Philosopher avec Bachelard
Julien Lamy
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Julien Lamy. Philosopher avec Bachelard. Bulletin de l’association des amis de Gaston Bachelard,
Association Internationale Gaston Bachelard, 2015, Bachelard et le monde végétal vers une philosophie
ouverte. hal-01818325
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PHILOSOPHER AVEC BACHELARD1
Julien Lamy
Université Lyon III – ED 487
Discours de soutenance de thèse
« Le pluralisme cohérent de la philosophie de Gaston Bachelard »
Lyon, mardi 14 octobre 2014 à 14h30
Monsieur le Président,
Messieurs les membres du jury,
Chers collègues, chers amis,
Mesdames et Messieurs,
Je souhaite avant tout vous exprimer mes plus vifs remerciements pour votre
présence aujourd’hui en ces lieux, à l’occasion de cet événement à la fois institutionnel
et personnel.
S’il est possible, en théorie comme en pratique, de faire une thèse sans s’engager
intimement dans la recherche, sans prendre un intérêt passionné pour les questions
qu’on affronte jour après jour, je dois admettre que je ne connais pas le luxe d’une
telle indifférence, car les idées et les problèmes avec lesquels je m’explique depuis dix
ans font désormais partie de mon expérience quotidienne, en ayant sensiblement
modifié ma manière de travailler et de penser, sans doute d’être. Si le détachement
intellectuel est possible, j’imagine qu’il doit épargner bien des peines et des
inquiétudes à celui qui en est pourvu, mais au risque d’être démuni contre la lassitude
et le découragement, quand le travail n’est plus dynamisé par les rêveries de la
volonté. Bachelard, sur ce point, a identifié des aspects déterminants de la psychologie
de la recherche : s’engager dans une aventure intellectuelle nécessite une conversion
des intérêts, et transforme pleinement celui qui s’y adonne avec toutes les énergies de
son être. Je n’aurais jamais pu persévérer dans ma thèse sans le secours d’un intérêt
sincère pour les questions et les thèmes travaillés par Bachelard, qui aura été sans
doute pour moi un catalyseur et un médiateur pour des préoccupations d’abord
miennes. La réalisation de ma thèse aura certes été encouragée par des personnes
réelles, que je remercie chaleureusement, mais aussi soutenue par des affects et des
convictions allant du sentiment d’insatisfaction aux joies de la de la découverte, sans
oublier tous les doutes et tous les enthousiasmes qui scandent la vie intellectuelle. Ces
impressions me suggèrent une image nietzschéenne pour symboliser mon expérience
de jeune chercheur. Contre le stéréotype du penseur « hors sol », spectateur détaché
dominant son sujet à distance, je préfère l’archétype de la parturiente. Si la métaphore
est adéquate, alors écrire une thèse est une sorte d’accouchement de l’esprit, et son
Ce texte, qui reproduit le discours de soutenance de thèse de Julien Lamy, est paru dans le Bulletin n°17 de
l’Association Internationale Gaston Bachelard (2015).
1
examen critique un art proche de la maïeutique. Je remercie sincèrement les membres
du jury pour l’attention vigilante qu’ils ont accordée à la lecture de mon travail, ainsi
que mon directeur de thèse, qui en aura patiemment accompagné l’avènement, avec
confiance et bienveillance. Je suis convaincu que les remarques et les questions qui me
seront adressées aujourd’hui me permettront de clarifier mes thèses et d’expliciter mes
conclusions, mais aussi d’en identifier les défauts et les imperfections, dont j’assume
la responsabilité, et que je serais heureux de rectifier. Si Bachelard a raison d’affirmer
que « la vérité est fille de la discussion, non pas fille de la sympathie »2, alors je ne
peux que me réjouir de voir mon travail soumis à la surveillance intellectuelle d’autrui,
car je peux en espérer une meilleure entente de Bachelard, mais aussi de ma propre
pensée.
Ecrire une thèse sur Bachelard est un pari, car cela implique de défendre une
position inédite sur une œuvre déjà amplement commentée, mais aussi d’en renouveler
la compréhension, et de prendre parti sur les problèmes soulevés par le bachelardisme,
en prenant soin d’examiner honnêtement les forces et les faiblesses des thèses et des
commentaires disponibles. Ce travail innove en proposant une nouvelle interprétation
d’ensemble de l’œuvre, et une réévaluation de son statut philosophique. La pensée de
Bachelard est certes connue, mais ses présupposés et ses orientations philosophiques
demeuraient peu analysés, et peu discutés. Pour résumer, je dirais que ma thèse
consiste à affirmer :
1) que Bachelard a développé une philosophie possédant une systématicité qui
excède sa double spécialisation, et son éclectisme apparent ;
2) que cette philosophie déployée de manière immanente, à partir des enquêtes
sur la science et la poésie, peut être reconstruite par l’identification des prémisses
normatives, des convictions directrices et des principes généraux qui sous-tendent son
discours, bien qu’elle ne soit pas explicitée sous la forme d’un métadiscours
philosophique, ni formalisée dans un système théorique séparé ;
3) qu’il s’agit d’une philosophie intégrale ou complète, qui présente des enjeux à
la fois théoriques et pratiques ;
4) qu’elle peut être désignée comme une philosophie pluraliste et un rationalisme
élargi, plus précisément comme un « pluralisme cohérent » ;
5) que cette philosophie mérite d’être reconnue comme une philosophie majeure
du XXe siècle, car elle se révèle d’une égale dignité que celle d’un Merleau-Ponty ou
d’un Heidegger, pour ne citer que deux grandes figures contemporaines, en raison de
sa puissance spéculative, de sa fécondité conceptuelle et de ses applications possibles
aux problèmes d’aujourd’hui.
Je ne résumerai pas ici l’ensemble des analyses de la thèse. Cela serait superflu.
Pour expliquer ma démarche, je vais rendre compte des origines du projet, et de la
méthode qu’il m’a fallu mettre en œuvre pour parvenir à ces conclusions. Il s’agit d’un
2
PN, p. 134.
2
point névralgique de mon travail de recherche, qu’on pourrait formuler comme un
« philosopher avec et contre Bachelard », lequel a nécessité une patiente élaboration,
et de nombreux correctifs.
Ma rencontre avec cette œuvre singulière, peu académique et polémique, a été
placée sous le signe de la « puissance discrète du hasard »3, pour reprendre la formule
heureuse d’un livre récent. Mes premières recherches, pour la maîtrise et le DEA,
étaient consacrées à des œuvres qualifiées de post-modernes, dont l’éloge du
mouvement, du multiple et du sensible me paraissait valable et stimulant, mais le
traitement de la rationalité et de la science insuffisant, voire injustifié. Qu’il s’agisse
de Nietzsche, de Heidegger, de Deleuze ou de Kenneth White, avec lesquels je me suis
initié à la lecture et à l’écriture, j’étais confronté à une conception vitaliste de
l’existence, de la pensée et du rapport au monde, qui produit certes des effets de
séduction indéniables, mais qui conduit à une image de la pensée insatisfaisante, sinon
douteuse, faisant de la raison l’obstacle principal à l’intensification du sentiment
d’existence, à la libération de la puissance d’agir et au déploiement d’une pensée
créatrice. Or faut-il nécessairement condamner la science et la rationalité pour
promouvoir l’expérience sensible et poétique ? L’engagement rationaliste implique-il
forcément une existence désensibilisée et déshumanisée, coupée du monde de la vie,
au point d’être comme « perdue au monde » ? Au terme de mes enquêtes initiales sur
l’être-au-monde et les limites de la rationalité, il était question de savoir s’il est
possible de penser, et pas seulement de vivre, l’articulation des aspects sensuels,
affectifs et cognitifs de la nature humaine, dans l’horizon d’une expérience complète
du monde, en accordant une égale dignité à la volonté d’intellectualité, permettant de
comprendre le réel tel qu’il est, et au besoin d’éprouver la saveur du monde,
permettant de l’habiter et de s’y sentir chez soi.
Ces questions m’ont conduit presque naturellement vers Bachelard. Sans m’en
douter, une rencontre décisive se jouait pour moi dans ma trajectoire intellectuelle et
universitaire, en me procurant non seulement un programme de recherche, ce qui n’est
déjà pas une mince affaire, mais aussi l’occasion de clarifier ma pensée, en mettant
mes intuitions à l’épreuve.
Le problème général, tel que je peux le reconstituer aujourd’hui, était double.
Tout d’abord, il s’agissait de mieux comprendre les termes d’un débat massif qui
parcourt l’histoire de la philosophie depuis ses origines grecques, concernant les
relations du sensible et de l’intelligible, que ce soit d’un point de vue métaphysique,
épistémologique ou éthique. De quoi la réalité et les choses sont-elles faites ? Le réel
est-il soumis à des principes rationnels ou au jeu du hasard ? Comment pouvons-nous
connaître le monde ? Peut-on se fier à la perception ou faut-il renoncer à notre
expérience humaine pour comprendre les phénomènes ? Quels doivent-être les
principes de notre conduite, les puissances du sentiment ou les principes de la raison ?
3
Cf. D. Grozdanovitch, La puissance discrète du hasard, Denoël, 2013.
3
Voilà autant de questions, classiques au moins depuis Platon et Aristote, qui ont reçu
des réponses contradictoires tout au long de l’histoire, selon les options théoriques
fondamentales auxquelles les philosophes adhèrent, le plus souvent a priori.
Pour fixer grossièrement les perspectives, sans tenir compte de toutes les finesses
possibles en la matière, je me trouvai confronté à des alternatives classiques, qui
désignaient autant de positions et d’attitudes philosophiques concurrentes : idéalisme
ou matérialisme, rationalisme ou empirisme, réalisme ou nominalisme, positivisme ou
romantisme, intuitionnisme ou formalisme, etc. D’un côté et de l’autre de la frontière,
il est généralement question de mettre l’accent sur des modalités de connaissance,
voire d’exclure l’une au profit de l’autre : la subjectivité ou l’objectivité, l’intuitif ou le
discursif, la sensibilité ou l’intellect, etc. L’œuvre de Bachelard, après la lecture de
quelques textes, m’est apparue comme un laboratoire privilégié pour repenser ces
questions, en simplifiant l’analyse par la délimitation d’un terrain d’enquête plus
modeste, aux antipodes des grands récits. D’autant plus que Bachelard se réclame
d’une « troisième voie », qui prétend échapper aux impasses et aux apories des
oppositions traditionnelles, en se fixant « dans une position moyenne, entre les
réalistes et les nominalistes, entre les positivistes et les formalistes, entre les partisans
des faits et les partisans des signes »4. La piste me semblait d’autant plus féconde que
l’avant-propos de La Psychanalyse du feu nous invite à conjuguer, comme des
« contraires bien faits »5, les deux tendances complémentaires qui se partagent les
élans créateurs de la vie humaine, d’un côté le besoin d’adhésion au monde, qui
s’exprime dans les productions esthétiques, de l’autre la volonté de le comprendre
intellectuellement, qui donne lieu à la démarche scientifique. Bachelard m’offrait donc
la possibilité d’approfondir le problème de l’articulation du sensible et de l’intelligible,
mais du point de vue de l’expérience humaine, avec une œuvre qui se confronte
explicitement aux difficultés soulevées par les relations antithétiques du rationnel et du
poétique, du réel et de l’imaginaire, de l’intellect et des affects. Sans privilégier de
manière dogmatique et arbitraire une dimension de l’expérience au détriment de
l’autre, sur la base d’une hiérarchie ontologique ou morale, Bachelard me semblait
plaider en faveur de la reconnaissance d’un principe d’égale considération de la vie
sensible et de la vie réfléchie, en nous invitant à travailler à l’interface de
l’épistémologie et de l’esthétique. S’il faut chasser le poète de la cité, cela ne vaut chez
Bachelard que pour la cité scientifique, non en général, dans la mesure où pour bien
vivre l’homme a autant besoin de Prométhée que d’Orphée, de l’ingénieur technicien
que du poète inspiré.
Une fois l’objet de l’enquête déterminé, en ramenant le problème de son sens
métaphysique à son sens ordinaire, à savoir le partage interne de l’expérience humaine,
4
5
FES, p. 61.
PF, p. 12.
4
un deuxième axe de questionnement se présentait alors, concernant cette fois-ci
l’interprétation de la pensée de Bachelard elle-même.
La lecture des œuvres bachelardiennes met immédiatement en présence d’un
découpage disciplinaire clair, qui paraît indépassable et indiscutable. Il y a d’un côté
les livres d’épistémologie, qui s’efforcent d’expliciter les révolutions de la physique du
XXe siècle, mais aussi de sensibiliser au dynamisme interne qui anime la construction
et les progrès des connaissances objectives, entre raison et expérimentation ; de l’autre
les ouvrages consacrés à l’étude de la création littéraire et des images poétiques, qui se
donnent pour tâche d’examiner les trouvailles des poètes et d’explorer l’imaginaire,
afin d’en dégager la logique interne et les lois propres, sur fond d’inconscient collectif
et d’archétypes universels. Cette ligne de partage, voire de fracture, est présentée
comme irréductible, mais aussi comme le foyer central de la pensée bachelardienne.
Les déclarations de Bachelard ne manquent pas, qui soulignent la nécessaire séparation
de la science et de la poésie, l’essentielle division du travail culturel, qui détermine les
tâches du penseur et les droits du rêveur : si on veut connaître adéquatement la réalité
objective, il faut impérativement se libérer des illusions « humaines trop humaines »,
produites par les représentations issues des projections du désir et de l’inconscient, en
procédant à une psychanalyse de la connaissance ; si on veut participer intimement à la
vie sensible des images et jouir pleinement de leur beauté, il faut abandonner les
habitudes conceptuelles et les méthodes abstraites, en se tournant vers la psychanalyse
matérielle et la phénoménologie de l’imagination. On trouve ainsi globalement
résumée ce que j’appelle la « vulgate bachelardienne », qui constitue la base
élémentaire de l’interprétation du bachelardisme. Celle-ci a été entretenue par la plus
grande majorité des commentateurs français ou étrangers, au risque du dogmatisme,
voire de l’idéologie et de l’orthodoxie.
Cependant, la pensée vivante de Bachelard ne se laisse par résumer par ce
dualisme raidi, ainsi que j’ai pu le démontrer dans la thèse. D’où une première
difficulté théorique que soulève mon travail : peut-on attribuer à un auteur une
philosophie qu’il n’a pas défendue explicitement, de manière analytique et formelle ?
Si tel est le cas, à quelles conditions une telle démarche est-elle acceptable, et dans
quelle mesure peut-on vérifier les résultats de l’enquête, alors que l’on ne dispose que
de la lettre du texte pour les mettre à l’épreuve ? Le problème est complexe, étant
donné que je prétends identifier chez Bachelard des orientations alternatives qui
remettent en cause le jugement que lui-même porte sur sa « double vie », à savoir le
travail alterné de l’image et du concept. Il m’a fallu du temps pour me positionner au
sein du conflit des interprétations qui anime la communauté bachelardienne, et me
déprendre du schème dualiste (y suis-je réellement parvenu d’ailleurs ?), schème qui
déterminait ma lecture et le cadrage théorique de mon travail, dans la mesure où mes
analyses partaient du dualisme comme prémisse nécessaire, et comme principe
premier du bachelardisme. Le déclic, si je puis dire, s’est fait par la lecture répétée des
5
livres consacrés au temps, dans lesquels Bachelard s’affronte à des questions de type
métaphysique, portant sur la nature de la réalité et de l’esprit, et auxquelles il apporte
des réponses fortes, claires, précises.
Au schéma dualiste se superpose en fait une ontologie pluraliste, faisant des
instants et des rythmes la texture discontinue et relationnelle du réel, ainsi qu’une
métapsychologie non-cartésienne, dynamiste et processuelle, qui fait de l’esprit un
ensemble d’actes intégrés à des pratiques discursives et intersubjectives.
Il convenait par conséquent de relire l’ensemble de l’œuvre à l’aune d’une
nouvelle herméneutique : loin de se résoudre dans une épistémologie et une esthétique,
comme on a coutume de le croire, on peut identifier dans l’œuvre de Bachelard le
déploiement d’une philosophie intégrale, dont les implications théoriques et pratiques
s’étendent au-delà de la science et de la poésie. Partant de ce nouveau point de vue, ma
méthode a consisté à extraire systématiquement des textes bachelardiens les passages,
les formules, les concepts, les images et les mots qui pointent en direction de positions
théoriques et d’audaces plus spéculatives. Cette stratégie du détour et du fragment m’a
permis de reconstituer, petit à petit, les questions transversales et les principes
récurrents qui donnent une cohérence d’ensemble à l’œuvre, et confère à cette
philosophie singulière, sinon l’unité d’un style et d’une intuition métaphysique, du
moins la consistance d’une organisation interne, qui permet d’ordonner sa pluralité
sans la réduire à l’unité d’un principe premier, qu’il soit moniste ou dualiste.
Bachelard m’a d’ailleurs donné lui-même la formule permettant de qualifier cette
philosophie à la fois tolérante et exigeante, soucieuse de comprendre de manière
idoine les inventions de la raison et le logos des images, sans jamais les confondre,
mais en cherchant à les articuler dans une anthropologie complète, qui demeure un
idéal régulateur. La notion de « pluralisme cohérent » est le titre d’un ouvrage de
Bachelard, dédié aux progrès de la chimie. On peut y voir dans que le pluralisme
cohérent est un mode de penser défini par le lien de dépendance de deux principes :
1) l’accueil de la diversité des phénomènes et l’ouverture à l’expérience ;
2) la recherche des éléments d’organisation qui en permettent l’intelligibilité, et des
éléments de preuve qui en confirment la réalité.
Il me semble que c’est là le propre de la démarche de Bachelard en général,
cherchant à découvrir les principes d’ordre qui régissent notre compréhension de la
réalité physique, de la réalité psychologique et des pratiques culturelles, au point que
le double principe du pluralisme cohérent est disséminé dans l’ensemble de l’œuvre.
On peut en retracer l’usage constant sous la plume du philosophe, jusque dans les
derniers textes. Bachelard ne cesse en effet d’attirer notre attention sur le pluralisme et
le dynamisme de l’être, qu’il s’agisse du pluralisme des niveaux de réalité ou des
systèmes de rationalité, des images littéraires ou des tempéraments poétiques, des
actes de l’esprit ou des ondulations de l’âme, des rythmes de l’existence ou encore des
mondes vécus et des mondes rêvés, où se jouent notre relation heureuse ou
malheureuse au monde. Faut-il chercher un principe transcendant permettant d’unifier
6
ces divers pluralismes ? Possèdent-ils une structure commune ou est-il question d’un
simple « air de famille » ? Il s’agit selon moi d’un faux problème, car Bachelard n’est
pas soucieux d’identifier un fondement ultime, ni d’édifier un système. Sa pensée est à
l’œuvre, engagée dans un travail et des tâches. Elle s’élabore au contact des œuvres
humaines et de la résistance du réel, qui nous confrontent à des problèmes qui
stimulent le désir de comprendre. La fécondité du paradigme pluraliste est de
rechercher la rationalité inhérente aux réalités plurielles, leur cohérence propre, leur
structure immanente, sans les réduire à l’identité d’une théorie unifiée par une doctrine
générale. Chercher une unité du « réalisme feuilleté », comme dit Bachelard, serait
contraire à la disposition d’ouverture à l’expérience et au pluralisme des principes de
raison, qui font le pluralisme philosophique. Toujours est-il que la vie individuelle,
malgré sa contingence, peut trouver une cohérence par la convergence des efforts de
culture, le dépassement de l’expérience première et la transformation de soi. C’est le
sens de l’existentialisme singulier de Bachelard, et de sa conception du bien vivre,
compris comme « promotion d’existence » au-delà de la vie commune et immédiate,
impliquant une philosophie des valeurs et de l’expérience augmentée, sur fond du
postulat de la pluralité des possibilités de vie, réelles et imaginées.
Au terme de ce parcours plus descriptif qu’argumentatif, j’évoquerai certaines
des perspectives impliquées par mon travail, qui reste ouvert sur d’autres
approfondissements, et nécessiterait de nouvelles enquêtes.
En premier lieu, il me semble important de sortir Bachelard du bachelardisme, si
cette expression a du sens, en développant notamment des analyses relationnelles avec
d’autres pensées actuelles, autour des problèmes débattus aujourd’hui dans la
communauté philosophique. Je pense tout particulièrement aux discussions qui
opposent les deux tendances contemporaines dominantes en philosophie, à savoir la
tradition continentale, issue de la phénoménologie et de l’herméneutique, et le courant
analytique, développé dans le sillage d’une méthodologie logico-linguistique. Certains
penseurs cherchent aujourd’hui à reconstituer les raisons d’un tel divorce intellectuel,
et à examiner les conditions d’un dialogue entre ces deux manières de philosopher, de
poser les problèmes et d’y répondre. C’est le cas par exemple de Claude Romano en
France6, ou encore de John Mc Dowell aux Etats-Unis7, qui cherchent des passerelles
et des croisements possibles. Le pluralisme cohérent de Bachelard me semble pouvoir
apporter une contribution intéressante, et inédite, à ces diverses polémiques. Sur le cas
de la perception et du holisme de l’expérience, par exemple, il y a fort à parier que la
dialectisation du sensible et du conceptuel introduite par la conception bachelardienne
du rapport au monde, qui implique l’imagination et le langage plus fondamentalement
que les sens ou l’intellect, permettrait d’enrichir le répertoire des thèses possibles. Sans
préjuger ici de la valeur de vérité des thèses bachelardiennes, je dirais simplement
6
7
Cf. C. Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Paris, Editions Gallimard, 2010.
Cf. J. McDowell, L’esprit et le monde, Paris, Vrin, coll. « Analyse et philosophie », 2007
7
qu’il serait opportun de les prendre en considération, et de les confronter sérieusement
aux autres thèses disponibles, pour déterminer dans quelle mesure elles peuvent nous
aider à clarifier nos idées.
Un deuxième apport possible des études bachelardiennes concerne l’application
du pluralisme méthodologique, et du modèle de l’anthropologie complète, à l’analyse
des discours et des pratiques complexes, fortement tissée de rationnel et d’imaginaire,
comme c’est le cas en médecine, en éducation ou en théorie sociale et politique. Il me
semble que la pluralité des méthodes déployée par Bachelard dans son œuvre, et dont
on trouve une expression paradigmatique avec les profils épistémologiques ou la
dualisation des enquêtes selon les axes conjoints de la subjectivité et de l’objectivité,
peut nous orienter vers une méthodologie de la recherche qui faciliterait les démarches
interdisciplinaires. Il s’agirait d’articuler dans une dialectique réglée les approches de
l’objectivisme scientifique, des pratiques herméneutiques et de la description
phénoménologique, en vue d’une intelligence intégrale du phénomène. Une telle
démarche me semble un outil précieux pour comprendre la complexité du monde dans
lequel nous vivons, sans céder aux facilités des pensées syncrétiques ou irrationalistes,
ni aux rigidités des pensées dogmatiques ou scientistes. On pourrait aller jusqu’à
défendre la thèse selon laquelle la méthode de double lecture de Bachelard pourrait
nous permettre de renouveler la lecture critique des philosophes. Comme le disait en
effet notre auteur : « D’habitude, les philosophes se bornent à nous donner leurs idées.
S’ils venaient à nous dire leurs images, nous n’en finirions pas d’étudier les
documents inconscients de la raison »8. La proposition est inspirante et suggestive,
mais il n’est pas sûr qu’une telle « thérapeutique », pour paraphraser Wittgenstein,
suscite vraiment l’adhésion des philosophes de métier.
En guise de conclusion plus personnelle, qui ne concerne plus les apports
bachelardiens à la recherche académique et à la philosophie professionnelle, je dirai
que le paradigme du pluralisme cohérent peut permettre d’espérer, si on décide d’en
faire un mode d’existence et une pratique quotidienne, une forme inédite de sagesse
pratique. Mais ce sont là les espoirs un peu enthousiastes d’un apprenti philosophe, qui
veut continuer à étudier et à s’instruire, apprendre à mieux penser et mieux rêver au
contact du monde, des autres et des œuvres de culture ; mais surtout qui ne veut pas
renoncer à l’idéal de la philosophie comme manière de vivre. Je ferai donc mienne une
leçon bachelardienne, dont les accents socratiques me rappellent la tradition inactuelle
des exercices spirituels : se moquer de soi-même et socialiser ses convictions. Comme
le soulignait en effet Bachelard : « aucun progrès n’est possible dans la connaissance
sans cette ironie autocritique »9. Il me semble que c’est là une bonne maxime pour
l’exercice de la pensée, mais surtout pour la conduite de la vie. Je vous remercie pour
votre patience et votre attention.
8
9
TRR, p. 355.
PF, p. 18.
8