VLB Personnage Et Institution

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Études françaises

VLB personnage et institution (notes)


Benoît Melançon

Volume 19, Number 1, Spring 1983

VLB

URI: https://id.erudit.org/iderudit/036780ar
DOI: https://doi.org/10.7202/036780ar

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Les Presses de l'Université de Montréal

ISSN
0014-2085 (print)
1492-1405 (digital)

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Melançon, B. (1983). VLB personnage et institution (notes). Études françaises,
19(1), 5–16. https://doi.org/10.7202/036780ar

Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1983 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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VLB personnage et
institution
(notes)

BENOIT MELANÇON

Le discours sur l'œuvre n'est pas un simple


accompagnement, destiné à en favoriser l'appré-
hension et l'appréciation, mais un moment de la
production de l'œuvre, de son sens et de sa valeur
PIERRE BOURDIEU («La production de la
croyance contribution à une économie des biens
symboliques»)

Les Québécois, qui lisent peu, dit-on, semblent pourtant


affectionner les écrivains — en tant qu'ils sont géniaux et
malheureux, donc maudits, ou que, profitant des divers médias, ils
projettent d'eux-même une image familière. L'œuvre de l'écrivain
qui ne se conforme pas spontanément à ces modèles peut être soit
complètement passée sous silence par la critique, soit détournée au
profit de (et par) l'appareil régulateur de la littérature, l'institution
littéraire. Les études mythologiques sur les écrivains québécois qui se
sont multipliées depuis quelques années signalent à l'envi l'enjeu de
tels procédés. (Pour schématiser grossièrement, disons que notre
utilisation du concept de mythe relève davantage des définitions de
Barthes1 et Etiemble2 que de la critique des mythes en littérature telle

1 Le mythe, «système semwfogique second» (p 199), est «uneparole dépolitisée» (p 230)


(Les indications entre parenthèses (nom de l'auteur et/ou page-s) sont des références en
abrégé des principaux titres utilisés et renvoient à la bibliographie en fin d'article )
2 «Mythes en vérité sont mots, et mots mépris» (p 371)
6 Études françaises, 19,1

que pratiquée, par exemple, par Northrop Frye3. Il va sans dire que
ces approches ne sont dissociées (arbitrairement) qu'aux fins de la
discussion; il y a fort à parier que plusieurs des «mythologies»
barthésiennes puisent aux mêmes sources fondamentales que certains
des archétypes de Frye.)
En 1972, Jean-Louis Major inaugurait les études mythologiques
québécoises en étudiant «comment des faits s'inscrivent dans une
rhétorique pour orienter la lecture d'une œuvre» (p. 534), celle de
Saint-Denys Garneau. Quelques années plus tard, Jacques
Marchand, s'attaquant à Claude Gauvreau, démontait le mécanisme
par lequel «une fascination hypnotique pour le personnage» permettait
d'entretenir «un silence unanime, révérencieux, face à l'œuvre elle-
même» (p. 11). Dans une perspective similaire, Nicole Deschamps,
Raymonde Héroux et Normand Villeneuve, dépouillant Maria
Chapdelaine de ses nombreuses strates idéologiques, montraient que
malgré le succès universel de ce Récit du Canadafrançais,«à la limite,
tout se passe comme si ce texte n'existait pas» (p. 9). De plus, l'absence
de données biographiques concernant Louis Hémon rendait possible
un procès d'occultation agissant directement sur le texte sans avoir à
«détourner» la vie de l'auteur, mais plutôt en créant cet auteur de
toutes pièces. Se fondant sur une définition psychanalytique du mythe,
Jean Larose pouvait dire du mythe de Nelligan qu'il est «un vrai
mythe, pérenne, vivant, fixé et populaire», car «nul autre que Nelligan
ne s'est imposé à tous comme figure du destin national» (p. 31-32)4.
Si différentes que puissent paraître ces approches (d'une étude à
la Etiemble chez Marchand à la réflexion psychanalytique chez
Larose), elles mettent toutes à jour l'occultation, voire la récupération
idéologique d'une œuvre. Elles dévoilent également une propension
(non) critique à remplacer l'étude de l'œuvre par celle de l'homme. La
réception critique de l'œuvre de Victor-Lévy Beaulieu nous semble
relever, jusqu 'à un certain point, du même phénomène de détournement.

Il ne s'agit pas pour nous d'accoler l'étiquette de mythe à


Beaulieu en alléguant le silence relatif de la critique sur une oeuvre en

3 Cette critique des mythes est «l'étude des principes structuraux de la littérature
elle-même, plus particulièrement de ses conventions, de ses genres, de ses archétypes ou
de ses images récurrentes» (p 502)
4 À tort, Larose croit que «c'est abusivement qu'on a pu parler de mythe pour
d'autres écrivains québécois (comme Gauvreau)» (p 31) Le^ exemples de Garneau et
Gauvreau (justement) prouvent le contraire II est vrai que dans le cas de Gauvreau le
mythe a moins à voir avec le «destin national» que dans le cas de Nelligan
VLB personnage et institution

construction, mais bien de voir si le traitement qui lui est réservé ne


relève pas d'un complexe culturel dont les premières manifestations
remonteraient à Crémazie et Frechette, poètes nationaux et
légendaires5. Victor-Lévy Beaulieu, dans notre optique, est d'abord
un personnage (qu'on ne peut pas faire disparaître) et une institution
(qu'on ne veut pas faire disparaître)6. Ainsi, Y image VLB nous semble
souvent tenir lieu de texte aux yeux de la critique, et c'est en tant que
texte qu'il faut la lire si l'on veut voir à qui sert cette projection.
Comme le montrait Jean-Louis Major,
le mythe représente en quelque sorte le point d'insertion de la
littérature dans l'imaginaire collectif, et son étude nous livre un
rapport, dégradé, simpliste même, entre la littérature et la
collectivité, mais un rapport quand même. L'étude du mythe
nous montre à quelles conditions la littérature paraît acceptable
à une collectivité particulière, à un moment de son histoire
(p. 548).
Remplaçant mythe par légende, fable7, silence complaisant ou
biographisme, il nous semble devoir lire dans l'accueil réservé à VLB
les marques d'une réduction du texte littéraire à son expression la plus
familière, sinon la plus platement publicitaire.

Si tant est qu'on la puisse dire mythifiée — le concept de mythe


étant d'abord pour nous un concept opératoire —, l'œuvre de Victor-
Lévy Beaulieu tranche avec celles que la critique québécoise a jusqu'ici
mythifiées. Crémazie, Nelligan, Garneau et Gauvreau étaient des
poètes; VLB est un romancier — mais dont le rapport au mythe de la
Poésie est fortement marqué (voir l'article de Pierre Nepveu). De plus,
on a fait de ces poètes des sacrifiés : Crémazie exilé, Nelligan interné,
Garneau incompris, Gauvreau «suicidé», autant de figures du rejet, de
l'incompréhension. Chez VLB rien de tel : on projette de l'écrivain
une image de démesure, de force démiurgique qui appelle le respect —
et le succès.

5 Dans son édition des Œuvres de Crémazie, Odette Condemine consacre un


chapitre à la «Légende» de ce «poète de second ordre» (p 207) sacré poète national en
vertu d'un seul texte, «Le drapeau de Carillon»
6 «Victor-Lévy Beaulieu, éditeur et écrivain multiple, est une institution qui
dépasse les cadres du roman ou du récit II est un personnage, dans et hors de son oeuvre,
comme ceux qu'il a faits de Melville ou d'Ulysse (celui d'Homère, celui de Joyce),
d'auteurs anonymes et d'auteurs de monographies» (Mailhot, p 166)
7 Etiemble utilise indifféremment ces deux termes et celui de mythe (voir, par
exemple, p 49)
Études françaises, 19,1

Le mythe est fondamentalement nominal, dans la


mesure même où la nomination est le premier
procédé de détournement
ROLAND BARTHES {Mythologies)

«Comment je m'appelle, c'a pas si tellement d'importance.


Mettons Job J Jobin» (BF, 13); ainsi débute Blancheforcée et le cycle des
«Voyageries». Au centre de ces «Voyageries», Moby Dick, lui-même
ouvert par la nomination du narrateur : «Call me Ishmael». En devenant
écrivain, Lévy (Lévis?) Beaulieu s'approprie le prénom de Victor,
hommage au père littéraire Hugo, figure mythique par excellence.
Mettons Victor-Lévy Beaulieu.
D'un nom commun (17 colonnes de Beaulieu au bottin de la
seule région de Montréal), un nom propre. De même que chez
Garneau, «ce nom qu'on répète comme à plaisir donne déjà un air de
noblesse. Dites d'abord Saint-Denys Garneau, puis Hector de Saint-
Deny s Garneau qui est son nom complet, puis dites Hector Garneau»
(Major, p. 532). Dites Lévy Beaulieu, puis Victor-Lévy Beaulieu.
Un phénomène de nomination analogue est à l'œuvre chez
Nelligan, de qui la signature, comme le souligne Jean Larose,
emprunte «un tortueux (et tortionnaire) trajet pseudonymique, qui
piétine le nom sans pour autant le rendre méconnaissable, qui laisse
figurer tout en défigurant, toujours un peu au-delà ou un peu en deçà
du nom du père» (p. 42). Ici rejet du Père, là chez Beaulieu, (r)appel
du père littéraire. Toujours par le nom.
(Ne parlons pas de ce Reauchemin des œuvres de création qui
mène, toujours artificiellement, la grande majorité des critiques
jusqu'à un Reaulieu.)
Devenu personnage public, Victor-Lévy Beaulieu se voit
réduire au sigle; VLB représente aussi bien la maison d'édition de
Beaulieu que l'écrivain lui-même. Jusque dans les comptes rendus, le
sigle tient lieu de nom : «VLB par VLB» peut titrer François Ricard
dans le Devoir (11 décembre 1976, p. 23), sans que la compréhension en
souffre. Plus de véritable nom, rien que trois lettres. Connu, accepté,
banalisé, VLB (le sigle) fait entrer l'écrivain dans l'institution tout en
l'inscrivant comme institution.

Sans qu'il soit possible de parler, comme pour Gauvreau, de


«mythe self-made» (Marchand, p. 37) — malgré le travail de VLB sur
8 La politique éditonale de VLB tient, dans la fabrication du personnage, une
place importante qu'il ne nous est pas possible d'étudier ici
VLB personnage et institution

Victor Levy Beaul eu


Le Devo r

Une image de Don Quichotte québécois

(Bado, le Devoir, 19 oct 1974)


10 Études françaises, 19,1

Goulatromba

(Dessin de Victor Hugo)


VLB personnage et institution 11

son nom —, il faut reconnaître la cohérence de l'image publique de


VLB. Accompagnant tout article qui se respecte sur VLB, une photo,
presque toujours la même. Aussi banalisée que le sigle, la figure de
VLB peut à la limite devenir celle de l'Auteur québécois telle que
dessinée par Jacques Poulin : «L'autre homme, plus jeune, avait un
visage barbu et renfrogné. D fumait une pipe croche et portait, en dépit
de la chaleur, une chemise de flanelle à carreaux et des bottes d'ouvrier
de la construction. H grommelait au lieu de parler. Il venait de
Montréal et c'était un auteur» {les Grandes Marées, Leméac, 1978,
p. 85). Le personnage de Poulin, qui rêve d'écrire «le grand roman de
l'Amérique» {ibid., p. 169), appelle une identification assez
significative de l'écrivain québécois au «type» VLB — dont Louis
Caron avec sa barbe, ses lunettes, ses présences répétées à la radio et à
la télévision serait le plus récent spécimen. De la même façon que
l'iconographie dans Monsieur Melville marque le rapport fondateur à la
figure de l'écrivain, l'omniprésent portrait de Beaulieu dévoile un
rapport qui peut aller jusqu'à la «typification» de l'écrivain, et de là au
rejet des écrivains non typés. Cette standardisation — dont il n'est pas
l'instigateur, mais à laquelle il peut servir de modèle — témoigne à la
fois de l'importance de Beaulieu et de sa réduction à une image.

* *
Beaulieu, écrivain reconnu et fortement typé, est devenu en
quelques années une figure familière dans la société québécoise. On le
voit apparaître au détour de tel roman de Jean-Marie Poupart {le
Champion de cinq heures moins dix, Leméac, 1980, p. 87-88) ou de Jean
Daunais {les Douze Coups de mes nuits, Héritage, 1980, p. 162). Dans
une revue pour jeunes filles, Georges-Hébert Germain, en parlant de
Satan Belhumeur, avoue aimer «passionnément» Beaulieu, «un brave et
un vaillant» {Clin d'œil, février 1982, p. 38). VLB est (un) proche.

À cet égard, la multitude des prix littéraires au Québec a facilité


la promotion de la carrière de VLB tout autant que sa reconnaissance
publique. Du Prix Hachette-Larousse en 1967 — pour un texte
consacré à Victor Hugo — au Prix David — qu'il ne peut pas ne pas
avoir —, en passant par le Grand Prix littéraire de la Ville de
Montréal, le Prix du Gouverneur général et quelques autres,
l'institution littéraire célèbre l'institution VLB. La chaîne des prix est
inéluctable : VLB est grand, il les mérite tous. Il faut prendre au pied
de la lettre l'expression de Gilles Marcotte selon laquelle les prix
littéraires sont des «instances de consécration» (p. 13); il s'agit bien ici
de «rendre sacré». (Et, comme le dit Etiemble, «un texte sacré, il faut
surtout ne guère le comprendre» (p. 354). D'autre part, Jacques
12 Études françaises, 19,1

Dubois a déjà montré l'importance des prix littéraires dans une société
du spectacle (p. 98)9.
La télévision a certes joué un rôle important dans le phénomène
de reconnaissance qui entoure VLB. Comme Michel Tremblay,
Beaulieu est souvent l'invité d'émissions de variété (radio et
télévision); comme Claude Jasmin et Louis Caron, il a écrit des séries
pour la télévision (les As et Race de monde/). Le succès de ces séries,
particulièrement celui de la plus récente, est aisément repérable : la
publicité de VLB éditeur pour l'automne 1982 annonce une réédition
(pour le 25 e mille) de Race de monde/, le «roman le plus lu par [sic]
l'auteur de Blanche forcée et de Monsieur Melville» (le Devoir, 9 octobre
1982, p. 19). C 'est encore par le biais de la série télévisée que Beaulieu
devient un personnage de la «colonie» artistique montréalaise; des
articles lui sont en effet consacrés dans des journaux à potins tels Echos-
Vedettes ou Télé-Radiomonde. Sans les As et Race de monde/, l'auteur de
Monsieur Melville aurait-il pu jouir de cet «honneur»?
La familiarité souvent associée à son nom, Beaulieu la cultive
lui-même, qui n'hésite jamais à interpeller ses confrères écrivains,
morts et vivants. Les textes «Pour saluer Pierre Vadeboncoeur»
(1970), Pour saluer Victor Hugo (1971) et «Pour saluer un géant [Yves
Thériault]» (1981) disent le respect de VLB pour ses «ancêtres
littéraires», sa volonté de se hisser à leur niveau et, par le fait même,
son aspiration à obtenir un respect similaire.

Restons-en à l'œuvre, veux-tu, et oublions les


a-côtés, les circonstances qui l'ont fait naître, mais
qui ne font pas partie d'elle-même
JACQUES FERRON («Claude Gauvreau», Dufond
de mon amère-cuisine)

Eu égard à la présence publique de l'écrivain, la recherche sur


VLB est nettement déficiente. Un rapide parcours bibliographique —
qui n'a rien d'exhaustif — révèle qu'il n'existe que trois mémoires de
maîtrise consacrés à l'œuvre de VLB, aucune thèse, une douzaine
d'articles et deux chapitres de livre (dans Trois romanciers de Gérard
Bessette et Romans du pays de Gabrielle Poulin10). Par contre, au moins

9 En 1982, VLB passait d'un pôle à l'autre de ces «instances de consécration» en


présidant le jury des Prix Alfred-Desrochers et Gaston-Gouin de l'Association des
auteurs des Cantons de l'Est et le jury des prix de journalisme sportif de l'Association de
la boxe professionnelle du Québec
10 Sauf dans ce cas (onze comptes rendus réunis en un chapitre de livre), nous ne
tenons pas compte ici des comptes rendus journalistiques (nombreux) consacrés aux
textes de VLB
VLB personnage et institution 13

quinze entrevues Pour une œuvre si largement publicisée, le bilan est


faible L'homme occuperait-il l'espace du texte ?
C'est dans les comptes rendus journalistiques que la présence de
l'homme se fait sentir le plus clairement «Abel Beauchemm, alias
Victor-Levy Beaulieu» (Jacques Godbout, le Maclean, janvier 1974,
p 12), «'le Beauchemm', lui, est à coup sûr un 'Beaulieu'» (Gabnelle
Poulin, Relations, 35 408, octobre 1975, p 285), et «Abel Beauchemm
n'est personne d'autre que Victor-Lévy Beaulieu lui-même» (Robert
Tremblay, le Soleil, 26 octobre 1974, p D8) sont autant de
manifestations d'un biographisme navrant, dont les critiques
n'arrivent que rarement à se défaire Envahie par le personnage, la
presse oublie (presque) que Beaulieu est d'abord écrivain

Un phénomène déjà étudié chez Gauvreau fonctionne ici d'une


façon singulièrement identique «c'est le personnage de Gauvreau qui
occupe toute la place dans la conscience collective Lorsqu'on s'arrête
sur l'œuvre, c'est presque toujours pour déclarer tout de go que c'est
une 'œuvre colossale', une 'œuvre gigantesque'» (Marchand, p 18)
À cette occultation des textes correspond le mythe romantique de
l'écrivain de génie11 La prolifération de l'œuvre de VLB — du
journalisme au roman, du théâtre à la télévision — et la précocité de
l'écrivain — autre mythe romantique qui ne cesse de renvoyer à
Hugo et Rimbaud — favorisent le même type d'ensevelissement
II s'agit de lire chez VLB à la fois un cheminement vers la
littérature et l'accomplissement d'un auteur universel12 D'un côté, un
VLB qui «pourrait nous apporter, collectivement, la littérature»
(Reginald Martel, la Presse, 18 mars 1972, p D3), de l'autre, un VLB
qui aurait écrit, avec Monsieur Melville, «le premier livre vraiment
québécois» (Richard Crevier, VActualité littéraire, Tl, mai-juin 1980)
Sous-tendant ce délire critique, une attente séculaire, celle de l'écrivain
national «VLB est notre Balzac, non seulement il dit aux autres
comment faire leurs livres, il sait faire les siens» (Robert Guy Scully, le
Devoir, 19 octobre 1974, p 15) De Crémazie à Beaulieu, le même
mythe messianique de l'écrivain «plus grand que le pays»13

11 André Beaudet a déjà signalé la récupération idéologique, par Lionel Groulx,


du nom de Nelligan grâce à ce mythe (p 95)
12 Etiemble a montré comment le mythe se nourrit de tous les discours, même
contradictoires (p 221-222)
13 Pour reprendre le titre d'un article de VLB consacré à Jacques Ferron {le
Devoir, 9 décembre 1972, p 19)
14 Études françaises, 19,1

Quatre hypothèses pour conclure


La mythification de Vécrivain québécois, lisible depuis le 19e siècle, n'est
que réactivée au sujet de VLB En 1873, Louis-Michel Darveau déclarait
en introduction à Nos hommes de lettres
Si jamais la race canadienne-française vient à disparaître, à
s'effacer complètement [ ] elle devra de survivre dans la
mémoire des générations de l'avenir, moins aux exploits de ses
guerriers, aux joutes héroïques de ses tribuns, de ses hommes
d'État, qu'aux œuvres de ses écrivains presque toujours si peu
compris et très souvent dédaignés ou même persécutés
(Imprimé par A A Stevenson, p v )
Pour ces raisons d'ordre idéologique on a pu mythifier Crémazie et
Nelligan, voire Saint-Denys Garneau, tout comme aujourd'hui —
dans une moindre mesure, mais pour des raisons guère différentes —
on tente de mythifier l'œuvre d'un Miron, d'un Aquin, d'un VLB Si
le nationalisme a changé depuis Darveau, la relation, posée comme
évidente, entre écrivain et pays est encore largement acceptée et reste à
explorer dans une perspective mythologique car, malgré la
reconnaissance du caractère mythique du traitement réservé à divers
écrivains, la question reste entière à qui sert cette mythification?14 Au
nom de quelle(s) îdéologie(s) une telle mythification peut-elle se
justifier?
Les questions auxquelles les œuvres de VLB tentent de répondre ne peuvent
être reçues, voire perçues, par la critique P o u r H a n s R o b e r t J a u s s , la
«signification» de toute œuvre littéraire est à lire dans «la réponse
implicite qui nous parle dans l'œuvre» (p 247) Dans cette
perspective, la valeur d'une œuvre réside dans le rapport dialectique
qui unit discours social (question) et texte (réponse), même si «la
réponse et la question demeurent le plus souvent implicites» (ibid )
L'occultation, par la très grande majorité des critiques, des réponses
contenues dans l'oeuvre de VLB constituerait soit une
incompréhension des questions auxquelles l'œuvre tente de répondre,
soit une fin de non-recevoir des réponses beaulieusiennes et une
banalisation des textes, le tout fondé sur leur remplacement par le
discours sur le personnage VLB, oui, l'œuvre de Victor-Lévy
Beaulieu, non
Par sa multiplicité, Vœuvre de VLB semble participer des spheres de
production restreinte et élargie S'inspirant des travaux de Bourdieu, Yves
14 Pour Barthes, «la fin même des mythes, c'est d'immobiliser le monde il faut
que les mythes suggèrent et miment une économie universelle qui a fixé une fois pour
toutes la hiérarchie des possessions» (p 243)
VLB personnage et institution 15

Reuter présente dans un numéro récent de la revue Pratiques un


tableau opposant les caractéristiques des deux principales sphères de
production. Sans reprendre une à une les catégories établies par
Reuter, on peut toutefois constater que la polyvalence de VLB lui
permet d'évoluer (alternativement? simultanément?) dans chacune de
ces sphères. Par exemple, Beaulieu peut être tantôt à la recherche d'un
capital symbolique (sphère restreinte) par la production d'oeuvres
«sérieuses» {Monsieur Melvillé), tantôt à la recherche d'un capital
économique (sphère élargie) par une certaine forme de journalisme ou
la publication d'une «célébration» du yogourt (dans Ma cuisine au
yogourt de Sœur Berthe, VLB éditeur, 1981); ou viser tantôt un public
composé des pairs et des fractions intellectuelles de la société (sphère
restreinte), tantôt le «grand public» (sphère élargie) par la télévision
notamment. VLB semble ainsi évoluer sur plusieurs créneaux — ce
n'est pas innocemment que nous empruntons ce terme au vocabulaire
de la publicité — et, de ce fait, obliger la critique à révéler
l'inadéquation de son discours lorsqu'il s'agit d'étudier, chez un
même auteur, des phénomènes dont les fonctions, les publics, les
stratégies d'émergence, etc., sont radicalement différents.
Enfin, Vattitude «terroriste» de VLB face à la critique et l'omniprésence de
cette attitude dans notre monde des lettresforcent le respect, voire le silence Pensons
ici aux attaques du Melville contre les «touristes universitaires» ou à la
communication livrée par Beaulieu à la Rencontre québécoise
internationale des écrivains de 1971 :
Ce qui est important, c'est ce qui s'écrit, c'est le roman qui est
publié. Le reste, je ne sais pas trop quoi en faire, n'étant ni un
agent de relations publiques, ni un impresario, ni même un
disciple de Tel Quel. Les commentaires m'ont toujours apparu
comme étant de la fiction mise en selle (et encore en amazone!)
sur de la fiction. Ça dit ce que ça dit et ça intéresse le monde que
ça intéresse. Personnellement, je préfère m'étonner ailleurs
{Liberté, 74, 13:2, 1971, p. 62).
Jointe à l'absence de rigueur de la critique journalistique québécoise,
cette méfiance de VLB peut avoir pour effet, croyons-nous, de
marginaliser d'avance les commentaires sur son œuvre. Dès lors, ces
commentaires permettent de lire une image brute du mythe15.

15 Selon Marcel Bélanger, «le critique, surtout journalistique qui doit produire
rapidement sans avoir le temps d'approfondir (et la vitesse d'exécution exerce ici une
fonction aussi importante que dans l'association libre ou la création automatiste), se mire
dans l'œuvre dont il parle, y projette mythes et concepts en vogue\ toute cette masse d'idées
reçues, de clichés et de réflexes conditionnés qu'inévitablement, avec plus ou moins de lucidité,
nous véhiculons en chacun de nos gestes, en chacune de nos pensées et paroles» (p 241
Nous soulignons )
16 Études françaises, 19,1

Bibliographie
BARTHES, Roland, Mythologies [1957], Pans, Seuil, «Points Civilisation», 10, 1970,
247 p
BEAUDET, André, «Nelhgan's Fake», la Nouvelle Barre dujour, 104, juin 1981, p 89-104
BÉLANGER, Marcel, «La poésie telle qu'on la mythifie», dans Denis Saint-Jacques
(dir ), Littérature et ideologies La mutation de la société québécoise de 1940 à 1972, Québec,
Université Laval, ISSH, «Études sur le Québec», 5, 1976, p 239-256
CONDEMINE, Odette, Octave Crémazie Œuvres I Poésies, Ottawa, Éditions de
l'Université d'Ottawa, «Présence», 1972, 613 p
DESCHAMPS, Nicole, Raymonde HÉROUX et Normand VILLENEUVE, le Mythe de
Mana Chapdelaine, Montréal, PUM, 1980, 263 p
DUBOIS, Jacques, l'Institution de la littérature, Bruxelles, Fernand Nathan/Labor,
«Dossiers Media», 1978, 188 p
ETIEMBLE, le Mythe de Rimbaud II Structure du mythe, Pans, Gallimard, «Biblio-
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nombreux passages censurés en 1952»), 452 p
FRYE, Northrop, «Littérature et mythe», Poétique, 8, 1971, p 489-505, trad Jacques
Ponthoreau
JAUSS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Pans, Gallimard, «Bibliothèque
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LAROSE, Jean, le Mythe de Nelhgan, Montréal, Éditions Quinze, «Prose exacte», 1981,
14Op
MAILHOT, Laurent, «Le roman québécois et ses langages», Stanford French Review
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MAJOR, Jean-Louis, «Petit exercice à propos du mythe de Saint-Denys Garneau»,
Revue de l'Université d'Ottawa, 42 4, octobre-décembre 1972, p 528-549
MARCHAND, Jacques, Claude Gauvreau, poète et mytkocrate, Montréal, VLB éditeur,
1979, 443 p
MARCOTTE, Gilles, «Institutions et courants d'air», Liberté, 134, 23 2, mars-avril
1981, p 5-14
REUTEUR, Yves, «Le champ littéraire textes et institutions», Pratiques, 32, décembre
1981, p 5-29

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