14/01/11
20:45
Page 89
À la mémoire d’Alain Raczymow (1951-1997) qui,
le premier, m’interrogea
sur les réfugiés juifs de Jugeals-Nazareth…
dont je ne savais alors rien.
Un kibboutz
en Corrèze,
1933-1935
par
Anne Grynberg
1. Archives départementales
de la Corrèze – désormais
AD 19 – (Tulle), 4 M 236.
2. Paul Painlevé préside en
effet le Comité national de
secours. Voir infra.
3. AD 19, 4 M 236.
e 30 novembre 1933, le sous-préfet de Brive rend
compte au préfet de la Corrèze1 des résultats de
l’enquête qu’il a diligentée sur les activités de
Heinrich Herzberg, Juif allemand envoyé dans la région
par le Comité national, « qui désire initier à l’agriculture
un certain nombre de jeunes israélites proscrits récemment d’Allemagne. Cette organisation se propose de
les garder en France un certain temps, pour les diriger
ensuite vers la Palestine afin d’y constituer le foyer
national juif ». Herzberg vient de conclure un bail de
neuf ans pour un domaine de 75 hectares situé à JugealsNazareth, à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de
Brive. Son propriétaire, « très honorablement connu dans la région »,
accepte d’initier les jeunes gens à
l’agriculture, en particulier au maraîchage.
« Le parrainage qui serait accordé à
cette organisation étrangère par des
notabilités françaises et à laquelle s’intéresserait, paraît-il, M. le président
Painlevé2, permet de penser que ses
dirigeants ont obtenu toutes les autorisations nécessaires, bien qu’ils
n’aient pas signalé leur projet aux
autorités administratives locales. J’ai
cru toutefois devoir vous signaler
l’établissement dans mon arrondissement de
cette colonie étrangère. […]. Plusieurs de ces
jeunes Allemands sont d’ailleurs démunis de
papiers. […] Je ne manquerai pas de vous tenir
au courant des faits nouveaux qui pourraient
parvenir à ma connaissance au sujet de cette
affaire que je suivrai personnellement3. »
L
RETOURS À LA TERRE
08-Grynbergter
Le sous-préfet Roger Dutruch ne va pas cesser,
en effet, de s’intéresser aux jeunes réfugiés juifs établis
à Jugeals-Nazareth, dans un ensemble de trois corps de
ferme qu’ils dénomment aussitôt « kibboutz Machar »
[« Demain », en hébreu]. Né en 1893 à Bougie en
Algérie, avocat à Bordeaux avant de faire partie de
divers cabinets ministériels entre 1919 et 1921, il est
89
08-Grynbergter
14/01/11
20:45
Page 90
Un k i b b o u t z e n C o r rè z e , 1 9 3 3 - 1 9 3 5 par Anne Grynberg
La maison d’habitation principale, en 1998 (coll. AG)
4. Cf. Jean-Baptiste Joly,
« L’aide aux émigrés juifs :
le Comité national de
secours », in Gilbert Badia &
al., Les Bannis de Hitler.
Accueil et lutte des exilés
allemands en France, 19331939, Paris, EDI, 1984, p. 42.
5. Archives de l’Alliance
israélite universelle –
désormais Arch. AIU –
(Paris), France, XD 56.
6. Ibid.
7. Cf. Encyclopaedia
Judaica, Jérusalem, Keter /
New York, Macmillan, 2007,
vol. 8, pp. 756-761, entrée
« Hehalutz ».
8. Cf. La Terre retrouvée, 6 e
année, n°5, 25 février 1934,
pp. 17-18.
9. À cette fédération d’orientation sioniste socialiste,
laïque, sont affiliés les
mouvements de jeunesse
Hashomer Hatsair,
[Freiheit]-Dror et Gordonia –
devenu ensuite Ihud
Habonim. Cf. Lucien Lazare,
La Résistance juive en
France, Paris, Stock, 1987,
p. 406.
10. Hébreu : ferme-école de
préparation agricole.
11. Il compte trois
kibboutzim à la fin de
l’année 1933 : outre Machar
à Jugeals-Nazareth, HaOlim
(« Les immigrants [vers la
terre d’Israël] ») en Moselle
et Hula (du nom du lac Hulé,
en Galilée) dans le Lot ; un
quatrième est en cours
d’installation en Touraine.
Cf. « Ce qui se passe chez
nous », La Terre retrouvée,
6 e année, n°5, 25 janvier
1934, pp.17-18.
12. Cf. Alain Dieckhoff, « La
communauté juive de Palestine dans l’entre-deuxguerres », Les Cahies de la
Shoah, n°1, 1994, pp. 89-100.
90
devenu successivement secrétaire général des préfectures du Var et de la Dordogne, puis nommé souspréfet de Brive en juillet 1933. Cela ne fait donc guère
plus de six mois qu’il est en poste lorsque survient cet
événement inattendu dans une région rurale du centre
de la France : l’installation d’une « colonie étrangère »,
« israélite » de surcroît.
La teneur de cette première lettre, où sourd déjà
la méfiance, montre que le sous-préfet méconnaît les
orientations et les activités des institutions qui viennent
en aide aux réfugiés d’Allemagne.
I
France terre d’accueil… temporaire
Le 14 juin 1933, ces principaux comités d’assistance se sont réunis afin de coordonner leur action : la
nouvelle structure, qui commence à travailler effectivement au début du mois de juillet 1933, prend le nom
de Comité national de secours aux victimes de l’antisémitisme en Allemagne, généralement désigné comme le
Comité national [de secours] 4. Dans un courrier du 19
juillet 1933, le ministre de l’Intérieur Camille Chautemps se dit « heureux de le reconnaître comme l’organe qualifié pour traiter avec les administrations
publiques les multiples et délicats problèmes que
soulève l’immigration en France d’un grand nombre d’israélites victimes de l’antisémitisme » et « remercie vivement ses dirigeants du concours si précieux qu’ils
veulent bien apporter aux pouvoirs publics et de leur
œuvre généreuse […] 5 ».
Comme il le précise dans sa circulaire n°1 du 13
août 1933, le Comité national se place « uniquement sur
le terrain de la solidarité juive, excluant rigoureusement
toutes considérations politiques et toutes organisations
dont la tendance aurait pu en être marquée6». Contrairement à ce que laisse à penser le sous-préfet de Brive,
ce nouvel organisme ne se définit pas comme sioniste,
même si son secrétaire général Raymond-Raoul Lambert
nourrit quelque sympathie pour ce courant, mais ses
dirigeants, notables israélites français, souhaitent avant
tout que leur patrie ne soit pour ces réfugiés qu’un pays
de transit et qu’ils poursuivent rapidement leur route
vers une autre terre d’asile – pourquoi pas en Palestine ?
C’est pour cette raison pragmatique que le
Comité national coopère activement avec Hehaloutz7
[« Le Pionnier »]. Initiée en Russie après les pogromes
de 1881, cette organisation regroupe différents mouvements de jeunesse sionistes ayant pour objectif d’envoyer de jeunes Juifs en Eretz Israel pour y travailler la
terre. Elle se développe dans l’Est et le centre de l’Europe, ainsi qu’aux Pays-Bas et aux États-Unis. En France
aussi, il existe des groupements affiliés à Hehaloutz,
notamment à Paris, Toulouse et Nancy 8, et en juin
1933, Hehaloutz envoie à Paris un shaliah [émissaire],
Fritz Lichtentenstein, afin de mieux les structurer. Le
premier congrès du Hehaloutz français se tient du 23 au
25 décembre 1933, en présence de vingt-quatre délégués venus de diverses régions de France et de
nombreux invités 9. Il y est décidé qu’« aucun haloutz ne
pourra partir en Palestine sans avoir fait la hakhshara 10 »
et qu’« aucun certificat ne sera plus délivré aux haloutzim
ne sachant pas parler l’hébreu ». Conformément à ses
objectifs, Hehaloutz ouvre plusieurs fermes-écoles 11.
C’est dans ce contexte que s’inscrit la fondation
du kibboutz Machar. Celui-ci est conçu comme temporaire car de son côté, l’Office palestinien s’emploie à
obtenir des autorités britanniques les visas nécessaires
et les certificats d’immigration. Outre les difficultés
liées aux ambivalences de la puissance mandataire
concernant le développement de l’immigration juive et
des acquisitions foncières en Palestine 12, ses efforts
sont parfois ralentis par des dissensions au sein même
14/01/11
20:45
Page 91
de l’Organisation sioniste : Chaïm Weizmann bataille
pour fournir des certificats d’immigration à des réfugiés
déjà présents en France, alors que l’Agence juive préfère
les réserver aux Juifs encore bloqués en Allemagne 13.
Le 1 er décembre 1933, le maire de JugealsNazareth 14 signale à son tour au préfet « l’arrivée d’une
colonie d’émigrés juifs allemands dans [sa] commune 15
[…] où ils séjourneront pendant plusieurs mois ». Il
demande qu’on lui envoie « une provision d’imprimés
pour établir une vingtaine de demandes de cartes
d’identité16 », document indispensable à tous les étrangers de plus de quinze ans souhaitant résider en France
plus de deux mois même sans y occuper un emploi
salarié, qui doivent en faire la demande dans les huit
jours suivant leur arrivée dans le département. Cette
carte d’identité des étrangers sans profession est délivrée moyennant un coût – avec parfois possibilité
d’exemption – et après enquête. Elle est en général
valide trois ans et fait office de permis de séjour 17.
Le 26 décembre, le directeur de la Sûreté générale donne l’autorisation d’accorder ce document aux
réfugiés allemands de Jugeals-Nazareth, ajoutant cependant :
« Mais cette décision ne saurait s’appliquer aux
Polonais, aux Autrichiens etc… qui peuvent
rentrer librement dans leurs pays d’origine
respectifs. Ces derniers devront être invités à
quitter notre territoire à l’expiration du visa
consulaire dont ils doivent être porteurs. J’ajoute
que de toutes façons, je m’opposerai à l’avenir à
l’entrée en France de nouveaux étrangers désireux de se rendre à Jugeals-Nazareth 18. »
On voit ici, directement, les conséquences du
changement survenu à partir de l’été 1933 dans la politique française vis-à-vis des réfugiés d’Allemagne. Ces
derniers ont bénéficié d’abord de la bienveillance des
autorités ; ceux qui n’ont pas de visa ne sont pas
inquiétés, à condition de se signaler à la police dans les
vingt jours, de s’engager à obéir aux lois françaises et de
s’abstenir de toute activité politique 19. Mais devant le
nombre croissant de candidats à l’immigration et la
charge financière qu’implique leur accueil – facteurs
importants en ces temps de crise économique et
sociale, auxquels s’ajoutent tous les a priori à l’encontre
des ‘ennemis d’hier’ –, une partie de la classe politique
et de l’opinion publique s’émeut : outre le risque que les
réfugiés allemands ne soient des « concurrents indésirables de la main d’œuvre nationale », d’aucuns craignent qu’ils ne constituent un danger pour la sécurité
nationale, du fait de leur orientation politique de gauche,
voire révolutionnaire. Et certains ne les voient que
comme des ‘nationaux allemands’, y compris les réfugiés, et même les réfugiés juifs qui pourraient bien être
en fait « allemands avant tout 20 ». Le gouvernement
décide au bout de quelques mois de recourir à trois
stratégies pour que la France cesse d’être un lieu d’asile
privilégié.
Prioritairement, il s’emploie à ‘internationaliser’ le
problème des réfugiés 21. Il envisage en particulier de
faire pression sur la Grande-Bretagne pour qu’elle
ouvre plus largement les portes de la Palestine, mais
décide finalement de ne pas trop insister sur ce point
pour ne pas risquer de soulever le problème plus
général des mandats au Proche-Orient, et de se tourner
plutôt vers le Haut Commissariat pour les réfugiés
(israélites ou autres) provenant d’Allemagne, le HCR
nouvellement créé.
Parallèlement, il durcit sa politique d’accueil. En
octobre 1933, le régime libéral des visas cède le pas à
une pratique beaucoup plus restrictive, sauf si les
demandeurs peuvent prouver qu’ils ont subi des sévices
dans l’Allemagne nazie. Le sort des Juifs, qui « ne paraissent pas courir de risques immédiats » selon le consul
de France à Cologne, Jean Dobler, ne fait pas l’objet
d’un examen spécifique 22.
D’autre part, on retient désormais des critères
plus stricts pour accorder le statut de réfugié, qui
concerne seulement deux catégories : les citoyens allemands et les détenteurs d’un passeport Nansen. Les
autres – environ 35%, en particulier des Juifs d’Europe
de l’Est, surtout polonais, qui vivaient en Allemagne
parfois depuis des générations, mais sans en avoir la
citoyenneté – sont considérés dorénavant comme des
RETOURS À LA TERRE
08-Grynbergter
13. Cf. Catherine Nicault,
La France et le sionisme,
1897-1947. Paris,
Calmann-Lévy, 1992,
pp. 164-166.
14. La commune de
Jugeals-Nazareth compte
107 électeurs en 1929, 117
en 1935. L’issue des
élections municipales organisées à ces deux dates
aboutit à une très large
majorité radicale. En dehors
d’un forgeron et d’un maçon,
tous les conseillers municipaux sont des cultivateurs.
Henri Pradal est réélu maire
chaque fois – cf. AD 19,
3M 388 –. Voir aussi Muriel
Le Roux, « Aux origines du
communisme rural :
Jugeals-Nazareth,
monographie d’un village de
Basse Corrèze (1826-1945)»,
mémoire de maîtrise
soutenu à l’université Paris
X - Nanterre en 1984.
15. Ils seraient alors au
nombre de seize.
16. AD 19, 4 M 236.
17. Cf. Marcel Livian, Le
Régime juridique des étrangers en France, Paris, LGDJ,
1936, pp. 67-89.
18. AD 19, 4M 236.
19. Cf. notamment Vicki
Caron, L’Asile incertain. La
crise des réfugiés juifs en
France, 1933-1942, Paris,
Tallandier, 2008, pp. 38-39.
20. Cf. Jacques FouquesDuparc, « Note pour le
Ministre », 3 novembre 1933,
Archives du ministère des
Affaires étrangères –
désormais AMAE – (Paris),
SDN I E 448, pp. 41-43, cité in
V. Caron, op. cit., p. 493, n. 39.
21. Ibid., pp. 60-65.
22. Comme son collègue
Pierre Arnal, chargé d’affaires à Berlin, Jean Dobler
n’a cessé d’exprimer des
réserves vis-à-vis de la politique d’ouverture précédemment adoptée par la France
– cf. Anne Grynberg, Les
Camps de la honte, Paris, La
Découverte, 1991, rééd. coll.
de poche 1999, pp. 26-27.
91
08-Grynbergter
14/01/11
20:45
Page 92
Un k i b b o u t z e n C o r rè z e , 1 9 3 3 - 1 9 3 5 par Anne Grynberg
Bernard Go* (AD 19, 4M 197)
23. Cf. Jacques Bielinky, « La
situation des Ostjuden réfugiés en France », L’Univers
israélite, 27 octobre 1933,
pp. 186-187.
24. AD 19, 4 M 236.
25. Une mesure de refoulement est une décision
préfectorale par laquelle un
immigré se voit refuser le
droit de séjourner en France
– la préfecture étant habilitée à refuser la délivrance
ou le renouvellement d’une
carte d’identité d’étranger.
Celui qui reçoit une feuille
bleue de refoulement doit
quitter le territoire français
dans le délai officiellement
imparti – même si celui-ci
peut la plupart du temps
être prolongé. Un ordre
d’expulsion, sous l’autorité
du ministère de l’Intérieur,
entraîne le départ immédiat
de l’étranger concerné et
éventuellement sa reconduite à la frontière sous
escorte militaire. Le fait de
contrevenir à un ordre d’expulsion est passible d’une
peine de prison d’un à six
mois, sans possibilité de
faire appel. Cf. Jean-Charles
Bonnet, Les Pouvoirs
publics français et l’immigration dans l’entre-deuxguerres, Lyon, PUL, 1976,
p.107.
92
immigrants économiques qu’on va jusqu’à soupçonner
de se présenter comme des opposants politiques pour
en tirer avantage 23.
À partir de février 1934, les fréquents contrôles
effectués dans la ‘colonie’ de Jugeals-Nazareth montrent
que ses membres ne sont pas tous de nationalité allemande et que beaucoup sont en infraction avec la réglementation sur la police des étrangers. « En raison de
leur situation tout à fait spéciale, il avait été usé, jusqu’à
ce jour, de la plus large indulgence à leur égard », note
le sous-préfet le 14 mars 1934 24, mais
« C’est une situation qui ne peut plus se
prolonger et les avertissements ont été suffisamment nombreux pour que, à mon avis, tout
manquement soit désormais relevé conformément à la Loi. Actuellement, la colonie se
compose de 55 jeunes gens. 32 sont munis d’un
récépissé de carte d’identité d’étranger. Les
autres ne possèdent que des passeports périmés ;
certains même ne sont détenteurs que de feuilles
de refoulement 25. »
Suit la liste nominative de ceux qui sont en France
depuis plus de deux mois, dont les visas consulaires ont
expiré mais qui, bien que prévenus, n’ont pas déposé de
demande de carte d’identité et contre lesquels des
procès-verbaux ont été dressés le 7 mars. Le souspréfet produit huit noms, auxquels s’ajoutent huit
autres, « qui avaient fait l’objet d’une mesure de refoulement et devraient avoir quitté le territoire français,
mais leur situation étant, paraît-il, en voie de régularisation, ils n’ont pas été l’objet de procès-verbaux – cela
étant, il est possible que leur prolongation ait été
refusée mais qu’on ne puisse les refouler vraiment faute
de savoir où ils se trouvent, car ils n’ont certainement
pas déclaré leur adresse de Jugeals-Nazareth à la préfecture de police de Paris ».
« […] Il est juste de reconnaître que jusqu’à ce
jour, ils n’ont donné lieu à aucune remarque défavorable et qu’ils entretiennent avec la population
des rapports corrects. J’estime cependant que la
situation irrégulière dans laquelle se maintient,
Salomon Sp* (AD 19, 4M 204)
malgré de nombreux avertissements, un grand
nombre de ces étrangers ne saurait se prolonger
plus longtemps. Ils allèguent, pour se justifier,
qu’ils n’ont aucune ressource ; ils vivent en effet
pauvrement. Cependant, et malgré tout l’intérêt
qu’il est équitable de porter à des proscrits, la loi
française ne saurait à mon avis être tenue plus
longtemps en échec. Aussi, et à moins d’instructions nouvelles, ai-je invité M. le capitaine de
gendarmerie à relever désormais par procèsverbal toute infraction […]. »
I
Essai de typologie. Quelques portraits
Les échanges entre le préfet, le sous-préfet et le
maire, ainsi que des lettres envoyées par le Comité
national ou par Hehaloutz aux autorités pour plaider la
cause d’un jeune menacé de refoulement ou d’expulsion
fournissent des informations précieuses sur la biographie de nombreux membres du kibboutz Machar. On
peut consulter également aux Archives départementales de la Corrèze le cahier d’écolier sur lequel le
secrétaire de mairie a noté scrupuleusement les nom et
prénoms, date et lieu de naissance, dates d’arrivée et de
départ, ainsi que les documents administratifs en
possession de chacun. Enfin, on peut reconnaître
certains noms parmi les dossiers individuels d’étrangers
présents dans le département qui ont été conservés,
par nationalité, et dans lesquels figurent parfois des
photographies.
Nous sommes par venue à un total de 143
08-Grynbergter
14/01/11
20:45
Page 93
Sura Ajdla Fi* (AD 19, 4M 197)
personnes étant passées par le kibboutz
Machar, pour une période très variable
de quelques jours à plusieurs mois. Parmi
elles, 95 sont nées en Allemagne : 80
nationaux allemands, 11 Polonais, 3
apatrides, 1 Autrichien. On compte en
outre 23 Polonais nés en Pologne, mais
dont plus de la moitié (15) a vécu
plusieurs années en Allemagne avant de
se réfugier en France ; c’est également le
cas de 2 Roumains sur 4, d’un Letton,
d’un Lituanien, et même d’un Palestinien,
né à Lodz en 1915 et dont les parents, partis quelques
années en Palestine avec leurs enfants, ont émigré
ensuite en Allemagne. Les autres sont originaires d’Autriche, des Pays-Bas, de Russie, de Tchécoslovaquie, de
Turquie… Dans leur grande majorité, ils sont venus
seuls ou par fratries, mais quelques-uns ont immigré
avec leurs parents.
À plusieurs reprises, des adultes viennent encadrer la ferme-école. C’est le cas, brièvement, de Heinrich Herzberg déjà cité et de son épouse Irma, nés
respectivement en 1893 et 1901, tous deux de nationalité allemande ; comme le sont aussi Leo Lewin (1886)
et son épouse née Alice Hartog (1895), installés avec
leur fillette, Ellen 26, sur une petite exploitation agricole
toute proche, au Cayre-Blanc, et qui ‘gardent un œil’ sur
le kibboutz au nom du Comité national 27.
C’est le représentant de Hehaloutz en Europe,
David Sealtiel (ou Shaltiel), qui a signé le bail de location
de la propriété agricole. Il n’a que trente ans, mais déjà
une solide expérience militante. Né le 16 janvier 1903
à Berlin au sein d’une famille d’origine judéo-espagnole,
il est parti très jeune s’établir en Palestine où il a travaillé
comme ouvrier agricole entre 1923 et 1926, avant de
venir en France où il s’est engagé au titre de la Légion
étrangère, envoyé en mission au Maroc puis en Algérie
où son contrat prend fin en 1931. À partir de cette
date, il milite pour l’Organisation sioniste 28.
Mais la plupart des pionniers de Jugeals-Nazareth
sont jeunes, voire très jeunes : beaucoup – tels les
‘directeurs’ successifs du kibboutz, Heinz Pa* (Berlin,
1911), Joachim Li* (Berlin, 1913), Gotthilf
Mozek Br* (Marburg, 1912) et Stefan Au*
(Nuremberg, 1911) – sont nés entre 1908
et 1913. Et deux sont âgés de dix-sept ans
à peine : Sura Ajdla Fi*, née à Chmielnik en
Pologne mais grandie à Berlin29; et Leo
Ha*, né à Mannheim, dont le cas particulier préoccupe le sous-préfet pendant des
mois : trop jeune pour être autorisé à
émigrer en Palestine, il ne peut être
refoulé dans aucun autre pays car il est
« sans nationalité définie », ce qui le prive
en France du statut de réfugié réservé aux Allemands30.
Nous n’avons pas retrouvé tous les dossiers individuels de ceux qui ont vécu au kibboutz Machar. Et
même ceux que nous avons pu consulter ne comportent pas tous des informations sur la situation socioprofessionnelle de leur famille ni sur leur propre
formation. Néanmoins, des constantes apparaissent :
une origine urbaine plutôt que rurale, l’appartenance à
des milieux aisés ou à la classe moyenne – des parents
commerçants, marchands de bestiaux, artisans ou
membres de professions libérales –, un niveau de fin
d’études secondaires ou même un début de cursus
universitaire – on relève ainsi un étudiant en dentisterie, un en médecine et deux en droit.
S’agissant de leurs options idéologiques et de leur
engagement politique, les mentions figurant dans ces
dossiers sont, au mieux, laconiques. Novita El*, jeune
Juive allemande née à Francfort en 1912, « faisait partie
d’une organisation socialiste et a dû fuir à l’étranger 31».
Ludwig Go*, né en 1908 à Nierstein, lui aussi de nationalité allemande, a été « blessé par les nazis pendant le
régime républicain. Il a dû fuir ses agresseurs qui se sont
vengés sur lui en le menaçant et il a été obligé de se
sauver à l’étranger en août 193332 ». Son frère Arthur,
d’un an son cadet, a lui aussi été « molesté par les nazis
le 6 mars 1933 à Nierstein 33 ». Alice Lewin, déjà
mentionnée, est présentée comme une « amie de la
France, venue rejoindre son mari qui avait dû quitter
l’Allemagne sous le régime naziste [sic] 34 ». La toute
jeune Sura Ajdla Fi* « a dû quitter l’Allemagne parce
26. En 1998, grâce à l’ancien
maire de Jugeals-Nazareth
M. Elie Dupuy, nous avons
fait la connaissance d’Ellen
Lewin, devenue Ellen Crew
qui, vivant à Londres, était
revenue visiter les lieux de
son enfance. Celle-ci a
réussi à persuader les autorités municipales et le
propriétaire de la ferme
d’accepter que fût apposée
une plaque, le 9 avril 2000 :
« En souvenir du kibboutz
Machar, ferme-école des
pionniers d’Israël, 19331935 ». L’ensemble immobilier est actuellement à
vendre, la plaque sera-t-elle
maintenue en place par les
nouveaux acquéreurs ?
27. Dossiers nominatifs
des Lewin, AD 19, 4 M 151.
28. En 1935, David Sealtiel
devient émissaire de la
Hagana pour l’achat
d’armes en Europe, à destination de la Palestine juive.
Arrêté par la Gestapo, il est
interné pendant deux ans à
Dachau puis à Buchenwald,
avant de réussir à s’évader
et de repartir en Palestine
où il participe très activement à la lutte pour la création de l’État juif. À la
Libération, il est le premier
délégué du Yishuv à Paris.
Entre 1950 et 1952, il est
attaché militaire d’Israël en
France, avant d’entamer une
carrière diplomatique. Il
décède en 1969. Cf. Jacquel
[Jacques Lazarus], « L’étonnant destin du légionnaire
David Shaltiel », Information
juive, nouvelle série, n°177,
avril-mai 1998.
29. Dossier nominatif, 4 M 197.
30. Les lettres des 17 octobre
et 6 novembre 1934, 18 et 30
janvier 1935 en témoignent.
AD 19, 4 M 236.
31. AD 19, 4 M 151.
32. Ibid.
33. Ibid.
34. Ibid.
93
08-Grynbergter
14/01/11
20:45
Page 94
Un k i b b o u t z e n C o r rè z e , 1 9 3 3 - 1 9 3 5 par Anne Grynberg
Carte d’identité de travailleur étranger d’Abraham Sc* (AD 19, 4 M 204)
Et sur tous les formulaires de demande de carte d’identité d’étranger, le maire Henri Pradal note : « Conduite :
bonne. Moralité : bonne. »
I
35. AD 19, 4 M 197.
36. AD 19, 4 M 151.
37. Ibid.
38. AD 19, 4 M 200.
39. AD 19, 4 M 204.
40. Le 29 août 1998, nous
avons rencontré, avec Ellen
Crew-Lewin, un petit groupe
d’octogénaires de JugealsNazareth ayant connu les
habitants du kibboutz
Machar : M. Léon Delsol se
souvenait précisément de
son étonnement – et de son
attirance – pour ces jeunes
filles « dynamiques » qui
« travaillaient comme des
hommes ». M. Pierre Estivie,
dont les parents avaient
pendant plusieurs mois
hébergé un réfugié
allemand « sans doute non
juif », Otto Ro*, avait également des souvenirs
d’échanges conviviaux,
notamment autour du lavage
des poireaux dans la rivière,
avant leur mise en vente sur
le marché de Brive.
41. Consultables à la BNF
sous la cote 86 486, ces
articles sont accompagnés
de quatre photographies –
dont la qualité médiocre ne
permet malheureusement
pas la reproduction – et par
des dessins illustrant la vie
quotidienne. Voir aussi
Pascal Plas, « Pierre
Poitevin, journaliste d’investigation : trois enquêtes en
Limousin – L’inconnu de
Beynat, Les mutineries de
La Courtine, Des Juifs allemands en Corrèze », Histoire
& mémoires. Conflits
contemporains Limousin,
Berry, Périgord, Charentes,
n°1, 2008, pp. 11-45.
94
qu’elle était membre d’une association
républicaine35 ». Il arrive aussi que des
courriers adressés à la préfecture par
les intéressés eux-mêmes figurent dans
des dossiers. Ainsi Gunther Go*, né en
1910 à Brumerhaven, demande-t-il à
« résider en France pendant les quelques
mois qui me sont utiles pour acquérir
quelques notions de pratique agricole en
vue de mon émigration en Palestine. J’ai
été relégué dans un camp de concentration par les nazis pendant dix-huit mois.
J’ai dû interrompre mes études de médecine. Je fais
appel à l’hospitalité et à la générosité de la France36. »
D’autres, tels Wilhelmine Sc*37 – née en 1914 à Munich
– , Joseph Kr*38 ou Abraham Sc*39 – tous deux Polonais nés en Allemagne – , expliquent qu’ils sont sionistes
et veulent partir en Palestine mais qu’étant juifs, ils n’ont
pas réussi à trouver en Allemagne un fermier qui
accepte de les accueillir et de les former à l’agriculture
– ce qu’ils souhaitent maintenant pouvoir faire en
France –.
Dans un premier temps au moins, la population
locale paraît bien moins inquiète que le sous-préfet de
Brive. Les kibboutznikim se lient parfois d’amitié avec
les jeunes du village, qu’ils côtoient dans leurs activités
agricoles et également lors des bals de fin de semaine.
Certes, le problème de la langue limite les conversations, l’aspect « déluré » des « filles en short40 » ne
correspond pas vraiment aux traditions corréziennes
des années trente, mais les relations sont plutôt bonnes.
Empathie d’un journaliste…
Un journaliste s’intéresse bientôt au kibboutz
corrézien. Venu dans la région pour couvrir un tout
autre sujet, Pierre Poitevin publie dans trois numéros
successifs du journal Le Limousin de Paris, entre le 25
février et le 18 mars 1934, une série d’articles pleins
d’empathie intitulée : « France, terre
hospitalière. Des juifs allemands vont
coloniser Nazareth… en Corrèze 41».
Avec un lyrisme assez noir, il dépeint
d’abord le village comme un « hameau
bâti sur une crête chauve entourée de
champs de cailloux […], un bourg de
plus en plus désert » aux « maisons
moyenâgeuses […], masures sinistres et
hantées […] dont les ouvertures béent
et servent de refuge à des milliers de
chauves-souris ». C’est pourtant là que
retentissent « des éclats de voix et des
rires joyeux », ceux de jeunes réfugiés
allemands « dans des accoutrements de scouts et de
bohémiens », récemment installés dans une ferme.
« […] Les exilés de Nazareth n’appartiennent à
aucun parti politique […]. Obligés de se
détourner des professions libérales et commerciales auxquelles ils se destinaient, les jeunes juifs
allemands, chassés par Hitler, ne veulent pas
prendre la place des Français dans ces mêmes
carrières. Ils doivent donc forcément se diriger
vers le travail manuel en attendant de regarder
vers le pays de leurs ancêtres […] pour y créer
des foyers, se vouer à la patrie juive, […] être les
créateurs de la Palestine nouvelle ».
P. Poitevin décrit la vie quotidienne de ces jeunes
– une quarantaine, dont huit filles, âgés de seize à vingthuit ans – dans des conditions matérielles très sommaires :
« Ils ont dû, au début de leur séjour à Nazareth,
14/01/11
20:45
Page 95
coucher pêle-mêle sans lits et sans matelas. Les
femmes, logées dans une chambre mitoyenne à
celle des jeunes gens, se blottissaient les unes
contre les autres et se couvraient avec les mêmes
couvertures ; elles dormaient sur la paille comme
leurs compagnons. […] La vieille bâtisse délabrée
menace ruine. Une partie de la toiture est effondrée. […] Ici, dans cette maison, presque un
taudis, tout n’est encore que désordre et malpropreté. […] Nous voici dans la cuisine. Jeunes filles
et jeunes gens épluchent des légumes. […] Dans
un chaudron, un cuisinier de 18 ans tourne avec
une cuiller, pour les empêcher de cramer, des
nouilles cuites à l’eau. Passons au réfectoire, c’est
la seule pièce repeinte. Elle est à peu près habitable. Un apprenti cordonnier répare un soulier
de femme. À côté de lui, un étudiant tape à la
machine à écrire […]. Plusieurs projets leur tiennent à cœur : bâtir une maison et des étables,
créer une école de jardinage, construire des
serres, planter des fruitiers et en attendant,
réparer le vieux bâti. »
Mais le 17 mai 1934 puis de nouveau le 31 juillet,
dans deux courriers envoyés au ministère des Affaires
étrangères, le consul Jean Dobler accuse Hehaloutz
d’avoir travesti la réalité en présentant tous ces jeunes
comme des élèves agriculteurs afin de les faire admettre
plus facilement sur le sol français 42. Déjà très réservés
sur ces projets de centres agricoles, dont ils craignent
qu’ils ne suscitent l’antisémitisme en milieu rural, Robert
de Rothschild et Jacques Helbronner, principaux dirigeants du Comité national, sont furieux de se voir soupçonnés d’avoir participé à une telle supercherie, alors
que le légalisme est pour eux primordial 43. Ils commencent à prendre leurs distances avec les kibboutzim de
Hehaloutz.
I
… acharnement d’un sous-préfet
Les documents conservés aux Archives départementales de la Corrèze montrent aussi que les
brigades de gendarmerie de Brive se rendent plusieurs
fois par semaine au kibboutz Machar « pour des vérifications ou des notifications diverses ». Cela constitue
d’ailleurs, souligne le sous-préfet, « un service particulièrement lourd en raison de la distance et de la
fréquence des tournées imposées par les circonstances ». Le 23 octobre 1934, il écrit une nouvelle fois
au préfet pour lui rendre compte d’une visite effectuée
avec le maire de Jugeals-Nazareth à « la colonie allemande […] afin de [se] rendre compte par [lui-même]
de la situation des jeunes israélites au regard des lois
réglant le séjour des étrangers en France ».
« J’ai pu faire à cette occasion diverses constatations dont je crois indispensable de vous faire
part sans retard, car elles révèlent des irrégularités qu’il importe de redresser d’urgence afin
d’assurer un contrôle plus efficace de ces étrangers et le respect par eux des lois françaises. […]
Ils ont été, à maintes reprises, invités au respect
des obligations qui leur incombaient 44. »
Il signale la difficulté de « contrôler la colonie », du
fait du changement fréquent de direction ; des déplacements des jeunes qui « se rendent souvent soit à Paris
au siège central de leur organisation […], soit dans les
colonies agricoles similaires situées dans le Lot, aux
environs de Toulouse, ou à Joué-les-Tours (Indre-etLoire), soit enfin – ce qui est plus grave – à l’étranger :
c’est là un point que je crois devoir vous signaler tout
particulièrement car ces allées et venues hors de nos
frontières ne paraissent pas motivées par les nécessités
de l’instruction agricole qu’ils poursuivent à Jugeals en
vue de leur départ éventuel pour la Palestine et pourraient être provoquées par des raisons susceptibles de
mettre en cause notre sécurité nationale. » Il omet de
préciser que si Kurt Kl* est en effet reparti dans sa ville
natale de Karlsruhe pour quelques jours, c’était pour
voir son père mourant 45.
Dans ce même rapport, Dutruch rappelle encore
que de nombreux membres du kibboutz Machar « ne
sont pas encore munis, à leur arrivée dans notre département, des pièces dont tout étranger devant se fixer
en France doit être légalement détenteur ». De plus,
RETOURS À LA TERRE
08-Grynbergter
42. AMAE Z 711,
pp. 210-216, 228-230.
43. Cf. lettre de Robert de
Rothschild à David Sealtiel,
4 juin 1934, Archives de
l’American Jewish Joint
Distribution Committee –
désormais AJDC– (New
York), n°601. L’affaire est
évoquée in V. Caron, op. cit.,
pp. 223-225.
44. Rapport du 14 juin 1934,
AD 19, 4 M 236.
45. Cf. lettre de Stefan Au*
au préfet de la Corrèze, 20
novembre 1934, ibid.. Au*
essaie d’y plaider la cause
de Kurt Kl*, frappé d’une
mesure de refoulement.
95
08-Grynbergter
14/01/11
20:45
Page 96
Un k i b b o u t z e n C o r rè z e , 1 9 3 3 - 1 9 3 5 par Anne Grynberg
46. Léonce Bernheim est
également conseiller
général de la Marne.
47. Conformément à la législation sur les archives, nous
n’avons pas été autorisée à
consulter les registres d’état
civil conservés à la mairie
de Jugeals-Nazareth, mais
le maire, M. Antoine
Lamagat, a demandé à une
employée de relever à notre
intention les mariages
contractés entre les
membres du kibboutz
Machar. L’identité des
nouveaux conjoints n’y
figure pas, mais seulement
leurs lieux de naissance
ainsi que la profession de
leurs parents. Nous avons
pu ainsi identifier certains
couples. Huit mariages ont
été célébrés en 1934, trois
en 1935. Les villageois que
nous avons rencontrés se
souvenaient de la huppa, qui
les avait étonnés. On racontait qu’il s’agissait le plus
souvent de mariages blancs
destinés à faciliter le départ
en Palestine, mais rien n’est
avéré sur cette question et il
apparaît bien que plusieurs
unions, au moins, aient été
de ‘vrais mariages’.
48. Cf. V. Caron, op. cit.,
p. 517, n.10.
49. Ibid., p. 77.
96
certains sont apatrides et le règlement de leur situation
administrative est extrêmement complexe. Plusieurs se
sont vu d’ailleurs frapper d’une mesure de refoulement
exécutoire dans un délai assez court… qu’ils n’ont pas
respecté dans la plupart des cas.
« Ils allèguent, pour se justifier, qu’ils attendent
de la part du gouvernement anglais l’autorisation
de se rendre en Palestine ; mais rien ne prouve
qu’ils ont fait dans ce but toutes diligences et que
cette raison ne sert pas de prétexte à une prolongation de leur séjour en France, au mépris des
injonctions qui leur sont adressées. Ces manquements répétés au respect des lois françaises ne
sauraient être – à mon avis – plus longtemps
tolérés car, si on ne réagit pas, ils s’érigeront en
habitudes. Je vous proposerai donc de vous
demander dorénavant de prendre un arrêté d’expulsion contre ceux qui auront négligé d’obéir à
un ordre de refoulement […]. Cette mesure
permettra d’exercer à l’égard de l’étranger des
poursuites judiciaires s’il est trouvé en infraction
à cet arrêté d’expulsion alors qu’un simple ordre
de départ ne donne aux services de police aucun
moyen de prendre une mesure de coercition visà-vis de lui. […] Je profiterai également de cette
occasion pour prier M. le maire de Jugeals de
signaler sans délai à la gendarmerie tous les étrangers qui se présenteraient à lui sans pièce d’identité ou avec des pièces irrégulières […]. »
Le sous-préfet use d’un autre argument en
mettant l’accent sur les conditions précaires dans
lesquelles vivent les kibboutznikim de Jugeals-Nazareth,
ce qui comporte des risques pour leur santé et celle des
villageois d’alentour. Il signale ainsi plusieurs cas de gale
et propose qu’un médecin soit envoyé sur place. Le
préfet relaie cette demande le 29 octobre dans une
lettre envoyée à l’inspecteur départemental des services
d’hygiène à Tulle, qu’il prie de bien vouloir donner « des
conseils d’hygiène aux jeunes gens qui peuplent cette
colonie ».
Hasard du calendrier ? Le lendemain, huit jeunes
‘colons’ déjà frappés d’une mesure de refoulement à
laquelle ils n’ont pas obéi se voient signifier leur expulsion immédiate du territoire français.
« Je m’explique mal les raisons [de cette expulsion] car ils n’ont aucune activité politique et ils
ne sont pas des travailleurs qui risquent d’encombrer le marché du travail français puisque
leur séjour en France est tout provisoire, plaide
Me Léonce Bernheim, président de la section
française de Hehaloutz 46 , dans une lettre
envoyée à la direction de la Sûreté nationale. […]
Ils ont d’ores et déjà le certificat nécessaire à l’immigration en Palestine où ils doivent partir dans
deux ou trois semaines, mais dont ils perdraient
le bénéfice s’ils étaient refoulés. »
Quelques jours plus tard, le 3 novembre 1934,
Stefan Au* tente d’intervenir auprès de la préfecture en
faveur de Klare Ja*, à laquelle son refoulement a été
notifié par la gendarmerie nationale de Brive le 31
octobre alors qu’elle doit se marier très prochainement
avec Herbert Ka* (lequel est également sous le coup
d’une mesure de refoulement sous quinze jours). Il
demande que lui soit accordé le sursis nécessaire au
mariage 47, après quoi le jeune couple partira en Palestine, les autorisations étant déjà acquises. L’accord est
signifié le 6 novembre, soit le jour même où le ministère de l’Intérieur donne l’instruction d’expulser dans
les plus brefs délais les étrangers dont les visas ont
expiré ou dont les papiers ne sont pas en règle 48. Et
deux jours plus tard, la démission de Paul Doumergue
entraîne la constitution d’un gouvernement nettement
plus conservateur sous la direction de Pierre-Étienne
Flandin. Dès les premières semaines, on assiste à un
durcissement encore accru de la politique d’immigration
et, plus largement, du contrôle sur les étrangers déjà
présents sur le sol français. Flandin nomme comme
ministre de l’Intérieur Adrien Marquet, « un protectionniste fanatique et partisan de la conception selon
laquelle il suffisait d’éliminer les travailleurs immigrés
pour sortir de la dépression 49 ». Dans le même temps,
il crée une commission interministérielle (Affaires
14/01/11
20:45
Page 97
étrangères, Intérieur, Agriculture, Travail) placée sous la
direction du chef du Parti radical Édouard Herriot –
maire de Lyon et ministre d’État –, dont la mission est
d’assurer la protection de la main d’œuvre française et,
pour ce faire, de réviser le statut des travailleurs immigrés en France 50.
Le 20 novembre, se tient une réunion du conseil
des ministres au cours de laquelle la Commission
Herriot présente ses propositions, immédiatement
acceptées et rendues publiques par un communiqué :
unifier les services de la main d’œuvre agricole et industrielle ; assurer une surveillance plus étroite des frontières ; réduire, par une application plus rigoureuse de
la loi du 10 août 1932, le nombre des étrangers
employés dans le commerce, l’industrie et l’agriculture 51. Dans la foulée, le gouvernement dépose un
projet de loi sur l’aggravation des peines en cas d’infraction à un arrêté d’expulsion : un à cinq ans de prison
au lieu de un à six mois ; et la relégation pour l’étranger
qui serait resté sur le sol français après deux condamnations 52. À partir du 24 novembre et pendant quatre
jours, la police parisienne procède à une série de
contrôles dans les quartiers à forte population immigrée : 400 étrangers en situation irrégulière sont
arrêtés, bientôt frappés de mesures de rapatriement, de
refoulement ou d’expulsion 53. Quant à ceux qui ont
déjà obtenu une carte d’identité d’étranger à durée
limitée, ils ne peuvent la faire prolonger que s’ils résident en France depuis au moins deux ans – alors que,
dans le même temps, on ne délivre plus que des cartes
valables onze mois 54.
Cette évolution législative galvanise le sous-préfet
Dutruch qui, le 26 novembre 1934, transmet au préfet
de la Corrèze un procès-verbal de gendarmerie « faisant
connaître qu’Erich Da*, israélite allemand, se trouve
encore à la colonie agricole de Jugeals-Nazareth alors
qu’il aurait dû avoir quitté la France depuis le 17
courant ».
« J’estime que cette situation ne peut plus se
prolonger sans compromettre gravement le prestige que doit conserver l’autorité française à
l’égard des étrangers qui doivent, en échange de
l’hospitalité que leur offre libéralement notre
pays, respecter scrupuleusement les lois qui le
régissent. Tel n’est malheureusement pas le cas à
Jugeals-Nazareth où presque constamment l’on
enregistre une méconnaissance systématique,
sinon le mépris absolu des prescriptions gouvernementales, précisément à un moment où il
convient d’exercer à l’égard des étrangers résidant dans notre pays une surveillance particulièrement stricte et vigilante. »
Et il propose l’expulsion immédiate d’Erich Da*,
qui « serait d’un salutaire exemple 55».
Excédé par ce jeu du chat et de la souris – auquel,
de fait, les membres du kibboutz Machar se plaisent à
jouer, partant pour quelques jours dans une autre
ferme-école pour mieux en revenir, éventuellement
sous une identité à peine différente que l’employé de
mairie ne repère pas –, le sous-préfet va trouver un
soutien efficace dans le journal L’Écho de Paris, qui lance
une véritable campagne de dénigrement contre les
jeunes réfugiés.
I
« Que font ces Allemands
tout près du tunnel ? »
Fondé en 1884, ce quotidien est l’un des principaux organes de presse du Bloc national après 1919,
date à laquelle il connaît ses meilleurs tirages (300 000),
avant de les voir régulièrement diminuer (200 000 en
1929, 100 000 en 1937). Son directeur à l’époque qui
nous intéresse ici, Henry Simond, le définit ainsi : « un
quotidien dont le lecteur est prêtre, père ou frère de
prêtre, et la lectrice une dame en deuil qui a son fils à
Saint-Cyr 56 ». « L’Écho de Paris, catholique, conservateur, proche des milieux militaires, antiparlementaire,
haineux envers le communisme, l’internationalisme,
reste un journal de signatures, bien écrit et d’un bon
niveau intellectuel, note cependant Frédérique
Olivier 57». Y écrivent notamment Henri de Kerillis,
Pertinax, Louis Marin, Raymond Cartier, François
Mauriac, Jean-Jacques Gautier, ainsi que les frères
Tharaud. La grille d’analyse proposée par F. Olivier
RETOURS À LA TERRE
08-Grynbergter
50. J.-C. Bonnet, op. cit.,
pp. 287-289, cite E. Herriot in
Jadis, vol. 2, pp. 486-487, qui
définit cette commission
comme une sorte de
« conseil de guerre » chargé
de lutter contre le chômage.
51. Ibid., p. 289.
52. Ibid., p. 291, n. 85.
53. Cf. V. Caron, op. cit.,
p. 517 n.12.
54. Cf. J.-C. Bonnet, op. cit.,
pp. 292-293.
55. AD 19, 4 M 236.
56. Cf. Yves Courrière, Pierre
Lazareff ou le vagabond de
l’actualité, Paris, Gallimard
/NRF, 1995, cité in L’Express
du 1er avril 1995.
57. Frédérique Olivier,
«L’Écho de Paris et les
étrangers, 1921-1931. Un
quotidien conservateur face
au développement de
l’immigration », Revue
européenne de migrations
internationales, vol. 10,
n°10-2, 1994, pp. 187-200 –
ici p. 188.
97
08-Grynbergter
14/01/11
20:45
Page 98
Un k i b b o u t z e n C o r rè z e , 1 9 3 3 - 1 9 3 5 par Anne Grynberg
58. Ibid., p. 198.
59. L’Écho de Paris est
consultable en ligne sur le
site gallica.bnf.fr.
60. Cf. « Une étrange colonie
allemande des environs de
Toulouse », L’Écho de Paris,
25 novembre 1934, p. 1 : « On
pouvait les apercevoir [ces
jeunes gens et ces jeunes
femmes] dans la journée,
sommairement vêtus, se
livrant à des exercices de
plein air, cependant qu’à la
nuit tombée retentissaient
des chants étranges,
exécutés dans le pur allemand. » Il s’agit de la fermeécole de Freycinet, située à
Plaisance du Touch près de
Toulouse.
61. Ce texte est publié
dans L’Écho de Paris le
7 décembre 1934.
98
semble parfaitement adaptée au cas de la « colonie agricole » de Jugeals-Nazareth : au fil des numéros, L’Écho de
Paris développe une ‘typologie’ stéréotypée et caricaturale des immigrés, en fonction de leur appartenance
à la chrétienté européenne, de leur qualité d’amis ou
d’ennemis de la France héritée du premier conflit
mondial, ainsi que de leurs options idéologiques et politiques, réelles ou supposées. Les Juifs allemands, soupçonnés de manière confuse et globalisante d’être
favorables à l’internationalisme d’extrême gauche, sont
particulièrement vilipendés. Et le recours à des étrangers pour le travail agricole, même s’il s’avère indispensable dans certaines régions, est ressenti comme un
véritable crève-cœur dans la mesure où la rédaction du
journal voue à la terre une profonde « vénération nationaliste 58 ».
Le premier article sur le kibboutz Machar paraît
le 2 décembre 1934 59, sous le titre : « Que font ces
Allemands tout près du tunnel ? ».
« Nous avons signalé l’existence d’une colonie
d’Allemands installée près de Toulouse 60, colonie
qui vient enfin d’être dispersée. Mais il en existe
encore d’autres, dont la présence préoccupe
l’opinion. Entre Brive et Turenne, au village de
Nazareth au nom prédestiné pour une colonie
juive, sont installés une centaine d’Allemands,
hommes et femmes, vivant dans la promiscuité la
plus complète. Ce sont presque tous des pharmaciens, médecins, avocats, notaires, ingénieurs.
Ils passent leur temps à explorer le pays, à faire
des photos et des dessins. Pendant quelques
heures ils font des exercices soi-disant de culture
physique commandés par un des leurs. Quelquesuns se placent chez des paysans des environs et
travaillent mais, comme ils reçoivent de l’argent
de Paris tous les mois, et en bonne quantité, ils
aiment mieux vivre en rentiers. Remarque importante : Nazareth est exactement au-dessus du
tunnel Paris-Toulouse par Capdenac et à
quelques kilomètres de la ligne Paris-Toulouse
par Montauban. On voudrait savoir pourquoi ces
Allemands ont choisi cet endroit plutôt qu’un
autre. Peut-être le service des Renseignements
voudra-t-il s’en informer ? »
Léonce Bernheim a beau riposter en certifiant
que « les jeunes gens qui se trouvent là s’adonnent
exclusivement à l’agriculture, mènent une vie parfaitement propre et modeste […] et font tout leur possible
pour hâter le moment où ils auront l’aptitude voulue
pour recevoir un certificat d’immigration en Palestine »,
il a beau assurer qu’« il va sans dire qu’ils ne sont ni des
êtres immoraux, ni des parasites, ni des agents hitlériens
d’espionnage, et [que] la dure existence de travail
physique, si nouvelle pour eux, à laquelle ils se vouent,
leur devrait être un titre à l’estime de tous 61», le préfet
de la Corrèze saisit la direction de la Sûreté nationale
« d’une proposition ferme de dispersion de la colonie
allemande installée à Jugeals-Nazareth ». Reprenant les
termes mêmes du sous-préfet, il invoque « le prestige
de l’autorité » mis à mal par le non respect de la législation sur l’immigration et, surtout, des motivations qui
touchent à la sécurité nationale :
« […] Il est établi que le centre agricole de
Jugeals-Nazareth fonctionne aujourd’hui dans des
conditions moins satisfaisantes que par le passé,
et cela se conçoit puisque les colons sont tous
des intellectuels non familiarisés avec les choses
de la terre et peu enclins à supporter ou à faire
les efforts pénibles que réclame la culture. Un
certain nombre de ces colons préfèrent évidemment ‘sillonner’ journellement les routes du
département, c’est moins pénible, c’est plus
agréable, certes, mais c’est peut-être plus dangereux pour la sécurité nationale, car il convient
d’observer que le département de la Corrèze
recèle une manufacture nationale d’armes, un
nœud ferroviaire extrêmement important
comme Brive, de nombreux tunnels dont un est
à un kilomètre à peine de Jugeals et dont la
destruction entraînerait la suppression totale du
trafic de la grande ligne Paris-Toulouse, de
nombreuses usines hydro-électriques en
fonctionnement ou en construction, bref des
14/01/11
20:45
Page 99
rouages essentiels de défense nationale. L’opinion
s’émeut donc de rencontrer fréquemment sur les
routes corréziennes ces étrangers aux allures
plus ou moins équivoques qui n’hésitent pas à
héler les automobilistes pour se déplacer 62. […]»
Alors que les relations avaient jusqu’alors été
cordiales, des rumeurs commencent à circuler parmi les
villageois. Pourquoi ces jeunes réfugiés parcourent-ils la
campagne avec des appareils photographiques – encore
rares dans la région – ? Que veulent-ils ainsi repérer ? À
qui transmettent-ils ces clichés ? Par ailleurs, quels sont
les signes bizarres – en fait, des lettres hébraïques –
qu’ils tracent sur les portes des bâtiments, pourrait-il
s’agir d’un code ? L’ombre de la ‘cinquième colonne’
plane sur la Corrèze… Dans les milieux catholiques,
certains s’indignent de constater que les kibboutznikim
chôment le samedi et travaillent le dimanche, dans des
tenues « débraillées », et un prêtre des environs va
jusqu’à fustiger en chaire, lors d’une messe dominicale,
cet « attentat à la pudeur 63 ».
Le 29 décembre 1934, la Sûreté nationale
ordonne une enquête que le sous-préfet Dutruch va
s’appliquer à mener avec diligence. Il signale dans un
rapport du 30 janvier 1935 qu’il a fait procéder par la
gendarmerie à un « recensement général » des « étrangers composant la colonie israélite de Jugeals-Nazareth
[…] dans le but de pouvoir faire assurer une
surveillance plus efficace ». L’effectif actuel est de 48
personnes dont 9 seulement étaient déjà là lors du
‘recensement’ d’avril 1934.
« Ainsi, en dix mois, la population s’est presque
intégralement renouvelée, montrant par là les
mutations incessantes qui s’y produisent, non pas
tant vers la Palestine que d’un centre vers un
autre ou vers Paris. Cette situation rend difficile,
et souvent précaire, la surveillance exercée à
l’égard de ces étrangers. […] Douze ne peuvent,
d’après leur propre déclaration, se réclamer de la
qualité de réfugié politique. Plusieurs proviennent
d’ailleurs de pays très divers […] et n’ont jamais
séjourné en Allemagne ; ils seraient venus direc-
tement à Jugeals pour apprendre la culture. Cet
état de choses nouveau me paraît devoir être
tout particulièrement signalé. En effet, jusqu’à ce
jour, la colonie était destinée à accueillir les réfugiés juifs victimes de l’antisémitisme qui sévit en
Allemagne. Aussi, tout en assurant le respect des
lois françaises, a-t-il été usé à leur égard d’une
bienveillance que semblait justifier leur situation
difficile. Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi puisque
ce centre reçoit des étrangers qui n’ont nullement souffert des agissements du gouvernement
hitlérien car ils proviennent de toutes les parties
du monde. Il semble donc qu’à l’égard de ces
derniers, le droit commun doit être intégralement appliqué et que dans ces conditions, les
étrangers qui ne réalisent pas la qualité de réfugiés politiques devraient ne pas être autorisés à
séjourner en France s’ils n’y sont pas entrés dans
des conditions tout à fait régulières. Il est à
craindre en effet que si l’on ne réagit pas contre
la tendance qui se dessine, la colonie de Jugeals
n’en vienne à accueillir un nombre important
d’étrangers de nationalités diverses dont il serait
difficile de déterminer les antécédents et de
surveiller la conduite, étant confondus parmi
beaucoup d’autres dans un centre assez fermé et
où le contrôle reste, de ce fait, assez malaisé. »
Et de rappeler une fois de plus le cas des huit
jeunes gens qui sont en situation irrégulière depuis
plusieurs semaines car ils n’ont pas déféré aux ordres
de départ qui leur ont été signifiés. À la lecture de ce
courrier, le préfet « insiste vivement pour que la mesure
de dispersion de la colonie allemande de Jugeals-Nazareth […] soit prise dans le plus court délai possible ».
Les jours du kibboutz Machar semblent comptés, même
si certains tentent par différents moyens de s’opposer
à sa dissolution.
RETOURS À LA TERRE
08-Grynbergter
62. Lettre du 12 décembre
1934, AD 19, 4 M 236.
63. Cf. Jugeals-Nazareth
d’hier à aujourd’hui, Brive,
Amicale laïque de la
Corrèze, 1996, pp. 60-61.
99
08-Grynbergter
14/01/11
20:45
Page 100
Un k i b b o u t z e n C o r rè z e , 1 9 3 3 - 1 9 3 5 par Anne Grynberg
I
64. Henry de Jouvenel des
Ursins (1876-octobre 1935)
se consacre d’abord au
journalisme – au quotidien
Le Matin – avant d’entamer
une carrière politique et
diplomatique. Sénateur de la
Corrèze à partir de 1921, il
est haut commissaire de la
République française en
Syrie et au Liban (19251926), puis ambassadeur de
France à Rome (1932-1933),
et entre en 1934 dans le
deuxième gouvernement
Daladier comme ministre de
la France d’outre-mer. Cf.
Dictionnaire des parlementaires français, 1899-1940,
Paris, PUF, 1970, vol. VI,
pp. 2039-2041 ; Christine
Manigand, Henry de
Jouvenel, Limoges, PULIM,
2000. L’inventaire du fonds
Henry de Jouvenel, désormais classé, est en cours de
publication aux Archives
départementales de la
Corrèze ; il concerne surtout
les affaires libanaises et
syriennes.
65. AMAE, SDN I M 1819,
p. 27. Pour le discours de
Jouvenel devant le Sénat, le
15 février 1935, ibid..
pp. 54-67. Voir aussi « Le
statut des étrangers et des
réfugiés », L’Univers israélite, 15 février 1935, p. 355.
66. Cf. V. Caron, op. cit.,
p. 521.
67. AD 19, 4 M 236.
100
Allumer des contre-feux ?
Dans le numéro daté de janvier-février 1935, Les
Cahiers juifs publient un long article sur « Les kibboutzim
en France », dans lequel ils soulignent les « efforts intensifs » de Hehaloutz pour « faire des jeunes réfugiés d’Allemagne des jardiniers et des agriculteurs, et pour leur
apprendre l’hébreu ».
« Les résultats obtenus en une année et demie
d’existence dans ces kibboutzim peuvent sans
exagération être qualifiés d’excellents. Si l’on
considère qu’il s’agit ici en général de jeunes gens
qui se destinaient au commerce, à la médecine,
d’avocats, d’architectes, d’ingénieurs etc., qu’ils
ont été d’un seul coup placés dans un champ d’activité absolument nouveau et cela en pays
étranger, qu’il leur faut vivre dans des conditions
souvent extrêmement primitives, on ne peut leur
refuser un éloge : c’est d’avoir su parfaitement
s’adapter (presque dans la proportion de 100%)
à ce mode de vie si nouveau pour eux, et de
l’avoir fait avec un véritable enthousiasme surgi
d’un sentiment profond tout en donnant pleine
satisfaction aux cultivateurs qui les occupent. Ce
qui a été réalisé dans ces kibboutzim peut être
considéré comme presque parfait. Nous les
avons visités un à un, y séjournant pendant
plusieurs semaines afin de les étudier à fond,
observer les jeunes gens pendant leur travail et
en dehors de leur travail, nous entretenant avec
eux de leurs idées et de leurs projets. Nous
n’avons pas négligé non plus d’aller causer avec
les habitants du pays, leurs voisins […]. Tous sans
exception se félicitent du travail de ces jeunes
gens […] et de leur façon de se consacrer entièrement à leur nouvelle situation. […] »
Mais, le 23 février 1935, le ministère de l’Intérieur
donne au préfet la consigne d’« informer la direction de
la colonie que pour des motifs impériaux (qui n’ont pas
à être indiqués), il a été décidé de supprimer cette
formation dont la dissolution devra être réalisée
entièrement dans un délai d’un mois à dater du 1er
mars ». Une mesure de refoulement est prise contre
ceux qui ne sont pas de nationalité allemande et « ne
peuvent se prétendre réfugiés politiques » ; s’ils n’ont
pas déféré à cette décision dans les quinze jours, ils
feront l’objet d’un arrêté d’expulsion immédiatement
exécutoire. Les réfugiés de nationalité allemande
devront avoir quitté la colonie fin mars et indiquer par
écrit l’école pratique dans laquelle ils se rendront en
quittant Jugeals, ainsi que la date de leur départ en Palestine, qui devra obligatoirement avoir lieu au cours de
l’année 1935.
Un nouveau soutien se manifeste alors en faveur
du kibboutz Machar : celui de Henri de Jouvenel 64,
président de la commission des affaires étrangères du
Sénat – laquelle vient d’adopter, au début de 1935, une
résolution condamnant la politique gouvernementale
relative aux réfugiés et appelant à davantage d’humanité 65. Au début de mars 1935, Jouvenel est élu président du nouveau Centre d’études du problème des
étrangers en France chargé de « concevoir une politique d’immigration plus humaine et plus rationnelle 66 ».
Autour de lui : William Oualid, Adolphe Landry, René
Martial, Georges Mauco, Georges Duhamel.
Jouvenel prend l’initiative de téléphoner au préfet
de la Corrèze pour lui demander de surseoir à sa décision et il réitère dans un courrier envoyé le 13 mars
1935, sur papier en-tête du Sénat :
« [...]Vous avez parfaitement raison de considérer
cette affaire de votre point de vue départemental.
Moi, je la considère d’un point de vue national et
je voudrais que nous ayons enfin une politique à
l’égard des étrangers parce que nous avons
ouvert nos frontières à trois millions d’hommes
sans savoir exactement ce que nous en ferions.
Aujourd’hui, après avoir tout ouvert, nous
fermons tout. Or, cela ne résout pas la question.
Vous touchez par exemple à la question des
apatrides ; il est parfaitement vain de refouler des
gens qui ne peuvent aller nulle part et que tous
les autres pays refoulent sur nous puisqu’ils n’appartiennent à aucun 67. »
14/01/11
20:45
Page 101
Le même jour, il envoie une lettre à Édouard
Herriot et émet diverses suggestions : « créer à la direction de ces colonies des devoirs, des obligations, la
forcer à avoir, à entretenir et à communiquer constamment des états de contrôle, à signaler d’avance les
déplacements de ses membres, à demander des autorisations pour leurs projets de voyages à l’étranger »;
essayer de parvenir à « un arrangement franco-anglais
aux termes duquel le gouvernement français serait
averti du nombre des israélites admis en Palestine et de
leurs noms, de telle manière que ce ne soit pas seulement les individus appelés à partir qui soient prévenus
mais aussi le gouvernement qui leur a accordé l’hospitalité ». Et il conclut :
« Dans les rapports du préfet de la Corrèze, j’ai
bien vu que les situations individuelles étaient illégales, de plus en plus illégales, ce qui ne m’étonne
pas et ce qui, à mon sens, est le seul effet réel des
mesures de police dont la rudesse est beaucoup
plus apparente qu’effective, mais je n’ai pas vu
qu’on ait pu mettre au compte de ces étrangers
un délit, au contraire, le préfet signale qu’ils ont
de bons rapports avec la population. Par conséquent, je serais beaucoup plus porté à souhaiter,
dans l’intérêt public, la multiplication de ces
petites colonies que leur dissolution68. […]»
« Les Juifs sont chassés » : c’est par cette formule
frappante que La Corrèze républicaine et socialiste 69 entre
dans le débat, le 21 mars 1935 :
« Un an et demi après leur installation, le ministre
vient de se rendre compte que les jeunes Juifs réfugiés d’Allemagne qui exploitent une propriété dans
le village de Nazareth sont dangereux pour la sécurité nationale ; il faut les chasser promptement.
[…] Que leur reproche-t-on ? Rien !... Pas un seul
d’entre eux n’a fait l’objet de poursuites pour faute
grave. Ils vivaient paisiblement et maigrement,
s’appliquant de leur mieux à leur apprentissage
agricole en vue d’un prochain départ en Palestine.
Ils vendaient quelques légumes sur la place de
Brive ; mais les commerçants chez qui ils
s’approvisionnaient savent qu’ils n’étaient pas
venus en France pour accentuer la crise de
surproduction et de chômage.
Ils sont non seulement étrangers, mais juifs et
surtout, ils ne semblent pas aimer Hitler ni les
fascistes. Aussi L’Écho de Paris, L’Ami du peuple 70,
Le Courrier du Centre et autre Réveil ne les avaient
pas en odeur de sainteté. Ils hurlaient et bavaient
périodiquement après eux. Il n’y aura plus d’espions à Nazareth, tous les roquets dormiront
tranquilles.
Nous pensions que dans les bals de la Marine
ou dans les salons du grand monde où se pavanent les officiers en brillants uniformes, se glissaient assez souvent des “Lydia” éblouissantes,
plus dangereuses pour la défense nationale que
les juifs en sabots qui travaillent à pleine peau sur
un sol ingrat pour manger un peu de pain noir et
boire de l’eau. […]
Les jeunes gens de la colonie juive étaient
soumis à une surveillance très rigoureuse qui
aurait dû permettre de rassurer les plus méfiants.
On les disperse à tous les vents, sans moyens
d’existence ; il faut qu’ils aient une âme vraiment
droite pour ne pas abandonner le bon chemin. En
tous cas, ils doivent se faire une fière idée des
vertus d’hospitalité dont on asperge la nation
française. »
Une semaine plus tard, Henri Fabre tente encore
de plaider la cause des réfugiés, prenant – par écrit –
l’accent du terroir pour réaffirmer haut et fort sa solidarité et son patriotisme :
« Je connais nos braves terriens limousins. Si ces
juifs allemands ne s’étaient pas conduits vis-à-vis
d’eux en hommes courtois et de bonne compagnie, ils auraient senti, déjà, le piquant de leurs
fourches. Bien au contraire, ils ont su gagner le
cœur de nos paysans. […] Pas un de nous, pas un
de mes congénères de race limousine ne se lèverait pour défendre des suspects qui présenteraient un danger pour notre petite patrie. Quand
RETOURS À LA TERRE
08-Grynbergter
68. Si la commission Herriot
ne fait plus guère parler
d’elle à partir de
l’acceptation de ses propositions par le conseil des
ministres le 20 novembre
1934, Herriot préside par
la suite « un petit tribunal
administratif composé
simplement de trois
personnes » pour statuer
sur l’attribution ou la non
attribution de la qualité de
réfugié politique à ceux qui
en font la demande. Cf.
J.-C.Bonnet, op. cit., p. 290.
69. Fondé en 1918 par Henri
Fabre (1876-1969), – pseudonyme : Henri Dayen –,
journaliste socialiste de
tendance libertaire proche
de Lecoin. Ami personnel de
Pierre Laval, il continuera à
faire paraître le journal sous
l’Occupation, ce qui lui
vaudra d’être interdit à la
Libération. Henri Fabre
dirige aussi Les Hommes du
jour et Le Journal du
peuple.
70. Fondé en 1928 par le
parfumeur François Coty. Cf.
Ralph Schor, « Xénophobie
et extrême droite : l’exemple
de L’Ami du peuple (19281937)», Revue d’histoire
moderne et contemporaine,
1976 ; Laurent Joly, « L’Ami
du peuple contre “les financiers qui mènent le monde”.
La première campagne antisémite en France dans les
années trente », Archives
juives, vol. 39, 2006/2,
pp. 96-109.
101
08-Grynbergter
14/01/11
20:45
Page 102
Un k i b b o u t z e n C o r rè z e , 1 9 3 3 - 1 9 3 5 par Anne Grynberg
71. « Le droit d’asile », La
Corrèze républicaine et
socialiste, 30 mars 1935.
72. AD 19, 4 M 236.
73. Cf. AD 46 (Cahors),
4 M 118, 1-16, fonds de 56
pièces sur les réfugiés allemands dans le Lot de 1933 à
1935 dont la présentation a
fait l’objet d’un article
d’André Salvage dans le
Bulletin de la Société des
études du Lot en 2005,
pp. 69-75. Je remercie
Mme Hélène Duthu-Latour,
directrice des Archives
départementales du Lot,
de m’avoir signalé cette
publication.
74. Lettre du préfet du Lot en
date du 19 avril 1935, ibid.
75. Sur le glissement sémantique, lié à l’évolution de la
politique française d’immigration, cf. Anne Zalc, « Des
réfugiés aux indésirables :
les pouvoirs publics français
face aux émigrés du IIIe
Reich entre 1933 et 1939 », in
Éric Guichard & Gérard
Noiriel (dir.), Construction
des nationalités et immigration dans la France contemporaine, Paris, Presses de
l’ENS, 1997, pp. 259-273.
76. Cf. lettre du sous-préfet
de Figeac au préfet du Lot,
20 octobre 1933, AD 46,
4 M 118, 35-44, texte cité in
extenso dans l’article
d’A. Salvage – cf. n. 73.
77. Cf. Hélène Say, « Auf den
Spuren einer deutschen
Präsenz in
Mittelfrankreich », in Michel
Espagne, Katharina Middell
& Matthias Middell (dir.),
Archiv und Gedächtnis
Studien zur Interkulturelles
Überlieferung, Leipzig, Leipziger Universitätverlag,
« Deutsche-Französische
Kulturbibliothek », vol. 13,
2000, pp. 156-165.
102
nous prenons parti, on peut se fier à nous. Notre
parole n’est pas seulement d’honneur… elle est
l’honneur. Nous nous ferions couper la langue
plutôt que de plaider pour des ennemis. Aussi,
quand nous nous trouvons en présence de
mesures administratives aussi cruelles, aussi
stupides que celles qui frappent les juifs de Nazareth, nous protestons de toutes nos forces et
nous avons la conviction de vous rendre service
en vous disant : ne commettez pas cette faute 71. »
I
Faire cultiver le Causse par
des réfugiés juifs :
le projet d’Einsteinville
Mais le sous-préfet s’acharne. Le 29 mars 1935,
il signale au préfet qu’il vient d’être avisé que « les dirigeants de Jugeals-Nazareth se proposent d’installer la
colonie judéo-allemande à Sarrazac 72 » – petite
commune du Lot située à la limite de la Corrèze – et
suggère de les en empêcher car il s’agit de gens
« suspects du point de vue national ». Dix jours plus tôt,
en effet, le propriétaire de terres agricoles situées au
nord de la commune de Sarrazac a écrit au sous-préfet
de Gourdon pour l’informer qu’il envisage de louer 70
hectares « à une colonie juive, Hehaloutz, dont le siège
est à Paris » et lui en demander l’autorisation73 – qui va
lui être refusée car Sarrazac se trouvant « au centre
d’un triangle de voies ferroviaires au sommet duquel se
trouve la gare de Brive74 », il ne saurait être question de
l’installation de ces « indésirables »75.
Ce n’est pourtant pas la première fois que les
autorités du Lot ont des contacts, directs ou indirects,
avec les œuvres de secours aux réfugiés allemands,
notamment en les installant dans des départements agricoles du Sud-Ouest de la France. À la fin de l’été 1933,
le Comité national a loué un petit terrain pour trois ans
au lieu-dit Roquebillière, à quatre kilomètres de Cahors,
avec l’objectif d’y installer 13 jeunes gens ; devant les
difficultés à cultiver ces terres du Causse et les privations dues à la modestie de l’indemnité versée (45,50
francs par jour pour 13), l’entreprise s’est soldée par
un échec au bout de quelques mois.
Par ailleurs, il y a eu à l’automne 1934 le projet
de construire sur des terrains achetés sur les
communes de Livernon et de Corn, dans l’arrondissement de Figeac, une « ville nouvelle » juive « destinée à
abriter des Juifs allemands expulsés de leur pays », qui
regrouperait environ 30 000 habitants et porterait le
nom d’Einsteinville. L’idée directrice du gouvernement
étant de mettre en place une commission au ministère
de l’Intérieur chargée d’« étudier sur place un certain
nombre de projets de cette nature pour grouper tous
les Juifs allemands en trois ou quatre centres, isolés les
uns des autres, dans les régions pauvres et éloignées de
toute ville importante 76 ». Le projet ne se concrétise
pas, mais il rebondit au printemps 1935 – après l’arrivée des Juifs sarrois – sous l’impulsion d’Anatole de
Monzie, député du Lot, ancien ministre de l’Éducation
nationale entre 1932 et 1934, qui s’affirme persuadé
que de grandes organisations juives américaines sont
prêtes à soutenir un tel projet, qui concernerait 400
familles juives. Le 21 mars 1935, le sous-préfet de Figeac
rappelle dans une lettre le projet d’Einsteinville mais
émet des doutes sur la possibilité de faire fructifier le
Causse et propose plutôt d’y créer une industrie
nouvelle, par exemple la fabrication de jouets sur le
modèle de Nuremberg 77.
I
Les «invités» ne doivent pas
«casser la vaisselle»
Le 19 avril 1935, Stefan Au* fait connaître au
sous-préfet les différents lieux de destination des
membres du kibboutz Machar, qui ont tous quitté
Jugeals-Nazareth : 9 sont partis en Palestine, 13 ont été
dirigés sur une colonie agricole du Luxembourg, 9 se
sont répartis dans d’autres centres de Hehaloutz en
France et 1 est resté chez un parent à Brive.
Aucun des fonds d’archives que nous avons
consultés ne conser ve la trace d’une quelconque
démarche effectuée par les dirigeants du Comité national
pour tenter d’empêcher la dissolution du kibboutz
Machar. Il semblerait même que tous n’aient pas été
animés d’une grande solidarité, préoccupés avant tout de
témoigner leur légalisme et leur patriotisme. Ainsi, dans
14/01/11
20:45
Page 103
le texte de l’allocution qu’il prévoit de prononcer lors
de l’assemblée générale du Consistoire de Paris le 26
mai 1935, Robert de Rothschild écrit-il :
« […] J’ai eu la charge des réfugiés allemands et,
vous le savez peut-être, ce sont des haloutzim
plus ou moins sionistes qui ont installé de petites
communautés en province, ont dressé des jeunes
gens à l’agriculture pour en faire des candidats
utiles pour l’émigration en Palestine. […] Il y avait
une colonie à Nazareth, une commune de France
au nom prédestiné, en Lot-et-Garonne [sic]. Tout
allait très bien et les jeunes gens se sont amusés
à se promener partout en chantant des hymnes
et en se livrant à des manifestations extrêmes. Ils
ont réussi à choquer la population, la brave population paysanne. On disait : “Ce sont des Boches !”
Le résultat en a été de graves difficultés. Eh bien !
il faut que les Juifs se mettent ceci en tête : nous
avons été étrangers sur la terre d’Égypte. En
attendant qu’ils s’adaptent, qu’ils soient naturalisés, qu’ils aient fait leur service militaire, qu’ils
aient, en somme, leurs lettres patentes de Français, il faut qu’ils s’arrangent pour ne pas donner
sujet à des observations. Ils peuvent avoir des
idées politiques, mais qu’ils n’essaient pas, d’une
façon ou d’une autre, de saper l’autorité. S’ils ne
sont pas contents, qu’ils s’en aillent ! Ils sont des
invités qu’on reçoit avec plaisir, mais il ne faut pas
qu’ils cassent la vaisselle 78. »
Nous ne sommes pas en mesure actuellement de
retracer l’itinéraire de chacun des kibboutznikim de
Jugeals-Nazareth après 1935. Nous savons, d’après les
archives départementales de la Corrèze, qu’au moins
vingt d’entre eux sont effectivement allés en Palestine,
à partir de la France, et pour certains, nous connaissons
même la date exacte de leur départ. Aucun des 143
noms que nous avons recensés n’apparaît dans les listes
nominatives du Mémorial des déportés juifs de France
mais nous ne savons pas ce qu’il est advenu de ceux qui
sont partis au Luxembourg. Même si Hehaloutz intensifie son activité 79 et réussit à augmenter le nombre
des départs vers Eretz Israel entre 1936 et 1939, rien ne
permet d’affirmer que tous les colons de Jugeals-Nazareth ont survécu à la Shoah.
Le 4 juillet 1936, le ministère de l’Intérieur
informe le préfet de la Corrèze que dans la mesure où
le gouvernement de Londres a « réduit considérablement le mouvement de jeunes israélites réfugiés d’Allemagne en raison des incidents survenus récemment
dans le Proche-Orient », il a « décidé d’autoriser les
jeunes réfugiés israélites en apprentissage dans les
fermes-écoles […] à effectuer sur notre territoire un
stage de deux ans au lieu d’une année ». Il lui demande
de le notifier aux responsables de tels établissements
situés dans son département. Le document, transmis
ensuite au sous-préfet, porte une annotation manuscrite : « En existe-t-il toujours ? M’en parler 80. »
Nous n’avons pas la réponse de Roger Dutruch,
qui n’a pu que confirmer qu’il n’y avait plus de kibboutz
en Corrèze. Il reste en poste à Brive jusqu’en octobre
1937. Après deux ans passés à Tunis en tant que secrétaire général adjoint à la résidence générale de France
(1938-1940), il devient préfet des Basses-Alpes (19401941) avant d’occuper un poste similaire en Lozère
(novembre 1941-1944). Accusé d’avoir dénoncé à la
Gestapo la présence du maquis Bir Hakeim à La Parade
sur le Causse Méjean, ce qui a provoqué la mort au
combat ou l’exécution de soixante résistants, il est
arrêté le 19 août 1944 sur ordre d’Émile Peytavin, chef
départemental des FFI, et suspendu de ses fonctions
par le commissaire de la République le 28 août. Traduit
en justice devant un tribunal militaire siégeant à Mende
et érigé en cour martiale, il est condamné à mort le 25
septembre 1944. Son recours en grâce ayant été refusé,
il est fusillé à l’aube du 28 septembre 1944 derrière la
maison d’arrêt de Mende 81.
Anne Grynberg
est professeur des Universités en histoire contemporaine
(INALCO / université Paris I - Sorbonne)
RETOURS À LA TERRE
08-Grynbergter
78. Archives de l’ACIP
(Paris), B 132. Cité in David
Weinberg, Les Juifs à Paris
de 1933 à 1939, Paris,
Calmann-Lévy, 1974, p. 102,
selon lequel il s’agirait du
brouillon du discours dans
lequel la dernière phrase
aurait été finalement
supprimée pour ne pas
susciter de polémique.
79. Cf. « Pour que prospère
l’Hehalouts français », La
Terre retrouvée, 7 e année,
n°3, 25 novembre 1935,
p. 15 ; « Ce qui se passe chez
nous. Activité de la jeunesse
sioniste à Paris », ibid, n°4,
25 décembre 1935, pp.16-17.
80. AD 19, 4 M 236.
81. Cf. Cent préfets pour la
Corrèze, Tulle, AD Corrèze,
2000, p. 93 ; Plus de cent
préfets pour la Lozère,
consultable en ligne sur le
site www.amilo.net/
p. 623 ; René Bargeton,
Dictionnaire biographique
des préfets (septembre
1870-mai 1982), Paris, AN,
1994.
103