Herman PDF
Herman PDF
Herman PDF
2018 08:03
Études françaises
Résumé de l'article
Les lieux de la réflexion romanesque au XVIIIe
siècle : de la poétique du genre à la culture du Pour Jan Herman, l’autoréflexivité dans Jacques le fataliste se
traduit par trois aventures poétiques intimement liées. Tout
roman d’abord, le récit de Diderot met en évidence le difficile
Volume 49, numéro 1, 2013 équilibre entre l’arbitraire d’une liberté sans limites que
possède le romancier et la nécessité de respecter les
URI : id.erudit.org/iderudit/1018795ar contraintes du code légué par la tradition. La figure
d’autoréflexivité est ici la métalepse. Ensuite, le discours
DOI : 10.7202/1018795ar diderotien réfléchit sur la nécessité de fonder l’autorité du
texte sur sa possibilité matérielle moyennant un « récit
Aller au sommaire du numéro génétique ». La figure d’autoréflexivité est ici l’ironie. La
gourde de Jacques se trouve au centre d’une troisième
aventure, qui concerne l’inspiration. À travers la figure de la
dive bouteille, le récit évoque une culture de l’ivresse à
laquelle il ne peut participer que par une mise en abyme qui la
Éditeur(s) rend irrécupérable.
Découvrir la revue
Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services
Tous droits réservés © Les Presses de l’Université de d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous
Montréal, 2013 pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-
dutilisation/]
jan herman
L’énorme écart, sur les plans thématique et moral, qui sépare l’univers
de Clarissa de celui de Jacques n’arrive pas, cependant, à oblitérer une
affinité structurale, dans la mesure où le choix d’une forme de récit, où
la narration est déléguée aux personnages mêmes, est poussé à ses
extrêmes conséquences par Diderot, qui décline la narration, non pas
dans la conversation épistolaire, mais dans le dialogue. Dans Jacques le
un théâtre, est-il aussi réglé selon un plan écrit au préalable ? Est-il vrai
que, comme le pensait le capitaine de Jacques, « chaque balle a son
billet » ? La question que Jacques le fataliste pose dans son mode de com-
position en constitue aussi le thème principal. La mise en spectacle du
thème dans le code est une modalité fondamentale de la mise en
abyme8.
S’il est « facile de faire des contes ! » (JF, 19), c’est que l’immense
liberté que s’arroge le faiseur de romans de faire courir à ses personna-
ges « tous les hasards qu’il (lui) plairait » (JF, 19) est au détriment de la
vraisemblance. La vraisemblance se définit, chez Diderot, comme une
semblance de vrai, qui parvient à produire un effet de réel que ne
détruit pas l’empreinte d’un tout, conçu d’avance, dans la partie. Cette
vraisemblance réside dans la façon dont le créateur de l’œuvre d’art
parvient à motiver les hasards. Dans l’art du roman, le hasard est la
cheville ouvrière entre l’arbitraire et la motivation, entre l’entière
liberté du romancier et une liberté réglée par un tout conçu d’avance.
Le récit n’est vraisemblable que quand il parvient à traduire les hasards
de la vie qui, contrairement à la conviction de Jacques et son capitaine,
n’est pas réglée par un Grand Rouleau. Le Grand Rouleau, le plan
conçu d’avance, est l’ennemi du romancier véritablement libre. Sa
liberté n’est pas à chercher du côté de l’arbitraire d’une invention illi-
mitée. Le vrai romancier, pour Diderot, est celui qui écrit lui-même le
Grand Rouleau, mais sans en avoir l’air. La vraisemblance, telle que
l’entend Diderot, est appelée « vérité », que seul le « génie » peut créer.
C’est cette « vérité » qui suscite ce que nous avons appelé l’« intérêt » :
un équilibre à chercher.
S’il est vrai que Diderot a écrit avec Jacques le fataliste un antiroman,
il est sûrement vrai aussi que l’œuvre reflète, explicitement et jusque
dans l’excès de sa composition même, un type de roman « idéal » dont
rêvait Diderot. Un roman où la création du faux-semblant s’effectue au
travers d’une écriture vraisemblante, c’est-à-dire qui refuse la liberté de
l’arbitraire tout en cachant la nécessité de la motivation.
Le narrateur-spectateur, qui possède une liberté métaleptique,
qu’en même temps il circonscrit sans cesse, est une première figuration
de la « fonction auteur » dans Jacques le fataliste. L’auteur s’autorepré-
sente dans l’impossible conjonction de deux codes de la représentation.
8. Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Éditions du
Seuil, coll. « Poétique », 1977, p. 128 : « la monstration du code ».
L’ironie, très manifeste dans ces deux passages, est un moyen de sou-
ligner le conflit entre le doute qu’implique l’existence de plusieurs
versions du récit et les protestations de véridicité telles que « Mon
projet est d’être vrai, je l’ai rempli » (JF, 261). Jacques Le fataliste, qui ne
marque d’aucune façon une exception, reflète ironiquement une règle
assez générale du roman d’Ancien Régime où le pacte de lecture est
fondé sur ce même conflit entre un processus d’accréditation parfois
9. Nous avons étudié ce pacte ambigu, avec Mladen Kozul et Nathalie Kremer, dans
Le roman véritable. Stratégies préfacielles au xviiie siècle, Oxford, Voltaire Foundation, coll.
« Studies on Voltaire and the Eighteenth Century », 2008.
10. Voir Jan Herman, Le récit génétique au xviiie siècle, Oxford, Voltaire Foundation,
coll. « Studies on Voltaire and the Eighteenth Century », 2009.
que celui qui a servi de base au récit. Le dernier paraît original au nar-
rateur, qui s’appelle désormais « éditeur », le deuxième est une interpo-
lation copiée de Tristram Shandy de L. Sterne, et le premier, original
aussi, « suppose une seconde lacune dans l’entretien de Jacques et de
son maître » (JF, 307).
Le récit génétique souligne un effilochement qui éloigne le texte de
sa source première et vérifiable. La tentative de fonder la vraisemblance
du texte sur l’« authenticité » de sa source, ou sur l’« autorité » des témoi-
gnages échoue. Le récit génétique, qui est censé prendre en charge ce
processus de vraisemblabilisation du texte, raconte en définitive « l’im-
possible possibilité » du texte. Dans l’exagération ironique des ressour-
ces du récit génétique, Jacques le fataliste ne fait ici que refléter le pacte
de lecture tel qu’il est conclu dans le roman à la première personne
tout au long du xviiie siècle. Le récit génétique ne fait pas de dupes. Il
demande au lecteur qu’il l’autorise à chercher la vérité au sein même de
la fiction. C’est par ce paradoxe que se solde le pacte de lecture de cette
deuxième aventure poétique de Jacques le fataliste : le lecteur accepte
d’être trompé, mais il souhaite que ce soit avec « vraisemblance ».
Le terme d’« éditeur », qui surgit dans les dernières pages du roman,
rattache le narrateur au monde du livre et de l’imprimé. Il est l’autre
face du narrateur, qui, dans la première aventure poétique, cherchait
ses affinités du côté des choses vues et du théâtre. Narrateur-Janus
donc, pris dans une double aventure poétique où il est le catalyseur de
deux alchimies du verbe : une première, où un livre écrit d’avance doit
autant que possible s’immerger dans la réalité événementielle tout en la
conditionnant et une deuxième, où le livre émerge peu à peu de la réa-
lité de l’aventure. Le livre devenu événement et l’événement devenu
livre : deux façons différentes de penser le problème de la vraisem-
blance sur laquelle repose l’illusion romanesque. L’« aventure poétique
du roman » est le passage d’un livre à l’autre. C’est de cette « aventure »
qu’une poétique historique du roman devrait rendre compte.
L’aventure poétique de Jacques le fataliste concerne donc au premier
chef la figuration de l’auteur. D’un côté, l’auteur aspire à l’idéal hors
de portée d’une représentation narrative immédiate — théâtrale et
orale — du monde et, de l’autre, il se voit lié à une culture livresque qui
lègue au romancier certaines traditions qui exigent que le texte même
élabore les conditions de sa propre possibilité. Une troisième aventure
poétique s’ébauche dans l’intersection des deux autres : elle concerne
à la fois un rapport d’immergence et d’émergence et englobe simultané-
Qui l’eût cru ? Le grand bavard qu’est Jacques est aussi l’auteur d’un
« petit traité de toutes sortes de divinations » (JF, 245). L’autoréflexivité
ne saurait être plus claire ni plus explicite. Jacques le fataliste, avatar du
« Livre de divination » de Jacques, est loin d’être un traité, c’est-à-dire
un exposé systématique et méthodique sur les questions du destin, du
hasard, de la causalité, de la liberté, etc. C’est un discours qui cherche
à poser le problème de la divination en le projetant sur un fond « idéal ».
Idéal hors de portée et conflictuel qui n’en a pas moins des « modèles »
dans la tradition livresque. Le manuscrit de l’ouvrage de Jacques est en
effet décoré de deux portraits, au bas desquels on lit : « Anacréon et
Rabelais, l’un parmi les anciens, l’autre parmi les modernes, souverains
pontifes de la gourde » (JF, 246). La gourde de Jacques est pour lui « une
espèce de Pythie portative, silencieuse aussitôt qu’elle était vide »
(JF, 245). Jacques consulte sa gourde, suspendue à l’arçon de sa selle, à
toute occasion, pour
résoudre une question de morale, discuter un fait, préférer un chemin à un
autre, entamer, suivre ou abandonner une affaire, peser les avantages ou
les désavantages d’une opération de politique, d’une spéculation de com-
merce ou de finance, la sagesse ou la folie d’une loi, le sort d’une guerre,
le choix d’une auberge, dans une auberge le choix d’un appartement […].
(JF, 245)
Aussi, la gourde est-elle consultée chaque fois que Jacques reprend son
récit. Le narrateur avoue avoir oublié de le dire, mais c’est ainsi que les
choses se passent : c’est de haut en bas que Jacques reçoit l’inspiration.
Quand sa gourde est vide, il n’a rien à dire et quand elle n’est remplie
que de tisane, il devient bête.
Jacques le fataliste s’inscrit donc bien dans une tradition livresque
que Diderot invite à explorer à reculons. Elle nous ramène à la Renais
sance et, par-delà l’œuvre de Rabelais, à l’Antiquité. Quand Pantagruel
et ses compagnons arrivent, après un très long périple, à l’oracle sou-
terrain de la Dive Bouteille, Panurge, qui se demande s’il doit prendre
femme, est introduit dans une chapelle ronde au milieu de laquelle se
trouve une fontaine d’albâtre de forme heptagonale pleine d’une eau
11. Rabelais, Œuvres (éd. Guy Demerson), Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’intégrale »,
1973, p. 906.
12. Ibid., p. 907.
13. Ibid., p. 908.
Une culture chaude comme le vin et les baisers qui brûlent les buveurs
romains de la comissatio, comme l’ivresse qui embrase les danseurs du
cômos et les chanteurs du symposion, comme les plaisirs consensuels du
public romain au théâtre. Chaude comme une fiesta flamenca. Une culture
froide comme la pierre tombale, le livre monument où s’inscrit le nom du
poète, comme une assemblée d’amis assistant à la lecture publique du
panégyrique de Trajan, comme un traité d’histoire naturelle. Froide
comme la solitude du lecteur16.
Culture chaude et culture froide se heurtent dans Jacques le fataliste. Le
bavardage de Jacques est sans arrêt arrosé par le vin de sa gourde
comme le récit de l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf par force bou-
teilles de champagne. Aucune barrière ne sépare les conteurs de leur
auditoire, même pour le narrateur, qui se laisse importuner par les
interruptions du lecteur. L’ambiance est celle du Banquet, où la bou-
teille circule entre les narrateurs. Mais en même temps, le récit est
tributaire de la culture livresque de la transcription qui arrête la mou-
vance de l’ivresse et la fige dans un discours qui s’expose à la dialecti-
que du vrai et du faux. C’est explicitement le cas des « mémoires » sur
lesquels le livre s’achève et que le narrateur a « de bonnes raisons de
tenir pour suspects » (JF, 306).
La mise en abyme d’une énonciation fictive qui reflète et explique
l’existence et la possibilité de l’énonciation effective est un procédé où la
littérature narrative occidentale, dès ses premières manifestations dans
les épopées homériques, déclare, par autoréflexivité, ce qu’elle est : un
discours en quête d’une origine irrécupérable qui puisse l’accréditer, le
légitimer, l’autoriser. Mais le roman, dès sa naissance, souffre d’un
manque fondamental : il vit dans la nostalgie de la dive bouteille.