Crise de La Democratie Representative

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« Mouvements anti-mondialisation : la crise de la démocratie représentative »

Jérôme Montès
Études internationales, vol. 32, n° 4, 2001, p. 773-782.

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ESSAI

Mouvements anti-mondialisation :
la crise de la démocratie représentative
J é r ô m e MONTÉS*

RÉSUMÉ : L'irruption des mouvements anti-mondialisation sur la scène internationale,


au cours des dernières années, constitue un angle d'approche original pour analyser la
crise de la démocratie représentative. L'auteur commence par montrer en quoi la
contestation anti-mondialiste représente une forme de démocratie participative. Il met
ensuite en garde contre la dérive de cette démocratie participative vers une forme de
démocratie réactive.
ABSTRACT : The raid ofthe anti-globalization movements on the international scène,
during the lastyears, constitute an original angle ofapproach to analyze the crisis of the
représentative democracy. The author begins by showing in what the anti-internationalist
contesting represents a shape of participative democracy. He warns then against the
drift towards a shape of reactive democracy.

« Si les citoyens dictaient leur volonté, ce ne serait plus un État représentatif,


ce serait un État démocratique. Le peuple ne peut avoir qu'une voix, celle de
la législature nationale; le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses
représentants » (Sieyes).
Le décalage de plus en plus perceptible entre les gouvernants, censés
représenter la nation 1 , et les citoyens, qui se sentent tenus à l'écart de la
conduite des affaires du monde, témoigne de la crise de la démocratie
représentative2. Dans l'arène internationale, l'importance prise, en quelques
années, par les mouvements anti-mondialisation en constitue l'un des
symptômes forts. Au-delà de quelques succès de librairies3, pourtant, les
diagnostics approfondis sur l'état du patient sont rares et l'essentiel de la
littérature existante sur le sujet reste le fait d'acteurs engagés dans la mouvance
anti-mondialiste4. Les mouvements anti-mondialisation constituent donc un
objet d'étude nouveau et attractif pour la recherche, comme l'illustre l'initiative
de plusieurs universitaires de former un Groupe d'études et de recherche sur

* Institut d'Études Politiques de Toulouse, France. Courriel : [email protected].


1. Emmanuel SIEYES, Qu'est-ce que le Tiers-État?, Paris, PUF, 1982, 93 p.
2. Robert A. DAHL, « A Démocratie Dilemma : System Effectiveness versus Citizen Participation »,
Political Science Quarterly, vol. 109, n° 1, printemps 1994, pp. 23-28.
3. Frédéric BEIGBEDER, 99 francs, Paris, Grasset, 2000, 281 p. Naomie KLEIN, NO logo. La tyrannie
des marques, Paris, Actes sud, 2001, 573 p.
4. Siisan GEORGE, The Lugano Report, Londres, Pluto Press, 1999, 223 p. Walden BELLO, Nicola
BULLARD, Kamal MALHOTRA, Global Finance. New Thinking on Regulating Spéculative Markets, Zed
Books, 2000, 256 p. Viviane FORRESTER, L'horreur économique, Paris, Fayard, 1997, 215 p.

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774 Jérôme MONTÉS

de plusieurs universitaires de former un Groupe d'études et de recherche sur


les mondialisations (GERM). S'inscrivant dans la lignée des études sur les flux
transnationaux 5 , le présent essai souligne l'importance acquise par les
mouvements anti-mondialisation dans le jeu international. 11 met aussi en
garde contre la connivence d'intérêts entre ces mouvements pacifiques et
certains groupuscules radicaux. Ainsi, à l'image des effets secondaires indé-
sirables que peut provoquer une antibiothérapie, les violences qui émaillent
les manifestations anti-mondialistes ont passablement terni leur image initiale.
Forme séduisante de démocratie participative, les mouvements anti-
mondialisation dérivent vers une forme inquiétante de démocratie réactive.

I - Une forme séduisante de démocratie participative


Dans un monde où le pouvoir politique tend à être de plus en plus
concentré entre les mains de quelques-uns, les mouvements anti-mondialisation
représentent une forme séduisante de démocratie participative. Dès 1990,
James Rosenau justifiait la multiplication d'actions collectives spontanées par
« une centralisation de plus en plus poussée du pouvoir politique »6. Recon-
naissables à leur capacité de mobilisation contestataire, les mouvements anti-
mondialisation rejettent le modèle néo-libéral et dénoncent les pratiques
oligarchiques d'exercice du pouvoir. Ils sont ainsi devenus les baromètres des
revendications de l'opinion publique internationale et ont acquis une grande
visibilité sur la scène internationale.
Ils participent activement à l'avènement d'une « société globale »7 et sont
devenus des acteurs influents de la politique internationale8. Regroupant des
milliers de militants originaires de différents pays, ils représentent un courant
de protestation mondiale dont l'ampleur n'est plus à démontrer. L'échec de
l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) en 1998, fut un de leurs
premiers succès. En organisant des contre-manifestations en parallèle des
grandes réunions économiques et politiques internationales, ils ont réussi à
s'inviter à la table des grands décideurs internationaux et à capter l'attention
des médias9.

5. Robert O. KEOHANE, Joseph S. NYE, Transnational Relations and World Politics, Cambridge,
Harvard University Press, 1972. Susan STRANGE, The Retreat ojthe State. The Diffusion ojPower
in the World Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 4e éd. 1999, 218 p. James N.
ROSENAU, International Politics and Foreign Policy : A Reader in Research and Theory, New York,
Free Press, 1969. Bertrand BADIE, Alain. PELLET (dir.), Les relations internationales à l'épreuve
de la science politique. Mélanges Marcel Merle, Paris, Economica, 1993.
6. James N. ROSENAU, Turbulence in World Politics : A Theory oj Change and Continuity, Princeton,
Princeton University Press, 1990, p. 378. James N. ROSENAU, «Les processus de la mon-
dialisation: retombées significatives, échanges impalpables et symbolique subtile», Études
internationales, vol. xxiv, n° 3, septembre 1993, pp. 497-512.
7. Martin SHAW, Global Society and International Relations, Cambridge, Polity Press, 1994, p. 3.
8. Josepha LAROCHE, Politique internationale, Paris, LGDJ, 2e éd. 2000, 557 p.
9. Lors de la réunion de la Banque mondiale à Prague le 23 septembre 2000, par exemple, le
président Havel a organisé une entrevue entre les représentants des mouvements anti-
mondialisation et des institutions financières internationales.
MOUVEMENTS ANTI-MONDIALISATION : LA CRISE DE LA DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE 775

mouvement ses lettres de noblesse. La mobilisation de plus de 50 000 militants


a réussi à mettre en échec la réunion de l'Organisation mondiale du commerce
(OMG); Elle a surtout mis en lumière le décalage croissant entre la montée en
puissance des mouvements citoyens et l'aveuglement des dirigeants politiques.
Depuis, le fossé n'a cessé de se creuser entre les chefs d'État et de gouvernements,
emmurés dans leur Tour d'ivoire, et la société civile encadrée par les forces de
police. Le caractère solennel des sommets contribue à donner une image
toujours plus arrogante de responsables politiques peu enclins à tendre l'oreille
en direction de mouvements sociaux qui ne tirent pas leur légitimité des urnes.
Le côté séduisant de cette forme de démocratie participative tient, comme
le soulignait Joseph S. Nye, au déficit démocratique qui accompagne la
mondialisation10. Lors du contre-sommet de Gênes, en juillet 2001, le Premier
ministre français s'était d'ailleurs «réjouit» de l'émergence planétaire d'un
mouvement citoyen11. Et le président de la République française de déclarer:
« Cent vingt mille ou cent cinquante mille personnes ne se dérangent pas s'il
n'y a pas quelque chose qui leur a mobilisé le cœur et l'esprit. On peut le
comprendre et, dans tous les cas, on doit le prendre en compte». Les
mouvements anti-mondialisation, en effet, constituent un formidable point de
rencontre plurinational et multiculturel entre des syndicats, des intellectuels,
des écologistes ou des groupes sociaux et ethniques marginalisés. Le choix de
Porto Alegre pour célébrer, en janvier 2001, un forum social mondial en
parallèle du forum économique mondial de Davos, fait à cet égard figure de
symbole. Cette ville brésilienne, qui a accueilli près d'un millier d'ONG, était
connue pour être gérée avec un budget participatif. Dans cette ville, dirigée
depuis douze ans par une coalition de gauche, ce sont les citoyens qui
décident eux-même, par quartier, de l'emploi des crédits municipaux et qui
suivent l'évolution des engagements financiers.
Permettant de contacter un nombre important de personnes en un temps
record, Internet est apparu comme un formidable instrument de cette
démocratie participative12. Ainsi, Susan George reconnaissait que sans ces
nouvelles technologies : «Jamais on n'aurait réussi à réunir les forces de luttes
sociales du monde entier comme on le fait actuellement. Il y a un nombre de
jeunes gens qui semblent se considérer citoyens du monde »13. Parmi les sites
de la toile les plus visités par les anti-mondialistes, il y a les réseaux d'information
indépendants Indépendant Media Centex et Nodo50M. Ce dernier est étroitement
lié au Worldwatch Institute, chargé de surveiller les actions politiques et
économiques mondiales et dont le contenu est très largement dédié aux

10. Joseph S. NYE, "Take Globalization Protests Seriously", International Herald Tribune,
25 novembre 2001.
11. Voir A. CHEMIN, «Antimondialisation : la méfiance de Lionel Jospin », Le Monde, 24 juillet 2001.
12. Jeremy RIFKIN, L'Âge de l'accès. La révolution de la nouvelle économie, Paris, La Découverte,
2000.
13. Susan GEORGE, "El discurso del Banco Mundial para reducir la pobreza es puro marketing",
El Pais, 25 juin 2001.
14. Voir <http://uk.indymedia.org> et <http ://www.nodo50.org>.
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économiques mondiales et dont le contenu est très largement dédié aux


questions écologiques15. Créé en novembre 1999 à l'occasion du sommet de
Seattle, Y Indépendant Media Centex est géré par des bénévoles présents dans
une vingtaine de pays dont la devise est « Don't hâte the média, become the
média »16. Le site donne les informations brutes envoyées par les manifestants
présents à chaque rassemblement anti-mondialisation. Les mouvements anti-
mondialisation utilisent, aussi, de nombreuses listes de diffusion électroniques
et des groupes de discussion à travers lesquels les militants échangent leurs
informations. Susan George explique en grande partie la mise en échec de
17
I'OMC à Seattle en 1999 par le recours à ces techniques . Lors de chaque
contre-manifestation, désormais, les anti-mondialistes créent des sites spécialisés
comme celui mis en place, en juillet 2001, pour le sommet du G8 à Gênes18.
Le discours des mouvements anti-mondialisation constitue un autre
aspect important de leur séduction. Il n'est pas sans rappeler celui sur « la
société monde», «le filet global» ou « l'espace public mondial» 19 . Leurs
préoccupations idéalistes visant à apaiser les maux engendrés par la
mondialisation de l'économie capitaliste trouvent facilement un écho favorable20.
De multiples campagnes ont ainsi été organisées en faveur de l'annulation de
la dette des pays les plus pauvres, ou pour réformer la Banque mondiale et le
Fonds monétaire international (FMI). Ainsi, en février 2000, une centaine
d'ONG se sont réunies à Bangkok pour protester contre la politique du
développement et du commerce des Nations Unies. Les partisans anti-
mondialisation exigent une société plus juste, le contrôle du pouvoir sans
limites des multinationales, la démocratisation des institutions économiques
mondiales et une répartition plus équitable des richesses. L'annulation de la
dette externe constitue une exigence d'autant plus fondamentale qu'elle sert
de ciment au mouvement.
Les principales cibles désignées sont les multinationales et les grandes
institutions économiques et politiques mondiales. Les anti-mondialistes
reprochent à des entreprises comme Nike l'exploitation des travailleurs du
tiers-monde, généralement des femmes et des enfants. La destruction des
symboles du capitalisme est particulièrement prisée par les plus radicaux.
Aussi, le 30 juin 2000, plus de 15 000 personnes se sont rassemblées devant le
palais de justice de Millau pour manifester leur soutien au porte-parole de la
Confédération paysanne, José Bové, jugé pour le saccage d'un restaurant

15. Voir <http://www.worldwatch.org>.


16. « Ne haïssez pas les médias, devenez les médias ». En France, le site Indymedia est géré par
5 personnes seulement.
17. Susan GEORGE, «Comment I'OMC fut mise en échec», Le Monde diplomatique, janvier 2000,
pp. 4-5.
18. Voir <http://www.genoa-g8.org>.
19. JohnBuRTON, World Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1972. George MODELSKI,
Principles oj World Politics, New York, Free Press, 1974. Jûrgen HABERMAS, Après l'Êtat-nation.
Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000.
20. Luc BOLTANSKI, Eve CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
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Me Donald's21. La diatribe des anti-mondialistes vise, aussi, la Banque mondiale


et le FMI accusées de porter une importante part de responsabilité dans la ruine
de nombreux pays. En contrepartie de crédits massifs, ces institutions
financières ont exigé la restructuration des économies locales au prix, bien
souvent, de conséquences sociales délétères. Les mouvements anti-
mondialisation reprochent, par exemple au FMI d'avoir été le complice,
notamment en Russie, des rapines de profiteurs pleins d'entregent. Financées
par de l'argent public, les institutions monétaires internationales sont accusées
d'être au service quasiment exclusif d'intérêts privés. Les groupes anti-
mondialisation préconisent donc une réforme, en profondeur, du fonction-
nement de ces institutions datant des accords de Bretton Woods de 1944. Les
plus radicaux exigent même leur disparition pure et simple.
La dernière facette de cette forme de démocratie participative réside dans
l'absence de dirigeant officiel et le rejet de toute hiérarchie. Ainsi, les mouvements
anti-mondialisation prennent leurs décisions en assemblées dans lesquelles
personne n'a le monopole de la parole ni ne dispose d'un mandat représentatif.
Certains intellectuels et activistes servent, toutefois, de référents. Les Français,
en particulier, occupent le devant de la scène médiatique. Ainsi, avant de
dénoncer la «mal bouffe», le charismatique José Bové s'était déjà illustré en
1990 et 1995 en protestant, aux côtés de Greenpeace, contre les essais nucléaires
français dans le Pacifique. Directeur du Monde diplomatique, Ignacio Ramonet est
aussi une personnalité incontournable du mouvement anti-mondialisation.
Fondateur de l'Association pour la taxation des transactions financières pour
l'aide aux citoyens (ATTAC), c'est un admirateur du sous-commandant Marcos et
l'un des artisans du forum de Porto Alegre. Bernard Cassen, président d'ATTAC-
France et journaliste au Monde diplomatique, est une autre figure emblématique
de la lutte anti-mondialisation. Il a notamment été l'un des promoteurs du
forum social de Porto Alegre qu'il a lui-même défini comme le premier pas d'un
mouvement historique. Citoyenne américaine naturalisée française, Susan George
est présidente de l'Observatoire de la mondialisation et vice-présidente d'ATTAC-
France. Philosophe et docteur en science politique, elle est l'une des premières
militantes à s'être mobilisée contre I'AMI et en faveur de la démocratisation de
l'Organisation mondiale du travail.
Parmi les étrangers, comment ne pas citer le sous-commandant Marcos.
Guide de l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), il s'est attiré la sympathie
de la communauté internationale en prenant fait et cause pour les dix millions
d'Indiens des Chiapas. Sa marche triomphale sur Mexico, en mars 2001, a été
perçue comme un vif encouragement pour le mouvement anti-mondialisation22.
Marcos est un des premiers à avoir pris conscience que les marchés financiers et

21. Le leader syndical français sera condamné à un an de prison ferme.


22. Depuis la conquête espagnole, et même après la révolution de 1911, les populations
indigènes ont été sacrifiées sur l'autel du profit des grands propriétaires terriens. Marcos
était d'ailleurs accompagné de personnalités venues du monde entier parmi lesquelles le
prix Nobel José Saramago, le syndicaliste José Bové, le cinéaste Oliver Stone, l'écrivain
Manuel Vâzquez Montalbân...
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les logiques libre-échangistes pilotaient désormais le destin des États. L'EZLN s'est
en effet insurgé le 1er janvier 1994, jour de l'entrée en vigueur de l'Accord de
libre-échange nord américain (ALENA). Marcos dénonce « un monde transformé
en grande entreprise et administré par un conseil d'administration constitué par
le FMI, la Banque mondiale, I'OCDE, POMC et le président des États-Unis. (...). La
« quatrième guerre mondiale » oppose les partisans de la globalisation à tous
ceux qui, d'une manière ou d'une autre, lui font obstacle (...) Les critères du
marché éliminent donc toute une partie de l'humanité qui se révélerait non
rentable. Et cela concerne tous les indigènes d'Amérique latine »23. Ralph Nader
est une autre figure de proue du mouvement anti-mondialisation. Son discours
sur le pouvoir des multinationales, l'écologie et les droits des travailleurs, lui a
permis d'obtenir le soutien inespéré d'une large partie de l'opinion publique
américaine dans la course à la Maison-Blanche en décembre 2000. D'autres
personnes, originaires de différents pays, prennent également une part active
dans l'affirmation du mouvement anti-mondialisation24.
Cependant, derrière le paravent de la démocratie participative, les
mouvements anti-mondialisation dissimulent un visage plus inquiétant. Le
discours sur l'utilisation d'Internet comme un instrument de démocratisation
masque une réalité beaucoup moins idéale. D'après le dernier rapport du
programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), en effet, 88 %
des internautes vivent dans des pays industrialisés qui, ensemble, représentent
à peine 17% de la population mondiale25. Si dans le monde 2,4% de
personnes ont accès à Internet, elles ne sont que 0,8 % en Amérique latine et
aux Caraïbes, 0,1 % en Afrique subsaharienne et 0,04 % en Asie du Sud. Et le
rapport de conclure : « les personnes qui sont « branchées » au sens premier
du terme disposent d'un avantage écrasant sur les pauvres qui n'ont pas accès
à ces moyens et qui, par conséquent, ne peuvent pas faire entendre leurs voix
dans le concert mondial (...). Les réseaux mondiaux relient ceux qui en ont les
moyens, et, silencieusement, presque imperceptiblement, excluent tous les
autres». Par ailleurs, comme tout progrès technique, Internet présente un
certain nombre d'effets pervers. Par ce moyen de communication, les
mouvements anti-mondialisation bénéficient d'un espace d'expression illimité

23. MARCOS, Desde las montahas del Sureste mexicano, Mexico, Plaza y Janés, 1999.
24. Hazle Henderson (experte du développement durable), Diane Matte (membre de la Marche
mondiale des femmes et experte de l'impact de la mondialisation sur la population), Oder
Grajev (coordinateur de l'association brésilienne des entreprises citoyennes CIVIS et président
de l'Institut des entreprises à responsabilité sociale ETHOS), Trevor Wanek (Sud-africain
membre du centre de développement et d'information pour l'annulation de la dette), Rafaël
Alegria (représentant au Honduras du mouvement international des paysans sans terres),
Sandra Cabrai (directrice de la CUT, première centrale syndicale au Brésil et 5e au monde, elle
représente 20 millions de travailleurs), Hebe de Bonafini (présidente de l'association argentine
Madrés de la Plaza de Mayo), Njoki Njehu (président de I'ONG américaine 50 years is enough
partisane de la réforme de la Banque mondiale et du FMI).
25. PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, Paris/Bruxelles, De Boeck Université,
2000.
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et difficilement contrôlable. Il peut donc devenir une arme redoutable dès lors
qu'il tombe entre les mains de quelques radicaux. Sous la pression de ceux-ci,
les mouvements anti-mondialisation semblent glisser d'une forme de démocratie
participative à une forme réactive.

II - Une forme inquiétante de démocratie réactive


Les mouvements anti-mondialisation sont moins des forces de propositions
que des acteurs réactifs aux décisions de ceux qui «gouvernent» le monde.
L'agenda des contre-manifestations, par exemple, est fixé en fonction de celui
établi par les grandes instances internationales. La véritable inquiétude,
toutefois, ne vient pas tant de ce glissement sémantique que du caractère
violent que peut prendre cette forme de démocratie réactive. Les manifestations
anti-mondialisation, en effet, n'échappent plus à un rituel de la violence qui
commence à diviser le mouvement. Le message des manifestants pacifiques est
souvent noyé dans le tumulte causé par une minorité de radicaux.
À chaque sommet, de jeunes casseurs surgissent en marge des défilés
pacifistes, pour en découdre avec la police et briser les vitrines des grandes
enseignes, symboles du capitalisme. Ce courrant, baptisé Black Blocs en raison
des cagoules noires derrières lesquelles les manifestants dissimulent leur
visage, revendique l'usage de la violence. Ainsi, en avril 2000 à Washington,
10 000 policiers ont du être déployés pour contenir quelque 30 000 activistes
cherchant à saboter la réunion de la Banque mondiale et du FMI dans la capitale
américaine. Un premier signal d'alarme a été tiré au sommet européen de
Gôteborg, en juin 2001, où la police suédoise - mal préparée et en sous-
effectifs - a tiré à balles réelles sur les manifestants, blessant grièvement trois
d'entre eux. Ces débordements mal maîtrisés ont d'ailleurs conduit à
l'annulation de la conférence que la Banque mondiale devait organiser à
Barcelone du 25 au 27 juin 2001.
Pour limiter les risques de débordement, les États ont tendance à se
métamorphoser en forteresses. Plusieurs gouvernements européens,
notamment, ont eu recours à la clause permettant le rétablissement des
contrôles aux frontières intérieures de l'espace Schengen. Cette option, par
exemple, a été retenue lors du forum économique mondial de Salzbourg et du
sommet du G8 à Gênes en juillet 2001. La mesure n'a toutefois pas permis
d'empêcher l'affrontement d'un millier de personnes avec la police autrichienne.
À Gênes, les autorités italiennes n'ont pas hésité à instaurer une «zone
rouge », quadrillée par les forces de l'ordre et interdite à tout rassemblement,
dans le centre historique de la ville. Ces mesures n'ont pu, cependant, bâillonner
les 200 000 personnes venues protester dans les rues de la capitale ligure.
Elles n'ont pu empêcher, non plus, qu'un militant italien soit tué de deux
balles dans la tête par un carabinier et que plusieurs actes de brutalité policière
entachent le sommet. L'opposition parlementaire italienne a même déposé
une motion de défiance contre le ministre de l'Intérieur, Claudio Scajola. Une
information judiciaire a d'ailleurs été ouverte par le parquet de Gênes pour
780 Jérôme MONTÉS

établir les responsabilités des violents incidents qui ont émaillé la perquisition
des locaux mis à disposition des anti-mondialistes. Après l'intervention du
président Ciampi, une mission d'information parlementaire a également été
mise en place pour enquêter sur ces violences.
Même si elle reste minoritaire, la frange dure de la contestation semble
prendre de l'ampleur dans tous les pays. Aux États-Unis, le réseau informel
Direct Action Network (DAN) regroupe, depuis le sommet de Seattle, les groupes
les plus radicaux. Avant chaque sommet, leurs membres se réunissent dans des
camps d'entraînement situés en Californie (Ruckus Society) et à Philadelphie
(Trainingfor Change). En Europe, les écologistes radicaux anglais de Reclaim the
Streets constitue un des groupes les plus actifs. Fondé en 1995 par des dissidents
de Greenpeace, ce groupe d'extrême-gauche s'est notamment illustré en juin
1999 en paralysant, pendant plusieurs heures le quartier de la City. Présent à
Prague, en septembre 2000 et à Nice, en décembre 2000, ce groupe dispose de
comités très actifs à New York et Sidney. Fondé en 1994, le mouvement des
« invisibles » - appelé aussi Tute Bianchi - constitue la frange dure des anti-
mondialistes italiens. 11 réunit près de 10 000 militants très organisés, qui vivent
dans des centres sociaux autogérés. En Allemagne, les groupes radicaux sont
constitués par les autonomes des squats de Berlin, les antifascistes d'AFA et les
mouvements pro-immigrés de The Voice et de No one is illégal.
En Espagne, le Mouvement de résistance globale, créé à Barcelone après la
conférence de Genève, fédère des comités de soutien aux zapatistes de Ya Basta,
des militants anti-dette et des sans domiciles fixes. Ils sont à l'origine, notamment,
de l'annulation de la conférence de la Banque mondiale qui devait avoir lieu
dans la capitale catalane en juin 2001. Difficile de parler de l'Espagne sans
évoquer les jeunes radicaux basques cVHaika qui se sont retrouvés en première
ligne lors du sommet européen de Nice en décembre 2000. Né de la fusion, en
avril 2000, du mouvement espagnol Jarraï et de son homologue français Gazteriak,
Haïka compte environ 3 000 militants. L'organisation orchestre des campagnes
de harcèlements qui se manifestent par des déprédations, des incendies criminels,
des destructions de véhicules, voire des agressions physiques. Haïka serait
responsable en France de 34 actions violentes pour la seule année 2000, soit
36 % de plus qu'en 199927. De violents affrontements ont notamment opposé
ces jeunes indépendantistes aux forces de l'ordre lors du sommet européen de
Biarritz, en 2000. Le plus inquiétant c'est que ce mouvement de jeunesse
constitue un vivier pour les terroristes basques de FÊTA. Ainsi, le directeur
général de la police espagnole déclarait en 2001: «Haika est l'organisation
juvénile de FÊTA. D'abord ils lancent des pierres, ensuite des cocktails Molotov,
puis ils prennent un pistolet ou ils font sauter une voiture piégée (...). Des
terroristes très importants sont sortis de cette organisation. C'est un vivier, un
réseau de gens qui finalement se consacrent à tuer »28. Un rapport de la police

26 J. CHICHIZOLA, « Terrorisme basque : la contagion française », Le Figaro, 5 mars 2001, p. 13.


27. Voir « Quinze responsables de l'organisation de jeunesse indépendantiste basque radicale
Haika ont été arrêtés dans la nuit du lundi 5 au mardi 6 mars, au Pays basque et en
Navarre », Le Monde, 6 mars 2001.
MOUVEMENTS ANTI-MONDIALISATION : LA CRISE DE LA DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE 781

espagnole, rendu public le 10 mars 2001, corroborait que 25 des 27 personnes


interpellées par les autorités espagnoles en 2000 pour des actes de terrorisme,
avaient appartenu à Haïka. Le 10 mai 2001, le célèbre juge espagnol Baltasar
Garzôn déclarait l'illégalité â'Haïka, qu'il qualifiait « d'appendice » et de
« pépinière » de l'organisation séparatiste basque. Un ancien membre dtjarraï,
Igor Martinez, a notamment été identifié comme l'un des chauffeurs des véhicules
chargés d'explosifs destinés à sauter en plein Madrid, la veille de Noël 199928. Le
dirigeant actuel de la branche française d'Haïka, Egoitz Urritkoexea, est d'ailleurs
le fils de l'ancien dirigeant de FÊTA José Antonio Urritikoexea Bengoetxea dit
Josu Ternera.
Outre Haika, en France, un des groupes les plus violents porte le nom
évocateur d'Apprentis agitateurs pour un réseau de résistance globale (AARRG).
Fondé en janvier 2001 dans la mouvance d'ATTAC, il s'inspire des Tute Bianchi
italiens. Ils ont constitué avec les anti-Le Pen du Scalpe, les activistes de No
pasaran, des anarchistes, des jeunes de Sud et des Trotskistes, un mouvement
contre le G8 baptisé Vamos.
Conscients du risque de voir leurs revendications dépréciées et étouffées
par les débordements d'une minorité, certains mouvements anti-mondialisation
ont vivement réagi à la violence des plus radicaux d'entre eux. Après les
incidents graves de Gôteborg, les écologistes des amis de la terre se sont plaints
de voir leur action discréditée par quelques casseurs. Pour la première fois, les
responsables d'ATTAC France se sont publiquement désolidarisés de ces groupes
de «provocateurs», dénigrés en ces termes par Susan George: «Ceux qui
pensent que casser des vitrines ou du flic menacera le capitalisme n'ont aucune
pensée politique»29. Quelques organisations, comme les Amis de la Terre et
Drop the Debt ont refusé de participé au forum social de Gênes. Une soixantaine
d'associations catholiques italiennes ont également pris leurs distances.
Les accès de violence, cependant, risquent de faire exploser le mouvement.
Les contestataires les plus radicaux risquent à tout moment de basculer dans le
terrorisme. L'attentat à la lettre piégée qui a sérieusement blessé un carabinier
lors du sommet de Gênes laisse un avant goût amer de ce qui risque de sonner le
glas d'un mouvement fondé à l'origine sur des préoccupations idéalistes. Espérons
que l'expérience des groupes d'extrême-gauche dans les années soixante et
soixante-dix en France et en Italie dissuade les mouvements anti-mondialisation
contemporains de toute évolution vers des formes plus extrêmes de lutte31.

28. L'ancien porte-parole de Jarral, David Pla, est également soupçonné d'avoir préparé un
attentat contre le maire de Saragosse en 1999.
29. Voir A. BOUILHET, « La nébuleuse des casseurs anti-mondialistes », Le Figaro, 17 juillet 2001,
p. 2.
30. Isabelle SOMMIER, La violence politique et son deuil. L'après-68 en France et en Italie, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 1998, 252 p.
782 Jérôme MONTÉS

Conclusion
L'irruption des mouvements anti-mondialisation sur les devants de la
scène internationale nous invite à repenser les relations internationales. De
par leur simple existence, ils contribuent à éroder le rôle central de l'acteur
étatique sur la scène internationale31. Les « nouvelles relations internationales »,
sans échapper totalement au contrôle des États, sont désormais, aussi, le fait
de groupes de pression transnationaux 32 . Pour la première fois depuis près de
deux siècles, le monde est dépourvu d'un véritable système de régulation
internationale33. Il est impensable, aujourd'hui, que quelques États, aussi
puissants soient-ils, se réunissent en conciliabule pour esquisser les linéaments
d'un « nouvel ordre mondial » selon les assises diplomatiques du passé. Il ne
s'agit pas de faire table rase du passé, mais de s'émanciper des cadres d'analyse
anciens et d'imaginer de nouveaux modèles explicatifs. La notion de
gouvernance s'est d'ailleurs imposée dans la théorie des relations internationales
en véhiculant l'idée que les États n'ont pas le monopole de la régulation
internationale et évoluent dans «un monde d'acteurs interdépendants» 34 .
Toute la difficulté vient du fait que l'on est subitement passé d'un système de
rapports de pouvoir centralisé et hiérarchisé à une nébuleuse de réseaux35.
Comme l'écrivait un politiste américain au lendemain de l'implosion du
système bipolaire : « les préoccupations centrales de la nouvelle science politique
devraient porter sur le développement de concepts, de théories, de politiques
et d'institutions qui transcendent le gouvernement et l'État national afin de
pouvoir traiter et étudier les crises et problèmes mondiaux »36.

31. Bertrand BADIE, Marie-Claude SMOUTS, Le retournement du monde. Sociologie de la scène


internationale, Paris, Presses de Sciences Po/Dalloz, 3 e éd. 1999, 238 p.
32. Marie-Claude SMOUTS, Les nouvelles relations internationales. Pratiques et théories, Paris, Presses
de Sciences Po, 1998, 409 p.
33. Eric HOBSBAWN, Age of Extrêmes. The Short Twenthieth Century, 1914-1991, Londres, Michael
Joseph, 1994, p. 559.
34. Oran R. YOUNG, International Governance. Protecting the Environment in a Stateless Society,
Ithaca, Cornell University Press, 1994, p. 7.
35. James N. ROSENAU, "Governance, Order, and Change in world Politics", in James N. ROSENAU,
E. O. CZEMPIEL, Governance Without Government : Order and Change in World Politics, Cambridge,
Cambridge University Press, 5e éd. 2000, p. 3-4.
36. W. BOYER, «Political Science and The 21st Century: From Government to Governance»,
Political Science and Politics, vol. xxiu, n° 1, mars 1990, p. 53.

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