Les Yeux Fertiles: Moebius
Les Yeux Fertiles: Moebius
Les Yeux Fertiles: Moebius
Moebius
Écritures / Littérature
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Éditions Triptyque
ISSN
0225-1582 (print)
1920-9363 (digital)
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MICHEL HENRY
La barbarie
Grasset & Fasquelle, 249 p.
ALAIN FINKIELKRAUT
La défaite de la pensée
NRF, Gallimard, 167 p.
ALLAN BLOOM
L'âme désarmée
Essai sur le déclin de la culture générale
Traduit par Paul Alexandre, Julliard, 332 p.
JULIA KRISTEVA
Soleil noir, dépression et mélancolie
Gallimard, 265 p.
- ummÊÊB i
L'exposé théorique qui fait la première partie de Soleil noir
assume bien la signature de son auteure en nous offrant un
point de vue articulé sur P«ensemble mélancolino-dépressif»,
point de vue qui s'asseoit sur une brève revue chronologique
des auteurs qui se sont intéressés à la question (Freud, Melanie
Klein et Jacobson entre autres). Dans le même élan, les histoires
de cas qui suivent sont troublantes de vraisemblance. Elles
composent un chapitre intitulé «Figures de la dépression fémi-
nine» et sont étonnamment plausibles, tant dans leur descrip-
tion que dans leur explication. Je pense en particulier à la
«vierge mère» qui pense exorciser la dépression en actualisant
son désir d'enfant, mais ne fait que remettre à plus tard, sinon
à autrui, face-à-face avec la mélancolie. La résonnance de
ces textes nous fait oublier quelques tournures faciles (p. 85:
«Telle une Alice au pays des douleurs, la dépressive ne sup-
porte pas le miroir») dont on sent qu'elles sont plus musicales
que fonctionnelles.
Le discours prend malheureusement une allure radicale
quand il tombe dans l'interprétation psychanalytico-religieuse
de quelques oeuvres d'art que Kristeva embauche au service de
ses opinions. C'est une chose d'élaborer une théorie bien
construite et de la bien illustrer, c'est autre chose de trouver
dans de objets muets la confirmation textuelle de notre vérité.
L'auteure adopte une position paradoxale en donnant à son
discours, essentiellement interprétatif dans ce chapitre, une
rigidité dogmatique voisine de la rigidité cadavérique qui la
fascine tant chez Le Christ mort de Holbein.
Le même impérialisme prévaut dans les chapitres consacrés
aux oeuvres littéraires. Le lecteur y est pris en otage, semonce,
dirigé, brutalement éveillé aux réalités socio-historiques, planté
en plein coeur de la «crise de la signification», dressé contre
l'art littéraire qui se laisse de plus en plus aspirer par le silence,
contre une littérature qui ne mérite plus ce nom tant elle man-
que à ses devoirs de catharsis, et finalement laissé pour mort
aux côtés de Marguerite Duras que Kristeva n'épargne pas.
En effet, Kristeva lit dans l'oeuvre de Duras l'apothéose de
la crise littéraire, ce qui est défendable, et je ne suis pas certaine
que Duras elle-même contredirait cette opinion. Mais l'appro-
bation fait place à l'étonnement quand l'auteure reproche à
l'écriture de Duras de relever davantage «de la sorcellerie et de
l'envoûtement que de la grâce et du pardon traditionnellement
associés au génie artistique» (p. 236). Et l'étonnement fait
place à l'incrédulité quand on apprend qu'il «ne faut pas don-
ner les livres de Duras aux lecteurs et lectrices fragiles» (p.
235)... Que la censure soit à l'oeuvre dans le monde bien géré
des divans n'est pas une véritable nouveauté, mais elle se fait
d'ordinaire plus discrète (qu'on pense au triste sort réservé à
Jeffrey Mason, qui eut le mauvais goût de révéler le contenu
d'archives où Freud remettait en cause sa propre théorie de la
séduction...).
Finalement on craint, en refermant Soleil noir, que le colo-
nialisme religieux et la dictature psychanalytique n'enfour-
chent un jour leur cheval de bataille de restaurer la tradition
dans l'orthodoxie, la catharsis dans l'écriture, et la vérité en
chacun de nous.
Charlotte Lemieux
FRANCE BOISVERT
Les Samourailles
l'Hexagone, 1987
MONIQUE PROULX
Le Sexe des étoiles
Québec / Amérique, 1987
128
H I . ^
mu ... D [i
drais jamais sortir avec une fille aussi intelligente que toi.»
!
Maurice, le père de Dominique, homosexuel transi victime
d'une époque. Bref, un petit cirque de personnes qui étouffent
sous leur propre ego.
Rien de tel dans les Samourailles. France Boisvert com-
mence par défaire toutes les règles du jeu romanesque, en choi-
sit les indispensables non sans les tripoter un peu, signe une cou-
verture pour le moins haute en couleurs, et jette les bases de ce
qui ressemble à la fois à un texte d'anticipation et à un premier
roman. C'en est d'ailleurs un. Ecrit en vitesse, et il arrive que
ça saute aux yeux. Plein de néologismes et surtout de jeux de
mots souvent amusants, parfois ratés. Il y a de la recette dans
l'air. De la facilité. Sorte de rencontre un peu maladroite de
Sol et de Boris Vian (celui de Trouble dans les andains, son
premier roman à lui aussi).
Les Samourailles est une histoire de couple. Contrairement
à ce que laisse espérer le texte du plat verso, la joute est douce.
Praxis Séphiroth et Dany-Girl s'aiment à la moderne, c'est-
à-dire sans se gêner l'un l'autre. A la moderne. Il faut dire que
les Samourailles se déroule en plein hiver nucléaire, dans une
«mégalopole» qui s'appelle Occimol. Dany-Girlest travailleuse
à la pige, Praxis est animateur MF. Praxis écoute son invitée,
Phylias Mercator, un psy redoutable, lui parler d'Hortense
Soir, une jeune femme qu'il a soignée et qui est l'autre identité
de Dany-Girl. Voilà la piste. Comme dans tout bon roman
d'amour, l'homme a l'initiative, la femme le dernier mot. Ce
sera ni oui ni non, ce sera le départ pour l'autre rive. Entre ces
événements, beaucoup d'autres: les emplois de Dany-Girl, des
lectures, une amie à la recherche de son enfant. Tout un ramas-
sis de considérations diverses sur les études universitaires, la
recherche d'emploi, la bureaucratie. La société post-nucléaire
prend des airs orwelliens mais reste amusante. Autre réussite,
les moments de réflexion, de solitude. Les scènes d'amour avec
leurs découvertes douloureuses. Les corps et les sexes ne pou-
vaient certainement pas traverser indemnes le souffle de la
bombe. Ici France Boisvert joue du sous-entendu et de la
sobriété, ça lui va d'ailleurs très bien, mieux que certaines
métaphores qui passent... par la peau des dents.
Le Sexe des étoiles n'est pas non plus à l'abri des pro-
blèmes. Formels eux aussi, ils reposent principalement sur la
surenchère d'adjectifs et d'adverbes. Encore une fois, les phra-
ses ainsi chargées sont tantôt magistrales, tantôt lourdes. Il
aurait peut-être fallu mieux doser. Ce n'est pas très grave en
regard des réussites. Monique Proulx est à l'aise, très à l'aise
avec les petits moments intimes où les êtres se touchent souvent
sans se parler, dans la joie ou dans la tristesse. Les découvertes
qui font basculer des univers (Lucky Poitras et la prostitution,
découverte par Camille). L'ironie omniprésente. Il faut dire
que le Sexe des étoiles est découpé de façon téléromanesque.
On suit chaque personnage dans une petite tranche de vie.
Marie-Pierre est la plaque tournante, et sur elle se multiplient
les prises de vues.
Le Sexe des étoiles est aussi roman initiatique, en ce sens
qu'il raconte la quête de tous ses personnages, quête de ce
qu'ils ont de plus important et de plus secret: leur identité.
Dans ces questionnements répétés, Marie-Pierre fait figure
d'absolu, de personne intégrale. Sauf face à elle-même.
La souffrance et son souvenir sont tellement proches et
tellement courants dans les Samourailles que tous semblent à
la fois désirer et redouter l'attache à l'autre. C'est ici que les
métaphores étirées et les jeux de mots de France Boisvert pren-
nent tout leur poids. La destruction a été si complète que le
sens lui-même en a été perturbé. Il ne faut surtout pas que les
mots puissent dire ce qu'ils disaient il y a quinze ans, avant la
bombe. La fragilité est à tous les points de l'ordre du jour.
Les samourailles se défendent contre la vie du mieux qu'ils /
qu'elles le peuvent, en sabrant dans le sens des mots pour ris-
quer le minimum. Même si certains codes demeurent, même si
le passé ne s'efface pas d'un souffle, nucléaire ou autre.
Deux romans se voulant plus légers qu'ils ne le sont en réa-
lité, se voulant aussi plus superficiels. Cette utilisation parfois
excessive de mots pervertis, c'est ce qui fait à la fois la force
et la faiblesse du roman de France Boisvert. Le Sexe des étoiles
est peut-être plus équilibré, même si certaines ampoules pleines
de qualificatifs et de précisions pourraient être crevées.
Jacques Saint-Pierre
FRANK VENAILLE
L'apprenti foudroyé
Poèmes: 1966-1986
Ecrits des Forges, 1987
132
*~- ~7 ÛBEHWÊÊÊÊÊ IJÊÊ
Certaines ne manqueront pas de s'indigner en lisant ces
pages, d'un malaise profond ressenti face à la femme. Le rap-
port à la femme y est souvent difficile. De là à le croire em-
preint de misogynie, il n'y a qu'un pas. Je me garderai de le
faire. Car l'apprenti foudroyé est un homme blessé. Il ne hait
pas les femmes: il en souffre. Dans ces conditions, il ne reste
plus qu'à les louer. Louange et location des corps à la fois. Et
il se passe avec elles ce qui parfois se produit aussi avec la poé-
sie. On apprécie, on aime cette dernière au point de franche-
ment détester la plupart des ouvrages qui se donnent (mais ne
font que se donner) pour poétiques. Je crains fort que L'ap-
prenti foudroyé ne nous rende désormais encore plus sévère à
l'endroit des vains bavardages à quoi nous cédons tous.
Daniel Guénette
MALCOLM LOWRY
Sous le volcan
Grasset, 1987, 447 p.
133
IHKflHHI
en paix sur les rayons des bibliothèques, dans la section
«Oeuvres immortelles». Alors pourquoi la maison Grasset
a-t-elle cru bon rééditer un roman si bien servi par la postérité?
Le traducteur, Jacques Darras, laisse entendre dans sa post-
face que c'était devenu nécessaire pour rétablir le tort causé par
la première version française soi-disant tellement pourrie que
cette réédition devrait constituer, pour le lecteur averti, «une
incontestable révélation» et permettre de «découvrir» (et non
pas «redécouvrir») les richesses perdues du texte original.
Cette retraduction était-elle vraiment nécessaire? Sans
doute. En relisant certains passages, ceux notamment décrivant
le délire du héros Geoffrey Firmin, on comprend à quel point
le travail de transcription d'une langue dans l'autre, au sens
musical du terme, a dû être difficile. Chaque page est en effet
remplie de néologismes, de mots déformés phonétiquement, de
phrases inachevées, d'onomatopées, de constructions verbales
suivant le principe de l'harmonie imitative... Au point où on
peut se demander sincèrement si l'ensemble est traduisible.
D'ailleurs, Malcolm Lowry lui-même ne dissimulait pas le
côté indéchiffrable de son oeuvre. Au contraire, il l'affichait en
présentant Sous le volcan comme un chant poétique, un texte
polysémique, pensé, moins pour être lu que pour être déclamé
ou mieux, gueulé, à la Flaubert: «Ce livre a été conçu sur le
mode d'entrelacs soudés ensemble afin de permettre un nombre
de lectures inépuisablement indéfini quant au sens, à l'action et
à la poésie.» (p. 448)
Et puis il y avait, pour le traducteur, une autre difficulté
presque insurmontable: Malcolm Lowry n'a pas un style «na-
turellement» difficile, il fait exprès de rendre celui-ci herméti-
que pour la bonne et simple raison qu'il a voulu donner à son
livre une signification ésotérique.
A ce titre, Sous le volcan est une sorte de grimoire à décoder
suivant les principes de la kabbale et l'on plaint sincèrement le
pauvre linguiste qui se retrouve devant un passage, appa-
remment incompréhensible, en se disant qu'il s'agit peut-être
d'un cryptogramme à déchiffrer! Même problème avec les cita-
tions plus ou moins obscures qui émaillent le texte, tantôt en
italien, en allemand, en espagnol, en latin ou dans ce curieux
pidgin anglo-hispanique, attribué aux Mexicains, qui provoque
des contresens ou des barbarismes révélateurs. Le traducteur
devait-il les expliciter? Il semble que cela aurait été aller à contre-
courant des intentions de Malcolm Lowry pour qui ce babé-
lisme envahissant, cette troublante «confusion des langues» est
précisément un des signes annonciateurs de la fin du monde.
Savoir maintenant si Jacques Darras a été capable d'assurer
une mission aussi désespérée? On ne peut que lui faire con-
fiance sur parole en se fiant à son expérience (il a déjà traduit
Ezra Pound et Walt Whitman) ou en attendant les commen-
taires des anglicistes...
Il existe aussi une seconde raison qui, semble-t-il, justifiait
cette réédition. Le romancier Malcolm Lowry, conscient de ne
s'adresser qu'à une frange très mince du public, a émis, dès
1947, le souhait que son texte soit précédé d'un exposé expli-
catif afin que le lecteur moyen ne soit pas trop dérouté en plon-
geant dans «l'Enfer» de son «Volcan». Or, la première édition
en français contenait bien une préface de Lowry en personne
mais, celle-ci n'était en fait qu'un résumé d'une lettre envoyée
en 1946 à l'éditeur Jonathan Cape de Londres.
La nouvelle édition, à ce point de vue, est beaucoup plus
conforme au voeu de l'écrivain. Elle contient une vraie préface
signée de Jacques Darras et reproduit à la fin, in extenso, la
fameuse lettre de 46 (40 pages), document unique et irrempla-
çable pour saisir les véritables intentions du romancier, ses
doutes, ses prétentions... Aucun commentaire sur cette pré-
face. Trop béatement admirative, dans le style amateur de
grands crûs comblé, elle fait étalage d'érudition et ne vaut que
par les quelques correspondances biographiques qu'elle établit.
Le lettre à J. Cape par contre est passionnante car elle per-
met au lecteur de confronter ses propres intuitions avec le véri-
table projet d'écriture, tel que défini directement par l'auteur.
Ce projet se résumerait en l'occurence à deux essais nova-
teurs de transposition littéraire, l'un ayant surtout une valeur
esthétique, l'autre modernisant un thème traditionnel.
Dans cette perspective, Sous le volcan serait d'abord une
tentative ambitieuse visant à construire un livre sur le modèle
de l'architecture baroque, la comparaison venant à l'esprit de
Lowry étant celle de la cathédrale mexicaine «churrigueresque»
à l'ornementation exubérante. Que cela veut-il dire exacte-
ment? Personnellement je ne m'aventurerai pas à définir ce
qu'on entend par baroquisme littéraire mais en relisant le
roman, on peut essayer de mieux comprendre ce que signifie
cette figure de la «cathédrale».
Le baroque, chez Lowry, c'est avant tout l'idée de l'amal-
game des styles et de la prolifération du détail. Baroque serait,
par exemple, le mélange des genres qui se trouve réalisé dans ce
livre à la fois tragique, humoristique, folklorique, philoso-
phique, politique... tout en empruntant une partie de ses struc-
tures à la poésie, la musique et le cinéma. «Il peut être envisagé
comme une espèce de symphonie ou bien une sorte d'opéra,
voire d'opéra-comique. C'est de la musique hot, un poème,
une chanson, une tragédie, une comédie, une farce, tout cela à
la fois. C'est un livre superficiel, profond, passionnant, rasant
selon les goûts. C'est une prophétie, un tract politique, un
cryptogramme, un film grotesque, un graffiti...» (p. 422)
On pourrait également qualifier de «baroque» la façon
dont Lowry combine les éléments habituels du discours roma-
nesque: temps éclaté, multiples changements de points de vue,
narrateur «caméléonesque», envahissement presque mons-
trueux des digressions et des pauses descriptives, importance
démesurée accordée aux objets et aux accessoires qui devien-
nent autant de symboles ou de signes chargés de sens: le cheval
(la mort), la grande roue de la foire (le temps), le palais de
Maximilien en ruines (la déchéance), l'affiche de cinéma, l'ar-
gent taché de sang (la culpabilité), la forêt, le ravin, le volcan,
«la cantina» (l'enfer), etc.
Baroque nous apparaît aussi l'immense réseau intertextuel
qui se développe à travers tout le livre sous la forme d'un foi-
sonnement de références littéraires et historiques, puisées dans
toutes les cultures et toutes les époques: Dante, Milton,
Goethe, Baudelaire, Swinburne, Tolstoï, Conrad, la Kabbale,
le Véda, les dieux aztèques, la guerre d'Espagne, la révolution
mexicaine, les écoles anglaises, les ports d'orient... Tout y
passe et s'y confond.
Baroque enfin pourrait sembler l'univers psychologique
dans lequel nous sommes entraînés. Car Lowry, à la suite des
grands maîtres du monologue intérieur, cherche en quelque
sorte à capter le courant de la conscience de ses personnages
avec tout ce que cela suppose de méandres, de contradictions
et d'associations plus ou moins cohérentes. Expérience trou-
blante qui atteint carrément la limite du supportable quand le
sujet introspecté, comme Firmin F ex-consul, est en plus un
ivrogne en pleine crise de delirium tremens doublée d'halluci-
nations dues à l'abus de la mescaline.
La seconde clé de Sous le volcan, par contre, est beaucoup
plus évidente et, même sans les explications de la lettre à Cape,
elle n'échappe pas au lecteur un tant soit peu attentif. Sous le
volcan est un récit mythique. Ce que la lettre nous révèle, en
sus, c'est que le livre devait être la première partie d'une vaste
trilogie dantesque (Enfer, Purgatoire, Paradis): «Pour mille
auteurs, capables de vous dessiner un personnage, un seul vous
dira des choses nouvelles sur les flammes de l'enfer! Et moi je
viens vous dire des choses nouvelles sur les flammes de l'en-
fer.» (p. 438)
Ce qu'elle nous permet en outre de mieux saisir, c'est la
motivation de certains choix faits par Lowry.
Pourquoi, par exemple, l'histoire est en apparence si ba-
nale? Un ex-consul alcoolique revoit sa femme. Elle tente de se
reconcilier avec lui. Ils se trouvent l'un et l'autre mêlés indirec-
136
tement à l'assassinat d'un Indien. Lui est abattu par des poli-
ciers fascistes et jeté dans un ravin. Elle est piétinée à mort par un
cheval fou. L'histoire est reléguée au second plan pour laisser
toute la place à l'allégorie infernale, renforcée dans le texte par
des centaines d'allusions (le feu, l'ivresse, les démons, le jardin,
et seule compte dès lors la manière admirable dont Lowry
recrée, dans un contexte moderne, les récits fondus de la
damnation de Faust et de la Divine Comédie.
Pourquoi l'action se déroule-t-elle au Mexique, en 1938?
Parce que le Mexique, avec ses volcans, son sol fissuré, son
culte de la mort, ses Indiens à moitié zombies et ses policiers
sans pitié, représente parfaitement bien l'enfer sur cette terre.
Parce que, 1938, c'est la guerre à l'horizon, Munich, la Répu-
blique espagnole agonisante, autrement dit, le crépuscule de la
fin des temps, l'époque des fautes inexpiables que nous n'avons
pas fini de payer.
Et, pour finir, pourquoi les quatre personnages principaux
du roman sont si «flous». Parce que ceux-ci ne sont pas des
créatures de chair, mais la représentation des quatre potentia-
lités de l'âme humaine: Hugh, figurant l'idéalisme superficiel,
s'enivrant dans l'action; Jacques Laruelle, le rêveur égoïste
enfermé dans sa tour d'ivoire; Yvonne, l'éternel féminin,
image de l'amour rédempteur; Firmin, l'être accablé par la
faute, portant le poids du monde sur ses épaules, cherchant à
expier à n'importe quel prix, quitte à déchaîner les forces de la
nature.
Quand on a saisi cette dimension presque métaphysique du
livre, tout finalement devient clair. L'ivresse du consul symbo-
lise la folie de l'humanité. Son refus d'aider l'Indien blessé,
l'attitude irresponsable des démocraties face aux autres nations
décimées par la guerre et la misère. Sa chute dans le ravin de la
Barranca au pied du Popocatepelt, comme le Tartare au pied
de l'Etna, la damnation universelle, châtiment de notre veulerie
face à l'histoire et de notre comportement absurde face à la
destinée.
On peut donc dire que, dans l'ensemble, la réédition de
Sous le volcan apporte au dossier quelques pièces essentielles
et, qu'à ce titre, cette nouvelle version justifie une relecture et
une réappréciation de l'oeuvre.
Cependant, on peut se demander si cette remise à jour est
complète. Le roman de Lowry est d'une telle complexité qu'il
lui faudrait sans doute un appareillage critique beaucoup plus
élaboré: notes de traduction, biographie détaillée, repères chro-
nologiques, etc. A défaut, l'oeuvre reste, à mon avis, inacces-
sible, ou presque, à la majorité des lecteurs n'ayant pas une
solide connaissance des événements majeurs de l'histoire con-
• •»' i - " T I » n
DENIS BEGIN
La chanson québécoise
Réseau U, 354 p.
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