Michel Dobry, Sociologie Des Crises Politiques, Paris, Presses de La Fondation Nationale Des Sciences Politiques, 1986

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 8

Document généré le 16 oct.

2024 19:28

Politique

Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de


la Fondation nationale des sciences politiques, 1986.
Marcel Fournier

Numéro 12, automne 1987

Mouvements et acteurs

URI : https://id.erudit.org/iderudit/040571ar
DOI : https://doi.org/10.7202/040571ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)
Société québécoise de science politique

ISSN
0711-608X (imprimé)
1918-6584 (numérique)

Découvrir la revue

Citer ce compte rendu


Fournier, M. (1987). Compte rendu de [Michel Dobry, Sociologie des crises
politiques, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques,
1986.] Politique, (12), 123–129. https://doi.org/10.7202/040571ar

Tous droits réservés © Société québécoise de science politique, 1987 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique
d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.
https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.


Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de
l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
https://www.erudit.org/fr/
123 POLITIQUE, 12

Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la


Fondation nationale des sciences politiques, 1986.

Il en va des crises comme des «grandes maladies de notre


siècle» (cancer, etc.): à force d'en parler pour contrôler notre
peur, nous nous y sommes habitués et nous les avons rendues
banales. À chaque jour, le bulletin de nouvelles nous annonce
une crise politique: Italie, Haïti, Inde, Iran, etc.; à chaque jour,
les pages économiques des journaux nous informent de la situation
critique de l'un ou l'autre secteur de l'activité économique: crise
du logement, crise du pétrole, etc. De deux choses l'une: ou la
crise est devenue l'état normal de nos sociétés contemporaines, ou
nous parlons de «crise» à tort et à travers sans savoir de quoi
nous parlons.
Si les spécialistes en sciences sociales sont à la société ce que
les médecins sont au corps humain, ils devraient être en mesure
de nous éclairer, et s'ils sont impuissants à trouver les bons remèdes,
ils devraient être capables d'établir des diagnostics clairs. Facilement
disposés à parler de «crise», économistes, sociologues et politi-
cologues n'ont souvent pas les moyens de les identifier ou de les
prévoir: la frontière entre l'état «normal» et l'état «critique» (ou
de crise) d'une société ou d'un secteur d'activités sociales demeure
quelque chose d'imprécis, de flou; d'autant plus que l'évaluation
d'une situation particulière est le résultat d'une interprétation-
négociation à laquelle participent non seulement les spécialistes
des sciences sociales mais aussi les acteurs eux-mêmes. Les sociétés
n'ont pas attendu les spécialistes pour se donner des représentations
d'elles-mêmes; elles ne font souvent appel à leurs services que
pour les constats post mortem: «Il y a eu crise...», seront-ils,
124 POLITIQUE, 12

comme le médecin à la morgue, invités à conclure. Seuls les plus


téméraires tenteront une autopsie.
Plus que tout autre secteur d'activités sociales, le champ
politique — l'État, les partis politiques — est susceptible d'être
analysé en termes de «crises», car il semble fonctionner «à la
crise» : des petites aux grandes crises, des changements de cabinets
aux révolutions. Mais, les politicologues apparaissent plus démunis
que leurs collègues des autres disciplines pour analyser les situations
critiques. Les économistes savent un peu moins confusément ce
qu'est une crise économique, et la démographie, une crise de
population. Mais qu'est-ce qu'une crise politique?
Dans son livre Michel Dobry évite prudemment de se donner
comme objet toutes les crises politiques: il limite sa réflexion à
certaines conjonctures critiques caractérisées par ce qu'il nomme
savamment les «mobilisations multi-sectorielles». L'intérêt de sa
démarche théorique réside dans son effort de contourner les diverses
«illusions de la sociologie des crises politiques» pour mieux saisir,
sur la base d'études comparatives concrètes, l'insaisissable: les
«conjonctures fluides».
L'évaluation que Michel Dobry fait de la sociologie des crises
politiques est sévère: un «fonds d'erreurs» et quelques grandes
illusions. D'abord, l'illusion étiologique: lorsqu'ils veulent rapporter
les crises à leurs conditions d'émergence, les politicologues (Davies,
Easton) ne reconnaissent pas d'autonomie aux processus de crises
par rapport aux «causes» intervenant en amont des crises (et
pouvant, partiellement, rendre raison des mobilisations initiales
donnant naissance à ces dernières)» (p. 52). Ensuite l'illusion de
l'histoire naturelle: portés à croire, comme on le voit chez Crane
Brinton dans son étude des grandes révolutions, en l'existence de
certaines régularités dans la «marche de l'histoire», les politicologues
cherchent à «restituer l'enchaînement temporel particulier des
diverses phases ou étapes conduisent à un type de résultat» (p. 38).
RECENSIONS 125

Enfin l'illusion héroïque, qui se manifeste sous une forme raffinée


dans les travaux de l'équipe de G. Almond à Stanford, conduit
à disqualifier toute analyse en termes de «structures» pour ne
privilégier que les décisions et l'action des individus ou des groupes.
Il ne semble donc pas facile de constituer comme objet
d'études sociologiques les crises politiques. Même si son regard
peut paraître hautain, Michel Dobry ne rejette pas du revers de
la main tous les «acquis» de la sociologie des crises; il reconnaît
la «complexité peu commune» du modèle mis en place par Almond-
Flanagan et il accepte de retenir certains aspects de leur scheme
théorique, «scheme qui n'est pas loin, précise-t-il, d'avoir frôlé
l'essentiel» (p. 221). Mais qu'est-ce que l'essentiel? Almond et
Flanagan obtiennent l'indulgence de Dobry parce qu'ils identifient
des «arènes politiques distinctes» et qu'ils leur attribuent un
«poids» variable selon les «diverses étapes à l'intérieur même de
la phase de rupture propre à chaque crise» (p. 125).
L'approche que développe pour sa part Dobry se fonde sur
la reconnaissance de la plasticité «structurelle» des systèmes sociaux
complexes et, par là même, de la fluidité politique dans les dy-
namiques de crise liées à ce qu'il appelle les mobilisations multi-
sectorielles. Tout n'est donc pas, dans nos sociétés contemporaines,
«coulé dans le béton». «La crise (politique) est, précisera Dobry
en paraphrasant Clausewitz, la continuation des rapports politiques
par d'autres moyens». Son intention est de «penser les crises à
la fois en tant que mobilisations et en tant que transformations
d'état — passage à des états critiques — des systèmes sociaux»
(p. 39-40). En d'autres termes, Dobry ne renie pas tout de «l'hé-
ritage objectiviste», mais il veut aussi prendre en considération
la «dimension stratégique des mobilisations». Une telle approche
se veut «structurelle», au sens où l'entend Pierre Bourdieu: d'un
côté, des systèmes sociaux complexes constitués de sphères ou
champs sociaux différenciés et relativement autonomes les uns
126 POLITIQUE, 12

par rapport aux autres; de l'autre des mobilisations (et les stratégies
des acteurs sociaux).
Devenu plus modeste lorsqu'il «applique» cette perspective
à l'étude des crises, Michel Dobry s'intéresse à une seule classe
de crises ou conjonctures critiques, celle des conjoncturesfluidesqui
correspond à des «transformations d'état des systèmes sociaux
lorsque ces systèmes sont soumis à des mobilisations multi-sec-
torielles». Et dans son étude empirique qu'il veut comparative,
il se limite «aux crises politiques que la société française a ex-
périmentées» dans le dernier demi-siècle et qui représentent souvent
— des «événements» tels ceux de 1934, 1958 et 1968 (...) —
des crises «bizarres» c'est-à-dire particulièrement intéressantes»
(p. 75). Définis comme conjonctures politiques fluides, ces états
critiques se caractérisent par 1) la «désectorisation conjoncturelle
de l'espace social» (réduction de l'autonomie des secteurs, dés-
enclavement des espaces de confrontation, évasion des calculs) et
2) par l'incertitude structurelle (effacement ou brouillage des indices
et repères et perte d'efficacité des instruments d'évaluation). Une
fois qu'il a précisé son cadre d'analyse, Dobry en éprouve la
fécondité en examinant plusieurs de ses implications sur des terrains
plus familiers aux politistes: phénomènes charismatiques et mé-
canismes de marchandage et de résolution des conflits, processus
de la délégitimation, etc. L'une de ses analyses les plus originales
concerne la «répression vers l'habitus» et met en évidence «l'inertie
particulière des systèmes de dispositions intériorisées par les in-
dividus, inertie qui pourrait bien faire de la distribution sociale
de systèmes de dispositions différenciés la «structure» sociale la
plus stable dans les conjonctures d'ample fluidité politique»
(p. 239). L'effet d'hystérésis, c'est-à-dire le décalage possible des
habitus par rapport aux propriétés d'une conjoncture de crise,
peut être un principe explicatif des comportements individuels
et collectifs. Par exemple les révoltes diffuses de groupes sociaux
RECENSIONS 127

ou de générations entières (p. 244). La micro-sociologie rejoint


ici la macro-sociologie pour soulever la question délicate de l'adé-
quation des dispositions (et des représentations) aux contextes
sociaux.
La démarche analytique que nous propose Michel Dobry
n'est pas très différente de celle qu'adopte le médecin qui quitte
son hôpital (et son patient) pour s'enfermer dans un laboratoire:
dans la recherche, il est en effet moins important de chercher le
pourquoi (et d'identifier les causes) de la maladie, par exemple
le cancer, que de comprendre le comment (et d'étudier les processus).
Et si l'on voulait situer l'ouvrage de Michel Dobry dans le
champ de la sociologie contemporaine, l'on pourrait dire qu'il est
à la sociologie des crises politiques ce que l'ethnométhodologie
est à la sociologie (parsonienne) des systèmes sociaux : une invitation
à abandonner une vision juridique (et rigide) de la vie sociale
pour découvrir tout ce qu'elle a de flou, d'imprécis, bref d'in-
déterminé. Pas plus qu'il n'y a de destin personnel, il n'y a donc
pas un cours de l'histoire. Hier, on parlait de conflits, aujourd'hui
on préfère parler de malentendus. Tout comme les interactions
dans la vie quotidienne, les événements politiques apparaissent
le moment et l'objet (d'interminables) négociations-interprétations
—, et pour reprendre une expression de l'auteur, de «transactions
collusives». «Il semble préférable, en somme, de centrer l'analyse
sur l'ensemble des processus sociaux par lesquels s'élaborent, se
négocient et émergent, dans les confrontations qui ne sont jamais
purement idéelles et qui débordent l'activité cognitive unilatérale
de leurs protagonistes, des définitions des situations qui présentent,
pour chacun d'entre eux, des avantages le plus souvent très inégaux»
(p. 198).
Et même si le jeu politique est un jeu sérieux, la vie politique
n'est pas très différente de la vie sociale : elle est une mise en scène,
et comme tous le savent bien, les politiciens sont les meilleurs
128 POLITIQUE, 12

des acteurs. La crise politique apparaît ainsi comme un phénomène


de représentation (au double sens du terme).
L'«objectiviste» que demeure toujours Michel Dobry, se
veut donc aussi «constructiviste». Il a lu et relu Pierre Bourdieu:
il y a la crise et tout ce qu'on en dit (dont l'effet sur la conjoncture
critique est réelle). Paradoxalement, même s'il reconnaît que dans
les conjonctures critiques, la compétition pour la définition de la
réalité est plus forte et que s'effectue un travail de «reconstruction»
du monde social, il n'accorde que relativement peu d'importance
à la contribution apportée par les spécialistes en définition des
situations que sont les intellectuels et les universitaires (et en
particulier les spécialistes en sciences sociales). Michel Dobry
présente une argumentation qui, savante et un peu scolaire, se
caractérise par la distanciation nécessaire à toute réflexion théorique.
Ici la distanciation est telle qu'elle entraîne une mise à distance
des arènes politiques non seulement de l'auteur mais aussi de tous
les savants et les «scholars», tout se passant comme si la mise
au point des «technologies institutionnelles de la maîtrise des
crises» pouvait se faire sans leur collaboration. L'étude de la
«politique symbolique», pour reprendre une expression de l'auteur,
exige si elle veut explorer les «représentations, symboles ou stocks
cognitifs des acteurs» (p. 186), à une analyse des modes de do-
mination (symbolique) et de la contribution spécifique et souvent
indispensable qu'apportent les intellectuels.
D'ailleurs, s'agissant des crises politiques, l'on peut se de-
mander ce que le champ politique attend de la science politique,
si ce n'est une mise en évidence de sa complexité et une mise en
valeur de sa capacité à traverser des conjonctures critiques de plus
en plus nombreuses. L'hypothèse de continuité que propose Dobry
permet de voir que « les états critiques correspondent à des confi-
gurations structurelles originales, différentes des arrangements
structurels propres aux périodes de crise» (p. 287). Hier, l'on
RECENSIONS 129

agitait le spectre de «révolution» pour faire peur à ceux qui


défendaient l'ordre établi; aujourd'hui, on parle de crise politique
pour rassurer tous ceux qui craignent le changement. Le changement
(et les crises politiques) ne serait aujourd'hui qu'un moyen parmi
d'autres — et peut-être le plus efficace — pour s'assurer que rien
ne change vraiment!

Marcel Fournier
Université de Montréal

Vous aimerez peut-être aussi