Recit de Filition Viart
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1996 une autre notion, celle de rcit de filiation3. Cette forme litt
raire a pour originalit de substituer au rcit plus ou moins chronolo
gique de soi quautofiction et autobiographie ont en partage, une
enqute sur lascendance du sujet. Tout se passe en effet comme si, la
diffusion de la rflexion psychanalytique ayant ruin le projet autobio
graphique en posant limpossibilit pour le Sujet daccder une
pleine lucidit envers son propre inconscient, les crivains rempla
aient linvestigation de leur intriorit par celle de leur antriorit fami
liale4. Pre, mre, aeux plus loigns, y sont les objets dune recherche
dont sans doute lun des enjeux ultimes est une meilleure connaissance
du narrateur de lui-mme travers ce(ux) dont il hrite.
Un tel phnomne est particulirement net dans La place dAnnie
Ernaux (1983) ou Vies minuscules (1984) de Pierre Michon, qui, au dbut
des annes 1980, fournissent les premiers exemples de tels textes. Mais,
on le remarque, les livres emblmatiques qui ont permis la rmer
gence du Sujet sur la scne littraire au milieu des annes 1970 rele
vaient dj tous, peu ou prou, de cette problmatique: ainsi de Roland
Barthes par Roland Barthes (1975) o la figure maternelle est particuli
rement insistante, de W ou le souvenir denfance de Georges Perec (1975),
hant par labsence des parents, et mme de Fils de Serge Doubrovsky
dont le titre est explicite (il en va de mme, du reste, des romans de
Patrick Modiano qui prsentent des pre et mre singulirement tran
ges et insaisissables, souvent inspirs des parents rels de lauteur).
La place manque ici pour dvelopper toutes les rflexions que
mrite une telle forme littraire, aussi bien quant ce qui la suscite, que
du point de vue de ses principales caractristiques5. Je rappelle simple
ment que cette forme ne saurait tre confondue avec celles de roman
de la famille (comme Les Rougon-Macquart de Zola ou Les Thibault de
Martin du Gard), de roman familial (thoris par Marthe Robert
partir de larticle de Freud sur le roman familial des nvross6), ni
. Notion propose lors dune intervention au colloque tats du roman contempo
rain, 6-13 juillet 1996. Texte publi: Dominique Viart, Filiations littraires, dans Jan
Baetens et Dominique Viart (dir.), tats du roman contemporain. critures contemporaines 2,
Paris, Lettres modernes Minard, coll. critures contemporaines, 1999, p.115-139, p.117.
. Conformment dailleurs la thorie analytique qui pose que la psych se forme
aux premiers ges.
. Pour plus de dtails voir notamment Dominique Viart et Bruno Vercier, La littrature franaise au prsent. Hritage, modernit, mutations (d. augmente), Paris, Bordas, 2008
[2005] (p.79-101) et Laurent Demanze, Encres orphelines. Pierre Bergounioux, Grard Mac,
Pierre Michon, Paris, J. Corti, coll. Les essais, 2008.
. Voir Laurent Demanze, op. cit. p.13-24.
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Lela Sebbar reprend ce motif tout au long de son livre, insistant sur la
paradoxale litanie dune parole muette: [] il pensait quil fallait
oublier, ne pas rappeler la peine, encore et encore De ces annes-l
je nai rien su. Mon pre nen a rien dit, obstinment (JN, 12). Cela fait
de mme lobjet dune rflexion importante aux premires pages du
livre de Michel Sonnet dont le narrateur se souvient, enfant, avoir
chatouill du bout dune herbe une marque ronde dessine sous le bras
de son pre, lequel se met en colre abruptement: Colre du pre
pour un guili-guili? je nai rien compris. Ou plutt, jai compris quil ne
faudrait jamais plus, que ce que javais touch l ctait la marque
mme du silence dont personne ne devait jamais parler (M, 11). Ce
petit biographme produit alors un souvenir-cran que le narrateur
raconte navoir su dchiffrer que peu peu.
La plupart de ces livres prsentent, il est vrai, une galerie de pres
taiseux, soit par complexion psychique particulire (dans Lorphelin
ou dans Le jour o mon pre sest tu), soit encore par culpabilit davoir
choisi lindfendable (La marque du pre), soit puiss par le travail qui
leur est impos et lhabitude prise de nen pas parler: Le pre non
plus nen rajoute jamais, homme trop pudique pour dire la chaleur, la
sueur, le bruit et labrutissement qui va avec (A, 35). Cest du moins
ainsi que Martine Sonnet explique dabord le silence de son propre
pre: De ce quil fait vraiment dans la journe, lusine, on ne sait
. Je reprends ici lenvoi final de Rimbaud le fils de Pierre Michon (Paris, Gallimard,
coll. Lun et lautre, 1991, p.120).
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rien. Pas de rcit quand il rentre. Lhabitude du silence le soir sest prise
quand il a commenc travailler l, vivant seul lhtel Au baro
mtre, Clamart13. Mais des personnages silencieux, il en est bien
dautres dans lhistoire de la littrature, sans que cela suscite nullement
lapparition dune forme littraire nouvelle: quelque chose sest donc
pass qui a chang la nature de ce silence. Quelque chose dont la litt
rature prend acte et quelle fait apparatre.
Dabord, ce silence est partag: cest lintrt de ce panel de livres
que de le montrer avec vidence. Et encore ny ai-je, dessein, retenu
aucun ouvrage qui porte sur le silence des pres revenus des camps,
voqu par les enfants de survivants, lequel est dsormais lobjet de
nombreuses tudes (car, sil y a bien des tmoignages majeurs, ceux de
Primo Levi, de Robert Antelme, de David Rousset, etc., la question du
silence des survivants nen demeure pas moins un thme majeur de la
littrature des camps)14. Dans les livres qui nous occupent sont rassem
bles des circonstances historiques diverses: le pre du rcit de Lela
Sebbar a t rduit au silence par sa traverse de la guerre dAlgrie; le
pre de Michel Sonnet a prfr se taire sur son engagement dans la
division Charlemagne aux cts de loccupant nazi; celui de Virgine
Linhart, Robert Linhart15, chef de file de la Gauche proltarienne
durant les annes militantes qui suivirent Mai 1968, est rduit au
silence par leffondrement de ses idaux rvolutionnaires; le pre de
Martine Sonnet nest quun ouvrier forgeron parmi dautres, employ
aux Usines Renault de Billancourt, et sil parat navoir pas t affect
particulirement par telle ou telle tragdie historique, il incarne les
dernires annes dune industrie triomphante destine pricliter.
Quant au pre voqu par Lorphelin de Pierre Bergounioux, il subit la
disparition de son propre pre au cours de la Grande Guerre quil
rpercute sur son fils: Mon pre avait besoin de moi, de mon aboli
tion continue pour demeurer ce que le sort lavait fait un orphelin
de la grande guerre, le fils de personne qui ne peut admettre quelquun
aprs lui (O,106). Leurs lignes respectives mme ne peuvent induire
. Martine Sonnet, Forges de Billancourt (prpublication dAtelier 62), Remue.net.
Littrature, s.l., s.d. En ligne. <http://remue.net/spip.php?article1477>, consult en mars
2009.
. Sur ce corpus, on peut lire entre autres ouvrages: Annelies Schulte Nordholt (dir.),
Tmoignages de laprs-Auschwitz dans la littrature juive franaise daujourdhui, Amsterdam/
New York, Rodopi, coll. Faux-Titre, 2008.
. Auteur de Ltabli (Paris, Minuit, 1978) qui tmoigne de son tablissement en
usine, selon lidologie alors en vigueur chez les maostes.
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une problmatique spcifique: lun est dorigine juive (JO), un autre est
arabe (JN), les trois autres sont des franais de souche selon la for
mule souvent employe des fins discriminatoires. Or tous ont ce
silence en commun, ce qui permet daffirmer que celui-ci nest pas d
une circonstance particulire ni une communaut singulire.
Mais surtout, au-del de ce partage: les textes eux-mmes tablis
sent des passerelles entre les situations. Ainsi Michel Sonnet qui
savise de proximits inattendues:
Il mest arriv, ces dernires annes, de travailler avec des enfants dont les
pres taient en usine. Et je me suis rendu compte que pour chacun, ctait
la mme nigme. Un monde inconnu, le territoire du pre. Mais, est-ce
que, finalement, guerre ou usine, ce nest pas a que lon est confront:
que le pre est un territoire secret! Lusine et la guerre: quelle diffrence?
(M, 51)
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. Par exemple, Franois Vigouroux, Le secret de famille, Paris, PUF, coll. Perspectives
critiques, 1993; ou Serge Tisseron, Nos secrets de famille. Histoire et mode demploi, Paris,
Ramsay, 1996. Du mme, voir aussi: La honte, psychanalyse dun lien social, Paris, Dunod,
coll. Psychismes, 1992; Le psychisme lpreuve des gnrations. Clinique du fantme, Paris,
Dunod, coll. Inconscient et culture, 1995.
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. Voir Dominique Viart Pierre Michon, un art de la figure, dans Ivan Farron et
Karl Krts, Pierre Michon entre pinacothque et bibliothque. Actes de la journe dtude organise lUniversit de Zurich le 31 janvier 2002, Berne, Peter Lang, coll. Variations, 2003,
p.15-34.
. Si nombreuses quelles donnent lieu cette autre forme littraire propre notre
contemporanit que sont les Fictions biographiques.
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