Sociologie Critique Et Critique de La Sociologie
Sociologie Critique Et Critique de La Sociologie
Sociologie Critique Et Critique de La Sociologie
Jean-Marie Brohm
De Boeck Suprieur | Education et socits
2004/1 - no 13
pages 71 84
ISSN 1373-847X
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-education-et-societes-2004-1-page-71.htm
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Dossier
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ny a aucune fatalit ce que la critique sociologique se limite la contestation et la dnonciation (Boudon & Bourricaud 2002, VII). Cette prcision
tait aussi un singulier aveu de la neutralisation axiologique et de la dpolitisation de la critique sociologique : La critique se donne pour objet la thorie
ou plutt les thories elles-mmes : elle en scrute et analyse les imperfections,
incertitudes et failles, mais aussi les russites (Boudon & Bourricaud 2002,
VIII). La critique sociologique tait donc prie de sabstenir soigneusement
de toute contestation et dnonciation de la socit actuelle le tout sans
doute au nom de la neutralit axiologique, de se contenter dune critique
pistmologique et de sabstenir de recourir au ralisme totalitaire des structures, rapports, systmes, champs et autres synthses holistes qui fchent les
partisans de lindividualisme mthodologique libral ou no-libral : capitalisme, exploitation, march mondial, luttes de classes, etc.
Cette position est exemplaire en ceci quelle a le mrite de la franchise
qualit que lon rencontre souvent dans la tradition conservatrice librale et surtout en ceci quelle contraint tous les autres courants sociologiques se situer vis--vis de la posture critique, la rfuter, la dfendre ou
ladapter selon diffrentes perspectives. Or, il est aujourdhui de bon ton
de critiquer la sociologie critique au nom dune sociologie de la critique qui
se veut un abandon de la posture critique (Heinich 1998, 23), si bien que
lon constate aujourdhui un double mouvement contraire. Les anciens thoriciens des mouvements et acteurs sociaux engags dans des luttes contestataires (mouvements tudiants, fministes, rgionalistes, antinuclaires, antimilitaristes, antiracistes, etc.) se sont progressivement dilus dans un vague
consensus social-libral ou social-dmocrate en se transformant en experts
autoriss du prince ou en conseils scientiques des organisations rformistes
(le Parti socialiste et la CFDT particulirement), aussi bien sur des questions
gnrales (rformes des retraites et de la scurit sociale, privatisations et
rednition du primtre de ltat) que sur des questions plus spciques
(malaise des banlieues, crise de lcole, de lintgration et de la citoyennet,
toxicomanie, etc.) que les travaux de Franois Dubet devenu pompier de
la galre sociale ont illustres satit. Le retour de lacteur et du sujet
(Touraine 1984) a donc plutt t le retour de la sociologie prestataire de
bons et loyaux services, la sociologie politiquement correcte, parfaitement
ajuste aux intrts, demandes et commandes des puissances conomiques et
politiques dominantes.
Dans un mouvement inverse, de nombreux puristes du mtier de sociologue et rigoristes de lobjectivation/distanciation qui, au nom de la science
sociologique, toisaient de trs haut les sociologies militantes, indignes, engage, spontanes, supposes ne distiller que doxa, illusions et mconnaissances (Bourdieu, Chambordon & Passeron 1983), en sont venus sur le tard
rhabiliter une sociologie au service des domins et mme un nouvel inter72
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fondamental concerne la crise profonde des perspectives politiques, sociales et conomiques au sein des socits contemporaines. La chute du Mur de
Berlin et leffondrement du socialisme rellement (in)existant, puis le triomphe de la mondialisation capitaliste et de lidologie librale avec le dveloppement du chmage de masse, de la prcarit et de lexclusion sociale, les
drgulations et privatisations, la marchandisation croissante de tous les secteurs de lexistence et lhgmonie totalitaire du capital nancier sur toutes
les activits conomiques ont progressivement install un sentiment de
rsignation, de passivit et mme de dsesprance dans les milieux populaires
sur lesquels se penchent parfois avec sollicitude les sociologues (Bourdieu
1993, Paugam 1996, Castel 1999). Petit petit surtout depuis que sest
gnralise la politique de gestion loyale du capitalisme par les diverses
coalitions social-librales, social-dmocrates, travaillistes ou plurielles europennes lide que le capitalisme avait dnitivement gagn selon lexpression de lex-premier ministre socialiste Michel Rocard et que le march
tait dsormais lhorizon indpassable de notre temps a t rige en dogme.
Le capitalisme a ainsi t hypostasi et ternis en un vritable cosmos et les
lois du march sont devenues des entits mtaphysiques aussi transcendantes et contraignantes que la loi de la gravitation universelle. Cette ontologisation de la main invisible, laquelle on ne peut donc que se soumettre
comme une puissance tyrannique et ses sides, est aujourdhui la matrice
idologique de la quasi totalit des discours : rication des personnes et personnication des choses, comme la soulign Marx. limage de lactivit
sismique et volcanique qui rappelle de temps autre les humains lordre,
le march de lemploi dgraisse, le march de limmobilier grimpe, le march
des investissements dcide, les marchs boursiers ragissent favorablement, le
march de la formation est en croissance soutenue, etc. Ds lors, la pense
unique du march (Dourin 2002) est devenue lalpha et lomga de toute
politique possible et les rares variantes de loffre politique ne se distinguent
que par dinmes nuances, aussi bien entre la droite et la gauche quentre les
diverses sensibilits de la droite et de la gauche. Les uns, gestionnaires sans
gestion, thorisent leur impuissance et expliquent quon ne peut aujourdhui
changer les choses qu la marge, y compris bien sr dans le systme ducatif. Les autres, rformistes sans rformes, soutiennent audacieusement que sil
est encore possible de changer la socit, il est illusoire de vouloir changer de
socit, et plus encore dcole ou duniversit. Les derniers enn, thoriciens
sans thorie, expliquent subtilement et de manire passablement schizophrnique quil faut accepter lconomie de march, tout en combattant la
socit de march et la culture marchande, comme sil tait possible de sparer en thorie et en pratique lconomie politique de la socit civile,
illusion maintes fois dnonce par Marx qui a montr bien plus radicalement
que Simmel (1987) la puissance constituante de largent, du capital, de la
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rente et du prot dans le fonctionnement social, aussi bien dans les rapports
sociaux fondamentaux (production, reproduction, consommation, change)
que dans les relations de la sphre prive. Les plus audacieux, toutefois, osent
encore parler de capitalisme (Boltanski 1999).
Cest donc bien cette situation de blocage idologique, de consensus
raliste, de pense unique qui constitue le contexte social de tous les textes
sociologiques. Tous les sociologues, quels que soient leurs paradigmes thoriques et leurs positions politiques, sont aujourdhui confronts cette situation-l. Les uns sen accomodent aisment, les autres la dplorent, mais tous
sont obligs dintgrer dans leurs analyses cette unidimensionnalit marchande (Marcuse, 1968), ces croyances obligatoires (Mauss 1950, 78), ce
cadre unique et totalisant sinon totalitaire de lexprience. Cest en effet ce
Lebenswelt, cette exprience dun systme mondialis unique et suppos
immuable qui impose en dernire instance ses normes, ses valeurs, ses cadres
dintelligibilit. En se souvenant avec Marx que lidologie allemande tait
larme spirituel de la ralit allemande, on peut penser plus gnralement
que toute gense thorique se fonde sur une gense sociale et que les dveloppements de la sociologie ne se comprennent qu partir des dveloppements
de la socit globale. Cette proposition qui semble de sens commun implique
pourtant des consquences pistmologiques dcisives.
La difcult majeure laquelle est aujourdhui confronte toute sociologie critique quelle soit globale ou sectorielle est bien cette absence de
perspective, de projet, dhorizon, de projection. Or, comme Sartre (1960) et
Bloch (1976, 1982, 1991) lont parfaitement montr, lhomme est dabord un
tre qui se projette dans le futur. La premire condition de possibilit dune
sociologie critique est ainsi lexistence de mouvements sociaux militants,
dalternatives politiques crdibles, dinterventions contestataires effectives
sur le terrain, comme on la constat pour lcologie politique, les mouvements sociaux de 1995 en France ou la mobilisation altermondialiste. Si le
marxisme ofciel a longtemps t linspirateur ou le compagnon de route de
la sociologie, sa fossilisation dogmatique et son discrdit li la faillite du
stalinisme, du maosme et du castrisme ont rendu suspects tous les grands
rcits mancipateurs, toutes les utopies des lendemains qui chantent puis
dchantent. Or, et cest une thse qui mriterait dtre amplement dveloppe, la sociologie a toujours accompagn, directement ou indirectement,
le socialisme ou le libralisme, les mouvements politiques progressistes ou
conservateurs, les philosophies sociales gestionnaires ou utopiques, les rformes ou les rvolutions. Pour ne prendre que deux exemples, la Rvolution
russe de 1917 a produit le Manuel populaire de sociologie marxiste de Nicolas
Boukharine (1969), minent thoricien au sein du parti bolchvik, et les
mouvements de lutte contre la mondialisation et le no-libralisme ont produit les derniers textes de Pierre Bourdieu (Bourdieu 2001a). Il serait ainsi
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que qui a incit Marcel Mauss intgrer les techniques du corps dans un
champ de recherches inpuisables. Ce sont les imaginaires thanatiques qui
ont permis Louis-Vincent Thomas douvrir le champ de la thanatologie et
de comprendre, bien mieux que les enqutes de lINSEE, que toute culture est
un mcanisme de dfense contre langoisse de mort, angoisse quaucun questionnaire, ft-il sophistiqu, ne permettra jamais de saisir (Thomas 1975). Si
lon voulait mme pointer les limites de toute sociologie de la mort (Brohm
1997), on pourrait dire que la mtaphysique de la mort (Janklvitch 1977)
est incomparablement plus prcise et documente que toutes les enqutes sur
les reprsentations de la mort, rites de mort et pratiques funraires (Brohm
1999). De mme enn, certaines confessions sexuelles sulfureuses renseignent bien mieux sur ltat des murs de la petite bourgeoisie urbaine que
les insipides enqutes sur la vie sexuelle des Franaises et Franais qui ne
rvlent rien que lon ne sache dj (Uhl & Brohm 2003).
Sil fallait rsumer la posture critique en sociologie, je soutiendrais quelques thses quil faudrait videmment tayer de manire approfondie.
La sociologie critique considre que seule la totalit concrte (Kosik
1988) donne sens et ralit aux terrains, enqutes, investigations, faits, donnes, rsultats. Cest linstitution religieuse (le tout) qui permet dabord de
comprendre les pratiques religieuses (les parties), mme si, bien entendu, il
y a interaction dialectique. Cest la forme politique de ltat qui donne sens
aux pratiques lectorales ou aux sondages, et pas linverse. De mme, cest
le mode de production global capitaliste qui permet de comprendre
les modes de production subordonns : productions scolaire, intellectuelle,
scientique, artistique, sportive, etc. Seul le tout est la vrit. Cette proposition de Hegel reste dactualit dans une sociologie qui ne voit plus que la
multiplicit clate des fragments, des isolats, des individus, des acteurs, des
tribus, des pratiques, des valeurs, des croyances, etc., en scotomisant de plus
en plus le tout qui les englobe, les produit, les dtermine. Pour ne prendre
que lexemple de la sociologie critique du sport laquelle jai attach mon
nom, la posture critique a consist rappeler que lhistoire des pratiques
sportives tait totalement dtermine par lvolution du mode de production
capitaliste et de ses appareils idologiques dtat, par la logique du principe
de rendement (dtection prcoce, dopage, entranement intensif, etc.), et par
laffrontement inter-tatique sur le march mondial de la performance. Ce
sont ces totalits-l qui sont dterminantes, bien avant les supposs plaisirs
du sport et autres niaiseries postmodernes qui ne sintressent quau fun, la
glisse, la grimpe et leurs griseries, en oubliant le rle politique totalitaire
du sport en Allemagne nazie, en URSS, en Argentine sous la botte des militaires, en Chine, Cuba ou en Irak (Oudai, ls de Saddam et tortionnaire
notoire, tait prsident du comit olympique irakien, transform en centre
de torture !).
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tous de langage et les enjeux jamais ludiques. Les gestions de carrire (les promotions...), les nominations (les mutations...), les ambitions de carrire (les
habilitations individuelles et collectives, les responsabilits administratives),
les publications dans les revues, les colloques, les jurys de thse, les voyages
ltranger donnent lieu de peu reluisantes violences symboliques (rumeurs
calomnieuses, insinuations, excommunications, amagalmes, etc.) ou, pire,
administratives (blocages de carrire, marginalisation, harclement) dont
sont dabord victimes les jeunes sociologues. Ce nest que rarement ou alors
par discrte allusion que sont voques les pratiques de lynchage des meutes
sociologiques pour paraphraser Elias Canetti (Canetti 1966). La sociologie
de la sociologie et des sociologues refoule ainsi soigneusement les luttes de
places, les stratgies de classement, dclassement et reclassement, les alliances douteuses, les connivences sans principes, les refus dargumentation, les
exclusives disqualiantes, la mauvaise foi et lopacit bureaucratique qui sont
lapanage de toute nomenklatura et que lon peut rgulirement observer dans
les commissions locales de recrutement, les comits de lecture des revues et
des ditions, les comits dexpertise et dvaluation et par dessus tout au CNU
(Conseil national des universits) qui dcide du sort des jeunes entrants et du
prestige des vieux sortants (la fameuse classe exceptionnelle...).
On le voit, la sociologie critique dispose de peu despace pour exister...
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