Présentation. Les Nouveaux Objets de La Sociologie: Jean-François Côté, Svetla Koleva Et Marc-Henry Soulet

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Cahiers de recherche sociologique

Présentation. Les nouveaux objets de la sociologie


Jean-François Côté, Svetla Koleva et Marc-Henry Soulet

Numéro 59-60, automne 2015, hiver 2016

Les nouveaux objets de la sociologie

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1036782ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1036782ar

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Éditeur(s)
Athéna éditions

ISSN
0831-1048 (imprimé)
1923-5771 (numérique)

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Citer ce document
Côté, J.-F., Koleva, S. & Soulet, M.-H. (2015). Présentation. Les nouveaux objets
de la sociologie. Cahiers de recherche sociologique, (59-60), 7–15.
https://doi.org/10.7202/1036782ar

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Présentation
Les nouveaux objets de la sociologie

Jean-François Côté, Svetla Koleva et Marc-Henry Soulet

C
e numéro double des Cahiers de recherche sociologique revêt un carac-
tère particulier : il a été préparé en vue du XXe Congrès de l’Associa-
tion internationale des sociologues de langue française (AISLF), qui
se tient en juillet cette année à Montréal sur le thème « Sociétés en mouve-
ment, sociologie en changement » ; c’est dans cette perspective que la thé-
matique retenue ici, soit celle des « Nouveaux objets de la sociologie », s’y
articule, selon une volonté d’interroger la discipline dans une perspective
où ses intérêts l’amènent, ou non, à réévaluer ses orientations fondamen-
tales. Mais ce numéro est également spécial sous un autre angle, puisqu’il
marque le 33e anniversaire de la revue, fondée au Département de sociologie
de l’Université du Québec à Montréal en 1983, et constitue le 60e numéro
à paraître dans cette série.
Lors de la parution du tout premier numéro des Cahiers de recherche
sociologique, Michel Freitag, qui en était le premier directeur, avait avancé
dans une note préliminaire que la revue se présenterait « comme une col-
lection de volumes thématiques qui ne chercheront à afficher aucune sorte
d’inspiration théorique, méthodologique ou politique uniforme », ajoutant :
« Quel que soit le thème qu’ils aborderont, leur seule convergence sera de
viser à mettre en rapport les préoccupations de la recherche spécialisée avec
le désir d’une meilleure compréhension des transformations de la société
Cahiers de recherche sociologique, nos 59-60, automne 2015–hiver 2016

contemporaine »1. Insistant sur la dynamique d’échange, de collaboration


et de confrontation où se rejoignaient des préoccupations tant théoriques
que pédagogiques, tant des efforts de recherche que des soucis vis-à-vis des
questions et enjeux de toutes sortes posées par l’évolution de la société,
Freitag avançait qu’il s’agissait d’abord pour cette revue « [d’]apporter une
contribution à cette dynamique de diversification et d’ouverture, où chaque
tendance originale parvient à renforcer son identité », et mettait ainsi l’accent
sur « le développement d’une réflexion sur l’ensemble de la société et son
devenir2 ». En concluant que les Cahiers de recherche sociologique « serviront
de véhicule à une réflexion cumulative qui ne voudrait s’écarter d’avance
d’aucune contradiction ni exclure aucune polémique », Freitag appelait ceux-
ci à devenir un lieu de débats, de ressourcements et de propositions sociolo-
giques dont l’horizon ultime était cette participation aux questionnements
de notre monde3. Trente-trois ans plus tard, et au travers d’une évolution où
de nombreux défis de toutes natures ont été relevés, nous pouvons dire que
les Cahiers de recherche sociologique ont certainement répondu à cet appel
d’une manière originale et singulière. Et le présent numéro voudrait en four-
nir un exemple éloquent.
La thématique des « nouveaux objets de la sociologie » est issue d’un
pari audacieux, lancé au sein du milieu de la sociologie francophone inter-
nationale : celui de s’interroger sur la manière par laquelle de tels « objets »,
dont la nouveauté elle-même est d’ailleurs à définir, sont susceptibles de
fournir à la discipline sociologique des orientations nouvelles ou des réorien-
tations significatives – tel que le stipulait l’appel à contributions. Il s’agissait
d’un défi de taille lancé aux auteur-e-s, puisque l’on se devait à partir de là
de tenter de mesurer non seulement ces nouveaux objets eux-mêmes, mais
tout autant la manière par laquelle ceux-ci entraînaient, réflexivement, une
obligation de questionner certains principes épistémologiques, théoriques
ou méthodologiques mis en œuvre sur le plan analytique. Ce défi semblait
nécessaire si l’on voulait arriver à envisager comment s’arriment les transfor-
mations sociales et sociétales actuelles avec l’évolution de la sociologie.
Plus de cent ans après son essor au sein des nouvelles disciplines scienti-
fiques émergeant du tournant des XIXe et XXe siècles, il semblait en effet que
l’on pouvait s’interroger sur cet arrimage entre une discipline et nos sociétés,
1. Michel Freitag, « Pourquoi ces Cahiers ? », Cahiers de recherche sociologique, vol. 1, no 1, 1983, n.p.
2. Ibid.
3. Ibid. Par ailleurs, Freitag lui-même allait dans ce même numéro avancer des propositions assez
radicales et polémiques, dans ce qui deviendra chez lui par la suite le développement d’une œuvre
sociologique considérable – voir Michel Freitag, « Ontologie et sciences humaines. Réflexions sur
la violence de la méthode et le respect de la société », Cahiers de recherche sociologique, vol. 1, no 1,
1983, p. 103-127.


Présentation

dont l’évolution ne cesse de susciter des interrogations : la sociologie tient-


elle une place privilégiée dans cette évolution, et peut-elle (encore) prétendre
apporter des éclairages significatifs à ce mouvement d’ensemble issu d’une
volonté collective de réfléchir la société d’une manière autonome, autocri-
tique et scientifique ? Peut-elle contribuer, de manière proprement autorisée,
à donner au moins des repères probants quant aux transformations sociales
en cours et aux défis, nombreux, auxquels font face nos sociétés ? Si oui,
comment ? Doit-elle, pour ce faire, se remettre en question ? Comment envi-
sage-t-elle sa propre évolution, du point de vue des possibilités analytiques
qui sont les siennes ? Son corpus d’avancées théoriques doit-il être entière-
ment renouvelé ? Ses bases épistémologiques doivent-elles être réexaminées ?
Ses nombreuses orientations méthodologiques doivent-elles être encore
multipliées, ou au contraire soumises à un regard plus circonspect, visant à
en redéfinir les visées, les techniques et les pratiques ? Et les « objets » qu’elle
rencontre dans son projet de connaissance sont-ils susceptibles de contribuer
à la transformation effective de celui-ci, dans le corps d’une interrogation à
l’égard de sa constitution disciplinaire ?
C’est à de telles questions que s’ouvrait la thématique des nouveaux
objets de la sociologie, et c’est au défi d’y répondre que se confrontaient les
auteur-e-s. Et ce défi redoutable, lancé dans la communauté internationale
de la sociologie francophone, était aussi redoublé par l’exigence, formulée au
départ, de présenter des vues schématiques ou programmatiques, par le biais
d’articles courts – susceptibles ainsi d’annoncer ou d’ouvrir des perspectives,
sans doute davantage que de les faire aboutir entièrement. Si un des enjeux
de ce numéro était bien de parvenir à offrir un certain panorama du dévelop-
pement actuel de la discipline, selon des orientations diverses et novatrices,
nous croyons que les articles qui le composent vont bien dans ce sens, et
nous invitent par conséquent à une traversée intéressante des travaux qui se
mènent présentement dans la sociologie du monde francophone – sans pour
autant, bien évidemment, épuiser le sujet.
Yves Bonny, qui signe le premier article de ce numéro, présente certaine-
ment une position qui touche directement au cœur de cette problématique,
en interrogeant la singularité comme objet de la sociologie ; revenant au fait
que la sociologie, comme discipline scientifique, s’est dès le départ confron-
tée au problème – sinon au dilemme – d’une orientation susceptible de par-
venir à énoncer des lois de la vie sociale tout en parvenant à la reconnaissance
des cas soustraits à l’emprise de telles lois, Bonny soumet la spécificité de
la singularité individuelle, celle des dynamiques actionnelles et interaction-
nelles, de même que la singularité historique, à cet examen susceptible de


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permettre à la sociologie de les intégrer dans sa perspective analytique. Il


s’agit pour lui à ce moment d’un gain permettant de reprendre à nouveau le
problème d’articulation entre singularité, particularité, généralité et univer-
salité, en pleine reconnaissance de la complexité de la vie sociale, relayée plus
adéquatement ainsi sur le plan sociologique.
En prenant de son côté la question de l’individuation comme dyna-
mique sociale, Michel Messu s’interroge quant à lui sur l’évolution, au sein
de la sociologie française en particulier, d’une espèce de destin analytique
qui, d’Émile Durkheim à Bernard Lahire, en passant par Pierre Bourdieu, a
permis la reconnaissance de plus en plus marquée d’un processus social ; il
ne fait pas de doute à ses yeux en effet que la sociologie a suivi ainsi, dans sa
plus grande capacité à saisir les diverses facettes de l’individuation sur le plan
social, une logique sociale et historique qui fait une place toujours grandis-
sante à l’individu – mais a-t-elle pour autant su saisir la logique ou le « sens
objectif » que contenait cette évolution ? La sociologie qui fait sienne la ques-
tion de l’individualité n’est pas simple, ou en tout cas, pas si simple qu’elle
en a l’air du point de vue de la stricte empiricité à laquelle elle semble céder
souvent la place, sous le couvert de l’« évidence », et c’est de ce point de vue
qu’elle continue de susciter la réflexion en sociologie, de l’individu stricto
sensu au sujet individuel.
C’est ce que soulève Gérard Amougou, en inscrivant sa réflexion sur
le sujet individuel dans le cadre disciplinaire de la sociologie et en tant que
catégorie centrale d’un mouvement historique lié à la modernité, dont nous
voyons les bifurcations produire une interrogation sur les avatars de ce sujet
individuel au sein de la postmodernité ; les défis qui se présentent alors à la
sociologie sont ceux qui lui permettent de repenser ce rapport à la moder-
nité, de s’ouvrir à des contributions interdisciplinaires permettant de dépas-
ser les limites de la discipline, tout en parvenant à reconnaître des formes
expressives de la subjectivité individuelle qui sortent de son acception stric-
tement occidentale.
C’est donc bien à propos que, à la suite de ce premier bloc d’interro-
gations, David Mofette présente une réflexion sur les frontières, du point de
vue d’une sociologie pragmatique. C’est dans la mouvance contemporaine
que peuvent en effet être appréhendées les frontières (géopolitiques, cultu-
relles, etc.) moins comme lieux que comme pratiques, à savoir moins dans
leur fixité apparente que dans leurs mouvements ; à partir d’exemples comme
l’immigration, un des phénomènes contemporains les plus saillants de ce
début de XXIe siècle, se déploient le jeu de la distance sociale et spatiale,
de même que celui des juridictions – manières de signaler que les repères


Présentation

subjectifs et objectifs sont mis en scène dans une analyse sachant, ou devant,
remettre en cause les catégories sociales qu’elle rencontre. Une réflexion en
quelque sorte parallèle est inscrite par Stéphanie Vincent-Geslin et Jean-
Yves Authier au sujet des mobilités quotidiennes, celles-là qui, à l’écart des
plus grands mouvements, dessinent pourtant les activités des populations de
nos sociétés. Absente pendant plusieurs décennies de la sociologie franco-
phone alors qu’elle proliférait en particulier dans la sociologie étatsunienne,
d’abord, puis anglaise, la réflexion sur les mobilités quotidiennes traverse
les thématiques du mode de vie, de la ville, du transport, du travail, voire
de la vie familiale, en réinterrogeant les modes de socialisation qui lui sont
associés. En inscrivant des dispositions allant jusqu’à la motilité, les mobili-
tés quotidiennes trouvent donc un ancrage au plus profond dans la réalité
sociale contemporaine, et cela, non sans soulever des enjeux à l’égard des
possibilités et impossibilités sociales qu’elles déterminent ainsi, du point de
vue de la mobilité ou de la stratification sociale.
Danilo Martuccelli prend de son côté appui sur les régimes de réalité pour
revenir sur les modalités sociales de contrainte et d’habilitation des pratiques,
ou plus précisément, pour lui, de l’action sociale. De Parsons à Durkheim, le
balisage des normes de l’action sociale s’est traduit en effet dans une capacité
sociologique à reconnaître les possibilités à l’acteur, mais selon des modèles
où l’élasticité de la vie sociale n’était sans doute pas justement reconnue ;
le détour par l’imaginaire, qui prend à rebours les contraintes de la réalité,
invite au contraire à considérer les possibilités de ce travail des limites de la
vie sociale – telles qu’elles apparaissent notamment par le truchement de la
réalité économique – mais il permet tout autant de s’interroger sur les possi-
bilités de dépassement de ces limites, tant sur les plans historique qu’idéolo-
gique, puisque ce sont sur de tels repères que tablent les régimes de réalité.
L’évolution dans un sens précis de cet aspect des choses trouve un écho
du côté de l’analyse que présentent Timo Giotto et Jens Thoemmes de la
capitalisation du temps de travail, comme manière éminemment contem-
poraine d’envisager le calcul au sein de l’engagement professionnel, dans
son accouplement aux visées de l’individualisation des temporalités. Les poli-
tiques d’administration du temps de travail mises en œuvre par les entreprises
contemporaines condensant les rapports temps-individu-salaire ont joué de
manière déterminante dans le renversement des normes héritées des siècles
précédents, et cela a permis non seulement une exacerbation de ces rapports,
mais également l’apparition de nouvelles catégories sociales et analytiques
(comme celles de surtravailleurs, d’optimisateurs, de concepteurs de projets,
et de sceptiques). Cette tendance à la monétisation du temps se pose pour

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Cahiers de recherche sociologique, nos 59-60, automne 2015–hiver 2016

eux, en scellant des déterminations spécifiques et en ouvrant des possibilités


à une certaine autonomie temporelle, comme dynamique de décomposition
et de recomposition dans les suites de la société industrielle.
L’article qui suit, de Philippe Longchamp, Kevin Toffel, Felix Bühl-
mann et Amal Tawfik, se penche sur le travail au sein de la profession d’in-
firmière, du point de vue de la sociologie de l’innovation et de l’imagination
sociologique. À partir d’une enquête par questionnaire, et structuré par la
théorie bourdieusienne des champs, leur article avance que se répartissent
des positions et rapports de force selon l’établissement des types de capitaux
symboliques (infirmier vs médical), en fonction d’une topographie bien spé-
cifique où ressortent les inégalités sous formes de domination. L’examen de
cet échantillon, en provenance de Suisse, quadrillé par une recherche quanti-
tative et qualitative, mesure ainsi l’applicabilité de la théorie bourdieusienne,
sans la remettre en cause, mais en prétendant aussi jeter un éclairage nova-
teur sur les ouvertures futures qu’elle permet.
Marcelo Otero et Johanne Collin, dans leur article sur la déviance confor-
miste, veulent quant à eux mettre en évidence comment l’usage des smart
drugs et, plus largement, le déploiement de la pharmaceuticalisation contem-
poraine servent d’indicateurs au développement de ce qu’ils appellent les
insiders – en référence inversée bien sûr aux fameux outsiders d’Howard Bec-
ker. Cette nouvelle figure, analysée ici dans le contexte d’une médicalisation
de l’ordre social assurée par une pharmacopée toute en précision sur le plan
psychoactif, permettant d’agir dans des contextes spécifiques (études, travail,
etc.), est présentée par les auteurs comme forme idéal-typique en combinant
des traits de conformité à l’ordre nor­matif, en termes de buts et d’accomplis-
sements, avec des techniques et des connaissances spécifiques à visée d’effica-
cité opératoire. Cette « bonne déviance » s’intègre dans le paysage compétitif
du monde contemporain d’une manière qui sanctionne à la fois la bonne
marche de ce dernier et les incartades stimulantes des individus à son égard.
Jean-Louis Derouet se penche de son côté sur un autre aspect de cette
compétition sociale, en examinant à nouveaux frais la formation des élites
dans le contexte français, telle qu’elle ressort toutefois du contexte contem-
porain de réorientation des formations dans une perspective de compéti-
tion internationale. Par-delà le républicanisme et le projet compréhensif de
l’après-guerre, l’éducation s’ouvre, dans la foulée des politiques néolibérales,
sur une nouvelle donne qui inscrit les impondérables de la mondialisation,
dont les réalités multiculturelles et multiethniques qui posent notamment
le défi de l’intégration. Mais tiraillée entre ces exigences et celles des mou-
vements prônant l’ouverture des marchés (celui de l’éducation comme les


Présentation

autres), de même qu’avec les impératifs d’une cohérence politique, particu-


lièrement dans le cadre européen unifié, la place des élites se voit disputée par
un contexte social qui polarise les inégalités sociales et ne correspond plus
tellement à un arrimage avec la classe moyenne qui lui avait donné pendant
longtemps, sinon ses justifications, du moins ses principales assises – relan-
çant un enjeu analytique pour une sociologie capable d’intégrer tous ces
éléments dans une synthèse satisfaisante de la question.
En renvoyant à un univers qui est devenu, en apparence, un nouvel uni-
versum, soit celui des « nouvelles technologies de l’information et de la com-
munication », Francis Jauréguiberry propose, pour sa part, dans son article,
de passer d’une sociologie des usages, qui a balisé initialement ce terrain ana-
lytique, à une sociologie de l’expérience, qu’il qualifie d’« hypermoderne ».
En faisant jouer une interrogation sur ce que devient cette expérience dans le
contexte actuel, où apparaissent trois logiques distinctes et complémentaires
de rapport aux technologies réticulaires, de compétition et de concurrence à
valeur utilitaire, ainsi que d’autonomie et de distance d’un point de vue sub-
jectif individuel, il met l’accent sur les possibilités de renforcement qu’offre
ce contexte à l’expérience hypermoderne, notamment et en dehors d’autres
effets, dans les termes de reconnaissance réciproque des subjectivités qu’elle
appelle. Sébastien Kapp évalue quant à lui le jeu – et plus particulièrement
le « jeu de rôle grandeur nature » – à travers une analyse qui le situe au car-
refour des études ludiques, de la sociologie en général, et du dialogue des
disciplines ; à ses yeux, ce type de jeu devient ainsi pratiquement un nouveau
mode d’interaction, à la frontière entre fiction et réalité, qui peut même
faire intervenir l’analyse sociologique en tant qu’étude de fiction active dans
un contexte où l’observation participante est relayée par la narratologie, où
l’univers du jeu traverse littéralement la réalité actuelle.
C’est un questionnement de nouveau parallèle à ce dernier qui apparaît
avec l’article de Myriame Martineau, Giuliano Tierno de Siquiera, Soazig
Hernandez et Annabelle Ponsin, portant sur le renouveau du conte et de
l’oralité dans et pour l’analyse sociologique. À partir des contextes brési-
liens, québécois et français, où fait résurgence la tradition du conte oral selon
des modalités différentes où la tradition culturelle fait dispute au cadre per-
formatif contemporain, se fait jour une interrogation sur la place de cette
forme d’expression au sein du discours social, de l’espace public, dans ses
rencontres avec l’horizon de l’information et des divers discours au travers
de rapports de pouvoir complexes. Astrid Tirel, dans son article portant
sur l’analyse de la dramaturgie autochtone, pousse encore davantage dans
cette direction d’une interrogation sur les capacités de la sociologie de se


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confronter au contenu spirituel des expressions théâtrales issues des commu-


nautés amérindiennes au Canada. Dans la perspective d’une compréhension
plus approfondie de ces expressions, elle avance que c’est du point de vue
d’une plus grande pénétration des savoirs traditionnels que se trouvent des
enseignements pour la sociologie, susceptibles de la faire s’ouvrir sur le plan
cognitif, normatif et expressif à des réalités sociales, historiques et culturelles
inédites, parce que trop longtemps refoulées.
Pascale Bédard, dans son article sur l’ethos, revient quant à elle sur cette
catégorie à la fois fondamentale et pourtant oubliée, pour interroger à nou-
veaux frais ses significations ; à partir de son application dans une analytique
du travail artistique contemporain, l’ethos retrouve une consistance qui le
situe au-delà des conceptions usées de la pratique artistique souvent logée
encore aux enseignes soit du « génie » ou de l’« industrie », pour recomposer
les multiples dimensions qui sont à l’œuvre dans l’engagement des artistes
vis-à-vis de leur art, d’eux-mêmes, de leurs communautés et du monde
contemporain.
Les deux derniers articles du numéro nous entraînent sur des voies assez
différentes : Monique Hirschhorn, de son côté, s’interroge sur la capacité de
la sociologie de suivre le mouvement des sociétés, en fonction de la capacité
de la discipline sociologique d’en définir les contours, à partir du cas français
depuis l’après-guerre ; elle fait état d’un foisonnement de travaux qui ont balisé
la manière d’appréhender les transformation sociales profondes et étendues, en
remarquant ce qui fait saillie par le détour proposé par le cas français, soit un
contexte adéquat, des méthodes empiriques valables et une capacité à remettre
en question des orientation établies – passant d’un structuralisme génétique à
des approches résolument historiques.
Frédérick Lemarchand, finalement, en proposant un itinéraire d’anthro-
pologue à Tchernobyl, fait jouer une évaluation de la catastrophe dans les
registres de l’imaginaire et du réel qui table sur des entretiens avec des inter-
locuteurs sur le terrain d’un des plus importants désastres technologiques et
écologiques à avoir frappé le monde ; marquant notre époque comme une
entrée dans une nouvelle ère où c’est le destin humain, dessiné, réalisé et
subi par les êtres humains dans leur propre volonté de faire le monde à leur
image, la catastrophe découvre soudainement la figure de l’inhumain sous
les travers des risques techniques et technologiques qui menacent popula-
tions et nature. Révélant des caractères de monstruosité et de sacralité, ces
nouvelles donnes de notre univers humain renvoient en somme à ce qu’il y
a aussi de plus profond en nous – et c’est du point de vue de la sociologie


Présentation

que ce diagnostic secoue tout autant la discipline, pourrait-on croire, dans


ses fondements.
Ce tour d’horizon, à parcourir dans le rassemblement d’articles que
présente ce numéro, pourrait apparaître éclectique, voire peut-être même
éclaté ; dans un sens, cela faisait partie du risque initial ouvert par le pari de
lancer une telle interrogation sur les nouveaux objets de la sociologie au
sein de la communauté internationale des sociologues de la francophonie,
en leur demandant comment ces nouveaux objets affectaient la discipline
dans ses bases ou ses orientations fondamentales. Le pari a-t-il été gagné ? En
ressort-on avec des idées claires sur la manière dont la sociologie est affectée
par les nouveaux objets soumis à son analyse ? Ce sera à chaque lecteur et
lectrice d’en décider.
Il serait présomptueux pour nous, surtout à partir de ce trop bref et
schématique regard porté au contenu des propositions analytiques avancées
par les auteurs (qui ne leur rend pas suffisamment justice), de présenter un
jugement global et définitif, et nous ne pouvons que souhaiter que les articles
rassemblés ici pourront susciter des discussions et entraîner la réflexion socio-
logique sur des sentiers susceptibles de faire paraître sa pertinence, constante
ou renouvelée. S’il en était ainsi, les Cahiers de recherche sociologique auraient
bien poursuivi leur projet, qui est avant tout de permettre de telles explora-
tions sociologiques.
Il faut ajouter en terminant qu’à l’heure où les défis de la publication
scientifique – en langue française notamment – et de l’édition numérique
paraissent reconfigurer entièrement le champ de la recherche, en boulever-
sant entièrement ses possibilités – particulièrement en termes de libre accès
– il est plus que jamais opportun de voir comment le développement de la
publication en sociologie trouve son sens dans les interrogations générales de
la discipline elle-même, dans ses rapports avec nos sociétés. Il s’agit en effet
d’une conjoncture unique, où se pressent de nombreuses questions dont les
échos se réverbèrent ici, en même temps qu’ils rejoignent la discipline socio-
logique et notre monde en transformation.



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