Dominique Viart - Silence - Grifado
Dominique Viart - Silence - Grifado
Dominique Viart - Silence - Grifado
Études françaises
ISSN
0014-2085 (print)
1492-1405 (digital)
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dominique viart
. Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Éditions Galilée, coll. « Lignes fictives », 1977.
. Voir Robert Dion (dir.), France Fortier, Barbara Havercroft et Hans-Jürgen Lüsebrink,
Vies en récit. Formes littéraires et médiatiques de la biographie et de l’autobiographie, Québec,
Nota Bene, coll. « Convergences », 2007 ; notamment Dominique Viart, « L’archéologie de
soi dans la littérature française contemporaine : Récits de filiations et Fictions biographiques »,
p. 107-138.
1996 une autre notion, celle de « récit de filiation3 ». Cette forme litté
raire a pour originalité de substituer au récit plus ou moins chronolo
gique de soi qu’autofiction et autobiographie ont en partage, une
enquête sur l’ascendance du sujet. Tout se passe en effet comme si, la
diffusion de la réflexion psychanalytique ayant ruiné le projet autobio
graphique en posant l’impossibilité pour le Sujet d’accéder à une
pleine lucidité envers son propre inconscient, les écrivains rempla
çaient l’investigation de leur intériorité par celle de leur antériorité fami
liale4. Père, mère, aïeux plus éloignés, y sont les objets d’une recherche
dont sans doute l’un des enjeux ultimes est une meilleure connaissance
du narrateur de lui-même à travers ce(ux) dont il hérite.
Un tel phénomène est particulièrement net dans La place d’Annie
Ernaux (1983) ou Vies minuscules (1984) de Pierre Michon, qui, au début
des années 1980, fournissent les premiers exemples de tels textes. Mais,
on le remarque, les livres emblématiques qui ont permis la réémer
gence du Sujet sur la scène littéraire au milieu des années 1970 rele
vaient déjà tous, peu ou prou, de cette problématique : ainsi de Roland
Barthes par Roland Barthes (1975) où la figure maternelle est particuliè
rement insistante, de W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec (1975),
hanté par l’absence des parents, et même de Fils de Serge Doubrovsky
dont le titre est explicite (il en va de même, du reste, des romans de
Patrick Modiano qui présentent des père et mère singulièrement étran
ges et insaisissables, souvent inspirés des parents réels de l’auteur).
La place manque ici pour développer toutes les réflexions que
mérite une telle forme littéraire, aussi bien quant à ce qui la suscite, que
du point de vue de ses principales caractéristiques5. Je rappelle simple
ment que cette forme ne saurait être confondue avec celles de « roman
de la famille » (comme Les Rougon-Macquart de Zola ou Les Thibault de
Martin du Gard), de « roman familial » (théorisé par Marthe Robert à
partir de l’article de Freud sur le « roman familial des névrosés »6), ni
La réduction au silence
. Je reprends ici l’envoi final de Rimbaud le fils de Pierre Michon (Paris, Gallimard,
coll. « L’un et l’autre », 1991, p. 120).
rien. Pas de récit quand il rentre. L’habitude du silence le soir s’est prise
quand il a commencé à travailler là, vivant seul à l’hôtel “Au baro
mètre”, à Clamart13 ». Mais des personnages silencieux, il en est bien
d’autres dans l’histoire de la littérature, sans que cela suscite nullement
l’apparition d’une forme littéraire nouvelle : quelque chose s’est donc
passé qui a changé la nature de ce silence. Quelque chose dont la litté
rature prend acte et qu’elle fait apparaître.
D’abord, ce silence est partagé : c’est l’intérêt de ce « panel » de livres
que de le montrer avec évidence. Et encore n’y ai-je, à dessein, retenu
aucun ouvrage qui porte sur le silence des pères revenus des camps,
évoqué par les enfants de survivants, lequel est désormais l’objet de
nombreuses études (car, s’il y a bien des témoignages majeurs, ceux de
Primo Levi, de Robert Antelme, de David Rousset, etc., la question du
silence des survivants n’en demeure pas moins un thème majeur de la
littérature des camps)14. Dans les livres qui nous occupent sont rassem
blées des circonstances historiques diverses : le père du récit de Leïla
Sebbar a été réduit au silence par sa traversée de la guerre d’Algérie ; le
père de Michel Séonnet a préféré se taire sur son engagement dans la
division Charlemagne aux côtés de l’occupant nazi ; celui de Virgine
Linhart, Robert Linhart15, chef de file de la Gauche prolétarienne
durant les années militantes qui suivirent Mai 1968, est réduit au
silence par l’effondrement de ses idéaux révolutionnaires ; le père de
Martine Sonnet n’est qu’un ouvrier forgeron parmi d’autres, employé
aux Usines Renault de Billancourt, et s’il paraît n’avoir pas été affecté
particulièrement par telle ou telle tragédie historique, il incarne les
dernières années d’une industrie triomphante destinée à péricliter.
Quant au père évoqué par L’orphelin de Pierre Bergounioux, il subit la
disparition de son propre père au cours de la Grande Guerre qu’il
répercute sur son fils : « Mon père avait besoin de moi, de mon aboli
tion continuée pour demeurer ce que le sort l’avait fait — un orphelin
de la grande guerre, le fils de personne qui ne peut admettre quelqu’un
après lui » (O, 106). Leurs lignées respectives même ne peuvent induire
une problématique spécifique : l’un est d’origine juive (JO), un autre est
arabe (JN), les trois autres sont des « français de souche » selon la for
mule souvent employée à des fins discriminatoires. Or tous ont ce
silence en commun, ce qui permet d’affirmer que celui-ci n’est pas dû
à une circonstance particulière ni à une communauté singulière.
Mais surtout, au-delà de ce partage : les textes eux-mêmes établis
sent des passerelles entre les situations. Ainsi Michel Séonnet qui
s’avise de proximités inattendues :
Il m’est arrivé, ces dernières années, de travailler avec des enfants dont les
pères étaient en usine. Et je me suis rendu compte que pour chacun, c’était
la même énigme. Un monde inconnu, le territoire du père. Mais, est-ce
que, finalement, guerre ou usine, ce n’est pas à ça que l’on est confronté :
que le père est un territoire secret ! L’usine et la guerre : quelle différence ? »
(M, 51)
De telles équivalences sont assez troublantes, car la guerre et l’usine ne
sont certes pas de même teneur. Or la littérature ne cesse de recon
duire ce rapprochement, parfois de façon implicite ou par des jeux
formels. C’est le cas, je l’ai montré ailleurs, dans Daewoo de François
Bon, où un dispositif, inspiré de ceux de l’artiste Christian Boltanski et
du mémorial de Yad Vashem, gouverne la projection sur les murs de
l’usine désaffectée des photographies des visages de toutes les ouvrières
licenciées16. Semblablement, Martine Sonnet construit Atelier 62 sur le
modèle de W ou le souvenir d’enfance, en reprenant à Perec la structure
de chapitres alternés. Une série de chapitres, numérotée en chiffres
arabes, repose sur les souvenirs de la narratrice ; l’autre, en chiffres
romains, apporte les informations sociologiques rassemblées par
l’auteur sur la réalité sociale des ouvriers de ce temps. A priori, il n’y a
pas de rapport avec les drames du siècle ni avec ce dont parle Perec.
Mais les phrases du dernier chapitre, intitulé « Décombres et ruine
finale », titre qui fait amplification, empruntent directement à Hiroshima
mon amour de Marguerite Duras : « Comme si je n’avais rien vu à
Billancourt. Parce qu’il n’y a plus rien à voir à Billancourt17 » (A, 229).
La littérature, seule, par ces rapprochements implicites, alerte sur les
. François Bon, Daewoo, Paris, Fayard, 2004, p. 255. Pour un commentaire, voir
Dominique Viart, « Théâtre de la fiction sociale. Autour de Daewoo de François Bon »,
dans Gianfranco Rubino (dir.), Voix du contemporain. Histoire, mémoire et réel dans le roman
français d’aujourd’hui, Rome, Bulzoni, coll. « Studi e testi », 2006.
. À rapprocher bien sûr de la formule récurrente du texte de Duras : « Tu n’as rien
vu à Hiroshima, rien ». Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard, 1960.
La pièce manquante
Or notre temps n’est plus si sûr de cette marche « en avant ». Les bases
sur lesquelles s’appuyer pour avancer ont failli. Et c’est bien cet effon
drement que diagnostiquent les récits de filiation : « Mon père ne s’est
jamais remis de ce temps où il crut possible d’infléchir le cours de
l’Histoire », écrit Virginie Linhart (JO, 15). À cet égard, il n’est pas indif
férent que dominent, dans le récit de filiation, les livres consacrés aux
pères : « C’était dans l’Histoire que la génération des pères avait failli »,
souligne Michel Séonnet (M, 80). Certes, il y a bien sûr, dans leur large
éventail, des évocations de figures maternelles (Annie Ernaux, Une
femme ; Charles Juliet, Lambeaux…), mais les figures masculines sont en
plus grand nombre. Et même, lorsqu’une mère est l’objet d’un livre,
un autre l’a souvent précédé qui évoque d’abord le père (c’est le cas,
par exemple, avec Annie Ernaux, dont Une femme est précédé de La
place, avec Jean Rouaud, qui publie Pour vos cadeaux et Sur la scène
comme au ciel après Les champs d’honneur et Des hommes illustres, avec
Claude Simon, dont la mère apparaît plus nettement dans Le jardin des
plantes et surtout dans Le tramway).
Il semble que cette insistance soit liée au symbolisme paternel :
celui-ci représente l’autorité, le savoir social, plus que la mère, plus
largement vouée aux apprentissages intimes de la petite enfance. Il
incarne le Discours. Du reste, il n’est guère question, dans les récits
de filiation consacrés à des figures féminines, de leur « silence ». Si bien
que le silence prend ici une valeur emblématique : c’est la Parole qui
s’est tue, le Discours qui n’est plus en mesure d’être tenu, sanction
d’un échec des valeurs et des croyances. De l’échec d’une foi qui vient
souvent de plus loin que le père lui-même et dont celui-ci n’est plus le
passeur. Car le silence du père ne prive pas seulement l’enfant d’une
meilleure connaissance de la réalité paternelle, il tranche aussi le lien
avec les générations antérieures : « Tu ne m’as jamais parlé de ton
père, écrit Michel Séonnet, comme si tu avais voulu qu’il n’y ait aucun
lien entre nous (tes enfants) et lui. Que le fil soit tranché. Mais c’était
nous condamner à ne jamais rien comprendre ! » (M, 20-21). Et Leïla
Sebbar à sa façon surenchérit : « […] il a rompu la lignée » (JN, 20).
C’est, à chaque fois, l’expérience majeure d’une déliaison : les écrivains
d’aujourd’hui s’éprouvent comme « orphelins »18. Il est du reste notable
que bien des récits de filiation paraissent sous la plume d’orphelins
. Je renvoie, une nouvelle fois, au livre de Laurent Demanze et à la belle pertinence
de son titre : Encres orphelines.
. Voir Yves Charnet et Charles Borel, Proses du fils, Paris, La Table ronde, 1993.
. Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illus
trée des histoires », 1984.
. Claude Simon, L’Acacia, Paris, Minuit, 1989, p. 62.
. Jean-Pierre Martin, Le livre des hontes, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2006.
. Par exemple, François Vigouroux, Le secret de famille, Paris, PUF, coll. « Perspectives
critiques », 1993 ; ou Serge Tisseron, Nos secrets de famille. Histoire et mode d’emploi, Paris,
Ramsay, 1996. Du même, voir aussi : La honte, psychanalyse d’un lien social, Paris, Dunod,
coll. « Psychismes », 1992 ; Le psychisme à l’épreuve des générations. Clinique du fantôme, Paris,
Dunod, coll. « Inconscient et culture », 1995.
. Voir Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », Cahiers du chemin, no 29, 1977,
repris dans Dits et écrits. 1954-1988, Paris, Gallimard, 1994.
. Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier frioulan du xvie siècle
(trad. de l’italien par Monique Aymard), Paris, Aubier, coll. « Nouvelle Bibliothèque scien
tifique », 1980 [1976] ; Giovanni Levi, Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le
Piémont du xviie siècle (trad. de l’italien par Monique Aymard), Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque des histoires », 1989 [1985] ; Edoardo Grendi, « Repenser la micro-histoire ? »,
dans Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard-
Seuil, coll. « Hautes Études », 1996.
. Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu
(1798-1876), Paris, Flammarion, 1998.
. Voir Dominique Viart « Pierre Michon, un art de la figure », dans Ivan Farron et
Karl Kürtös, Pierre Michon entre pinacothèque et bibliothèque. Actes de la journée d’étude orga-
nisée à l’Université de Zurich le 31 janvier 2002, Berne, Peter Lang, coll. « Variations », 2003,
p. 15-34.
. Si nombreuses qu’elles donnent lieu à cette autre forme littéraire propre à notre
contemporanéité que sont les « Fictions biographiques ».
Par cet aspect insistant, les récits de filiation renouent avec une ques
tion essentielle et originelle de la littérature. Car celle-ci s’est d’abord
déployée en mythes et légendes, récits archaïques censés donner sens
là où celui-ci n’était pas constitué : dire, aux confins des interrogations
métaphysiques ce qu’il en était des origines ignorées, installer la fiction
. Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spiri
tuel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, 1996 ; William Marx, L’adieu à la littérature.
Histoire d’une dévalorisation, xviiie-xxe siècle, Paris, Minuit, 2005.