La Question Sociale A-T-Elle Une Signification?: Daniel Dagenais
La Question Sociale A-T-Elle Une Signification?: Daniel Dagenais
La Question Sociale A-T-Elle Une Signification?: Daniel Dagenais
2022 09:03
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1002284ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1002284ar
Éditeur(s)
Département de sociologie - Université du Québec à Montréal
ISSN
0831-1048 (imprimé)
1923-5771 (numérique)
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Daniel DAGENAIS
Pour les autres, voici comment j'aborde le sujet. D'abord, une pré-
sentation de l'ouvrage: son objet, sa composition et son économie géné-
rale. Dans un deuxième temps, je m'attache au traitement qui y est fait
de la question sociale en examinant la problématique que présente
Fernand Dumont en introduction et la thèse de la «fragmentation des
problèmes sociaux» que soumet Simon Langlois en conclusion. En pas-
sant, on verra le décalage évident entre le projet tel qu'il fut conçu à
l'origine et sa réalisation. Finalement, puisque l'ouvrage est à sa ma-
nière un portrait de la «communauté» universitaire québécoise étant
donné le nombre de personnes qui y ont contribué, j'ai essayé d'en
fixer les traits en une typologie qui se veut au moins une manière un
peu systématique de parler d'un certain nombre d'articles.
1
F. Dumont, S. Langlois et Y. Martin (dir.), Traité des problèmes sociaux, Québec,
IQRC, 1994, 1164 p.
224 L'État dans la tourmente
Le Traité
Commençons par donner une idée de l'ouvrage à qui n'a pas en-
core vu ce gros livre sur les rayons. Comparable au Traité d'anthropo-
logie médicale publié par l'IQRC en 1985, tant par sa carrure de dic-
tionnaire que son allure de somme définitive sur le sujet, le Traité des
problèmes sociaux se veut un portrait de la société québécoise sous
l'angle de ses problèmes sociaux. Il peut aussi être rapproché de l'ou-
vrage Le Québec en jeu publié aux Presses de l'Université de Montréal
en 1992, sous la direction de Gérard Daigle avec la collaboration de
Guy Rocher: même projet sommatif, sans parler des champs de préoc-
cupation qui sont pratiquement superposés (travail, population, condi-
tion féminine, santé et services sociaux, famille, etc.), la différence de
perspective à travers laquelle ils sont abordés (défis par opposition à
problèmes) n'étant absolument pas décisive.
Si le projet d'un tel traité se trouve justifié par les accointances his-
toriques particulières entre la sociologie et les problèmes sociaux et par
l'inexistence d'une étude exhaustive sur le sujet, propre au Québec (dit
Simon Langlois), le fait de s'être aperçu tant de la continuité de la dis-
cipline que de l'inexistence d'un ouvrage semblable n'est relevé par
personne. Quant à la composition de l'ouvrage, elle ne reçoit qu'une
justification à la pièce. Yves Martin, à qui a incombé la responsabilité
d'en expliciter l'économie générale, évoque tantôt l'exemplarité du
lien entre pathologie sociale et pathologie individuelle pour justifier un
domaine, celui des «facteurs sociaux de la maladie» (ce «lien» ne
devrait-il pas s'appliquer à tous les problèmes?), tantôt l'objectivité
sociale d'un domaine définie par une pratique instituée (déviance), et
tantôt arrondit les coins en conférant à une section une cohérence
qu'elle assume difficilement (hypofécondité, sous-développement
régional et vieillissement de la population auraient à voir avec «la
structure sociale en tant que telle» tout autant que l'habitation et
l'environnement).
Les 54 articles sont encadrés, et à vrai dire dominés, par deux textes
importants: l'introduction de Fernand Dumont et la conclusion de
Simon Langlois. L'introduction et la conclusion paraissent flotter au-
La question sociale a-t-elle une signification? 225
Cela est d'autant nécessaire que, comme l'écrit Langlois, «la seule
référence à des conditions objectives ne suffit pas à jeter les bases de
l'émergence d'un problème social» (p. 1111). Si cela est vrai en géné-
ral, cela l'est d'autant que «les problèmes sociaux relèvent de plus en
plus de la logique des groupes d'intérêts et de pression» (p. 1114).
Pourtant, «force est de constater que les collaborateurs de ce Traité ont,
dans l'ensemble, accordé moins d'attention explicite aux mécanismes
mêmes de construction des problèmes comme objets de revendication et
qu'ils ont surtout insisté sur l'analyse des conditions objectives»
(p. 1115). Et encore (p. 1113):
La question sociale a-t-elle une signification? 23 1
Que le grand public en vienne à considérer les problèmes sous cet angle,
rien sans doute de plus normal. Mais que penser des analyses des spécia-
listes? Définir ainsi les problèmes d'abord à partir des clientèles ne risque-
t-il pas d'enliser l'analyse dans une impasse? (Je souligne.)
Ce qui est précisément désigné par Langlois, c'est le fait que l'in-
tuition sociologique de base a très mauvaise presse dans les cercles so-
ciologiques. Le plus loin qu'on est prêt à aller dans cette direction,
quand on y va, c'est dans la reconnaissance que la société «influence»
l'individu et que le mode dominant de cette influence s'appelle «les
classes sociales». Pour dire les choses autrement, si la plupart des socio-
logues croient, avec Proudhon, que les hommes produisent la toile, le lin
et toutes choses du genre et que cette activité est déterminante (plus ou
moins), ils ne croient pas, avec Marx, qu'ils produisent leurs propres
rapports sociaux, de la même façon qu'ils produisent tout le reste.
qu'il paraît aller de soi qu'un tel Traité y consacre un chapitre. D'où ce
domaine tire-t-il sa souveraine dispense de légitimation? La proliféra-
tion de l'objet-santé n'est redevable d'aucune autocritique, c'est
quelque chose qui est dépourvu de signification, c'est un fait qui ap-
partient au mouvement de la science et non au mouvement de la société.
On accueille comme fait positif une redéfinition de la santé aux consé-
quences considérables comme celle de l'Organisation mondiale de la
santé, qui en fait un état de bien-être physique, psychique et social sans
réfléchir au fait qu'il n'y a pas une personne au monde qui jouisse
d'un tel «capital-santé»!
La même chose doit être dite à propos de l'exclusion sociale qui ré-
sulte de l'incapacité contemporaine à unifier toute une société à partir
de la catégorie de «travail» (unification qui a déjà mené à la restructura-
tion d'une ancienne forme de société de services et de rapports de dé-
pendance personnels en une société de classes par la même catégorie de
«travail»). Ce phénomène contemporain passe entièrement inaperçu
dans cet ouvrage, tant et si bien que Langlois est obligé de remettre les
pendules à l'heure, en conclusion. La chose est d'autant plus surpre-
nante que, pour quiconque a suivi l'itinéraire intellectuel de Simon
Langlois, cela veut dire qu'il n'a pu «imposer» à personne une contri-
bution sur un sujet qui lui tient à cœur!
Sous cet angle, la lecture du Traité est édifiante. Si vous voulez sa-
voir à quoi ressemble la «communauté» universitaire québécoise sans
fréquenter un colloque de l'ACFAS ou de l'ACSALF, achetez le Traité
qui, soit dit en passant, malgré son format, n'est pas si cher, et lisez-le
d'une couverture à l'autre. Vous verrez que s'y côtoient de véritables
exposés magistraux et des propos d'une insignifiance accablante; de
patients et méthodiques ouvrages de comparaison à côté de prétentieux
et superficiels exercices de name dropping; des petits morceaux d'esprit
spirituel à côté d'esprits aliénés à la mesure des choses dépourvues de
quelque signification que ce soit; il y en a qui parlent de pathologie so-
ciale, utilisant à la manière d'un lapsus le nom du Traité qui n'a pas été
retenu, alors que d'autres se demandent si leur «problème» social est
social ou individuel; et ainsi de suite.
Comme il m'apparaissait impossible de commenter chacun des ar-
ticles, j'ai organisé mes commentaires sous la forme d'une typologie
qui se veut un portrait de la «communauté» universitaire.
234 L'État dans la tourmente
2
En 1962, à l'occasion d'un colloque organisé par la revue Recherches
sociographiques, Henripin lançait l'appel à la constitution pure et simple de la
discipline démographique (qui n'est au fond qu'un immense programme de recherche). En
trente ans et sous sa gouverne, c'est chose faite! Aussi, quand il formule maintenant le
projet d'y intégrer «les économistes, les psychologues et les sociologues, pour ne
La question sociale a-t-elle une signification? 235
mentionner que les disciplines qui sont le plus susceptibles de contribuer à ces
questions», on en tremble presque!
236 L'État dans la tourmente
3
Comparons, par exemple, leur exposé sur l'ampleur du phénomène. Au sortir de
l'article de Lemieux, on connaît: les données, leur source, leur caractère très extrapolé,
les raisons pour lesquelles il en est ainsi. On sait donc les limites de ce que l'on sait.
L'auteur qui la précède cite les mêmes chiffres, dit qu'ils ont été mis en doute et laisse le
lecteur là-dessus. Résultat: on a l'impression qu'il sait, mais nous, on ne sait pas. En
passant, les deux auteurs prennent le même espace pour traiter de l'ampleur du
phénomène, soit respectivement 37 et 36 lignes!
La question sociale a-t-elle une signification? 237
Les militants
Une place particulière doit être accordée aux contributions de ceux
dont la fidélité à la science est plus indirecte, parce qu'elle est assujettie
à une cause: les militants. Un militant, c'est quelqu'un qui, après avoir
longuement réfléchi à la première phrase de son article, choisit d'écrire
ceci:
Le name dropping
Si la motivation attachée aux contributions magistrales est simple-
ment de tout comprendre, celle qui s'associe au name dropping est de
laisser entendre au lecteur ou à l'auditeur que celui qui écrit sait. Je dis
à l'auditeur, car ce genre de discours foisonne dans les colloques. C'est
un discours d'inclusion dans lequel domine la dimension expressive: se
montrer soi-même comme faisant partie du groupe de ceux qui savent.
Le critère d'inclusion: la maîtrise du discours propre à un domaine, à
une problématique. Pratiquement, cela exige d'être en mesure de citer
des noms, tâche pour laquelle, à la limite, il suffit d'avoir la liste des
chercheurs subventionnés. La discussion ressemble à celle qui pourrait
avoir lieu lors d'une réunion de comité, dans un organisme subvention-
naire, où on doit vite faire le tour de «qui fait quoi». La réflexion est
différée constamment, renvoyée qu'elle est dans des notes au bas des
pages, c'est-à-dire que la responsabilité de comprendre et d'expliquer
La question sociale a-t-elle une signification? 241
4
Un des auteurs dont je parle va même jusqu'à se citer lui-même 40 fois sur un nombre
total de renvois de 55 !
242 L'État dans la tourmente
O'Leary indique notamment [notez: il ne fait qu' indiquer, ce qui n'est pas
très catégorique, et seulement notamment] «que l'observation de la vio-
lence parentale a clairement un effet, tant sur les hommes que sur les
femmes». Il relève [notez encore: il relève, c'est-à-dire il commente ce qui
se fait] qu'une étude basée sur des analyses multivariées indique que «cet
effet paraît avoir une influence plus directe sur les hommes que sur les
femmes». Une telle influence ne doit toutefois pas être comprise comme
un déterminisme ou encore une condition sine qua non pour qu'il y ait
agression, puisque plusieurs autres facteurs sont associés au comporte-
ment violent.
Sur les phénomènes qui auraient pu mener à la validation de la
«théorie de l'apprentissage social»: rien. Bilan: une théorie censée ex-
pliquer quelque chose d'important, les causes de la violence familiale,
en tenant compte d'à peu près tout (facteurs individuels et sociaux) qui
se contente d'indiquer notamment quelque chose qu'on doit croire sur
parole et encore qui ne semble pas jouer pareillement pour les hommes
et pour les femmes et qui, en guise d'explication, ne doit pas être pris
trop au sérieux puisque d'autres facteurs entrent en ligne de compte!
Très franchement, on se demande comment un tel article a pu se
rendre au-delà du premier lecteur. Le problème, c'est que le genre de
réflexion que je n'ai fait qu'illustrer élude très consciemment et systé-
matiquement la raison d'être de la discussion scientifique: expliquer,
comprendre, débattre, etc. Et tout cela sous le couvert d'une
La question sociale a-t-elle une signification? 243
Conclusion
La première chose à dire de ce Traité, c'est que son existence se
trouve justifiée du seul fait qu'il a permis d'accoucher de la probléma-
tique du social esquissée en introduction par Dumont et de l'idée de
«fragmentation des problèmes sociaux» sur laquelle Langlois conclut
l'ouvrage.
5
J.-C. Falardeau (dir.), Essais sur le Québec contemporain, Québec, Presses de
l'Université Laval, 1953, p. 16. Il s'agit des actes de ce colloque qui fut tenu en 1952.
Soit dit en passant, l'ouvrage, d'une thématique très canadienne-française, publie des
communications en français et en anglais.
6
Ibid., p. 18.
246 L'État dans la tourmente
rares articles dont l'auteur réfléchit sur la société globale à partir d'un
domaine particulier. Dans cette catégorie, les articles sur les familles
monoparentales (Renée B.-Dandurand) et sur l'euthanasie (David J.
Roy). Plein de bons «états de la recherche», comme je l'ai déjà laissé
entendre, qui permettent de ne pas désespérer de la communauté uni-
versitaire, nommée ici sans guillemets. En particulier, outre ceux dont
j'ai parlé, les articles sur les «facteurs sociaux de la santé, de la maladie
et de la mort» (Ginette Paquet), le sous-développement régional
(Clermont Dugas), la fugue et la prostitution chez les mineurs (Léon
Bernier et Jean Trépanier), l'analphabétisme (Jean-Pierre Proulx), l'in-
tégration des immigrants (Julien Harvey), le chômage (Pierre Fortin) et
les dilemmes de l'État-providence (Réjean Landry et Vincent
Lemieux). Dans la même veine, les articles de praticiens, parmi lesquels
je range les chercheurs en milieu institutionnel: articles sur l'alcoolisme
(Michel Landry, Pierre Lamarche, Jean Boislard et Louise Nadeau), sur
les mauvais traitements envers les enfants (Camil Bouchard, Marie-
Chantal Gauthier, Raymond Massé [intervenant] et Marc Tourigny) et
l'itinérance (Céline Mercier, Louise Fournier et Guylaine Racine).
Daniel DAGENAIS
Groupe interuniversitaire d'étude de la postmodernité
Université du Québec à Montréal