Communication et organisation
45 | 2014
Risques mineurs, changements majeurs
L’intelligence économique territoriale
Utopie des territoires ou territoire des utopies ?
Olivier Coussi, Anne Krupicka et Nicolas Moinet
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/4607
DOI : 10.4000/communicationorganisation.4607
ISSN : 1775-3546
Éditeur
Presses universitaires de Bordeaux
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2014
Pagination : 243-260
ISBN : 978-2-86781-904-9
ISSN : 1168-5549
Référence électronique
Olivier Coussi, Anne Krupicka et Nicolas Moinet, « L’intelligence économique territoriale »,
Communication et organisation [En ligne], 45 | 2014, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 19 avril
2019. URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/4607 ; DOI : 10.4000/
communicationorganisation.4607
© Presses universitaires de Bordeaux
ANALYSES
L’intelligence économique territoriale
Utopie des territoires ou territoire des utopies ?
Olivier Coussi1, Anne Krupicka2 et Nicolas Moinet3
« La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire.
Elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire. »
François Mitterrand, Conseil des Ministres du 15 juillet 1981
Introduction
Les racines grecques du mot « utopie » amènent à deux significations
paradoxalement assez éloignées en termes de sens : lieu du bonheur et en
aucun lieu (ou le lieu qui n’est nulle part). Dans son ouvrage L’Utopie, Thomas
More (1516) décrit une île dont l’économie repose sur la propriété collective
des moyens de production et l’absence d’échanges marchands. La gestion
collective (on parlerait aujourd’hui de management public) y est uniforme et
les échanges collectifs remplacent la monnaie et donc l’accumulation privée
de richesse, accumulation uniquement collective et au profit de l’entretien
d’un système de protection et de défense contre d’éventuels envahisseurs.
Un système de statistiques économiques piloté par un sénat est implanté
et permet la péréquation des richesses entre les villes (les territoires) qui
composent l’île d’Utopie. Cette satire de l’Angleterre de l’époque se conclut
par un avertissement de l’auteur « je le souhaite plus que je ne l’espère »,
véritable invitation à l’Action afin d’atteindre ce qui aujourd’hui est passé
dans notre langage courant : un rêve impossible. Si ce mot d’Utopie servit à
la construction de systèmes politiques socialistes grâce aux apports, entres
autres, de Saint-Simon, Fourier et Proudhon, il n’en demeure pas moins qu’il
continue d’influencer les inconscients collectifs de la société française, voire
même dans les nouvelles formes de politique publique.
Considérant la place centrale prise par l’utilisation de l’information au sein
de nos sociétés contemporaines, un nouveau concept est né au carrefour des
1 Olivier Coussi, Maître de Conférences Associé ,
[email protected]
2 Anne Krupicka, Maître de Conférences ;
[email protected]
3 Nicolas Moinet, Professeur des Universités ;
[email protected]
C&O n°45
intérêts pour le développement des territoires : l’intelligence économique
territoriale (IET) (Herbaux, 2007 ; François, 2008). Ce concept récent,
fortement attaché à la notion même d’intelligence économique, peut se
définir comme la capacité d’un territoire à anticiper les changements socioéconomiques et à gérer les connaissances qui en découlent (Moinet, 2011).
En cela il s’inscrit dans la lignée des conclusions du rapport Martre (1994)
qui prône une gestion de l’information stratégique par et au profit des acteurs
économiques (privés et publics) d’un espace territorial. Il trouve dans le corps
préfectoral un ardent défenseur en la personne du Préfet Pautrat (Pautrat,
2004 ; Pautrat & Delbecque, 2008). L’objectif à poursuivre par le management
public est alors de construire des politiques, des savoir-faire et des innovations
qui in fine feront du territoire concerné un centre de compétences ou un
élément clé de la compétitivité des entreprises qui s’y établissent. L’IET vise
à renforcer le capital immatériel du territoire et des acteurs économiques qui
le composent. Idéalement, l’implantation d’une telle démarche au cœur d’un
dispositif de développement local doit permettre de renforcer les coopérations
et les projets collectifs. Alors : idéal ou utopie ?
Car lorsque la diffusion d’une culture du partage de l’information est
censée renforcer la défense de l’intérêt général et faciliter le développement de
projets dynamisant le territoire, ne retrouvons-nous pas cette vision utopique
d’une « technolâtrie, véritable culte initié par des prophètes pour faire entrer
l’humanité dans un âge pacifique et prospère pour tous » (Berthoud, 2000) ?
De même, lorsque la mise en œuvre d’une communauté stratégique de
connaissance est censée venir pallier les carences des dispositifs institutionnels
déjà mis en œuvre, ne sommes-nous pas aveuglés par l’utopie de l’intelligence
collective (Lévy, 1997) qui confond l’information et la communication
(Wolton, 2009) et génère autant d’incompréhension qu’elle ne résout de
problèmes ? En d’autres termes, l’intelligence économique territoriale n’estelle pas simplement le reflet de l’utopie des territoires ? Ou s’agit-il plutôt d’un
nouveau territoire pour les utopies de l’information et de la communication
(Breton, 1995) ?
L’information n’étant pas la connaissance, on peut identifier un déficit
d’intelligence globale. Nous verrons, à travers l’analyse d’un dispositif
régional d’intelligence économique territoriale issue d’une recherche-action
menée depuis 2005, qu’il résulte de la combinaison des deux fossés culturels
déjà relevés par les fondateurs de l’intelligence économique « à la française » :
le passage d’une culture fermée à une culture ouverte de l’information, et
le passage d’une culture individuelle à culture collective de l’information
(Harbulot, 1992).
Afin d’apporter un éclairage à cette problématique, notre recherche propose
d’analyser les rapports qui existent entre le concept d’intelligence économique
territoriale (discours), les dispositifs mis en place (politiques publiques) et
leur réalité effective sur le terrain (jeux d’acteurs). Le dispositif d’IET étudié
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L’intelligence économique territoriale
ANALYSES
est celui de la région Poitou-Charentes. Il a connu deux temps forts, tant dans
son organisation, que dans son mode de fonctionnement, et c’est en cela qu’il
constitue une étude de cas remarquable. Dans un premier temps, il convient
de l’analyser afin de comprendre les facteurs clés de succès du dispositif mis
en œuvre. Puis, dans un deuxième temps, d’étudier comment une volonté de
normalisation des dispositifs d’IET en France a pu annihiler ces derniers.
Nous identifions le « phénomène » expliquant cette dérive et proposons de
comprendre comment la démarche descendante est venue paralyser puis
supprimer la démarche ascendante d’IET qui commençait à se mettre en
œuvre. Finalement, nous tentons de répondre à la question centrale de cette
recherche concernant l’IET : utopie des territoires ou territoires des utopies ?
L’exemple du dispositif d’IET de Poitou-Charentes : vers une tentative
d’ouverture
L’organisation du dispositif à son origine : un comité stratégique oriente, un
comité technique met en œuvre
Au sommet de la pyramide, le Comité de pilotage (ou Comité Stratégique),
présidé par le Préfet de la Région Poitou-Charentes, co-présidé par le
Trésorier-Payeur-Général (Directeur Régional des Finances Publiques) et
animé par le SGAR (Secrétaire Général aux Affaires Régionales), se réunit
deux fois par an pour donner les grandes orientations et notamment définir
le schéma régional d’intelligence économique. Tous les grands acteurs y sont
présents au plus haut niveau : les directeurs régionaux des services de l’État,
la Région, les chambres consulaires, l’Agence Régionale de Développement
(ARD), les universités, etc. Si quelques acteurs délèguent leurs experts (toujours
assez haut dans la hiérarchie néanmoins), il faut remarquer que la plupart des
décideurs y assistent personnellement, montrant par-là l’importance accordée
à la démarche et lui donnant d’emblée la possibilité réelle d’être une véritable
politique publique. Il s’agit là d’un facteur-clé de succès de toute politique
d’intelligence territoriale.
Un comité technique présidé par le SGAR se réunit quant à lui
mensuellement pour mettre en œuvre les orientations : suivi des entreprises
sensibles, mise en œuvre d’un portail d’intelligence économique pour les PME,
sensibilisation des entrepreneurs, intégration de l’intelligence économique
aux formations, actions en faveur des pôles de compétitivité, etc. La régularité
est essentielle et, depuis son lancement, en 2005, ce comité ne connaît pas de
désaffection. De fait, tout se passe comme si les vingt à trente opérationnels
qui y participent étaient sous l’emprise d’une « addiction cognitive ».
Loin de la culture préfectorale classique de type descendante, le SGAR a,
en effet, opté pour une logique ascendante, une gouvernance par projets qui
implique une démarche d’apprentissage. Favorisant la liberté d’expression, ces
réunions sont l’occasion d’échanges « à bâtons rompus » sur des problèmes de
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C&O n°45
délocalisation, de stratégies de développement d’entreprises, de changements de
dirigeants, etc. Elles permettent ainsi aux acteurs d’échanger des informations,
de confronter leurs points de vue et de générer de nouvelles connaissances
mais surtout de mieux se connaître pour mieux travailler ensemble par la suite.
Comme le rappelle Philippe Herbaux (2007) : « Les démarches d’intelligence
territoriale sont dépendantes de cette posture d’apprentissage. Au lieu d’un
produit circonstanciel ou d’une impulsion initiale, son objectif est d’assurer
une offre locale d’appui qui amorce, accompagne et soutienne les avancées
nécessaires au projet commun ».
Parmi les projets mis en œuvre, celui du portail web a été le catalyseur de la
dynamique collective d’intelligence territoriale. Ouvert en mars 2007, le portail
de l’intelligence économique en Poitou-Charentes vise un double objectif,
défini à partir des demandes des dirigeants d’entreprises : rendre accessible
l’intelligence économique (concept encore abstrait pour nombre de patrons
de PME, cibles premières du portail) et donner les informations essentielles
sur l’offre régionale en matière d’intelligence économique. La page d’accueil
du portail présente des actualités régionales et nationales de l’intelligence
économique (actions de formations, colloques, conférences, manifestations
destinées aux chefs d’entreprises). Un menu déroulant permet d’accéder
à un ensemble de rubriques qui détaillent les principes de l’intelligence
économique (fiches pratiques, tests) et en donnent des illustrations locales
(témoignages de chefs d’entreprise picto-charentais pratiquant l’intelligence
économique). Une présentation des acteurs institutionnels, qu’ils soient
régionaux, nationaux ou encore européens, complète ces contenus. Enfin,
une newsletter bimestrielle permet de s’adresser directement aux cibles et
de « générer du trafic » internet. Ces divers outils font partie intégrante du
dispositif socio-technique4 à l’œuvre dans ce dispositif d’intelligence propice
à la constitution d’une communauté stratégique de connaissances.
Sur le chemin de l’intelligence territoriale : d’un dispositif socio-technique à
la constitution d’une communauté stratégique de connaissances
Le dispositif d’IET, tel qu’il est mis en application jusqu’à 2011, présente
toutes les conditions d’émergence d’une communauté stratégique de
connaissances, tant dans sa structure, dans l’interaction entre les acteurs que
dans son mode de fonctionnement. En effet, la structure de ce dispositif
correspond à une logique descendante dans laquelle un comité stratégique
définit les grandes orientations qui sont ensuite mises en application par un
comité technique constitué d’acteurs, affranchis de tout lien de subordination
entre eux et habilités à prendre des décisions au nom de leur institution. Au
cœur de ce noyau dur d’acteurs, le SGAR joue à la fois le rôle d’animateur et de
porteur de projet. Dans le comité technique, il est entouré de porte-parole des
4 Au sens de Michel Callon et Bruno Latour (1986).
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L’intelligence économique territoriale
ANALYSES
acteurs publics et privés du territoire auxquels le dispositif d’IET est destiné,
tels que la Chambre de Commerce et d’Industries Régionale (CCIR), le
MEDEF, les Universités, les collectivités territoriales, l’ARD, les organismes
de l’État, etc. Ces acteurs constituent avec le dispositif socio-technique un
réseau d’actants5 et ce dispositif socio-technique va se constituer autour d’un
« point de passage obligé »6 : le portail régional.
Ce dernier est alors conçu comme un outil de communication dans les
deux sens du terme : communication-transmission, sens le plus répandu,
mais aussi communication-communion, sens trop souvent délaissé tant
il paraît naturel. Pourtant, c’est bien cette recherche de la relation qui est
stratégique dans une démarche d’IET. Seule la rencontre et le partage avec
l’Autre peuvent permettre d’avancer et d’innover. Ce défi de l’interaction
est bien ici l’objectif « caché » du portail. Pour arriver à formaliser l’offre
régionale en la matière, il a fallu du temps, partager, dialoguer, réfléchir à son
identité et à sa complémentarité. À l’occasion de ces fréquentes interactions,
des proximités socio-économiques (Bouba-Olga & Grossetti, 2008) vont se
créer, notamment des proximités de ressources, immatérielles en l’occurrence
(telles que le partage d’informations, d’intentions ou même l’élaboration de
proximités affectives entre les membres du comité technique), favorisant ainsi
l’apprentissage et la création de connaissances (Krupicka, 2013 ; Coussi &
Krupicka, 2014).
Une charte rédactionnelle du portail a été mise en place ainsi qu’un modus
operandi d’intelligence territoriale (dès lors qu’une entreprise s’adresse au
webmaster du portail comment doit s’organiser la réponse ? Comment assurer
la continuité du service public ? Comment gérer la coopération-concurrence
entre acteurs ? Etc.). Ces questions opérationnelles ne peuvent trouver de
réponses s’il n’y a pas en amont une stratégie de communication partagée
(et donc négociée) par tous les acteurs du dispositif. En d’autres termes,
l’intelligence du dispositif est proportionnelle au degré de communication et
à la force des liens entre ses membres. Le territoire étant un objet complexe,
composé à la fois de données matérielles et immatérielles, l’IET relève de
la médiologie conçue comme « un système de moyens de transmissions
et de circulation symbolique ». Cette démarche permet ainsi de passer de
l’information à la connaissance. Ainsi que l’explique Philippe Herbaux
(2007), « l’outil médiologique que constitue l’intelligence territoriale façonne
le pays symbolique et agit sur sa représentation mythique. L’utilisation d’une
démarche d’identification et d’une confrontation perpétuelle des signes autour
du même projet, lime les interprétations personnelles du fait. Néanmoins, nous
5 Le terme « actant » est propre à la théorie de la traduction (Callon, 1986) dans la mesure où cette dernière
postule une symétrie entre les acteurs humains et les acteurs non-humains, entre le social et la nature. Ainsi,
dans un même réseau, acteurs humains et non-humains entrent en interactions et se trouvent tour à tour à
l’origine de transformations et/ou se trouvent eux-mêmes changés par le réseau sociotechnique ainsi créé.
6 Pour parvenir à une relation stable et à l’atteinte de l’objectif fixé, les actants vont viser un « point de passage
obligé » afin de canaliser les divers intérêts dans une seule et même direction.
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C&O n°45
pensons que l’antagonisme des avis révélé par ses dimensions individuelles et
collectives sert le projet plus qu’il ne le combat ».
En effet, ce portail est une innovation institutionnelle à considérer
comme un processus itératif et tourbillonnaire qui évolue par résolution
de controverses issues de confrontations entre les actants du dispositif « en
train de se faire ». En d’autres termes, une bonne communication permet
la constitution d’une communauté stratégique de connaissances (explicites
comme implicites) nécessairement orientée vers l’action.
Dans notre terrain d’étude, la CCIR met à la disposition des membres de
la communauté son expertise en technologies de l’information et son travail
sur les outils collaboratifs. Peu à peu, les cloisons tombent comme l’illustre
le partenariat entre cette même CCIR et la Gendarmerie Nationale sur les
questions de sécurité économique. En synergie avec les chambres consulaires,
l’université propose une formation-action à l’intelligence économique destinée
aux responsables de PME. Régulièrement, un membre de la communauté
présente au comité technique les missions de son service, les méthodes
employées mais aussi les ressources à disposition.
Un autre outil de coordination va jouer un rôle décisif dans la discussion
entre les acteurs humains de ce dispositif : il s’agit de la liste des entreprises
à observer et à suivre en particulier ; entreprises « stratégiques » au niveau
régional. Cette liste va être utilisée par le SGAR pour amener les acteurs à
discuter entre eux, de son bienfondé, mais aussi des actions et informations
concernant les entreprises qui y figurent, faisant jouer à cette liste, ipso facto, le
rôle « d’objet frontière ». L’objet frontière, tel que défini par Star et Griesmeser
(1989), permet à des acteurs appartenant à des mondes sociaux différents
de communiquer entre eux et de se coordonner. Les objets frontières sont
les témoins de nombreuses traductions, mais aussi du travail collectif de
coopération entre les acteurs du réseau d’actants autour d’un dispositif
sociotechnique. Cette liste d’entreprises va, en effet, faire l’objet de différentes
interprétations, ou traductions, et controverses, permettant ainsi à la
communauté stratégique de connaissances de fonctionner, de se consolider et
d’avancer dans un mouvement tourbillonnaire, ceci afin de converger vers une
situation stable, tant qu’elle n’est pas remise en cause par un ou des actants au
travers d’une controverse qu’il faudra à nouveau résoudre.
Mais si la volonté peut beaucoup, elle ne peut pas tout. Ainsi, la dynamique
d’intelligence économique territoriale va-t-elle se heurter rapidement à
l’inertie d’un système qui n’a ni les moyens de sa politique, ni la politique de
ses moyens. Et en 2009, le dispositif picto-charentais va subir un coup d’arrêt
qui va le plonger dans une léthargie dont il n’est pas encore sorti.
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L’intelligence économique territoriale
ANALYSES
L’exemple du dispositif d’intelligence territoriale de Poitou-Charentes : vers le
renforcement du phénomène bureaucratique
Si la circulaire du Premier Ministre (Fillon, 2011) décrit bien un
processus d’intelligence économique au profit des acteurs en charge du
développement des territoires, on n’y rencontre que les trois volets suivants :
la veille stratégique, le soutien à la compétitivité des entreprises et la sécurité
économique. Le management de l’intelligence collective qui devrait être le
4e pôle de la boussole de l’intelligence économique (Marcon & Moinet, 2011)
n’apparaît pas. En négligeant ainsi de fournir des éléments et des directives
pour la structuration de ce volet, l’État laisse alors des vides et des espaces se
créer. Cependant, la nature ayant horreur du vide, les collectivités territoriales,
les chambres consulaires et parfois même les services déconcentrés de l’État
peuvent s’engouffrer individuellement dans cette faille au détriment d’une
optimisation collective du système public de management et de soutien au
développement économique. Un constat récemment partagé par l’État luimême dans le rapport d’audit du Préfet Bernard-Laurens sur la politique
publique d’intelligence économique territoriale (2013). Celui-ci met
notamment l’accent sur le fait que les instances de développement économique
n’ont au final pas une connaissance suffisante de leur environnement.
Le premier coup d’arrêt dans l’émergence d’une communauté stratégique
de connaissances7 comme élément clé du dispositif picto-charentais
d’intelligence économique territoriale est lié à la mutation de la Secrétaire
Générale à l’Action Régionale qui exerçait alors un véritable leadership sur le
dispositif. Fille d’un viticulteur qui connaîtra la crise, elle avait embrassé une
carrière de magistrat en charge des entreprises en difficulté avant de rejoindre
la préfectorale pour passer d’une certaine impuissance à l’action. Promue en
2009, elle quitte la région et laisse un poste vacant pendant plus de six mois !
Les comités ne se réunissent alors quasiment plus et l’intérim est « assuré »
par un fonctionnaire qui n’a aucune connaissance du sujet et aucune velléité
autre que de réaliser un compte-rendu de réunion répondant aux directives
de sa hiérarchie. Peu importe l’effectivité du dispositif, encore moins son
opportunité, pourvu qu’il se réunisse une à deux fois par an.
Un changement organisationnel territorial consécutif à l’évolution du
dispositif étatique
À la même période, le dispositif étatique évolue. Alain Juillet, Haut
Responsable à l’Intelligence Économique (HRIE) est remplacé en septembre
7 Pierre Fayard (2006), reprenant la philosophie du Ba qui prend la forme de communauté stratégique de
connaissance en Occident, explique cette rupture avec une idée de création de connaissance de manière
individuelle, autonome et en dehors d’interactions humaines. Il s’agit au contraire d’un processus dynamique et
ouvert qui dépasse les limites de l’individu ou de l’entreprise et qui se concrétise au travers d’une plate-forme
où l’on use d’un même langage commun au service d’objectifs communautaires et rassembleurs. Le partage,
l’échange et la qualité des relations entre les différents membres sont indispensables pour donner au groupe ou
à l’entreprise toute sa force.
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C&O n°45
2009 par Olivier Buquen qui devient Délégué Interministériel à l’Intelligence
Économique (D2IE). Deux ans après sa nomination, le D2IE réorganise
l’intelligence économique territoriale française dans une lettre8 aux Préfets de
Région en date du 23 septembre 2011 :
« Pour ce qui est des comités régionaux d’IE : les travaux préparatoires à la circulaire
ont montré que l’une des voies possibles consistait à conserver un seul comité,
présidé par le coordonnateur régional de l’intelligence économique, ou par le préfet
de région lorsqu’il le souhaite. Ce comité régional de l’intelligence économique, à
vocation opérationnelle, pourrait donc traiter à la fois des sujets de veille stratégique,
de soutien à la compétitivité et de sécurité économique. Et ce tant au niveau des
orientations générales que des dossiers concrets. À titre indicatif, pour permettre une
gestion coordonnée des sujets entre les services compétents en matière économique,
de recherche ou de sécurité, il pourrait utilement être composé des administrations
ou organismes suivants (…) ».
Et de citer une liste d’une douzaine services de l’État avant de poursuivre :
« Pour renforcer le caractère opérationnel du comité, il serait préférable que chaque
organisme désigne peu de représentants (un seul si possible). Les représentants
de ces administrations devraient disposer des habilitations suffisantes à l’examen
de l’ensemble des problématiques. Toujours pour favoriser un pilotage réellement
opérationnel des dossiers, nous recommandons comme cela se fait dans plusieurs
régions un rythme de réunion assez soutenu (mensuel ou au minimum trimestriel),
qui permet de suivre les situations au plus près. Si cela apparaît pertinent, il est tout
à fait possible de compléter les travaux de ce comité par des groupes plus restreints
dédiés à une thématique (sécurité économique, veille, soutien à la compétitivité,
etc.). Par ailleurs, en tant que de besoin, sur des sujets permettant un moindre degré
de confidentialité, le comité régional de l’intelligence économique pourrait tout
à fait être élargi occasionnellement à des représentants des organismes suivants :
Conseil régional, Universités, Établissements de recherche, Chambres consulaires
régionales, Organisations professionnelles régionales, chefs d’entreprise choisis en
fonction de leur importance locale ».
Bien que tous les actants initialement présents dans le dispositif d’IET
demeurent potentiellement actifs dans cette nouvelle organisation, ce
changement, tant structurel que fonctionnel, va avoir des conséquences
néfastes sur le renforcement de proximités socio-économiques entre les
actants du réseau et surtout sur l’apprentissage de ce dernier.
Une nouvelle organisation avec un nouveau fonctionnement mais pour ne
produire aucune innovation
Cette lettre de cadrage précédemment décrite va engendrer, si ce n’est
un renforcement, du moins une réapparition des cloisonnements entre les
différents services de l’État et les acteurs publics comme privés dans les
8 Lettre aux Préfets de région référence 2011/D2IE/OB/TL/HM/N°9/11112 du 23 septembre 2011 signée
d’Olivier Buquen, D2IE.
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L’intelligence économique territoriale
ANALYSES
territoires, en permettant aux différents acteurs de s’aménager des zones
d’incertitudes au sens de Crozier et Friedberg (1977), notamment grâce
à l’introduction de la « confidentialité » des données et de son corollaire
« l’habilitation confidentiel défense » nécessaire aux acteurs pour y accéder.
D’un point de vue organisationnel en Poitou-Charentes, le SGAR
se retrouve de fait chef de projet, sans aucun projet concret à mener, et
par conséquent aucun groupe de travail ou groupe projet à constituer. Par
conséquent, les porte-parole des usagers ou destinataires du dispositif
d’intelligence territoriale que sont les collectivités territoriales, l’ARD, les
chambres consulaires, l’Université et les syndicats patronaux, disparaissent de
ce nouveau dispositif. De ce fait, seuls les organismes de l’État se trouvent
impliqués dans la gestion et le développement de l’IET de Poitou-Charentes,
allant ainsi à l’encontre du bien-fondé du dispositif et de la démarche de
décentralisation dont il résulte, et dont il se voulait le fer de lance à l’origine
de la démarche. Cette absence de projet est la conséquence directe de la
disparition du comité stratégique qui définissait les grandes orientations
stratégiques que le comité technique (ou de projet) devait ensuite mettre en
œuvre.
De plus, les listes d’entreprises vont, elles aussi, être détournées de leur
objectif premier passant du statut d’objet frontière, à celui d’« objet barrière »
dès lors que la confidentialité des données est décrétée (ou renforcée) et
surtout que l’habilitation de certains acteurs à y accéder est proclamée. Les
listes d’entreprises deviendraient alors des paravents derrière lesquels se
dissimuleraient les acteurs (en manœuvrant habillement entre les noms des
entreprises qu’ils sont censés observer et les relations qu’ils entretiennent avec
elles) au nom d’une confidentialité des données. La culture du confidentiel
empêche toute fluidité et ralentit les processus, là où c’est l’agilité qui devrait
être première. Mais quelle confidentialité ? La liste des entreprises dites
« stratégiques » ne diffère pas de celles des palmarès publiés dans la presse
quand elle n’est pas obsolète. Enfin, l’absence d’un outil de partage rend
impossible l’effet de levier attendu puisque l’effet réseau reste très faible.
Il s’agit là d’un des plus déterminants alibis de création de zones
d’incertitudes pour les acteurs afin de se créer des marges de manœuvres et
accroître leur pouvoir de négociation dans le réseau. En effet, l’action collective
est médiatisée par des jeux de pouvoir dont les règles et les mécanismes de
fonctionnement structurent les processus d’interaction, de négociation et
d’échange (Friedberg, 1993 ; Bernoux, 2003). À travers eux, et suivant ses
objectifs propres et sa rationalité limitée, l’acteur développe une stratégie
par rapport aux autres acteurs, en tenant compte des opportunités que la
situation d’action lui offre, et en vue d’atteindre une solution satisfaisante. La
source principale de pouvoir d’un acteur réside dans le contrôle qu’il détient
sur une zone d’incertitude pour les acteurs avec lesquels il est en interaction.
Contrôler ces incertitudes va donc lui permettre de négocier, à son avantage,
251
C&O n°45
sa participation à l’action collective par rapport à celle de ses partenaires.
Pour ce faire, les acteurs ont tendance à demeurer flous sur leurs objectifs et
stratégies individuels. Paradoxalement, ce sont ces jeux de pouvoir, construits
autour des enjeux organisationnels, qui vont stabiliser l’organisation par
l’interdépendance qu’ils créent entre les acteurs au sein d’un « système d’action
concret » (Crozier & Friedberg, 1977 ; Bernoux et al., 2001).
Nous constatons que la nouvelle organisation du dispositif, l’absence
de certains actants qu’elle engendre, ainsi que le nouveau rôle donné aux
listes par les acteurs vont cristalliser le manque de communication et de
collaboration entre les acteurs, figeant ainsi le système (ou réseau). Au travers
de la lettre de cadrage de 2011, l’État cherche, non seulement à structurer
les dispositifs d’IET, mais surtout à les « discipliner » (au sens de Michel
Foucault, 1975) en réduisant les espaces et champs libres des acteurs dans
les territoires. C’est pourquoi des « barrières » (ou clôtures pour reprendre le
vocabulaire carcéral employé par Foucault) vont être érigées au travers des
confidentialités et habilitations, et qu’une nouvelle structure est donnée au
dispositif. Ainsi, chaque acteur va avoir une place donnée et chaque place va
avoir un individu (ici les acteurs en territoire, et les territoires eux-mêmes),
à l’image du milieu carcéral décrit par Foucault (1975). Il va alors s’établir
des présences et des absences, des créations de comités fonctionnels (tels
des emplacements) qui vont permettre d’augmenter le contrôle de l’État. Ce
cloisonnement des acteurs et des groupes de travail, nécessaire à un meilleur
contrôle du dispositif d’intelligence territoriale, passe nécessairement par une
rupture dans la communication des acteurs entre eux.
Or, question de maillage et de dispositif, l’IET implique une stratégieréseau qui ne peut s’exprimer que lorsque ses propriétés sont parfaitement
intégrées par des acteurs-réseau, à savoir la fluidité, la finalité, les économies
relationnelles et l’apprentissage. Ainsi, restreindre le périmètre des comités
aux seuls services de l’État ne peut qu’entraîner une perte importante
d’informations stratégiques et de leviers d’action.
Ici, deux modes de gouvernance de l’IET semblent s’opposer alors qu’ils
devraient converger. D’un côté une démarche descendante émanant de l’État
dans un souci de contrôle et d’observation des territoires pour les employer
de manière plus pertinente en vue d’améliorer la compétitivité nationale, et
de l’autre une démarche ascendante émanant des territoires eux-mêmes pour
développer un dispositif d’intelligence territoriale qui soit le plus adapté à leurs
spécificités propres. Ce constat rejoint les conclusions de Pelissier (2009), qui
distingue l’intelligence territoriale selon deux logiques :
1 la logique ascendante, qui met l’humain au centre des développements
et qui prône une intelligence territoriale sous la forme d’une organisation
au sens d’une entité socio-économique construite qui résulte de multiples
interactions entre des acteurs hétérogènes composant le territoire et
donnant naissance à des ressources construites ;
252
L’intelligence économique territoriale
ANALYSES
2 la logique descendante, qui consiste en la déclinaison de l’intelligence
économique au niveau du territoire pour améliorer la compétitivité
nationale. Le territoire subit les décisions de l’État, ce qui peut avoir
comme conséquence de ne pas favoriser le développement endogène. La
circulaire initiale du Premier Ministre de 2011 (Fillon, 2011) s’inscrit
pleinement dans cette logique en donnant les orientations de l’intelligence
économique appliquées aux territoires français dans un souci de mettre sur
un pied d’égalité l’ensemble des territoires au plan national sans prise en
compte de leurs spécificités.
Ainsi, ces deux approches (la première plus académique et la seconde
plus institutionnelle) convergent vers le même but, la compétitivité et
l’attractivité des territoires, si les acteurs de ces territoires (habitants,
collectivités territoriales, élus, entreprises, institutions…) partagent des
objectifs communs dans une dynamique basée sur la coopération. Plutôt que
d’opposer ces deux conceptions de l’IET, il serait préférable de les associer
car elles se complètent : une cohérence sur le territoire national du dispositif
public d’intelligence économique est nécessaire mais les territoires étant par
nature des espaces aux spécificités différentes, l’État ne peut pas demander
un même mode de gestion sans prise en compte de ces spécificités. Une
culture du partage de l’information renforce la défense de l’intérêt général et
permet ainsi de faciliter le développement de projets dynamisant le territoire.
La tâche est subtile dans le contexte institutionnel français car il s’agit de
trouver un équilibre entre pilotage fort de l’État central et autonomie des
collectivités territoriales étant en charge de la coordination du développement
économique (les régions et dans le futur les métropoles) ou celles pouvant,
au nom de la clause de compétence générale s’en saisir (départements, villes,
communautés d’agglomération). En ce sens, la lettre aux préfets de 2011 vient
mettre un coup d’arrêt à cette logique.
De l’utopie des territoires au territoire des utopies ou lorsque logique
descendante et logique ascendante manquent leur rencontre
L’étude du dispositif d’IET mis en œuvre en Poitou-Charentes illustre bien
comment la structure ainsi que le mode de fonctionnement d’un dispositif
socio-technique va conditionner le degré d’ouverture ou de fermeture
d’un système en décloisonnant ou renforçant les rouages d’un phénomène
bureaucratique annihilant les conditions d’émergences de l’intelligence
économique au niveau territorial. Avant toute chose, il convient de comprendre
les différentes perceptions de l’IET entre celle de l’État et celles des territoires
à l’origine « des utopies des territoires ».
Utopies des territoires : les différences de perception
Si l’enjeu principal de l’intelligence territoriale est d’augmenter la
compétitivité du pays en s’appuyant sur les compétences et connaissances
253
C&O n°45
des territoires français, il semblerait que deux perceptions de l’intelligence
territoriale soient à l’œuvre :
d’un côté la perception de l’État qui souhaite autonomiser les territoires
dans le développement de leurs connaissances et de leurs avantages
compétitifs territoriaux, en favorisant l’échange d’informations et le travail
collaboratif entre les différents acteurs publics et privés des territoires ;
de l’autre côté, la perception des acteurs territoriaux, publics et privés,
qui connaissent leur environnement économique, politique et social, et
doivent œuvrer (voire dans certains cas manœuvrer, en tenant compte de
leurs différentes contingences) pour échanger de l’information et apprendre
à collaborer afin de développer de nouvelles connaissances et leurs avantages
compétitifs territoriaux.
Ces perceptions pourraient paraître identiques dans la mesure où les objectifs
de l’IET sont compris et partagés par l’émetteur (l’État), et les récepteurs
(les acteurs territoriaux). Cependant, bien que l’information soit transmise, il
apparaît, dans ce cas, que les moyens mis en œuvre ne vont permettre ni une
bonne communication ni une compréhension ou une adaptation des dispositifs
nécessaires à l’apprentissage et la création de connaissances inhérente à l’IET.
Si on s’en réfère à la perception de l’État, au regard des outils de
communication qu’il diffuse, l’IET est une dimension fondamentale de la
politique publique d’intelligence économique qui devrait comporter quatre
dimensions : une dimension sensibilisation/formation, une dimension
anticipation et accompagnement des évolutions, une dimension sécurité
économique au travers de la prévention des risques, et enfin une dimension
travail d’influence de long terme sur l’environnement économique. Pour l’État,
l’IET constitue un moyen de faire remonter de l’information stratégique
des territoires et, en même temps, de diffuser la culture de l’intelligence
économique en territoire ; deux objectifs aux chronologies différentes.
D’une part, la sensibilisation et la formation à l’intelligence économique,
qui lorsqu’elles sont intégrées vont ensuite permettre une meilleure
collaboration, échange d’information, création de connaissances et remontées
d’informations. D’autre part, en maintenant le contrôle, au niveau de l’État,
de ce qu’il se passe dans les territoires, expliquant ainsi la lettre de cadrage
de 2011 envoyée par le D2IE aux Préfets de Région. Car si l’État souhaite
voir remonter l’information stratégique des territoires, il a besoin que celle-ci
soit normalisée afin de la traiter et de l’exploiter plus aisément. Un cadrage
semblait nécessaire dans la mesure où la perception de l’IET par les acteurs
des territoires pouvait diverger d’un territoire à un autre. Ainsi, il apparaît que
l’IET est un concept multidimensionnel et multifacette qui peut différer en
fonction de la vision qu’en ont les acteurs en territoire ainsi que du contexte
économique, politique et social local. Les dimensions et facettes peuvent être
alors les suivantes :
254
L’intelligence économique territoriale
ANALYSES
1 une sensibilisation et formation des acteurs privés principalement à
l’intelligence économique au niveau territorial ;
2 une mise en application des outils d’intelligence économique au niveau
du territoire ;
3 une application conjuguée au niveau d’un territoire d’actions
d’intelligence économique, de gestion des connaissances ou d’autres telles
que la prospective, l’innovation ou le marketing. Elle peut être à l’initiative
de groupements d’entreprises pour permettre aux entreprises de ce territoire
d’être plus compétitives et peut alors être interprétée d’un point de vue
tactique ou stratégique ou encore en termes de gestion descendante ou
ascendante ;
4 un nouveau mode de management, par projet bien souvent ;
5 une démarche de développement économique durable en mettant en
œuvre une conduite « intelligente d’un territoire » dans son développement
par rapport à son contexte social, géographique, ses ressources et son
organisation spatiale ;
6 une élaboration d’un processus informationnel et anthropologique du
territoire ;
7 une mise en application des outils d’analyse et de gestion des entreprises
au territoire ainsi que de sa gestion des compétences et des connaissances.
Toutes ces visions de l’IET ont donné lieu à des dispositifs très disparates
en termes de finalité, de mode de fonctionnement et de mise en application
d’un territoire à un autre, limitant ainsi les possibilités de comparaison des
dispositifs d’IET entre eux au niveau du pouvoir central. Ces disparités,
engendrées par une gouvernance ascendante adaptée aux contingences des
territoires, diminuaient le pouvoir de contrôle de l’État. De la même manière,
elles avaient pour effet d’augmenter le pouvoir et l’autonomie des acteurs des
territoires, conformément aux aspirations affichées de l’État.
Cependant, afin de maîtriser l’information et les connaissances relatives aux
avantages compétitifs des territoires, l’État a ressenti le besoin d’augmenter
son contrôle sur les dispositifs d’IET et d’en normaliser la gouvernance.
Territoire des utopies : une conséquence du contrôle panoptique de l’État
Ces différentes perceptions utopiques de l’IET vont donner lieu à un
renforcement du contrôle de l’État de ces dispositifs, annihilant ainsi
l’émergence d’une véritable démarche d’intelligence économique au sein des
territoires. C’est ainsi que l’on passe à un « territoire des utopies ».
Au travers de la lettre de cadrage, il semblerait en effet que l’État tente
d’instaurer une norme en matière de dispositif d’IET. Pour Michel Foucault
(1975), la norme constitue un moyen du « bon dressement » des individus. Dans
notre cas, cette normalisation du dispositif va s’appuyer sur une différenciation
des acteurs qui le composent les uns par rapport aux autres grâce à une
opposition binaire fondée sur la relation habilité ou non-habilité (permis/
255
C&O n°45
défendu). Ainsi, l’État introduit une norme qui va « discipliner » le dispositif
d’IET dans la mesure où on le structure pour obtenir une description,
une analyse, une comparaison et une notation des territoires les uns par
rapports aux autres. Pour ce faire, des rapports normés par la structure et le
fonctionnement des comités mis en place vont être établis. Nous observons
ainsi la construction d’un appareil « panoptique » permettant à l’État d’exercer
une surveillance généralisée de l’IET. La discipline va devenir un procédé
technique pour que les territoires deviennent une force utile à l’État dans
sa volonté d’améliorer la compétitivité nationale. Cette normalisation va
en effet permettre de caractériser, de classer, de spécifier, de distribuer et de
hiérarchiser les territoires entre eux. La nouvelle gouvernance du dispositif
d’IET devait permettre d’augmenter la visibilité des territoires, faciliter leur
observation et leur classement par l’État, rejoignant ainsi, au travers d’un
dispositif d’évaluation à venir, la philosophie du New Public Management.
Ce modèle « panoptique » est amplifié et soutenu par les jeux de pouvoir
des acteurs qui vont user de stratégies et de ruses afin d’augmenter leurs
micro-pouvoirs. En s’appuyant sur les travaux de Michel Foucault, Philippe
Baumard (1991) a identifié un modèle « néopanoptique »9 appliqué à
l’intelligence économique et qui s’observe assez couramment dans la pratique.
En raison de son extrême centralisation et de son opposition à la culture
collective de l’information indispensable à tout dispositif d’intelligence
économique, Philippe Baumard rejette ce modèle « néopanoptique ». En effet,
comme constaté dans le dispositif d’IET de Poitou-Charentes, la démarche
descendante s’étant durcie, elle est venue « écraser » la démarche ascendante
indispensable à l’émergence d’une communauté stratégique des connaissances.
Or c’est l’essence même de l’IET qui s’en est trouvée empêchée.
Pour que l’intelligence territoriale ne soit plus une utopie, il semble impératif
d’amener les démarches descendante et ascendante à se rencontrer. C’est la
raison pour laquelle il semble plus pertinent d’en adopter une gouvernance
qui favorise la rencontre des démarches descendante et ascendante. Enfin, il
aurait été plus judicieux d’agir en deux temps, d’abord une sensibilisation et
une formation des acteurs, puis une mise en œuvre progressive de l’IET sur
l’espace géographique et administratif considéré ; sans apprentissage, point
d’intelligence collective.
Conclusion
Offrir l’opportunité aux acteurs du Management Public d’étudier les
pratiques et de s’intéresser aux processus d’appropriation est donc un moyen
pertinent de placer la politique publique d’intelligence économique au cœur
d’un processus d’apprentissage collectif. Avec un nouveau regard, cette posture
permettrait à l’intelligence économique appliquée au territoire de continuer de
9 Pour un développement, voir Moinet, 2010.
256
L’intelligence économique territoriale
ANALYSES
s’enrichir des apports sociologiques et d’adopter l’approche épistémologique
du « constructivisme raisonnable »10.
Nous nous sommes ici intéressés aux jeux de pouvoir. Notre souhait était
d’analyser les interactions entre les acteurs ainsi que la manière dont les
dispositifs socio-techniques pouvaient se mettre en place au travers de ces
jeux de pouvoir. Ainsi avec les différents cadres d’analyse, nous avons mis
en évidence les positionnements et déplacements d’acteurs multiples, qu’ils
soient humains ou non humains, ainsi que les ajustements et négociations
nécessaires entre des acteurs afin d’aboutir dans leur entreprise, par un passage
successif et dynamique, à de nouvelles situations. La sociologie de la traduction
souligne depuis longtemps l’importance du choix des intermédiaires et des
porte-parole qui vont ensuite s’exprimer au nom d’un ensemble plus vaste
(Akrich et al, 1988a ; Akrich et al, 1988b).
Nous avons démontré la capacité à rendre compte des dynamiques d’action
ainsi que du caractère relativement ouvert et non déterminé de l’action
collective. Dans ce contexte, deux notions essentielles apparaissent au grand
jour : les compromis sociotechniques et les négociations. En effet, elles
permettent de comprendre le travail d’adaptation mutuelle entre les actants
et/ou les collectifs qui commandent l’adoption de la politique publique
d’intelligence territoriale, au travers la notion de « point de passage obligé » (un
portail web) et/ou « d’objets frontières » (une liste d’entreprises stratégiques)
qui peuvent se transformer en « objet barrière » par normalisation excessive de
la politique publique.
Si l’on revient à l’œuvre fondatrice de Thomas More, il ne faut pas oublier
que l’île d’Utopie fût rendue possible par le creusement d’un isthme qui permis
à la terre conquise d’Abraxa (la ville des fous d’Erasme) d’être détachée du
continent. Ce lieu protégé rebuta alors les voyageurs par sa difficulté d’accès
et offrait des barrières naturelles mettant l’île d’Utopie à l’abri des influences
extérieures : belle métaphore nous semble-t-il de ce que nous avons analysé
dans le cas étudié.
L’intelligence économique territoriale n’est pas une utopie mais plutôt
une dynamique confrontée aux freins de toute conduite du changement. En
nous concentrant sur l’étude des stratégies individuelles des acteurs du réseau
de l’intelligence territoriale, nous avons montré que cette dernière parvient
à se maintenir, tant dans sa structure que son identité, malgré les forces
centrifuges auxquelles les acteurs la soumettent. Dans le cas de la politique
publique d’IET, il semblerait que des acteurs parfois concurrents et ayant des
modes de fonctionnement et objectifs très différents aient eu à collaborer
ensemble dans un réseau d’intelligence territoriale sans réel accompagnement
du changement. Cette lacune pourrait être à l’origine des dysfonctionnements
10 Une posture qui se trouve dans la lignée des recherches en intelligence économique qui ont depuis longtemps
adopté des méthodologies de recherche fondées sur l’étude de cas, l’ethnographie ou bien la démarche historique
(Bruté de Rémur, 2006).
257
C&O n°45
constatés. Dès lors, il apparaît nécessaire d’introduire le changement dans le
réseau d’acteurs au travers de l’apprentissage de nouvelles formes d’action
collective pour découvrir et acquérir de nouveaux processus de coopération
et développer de nouvelles méthodes ou systèmes d’action ou de régulation.
En ce sens, l’utopie ne serait alors qu’un futur auquel on n’a pas donné la
possibilité de se réaliser au présent.
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Résumé : Cette recherche se propose de comprendre comment le management public
va annihiler le bon fonctionnement d’une communauté stratégique de connaissance
autour d’un dispositif d’intelligence économique territoriale. Au travers d’une étude de
cas issue d’une recherche-action entreprise depuis 2005, nous montrons comment une
liste d’entreprises stratégiques va subir la transformation d’« objet frontière » en « objet
barrière » sous la contrainte d’une lettre de cadrage de l’État dans une logique descendante
de l’action publique typique du renforcement d’un phénomène bureaucratique. Enfin,
nous explicitons les raisons du passage d’une volonté d’utopie des territoires en territoires
des utopies, par l’absence de rencontre entre logique ascendante et descendante de la
politique publique d’intelligence économique territoriale.
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C&O n°45
Mots-clés : Intelligence économique territoriale ; Dispositif ; Management des
connaissances ; politique publique ; jeux de pouvoir ; réseaux d’acteurs.
Abstract : This research aims to understand how public management will destroy the
functioning of a «strategic knowledge community» build around of a territorial competitive
intelligence device. Through a case study issue from a participatory action research conducted
since 2005, we show how a list of strategic companies will be transform from a «boundary
object» to a «barrier object» under the constraint of French State directive in a top-down logic
which is typical of public management that reinforce the bureaucratic phenomenon in society.
Finally, we explain the reasons of the switch for the desire for an utopia for territories to the
territories of utopias by the lack of contact between bottom-up and top-down public policy of
territorial competitive intelligence.
Keywords : Territorial competitive intelligence, device, knowledge management, public
Policy, power games, actor network.