoise doit
désormais intéresser les décideurs politiques Camerounais.
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III.
La question du chinois au Cameroun
La question de l’apprentissage de la langue chinoise au Cameroun n’aurait jamais, à
notre sens été au cœur d’un débat scientifique. Pourtant, au moment où le pays tout
entier est en marche vers un développement durable et effectif, la question linguistique
devrait être au centre des réflexions.
III.1. Opportunité d’apprentissage du chinois
Le choix d’une langue à enseigner dans les écoles d’un pays donné est déterminé par la
politique éducative de ce pays. De manière générale, les langues étrangères à enseigner
sont reconnues par ordre de leur importance et de leur pertinence relativement au
développement de l’État et à son intégration internationale (Owoeye 2010 : 7). Il ne sera
bien sûr pas ici question de s’interroger sur les motivations du choix du français ou de
l’anglais, mais plutôt du choix de l’apprentissage du chinois au Cameroun. En analysant
les facteurs à l’origine du choix d’une langue étrangère à enseigner au Nigéria, Ajiboye,
que cite Bariki (1999), formule quatre principes qui sous-tendent ce choix :
- Le principe de proximité géographique ;
- Le principe de diplomatie ;
- Le principe de l’avancée technologique ;
- Le principe d’interdépendance globale.
Notre étude s’appuiera sur les réquisits théoriques du travail d’Ajiboye.
Il s’agit donc d’appliquer ces principes à la langue chinoise pour déterminer
l’opportunité de son apprentissage au Cameroun.
a)
Du principe de proximité géographique : la Chine et le Cameroun ne sont pas
proches sur le plan géographique du fait de leur appartenance respective aux continents
asiatique et africain.
b)
Du principe de diplomatie : les deux pays entretiennent depuis bientôt un demisiècle des relations bilatérales. Ils ont des ambassades respectivement dans chacun des
pays. Donc, l’apprentissage du chinois s’avère une nécessité, au vu du critère de
diplomatie.
c)
Le principe d’Avancée technologique : les prouesses technologiques de la Chine
dans le monde sont indéniables. Au Cameroun, la Chine est fortement présente à travers
ses grandes réalisations dans les infrastructures telles que la construction du Palais des
sports de Yaoundé enceinte ultra moderne et polyvalente, du barrage hydroélectrique de
Lagdo près de Garoua dans le Nord, l’Hôpital gynéco-obstétrique et pédiatrique de
Ngousso à Yaoundé, ainsi que les hôpitaux de Mbalmayo et de Guider. Trois autres
barrages hydroélectriques sont en cours de construction, ainsi qu’un port en eau
profonde financé à près de 250 milliards par la coopération chinoise, et bien d’autres
travaux d’équipement publics tels que des voies urbaines modernes, 1500 logements
sociaux, le canal du Mfoundi et l’implantation de la fibre optique sur 3200 km à travers
le pays. La réalisation imminente de l’autoroute Yaoundé-Douala et d’autres bâtisses et
réalisations d’envergure sont à citer. Il y a aussi en cours de construction depuis l’année
2012 dans les villes secondaires de Limbé et Bafoussam, deux stades aux normes de la
Fifa, de 15000 places. Ces stades et leurs infrastructures d’accompagnement couvrent
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chacun une superficie de 123 500 m2. La place de la Chine dans l’accompagnement de
l’émergence du Cameroun est donc indéniable.
d)
Le principe d’interdépendance globale : il suppose que les deux États tirent
chacun profit des relations établies. En effet, la Chine comme le Cameroun, au regard
du flux des échanges, se retrouvent dans une position d’interdépendance. Le volume des
échanges commerciaux entre les deux pays passe de 200 millions de dollars américain
en 1997 à un milliard de dollars en 2010. Classée 2è pays le plus riche après les USA
(classement BM 2014), la Chine fait figure désormais de géant économique. Jusqu’en
2014, elle a investi pour 1850 milliards au Cameroun (BM 2014).
Le chinois satisfait alors pour 75 % aux principes du choix d’une langue étrangère à
enseigner. Par ailleurs, une autre perception de l’opportunité de l’apprentissage du
chinois au Cameroun peut être du fait de l’hégémonie de la Chine sur le plan
technologique.
III.2. De la domination économique à la domination linguistique?
Jusqu’ici, la politique éducative en vigueur au Cameroun a toléré l’apprentissage du
chinois. Cela est perceptible de par la présence de l’institut Confucius au Cameroun
depuis plus d’une dizaine d’années. Par ailleurs, le Ministère de l’Enseignement
Supérieur, à travers l’Université de Maroua, a instauré l’apprentissage du chinois, avec
la formation des enseignants de cette langue à l’Ecole Normale Supérieure de Maroua.
Pendant la période de l’occupation, les langues utilisées au Cameroun étaient les
langues de l’occupant. Le statut politique et économique de l’occupant offrait à sa
langue un statut prestigieux que tout administré devait acquérir. Cette hégémonie
économique qui a entraîné l’hégémonie culturelle n’a pas seulement été le seul fait des
colonies et territoires sous domination en Afrique.
Après la deuxième grande guerre, l’Europe a aussi connu l’hégémonie des USA. En
effet, dans la tourmente de la reconstruction, le plan Marshall est « offert » à l’Europe
comme une aubaine. D’importants crédits sont accordés aux pays en construction,
faisant ainsi de ces pays le domaine des multinationales ayant leurs sièges aux USA. La
domination économique de ces multinationales s’accompagne d’une autorité politique et
militaire dont le résultat sera le « Pacte Atlantique » et des exigences culturelles. Aux
USA, la culture est assimilée aux affaires et à l’industrie et par conséquent, ces
multinationales devaient l’importer en Europe occidentale notamment en France et en
Belgique. C’est ainsi que l’ «American way of life » est introduite en Europe. Ce n’est
pas seulement la technologie américaine qui est importée en Europe, mais aussi des
vocables et des expressions typiquement américains. Bien plus, les pays européens se
sont agglutinés autour du capitalisme importé des USA, et, de puissants groupes de
pression (lobbies en anglais) imposent aux pays membres de la Commission
Européenne les dispositions néolibérales pour renforcer la mondialisation et ronger
ainsi, au fil du temps, l’indépendance des États. Aujourd’hui encore, il n’y a qu’à
considérer la Grèce et quelques autres Etats qui ne vivent que par la « main tendue » de
l’Union Européenne. Ces quelques exemples démontrent que la domination culturelle
est le corollaire de la domination économique et technique.
Aujourd’hui, la présence de l’expertise chinoise au Cameroun ne souffre d’aucune
contestation. Elle est présente sur tous les fronts de réalisations conformément au but
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politique de l’émergence en 2035. Dans tous les domaines, le politique fait la part belle
à la Chine (voire III. 1 et 2). De manière officielle, le chinois n’a pas encore fait l’objet
d’une quelconque politique d’aménagement linguistique au Cameroun. Sur le plan
statutaire, le français et l’anglais sont les seules langues officielles. Les communications
se font soit en français, soit en anglais. Seulement, sur les sites des travaux réalisés par
les Chinois, les enseignes indicatrices sont en chinois, au grand dam des Camerounais
qui pour la plupart ne sont pas sinophiles. Pour preuve, il faut consulter le panneau
indiquant la base de l’entreprise responsable de la réalisation du PAPOSY ; cette
enseigne est en chinois. Par ailleurs, les modes d’emploi et les posologies des produits
cosmétiques et pharmaceutiques venant de Chine sont en langue chinoise. Par
conséquent, le message n’est accessible qu’aux seuls chinois. Ces dispositions
linguistiques des entreprises chinoises ne sont avantageuses qu’aux seuls chinois outre
le fait qu’elles ne soient pas en conformité avec la législation camerounaise sur le plan
linguistique, qui, en son article 3 dispose que :
« La République du Cameroun adopte l’anglais et le français comme langues officielles
d’égale valeur. Elle garantit la promotion du bilinguisme sur toute l’étendue du
territoire. Elle œuvre pour la protection et la promotion des langues nationales. »
(Voir Constitution de la République du Cameroun art 3).
D’aucune façon, de manière légale, n’a été consacré une autre langue en dehors de
celles mentionnées par le présent texte. La politique qu’adopte le Cameroun
actuellement est qualifiée de politique linguistique libérale, qui n’est dictée que par la
loi du marché et le laisser-faire. Pourtant, une politique dite interventionniste de la part
de l’Etat viendrait remettre de l’ordre dans le volet linguistique de son programme de
développement (Boyer 2008). La Chine profite donc de son assise technologique et
économique sur le Cameroun pour outrepasser ses dispositions légales en matière
linguistique. Cela n’est pas fortuit. Longtemps considéré comme un pays sans politique
linguistique, l’empire du soleil levant a fait un réveil fulgurant. À en croire Grin et
Civico (2015), au fil du XXe siècle, la Chine a mis en place de nombreuses mesures de
politique linguistique. Entre autres mesures :
- La standardisation et la diffusion de la langue nationale ;
- Des velléités d’ouverture vers l’anglophonie ;
- La promotion du chinois mandarin sur le plan international.
C’est cette troisième mesure qui est fonctionnelle aujourd’hui au Cameroun. L’on a
assisté à l’ouverture de l’Institut Confucius à Yaoundé depuis au moins une décennie.
L’hégémonie technologique et économique de la Chine lui ont permis de se tailler de
belles parts au Cameroun. Cette percée, trouve dans ce pays les atouts favorables à une
expansion. Cette expansion linguistique est possible ; quelques faits sont à mettre à cet
actif :
- D’une part, le gout amer laissé par la pénétration occidentale violente dans ce
territoire (Zang Zang 2005). En effet, les Camerounais ont longtemps souffert de cette
intrusion brutale et meurtrière qui les a contraints à une résistance pacifique. En fait,
l’ascendance technologique de l’armement des impérialistes ne leur laissaient aucune
chance de résistance armée ;
- D’autre part, la technique d’approche-invasion de la Chine vient en quelque
sorte peindre une certaine forme d’humanisme dans son intrusion. Alors que les
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premiers sont entrés au Cameroun par la force, eux le font en douceur, à travers des
formes multiples de partenariats dits de gagnant/gagnant. Cette mise en confiance vient
bercer toutes les velléités de soupçon et de méfiance. Donc, le passif du Cameroun en
termes de relation avec les puissances européennes qui l’ont dominé a créé un climat
favorable à l’arrivée de la Chine. Cette pénétration, d’abord du fait de la puissance
économique et technologique du géant asiatique, s’est orientée vers la domination
culturelle. Cependant, pour éviter des désagréments qui auraient des répercussions
négatives sur, le politique camerounais devrait être celui qui définit, oriente et
réglemente les politiques linguistiques et éducatives vers les aspirations d’émergence.
Conclusion
Les politiques linguistiques en vigueur au Cameroun après les indépendances résultent
d’une part de l’héritage colonial et d’autre part, du désir de favoriser l’intégration
nationale. Cependant, l’adoption de ces politiques n’aurait pas été corollaire à une
vision de développement économique du pays, ce qui l’aurait conduit dans une sorte
d’indéterminisme dans le cadre du choix de ses politiques éducatives. Aujourd’hui, la
Chine apparaît comme un partenaire de choix pour le Cameroun dans le domaine des
échanges. Elle exploite ses atouts que sont son assise technologique et son pouvoir
économique et le chinois mandarin accompagne ces exploits. Cependant, le choix de
cette langue à enseigner ne constitue pas un réel souci politique. Pourtant, une étude
plus approfondie des politiques linguistiques en matière d’éducation, se basant sur
l’économie des langues permettra une bonne visibilité dans ce choix. Selon la
critériologie d’Ajiboye qui se base sur quatre principes dont le principe de la proximité
géographique, de la diplomatie, de l’avancée technologique et celui de
l’interdépendance, le chinois a satisfait à 75 % aux critères de choix de langue à
enseigner. En outre, la Chine œuvre stratégiquement pour la diffusion de sa langue.
Seulement, beaucoup reste encore à faire de la part des autorités camerounaises car, le
choix d’une langue à enseigner, ou la politique éducative du Cameroun, devrait
désormais être guidé par le souci d’émergence.
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