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Marbod Fritsch : Un jardin dans Bregenz

1997, Vie des Arts

Document généré le 9 déc. 2021 09:40 Vie des Arts Marbod Fritsch Un jardin dans Bregenz Christine Palmiéri Volume 41, numéro 168, automne 1997 URI : https://id.erudit.org/iderudit/53255ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) La Société La Vie des Arts ISSN 0042-5435 (imprimé) 1923-3183 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Palmiéri, C. (1997). Marbod Fritsch : un jardin dans Bregenz. Vie des Arts, 41(168), 14–16. Tous droits réservés © La Société La Vie des Arts, 1997 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ MARBOD FRITSCH VOIR AU-DELA DU REGARD UN JARDIN D u </> 5 o A | ) S Christine Palmiéri Herz/Leber (Cœur/foie). 1995 médium mixte sur carton - 150cm/100cm Ektachrome n 7 On entre par effraction dans l'œuvre de Marbod Fritsch, attiré par des formes géométriques qui font office de fenêtres. Il nous invite à approcher de près ses œuvres pour satisfaire notre curiosité de spectateurvoyeur, pour découvrir ce que ces carrés d'espace dévoilent, car il est difficile de cerner les formes, de comprendre d'un premier coup d'œil les différentes Gestalt proposées par l'artiste. On réalise d'emblée que l'on a affaire à une mise en scène du processus de la perception. 14 VIE DES ARTS N"168 B R E G E N Z Often (Ouvert), 1995 médium mixte sur carton - 150cm/100cm Ektachrome n 6 Habituellement, le regard qui se promène doit sans cesse s'arrêter sur un objet, évacuer tout ce qui entoure cet objet pour mieux l'appréhender. Tel est le principe même de la caméra que l'on dirige vers une cible. Mettre le foyer sur tout ce qui accroche l'oeil, instinctivement ou intentionnellement. La caméra cerne l'objet qui se retrouve dès lors enfermé dans un cadre (l'écran de télévision ou d'ordinateur) comme la peinture et la photographie nous y avaient déjà habitués. Ce processus de « focalisation » est le sujet même de la peinture de Marbod FriLsch, qui dirige notre regard, d'une part, vers ce qu'il veut que nous voyions et, d'autre part, sur la façon dont nous devons voir ces formes organiques subtilement tracées à l'intérieur de ses «fenêtres». Ces mêmesfigures,en l'absence des fenêtres de petit format où elles se profilent, ne susciteraient pas la dimension du secret qui nous fait agir ici en «voyeur». Le plaisir s'en trouve dédoublé: il nous donne à voir notre propre regard et nous renvoie par le fait même à notre propre corps. Pénétrons par l'une de ces «fenêtres», dans l'œuvre intitulée justement Ojfen (Ouvert). Une forme sinueuse, sombre, brune, presque noire s'insère à l'intérieur de «l'écran», respectant les quatre côtés égaux. Par ses autres peintures et surtout par leur titre, Marbod FriLsch nous a appris à lire ces formes NOTES BIOGRAPHIQUES Marbod Fritsch est né en 1963 à Bregenz (Autriche). Il est diplômé de l'Académie d'Arts Appliqués de Vienne. Il a exposé de nombreuses fols lors de prestigieux concours, en A u t r i c h e notamment, au Palais Liechtenstein et à la Kunsthalle Exnergasse de Vienne, ainsi que dans plusieurs g a l e r i e s en A u t r i c h e et é Montréal (Galerie Trois Points et Galerie Éric Devlin) Il est représenté par la Galerie Ariadne (vienne), la Galerie Art H o u s e ( B r e g e n z ) , la G a l e r i e Glacis (Graz), la Galerie Éric D e v l i n ( M o n t r é a l ) , la G a l e r i e Howard Yezerskl (Boston) et par Scott Fritschle (Los Angeles). Il enseigne les arts plastiques à l'École de Thérapie par l'Art de vienne aux futurs éducateurs. schématiques dans le registre du corps humain. Si l'on a affaire ici à un morceau de viscère ou d'intestin, c'est bien par la simplification de la forme que l'on reconnaît le sujet traité. Cette simplification des lignes, des contours, des effets de volumes, renvoyant à une Gestalt connue, procède d'un autre mécanisme perceptif que celui de la focalisation dont nous avons parlé plus haut, il s'agit d'un processus de schématisation et de «grouping» où l'oeil, disséquant la forme, la reconstitue aussitôt pour en saisir le sens, comme le démontre la théorie de la morphogenèse développée par Jean Petitot1. Encore une fois, par ce procédé de schématisation, l'artiste semble mettre en scène ies mécanismes mêmes de la perception. On pourrait qualifier ces schémas d'idéogrammes, tant ils deviennent une écriture propre à l'artiste, qui évacue par ce type de représentations toute dimension pathétique. L'artiste déjoue les règles de l'iconicité classique, où le signe renvoie au réfèrent en passant par la médiation de la métaphore pour constituer son sens. Ici le signe plastique renvoie directement à sa référence. Ainsi l'on découvre tour à tour un coeur, un foie, un entrelacs de veines, d'artères, de ligaments, de surfaces texturées, poreuses, de grains, tout le lexique du corps creusé par petites entailles. Maîtrisant parfaitement les techniques du peintre et du graveur, Marbod Fritsch rappelle, comme certains l'ont déjà remarqué2, la manière précise du chirurgien qui incise, scrute et autopsie. Pourtant le geste de l'artiste semble parfois gauche et conserve la fébrilité de la main qui gratte, creuse, trace des contours géométriques parfois flous. Ces dessins, qui semblent dépourvus d'affect par leur graphisme épuré, sont chargés émotivement du simple fait qu'ils ont été soumis aux « choix » subjectifs de l'artiste. LA «CHAIR DU MONDE» L'espace entourant les fenêtres masque l'intérieur du corps, il se présente comme une pellicule tendue, cachant le hors-champ de l'image cernée, sinon comme l'épidémie du corps étiré aux quatre coins du support. La surface au complet devient un vaste champ de chair, une chair à la grandeur du regard, un espace de chair, l'espace du regard à l'image de «la chair du monde» de Merleau-Ponty3 ou de « l'épaisse couche d'air» de Bernard Noël4. Par ces espaces flous, où le regard non sollicité se repose, naît un sentiment de calme, de paix, de sérénité. Ces «fenêtres», ou plutôt ces lucarnes, sont souvent accompagnées de leur double, l'une dans la partie supérieure droite et l'autre dans la partie inférieure gauche, ce qui dynamise topologiquement l'espace selon un mouvement d'ascension qui pousse le regard à parcourir la surface du champ visuel pluriel en s'adaptant, d'une part, au caractère abstrait de l'œuvre, d'autre part, à son caractère figuratif. On a ici, sur une même surface, un phénomène d'intéroception et d'extéroception, d'un corps fragmenté en réponse au regard qui occulte ce qu'il voit par ce qu'il veut savoir. Par ce «regard clinique», qui met à distance le geste de l'écorcheur, l'artiste apprivoise notre œil. Les surfaces de bois et de carton griffées, lacérées, sont de réelles plaques d'impression, colorées à VIE DES ARTS N"168 15 •HI Sitz-Nachbar (Assis-toi voisin), 1997 médium mixte 200cm/200cm/300cm Photos 1 et 2 sur papier (Les dimensions doivent être vérifiées) l'acceptation de tout un chacun? un consensus inévitable face au début d'une mutation de l'espèce ? UN JARDIN AU CŒUR DE BREGENZ Acceptons à présent l'invitation de Marbod Fritsch de nous asseoir sur et non pas devant cette œuvre tridimensionnelle intitulée « SitzNachbar» (Assieds-toi l'encre qui créent des effets chromatiques voisin) présentée au cours de hRheinart synthétiques comme le bleu de certaines 97, en Autriche, au bord du Rhin. L'œuvre œuvres d'une luminescence quasi artifi- invite ses voisins suisses, allemands et itacielle. Bien qu'elles représentent l'après- liens à venir s'asseoir pour méditer, dismort ou la violation du corps, ces pein- cuter, prendre à nouveau une distance tures, loin de nous agresser, nous obligent avec eux-mêmes en regardant le monde à nous interroger sur notre propre d'un autre point de vue, de l'autre côté regard, celui que nous posons sur le du Rhin. On a encore la même stratégie utilisée ici, celle du «regardmonde. Si la préoccupation majeure de boomerang». Marbod Fritsch semble être de dépecer Bien que consumée de matériaux difpar l'image le corps humain, l'image elle- férents, béton, métal, verre, et déployée même lacérée à petits coups de « scalpel », dans l'espace tridimensionnel, cette ce n'est toutefois pas pour embourber œuvre possède des caractéristiques semnotre vue dans une organicité réaliste té- blables aux œuvres picturales. Dans une moignant de la douleur existentielle ou grande pureté de Ugnes, un banc massif charnelle de tout individu. Ces tracés, pré- de béton transperce une plaque de verre cis et maladroits, des organes vitaux dépoli tranchant elle-même l'espace. qu'il choisit de nous montrer, ne nous L'artiste y a fait une réserve en « trouant » apprennent rien sur leur propre nature ni l'espace flou de la vitre par une fenêtre. sur notre condition d'humain, si ce n'est Une inscription y apparaît comme susqu'ils nous rappellent comment fonc- pendue dans le ciel : « Du Bist Mir tionne la machine humaine et par où Gleich» (Tu es mon égal), répétée commence la vie, justement. plusieurs fois. Le lettrage prisonnier Il y a, dans cette volonté de montrer entre les lignes parallèles crée plastiquele monde au monde, le désir de pointer ment une texture qui brouille la lecture, du doigt le phénomène grandissant du dé- à nouveau, pour mettre à distance le mespassement des limites, poussées toujours sage, comme pour occulter toute forme plus loin, de la machine vers l'humain et, d'autoritarisme ou d'agressivité. C'est inversement, de l'humain vers la machine. comme si on sentait le souffle qui Fritsch se sert de ce processus de la prononce ces mots murmurés à l'oreille, vision pour démontrer que notre regard car, une fois de plus, il faut s'approcher s'est calqué sur celui de la machine et que de près pour pouvoir Ure clairement ce l'image qui nous est renvoyée de façon que ce carré renferme. L'inscription «Du graphique sert à nous rappeler notre Bist Mir Gleich» apparaît comme la condition. Peut-on parler d'un effet transcripfion scripturale desfiguresd'orboomerang, d'un «regard boomerang» ganes qui communiquent ce même mesqui s'accomplit dans la sérénité, dans sage. Il y a là effet « d'intermédiaUté », par 16 VIE DES ARTS N"16 la transposition d'une même idée d'un langage à l'autre. Cette fois l'artiste n'a pas mis la main à la pâte; il a posé ses doigLs sur le clavier de l'ordinateur où il a conçu entièrement cette œuvre qui devait faire face aux intempéries du climat sévissant parfois sur les bords du Rhin. Ce Ueu ne semble pas être la dernière destination de l'œuvre car Marbod Fritsch a pour projet de la rapatrier dans le jardin famiUal de Bregenz, sa viUe natale. Imaginez un instant, vu d'avion, en plein cœur de Bregenz, entouré d'immeubles et de tours de béton, un carré de terre de plusieurs centaines de mètres carrés, une incision sur la surface de la viUe, rappelant les fenêtres des toiïes de l'artiste, un jardin avec toute son organicité vivante, un réseau fibreux de racines, d'herbes sauvages, d'arbres, un jardin tout seul sans maison, avec des murs pour clôture et un portail qui s'ouvrirait aux visiteurs, à tous les voisins du monde, pour qu'ils viennent se recueilUr au pied de ce monument à la paix, un confessionnal où l'oreille tendue de l'autre côté serait sa propre oreiUe ou bien celle d'un voisin. Est-ce pour retrouver ce jardin oubUé que l'artiste perce la surface de ses œuvres picturales de mille fenêtres? Si, de prime abord, l'œuvre de Marbod FriLsch semble nous tenir à distance par la pureté de la madère et la géométrisation minimale des formes, elle se révèle d'une grande sensibiUté à qui sait tendre l'oreiUe pour en déchiffrer le murmure... et son message de paix? Devrons-nous accepter l'invitation que Marbod Fritsch nous lance d'entrer dans les jardins que sa peinture cultive, où semblent fossiUsés les restes de l'être humain à la veiUe d'un monde où il nous faudra sans doute inciser les clones et les robots pour savoir à qui l'on parle et qui nous écoute vraiment? u •Jean Petitot, Morphogenèse du sens, Paris, PUF, 1985. - Karlheinz Pichler, Zeichnerische Endoskopien oder die Organhandlung des M. Fritsch, Bregenz, Catalogue d'exposition Marbod FriLsch, Zeichnungen, 1995-1996. ' Maurice Merleau-Ponly, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964. -> Bernard fioël,Journaldu regard, Paris, RO.L, 1988.