La Question Sociale A-T-Elle Une Signification?: Daniel Dagenais

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2022 09:03

Cahiers de recherche sociologique

La question sociale a-t-elle une signification?


Daniel Dagenais

Numéro 24, 1995

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1002284ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1002284ar

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Éditeur(s)
Département de sociologie - Université du Québec à Montréal

ISSN
0831-1048 (imprimé)
1923-5771 (numérique)

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Citer cet article


Dagenais, D. (1995). La question sociale a-t-elle une signification? Cahiers de
recherche sociologique, (24), 223–247. https://doi.org/10.7202/1002284ar

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Cahiers de recherche sociologique, no 24, 1995

La question sociale a-t-elle


une signification?
Analyse critique

Daniel DAGENAIS

Cet article devait, à l'origine, constituer la recension du Traité des


problèmes sociaux1 publié récemment par l'IQRC, sous la direction de
Fernand Dumont, Simon Langlois et Yves Martin. En affrontant l'exi-
gence de rendre compte sérieusement d'un ouvrage aussi important et
imposant, quelque 1200 pages et pas moins de 73 collaborateurs parmi
lesquels il faut distinguer les trois responsables (Dumont, Langlois et
Martin), une «équipe de spécialistes et de chercheurs s'étant réunis deux
fois» (on n'en dit pas plus) et les collaborateurs ordinaires, bref, en
m'efforçant d'en parler comme d'un ouvrage, d'en signaler l'unité
d'un objet ou en tout cas celle d'une problématique, cela a donné le
présent article, lequel comporte deux défauts majeurs: il est trop consi-
dérable pour être qualifié de simple recension; il est trop dépendant de
l'ouvrage considéré pour assumer de façon entièrement autonome ce
qu'il annonce pourtant comme son propos: la signification de la ques-
tion sociale. Ceux que ces deux défauts rebutent d'emblée feraient
mieux d'abandonner tout de suite la lecture de ce texte.

Pour les autres, voici comment j'aborde le sujet. D'abord, une pré-
sentation de l'ouvrage: son objet, sa composition et son économie géné-
rale. Dans un deuxième temps, je m'attache au traitement qui y est fait
de la question sociale en examinant la problématique que présente
Fernand Dumont en introduction et la thèse de la «fragmentation des
problèmes sociaux» que soumet Simon Langlois en conclusion. En pas-
sant, on verra le décalage évident entre le projet tel qu'il fut conçu à
l'origine et sa réalisation. Finalement, puisque l'ouvrage est à sa ma-
nière un portrait de la «communauté» universitaire québécoise étant
donné le nombre de personnes qui y ont contribué, j'ai essayé d'en
fixer les traits en une typologie qui se veut au moins une manière un
peu systématique de parler d'un certain nombre d'articles.
1
F. Dumont, S. Langlois et Y. Martin (dir.), Traité des problèmes sociaux, Québec,
IQRC, 1994, 1164 p.
224 L'État dans la tourmente

Le Traité
Commençons par donner une idée de l'ouvrage à qui n'a pas en-
core vu ce gros livre sur les rayons. Comparable au Traité d'anthropo-
logie médicale publié par l'IQRC en 1985, tant par sa carrure de dic-
tionnaire que son allure de somme définitive sur le sujet, le Traité des
problèmes sociaux se veut un portrait de la société québécoise sous
l'angle de ses problèmes sociaux. Il peut aussi être rapproché de l'ou-
vrage Le Québec en jeu publié aux Presses de l'Université de Montréal
en 1992, sous la direction de Gérard Daigle avec la collaboration de
Guy Rocher: même projet sommatif, sans parler des champs de préoc-
cupation qui sont pratiquement superposés (travail, population, condi-
tion féminine, santé et services sociaux, famille, etc.), la différence de
perspective à travers laquelle ils sont abordés (défis par opposition à
problèmes) n'étant absolument pas décisive.

Si le projet d'un tel traité se trouve justifié par les accointances his-
toriques particulières entre la sociologie et les problèmes sociaux et par
l'inexistence d'une étude exhaustive sur le sujet, propre au Québec (dit
Simon Langlois), le fait de s'être aperçu tant de la continuité de la dis-
cipline que de l'inexistence d'un ouvrage semblable n'est relevé par
personne. Quant à la composition de l'ouvrage, elle ne reçoit qu'une
justification à la pièce. Yves Martin, à qui a incombé la responsabilité
d'en expliciter l'économie générale, évoque tantôt l'exemplarité du
lien entre pathologie sociale et pathologie individuelle pour justifier un
domaine, celui des «facteurs sociaux de la maladie» (ce «lien» ne
devrait-il pas s'appliquer à tous les problèmes?), tantôt l'objectivité
sociale d'un domaine définie par une pratique instituée (déviance), et
tantôt arrondit les coins en conférant à une section une cohérence
qu'elle assume difficilement (hypofécondité, sous-développement
régional et vieillissement de la population auraient à voir avec «la
structure sociale en tant que telle» tout autant que l'habitation et
l'environnement).

Quarante-cinq articles sur les problèmes sociaux, regroupés tantôt


autour de thèmes (aménagement et population, facteurs sociaux de la
maladie), tantôt autour de types de problèmes (déviance, marginalité et
exclusion, inégalités sociales et économiques, conflits de valeurs, pro-
blèmes de participation), et neuf articles traitant de l'intervention face
aux problèmes, soit de bas en haut (les «solidarités communautaires»),
soit de haut en bas («les politiques»), forment l'ensemble des contribu-
tions à l'ouvrage.

Les 54 articles sont encadrés, et à vrai dire dominés, par deux textes
importants: l'introduction de Fernand Dumont et la conclusion de
Simon Langlois. L'introduction et la conclusion paraissent flotter au-
La question sociale a-t-elle une signification? 225

dessus du livre. Dumont s'élève souverainement au-dessus de la mêlée


en n'entrant en discussion avec à peu près aucun des collaborateurs (ce
qui n'est pas une faute). Et s'il est clair que ses réflexions, sur lesquelles
je reviendrai, ont nourri les travaux préparatoires au volume, il est aussi
clair qu'elles n'ont pas réussi à infléchir l'ensemble des contributions
dans le sens de la problématique du social esquissée en introduction.
Quant à la conclusion de Simon Langlois, elle est une manière de ré-
conciliation a posteriori avec un ouvrage à propos duquel il formule, on
le verra, des critiques fondamentales. Et si, effectivement, on doit
conclure avec Langlois à la «fragmentation des problèmes sociaux», on
doit souligner que cette thèse n'est prise en charge par personne dans le
particulier des articles.

Le traitement de la question sociale


L'article de Dumont mérite d'être examiné amplement, car il des-
sine ni plus ni moins le projet d'une reconstruction théorique de la ge-
nèse sociale réelle, diverse mais unifiée, des problèmes sociaux,
démarche désignée comme «socio-pathologie» et comparée à la
«psycho-pathologie». Quelle^ est l'idée de Dumont? Elle peut être
exprimée par une question: À quelle unité rapporter la diversité des
problèmes sociaux puisque, s'ils sont divers, ils ne sont pas disparates
(on peut en faire des types) et que, bien que divers, ils sont tous issus
d'une même société?

Dans cette «Approche des problèmes sociaux», il est d'abord fran-


chement question de pathologie sociale, ce qui implique au moins deux
choses: d'abord que les problèmes dont il est question, si individuelle-
ment vécus soient-ils, manifestent, à la manière de symptômes, un
malaise dans la société (même un suicide, pour rappeler une idée
importante dans l'histoire de la sociologie); en second lieu, puisque ces
problèmes nous parlent de la société, c'est à ce titre qu'ils doivent être
abordés: du point de vue de leur signification sociale (lorsqu'ils chan-
gent, lorsqu'ils apparaissent ou disparaissent, lorsqu'ils s'aggravent, et
ainsi de suite).

Un problème social nous dit immédiatement qu'une portion de la


réalité est ainsi découpée comme réalité-à-changer, car on ne reconnaît
pas un problème social pour nev rien en faire. Il y a là tout un pro-
gramme d'action sur la société. À l'inverse, un simple écart statistique,
une simple «dénivellation» empirique n'est pas pour autant assimilable
à un problème social (il n'y a pas de problème social du taux moindre
d'auto per capita à Montréal par rapport à Laval). Il n'est donc jamais
question de fait mais d'écart à la norme, ce qui signifie que le problème
social ne ressortit pas uniquement à des conditions objectives.
226 L'État dans la tourmente

C'est cette conception sociologique (pour dire un gros mot) de la


pathologie sociale qui se dégage de l'article de Dumont et qui définit le
projet tel qu'il fut conçu. Le Traité devait d'ailleurs s'intituler «Traité
de pathologie sociale». Or, comme Yves Martin l'écrit dans sa présenta-
tion, cette «suggestion n'a pas fait l'unanimité chez nos collaborateurs»
(l'intuition originelle de la sociologie n'est plus très en vogue). Conçu
à l'origine, c'est-à-dire en 1991, comme un traité de pathologie sociale,
«qui se rattache, on le sait, à la tradition sociologique française»
(Martin), l'ouvrage se révèle être finalement très américain ou très
anglais-canadien en offrant un répertoire des problèmes sociaux tels
que la recherche les envisage, problèmes qui, sous la plume des divers
collaborateurs, ne parviennent pas toujours à trouver leur ancrage social,
se contentant d'être un regroupement de problèmes individuels qui,
s'ils témoignent d'une «influence» sociale (exemple: les classes), ne
comportent aucune signification sociologique.

Revenons à la problématique de Dumont. Il construit une typologie


des problèmes sociaux dont chaque type renvoie à une certaine
«conception» de la réalité sociale. Ce qui n'est pas rien, on en convien-
dra. En voici les principales articulations. J'attire d'abord l'attention
sur le rapport entre «conception du social» et «type de problème so-
cial», mise en relation autour de laquelle s'articule la réflexion de
Dumont, et je reproduis un long passage pour que cette relation soit
claire.

Ainsi s'achève mon rapide parcours. Conformément à mon hypothèse de


départ, l'examen a suggéré effectivement une dérive parente des concep-
tions du social et des positions de la norme. Dans la vision organique, la
norme est une loi de fonctionnement du réel. Avec Y ordre social, la
norme représente un dédoublement du réel; l'univers du droit se superpose
à un autre et il est aussi concret que lui. En passant au contrôle social, la
norme se mue en un ensemble de valeurs productrices du réel. Plus loin,
la société comme ensemble de biens collectifs soumis au partage place au
premier plan la norme de l'égalité. Enfin, la collectivité comme réseaux
de participations érige en norme la faculté qu'ont les personnes de contri-
buer à l'édification de leur société [...]. Les critères de l'anormalité s'éta-
lent en parallèles: dysfonctionnalité, délit, anomie, inégalité, exclusion...
(p. 9).

Plusieurs remarques doivent être faites sur cette typologie. En pre-


mier lieu, il est clair qu'une telle «dérive parente des conceptions du
social et des positions de la norme», pour reprendre l'expression de
Dumont, ne reconnaît de problèmes sociaux que de la société. C'est ex-
primer, au sens fort, l'idée de pathologie sociale. La société «fabrique»
les problèmes sociaux que les individus éprouveront, elle a même prévu
les formes de l'anormalité. En second lieu, en dépit de toutes les ré-
La question sociale a-t-elle une signification? 227

serves dont Dumont parsème son texte, il y a là un effort pour parvenir


à une typologie qui soit complète dans le détail et cohérente dans l'en-
semble. On comprend mal, à cet égard, comment on peut terminer une
telle typologie par des points de suspension! Quoi qu'il en soit, en ce
qui concerne le Traité, les types de problèmes catégorisés par Dumont
ressortent clairement des chapitres projetés de l'ouvrage.

Malgré son caractère éclairant, et le haut niveau de réflexion qui s'y


manifeste, cette typologie laisse néanmoins une certaine obscurité sur ce
que Dumont appelle, curieusement, «un même champ de construction
des phénomènes», c'est-à-dire un même niveau de réalité à laquelle il
est possible de rapporter tant les conceptions du social que les concep-
tions de la norme et de l'anormalité. Car si on peut associer une sorte
de problème (p. ex., un délit) à une sorte de conception de la société (p.
ex., un ordre institué juridico-politiquement), il faut un univers com-
mun d'où dérivent conception et problème type. Dumont parle de
«champ de construction des problèmes sociaux» pour désigner ce
«lieu», jamais nommé, d'où proviennent conception du social et norme
associée, et de «dénivellation» pour éclairer une dimension particulière
productrice d'un type de problème particulier (p. ex., «une deuxième
dénivellation du champ est toute proche de la conception organique
que je viens d'évoquer»). Soyons franc, au risque d'être choquant:
l'expression de «dénivellation» ne signifie rien, ni sociologiquement ni
historiquement. Il s'agit d'une image, une image dont la connotation
topographique suggère une dimension sociale — épistémique? histo-
rique? structurelle? idéologique?, on ne sait pas — qui, tout en étant
dimension, de son propre chef, appartient à un ensemble unitaire appelé
«champ de construction des phénomènes» à propos duquel on se de-
mande pourquoi il ne reçoit pas le nom banal de société, définie par
contre en son type historique, incluant cette propension à problématiser
le social.

Je voudrais suggérer qu'il y a là un impensé. Qu'est-ce, par


exemple, qu'une «conception du social»? Comment se réalise-t-elle?
Quel est son lieu d'ancrage dans la société, son mode d'existence?
Comment comprendre la coexistence de plusieurs conceptions du social
dans une même société? S'agit-il de conceptions renvoyant à des façons
historiques de se représenter la société qui coexisteraient aujourd'hui
d'une manière stratifiée? Ou renvoyant à des niveaux hiérarchisés
d'action sur la société? À des niveaux d'historicité, comme chez un
Touraine? Comment, par ailleurs, «passe»-t-on d'un niveau à un autre,
comme quand Dumont écrit: «En passant au contrôle social...»? Que si-
gnifie le plus loin dans «Plus loin, la société comme ensemble de biens
collectifs...»? Plus loin dans l'histoire? Dans l'analyse? On ne sait pas.
En une seule question: En réalité, qu'est-ce que ce «même champ de
construction des phénomènes»? Je dirai: C'est un type de société qui
228 L'État dans la tourmente

tend à problématiser le réel, à se donner un programme d'action sur


elle-même, mais peut-être davantage une certaine orientation prise par
cette société, moderne. Je ferai une digression pour éclairer mon pro-
pos.

Pour plusieurs auteurs de ce Traité, le caractère non spontanément


problématique de leur objet n'est jamais aperçu et ils comprennent le
problème social dont ils s'occupent comme relevant uniquement de
«conditions objectives». Quand l'inégalité est si omniprésente qu'on
pourrait y voir une norme, le propre devenir-anormal de l'inégalité est
loin d'aller de soi! Pour que les fameuses conditions objectives qui
recèlent l'inégalité la décèlent, il faut une société où la valorisation de
l'égalité ait pris cette tournure qui rende insupportable la vue des
pauvres. Ce qui ne s'est produit ni dans l'Antiquité, ni avec
l'avènement du christianisme, ni au Moyen Âge, ni à la Renaissance, ni,
ajouterais-je, dans la première modernité. Car pour que l'égalité se
donne comme objet la question sociale, il faudra attendre la fin du
XIXe siècle. Et la réalisation de l'idée d'égalité dans la question sociale
ne devrait pas être considérée comme un fait brut dépourvu de
signification en lui-même ou permettant de célébrer l'esprit critique
(lire: militant) de la sociologie. Il y a là une dérive non prévue et non
nécessaire de l'idée d'égalité qui a été, pour employer le langage de la
contestation des années soixante, «récupérée» par le système, toute la
question étant de savoir de quel système il s'agit. Ou alors c'est Arendt
qui a raison: la révolution française a opéré le subvertissement de la
question politique en question sociale!

Manifestement, la signification particulière de la question sociale, au


regard du destin spécifique qu'elle confère à la société moderne, n'a
pas été envisagée dans le projet de ce Traité au sortir duquel elle de-
meure entière. Cette question du social semble n'avoir qu'un versant
politique: la seule chose qui est problématique dans tout ça est l'établis-
sement du Welfare State, saisi du seul point de vue du développement
de l'État. Et encore, la question n'est traitée que partiellement, et d'une
manière incidente, dans un article que quelque chose de plus ponctuel
préoccupe: la crise actuelle des interventions de l'Etat (Réjean Landry
et Vincent Lemieux, «Les politiques: dilemmes des interventions de
1 ' État-providence»).

Qu'on ne se méprenne pas sur la portée de cette critique. Je ne dis


pas: Les directeurs de ce Traité mettent de l'avant une vision positiviste
de leur objet, ou quelque chose du genre. Rien de tel. Je dis: Il semble
aller de soi que la question sociale surgirait des tréfonds de l'idée
d'égalité. Même si Dumont, en introduction, évoque Tocqueville «qui
voyait dans le bien-être un produit des classes moyennes», on comprend
mal comment toute une société s'est «classe-moyennisée». L'existence
La question sociale a-t-elle une signification? 229

brute de cette question, qui nous a donné l'État social, la «participation»


à la société à titre de bénéficiaire (voir le chapitre VII, intitulé
«Problèmes de participation» où il est essentiellement question de ser-
vices, et donc d'une «participation» à la société à titre de bénéficiaire),
et qui a pavé la voie à la montée des sciences sociales, cette contingence
surprenante demeure inaperçue. Pourtant, n'y a-t-il pas lieu de se laisser
surprendre par le fait que le bien-être, comme souci et comme appareil,
ait pris dans nos sociétés de telles proportions? Comment croire qu'ef-
fectivement la croissance prodigieuse du domaine de la santé et du
bien-être social résulte de conditions objectives, qu'il y ait objective-
ment assez de malades et de problèmes pour rendre compte de ce
qu'un tel besoin ait créé un tel service? La prolifération actuelle de la
maladie-de-la-santé est-elle étrangère à ce premier développement? Et
que penser de ce formidable repli sur soi, même pas individualiste,
même pas introspectif, mais égocentriste par rapport à l'objet le plus in-
communicable et le plus idiosyncratique: le corps propre? Que penser
aussi de la montée de la science sociale parallèlement à la question so-
ciale? Question d'esprit critique?

Ce serait faire la fine gueule, toutefois, que de s'appesantir sur ces


remarques critiques qui n'ont de sens qu'à vouloir approfondir une
discussion que l'on n'a pas lancée soi-même. La seule conséquence
pertinente de cet impensé en ce qui a trait au projet qui nous occupe, le
Traité, c'est d'avoir orienté l'ouvrage vers une thématique plutôt que
vers une problématique, à partir d'un postulat implicite qui voudrait
que, si les problèmes peuvent changer, il n'en va pas de même du
monde qui les a fait naître.
Les travaux préparatoires à la publication de l'ouvrage ont dû se
dérouler ainsi: on a discuté autour d'une problématique, probablement
le texte de Dumont, on s'est réunis, on a décidé de thèmes, on a sollicité
des collaborations sur ces thèmes en demandant aux auteurs ce qui avait
été fait et ce qui restait à faire. Il est clair qu'on ne leur a pas demandé:
Que signifie d'abord le fait que telle ou telle portion de la réalité appa-
raisse comme problème social? Bref, on ne leur a pas demandé de pro-
blématiser leur objet avant de s'attarder à ses transformations. L'eût-on
fait que cela aurait sans doute posé des problèmes, comme en a posé
l'idée sociologique fondamentale de pathologie sociale «qui n'a pas
fait l'unanimité chez nos collaborateurs». Si certains adoptent cette dé-
marche critique, c'est de leur propre initiative, de telle façon que, après
la lecture du livre, on a la désagréable impression que la théorisation et
l'interprétation ont été des domaines réservés aux directeurs de publi-
cation sans, bien sûr, que cette division du travail n'ait été planifiée par
personne.
230 L'État dans la tourmente

La thèse de la «fragmentation des problèmes sociaux»


L'oubli signalé, s'il rend difficilement compréhensible la place
qu'a prise la question sociale dans notre société et la trajectoire prise du
même coup par la société moderne, n'empêche pas pour autant de
comprendre ce qu'il est advenu de ladite question une fois son exis-
tence reconnue. La principale contribution du Traité se trouve là et, ne
serait-ce que pour cette raison, son existence est déjà devenue essen-
tielle. Plus exactement, elle se trouve en conclusion de l'ouvrage, dans
l'idée de «fragmentation des problèmes sociaux» qui signifie ni plus ni
moins l'éclatement de l'objet auquel cet ouvrage aura été consacré. Le
grand mérite du Traité, c'est d'arriver à ce constat, mais c'est très lar-
gement un mérite personnel attribuable à Simon Langlois qui y parvient
au prix d'une incroyable mise à distance des diverses collaborations sur
lesquelles il fonde son verdict. En fait, il les traite davantage comme des
symptômes du problème que comme des enseignements à son sujet.
Chargé de ficeler les contributions en un commentaire conclusif, ce qui,
expérience faite, s'avère fort difficile, Langlois conclut pratiquement à
la nécessaire redéfinition des catégories qui président à l'analyse. Son
verdict final est bien exprimé par le passage suivant (p.l 125):

Au risque de surprendre quelque peu, il nous semble nécessaire de rappeler


l'importance du travail théorique sur les problèmes sociaux. Les pro-
blèmes sont-ils bien posés? Quels sont les postulats sous-jacents? Et sur-
tout, de quelle façon peut-on parvenir à établir des liens entre des pro-
blèmes sociaux trop souvent analysés de façon isolée? Ne faudrait-il pas
redéfinir autrement la pauvreté, la violence, les inégalités socio-
économiques et bien d'autres questions? (Je souligne.)

Je ne sais pas si la radicalité de cette conclusion saute aux yeux du


lecteur. Voyez: Langlois a dirigé la publication d'un ouvrage au sortir
duquel il conclut qu'il faut redéfinir les catégories qui président
(auraient dû présider?) à l'analyse! Cela est énorme comme constat!

Cela est d'autant nécessaire que, comme l'écrit Langlois, «la seule
référence à des conditions objectives ne suffit pas à jeter les bases de
l'émergence d'un problème social» (p. 1111). Si cela est vrai en géné-
ral, cela l'est d'autant que «les problèmes sociaux relèvent de plus en
plus de la logique des groupes d'intérêts et de pression» (p. 1114).
Pourtant, «force est de constater que les collaborateurs de ce Traité ont,
dans l'ensemble, accordé moins d'attention explicite aux mécanismes
mêmes de construction des problèmes comme objets de revendication et
qu'ils ont surtout insisté sur l'analyse des conditions objectives»
(p. 1115). Et encore (p. 1113):
La question sociale a-t-elle une signification? 23 1

Les processus complexes de construction subjective des problèmes so-


ciaux sont dans l'ensemble peu connus et peu étudiés. Cette remarque cri-
tique, que l'on trouvera formulée dans les textes de Colette Parent et de
Christopher McAll, entre autres, à propos de leurs objets d'étude, mérite-
rait sans doute d'être étendue à Vensemble des problèmes sociaux analysés
dans cet ouvrage. (Je souligne.)
Est-ce assez clair? Poursuivons. Dans la mesure où «la façon même
de construire les problèmes sociaux est en train de changer» (p. 1114),
qu'il y a lieu de parler d'un «éclatement des conditions objectives dans
plusieurs directions» (p. 1109), et qu'on «observe une sorte de dérive
des problèmes sociaux vers des groupes à problème», n'y a-t-il pas lieu
de se surprendre de ce que les «analystes» en viennent à considérer une
«revendication, le plus souvent basée sur l'énoncé d'un droit particu-
lier» comme un problème social? Langlois y va d'un jugement assez
tranchant (p. 1116):

Que le grand public en vienne à considérer les problèmes sous cet angle,
rien sans doute de plus normal. Mais que penser des analyses des spécia-
listes? Définir ainsi les problèmes d'abord à partir des clientèles ne risque-
t-il pas d'enliser l'analyse dans une impasse? (Je souligne.)
Ce qui est précisément désigné par Langlois, c'est le fait que l'in-
tuition sociologique de base a très mauvaise presse dans les cercles so-
ciologiques. Le plus loin qu'on est prêt à aller dans cette direction,
quand on y va, c'est dans la reconnaissance que la société «influence»
l'individu et que le mode dominant de cette influence s'appelle «les
classes sociales». Pour dire les choses autrement, si la plupart des socio-
logues croient, avec Proudhon, que les hommes produisent la toile, le lin
et toutes choses du genre et que cette activité est déterminante (plus ou
moins), ils ne croient pas, avec Marx, qu'ils produisent leurs propres
rapports sociaux, de la même façon qu'ils produisent tout le reste.

Taxer cette attitude de «positiviste», ce serait presque faire une fleur


à ceux qui s'y tiennent. Car le positivisme a déjà été un slogan, une
bannière, une cause, bref une valeur qui poussait à la compréhension.
Les catégories de pensée léguées par le marxisme, et qui ont servi en
leur temps à critiquer le naturalisme, ont été à leur tour naturalisées.
Positivisme, peut-être, mais positivisme désidéologisé, dé-dynamisé, de-
venu matter of fact. C'est comme ça, point à la ligne. On est prêt à ad-
mettre qu'il y a plus de fous, ou plus de malades, «dans la classe ou-
vrière» mais non que la folie ou la maladie sont des catégories sociales.
Et on peut maintenant faire cela en citant Foucault!

Il n'y a pas un domaine, en tout cas au Québec, où la sociologie ait


fait meilleure carrière qu'en sociologie de la santé. C'est tellement vrai
232 L'État dans la tourmente

qu'il paraît aller de soi qu'un tel Traité y consacre un chapitre. D'où ce
domaine tire-t-il sa souveraine dispense de légitimation? La proliféra-
tion de l'objet-santé n'est redevable d'aucune autocritique, c'est
quelque chose qui est dépourvu de signification, c'est un fait qui ap-
partient au mouvement de la science et non au mouvement de la société.
On accueille comme fait positif une redéfinition de la santé aux consé-
quences considérables comme celle de l'Organisation mondiale de la
santé, qui en fait un état de bien-être physique, psychique et social sans
réfléchir au fait qu'il n'y a pas une personne au monde qui jouisse
d'un tel «capital-santé»!

En tenant pour acquis l'existence domaniale de la santé, on est


aveugle à l'extension prodigieuse de cette catégorie sociale et sociolo-
gique de la «santé» à des champs de la pratique humaine qui n'ont ja-
mais été considérés comme en relevant. Un exemple: la maladie men-
tale. Traitée en institution ou hors de celle-ci, par des omnipraticiens
tout autant que par des spécialistes, sans oublier les thérapies de toutes
sortes, individuelles ou collectives, la «folie», telle qu'elle fut définie à
l'âge classique à travers une opposition dans le cadre de laquelle les
deux termes (raison et folie) trouvaient leur sens relatif, la «folie» donc
est redéfinie pratiquement comme un état universel que tout le monde
«a» en plus ou moins grande quantité!

La raison moderne n'a pas plus d'existence positive que la folie. Et


on pourrait dire la même chose d'une série d'oppositions modernes: le
privé et le public, la nature et la société, etc. La redéfinition de cette op-
position, comme dans le cas de la folie, à travers sa déconstruction
réelle, pratique, est une sortie du paradigme moderne. On est rendu ail-
leurs, sociétalement parlant, lorsque la pratique sociale qui se donne
pour objet la maladie mentale tend à considérer chacun d'entre nous
comme plus ou moins «malade mental».

La même chose doit être dite à propos de l'exclusion sociale qui ré-
sulte de l'incapacité contemporaine à unifier toute une société à partir
de la catégorie de «travail» (unification qui a déjà mené à la restructura-
tion d'une ancienne forme de société de services et de rapports de dé-
pendance personnels en une société de classes par la même catégorie de
«travail»). Ce phénomène contemporain passe entièrement inaperçu
dans cet ouvrage, tant et si bien que Langlois est obligé de remettre les
pendules à l'heure, en conclusion. La chose est d'autant plus surpre-
nante que, pour quiconque a suivi l'itinéraire intellectuel de Simon
Langlois, cela veut dire qu'il n'a pu «imposer» à personne une contri-
bution sur un sujet qui lui tient à cœur!

L'insouciance à l'égard de la construction sociale de la réalité a


comme autre conséquence de créer des problèmes sociaux dépourvus
La question sociale a-t-elle une signification? 233

d'objets réels. Peut-on sérieusement parler du problème social de l'ex-


clusion des personnes âgées? Du problème social de l'exclusion des
handicapés? Signaler des «carences de l'habitation» est-ce bien désigner
un problème social ou simplement un indice de la pauvreté? Y a-t-il du
sens à faire surgir l'exclusion en affirmant que «toute norme exclut», de
telle sorte que «tout le monde est exclu et tout le monde exclut à un
moment donné», ou que «recourir à la norme, à la règle, c'est donc
vouloir abolir toute différence» (p. 712), tout cela pour justifier le fait
de parler des handicapés comme des exclus? Et que dire d'un problème
social qui, avouera l'auteur de l'article en conclusion, est «largement
méconnu» (p. 448)? À ce compte-là, on n'a pas fini d'en découvrir, ni
d'avoir besoin de spécialistes pour s'en occuper!

Langlois conclut à la fragmentation des problèmes sociaux et tire de


cette conclusion la nécessité de redéfinir les catégories à partir des-
quelles les problèmes sociaux sont appréhendés (ce qui est discutable),
comme je conclus que la signification de la question sociale n'a pas été
envisagée, comme Martin conclut dans sa présentation que, «au fur et à
mesure qu'on progressera dans la lecture et l'étude de ce Traité, on ne
manquera pas d'être frappé par l'intensité des liens qui existent entre la
culture et les problèmes sociaux», nous projetant en plein Canada fran-
çais! Bref, il y en a pour tous les goûts! Et c'est sans doute une conclu-
sion à tirer de la lecture de ce Traité: il y en a effectivement pour tous
les goûts! Ce qui me ramène à un jugement annoncé un peu plus haut:
le projet d'une réflexion synthétique sur la société québécoise, par le
pied de ses problèmes sociaux, a échoué en partie parce que la réalisa-
tion en a été confiée à une «communauté» universitaire trop éclatée
pour mener à terme un tel projet.

Sous cet angle, la lecture du Traité est édifiante. Si vous voulez sa-
voir à quoi ressemble la «communauté» universitaire québécoise sans
fréquenter un colloque de l'ACFAS ou de l'ACSALF, achetez le Traité
qui, soit dit en passant, malgré son format, n'est pas si cher, et lisez-le
d'une couverture à l'autre. Vous verrez que s'y côtoient de véritables
exposés magistraux et des propos d'une insignifiance accablante; de
patients et méthodiques ouvrages de comparaison à côté de prétentieux
et superficiels exercices de name dropping; des petits morceaux d'esprit
spirituel à côté d'esprits aliénés à la mesure des choses dépourvues de
quelque signification que ce soit; il y en a qui parlent de pathologie so-
ciale, utilisant à la manière d'un lapsus le nom du Traité qui n'a pas été
retenu, alors que d'autres se demandent si leur «problème» social est
social ou individuel; et ainsi de suite.
Comme il m'apparaissait impossible de commenter chacun des ar-
ticles, j'ai organisé mes commentaires sous la forme d'une typologie
qui se veut un portrait de la «communauté» universitaire.
234 L'État dans la tourmente

Une typologie des articles en guise de portrait de


la «communauté» universitaire québécoise
Les contributions magistrales

Le Traité s'ouvre sur une contribution magistrale de Jacques


Henripin, qui me donne l'occasion d'en former un type. Le caractère
magistral d'un exposé peut être défini ainsi: il tient à la pleine assump-
tion, par l'auteur, de la position de celui qui est censé savoir et qui donc
enseigne, et pas principalement à l'ampleur de la question traitée. La
motivation concomitante est simplement de vouloir tout comprendre.
Que cette passion s'attache à une discipline entière (démographie,
Henripin), à une problématique globale (comment appréhender les
problèmes sociaux, Dumont), à un objet total (ici, l'objet total
«problème social» de Langlois), à une problématique liée à un petit
domaine d'intervention (drogues illicites et criminalité, Brochu) a au
fond peu d'importance. Ce sont là des professeurs et ils enseignent, leur
passion de comprendre voulant toujours se communiquer elle-même.

Prenons un exemple. Henripin aborde le problème, qui relève ef-


fectivement de la pathologie sociale (il commet le lapsus d'utiliser le
titre qui n'a pas été retenu!), de l'hypofécondité. Et tout y est: les plus
récentes données statistiques sur le problème, doublement relativisées
par comparaison historique et par mise à jour de la construction des
instruments de mesure qui les révèlent, toujours partiellement; la data-
tion précise du phénomène et sa mise en relation avec d'autres phéno-
mènes concomitants qu'il s'interdit d'ériger au rang de cause, mais
qu'il mentionne pour enrichir le portrait du phénomène dont la com-
préhension fait toujours appel à l'interprétation; les acquis de la disci-
pline en passant par les contributions spécifiquement québécoises à
celle-ci; la justification normative de l'insertion du problème au registre
de la pathologie sociale (un peu comme si une société décidait de ne
plus être). Il englobe tout, même ce qui reste à comprendre qui se
trouve au moins désigné. Henripin s'alarme de la situation et s'il sait
que tous ne le font pas, il n'en pense pas moins. Il discute, polémique,
juge. Il n'est pas un des auteurs qu'il évoque qui ne se mérite un juge-
ment, positif ou négatif. Par là se manifeste une volonté de comprendre
qui est toujours à l'œuvre, qui ne se donne pas de répit en ayant encore
un programme d'avance pour continuer. Si on l'écoutait, la démogra-
phie engloutirait toutes les disciplines dans son projet2!

2
En 1962, à l'occasion d'un colloque organisé par la revue Recherches
sociographiques, Henripin lançait l'appel à la constitution pure et simple de la
discipline démographique (qui n'est au fond qu'un immense programme de recherche). En
trente ans et sous sa gouverne, c'est chose faite! Aussi, quand il formule maintenant le
projet d'y intégrer «les économistes, les psychologues et les sociologues, pour ne
La question sociale a-t-elle une signification? 235

Comme c'est l'assomption pleine de la position de celui qui sait qui


détermine l'insertion dans la partie «contributions magistrales» de la ty-
pologie, l'envergure du sujet est de moindre importance. Tout comme,
d'ailleurs, le fait d'être en accord (ou non), subjectivement parlant, avec
l'un ou l'autre article. Quand, au sortir d'un article où on a l'impres-
sion d'avoir eu un cours sur le sujet par un bon professeur, le désaccord
affleure, on se dit que s'il y a matière à désaccord, c'est qu'au fond il y
a matière à discussion. Il n'y a pas de raisons, non plus, d'être a priori
en accord ou en désaccord avec l'envergure du sujet. Tout est dans la
relevance de la question, comme disent les Américains.

Par exemple, la drogue pousse-t-elle au crime? C'est une bonne


question. Serge Brochu a fait de l'éclaircissement de cette question, liée
directement à l'intervention auprès des drogués ou des criminels, c'est
selon, sa propre responsabilité. Et il nous livre un petit bijou dans le
genre. Première évidence: il y a d'abord trop de «drogués» pour ce
qu'il y a de criminels, comme il y a trop de criminels qui n'ont jamais
«sniffé» une ligne ni vu un joint de leur vie. Les gros caïds ne touchent
pas à la drogue qu'ils revendent en grande quantité, et ce n'est pas chez
les prostituées de carrière qu'on trouve des cocaïnomanes. Brochu dé-
montre très bien que l'association de la drogue à la criminalité tient à
deux facteurs: la nécessaire insertion dans un réseau potentiellement
criminel en raison du fait que la revente est criminalisée (ce qui n'a rien
à voir avec une quelconque propriété criminogène de la substance); en-
suite, en raison de la signification sociale attachée à la consommation de
drogue. Et lorsqu'on s'attache à cette signification, force nous est de
constater qu'elle varie selon les utilisateurs. Les effets des drogues sont
trop idiosyncratiques pour induire quelque comportement déterminé
que ce soit. Le plus loin qu'on puisse aller dans l'association de la
drogue à la criminalité, selon Brochu, c'est de signaler une homologie
de signification entre, par exemple, «sniffer» de la coke, se prostituer et
vendre du hasch, éléments associés à un même style de vie, mais qui
peuvent aussi bien revêtir une autre signification et se retrouver en-
semble ou séparément. Au sortir d'un tel article, on a l'impression de
s'être fait assener des évidences avec un certain plaisir. Cela tient sans
doute à ceci: il a fallu que l'auteur soit guidé par un solide sens com-
mun pour déconstruire au préalable le fatras insensé de corrélations non
significatives avant de parvenir à des évidences qui, à cette étape, ne sont
plus seulement vraies: elles sont devenues réjouissantes!

mentionner que les disciplines qui sont le plus susceptibles de contribuer à ces
questions», on en tremble presque!
236 L'État dans la tourmente

Les humbles chercheurs


Il faut souligner que la plupart des collaborateurs à cet ouvrage
s'associent à l'idée très moderne selon laquelle le savoir s'incarne dans
la communauté des savants, idée qui détermine le type de contribution
qu'ils apportent à ce Traité. La croyance en la valeur de la science, qui
est autre chose que le jugement sur la validité de ses opérations, est en-
core très vivace, et elle l'est chez beaucoup.

C'est sans grande assurance que j'ai intitulé «humbles chercheurs»


cette catégorie, par crainte d'en froisser certains. C'est surtout au fond
pour souligner la valeur d'un certain type de recherche qui se voit elle-
même comme une contribution au grand œuvre de la science. Les deux
termes sont d'ailleurs solidaires: il faut qu'il existe une communauté de
scientifiques, ne serait-ce que virtuellement, pour que vouloir y apporter
sa contribution fasse du sens, et c'est parce que seule la communauté
réunie des savants sait que la contribution est humble. L'humilité dont
il est question ne concerne donc ni l'objet, ni l'ampleur du sujet, ni la
valeur des résultats de la recherche. Elle concerne le rapport posé a
priori entre le destinateur et le destinataire, pour employer les catégories
de la sociocritique. Le ton des articles tient au mode d'insertion du des-
tinateur dans la «communauté» universitaire: il s'agit d'un état de la re-
cherche. Puisque seule la communauté sait, on ne peut que faire état de
tout ce savoir, avec toutes les nuances et toutes les comparaisons qu'il
faut.

Vous leur donnez un sujet, et ils sont au poste. Prenez Denise


Lemieux, qui a été deux fois sollicitée pour contribuer à ce Traité. Un
de ses articles porte sur la violence conjugale. L'article précédant le sien
devait porter sur la violence familiale, mais comme l'auteur a soustrait
de son propos la violence envers les enfants, le deux articles traitent du
même sujet. Ils citent à peu près les mêmes sources, dont une étude
américaine qui est Vétude sur le sujet. Ils partagent une dizaine de titres
en bibliographie. Le Traité nous offre donc un instrument de comparai-
son inespéré. Résultat: l'article de Lemieux éclipse totalement le précé-
dent à tous points de vue. On se demande bien pourquoi on a publié les
deux3!

3
Comparons, par exemple, leur exposé sur l'ampleur du phénomène. Au sortir de
l'article de Lemieux, on connaît: les données, leur source, leur caractère très extrapolé,
les raisons pour lesquelles il en est ainsi. On sait donc les limites de ce que l'on sait.
L'auteur qui la précède cite les mêmes chiffres, dit qu'ils ont été mis en doute et laisse le
lecteur là-dessus. Résultat: on a l'impression qu'il sait, mais nous, on ne sait pas. En
passant, les deux auteurs prennent le même espace pour traiter de l'ampleur du
phénomène, soit respectivement 37 et 36 lignes!
La question sociale a-t-elle une signification? 237

On peut dire que Lemieux nous livre, sur la violence conjugale, un


excellent état de la question. État de la question: ce que la communauté
scientifique sait sur le sujet. Sa propre contribution: mettre en
perspective, et donc relativiser, ce que l'«on» sait. Comment? En
braquant ses feux sur l'objectivation sociale du phénomène considéré.
Concrètement: la sensibilisation contemporaine à la violence conjugale,
sa problématisation sociale (problème social) est tributaire du combat
social mené par les femmes. C'est comme ça que cette réalité fut socia-
lement objectivée et c'est par là qu'on la connaît. Il s'ensuit que «les
recherches québécoises sur la violence conjugale sont surtout de type
exploratoire, s'appuyant en majorité sur le recours à des méthodes
qualitatives et l'utilisation de faibles échantillons» (p. 349). Son propos
n'est donc pas immédiatement le phénomène en lui-même, mais les
conditions de son appréhension, qui sont en même temps celles de son
objectivation sociale, donc réelle.

La question demeure cependant entière quant à savoir à quoi exac-


tement on a affaire: Phénomène nouveau? Recrudescence d'une vio-
lence séculaire des hommes à l'égard des femmes? Malgré de multiples
réserves, Lemieux incline franchement à situer la violence actuelle dans
le prolongement de la violence du passé. Elle consacre une section au
«silence du passé sur les femmes battues», mais les faits relatés peuvent
être interprétés dans un sens contraire au sien. Les procès en séparation
intentés en Nouvelle-France au XVIIe siècle, où «les voies de fait sont
présentes» ne témoignent-ils pas de la réprobation de la violence
comme de son existence? Et que dire de ce que, dans la France an-
cienne, «la collectivité et la loi limitaient cette violence en excluant les
blessures et la cruauté», en dépit de l'imprécision des critères?

Cette façon de recourir à l'histoire soulève un problème relatif à


l'explication sociologique. Ce problème, particulièrement évident dans
tous les articles portant sur la violence, a trait à la cause des phénomènes
et se manifeste notamment par une recherche de causes historiques.
Deux caractéristiques s'attachent au phénomène de la violence
familiale qui permettent de la singulariser. Elle s'exerce d'abord dans
une société où la violence a perdu toute légitimité. C'est bête à dire,
mais le droit de correction a déjà été permis, par les mœurs comme par
la loi. La violence, comme moyen d'éducation, a déjà été légitimée. Au
XVIIe siècle, à l'Université d'Oxford en Angleterre, lorsqu'un étudiant
était reçu Master of Grammar, on lui remettait une verge et la cérémonie
de remise des diplômes comportait une séance de flagellation qui, on
n'ose pas le dire, était symbolique. À la fin des années soixante, au
Québec, la «strappe» ou la «banane» était encore une pratique courante
dans les écoles, et la plupart de ceux qui écrivent dans ce Traité doivent
238 L'État dans la tourmente

se rappeler que fumer en cachette ou briser une vitre, ça «méritait une


volée». En second lieu, cette violence ne correspond pas, dans ses
formes, à l'exercice d'une quelconque autorité. Les enfants qui, par
exemple, se retrouvent à l'hôpital brûlés ou mutilés et littéralement
battus n'ont pas reçu une «grosse volée» parce qu'ils auraient été vrai-
ment «trop tannants». La forme de la violence dont ils sont victimes in-
dique qu'il s'agit davantage de torture que de correction. Et il n'y a
aucun lien entre leur propre comportement et le traitement qu'ils subis-
sent, aucune relation reconnais sable: de leur point de vue, la violence
est imprévisible; du point de vue de leurs parents, elle est le déversement
d'un ressentiment sans objet précis, non intentionnellement choisi. Ils
sont la victime incidente d'un ressentiment qui se déverse sur eux, pour
ainsi dire accidentellement. Et c'est terrible.

Avant de brandir ses instruments de mesure, il faut tâter le pouls


d'un phénomène, être sensible à sa véritable dimension pour des hu-
mains. Prendre acte, par exemple, de la signification humaine de la
transgression du tabou de l'inceste. Il ne fait aucun doute que tous les
éléments du «portrait» du père incestueux doivent être mis en lumière
pour contribuer à la compréhension du phénomène et à l'intervention.
C'est ce à quoi s'appliquent Camil Bouchard, Marie-Chantal Gauthier,
Raymond Massé et Marc Tourigny dans un excellent article intitulé
«Les mauvais traitements envers les enfants». Parmi les «éléments qui
pousseraient les hommes à agresser sexuellement un enfant», ils énumè-
rent les suivants: expériences sexuelles négatives dans l'enfance, utilisa-
tion du matériel pornographique lors de la masturbation, difficultés
dans les relations avec les femmes, fait de n'avoir pas été présent dans
l'éducation de son enfant. Mais si on tenait là des causes, ce serait ter-
rible! Si ces éléments agissaient vraiment à titre de causes, le Québec ne
compterait plus les cas de telles agressions!

Quelqu'un comme Henripin, qui croit vraiment que les phéno-


mènes humains ont des causes mesurables et assignables, n'en utilise
pas moins toujours cette notion avec des guillemets, ce qui devrait
constituer une règle générale. L'ensemble des épithètes auxquelles les
auteurs ont recours pour contourner l'impensé — facteurs de risque,
facteurs précipitants, propension à, etc. — devrait être un indice de
l'inadéquation de cette notion avec les affaires humaines. Une vraie
cause agit toujours dans le même sens et les mêmes causes devraient
engendrer les mêmes conséquences. On ne peut assigner cette qualité à
aucun événement humain. Ce n'est pas en provenance de ses causes
qu'il faut chercher à comprendre un phénomène, mais en direction de
sa signification. Toutes les corrélations imaginables ne peuvent servir
qu'à enrichir la connaissance du phénomène afin de dégager sa
signification.
La question sociale a-t-elle une signification? 239

Les militants
Une place particulière doit être accordée aux contributions de ceux
dont la fidélité à la science est plus indirecte, parce qu'elle est assujettie
à une cause: les militants. Un militant, c'est quelqu'un qui, après avoir
longuement réfléchi à la première phrase de son article, choisit d'écrire
ceci:

D'entrée en jeu, aborder la problématique de la «prostitution» dans une


perspective féministe pose des défis. (Colette Parent, p. 393.)
Ou encore qui, en conclusion de son article, croit nécessaire d'affirmer
ceci:

Nous croyons aussi que le chercheur ne peut se contenter d'«observer le


bourreau», de mesurer les conséquences de ses interventions et de chercher
des solutions pour le remplacer éventuellement par quelqu'un de plus hu-
main. Il doit dénoncer les injustices, chercher des moyens de diminuer et
même abolir les moyens répressifs pour gérer les problèmes sociaux et, à
court terme, viser l'amélioration des conditions de détention, favoriser
l'obtention et l'exercice des droits des personnes incarcérées et aider ces
personnes qui sont en partie victimes du système. (Pierre Landreville et
Danielle Laberge: «La prison, solution ou problème social?», p. 1079.)
Le message est clair. C'est un contrat de lecture en même temps
qu'une mise à distance de la science. Les deux nous disent que leur
première fidélité va à la cause, ce qui implique un certain rapport ins-
trumental à la science. Ils se méfient de la science, qui ne saurait être
neutre, et ils voient l'objectivité comme la disposition subjective que
chacun devrait avoir à afficher ses couleurs. Cette position peut donner
lieu à deux variantes extrêmes: soit qu'on utilise franchement la science
dans la panoplie des moyens utiles à la cause, soit qu'on aboutit à
l'identification de l'une avec l'autre puisque l'exigence d'honnêteté
que comporte la science ne saurait mieux être servie que par
l'honnêteté mise dans la défense d'une cause.

Les directeurs de publication ont par exemple confié l'entière res-


ponsabilité de traiter de la dimension juridique des problèmes sociaux à
Pierre Landreville et Danielle Laberge, qui, comme Denise Lemieux, ont
contribué deux fois à ce Traité. Avec un article sur la prison, d'où j'ai
tiré la citation précédente. Et avec un article intitulé «La judiciarisation
des problèmes sociaux». Au sortir de ces articles, on a l'impression
qu'une seule des parties a été entendue.

Pour eux, il est clair que la criminalisation de certains problèmes


sociaux, soit directement (p. ex., le cas de l'alcool au volant) ou
240 L'État dans la tourmente

indirectement (p. ex., quand le système pénal hérite des malades


mentaux désinstitutionnalisés), met en place un renforcement de la
répression ou du contrôle social. Si on peut effectivement faire ce
constat dans de nombreux cas, comme portrait global de la situation,
c'est unilatéral, et donc en partie faux comme en partie vrai. La
décriminalisation de l'avortement, «pour l'instant», comme ils
l'écrivent, ne peut supporter ce verdict. La tendance à administrer les
peines pour trafic de drogue à la manière de travailleurs sociaux
(travaux communautaires, cure de désintoxication, etc.) ne va pas dans
ce sens non plus. Le no-fault de la Régie de F assurance-automobile du
Québec non plus. La tendance de la société pour ce qui est du
traitement des problèmes sociaux (comme en ce qui concerne le
traitement des droits de la personne) n'est pas au renforcement de la
répression. Pénalisation et dépénalisation vont ensemble et la vérité se
trouve dans la prise en considération des deux.

La place de ce genre d'articles se trouve entièrement justifiée par la


nature même de l'objet du Traité. Les problèmes sociaux aujourd'hui
reconnus comme tels ont d'abord dû être légitimés (par de la propa-
gande, par des combats, etc.) avant que la société entière s'en saisisse
pour en faire son problème, au lieu de le laisser être à sa place comme
problème des personnes touchées. Cela dit, si on ne peut reprocher à un
article partial son côté franchement partial, on peut souligner le fait que
la question peut toujours être prise d'un peu plus haut, serait-ce à la
manière d'un Touraine. Surtout à un moment où il est de moins en
moins certain que l'on rencontre, en mettant son désintérêt personnel et
sa générosité au service d'une cause particulière, une idée de justice,
d'égalité ou de liberté communes qui soit généralisable.

Le name dropping
Si la motivation attachée aux contributions magistrales est simple-
ment de tout comprendre, celle qui s'associe au name dropping est de
laisser entendre au lecteur ou à l'auditeur que celui qui écrit sait. Je dis
à l'auditeur, car ce genre de discours foisonne dans les colloques. C'est
un discours d'inclusion dans lequel domine la dimension expressive: se
montrer soi-même comme faisant partie du groupe de ceux qui savent.
Le critère d'inclusion: la maîtrise du discours propre à un domaine, à
une problématique. Pratiquement, cela exige d'être en mesure de citer
des noms, tâche pour laquelle, à la limite, il suffit d'avoir la liste des
chercheurs subventionnés. La discussion ressemble à celle qui pourrait
avoir lieu lors d'une réunion de comité, dans un organisme subvention-
naire, où on doit vite faire le tour de «qui fait quoi». La réflexion est
différée constamment, renvoyée qu'elle est dans des notes au bas des
pages, c'est-à-dire que la responsabilité de comprendre et d'expliquer
La question sociale a-t-elle une signification? 241

est refilée à quelqu'un d'autre. Il semble d'ailleurs que l'auto-citation


soit une variante du syndrome examiné, ou en tout cas un indice cer-
tain4.
Puisque l'idée, derrière le name dropping, c'est de ne rien expli-
quer tout en ayant l'air de le faire, les affirmations ont toujours un ca-
ractère fuyant, difficile à saisir. Quand on écrit que «la plupart des cher-
cheurs s'entendent sur le fait que le suicide traduit la présence de failles
majeures dans certains aspects du fonctionnement d'une société sans
qu'on puisse pour autant mettre en cause la société dans son ensemble»
(p. 767), on n'offre à saisir aucune idée sociologique la moindrement
consistante dont on pourrait débattre! Simplement, on pose en socio-
logue!

L'article qui porte sur la violence familiale est l'exemple type de ce


name dropping qui consiste en une simple relation de la recherche, sans
problématisation de l'objet, ni éclairage épistémologique des courants
relevés. Au total on n'apprend rien. Non seulement n'apprend-on rien,
mais le discours est construit de telle sorte qu'il comporte sa propre an-
nulation. Sémantiquement, chaque phrase, chaque paragraphe, chaque
section se boucle sur sa propre annulation. Si une étude a montré cela,
une autre a montré le contraire. Si je décèle une cause, elle est immédia-
tement qualifiée de non déterminante. Si je me prononce, c'est au
conditionnel. Exercice périlleux puisqu'il s'agit en même temps d'af-
firmer sans jamais pouvoir être pris en défaut.

Analysons, pour illustrer mon propos, la section où l'auteur parle


des causes de la violence. Notons que le sujet est important, cela dit sans
aucune espèce d'ironie. Première phrase: «Il n'y a pas, présentement,
de consensus sur les causes de la violence conjugale.» Admettons. Il est
clair que l'auteur n'a pas l'intention d'élaborer lui-même une thèse sur
la question, au prix de la polémique avec d'autres. Il regarde le champ
de la recherche et nous dit que, présentement, il n'y a pas de consensus.
C'est possible. Phrase suivante: «La diversité des explications est telle
que Dutton parle d'un portrait byzantin et souvent contradictoire.»
D'un strict point de vue informatif, cette phrase redouble la précédente.
Elle lui permet de citer quelqu'un et, cela étant, de s'introduire parmi
ceux qui savent. Comme lecteur, je sais qu'il a lu une étude qui en
parle. Continuons. Sur le non consensus: «Plusieurs perspectives
méthodologiques ont été adoptées» et «par ailleurs», on peut peut-être
attribuer ces divergences aux «biais associés aux types de popula-
tions choisies dans les études». Ce qui est immédiatement nuancé par
le fait que, «au-delà des aspects méthodologiques, les divergences

4
Un des auteurs dont je parle va même jusqu'à se citer lui-même 40 fois sur un nombre
total de renvois de 55 !
242 L'État dans la tourmente

idéologiques ont profondément marqué le débat sur les causes de la


violence conjugale» (entre parenthèses, le chapitre s'intitule violence
familiale).

Notez que l'auteur n'a manifestement pas l'intention ni de lever


l'absence de consensus ni de l'expliquer, ne serait-ce qu'en éclairant
les raisons qui font que, présentement, il n'y a pas consensus. Pourtant,
si je peux montrer que des méthodes différentes ont conduit à des
conclusions différentes, en d'autres termes si je peux associer la partia-
lité d'une conclusion à la partialité d'une méthode, ne suis-je pas en
mesure de contribuer à lever l'absence de consensus?

Ensuite, ça dérape. Après être passé par un dédale de raisonnement


qui n'est pas sans faire penser à l'émission télévisée Le travail à la
chaîne (l'auteur ouvre quatre parenthèses pour n'en fermer qu'une
seule!), on aboutit à une conclusion qui est un petit morceau d'antho-
logie d'un discours qui comporte sa propre annulation. Le passage est
important puisqu'il concerne une théorie qui «essaie de tenir compte à
la fois des facteurs sociaux et des facteurs individuels» dans l'explica-
tion de la violence conjugale, ce qui est assez global! Il écrit (p. 325):

O'Leary indique notamment [notez: il ne fait qu' indiquer, ce qui n'est pas
très catégorique, et seulement notamment] «que l'observation de la vio-
lence parentale a clairement un effet, tant sur les hommes que sur les
femmes». Il relève [notez encore: il relève, c'est-à-dire il commente ce qui
se fait] qu'une étude basée sur des analyses multivariées indique que «cet
effet paraît avoir une influence plus directe sur les hommes que sur les
femmes». Une telle influence ne doit toutefois pas être comprise comme
un déterminisme ou encore une condition sine qua non pour qu'il y ait
agression, puisque plusieurs autres facteurs sont associés au comporte-
ment violent.
Sur les phénomènes qui auraient pu mener à la validation de la
«théorie de l'apprentissage social»: rien. Bilan: une théorie censée ex-
pliquer quelque chose d'important, les causes de la violence familiale,
en tenant compte d'à peu près tout (facteurs individuels et sociaux) qui
se contente d'indiquer notamment quelque chose qu'on doit croire sur
parole et encore qui ne semble pas jouer pareillement pour les hommes
et pour les femmes et qui, en guise d'explication, ne doit pas être pris
trop au sérieux puisque d'autres facteurs entrent en ligne de compte!
Très franchement, on se demande comment un tel article a pu se
rendre au-delà du premier lecteur. Le problème, c'est que le genre de
réflexion que je n'ai fait qu'illustrer élude très consciemment et systé-
matiquement la raison d'être de la discussion scientifique: expliquer,
comprendre, débattre, etc. Et tout cela sous le couvert d'une
La question sociale a-t-elle une signification? 243

bienveillante neutralité. Les relationnistes de la recherche, ces artisans


du name dropping, font carrière sur un crédit emprunté à la légitimité
de la science et aux crédits bien sonnants de la recherche subven-
tionnée. Coupez-leur les crédits de recherche et ils retomberont dans
une situation intenable: expliquer quelque chose à quelqu'un. Être des
professeurs, quoi!

On a l'air d'un sauvage non rompu aux civilités de la discussion


scientifique lorsqu'on écrit noir sur blanc que tel article est une défec-
tion de la raison d'être de la science. Et on a envie de laisser passer la
chose qui en elle-même est sans intérêt. Mais on ne peut en dire autant
de sa reconnaissance publique. Tout le problème est là. Le succès du
name dropping, qui se mesure en audience à un colloque, en publica-
tions, en crédits de recherche, en nombre de citations des articles, etc.,
n'est possible que grâce à la complaisance généralisée. C'est cela qui
n'est pas sans intérêt.

Les aliénés de la science


Beaucoup de phénomènes sont en «non-rapport» dans l'infinie
virtualité des événements de la vie (et du cosmos), de telle sorte que s'il
nous prenait la folle idée de tout mesurer, de mesurer tous les rapports
de tout à tout, nous nous retrouverions avec un nombre incalculable
d'absences de corrélations dont nous aurions vérifié la présencel La
méthode scientifique me dira qu'une corrélation n'a pas été vérifiée,
mais elle ne saturait me dire s'il y avait du sens, et quel sens il y avait, à
tenter d'établir une corrélation entre deux phénomènes.
Quel sens y a-t-il à prouver la non-corrélation de phénomènes
qu'aucune anticipation raisonnable ne permet, a priori, de réunir? À
mesurer, par exemple, le rapport entre l'accessibilité perçue d'équipe-
ments culturels aussi variés que les arenas, les salles de cinéma, les mu-
sées, les «centres d'archives», les bibliothèques publiques, les salles de
spectacles et le taux de fréquentation de chacun? C'est pourtant ce
qu'entreprend un universitaire dans un article intitulé «Problèmes de
participation aux ressources culturelles», non sans nous avoir averti
qu'il faut postuler des conditions de déplacement sécuritaires, «car qui
ira au musée s'il faut s'y rendre au risque de sa vie?»!

Le chercheur en question n'entend pas mesurer le rapport entre la


perception de l'accessibilité des musées et leur fréquentation par les
usagers, ce qui aurait du sens. Si on s'aperçoit que 75 % des gens qui
ne fréquentent pas les musées les croient «inaccessibles» (trop snob, trop
cher, etc.), on peut toujours les convaincre du contraire et modifier leur
action en modifiant leur perception subjective. Ici, on suppose que cette
244 L'État dans la tourmente

perception subjective est déterminante, et pour cela, on doit


(hypothétiquement) rendre le goût-d'aller-au-musée équivalent à
d'autres goûts. Mais il est impossible de faire comme l'auteur et de
rendre semblable le goût d'aller au musée et le goût de fréquenter un
centre de recherche!

Notre chercheur conclut pourtant à la non-vérification d'une corré-


lation qu'il était le seul à attendre, à savoir que «l'accessibilité d'un
équipement est donc une condition nécessaire, certes, mais non suffi-
sante pour expliquer la participation». La preuve, c'est que beaucoup
de gens trouvent les centres de recherche accessibles sans y aller jamais!
Croyant avoir accru le savoir universel sur la réalité, l'auteur a invalidé
ses variables sans s'en apercevoir!

Croire qu'on se trouve en possession d'un quelconque savoir posi-


tif parce que l'on a vérifié l'absence d'une corrélation, cela témoigne
de la perte du sens commun. Comment arrive-t-on à se poser une ques-
tion pareille? Il faut penser que la science seule, en ses opérations, peut
nous donner un monde fiable. Il faut être un aliéné de la science. En
comparaison avec le name dropping, l'aliénation face à la science est
franche comme un aveu. Il est même difficile d'y attribuer une origine
motivationnelle, puisqu'elle manifeste un état, irrémédiable. C'est très
sérieusement que ceux qui sont atteints de ce syndrome mesurent des
choses dénuées de signification. On en éprouve presque de la compas-
sion.

Conclusion
La première chose à dire de ce Traité, c'est que son existence se
trouve justifiée du seul fait qu'il a permis d'accoucher de la probléma-
tique du social esquissée en introduction par Dumont et de l'idée de
«fragmentation des problèmes sociaux» sur laquelle Langlois conclut
l'ouvrage.

La deuxième chose, c'est qu'il n'atteint son but qu'indirectement.


Peu d'articles prennent en charge, à partir de leur domaine propre, la
problématique d'ensemble. Il n'y a pas de raison. Je veux dire: il n'y a
pas de raison pour que la thèse défendue dans le macrocosme du bou-
quin ne se retrouve pas dans le microcosme des articles. Lisez la
conclusion de Langlois et vous verrez. Il n'apprend pas beaucoup des
diverses contributions. Il réussit à ficeler des extraits d'une majorité de
contributions dans un commentaire unifié dont l'inspiration vient
d'ailleurs (Becker, Spector et Kitsuse, Mills, Moscovici, etc.). Il a trouvé
dans ces articles matière à réflexion. Ce n'est pas un problème, mais
c'est significatif. La thèse de la «fragmentation des problèmes sociaux»
La question sociale a-t-elle une signification? 245

n'est défendue par personne, «dans le particulier». Elle vient après


coup, on l'a vu, au prix de critiques importantes. Du point de vue de
l'intention que ce Traité manifeste, c'aurait dû être le point de départ.
Ce qui aurait orienté les auteurs vers l'assomption personnelle d'une
problématique d'ensemble. Mais on leur a demandé des articles sur des
«thèmes».
Cette orientation se fût-elle manifestée que sa réalisation eût été
problématique, C'est la troisième chose qu'il y a à dire de ce Traité.
Lisez l'article de Dumont, cette fois, et vous verrez. Manifestement,
Dumont et Langlois ont été incapables d'imposer à leurs
«collaborateurs» une «ligne politique minimale», comme on disait
quand j'étais au cégep, susceptible d'assurer à l'ouvrage une plus
grande unité. Cette remarque ne concerne pas l'effort ou le projet, mais
ceux à qui la réalisation fut confiée et la cohésion réelle de la
«communauté» universitaire aujourd'hui.

Dans les années cinquante, le département de sociologie de l'Uni-


versité Laval pouvait encore convoquer un colloque sur le Québec
contemporain selon une démarche qui aujourd'hui peut paraître au-
toritaire:

Le choix du sujet particulier de chacune de ces communications fut établi


d'après un plan d'ensemble élaboré durant l'année 1951-52 par une comité
de professeurs de l'Université Laval5. (Je souligne.)
Après quoi on a soumis, avant le colloque, les textes commandés en
bonne et due forme à un «spécialiste en l'invitant à une analyse cri-
tique6». Une telle façon de faire est sans doute impossible aujourd'hui.
Qui s'y soumettrait? Cela remet en question la possibilité même de faire
appel à la «communauté» universitaire, at large. Pour mener à terme un
tel projet, il faudrait d'abord en convaincre plusieurs que l'idée socio-
logique de base de «production de la société» a du sens. C'est peine
perdue.

Cela dit, si on laisse de côté les attentes évoquées pour envisager le


livre tel qu'il est, on doit dire qu'une quarantaine d'articles au plus sur
56 valait la dépense. C'est la quatrième chose. Hormis les excellentes
contributions dont j ' a i parlé, il faut souligner l'article sur le sida
(Michel Perreault) qui mérite au moins un commentaire. C'est un des

5
J.-C. Falardeau (dir.), Essais sur le Québec contemporain, Québec, Presses de
l'Université Laval, 1953, p. 16. Il s'agit des actes de ce colloque qui fut tenu en 1952.
Soit dit en passant, l'ouvrage, d'une thématique très canadienne-française, publie des
communications en français et en anglais.
6
Ibid., p. 18.
246 L'État dans la tourmente

rares articles dont l'auteur réfléchit sur la société globale à partir d'un
domaine particulier. Dans cette catégorie, les articles sur les familles
monoparentales (Renée B.-Dandurand) et sur l'euthanasie (David J.
Roy). Plein de bons «états de la recherche», comme je l'ai déjà laissé
entendre, qui permettent de ne pas désespérer de la communauté uni-
versitaire, nommée ici sans guillemets. En particulier, outre ceux dont
j'ai parlé, les articles sur les «facteurs sociaux de la santé, de la maladie
et de la mort» (Ginette Paquet), le sous-développement régional
(Clermont Dugas), la fugue et la prostitution chez les mineurs (Léon
Bernier et Jean Trépanier), l'analphabétisme (Jean-Pierre Proulx), l'in-
tégration des immigrants (Julien Harvey), le chômage (Pierre Fortin) et
les dilemmes de l'État-providence (Réjean Landry et Vincent
Lemieux). Dans la même veine, les articles de praticiens, parmi lesquels
je range les chercheurs en milieu institutionnel: articles sur l'alcoolisme
(Michel Landry, Pierre Lamarche, Jean Boislard et Louise Nadeau), sur
les mauvais traitements envers les enfants (Camil Bouchard, Marie-
Chantal Gauthier, Raymond Massé [intervenant] et Marc Tourigny) et
l'itinérance (Céline Mercier, Louise Fournier et Guylaine Racine).

En cinquième lieu, par défaut d'objet réel, la présence de certains


articles s'avère très discutable. C'est le cas de celui sur la condition
masculine où il est fait état de l'improbable «instinct paternel». De celui
sur «les atteintes à la vie privée» où il est question d'un problème social
«largement méconnu». Défaut d'objet aussi l'article sur les carences de
l'habitation qui ne réussit à convaincre personne que ce problème n'est
pas qu'un indice de la pauvreté, celui sur l'exclusion des personnes
âgées, mais pas l'autre sur le vieillissement parce qu'il récuse le range-
ment dans la catégorie de pathologie sociale. Défaut d'objet aussi pour
l'article sur les handicapés, malgré tout le respect que j'ai pour ses au-
teurs.
La sixième chose qui doit être dite à propos de ce Traité, c'est que
certains articles n'auraient jamais dû franchir le cap de la première lec-
ture en vertu de critères scientifiques standard. Ce ne fut pas le cas. Il
semble bien que les directeurs, dans deux cas au moins, aient décidé de
«doubler» de mauvais articles (sur la violence familiale et sur le déve-
loppement régional) et qu'ils aient adopté comme ligne générale de se
reprendre, critiquement, en conclusion.

Quoi qu'il en soit, aucun des articles suivants ne méritait Y imprima-


tur de l'IQRC L'article sur le suicide: il devrait être interdit d'endom-
mager un cas aussi classique dans l'histoire de la sociologie. Il est dif-
ficile de croire qu'on n'ait trouvé personne d'autre. L'article sur les
régions («Régions et sous-développement économique: voies de solu-
tion»), totalement éclipsé, et sans doute doublé, par celui qui le précède
sur le même sujet. Puis quatre articles qui méritent de figurer dans l'une
La question sociale a-t-elle une signification? 247

ou l'autre des deux dernières catégories de ma typologie: l'article sur


«la délinquance des adolescents», celui intitulé «Violence et société»,
celui portant sur «la violence familiale», par défection de la raison
d'être de la science, et celui sur les «problèmes de participation aux res-
sources culturelles», pour cause d'aliénation à la science. Ajoutons que
le crayon rouge d'un réviseur accrédité par une autorité qui paraît avoir
manqué aurait dû se manifester pour épurer le Traité de nombreuses
paroles en l'air ou obliger certains auteurs à parler de ce qu'ils annon-
cent.

Finalement, bien que non intentionnellement, l'ouvrage se révèle


aussi être une sorte de document historique en ce qu'il offre un
excellent portrait de la «communauté» universitaire québécoise. Dans
cette perspective, la comparaison avec des ouvrages analogues,
notamment ceux qui ont été publiés dans les années cinquante et
soixante, s'avérerait très instructive.

Daniel DAGENAIS
Groupe interuniversitaire d'étude de la postmodernité
Université du Québec à Montréal

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