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Le voyageur qui se rend dans le Midi de la France comprend immédiatement
que les hérétiques qui sont importants en Languedoc, ce sont les cathares. Le
département de l’Aude se baptise le « Pays cathare », car c’est là que se
trouvent Carcassonne, Fanjeaux, et plusieurs « châteaux cathares » très
célèbres. L’historien peut discuter de la « catharité » de certains des
monuments vantés par l’office régional du tourisme, mais, dans l’esprit du
visiteur, il ne saurait y avoir de doute : le Midi, c’est le Pays cathare. Les
cathares, effectivement fascinants, connaissent un immense succès. Ils rapportent aussi beaucoup d’argent, car une importante industrie touristique locale
s’occupe des hordes de touristes venus les admirer.
Nul besoin ici de démythifier la vogue actuelle des cathares, ni leur domination supposée sur la scène des mouvements hérétiques à la fin du XIIe et au
début du XIIIe siècle. Nul besoin non plus de s’appesantir sur cette mode. La
croisade des Albigeois et les tristement célèbres massacres de Béziers en 1209
et de Montségur en 1244 enflammeront toujours l’imagination populaire. Mais
le présent n’est pas le passé, et une étude sans concession des sources nous
force à reconnaître qu’au début du XIVe siècle, les vieux sanctuaires des
martyrs de Béziers ou Montségur ne dominaient plus l’imaginaire religieux
populaire, alors tourné vers la sépulture d’un frère franciscain quelque peu
Louisa Burnham est Assistant Professor of History au Middlebury College
(Vermont).
Bibliographie : So Great a Light, So Great a Smoke: The Beguin Heretics of Languedoc and
their Resistance (1314-1330), Cornell University Press, à paraître ; « Les Franciscains Spirituels
et les Béguins du Midi », Le pays cathare : les religions médiévales et leurs expressions
méridionales, Jacques Berlioz éd., Paris, 2000, p. 147-160 ; « The Visionary Authority of Na
Prous Boneta », Pierre de Jean Olivi (1248-1298) : Pensée scolastique, dissidence spirituelle et
société, Alain Boureau et Sylvain Piron éd, Paris, 1999, p. 319-339.
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oublié à présent, Pierre Olivi de Narbonne1. Ce religieux, théologien important
quoique controversé de son vivant, était devenu à sa mort le « saint » le plus
populaire du Languedoc ; les fidèles de toute la région venaient lui demander
son aide, bien que son culte n’ait jamais été approuvé par la hiérarchie ecclésiastique et qu’il n’ait jamais été officiellement canonisé. Ce « saint non
canonisé » (comme tant de fidèles l’appelaient) était l’objet d’une grande
vénération, et ses fidèles formaient une force considérable, par leur simple
nombre. Ils étaient généralement connus sous le nom de « Béguins », un terme
utilisé pendant tout le Moyen Âge pour désigner les membres de nombreux
groupes religieux différents, en particulier des groupes officieux à l’orthodoxie
discutable. À partir de la mort d’Olivi, en 1298, les Béguins du Languedoc
furent considérés avec une suspicion croissante, et les premières tentatives
officielles de les réprimer, en tant qu’hérétiques schismatiques, commencèrent
en 1314. De cette date à la fin des années 1320, la papauté et les inquisiteurs de
Carcassonne et de Toulouse menèrent une campagne contre les Béguins, en
envoyant plus de cent au bûcher, et forçant de nombreux autres à la clandestinité ou à l’apostasie.
Les Béguins du Languedoc sont trop souvent confondus avec leurs
homonymes d’Europe septentrionale, les Béguines des Flandres et
d’Allemagne, ces femmes pieuses dont les vies, bien que parfois controversées,
restaient en général dans les limites admises par l’orthodoxie, et qui demeurèrent finalement dans le giron de l’Église. Les origines de ce nom sont obscures,
mais en Languedoc, contrairement aux Flandres, le terme de Béguins pouvait
s’appliquer tant aux hommes qu’aux femmes2. Cette appellation désignait les
membres du Tiers Ordre franciscain, des laïcs hommes et femmes, partisans les
plus déclarés de Pierre Olivi. Olivi lui-même fit allusion par plaisanterie à sa
tendance à « béguiniser » tous ceux qui se regroupaient autour de lui ou correspondaient avec lui3. Pour se béguiniser, il fallait accepter l’interprétation
radicale que faisait Olivi de la pauvreté franciscaine (qui lui valut des ennuis
déjà de son vivant) ; mais surtout, et de manière plus problématique encore, il
fallait adhérer à sa conception apocalyptique de l’histoire contemporaine. Olivi
exposa cette conception en détail, dans un commentaire sur l’Apocalypse qu’il
1. Des publications récentes en français ont rendu Olivi plus accessible au public français. Le
magnifique ouvrage de David BURR (1976) a été traduit en français par François-Xavier Putallaz,
L’histoire de Pierre Olivi : franciscain persécuté, Fribourg-Paris, 1997. Les actes du colloque de
Narbonne (1998) commémorant le 700e anniversaire de la mort d’Olivi ont été publiés par Alain
Boureau et Sylvain Piron sous le titre Pierre de Jean Olivi (1248-1298) : pensée scolastique, dissidence spirituelle et société, Paris, 1999. De nouveaux articles sur Olivi paraissent régulièrement
sur www.oliviana.org.
2. La meilleure discussion récente des origines de ce mot se trouve chez SIMONS (W.), Cities of
Ladies: Beguine Communities in the Medieval Low Countries, 1200-1565, Philadelphia, 2001,
121-123.
3. Lettre écrite aux fils emprisonnés de Charles II, dont le futur roi de Naples, Robert le Sage, et
Saint Louis de Toulouse, Archiv für Literatur- und Kirchengeschichte des Mittelalters 3, p. 539.
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acheva peu de temps avant sa mort. Selon Olivi et les Béguins, le monde vivait
quasiment ses derniers instants et la bataille apocalyptique du bien contre le
mal pouvait commencer d’un jour à l’autre. Dès 1299, les Béguins proclamaient dans les rues du Languedoc « l’Antéchrist est sur nous ! (ou
presque) »4. En 1305, le transfert de la papauté en Avignon, non loin de leur
région, ne peut qu’avoir renforcé les Béguins dans leur espoir que la bataille
commencerait chez eux : les serviteurs de l’Antéchrist se trouvaient au sein de
la papauté, ou autour d’elle.
Il n’est donc guère surprenant que les autorités ecclésiastiques aient considéré ces hommes et ces femmes comme une menace à mettre à l’index de la
croyance orthodoxe. Cependant, les Béguins étaient fermement ancrés dans
leur environnement urbain du Languedoc, protégés par de nombreux religieux
des couvents franciscains de la France méridionale qui éprouvaient de la
sympathie pour Olivi et ses idées. Les frères de Narbonne et de Béziers étaient
les plus francs partisans d’Olivi et prêchaient devant d’immenses foules, reprenant les thèmes d’Olivi et sa rhétorique enflammée. Par imitation de saint
François, ils portaient des vêtements courts et misérables, souvent troués ; ces
habits devinrent tellement emblématiques de leur pauvreté qu’ils furent
surnommés les « frères aux habits courts »5.
Il ne fut pas plus facile de censurer ces « frères spirituels » après la mort
d’Olivi que de son vivant – d’autant plus que ses partisans le proclamèrent
bientôt saint non canonisé et organisèrent avec succès des pèlerinages sur sa
tombe, à Narbonne. En mai 1318, quand l’Église commença ouvertement à
vouloir supprimer les franciscains spirituels et les Béguins, elle suscita une
résistance dans tout le Languedoc. Cette révolte est le sujet de ma recherche6.
4. « Concilium Provinciale Anno M. CC. XCIX. Biterris celebratum sub Ægidio Narbonensi
archiepiscopo », MARTÈNE (E.) et DURAND (M.), Thesaurus novus anecdotorum, Paris, 1717,
vol. IV, col. 225-228.
5. Voir BURR (D.), The Spiritual Franciscans: From Protest to Persecution in the Century After
Saint Francis, University Park, PA, 2001, et id., Olivi and Franciscan Poverty: The Origins of the
Usus Pauper Controversy, Philadelphia, 1989, en particulier p. 17. Le pape Jean XXII décrivit par
la suite ces habits comme « courts, serrés, étranges et crasseux », dans sa bulle Quorumdam exigit,
EUBEL (C.) dir., Bullarium Franciscanum, Rome, 1898, volume 5, p. 128b.
6. Les résultats approfondis de mes recherches sont à paraître dans So Great a Light, So Great a
Smoke: The Beguin Heretics of Languedoc and their Resistance (1314-1330) (Cornell University
Press) ; ou bien voir ma thèse manuscrite (Northwestern University, 2000). Les sources principales
concernant la résistance des Béguins du Languedoc sont les dépositions qu’ils firent aux inquisiteurs, à Carcassonne et ailleurs. La plupart de ces dépositions se trouvent dans les copies du XVIIe
siècle faites par l’intendant Jean de Doat, qui appartiennent désormais à la Collection Doat,
Bibliothèque nationale de France. Seules certaines dépositions ont été publiées (notamment par
MANSELLI (R.), Spirituali e beghini in Provenza, Rome, 1959). D’autres dépositions se trouvent
dans le Livre des Sentences de Bernard Gui, British Library Additional Manuscript 4697. Le Liber
Sententiarum de Gui fut publié au XVIIe siècle par Philipp van Limborch ; il a récemment fait
l’objet d’une superbe nouvelle édition : PALES-GOBILLIARD (A.) : Le livre des sentences de l’inquisiteur Bernard Gui (1308-1323), Paris, 2002.
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Une veuve du Bourg de Carcassonne, Jacma Sobirana, décrivait ainsi sa
réaction à la persécution en ces termes émouvants : « Quand elle entendit pour
la première fois leur condamnation, son cœur se demanda comment une
lumière aussi grande que celle qu’ils avaient révélée pouvait se changer si vite
en une si grande fumée »7. Ces paroles sont celles de nombreux autres Béguins
et de leurs sympathisants. Les frères spirituels étaient l’objet d’une vénération
profonde pour leur pratique de la pauvreté franciscaine absolue : leur sainteté
répandait une « grande lumière » sur ceux qui les entouraient. Tandis que se
multipliaient les fumées des bûchers de leurs amis, parents et maîtres vénérés,
les Béguins surmontèrent leur surprise et leur détresse initiales pour réagir
rapidement. Un réseau de demeures sûres s’établit dans la région et les sympathisants des fugitifs les aidèrent avec une grande ingéniosité.
Les Béguins eurent recours à des subterfuges, à la fuite, à la satire et à
d’autres méthodes clandestines pour échapper aux inquisiteurs du Languedoc
qui les recherchaient ; James Given a bien défini ces méthodes comme les
« armes des faibles véritables »8. Pourtant, ce qui permit au bout du compte
aux Béguins de survivre et de résister, ce fut leur ferveur pour leur cause. La
notion radicale de pauvreté qui inspirait ces franciscains joua un rôle crucial,
tout comme l’idéologie apocalyptique d’Olivi. Comme la position des Béguins
devenait toujours plus précaire, et que les symboles ostentatoires comme les
« habits courts » représentaient un trop grand danger, les Béguins cherchèrent
d’autres symboles, plus discrets et faciles à cacher.
Le symbole le plus important et le plus fort des Béguins du Languedoc fut
sans doute celui qu’ils empruntèrent à leurs voisins aux croyances plus orthodoxes, après adaptation. Les chrétiens médiévaux de toute sorte vénéraient les
reliques des saints, et les Béguins ne faisaient pas exception – mais les
« saints » qu’ils vénéraient le plus étaient hérétiques. Pierre Olivi était le
premier d’entre eux, bien sûr. Les Béguins se rendaient régulièrement sur sa
tombe à Narbonne et affirmaient leur croyance en sa sainteté dans leurs dépositions devant les inquisiteurs. La vénération pour Olivi était déjà suspecte, mais
un culte encore plus dangereux apparut après le début de la persécution. Les
quatre frères franciscains brûlés à Marseille en 1318 furent rapidement considérés comme des martyrs et révérés en tant que tels. Bernard Gui, qui interrogea de nombreux Béguins, suggéra aux autres inquisiteurs de demander à un
Béguin ou sympathisant présumé : « savait-il que certains frères mineurs
avaient été condamnés comme hérétiques à Marseille, et avait-il cru, ou
7. A principio quando audivit eorum condemnationem cor suum incepit admirari qualiter tam
magnum lumen quam magnum ostendebant esset ita cito conversum in tam magnum fumum, Jacma
Sobirana, Doat vol. 28, f. 212v.
8. J. Given reprend la formule de James Scott sur les « Armes des Faibles » (GIVEN (J.),
Inquisition and Medieval Society: Power, Discipline, and Resistance in Languedoc, Ithaca, NY,
1997, p. 109 ; SCOTT (J.C.), Weapons of the Weak: Everyday Forms of Peasant Resistance, New
Haven, 1985).
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croyait-il qu’ils étaient de saints martyrs catholiques, ou savait-il et avait-il
entendu dire par d’autres personnes qu’ils étaient considérés comme de saints
martyrs ? »9. De très nombreuses personnes répondaient par l’affirmative.
Rapidement, une nouvelle catégorie de « saints non canonisés » rejoignit
Pierre Olivi et les quatre frères de Marseille dans les prières des Béguins : les
beguini combusti ou « Béguins brûlés ». Les bûchers se multiplièrent, d’abord
à Narbonne, puis à Béziers, Capestang, Pézenas, Agde, Lodève, Lunel,
Carcassonne, Avignon et Toulouse. Comme la documentation des Sermons
généraux des inquisitions languedociennes est incomplète, il est difficile de
déterminer le nombre précis de Béguins ainsi brûlés ; cependant, nous savons
avec certitude qu’il dépassait cent personnes, voire atteignait cent dix10.
Presque tous les Béguins dont les dépositions nous sont parvenues mentionnaient les Béguins brûlés. Il s’agissait sans doute d’une réponse aux questions
des inquisiteurs, qui se montraient extrêmement intéressés par ces Béguins.
Beaucoup de personnes interrogées répondaient que selon elles, les beguini
combusti avaient été injustement condamnés. Peire Espere-en-Diu déclara aux
inquisiteurs de Carcassonne qu’il avait entendu un sermon du prêtre béguin
Bernard Maury, peu de temps après l’exécution sur le bûcher à Narbonne d’un
certain frère Mai, particulièrement bien aimé. Bernard évoquait les paroles du
religieux, que le greffier inquisitorial nota dans le procès-verbal : Pour ordi et
pour brun voulent lassar cremar aqueste gent marida, sont bien malestruc
(« pour du grain et de la bure, ils veulent faire brûler ces pauvres gens, ils sont
bien mal avisés »). En entendant cela, Peire se dit Hé, santa Maria, vere iste
bone gentes moriuntur a grant tort (« Par la Vierge Marie, en vérité ces bonnes
gens meurent d’une mort très injuste »). Pour Peire, ces personnes étaient
condamnées et brûlées à tort11. De nombreux sympathisants des Béguins
allèrent plus loin, même dans leurs dépositions, déclarant que leurs amis et
9. Bernard Gui, Manuel de l’Inquisiteur. Traduit et présenté par MOLLAT (G.), 2 vols. (Paris,
1926-27). Voir volume 1, 161-164.
10. Voir So Great a Light, So Great a Smoke: The Heresy and Resistance of the Beguins of
Languedoc (1314-1330), Appendice B, Ph.D. dissertation, Northwestern University, 2000, 321322.
11. Cette allusion au « grain » fait référence à l’insistance pontificale sur les greniers franciscains, exprimée dans Quorumdam exigit (1317). Les vêtements courts de ces Franciscains étaient
fait de tissu non teint, et les Béguins portaient du tissu marron, semblable à du jute. MANSELLI,
Spirituali e beghine in Provenza, Rome, 1959, p. 327. J. Given propose une traduction différente
du même texte, mais il s’agit d’une erreur, à mon sens. Tout dépend de la ponctuation, et du sens
du mot marida. Ce ne sont pas les « gens mariés » qui sont malestruc, mais ceux qui veulent les
brûler (GIVEN (J.), Inquisition, p. 76, n. 22). Je suis donc la traduction de Jean Duvernoy, pour qui
marida signifie « malheureux » ou « pauvre » (MANSELLI (R.), Spirituels et béguins du Midi,
traduit par DUVERNOY (J.), Toulouse, 1989, p. 324, n. 11). Voir aussi GODEFROY (F.), Lexique de
l’Ancien Français (réédition Paris, 1994) p. 321. Déposition de Maury : volume 35 de la
Collection Doat, Bibliothèque nationale de France, f. 21r-45v, qui figure dans MANSELLI (R.),
Spirituali, p. 328-344. La citation se trouve à la p. 331.
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voisins étaient injustement condamnés, mais aussi qu’il étaient des sanctos
martires, des saints martyrs du Paradis, comme ceux de Marseille. Les
exemples sont trop nombreux pour être examinés en détail, mais un seul
suffira : Raimon de Buxo, qui témoigna devant Bernard Gui à Pamiers en
1322, déclara que « parmi les Béguins, il est dit d’habitude qu’ils étaient de
glorieux martyrs »12. Parfois, certains Béguins étaient considérés comme particulièrement saints. Une jeune femme nommée Amegiardis fut brûlée à
Béziers ; elle n’avait que quinze ans. Ceux qui assistèrent à son exécution
furent frappés par sa dignité (dicta iuvencula patienter suum martirium sustinerat) et l’un des témoins de la scène remarqua bien le croy de la sancte13.
L’une des Béguines brûlées à Lunel fut aussi l’objet d’une vénération particulière de nombreuses personnes, dont le frère spirituel franciscain Raimon de
Johan. Berenguier Jaoul se souvenait que tout le monde parlait d’elle : elle était
sancta Astruga et martir14. Quand il en parla à Manenta Arnaut par la suite, il
déclara que la mort d’Astruga et des autres personnes brûlées avec elle était
« très belle à voir », car elles avaient supporté la douleur en silence et avec une
grande endurance15.
Dans son analyse des techniques inquisitoires de châtiment, James Given
décrit la mise en scène du Sermon général comme faisant partie d’un
« spectacle du châtiment » durkheimien. Ce « spectacle contesté », comme il
l’appelle, s’applique particulièrement aux Béguins ; nombre d’entre eux
semblent être parvenus à des conclusions peu appréciées des inquisiteurs16.
Ainsi, les hérétiques brûlés n’étaient pas considérés comme des criminels
justement punis, mais des victimes de la force et la puissance des inquisiteurs
(et avec eux, de l’Église). Je souhaiterais aller plus loin. Les inquisiteurs ne
désiraient sûrement pas que les beguini combusti deviennent des saints
populaires. Cependant, pour les Béguins, leur persécution n’était pas seulement
un fait qui renforça la résolution de nombreux fidèles : elle jouait aussi un rôle
12. Philipp van Limborch, Historia inquisitionis, cui subjungitur Liber sententiarum inquisitionis Tholosanae ab anno Christi MCCCVI ad annum MCCCXXIII, Amsterdam, 1692, p. 299.
Raimon de Buxo, Béguin déclaré, abjura son hérésie en 1322, mais monta sur le bûcher une année
plus tard, à Carcassonne (Voir BURNHAM (L.), Ph.D. dissertation, Appendice A, ligne 57).
13. Doat 28, f. 232.
14. MANSELLI (R.), Spirituali, 314.
15. Doat 27, f. 81.
16. J. Given donne deux exemples de spectateurs béguins assistant à des sermons inquisitoriaux
pour « s’instruire » des crimes que l’on châtiait. Raimon de Buxo, de Belpech, membre du Tiers
Ordre, se déguisa pour pouvoir assister à un grand nombre de ces sermons, et Peire Tort revint du
sermon de Pézenas persuadé que certaines des personnes exécutées l’avaient été à juste titre
(GIVEN (J.), Inquisition, p. 76, Limborch, p. 301 et 328). Cependant, bien que l’un ou l’autre de ces
deux Béguins aient pu mentionner ces anecdotes comme circonstances atténuantes dans leurs
dépositions de 1321, ils ne parvinrent pas à échapper aux inquisiteurs : Raimon de Buxo mourut
sur le bûcher, et Tort fut emprisonné à Carcassonne. (BURNHAM (L.), Ph.D. dissertation, Appendice
A, ligne 57, Limborch, p. 331-332).
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direct dans le scénario prédit par le commentaire de l’Apocalypse d’Olivi. La
persécution n’était pas seulement injuste, elle était nécessaire. Le sang de ces
martyrs, fécondant leur Église, était aussi un signe nécessaire et attendu,
annonçant un âge meilleur. Le « regard apocalyptique » que jetaient les
Béguins sur le martyre de leurs proches influait grandement sur leur perception
des événements. Comme le note Claudia Rattazzi, les Béguins « projetaient
leur persécution dans le royaume de l’histoire sainte : la résistance était non
seulement impérative, mais aussi sanctifiante »17. Dans le cas des Béguins, la
mise en scène des Sermons généraux et le spectacle horrible de leurs parents et
amis brûlés vifs sur le bûcher ne les inquiétait ni ne les dissuadait. Utilisée
comme propagande par les Béguins, la répression révélait le caractère charnel
de l’Inquisition (et, par extension, de l’Église), dénonçait ses responsables
comme les ennemis de l’Église spirituelle, et poussait à l’action même les
croyants ou sympathisants tièdes18. Utilisée comme propagande par les inquisiteurs, la répression entraîna donc un retour de flamme, si l’on nous passe
l’expression. Une fois les premiers Béguins brûlés, qui parmi eux pouvait
douter plus longtemps que le Pape (qui les condamnait implicitement) était
l’Antéchrist mystique annoncé par Olivi ? Ou que l’Église était la putain de
Babylone ? Les bûchers déclenchèrent un incendie que les inquisiteurs ne
pouvaient prévoir.
Comme ses collègues inquisiteurs, Bernard Gui s’intéressait considérablement aux pratiques des Béguins. Une fois qu’il avait établi que, pour le prisonnier en face de lui, les Béguins exécutés n’étaient pas des hérétiques mais des
saints martyrs, il posait une autre question, dont dépendait la vie de la personne
interrogée : « par dévotion ou révérence, avait-il conservé des ossements,
cendres, ou quoi que ce soit d’autre des condamnés brûlés, pour en faire des
reliques ? » La conservation des reliques hérétiques revêtait une importance
17. RATTAZZI PAPKA (C.), Fictions of Judgment: The Apocalyptic ‘I’ in the Fourteenth Century,
Ph.D. dissertation, Columbia University, 1996, p. 133. Elle appelle ce phénomène « l’impasse du
discours apocalyptique dans le mode chrétien ».
18. Je suis ici la définition de la propagande donnée par Robert Lerner : « La propagande est
inquiétante en ce qu’elle révèle, dénonce et soulève : c’est-à-dire qu’elle exprime des vérités
longtemps cachées ou jusque-là inconnues, identifie des ennemis et inspire des émotions collectives. La propagande peut servir à recruter chez les incroyants, mais elle n’a pas besoin d’être
conçue dans ce but au départ ; elle peut aussi servir à soutenir le moral des convertis. De même, la
propagande vise à influencer la conduite d’une personne, mais pas nécessairement la pousser à la
violence » (les italiques sont de Lerner) : LERNER (R.), « Writing and Resistance among Beguins of
Languedoc and Catalonia », Heresy and Literacy (1000-1530), dir. BILLER (P.) et HUDSON (A.),
p. 186-204, Cambridge, 1994, à la p. 187. J. Given observe à juste titre que les inquisiteurs entendaient mettre leurs châtiments en scène devant un vaste public dans un but de propagande, en
faveur d’un « ordre spirituellement correct ». Cette propagande affectait peut-être davantage les
membres du « public » penchant vers l’orthodoxie, ou ceux dont les sympathies tendaient vers le
catharisme ou vers un prédicateur vaudois errant. Pour les personnes déjà imprégnées d’idées
béguines, le message des inquisiteurs était retourné et devenait de la propagande pour la résistance.
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capitale pour la résistance des Béguins, comme de nombreuses dépositions en
attestent19. Les prédicateurs anti-Béguins semblent, dans leurs sermons, avoir
considéré la conservation de ces reliques comme un acte particulièrement
coupable20. Dans une affaire complexe, Raimon Belet de Pézenas fut accusé à
tort d’hérésie, et l’une des inculpations détaillées par ses ennemis l’accusait de
possession et vénération de reliques béguines. À l’appui de ces dires, ces
personnes firent état d’une de ses déclarations : « Je réunis les ossements de
ces véritables martyrs morts sur le bûcher, car ils avaient une foi plus pure que
ceux qui les ont brûlés ; en ceci je crois et pense qu’ils étaient les meilleurs
chrétiens, et ont été brûlés avec grand préjugé et contre justice. Je crois qu’ils
sont des martyrs, loue leur foi, et crois qu’ils sont au Paradis »21. Raimon Belet
n’était pas hérétique, semble-t-il, mais ses accusateurs devaient porter contre
lui des accusations crédibles pour être entendus. Une partie importante des
Béguins témoignant devant des inquisiteurs admirent avoir possédé ou vu des
ossements, cendres et autres reliques22.
Il existe une autre affaire pour laquelle nous disposons de sources
abondantes. En 1319 et 1320, de nombreux Béguins furent arrêtés et interrogés
19. Cette pratique n’était pas propre aux Béguins. Les Lollards tardifs collectionnaient aussi les
reliques. THOMSON (J.A.F.), The Later Lollards, 1414-1520, Oxford, 1965, p. 240. Au milieu du
XVIe siècle, des protestants réunirent les os et les cendres de John Rogers, chanoine de la cathédrale Saint Paul de Londres et opposant farouche au régime catholique de la reine Mary, et « les
enveloppèrent dans du papier pour les préserver » : BALDWIN SMITH (L.), Fools, Martyrs, Traitors:
the Story of Martyrdom in the Western World, New York, 1997, p. 202. Fait rapporté par l’ambassadeur d’Espagne, Ambassades de Noailles, Ambassades en Angleterre, dir. DE VERTOT (R.A.),
Leyden, 1743, vol. 4; Calendar of State Papers, Spanish, vol. 13, p. 138.
20. Berengaria Domergue Veyrier, de Narbonne, femme de Guilhem Domergue Veyrier, qui fut
longtemps fugitive, reçut un os d’un prêtre inconnu et le garda dans sa bourse ; elle affirma l’avoir
conservé seulement jusqu’au jour où elle entendit un sermon dans l’église Saint-Just de Narbonne.
Craignant d’être prise avec cette relique, elle la jeta sur le sol de l’église (Doat 28, f. 122r).
21. Doat 27, f. 205v. Raimon Belet fut finalement acquitté de l’accusation d’hérésie et ses
accusateurs furent convaincus de faux témoignage. Les accusations d’hérésie permettaient
d’entacher la réputation d’un ennemi, mais dans ce cas précis, la manœuvre échoua.
22. Les exemples sont légion. Jacme Castillon avait vu des os de Béguins « qu’il croyait alors
être des reliques de saints véritables, ceux qui avaient été brûlés » (Doat 28, f. 120r-v) ; Pons
Helias, de Lauran, conservait un petit os, comme une relique (Doat 28, f. 119r) ; Peire Morier, de
Belpech, conservait des ossements de Lunel à côté d’une torche, placés devant un crucifix à son
domicile (P. van Limborch, p. 305) ; Bernard de Na Jacma, de Belpech, embrassait les os du frère
Mai et de Peire de Fraxino (mais il affirma à l’inquisiteur qu’il l’avait fait sans dévotion) ;
Bernarda et Raimon d’Antusan conservaient des reliques chez eux, auxquelles ils vouaient une
grande vénération (P. van Limborch, p. 310 et 313) ; quelqu’un avait donné des reliques à
Ermendgartz Arnatfreydi (Doat 27, f. 159v) ; Peire Guiraut possédait des reliques de Lunel
(P. van Limborch, p. 390) ; R. Amalfreydi, un prêtre, aurait possédé des cendres et des ossements
(MANSELLI (R.), Spirituali, p. 307) ; selon Berenguier Jaoul, de Lodève, Peire Arrufat (brûlé par la
suite à Carcassonne) avait pris le corps entier d’une femme brûlée à Lunel (MANSELLI (R.),
Spirituali, p. 315) ; Amoda Sepian, qui n’avait jamais vu de telles reliques, admet cependant que si
cela avait été le cas, elle les aurait vénérées comme saintes (Doat 28, f. 239r).
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à Lodève par les vicaires généraux de l’évêque de Lodève. Nombre d’entre eux
abjurèrent leur hérésie, mais d’autres, dix-sept peut-être, s’y refusèrent. Les
récalcitrants, dont certains étaient originaires de Montpellier ou d’autres
endroits, furent envoyés à la prison de l’évêché à Maguelone, près de
Montpellier. Bien que les sources divergent sur l’identité précise des prisonniers, il est probable que leur groupe comptait au moins dix hommes et sept
femmes23. Plusieurs témoignages mentionnaient « deux saintes femmes de
Lodève », Esclarmonda Durban et une certaine Astruga ; les habitants de
Lodève citaient aussi Johan Durban, Johan Holier (ou Essorban) et un prêtre
nommé Peire Brun24.
À la fin de l’été ou à l’automne 1321, ces dix-sept Béguins furent condamnés
dans un sermon général à Maguelone25. Remis au bras séculier, les Béguins ne
furent cependant pas brûlés immédiatement, mais furent transférés à Lunel, sur
la route de Nîmes. Ce retard permit aux sympathisants béguins de Montpellier
ou Mauguio d’envoyer une lettre aux Béguins de Lodève, annonçant l’exécution imminente des dix-sept accusés à Lunel, et incitant les fidèles à venir y
assister26. Au moins six Béguins de Lodève et de Clermont-l’Hérault répondirent à cet appel : deux des frères d’Esclarmonda Durban, Bernard et Raimon ;
Bernard Malaura, boucher, et Berenguier Jaoul, marchand, de Lodève ; un
fabriquant de parchemin nommé Berenguier Rocha, et un certain Martin de
Sant Antoni (ou Alegre), tous deux de Clermont-l’Hérault27. Ils ne voyagèrent
pas de concert, peut-être pour des raisons de sécurité, mais semblent être partis
par deux. À Lunel, cependant, ils assistèrent tous ensemble à l’exécution des
dix-sept Béguins.
Le lendemain matin, les spectateurs rentrèrent chez eux de très bon matin et
longèrent le cimetière où avait eu lieu l’exécution. Tous les Béguins étaient
morts, mais plusieurs de leurs corps étaient intacts ; l’endroit n’était apparem-
23. Cette conclusion est tirée du martyrologe béguin (BURNHAM (L.), Ph.D. dissertation,
Appendice A, lignes 22-27), qui commet souvent des erreurs sur les noms précis des personnes,
mais indique clairement frater ou soror.
24. Tous ne furent pas brûlés à Lunel, cependant. Le martyrologe béguin atteste que Johan
Durban mourut à Capestang, et Peire Brun à Béziers (B URNHAM (L.), Ph.D. dissertation,
Appendice A, lignes 11, 15).
25. Le témoignage de Na Prous Boneta indique clairement que le sermon général, auquel était
attaché une indulgence, fut prêché à Maguelone même : MAY (W.H.), « The Confession of Prous
Boneta, Heretic and Heresiarch », Essays in Medieval Life and Thought, dir. EVANS (A.P.), p. 3-30,
New York, 1955, à la p. 8.
26. Bernard Peyrotas n’écrivit pas la lettre lui-même, mais savait qui l’avait rédigée (MANSELLI
(R.), Spirituali, p. 318).
27. Berenguier Jaoul mentionne aussi que Peire Arrufat, de Narbonne, brûlé par la suite à
Carcassonne, se rendit également à Lunel (MANSELLI (R.), Spirituali, p. 315).
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ment pas gardé28. Au moins quatre des visiteurs de Lodève, et peut-être tous les
six, entrèrent dans le cimetière et désossèrent certains cadavres encore identifiables. Craignant vivement d’être pris, ils emportèrent les os et la chair, les
mirent dans un petit sac, et continuèrent jusqu’à une auberge de Montpellier,
où ils se partagèrent les reliques (avec d’autres sympathisants béguins de
Montpellier, probablement). Nous savons qu’ils prirent des morceaux du
cadavre d’Esclarmonda Durban, parce que ses deux frères rapportèrent ses os
et sa chair chez eux ; Martin de Sant Antoni prit son cœur29.
Ces fragments étaient manifestement considérés comme des reliques, dotées
de toutes les qualités de la chair sainte. Les chasseurs de reliques les rapportèrent chez eux, où ils les enchâssèrent. Bernard Durban les mit sur le mur de sa
maison et Berenguier Rocha inséra un morceau de chair dans une écorce de
grenade, qu’il garda sur une étagère ou une table. Ses compagnons lui avaient
dit qu’elle ne s’abîmerait pas, car il s’agissait de la relique d’un saint. Lorsque
Berenguier découvrit par la suite qu’elle avait pourri, il déclara à l’inquisiteur
qu’il l’avait jetée. Bernard Peyrotas, qui n’assista pas à l’exécution de Lunel,
put néanmoins voir ces saintes reliques : il embrassa avec vénération le cœur
d’Esclarmonda Durban, et pria Martin de le lui donner, ou au moins de lui en
donner la moitié, mais Martin refusa. Peyrotas possédait déjà une petite collection d’os de Béguins brûlés à Béziers ; il les embrassait aussi, et les portait sur
lui « avec vénération, comme les reliques de saints martyrs »30. Jacma Lauret,
qui ne s’était pas rendue à Lunel, reçut également un sac d’os, et un sein de
femme. Elle affirma les avoir jetés aux cochons quand elle découvrit qu’elle
pourrait être brûlée pour les avoir possédés – cependant, les inquisiteurs les
découvrirent chez elle et elle fut forcée de les identifier31. Peire Arrufat, qui
finit sur le bûcher à Carcassonne, détenait la tête d’une Béguine (peut-être
Esclarmonda ou Astruga, brûlée à Lunel), qu’il avait montrée à Raimon
d’Antusan, de Cintegabelle32. À l’instar de Bernard Peyrotas, Guilhem Serallier
28. Selon J. Given, cette attitude « décontractée » des inquisiteurs peut s’expliquer par le fait
que les exécutions proprement dites ont été menées par les autorités séculières, moins vigilantes
que les inquisiteurs ne l’auraient été (GIVEN (J.), Inquisition, p. 77). Les inquisiteurs et les autorités
séculières peuvent tout simplement avoir été pris par surprise : les cathares et les vaudois du Midi
ne semblent pas avoir collectionné les reliques. Dans le cas des cathares, ce pourrait être dû à leur
théologie dualiste. Dans les comptes rendus de l’Inquisition de Carcassonne, on relève une allusion
aux trois serviteurs payés pour garder l’estrade des inquisiteurs pendant « un jour et une nuit »,
mais nulle mention d’une garde éventuelle sur le site de l’exécution des Béguins (Doat 34, f.
221v.).
29. Bernard Malaura, boucher de son état, identifia les parties qu’il prit par leurs termes
techniques : levada ou mezina (MANSELLI (R.), Spirituali, p. 313 transcrit alezina mais l’examen du
manuscrit, Doat 28, f. 18r, révèle qu’on doit lire mezina). Il pourrait s’agir soit des viscères, soit du
torse (AVRIL (J.T.), Dictionnaire Provençal-Français, Apt, 1839).
30. MANSELLI (R.), Spirituali, p. 317.
31. MANSELLI (R.), Spirituali, p. 310.
32. P. van Limborch, 312. Selon une autre source, il possédait le corps entier : MANSELLI (R.),
Spirituali, p. 315.
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porta ses reliques sur lui dans une petite bourse pendant un an et demi33. Quand
on lui demanda pourquoi il avait conservé ces reliques (qui se trouvaient dans
une cache de sa maison), Raimon Durban répondit qu’« au moment où il les
avait prises, il avait espéré qu’un jour sa sœur, et les autres Béguins brûlés,
seraient vus comme des gens de bien ; mais aujourd’hui, il ne pouvait espérer
que ce serait le cas, car il voyait les gens de bien persécutés avec tant de
véhémence. »34
En d’autres temps et d’autres lieux, on vérifiait l’authenticité des reliques par
des procédures complexes, la multiplication des miracles ou même des ordalies
par le feu ; en Languedoc en revanche, on s’interrogeait sur l’authenticité des
saints 35. En portant les ossements hérétiques à son visage et à ses yeux,
Galharda Fabre (femme d’un notaire d’Olargues) pria « si vous êtes vraiment
les os d’un saint, aidez-moi ! »36. Par leur ampleur, les persécutions jetèrent le
doute dans l’esprit des moins fervents, mais contribuèrent certainement à
endurcir de nombreux Béguins. Galharda Fabre, incertaine de la sainteté des
Béguins brûlés, traitait néanmoins leurs restes avec respect et espoir pieux.
Maria de Sers, de Cintegabelle, exprima un sentiment similaire : quelqu’un lui
apporta une relique protégée dans un tissu de feutre ; elle la prit avec dévotion,
l’embrassa avec vénération et l’emporta avec elle. Lorsqu’elle montra ses
reliques à une autre personne, celle-ci déclara « si elles peuvent nous aider,
qu’elles nous aident avec Dieu »37. La simple existence du fragment pouvait
attester de sa sainteté : de véritables hérétiques auraient dû se consumer entièrement dans le feu38.
Ce n’étaient pas seulement les reliques corporelles des Béguins brûlés qui
étaient préservées et honorées. Au mois de janvier 1321, à Béziers, Bernard
Peyrotas vit les vêtements des Béguins brûlés, qui avaient été achetés à
l’exécuteur. Il les rapporta à Narbonne, sans doute pour les distribuer aux
33. MANSELLI (R.), Spirituali, p. 325.
34. MANSELLI (R.), Spirituali, p. 318-319.
35. Voir HERRMANN-MASCARD (N.), Les reliques des saints : formation coutumière d’un droit,
Paris, 1975, p. 106-142. Voir aussi HEAD (T.), « Saints, Heretics and Fire : Finding Meaning
through the Ordeal », Monks and Nuns, Saints and Outcasts: Religious Expression and Social
Meaning in the Middle Ages, ROSENWEIN (B.) et FARMER (S.) dir., Ithaca, 2000, p. 220-238.
36. Doat 28, f. 126 r.
37. Maria nomma cette personne dans son témoignage originel, mais la culpa conservée par
Bernard Gui l’omet. Maria fait peut-être référence à Galharda Fabre, même si Cintegabelle (au sud
de Toulouse) se trouve à une grande distance (110 kilomètres) d’Olargues (dans l’Espinouse, au
nord-ouest de Narbonne).
38. Adémar de Chabannes remarqua par exemple que les hérétiques brûlés à Orléans en 1022
étaient complètement réduits en cendres, et Walter Map fit une observation similaire concernant
l’exécution des « Patarines » de Vienne, en 1182. Les reliques saintes, comme les corps des saints
auxquels elles appartenaient, « ne seraient jamais soumises aux feux du purgatoire », et pourraient
même repousser les flammes ordinaires (HEAD (T.), « Saints, Heretics, and Fire », p. 230, 234235).
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Béguins narbonnais. Manenta Arnaut, épouse d’un cordonnier de Lodève et
belle-sœur de l’une des femmes brûlées à Lunel, conserva comme relique un
livre qui lui avait appartenu. Pour atténuer sa faute, elle déclara qu’elle-même
ne vouait aucune dévotion à cet ouvrage, contrairement à d’autres personnes39.
D’autres Béguins recueillaient des reliques plus émouvantes encore : la fille
d’un Béguin fervent vénérait un anneau de fer qui avait servi à entraver les
Béguins brûlés à Capestang40. Une autre personne conservait du bois pris au
bûcher de frère Mai, à Narbonne41.
Les sources indiquent clairement que les Béguins considéraient ces martyrs
comme les égaux des saints officiels de l’Église, en sainteté et en pouvoir.
Bernard Peyrotas, l’un des Béguins les plus actifs en ce temps de persécutions,
voyagea aux quatre coins du Languedoc, rendant visite aux Béguins et témoignant de leur martyre. À Béziers, il vit un petit volume de parchemin, sur
lequel étaient inscrits tous les noms des Béguins brûlés42. Bernard Gui, qui
considérait ce martyrologe comme un calendrier, pensait que les Béguins s’en
servaient dans leurs litanies43. Il avait sûrement vu un de ces documents écrit
par un Béguin relaps, Peire Domergue, condamné à Toulouse en 1322. Selon la
déposition de Domergue : « Il avait entendu, et il connaissait de mémoire les
noms [des personnes condamnées], et il osa les écrire comme une litanie, qu’il
rédigea de sa main, parmi les saints martyrs, les vierges et les confesseurs,
selon la coutume ecclésiale, disant cette litanie tantôt à voix haute, tantôt à
voix basse, demandant les prières et l’intercession de ces damnés à de
nombreuses reprises et en de nombreuses occasions ; et il croyait que ces
prières avaient de la valeur pour Dieu, comme il le jurait. Il inscrivit les noms
d’environ soixante-dix de ces damnés dans la litanie, de sa propre main »44.
Ces calendriers ajoutant les noms des beguini combusti à ceux des saints
conventionnels ne nous sont apparemment pas parvenus, mais Peire Guiraut de
Gignac avait vu une litanie composée exclusivement de noms de Béguins45. Un
martyrologe de ce type est conservé dans un manuel inquisitorial copié au
39. MANSELLI (R.), Spirituali, p. 311. Manenta fut libérée avec un châtiment symbolique lors de
sa confession (1323), fut reprise en 1325 et mourut en prison relapse. Ses os furent exhumés et
brûlés (Doat 27, f. 98v-99r).
40. Flours Baron, de Montréal, fille de Peire Baron, chez qui Raimon de Johan se réfugia.
41. Raimon d’Antusan, de Cintegabelle (P. van Limborch, 310).
42. MANSELLI (R.), Spirituali, p. 318.
43. Manuel 1, 134-135.
44. P. van Limborch, p. 385-386. Ce récit s’ouvre sur une déclaration selon laquelle Peire
Domergue prétendait être alienatum a sensu en rédigeant sa litanie, ce qui constitue pour J. Given
une tentative ratée de plaider la folie (GIVEN (J.), Inquisition, p. 96). Pourtant, nous verrons que
cette pratique n’était pas très éloignée de la vérité ; de fait, une telle liste de martyrs est insérée
dans le martyrologe béguin conservé à Wolfenbüttel qui contient 71 noms antérieurs au décès de
Peire Domergue (BURNHAM (L.), Ph.D. dissertation, Appendice A, lignes 1-44, mise à part la
femme de Peire Arrufat, qui ne fut brûlée qu’en 1329).
45. P. van Limborch, p. 390.
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concile de Bâle (XVe siècle)46. Ce manuscrit, qui se trouve actuellement à
Wolfenbüttel, contient un martyrologe saisi en 1352 en possession de deux
religieux condamnés à mort par la suite. Contrairement au calendrier de Peire
Domergue, le martyrologe de Wolfenbüttel contient uniquement les noms de
Béguins ou de frères spirituels et n’est pas intégré à un calendrier conventionnel des saints de l’Église. Ce martyrologe s’ouvre sur les quatre religieux
brûlés à Marseille en 1318, et s’achève sur des victimes de Barcelone,
Carcassonne et Toulouse en 1347 ; néanmoins, il est manifeste que nul ne
gardait de trace précise des exécutions en Languedoc, après 1323. Le martyrologe énumère seize Béguins brûlés en Languedoc entre 1318 et 1327, et onze
autres ailleurs ou à une période ultérieure. Ce document ne mentionne pas tous
les éléments connus, et selon d’autres sources, toutes les listes des martyrs ne
sont pas parfaitement exactes47. Cependant, dans l’ensemble, les noms, les
dates et le nombre des personnes brûlées correspondent à ceux que nous
46. B URNHAM (L.), Ph.D. dissertation, Appendice A, « Martyrology », Herzog-AugustBibliothek, Helmstedt MS. 1006, f. 12v-13v. Je remercie Robert Lerner d’avoir porté ce manuscrit
à ma connaissance, et Alexander Patschovsky de m’avoir généreusement fourni sa transcription
des documents. Le texte du martyrologe est inclus dans les actes du procès de fraticelli spirituels,
Johannes Godulchi de Castiglione et Franciscus de Arquata (1354), tous deux arrêtés à Montpellier
et brûlés en Avignon (voir Raynaldi, 1354, XXXI). Le procès couvre les folios 9v-26v. Le manuscrit, que j’ai examiné, est en mauvais état (dégât des eaux) mais le martyrologe constituait visiblement une partie d’un libellus trouvé sur l’un des deux religieux, contenant également une
profession de foi des Béguins, vers 1325. Voir le catalogue de VON HEINEMANN (O.), Kataloge der
Herzog-August Bibliothek Wolfenbüttel, Die Helmstedter Handschriften 3 (Frankfurt am Main,
1965), p. 3-5. Un autre manuscrit du martyrologe se trouve à Prague, Université de Prague IV. B.
15, f. 304r-315r : voir TRUHLAR (J.), Catalogus Codicum Manu Scriptorum Latinorum (Prague,
1905), p. 249, no.617. Il existe d’autres témoignages sur le procès, mais sans le texte du martyrologe. Voir PATSCHOVSKY, « Strassburger Beginenverfolgungen im 14. Jahrhundert », Deutsches
Archiv für Erforschung des Mittelalters 30, 1974, p. 56-198, à la p. 110, n. 136 ; LERNER, « New
Evidence for the Condemnation of Meister Eckhart », Speculum 72, 1997, p. 347-366, à la p. 352,
n. 15, et PERARNAU, « Documents de tema inquisitorial del bisbe de Barcelona, Fra Ferrer d’Abella
(1334-1344) », Revista Catalana de Teologia 5, 1980, p. 443-478, à la p. 452, n. 29. Un troisième
manuscrit contient un texte en lien avec ce procès mais non identique : Escorial MS. N. I. 18. Ce
texte diffère principalement par son organisation différente (par ville, et non par jour ou date) ; il
ne s’agit donc que d’une liste de martyrs, et non d’un martyrologe précis utilisé pour commémorer
les jours de fête de ces martyrs. Le texte est de la main de Nicolau Eimeric, dans une note marginale de l’une des premières copies de son Directorium Inquisitorum. Une version de cette liste de
martyrs figure dans PUIG I OLIVER (J.), « Notes sobre el manuscript del Directorium Inquisitorum
de Nicolau Eimeric conservat a la Biblioteca de l’Escorial (ms. N. I. 18) », Arxiu 19, 2000, p. 538539. Ce texte contient certaines variantes de noms, et mentionne la mort de Johannes Godulchi de
Castiglione et de Franciscus de Arquata. Ainsi, le manuscrit de la liste des martyrs examiné par
Eimeric devait provenir d’une source différente de celle des martyrologes de Wolfenbüttel et
Prague, même s’ils semblent tous trois avoir été compilés à partir d’une source originale commune.
Je travaille actuellement à la publication d’une édition de ce martyrologe fondé sur les manuscrits
de Wolfenbüttel et Prague.
47. Il manque ceux de 1328 et 1329, ainsi qu’une exécution sans date à Agde, avant 1323. Sur
ces erreurs de nom voir BURNHAM (L.), Ph.D. dissertation, Appendice A.
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connaissons par ailleurs. Le total est indiqué tout à fait à la fin : Summa in
universo centum xiii48, mais pour le Languedoc, les martyrs désignés sont au
nombre de 90, plus quelques autres moins bien identifiés. Ce manuscrit nous
fournit les noms de nombreux Béguins brûlés et non mentionnés dans les
autres sources, mais il confirme aussi la véracité de la déposition de Bernard
Peyrotas et des observations de Bernard Gui. Le souvenir des martyrs béguins
se perpétuait car c’étaient des amis chers, mais on croyait aussi qu’ils avaient
rejoint au ciel les saints dont l’intercession était particulièrement recherchée.
Peire Gastaud de Belpech, par exemple, avoua avoir demandé plusieurs fois
leur intercession49.
Peyrotas exprime ce phénomène de manière encore plus claire : en tant que
prêtre, il disait la messe en l’honneur des Béguins brûlés, utilisant le Commun
des martyrs ; il écrivit même une commémoration spéciale pour ces Béguins,
qu’il disait fréquemment à ses offices du matin et du soir, et en d’autres
occasions. Il connaissait un autre prêtre qui disait une prière semblable50. Dans
son étude sur « la fabrication de la sainteté », A. Kleinberg observe que ce sont
précisément ces activités qui transforment un culte privé en culte public : « les
offices chantés pour un saint, et la solennité des prières »51. En disant la messe
en l’honneur des Béguins brûlés, même en secret à cause des persécutions,
Peyrotas exprimait sa conviction qu’il s’agissait de martyrs véritables, et son
espoir qu’un jour, ils seraient reconnus comme tels.
L’un des aspects les plus intrigants du martyre est son caractère choisi.
Comme le note Lacey Baldwin Smith, nul ne peut être martyr sans vouloir
délibérément mourir – or, la différence entre martyre et suicide est très mince.
Le martyre est aussi, intrinsèquement, un acte politique. Le même auteur écrit :
« En dépit de tous ses accents religieux et téléologiques, le martyre est profondément un spectacle public et politique, le symbole le plus théâtral du défi et
de la condamnation qu’un homme ou une femme peut exprimer, une affirmation de l’individu scellée et sanctifiée par la mort. Le martyre fait vibrer les
cordes spirituelles de notre société, mettant en question l’intégrité collective et
la légitimité du groupe dominant »52. Certains Béguins du Languedoc avaient
48. En fait, cette addition est légèrement erronée. Même sans compter les alii pauperes evangelici qui auraient été brûlés à Capestang avec les deux Béguins nommés, ni le frater Symon extraneus mortuus in carcere, le total se monte à 114. Le nombre 113 fut adopté par Johann Lorenz
Mosheim (De Beghardis et Beguinabus Commentarius, Leipzig, 1790, p. 499 et 632), qui consulta
sans doute Helmstedt MS. 1006, lorsqu’il se trouvait encore à Helmstedt. Pour Wadding, il y eut
114 martyrs (1317, no. 44) : ainsi, ces deux totaux figurent dans LEA (H.C.), A History of the
Inquisition of the Middle Ages, 3 vol., New York, 1887, volume 3, p. 77-78 (Lea cite Wadding de
manière incorrecte, comme « 1317, no. 45 »).
49. P. van Limborch, p. 323.
50. R. MANSELLI, Spirituali, p. 317-318.
51. KLEINBERG (A.), « Proving Sanctity: Selection and Authentication of Saints in the Later
Middle Âges », Viator 20, 1989, p. 183-205, p. 205, n.3.
52. SMITH, Fools, Martyrs, Traitors, p. 10.
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exprimé de façon parfaitement claire qu’ils avaient effectivement choisi de
mourir en martyrs. En 1325, bien après les débuts de la persécution, Na Prous
Boneta déclara à d’autres Béguins lors d’un prêche qu’ils devaient se préparer
à mourir : « Vous devez libérer votre corps pour le martyre s’il vient, car
l’Esprit Saint fera de grandes choses, et vous accordera de nombreux dons »53.
Par la suite, au lieu d’abjurer, elle déclara « qu’elle souhaitait vivre et mourir
dans cette croyance »54. Guilhem Domergue Veyrier revint sur son abjuration,
affirmant « qu’auparavant, il avait d’autres soucis au cœur, et que depuis lors,
Dieu lui avait mis cette idée dans le cœur, et il souhaitait la défendre et persévérer, puisque Dieu la lui avait donnée »55. Il est possible, et même probable,
que Guilhem ait été en contact avec Na Prous en prison. D’autres hérétiques
impénitents firent des déclarations similaires. Bernard de Na Jacma se montra
non seulement inflexible dans sa louange du martyre (auquel il accèderait
bientôt lui-même), mais aussi dans son idée qu’il s’agissait d’une imitatio
sanctorum, les saints étant ici les beguini combusti : « De même, il déclara
qu’il avait incité une certaine personne (qu’il nomma), saisie de peur, à se
recommander aux Béguins brûlés comme hérétiques ; il considérait ces
Béguins comme des saints et martyrs, et il était prêt à mourir dans la même foi
qu’eux »56.
Comme Stanislaw Bylina l’a justement remarqué, c’est dans l’utilisation du
vocabulaire lié à leur expérience que les Béguins affirmaient leur foi. Tout
dépendait du point de vue. Là où les inquisiteurs parlaient de condamnation
(condemnatio), les Béguins parlaient de persécution (persecutio). Punitio et
combustio devenaient martirum et martirum ignis. Les hérétiques devenaient
martires gloriosi, martires Jesu Christi, martires et sancti, salvi et sancti
martires in Paradiso. Dans un passage mémorable, Raimon de Buxo, luimême brûlé par la suite, compara les quatre religieux exécutés à Marseille aux
quatre branches de la croix du Christ : « en eux se trouvait la vie du Christ et
ainsi le Christ lui-même fut spirituellement crucifié »57. Pour les historiens, le
martyre et la vénération de ces martyrs deviennent un moyen important de
comprendre la « transcription cachée » des Béguins du Languedoc58. À leurs
53. MAY (W.H.), « Prous Boneta », p. 19. Voir aussi mon article, « The Visionary Authority of
Na Prous Boneta », Pierre de Jean Olivi, BOUREAU (A.) et PIRON (S.) éd., p. 319-339.
54. MAY (W.H.), « Prous Boneta », p. 30.
55. R. MANSELLI, Spirituali, 323.
56. P. van Limborch, p. 309. Bernard fut simplement enfermé à l’occasion de sa déposition
devant Bernard Gui, mais le martyrologe indique sans ambiguïté qu’il fut exécuté par la suite, à
une date inconnue (BURNHAM (L.), Ph.D. dissertation, Appendice A, lignes 57-58).
57. BYLINA (S.), « Martires Gloriosi : le martyre et la souffrance chez les contesteurs franciscains en Languedoc au XIVe siècle », Les Cahiers de Varsovie 14, 1988, p. 73-84 aux p. 76-77 ;
P. van Limborch, p. 299.
58. Voir SCOTT (J.C.), Domination and the Arts of Resistance: Hidden Transcripts, New Haven,
1990, en particulier p.19.
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yeux, ils n’étaient pas hérétiques, mais formaient la véritable église du Christ,
l’ecclesia spiritualis que Pierre Olivi avait annoncée dans son commentaire de
l’Apocalypse.
Au IIIe siècle, Tertullien proclama dans une formule célèbre que « le sang
des martyrs est la semence de l’Église ». Nous préférons imaginer les premiers
martyrs de l’Église et leurs reliques, ossements blanchis par le temps, plutôt
que la besogne sinistre des chercheurs de reliques de 1319, fouillant dans les
débris noircis d’un bûcher à Lunel. Pourtant, l’enthousiasme pour le martyre
d’une Astruga, d’une Esclarmonda ou d’une Prous n’était guère différent de
celui d’une Perpetua ou d’une Félicité. Ceux qui vénéraient les Béguins
comme « glorieux martyrs du Paradis » considéraient sans aucun doute qu’ils
avaient autant souffert, et que leur couronne de martyr était également méritée.
La « grande lumière » des franciscains spirituels et des Béguins devint la
« grande fumée » des bûchers qui en fit des martyrs. Si cette fumée finit par se
dissiper, ne nous laissant que d’infimes traces, cela s’explique peut-être par
l’important codicille ajouté à l’adage de Tertullien par l’historien oxfordien
E. R. Dodds : « à condition que la semence tombe toujours sur un sol
favorable, et ne soit pas plantée trop profondément »59. Nul ne songerait à
accuser le Languedoc de ne pas être fertile en hérésies, mais le bûcher des
Béguins brûla d’un feu trop bref et trop intense pour dégager une lumière
durable.
59. DODDS (E.R.), Pagan and Christian in an Age of Anxiety: Some Aspects of Religious
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