Pour Une Sociologie de La Mode Et Du Vêtement For A Sociology of Fashion and Clothing

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Sociologie et sociétés

Présentation
Pour une sociologie de la mode et du vêtement
Content
For a Sociology of Fashion and Clothing
Alain Quemin et Clara Lévy

Volume 43, numéro 1, printemps 2011

Pour une sociologie de la mode et du vêtement


For a Sociology of Fashion and Clothing

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1003529ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1003529ar

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Éditeur(s)
Les Presses de l’Université de Montréal

ISSN
0038-030X (imprimé)
1492-1375 (numérique)

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Citer ce document
Quemin, A. & Lévy, C. (2011). Présentation : pour une sociologie de la mode et
du vêtement. Sociologie et sociétés, 43(1), 5–15.
https://doi.org/10.7202/1003529ar

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Présentation
Pour une sociologie de la mode et du vêtement

alain quemin clara lévy


Institut universitaire de France Département de sociologie
Université Paris-Est Université de Nancy 2
Bois de l’Étang 23, boulevard Albert 1er
5, boulevard Descartes BP 3397
74458 Marne-la-Vallée Cedex 2 54015 Nancy Cedex
France France
Courriel : [email protected] Courriel : [email protected]

la mode : un objet comme un autre pour la sociologie ?


La mode constitue un objet tellement paradoxal pour la sociologie qu’il convient de se
demander s’il s’agit là d’un objet comme un autre pour cette discipline, quelles spéci-
ficités peuvent rendre compte de la situation actuelle, ou encore quelles circonstances
historiques peuvent expliquer celle-ci. En effet, alors même que, pratiquement dès les
origines de la sociologie, cette discipline a donné lieu à des écrits importants sur la
mode, il n’existe nullement, à ce jour, de sociologie de la mode, c’est-à-dire de grand
domaine constitué autour de cet objet spécifique, comme il existe, par exemple, une
sociologie du travail, du droit, de la famille, de l’éducation ou de l’art, parmi de nom-
breux autres domaines clairement identifiés comme champs d’investigation privilégiés
par l’approche sociologique dans ce qu’elle a de plus classique.

les intermittences de la mode dans l’histoire de la sociologie


Dès la toute fin du xixe siècle, la sociologie s’est penchée sur l’objet que constitue la
mode. Il est, en effet, possible de faire remonter la première contribution significative

Sociologie et sociétés, vol. xliii, no 1, printemps 2011, p. 5-15

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— et magistrale — sur la mode à la célèbre Théorie de la classe de loisirs de Thorstein


Veblen (1970), qui, dans son édition originale et sous le titre The Theory of the Leisure
Class (Veblen, 1899) est parue aux États-Unis en 1899. Sans être centrale dans l’ouvrage
de Veblen, qui traite beaucoup plus des aspects ostentatoires de la consommation et
qui rend bien davantage compte du vêtement de luxe (Quemin, 2005) que du vête-
ment ordinaire, la théorie de la mode proposée par cet auteur est néanmoins tellement
aboutie, qu’un demi-siècle plus tard, en 1947, Quentin Bell, dans son ouvrage On
Human Finery (Bell, 1947), traduit en 1992 en français sous le titre Mode et société.
Essai sur la sociologie du vêtement (Bell, 1992), développait sa propre approche en
soulignant qu’elle ne faisait en réalité que reprendre les grandes lignes de l’analyse
véblénienne en la complétant à la marge. Actualisant son ouvrage sur la mode un quart
de siècle plus tard, en 1976, Quentin Bell ne pensait pas nécessaire de modifier son
analyse du phénomène et renouvelait toute sa confiance aux travaux précurseurs et
fondamentaux de Veblen.
Outre l’héritage véblénien, la seconde grande influence classique sur la sociologie
de la mode, qui remonte à la fin du xixe et au début du xxe siècle, est due à Georg
Simmel et à son texte — tout aussi fondamental que celui de Veblen — intitulé « La
mode » paru en 1904. Malgré le titre du recueil de textes en français, Philosophie de
la modernité, le texte consacré par Simmel à la mode relève incontestablement de la
sociologie. Sans doute s’agit-il là d’un des écrits les plus importants et les plus fameux
de Simmel, d’une intelligence pénétrante qui, déjà, plaçait au centre de l’analyse la
tension entre imitation et distinction. Au vu de la qualité des analyses proposées tant
par Simmel que par Veblen, on aurait pu s’attendre à ce qu’émerge, à leur suite, un
domaine d’études spécifique en sociologie consacré à la mode.
Pourtant, il existe clairement un décalage frappant entre la qualité sociologique
des deux écrits fondamentaux en sociologie de la mode, dus à Veblen d’une part et
à Simmel d’autre part, et le développement aussi embryonnaire que chaotique qu’a
longtemps connu le domaine en sociologie.
Comment expliquer cela ? Plutôt que des raisons spécifiques à l’objet, il nous
semble plus justifié d’invoquer des motifs liés au contexte d’institutionnalisation de la
sociologie. À la différence des grands pères fondateurs de la sociologie que sont Karl
Marx, Émile Durkheim et Max Weber, Thorstein Veblen et Georg Simmel n’ont pas
animé d’écoles de pensée, ni créé de traditions qui auraient vu des disciples poursuivre
leurs travaux sur des objets déjà légitimés par leur maître1. Or si, le premier, Veblen a
proposé une théorie sociologique, même non agencée comme telle, de la mode, ses
tribulations entre différents établissements en raison de son attirance excessive pour
les jeunes femmes puis, au final, son renvoi de l’université et sa trop faible filiation
directe par rapport aux autres grands auteurs de l’époque peuvent expliquer que

1. Pour prendre l’exemple d’un seul type de tradition, nul doute que la sociologie juridique ou la
sociologie de l’éducation ne se seraient pas développées de façon aussi rapide et ne constitueraient pas,
aujourd’hui, des domaines aussi clairement identifiés de la sociologie si Durkheim lui-même n’avait pas
ouvert la voie à ses disciples qui ont fortement contribué au processus d’institutionnalisation et de mar-
quage de ces domaines de recherche comme domaines de recherche légitimes en sociologie.

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l’objet mode ait temporairement été délaissé par les sociologues. Sans avoir connu un
sort aussi brutal que Veblen, Simmel, qui partageait néanmoins avec l’auteur précé-
dent un caractère hors norme et hétérodoxe, n’a, somme toute, connu lui aussi de
postérité qu’assez limitée.
En définitive, il convient donc de souligner le contraste saisissant entre la préco-
cité mais aussi la qualité remarquable des premières analyses sociologiques consacrées
à la mode par deux pionniers importants de la sociologie et le faible héritage qui en a
longtemps découlé, en partie lié au caractère atypique partagé par ces deux auteurs.
Si l’on continue de retracer à grands traits l’histoire de la sociologie de la mode, le
second temps essentiel, après la période fondatrice des écrits de Thorstein Veblen et
de Georg Simmel, nous semble se situer au moment de la parution du texte fonda-
mental de Pierre Bourdieu et de sa collaboratrice Yvette Delsaut « Le couturier et sa
griffe. Contribution à une théorie de la magie » publié dans le premier numéro des
Actes de la recherche en sciences sociales en 1975. Dans sa logique de marquage de l’es-
pace disciplinaire sociologique par la fondation d’une revue qui allait compter parmi
les plus influentes au monde, Pierre Bourdieu n’a sans doute pas choisi au hasard le
texte qu’il (co)signait et qui allait figurer dans le premier numéro de la revue qu’il
créait. Autre signe de l’attachement de Pierre Bourdieu à son texte sur la mode,
celui-ci a également donné lieu à une version simplifiée, issue d’une conférence
donnée en 1974, figurant sous le titre « Haute couture et haute culture » dans l’ouvrage
d’initiation à sa pensée intitulé Questions de sociologie (Bourdieu, 1984). Si l’on se situe
en termes de sociologie bourdieusienne ou même de sociologie en général, « Le cou-
turier et sa griffe. Contribution à une théorie de la magie » constitue rien moins que
l’une des plus brillantes illustrations du concept de champ, central chez Bourdieu. Par
ailleurs, la contribution apparaît, là aussi, déterminante pour la sociologie de la mode
comme domaine spécifique. Alors que, jusqu’alors, la mode avait été abordée par les
plus grands sociologues sous l’angle de sa seule consommation, Bourdieu déplaçait
complètement la perspective dans « Le couturier et sa griffe2 ». La mode y faisait, en
effet, l’objet d’une analyse sociologique fouillée non plus dans le seul espace de la
consommation, mais aussi dans celui de la production, les maisons de couture3 étant
analysées comme des entités occupant des positions spécifiques dans un champ par-
ticulier, pouvant rendre compte de leurs prises de positions et de leurs créations.
Pourtant, là encore, alors que Bourdieu a, quant à lui, clairement fait école et que
ses disciples ont souvent inscrit leurs travaux dans les différents domaines où s’était
auparavant illustré leur maître, il est notable que le thème de la mode n’a pas été réin-
vesti par ses successeurs.
Sans doute la sociologie de la mode a-t-elle fait les frais, durant les années 1970,
du contexte idéologique qui a pu peser sur le développement de ce domaine. Le

2. Bourdieu devait ultérieurement poursuivre dans cette voie, dans La distinction. Critique sociale
du jugement (Bourdieu, 1979), qui constitue sans doute son ouvrage le plus marquant et qui devait ensuite
lui ouvrir les portes du Collège de France.
3. Sans se situer dans la perspective bourdieusienne, les travaux de Diana Crane sur les maisons de
couture présentent donc une filiation en termes d’objet traité. Voir notamment Crane, 2000.

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parallèle avec la sociologie de la culture, longtemps focalisée de façon quasi-exclusive


sur la culture populaire, dans un contexte intellectuel fortement marqué par le
marxisme et l’engagement politique à gauche, peut se révéler ici instructif. Procéder à
une sociologie de la culture populaire était assimilé à un engagement aux côtés du
peuple, tandis que se livrer à une sociologie de la culture bourgeoise aurait pu exposer
au soupçon de se livrer à une sociologie bourgeoise de la culture. De même, la mode
a alors pu souffrir de son image de frivolité et, lorsqu’il s’agit de haute couture ou de
luxe, des liens qu’elle entretient avec les élites ou les dominants et, du même coup,
rebuter les sociologues.
C’est aussi, sans doute, le développement parallèle de travaux se rattachant bien
davantage à d’autres disciplines, comme la sémiologie pour Roland Barthes (1967), ou
à l’essayisme qu’à la sociologie qui a pu longtemps délégitimer les travaux entrepris
sur la mode dans une perspective sociologique. C’est donc largement sans les socio-
logues, en-dehors des institutions et des recherches les plus reconnues au sein de la
communauté sociologique que se sont développés les écrits sur la mode4. Alors qu’ont
émergé puis se sont structurés de nombreux domaines de la sociologie, la mode n’a pas
véritablement donné naissance à un domaine de recherche de ce type, mais seulement
à des études sur la mode ; la nuance est de taille et doit être soulignée. S’il faut
aujourd’hui dresser le bilan des travaux existant sur la mode, c’est bien plus du côté
des fashion studies — qui se sont beaucoup développées au cours des années 1990 et
2000 — et du monde anglo-saxon qu’il faut regarder que de celui d’une sociologie
(notamment française ou francophone, mais pas seulement) qui a largement ignoré le
domaine, malgré les contributions déterminantes que nous avons signalées et sur
lesquelles il est possible de s’appuyer aujourd’hui pour poser les bases d’une véritable
sociologie de la mode5.

la mode, un objet pour la sociologie


La sociologie de la mode reste en effet largement à construire. Aujourd’hui encore, il
est fréquent que les auteurs travaillant sur la mode se croient dispensés des exigences
de sérieux et de rigueur dans la construction de leur objet auxquelles se savent soumis
la plupart des sociologues travaillant sur d’autres objets plus canoniques. Il nous
semble important de souligner que nous avons néanmoins pu constituer un numéro
thématique sur la mode dans une perspective résolument sociologique, ce qui, voici
quelques années encore, n’aurait pas forcément été possible. Si ce projet de numéro
thématique sur la mode a émergé et s’il a été proposé à une revue aussi académique et
reconnue que Sociologie et sociétés, c’est précisément dans la mesure où les choses sont
en train de changer (et nous espérons, par ce numéro thématique, apporter notre

4. Citons ainsi Paul Yonnet (1985).


5. Il nous semble ainsi que, si les travaux canoniques de Veblen et, bien davantage, de Simmel,
précédemment mentionnés, sont souvent cités, ils ne sont pas toujours suffisamment exploités. Il en va de
même des travaux trop négligés de Bourdieu ou de ceux d’autres sociologues pourtant eux aussi très consa-
crés comme Elihu Katz et Paul Lazarsfeld (1955) qui comportent d’importants développements sur la mode.

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propre contribution à ce changement), une sociologie de la mode émergeant désor-


mais et venant concurrencer les fashion studies.
Comme nous l’avons évoqué précédemment (en cherchant à expliquer ce phéno-
mène, et pas seulement à le signaler), malgré des textes fondateurs très prometteurs,
la sociologie de la mode ne s’est pas développée comme véritable domaine. Toutefois,
nous entendons affirmer par ce numéro de Sociologie et sociétés que la mode ne consti-
tue pas pour autant un objet quasi-impossible pour la sociologie, entendue ici comme
domaine scientifique. Nous souhaitons même montrer, par le choix de textes retenus
ici, que la mode comme objet peut parfaitement être traitée avec la même rigueur
méthodologique et analytique que tout autre objet social. La mode est clairement un
phénomène social et, à ce titre, il n’est aucune raison qui l’empêcherait d’être soumise
à un traitement sociologique aussi rigoureux que tous les autres faits sociaux. Il n’est
pas question de prétendre effectuer seuls une révolution en voulant inscrire l’étude de
la mode dans une approche sociologique plus large. Ce numéro thématique de
Sociologie et sociétés est contemporain d’autres initiatives très récentes ou simultanées
allant dans le même sens, dont plusieurs thèses de doctorat soutenues (certaines ont
d’ailleurs donné lieu à des articles figurant dans ce numéro) ou le récent manuel, certes
bref mais non moins important, de Frédéric Godart Sociologie de la mode, paru en
2010, qui peut se lire comme une tentative pour ancrer définitivement la mode dans
une perspective proprement sociologique. Signalons également, pour illustrer ce
même tournant dans la façon d’aborder la mode, l’ouvrage actuellement en cours de
rédaction d’un sociologue aussi consacré que le maître de la sociologie interactionniste
Howard S. Becker6.
En prônant une approche respectant les préceptes généraux de la sociologie, notre
propos ne consiste pas à rejeter la pluridisciplinarité qui apparaît, dans le cas de la
mode, comme pour bien d’autres objets, particulièrement fructueuse. Qu’il s’agisse de
la rencontre avec l’histoire, les sciences de gestion, la sémiologie, parmi bien d’autres
disciplines — et plusieurs articles figurant dans ce numéro nous semblent parfaite-
ment l’illustrer —, la sociologie de la mode a beaucoup à gagner à s’ouvrir à d’autres
disciplines. Ce qui ne veut pas dire renoncer à être elle-même et à ses propres acquis
disciplinaires pour se confondre avec un discours sans consistance relevant plus du
bavardage que de l’analyse proprement sociologique.
Si la sociologie de la mode a pu récemment s’appuyer sur l’intérêt que lui ont
témoigné plusieurs auteurs liés à la sociologie de l’art, les échanges auxquels elle peut
se livrer avec les autres domaines de la sociologie apparaissent bien plus étendus. Les
articles recueillis ci-après nous semblent également témoigner de la facilité avec
laquelle, lorsqu’elle s’inscrit dans une « vraie » perspective sociologique, la thématique
de la mode peut dialoguer fructueusement avec d’autres domaines parfaitement
reconnus de la sociologie, comme la sociologie du travail et des organisations, la socio-
logie des réseaux, la sociologie de la communication, la sociologie de la famille, etc.

6. Cf. l’ouvrage actuellement en préparation de Howard S. Becker et Rosanna Hertz.

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le présent numéro
Les connexions que peut entretenir une possible sociologie de la mode avec d’autres
domaines de la sociologie sont d’autant plus nombreuses que la définition de la mode
est multiple. Le mot renvoie, tout d’abord, à l’industrie de l’habillement dans son
ensemble ou plus spécifiquement au segment du haut de gamme et du luxe qui
peuvent, l’un et l’autre, faire l’objet d’une analyse sociologique en termes notamment
de production et d’organisation. L’intérêt pour ce secteur particulier peut aussi se
manifester sous la forme de l’étude des formes de consommation des individus ou des
groupes, en particulier des catégories sociales, qui recourent au vêtement comme
marqueur de leur identité. Par delà le cas particulier du vêtement, la mode désigne
également une forme spécifique de changement social, la transformation, à tendance
cyclique, du goût collectif 7, qui concerne directement le vêtement, mais dont les mani-
festations sociales s’étendent très au-delà de ce seul domaine. Dans le cadre de ce
numéro, c’est sur la mode vestimentaire que sont centrées les différentes contri-
butions.
Si l’on cherche à rendre compte de certaines caractéristiques communes aux
articles composant ce numéro de Sociologie et sociétés, force est de constater qu’une
fois de plus, la mode est largement associée au féminin (cela transparaît à travers la
part importante d’auteures, mais aussi dans le contenu des textes composant ce
numéro comme dans ceux, d’ailleurs, qui n’ont pas été retenus au final). De même,
lorsqu’ils s’intéressent à la mode, les sociologues privilégient-ils les jeunes — femmes
ou filles, donc — comme groupe étudié, puisque l’on sait que ceux-ci — et tout par-
ticulièrement celles-ci — sont les plus soumis à l’emprise de la mode. En revanche,
peu d’articles intègrent de façon centrale ou même importante la thématique de la
structure sociale, des catégories sociales, cette thématique semblant moins essentielle
pour les chercheurs qui travaillent sur la mode que dans d’autres domaines de la socio-
logie. Par ailleurs, si tous les articles présentés ici traitent du vêtement, le lien avec le
corps, sa mise en scène et sa mise en valeur apparaît très fortement. De façon révéla-
trice, plusieurs auteurs, précisément parce qu’ils étudient la mode en lien avec sa
dimension genrée, féminine, évoquent l’impératif actuel de minceur qui, au vu des
textes portant sur les femmes, apparaît comme un souci récurrent. On voit bien que,
ce qui se joue avec le vêtement, c’est plus généralement l’apparence et à quel point le
corps se trouve ainsi prolongé par l’habit.
Dans notre dossier, les trois premiers articles traitent de la mode dans sa dimen-
sion domestique et quotidienne, du côté de la consommation, mais en montrant bien,
à chaque fois, que la mode déborde largement ces différentes dimensions.
Dans « Blogs personnels de mode : identité, réalité et sociabilité dans la culture des
apparences », Agnès Rocamora étudie la production de normes liées à la mode, à tra-
vers l’outil que constitue internet. L’auteure analyse ce qui se joue à travers les blogs

7. Nous reprenons ici l’excellente définition donnée de la mode par Philippe Besnard et Guy
Desplanques (1984).

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Présentation 11

de mode apparus au début du xxie siècle, à savoir une construction identitaire dans
cet espace caractéristique de la position ambivalente des femmes dans la société
contemporaine. Avec le développement d’internet, certaines bloggeuses sont devenues
des personnages très en vue de l’univers de la mode, la préoccupation pour la mode
apparaissant très genrée, et très féminine. Espace de construction et de représentation
de soi, les blogs constituent, en quelque sorte, le prolongement du miroir traditionnel
— pièce fondamentale dans la construction de l’identité féminine comme en témoigne
l’histoire de l’art —, les bloggeuses n’hésitant souvent pas à s’afficher elles-mêmes sur
leur site, suscitant ainsi des commentaires bienveillants, voire admiratifs, de leurs
lectrices. Les blogs représentent également un espace de production et de promotion
du réel et même précisément de l’ordinaire qui fonde leur succès : corollaire de cette
valorisation du réel, les bloggeuses prennent position comme expertes-amatrices ;
enfin, les blogs comme espaces de communication font apparaître toute l’importance
de la mode comme facteur de sociabilité en ligne et hors ligne, suscitant des rencontres
in real life.
Dans « La « Lolita » et la « sex bomb », figures de socialisation des jeunes filles.
L’hypersexualisation en question », Philippe Liotard et Sandrine Jamain-Samson
illustrent bien, à leur tour, la dimension très genrée des objets traités par la recherche
sur la mode. Avec les années 2000 a émergé de façon récurrente le thème de l’hyper-
sexualisation ou de l’hyperérotisation des jeunes filles, dans la lignée des figures anté-
rieures de la Lolita, de la sex bomb ou de la pin-up autour desquelles s’est articulé un
discours spécifique sur la féminité. Les auteurs montrent comment le vêtement inter-
vient de manière décisive dans la construction de toutes ces catégories. Un monde
sépare la culotte blanche en coton choisie par la mère du soutien-gorge en dentelle
noire acheté avec l’argent de poche ou encore du string, ces vêtements marquant des
étapes dans l’affirmation du corps féminin, depuis celui de la fillette jusqu’à celui de
la femme. L’analyse développée dans l’article porte tout particulièrement sur la presse
magazine française destinée à un public s’étendant des jeunes adolescentes aux jeunes
femmes adultes. Dans leurs rubriques mode et beauté notamment, ces magazines
proposent des conseils pour se comporter en tant que filles ou que femmes, propagent
des modèles de féminité et racontent aux adolescentes comment elles doivent devenir
femmes en trois temps. Il faut, en effet, trouver le bon garçon, le séduire et le garder,
l’apparence et la parure notamment étant utilisées à cette triple fin. Dans la discussion
menée autour de l’hypersexualisation, la place du vêtement apparaît, là encore,
importante.
Sofian Beldjerd, dans « Prendre le contre-temps à contrepied ou comment s’ac-
commoder de vêtements « hors mode » ou « démodés », étudie les manières dont sont
gérés les nombreux décalages temporels auxquels les mouvements ininterrompus des
normes et valeurs stylistiques exposent le contenu de toute garde-robe. Se situant à
une échelle microsociologique, l’auteur analyse les ajustements et les différents pro-
cessus qui, dans des contextes concrets de choix, permettent de prolonger la durée de
vie de vêtements qui pourraient sans cela se trouver discrédités et abandonnés. A l’aide

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12 sociologie et sociétés • vol. xliii. 1

d’entretiens et d’observations de terrain dans les garde-robes de membres des classes


sociales moyennes ayant un rapport « ordinaire » à la mode (dans la mesure où ils ne
travaillent pas en lien avec ce secteur), sont mises en évidence les conditions pratiques
de possibilité d’une classification entre « démodé » et « hors mode » — du fait d’une
soudaine prise de conscience spontanée par la confrontation avec d’autres vêtements
ou en raison d’une remarque d’autrui —, puis sont étudiées les voies par lesquelles les
vêtements ainsi identifiés peuvent, malgré tout, échapper à la disqualification que
traduirait le remisage ou l’abandon. Plus sensibles à la mode, les femmes semblent plus
enclines à transformer des vêtements ou à les porter de façon à cacher les caractéris-
tiques qui ne leur paraissent plus adaptées.
Le vêtement peut également être analysé dans le cadre professionnel, comme dans
les deux articles suivants de notre dossier. Si le vêtement professionnel est nettement
moins soumis aux effets de la mode que les habits de ville et s’il constitue encore à ce
jour un objet pour l’instant peu exploré par la sociologie (du moins francophone), il
s’agit néanmoins d’un objet d’étude de premier intérêt, comme le prouvent les négo-
ciations auxquelles il peut lui aussi donner lieu.
L’article d’Anne Monjaret « Du bleu de chauffe au jean. Les jeux de l’apparence
des «ouvriers» à l’hôpital, entre traditions corporatistes et normes institutionnelles
renouvelées » analyse, à partir du vêtement de travail des personnels ouvriers des hôpi-
taux de Paris (Assistance Publique — Hôpitaux de Paris), d’une part, comment ces
agents d’État désignés par l’appellation commune de « bleus » étant donné la couleur
de leur vêtement traditionnel de travail véritable symbole de la condition ouvrière, se
conforment — ou non — aux codes internes du savoir faire vestimentaire qui renvoie
à un savoir être, et d’autre part, comment s’articulent les expressions vestimentaires
collectives — ici avant tout corporatistes — et individuelles. Dominés par rapport aux
blouses blanches de l’hôpital, les « bleus », travailleurs de l’ombre dont l’existence
même est souvent ignorée, se rattachent à des corporations ouvrières aux traditions
bien ancrées, même si cette organisation traditionnelle perd désormais de son impor-
tance, tandis que l’on peut noter parallèlement un recul du vêtement de travail tradi-
tionnel, souvent remplacé par le jean chez les jeunes. Le vêtement indique et exprime
donc bien des changements plus larges survenant dans le monde du travail. L’enquête
révèle également que, face aux normes tant institutionnelles que corporatives, les
ouvriers savent adapter leur tenue pour préserver leur personnalité et fait clairement
ressortir toute l’importance sociale du vêtement, même professionnel.
Dans « L’apprentissage de la mode comme solution à l’insertion ? Un cas améri-
cain », Isabelle Hanifi, dont la recherche se fonde à la fois sur de longues séquences
d’observation participante et sur des entretiens, étudie la transmission de codes vesti-
mentaires par des femmes issues des classes supérieures, généralement blanches, à des
femmes en difficulté, souvent issues des minorités visibles, postulant pour des emplois
peu qualifiés de maintenance, femmes de ménage ou gardes d’enfants, et la façon dont
ces dernières les reçoivent. Il ne s’agit pas tant pour les bénéficiaires de l’association
américaine « Dress for Success » — désignées comme « clientes » pour ne pas évoquer

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Présentation 13

une relation d’assistance — d’imiter les normes qui leur sont proposées que de les
incorporer. Dans la lignée du mouvement du « Power dressing » né aux États-Unis
dans les années 1970, le port du tailleur apparaît comme un moyen, pour la femme au
travail, de se forger une identité et une légitimité, l’usage du vêtement, et de celui-ci
en particulier, étant présenté comme constitutif de la position sociale et non comme
résultant de celle-ci. Comme à plusieurs reprises dans ce numéro consacré à la mode
et au vêtement apparaît ici le thème de la minceur. Si les femmes donatrices de l’asso-
ciation, appartenant aux catégories sociales supérieures, sont majoritairement minces,
les bénéficiaires sont, quant à elles, fréquemment en surpoids. C’est toute la croyance
dans le rôle autoréalisateur du vêtement pour accéder à un statut social supérieur qui
est analysée à travers l’exemple particulier d’une bénéficiaire — appartenant à la mino-
rité noire, mais se présentant comme issue d’un milieu plus favorisé que les autres
femmes aidées — inhabituellement mince, portant un regard critique sur l’excès de
poids ou la mise en avant sexualisée de la féminité, et remarquablement en phase avec
le projet de l’association.
Plusieurs contributions à ce numéro abordent enfin la mode dans une perspective
de sociologie du travail ou des institutions, des organisations, en étudiant sociologi-
quement le milieu des producteurs, poursuivant, d’une certaine manière, dans la voie
ouverte par Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut en 1975. Il s’agit aussi ici d’éclairer, par
le biais de la sociologie, le fonctionnement d’une économie créative particulière qui
procède à la création des vêtements ou de leur présentation comme objets de mode.
Étudiant « Le travail en atelier comme forme d’organisation du travail dans la
Mode », Nicoletta Giusti s’attache à analyser minutieusement la genèse de l’innovation
dans ce secteur d’activité. Le travail en atelier est proposé comme cadre idéal-typique
pour rendre compte du travail d’innovation dans sa dimension réitérée, rythmée par
le calendrier des collections, collective et négociée et permettant une « créativité dif-
fuse ». La prise en compte combinée d’observations de terrain relatives aux pratiques
et d’extraits d’entretiens d’une part, et des concepts de la sociologie des organisations,
d’autre part, permet de mettre en lumière le rôle des objets ainsi que celui des tradi-
tions. Le design de luxe se caractérise ainsi par sa manière caractéristique de routiniser
l’activité d’innovation, fondée sur un modèle particulier d’organisation du travail.
Comme dans la contribution suivante de Frédéric Godart et Ashley Mears, le partage
de l’information par les acteurs apparaît essentiel, puisque tous les acteurs impliqués
à des degrés divers dans la création, la production et la distribution de mode fré-
quentent les salons professionnels pour se tenir informés des tendances et connaître
les choix de leurs concurrents.
C’est également sous l’angle de l’organisation et de la prise de décision que
Frédéric Godart et Ashley Mears abordent l’univers professionnel de la mode à partir
d’une étude fine de la sélection des mannequins par les maisons de couture. Dans leur
analyse de la « Prise de décision créative en situation d’incertitude : le cas de la sélection
des mannequins par les maisons de mode », l’industrie du mannequinat est ici abordée
comme cas typique de l’économie créative et de ses marchés des biens symboliques.

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14 sociologie et sociétés • vol. xliii. 1

Face à une offre abondante de jeunes femmes et de jeunes filles qualifiées, présélec-
tionnées par les agences de mannequins, les maisons de couture doivent effectuer des
choix qui expriment leur image de marque. Comment ces acteurs sociaux s’orientent-
ils les uns par rapport aux autres pour choisir qui leur convient le mieux et qui sera
apte à défiler en portant leurs créations ? A partir d’une recherche combinant entre-
tiens et analyse des réseaux lors des défilés de mode, les auteurs montrent que, même
si le sens commun rend compte du choix des mannequins par les goûts individuels des
personnes qui les sélectionnent, les producteurs observent en fait les actions de leurs
pairs, notamment via un système d’« options » posées sur les mannequins, définissant
par là même leur position de marché en fonction des signaux envoyés par les autres
producteurs. C’est une structure du type winner takes all qui prévaut, avec une très
forte convergence des goûts résultant de quasi-académies informelles (même si les
auteurs n’utilisent pas cette notion), surtout parmi les maisons les plus prestigieuses
pour lesquelles le contrôle de leur image est déterminant.
La contribution de Frédéric Godart et Ashley Mears traitant de l’industrie du
mannequinat n’est pas sans lien avec le témoignage réflexif de Gérald Baril, Marie-
Claude Paquette et Marcelle Gendreau sur « Le culte de la minceur et la gestion sociale
du risque : le cas de la Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversi-
fiée8 ». En effet, le secteur du mannequinat s’est impliqué dans l’élaboration de cette
charte, aux côtés des autres industries de la mode, de la publicité et des médias, ainsi
que du gouvernement du Québec. Issue de travaux menés en 2009, la Charte prend
place dans un contexte d’actions gouvernementales touchant à la prévention des pro-
blèmes liés au poids, notamment le désir normatif de minceur ou la « préoccupation
excessive à l’égard du poids » et à l’égalité entre les hommes et les femmes. Les indus-
tries liées à la mode et à l’image du corps se voient formellement investies d’une res-
ponsabilité à l’égard de la diffusion de représentations qui contribuent aux normes
corporelles. De potentiels coupables d’incitation à la minceur excessive, les acteurs ont
pu passer au rôle d’agents du changement, d’autant plus qu’ils avaient conscience du
risque engendré, ce qui a pu constituer une motivation forte, tant à participer au pro-
cessus d’élaboration de la Charte qu’à la ratifier. Pour autant, l’étude reste très locali-
sée, puisque l’adoption de telles chartes (ou, comme l’évoquent Frédéric Godart et
Ashley Mears dans leur article, l’appel par certains pays à une interdiction des manne-
quins excessivement maigres) influence peu le choix des modèles par les maisons pour
défiler dans les quatre grandes capitales de la mode que sont New York, Londres,
Milan et Paris.
Malgré la diversité marquée des sujets traités et des sensibilités théoriques, les
différents articles réunis ici se rejoignent par la dimension empirique des recherches
et le rapport construit au terrain investigué, deux caractéristiques que l’on ne trouve
pas toujours dans les écrits sur la mode. À travers le présent choix de textes se dessinent

8. Les auteurs, praticiens en santé publique et dans le domaine des politiques publiques relatives à
la condition féminine, ont été associés aux travaux d’élaboration de la Charte québécoise à titre de
conseillers experts.

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Présentation 15

ainsi les contours d’une véritable sociologie de la mode et du vêtement, pouvant per-
mettre de franchir une nouvelle étape dans la constitution d’un domaine sociologique
à part entière.

bibliographie
Barthes, R. (1967), Système de la mode, Paris, Seuil.
Bell, Q. (1976 [1947]), On Human Finery, Londres, Hogarth Press.
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Besnard, P. et G. Desplanques (1986 [1984]), Un prénom pour toujours. La cote des prénoms hier,
aujourd’hui et demain, Paris, Balland.
Bourdieu, P. et Y. Delsaut (1975), « Le couturier et sa griffe. Contribution à une théorie de la magie »,
Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, no 1, p. 7-36.
Bourdieu, P. (1984), « Haute couture et haute culture », in Questions de sociologie, Paris, Éditions de
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Godart, F. (2010), Sociologie de la mode, Paris, La Découverte.
Katz, E. et P. Lazarsfeld (1955), Personal Influence. The Part Played by People in the Flow of Mass
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Quemin, A. (2005), « Luxe, ostentation et distinction. Une lecture contemporaine de la Théorie de la classe
de loisirs de Thorstein Veblen », in O. Assouly (dir.), Le luxe. Essai sur la fabrique de l’ostentation,
Paris, Éditions de l’Institut Français de la Mode / Éditions du Regard, p. 137-152.
Simmel, G. (1989 [1904]), « La mode », in Philosophie de la modernité, Paris, Payot.
Veblen, T. (1970), Théorie de la classe de loisirs, Paris, Gallimard.
Veblen, T. (1899), The Theory of the Leisure Class : An Economic Study of Institutions, New-York/Londres,
MacMillan.
Yonnet, P. (1985), Jeux, modes et masses. La société française et le moderne, 1945-1985, Paris, Gallimard.

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