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Reliques et lathouses : deuil de la mort ?

psychologie clinique

Dans cet article, nous proposons de penser la relation d’une personne en deuil avec les restes d’un proche décédé, restes évocateurs de ce que dans le domaine religieux on nomme relique. Cet usage ritualisé et ce rapport collectif au reste détiendrait une dimension protectrice et para-mélancolique. Aujourd’hui, les restes numériques élargissent et actualisent la définition première de la relique, initialement réduite aux restes corporels et matériels d’un saint. Le monde actuel, que Lacan désignait du terme d’aléthosphère, crée un rapport nouveau au mort grâce à l’illusion d’éternité mise en place par la production d ‘ objets technologiques (objets lathouses). Le prolongement virtu- réelement d ‘un autre décédé ouvre un lien individualisé à la mort, ne venant plus à manquer. L ‘ abrasement symbolique du deuil offre une prise directe voire addictive au mort, au risque d ‘ une fétichisation de sa figure.

< Cliniques cosmopolites > 33 Reliques et lathouses : deuil de la mort ? [ Jean-Clément Lavieille [1] , Patrick Martin Mattera[2] Résumé Dans cet article, nous proposons de penser la relation d’une personne en deuil avec les restes d’un proche décédé, restes évocateurs de ce que dans le domaine religieux on nomme relique. Cet usage ritualisé et ce rapport collectif au reste détiendrait une dimension protectrice et para-mélancolique. Aujourd’hui, les restes numériques élargissent et actualisent la définition première de la relique, initialement réduite aux restes corporels et matériels d’un saint. Le monde actuel, que Lacan désignait du terme d’aléthosphère, crée un rapport nouveau au mort grâce à l’illusion d’éternité mise en place par la production d’objets technologiques (objets lathouses). Le prolongement virturéelement d’un autre décédé ouvre un lien individualisé à la mort, ne venant plus à manquer. L’abrasement symbolique du deuil offre une prise directe voire addictive au mort, au risque d’une fétichisation de sa figure. Mots clés Deuil ; lathouse ; mort ; numérique ; relique ; reste. Summary Relics and lathouses : mourning of death ? In this article, we propose to think of the relationship of a person who is in mourning with the remains of a deceased relative, evocative remnants of what in the religious domain we call relic. This ritualized usage and this collective relation to the rest would have a protective and paramelancholic dimension. Today, digital remains enlarge and update the original definition of the relic, initially reduced to the physical and material remains of a saint. The present world, which Lacan called the term aléthosphère, creates a new relation with dead through the illusion of eternity set up by the production of technological objects (lathouses objects). The prolongation, virturéelement, of another deceased opens an individual link to death, which is no longer missing. The symbolic abrasement of mourning offers a direct or even addictive grasp to death, at the risk of fetishizing his apparence. Key words Death ; digital ; lathouse ; mourning ; relic ; remains. [1] Psychologue clinicien, doctorant E.A. 4050 : « Recherches en psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social ». [email protected] [2] Psychologue et psychanalyste (École freudienne), Professeur de psychopathologie, Université catholique de l’Ouest – UCO – Laboratoire multi-site E.A. 4050 : « Recherches en psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », composante C3PE « Recherches Clinique psychanalytique, processus psychiques, et esthétique », 3 place André Leroy, BP 10808, 49008 Angers Cedex 01 France. [email protected] 02 41 20 14 90. Article disponible sur le site https://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/201947033 34 [ psychologie clinique no47 2019/1 C et article s’appuie sur une rencontre clinique. Nous avons reçu en consultation une patiente qui conservait l’ensemble de tous ses souvenirs. Une entreprise méticuleuse et envahissante de sauvegarde qui consistait à imprimer, recopier puis classer l’ensemble des courriers électroniques et SMS renvoyant à ses relations sentimentales perdues. Parallèlement, une compulsion s’inscrivait autour de l’objet alimentaire et la patiente disait également souffrir d’une trop grande intellectualisation autour de questions existentielles. Lors du décès de sa grand-mère, paniquée à l’idée d’être séparée physiquement de cette figure maternelle idéalisée, la patiente coupa les cheveux de la défunte pour les conserver dans une enveloppe. Mais elle était dans l’incapacité de dater cet événement, anachronisme qui dérogeait à son entreprise mémorielle et venait questionner la place occupée par la morte dans l’espace psychique de la patiente. Toujours est-il que face à ses angoisses quotidiennes, elle visitait, manipulait et humait ces restes capillaires, ce qui lui procurait un soulagement : cet étrange culte secret de l’objet contribuait à rétablir chez cette femme une homéostasie psychique. Qu’est-ce donc que ce dernier acte de conservation d’un morceau du corps de l’autre ? Nous pouvons commencer à l’élaborer en le rapprochant de la notion de relique, reste corporel et matériel d’une autre figure idéalisée, celle du saint dans le domaine religieux. On peut dire que la relique est un reste inversé qui fait basculer son adorateur dans un autre niveau de réalité : cette inversion, fruit de la croyance, transforme l’objet-déchet en objet-sacré où le reste premier « devient un objet symbolisé sophistiqué, doté de caractères hautement signifiants »[3]. Ainsi, la relique apparaît comme un reste qui relie métonymiquement une partie résiduelle à la totalité corporelle, et qui associe métaphoriquement un corps mort à une parole vivante venant contrer l’invisibilité terrestre du divin par la trace matérielle de son existence. Toutefois, il nous semble que la problématique de la relique excède le seul champ de la religion car elle révèle et entrouvre un endroit intime de soi, Douville dit une « structure anhistorique »[4], un lieu d’asile pour les questions de l’homme sur la mort et son potentiel à inventer un travail de sépulture. La relique est ainsi à penser comme un objet présent qui, pour Le Gaufey, serait en exil ; un objet qui ne témoigne pas seulement du passé puisqu’il est « essentiellement une promesse d’avenir, et même un gage d’éternité »[5]. On peut y ajouter la dimension spatiale de « non-lieu »[6] qui nous révèle, avance Douville, « le rien qui tient toute narration et toute fabrication des identités représentées »[7]. Un « immémorial de notre propre visage »[8] où la mythologie de l’objet inscrit, au-delà de la rencontre éternelle de la mort et la perte de l’autre, l’écho intime de tout sujet avec sa propre relation à la mort. [3] [4] [5] [6] [7] [8] F. Sbardella, 2013. O. Douville, https://sites.google.com/site/olivierdouvilleofficiel/articles/rebut-reliques-et-memoire G. Le Gaufey, 1995, p. 15. O. Douville, https://sites.google.com/site/olivierdouvilleofficiel/articles/rebut-reliques-et-memoire Ibid. Ibid. < Cliniques cosmopolites > 35 Dans la religion, la relique est un objet par lequel le fidèle compose avec le déchet de celui qui s’est élevé aux côtés de Dieu, aux côtés de l’Autre. Cette composition imaginaire, nous la nommons création reliquaire. Au-delà même du domaine religieux, la technoscience qui surfe sur les représentations de la relique propose un prolongement en l’état du lien avec l’autre disparu. La mort est ainsi écartée au profit de l’illusion d’un toujours vivant par la production d’une vie virtuelle, qui se veut pérenne sinon éternelle. Dans le monde actuel où science et marché se conjuguent, des objets numériques de consommation courante permettent cette illusion, des objets relevant de ce que Lacan appelait des lathouses[9], qui placent à portée de main un accès illusoire à la vérité. Nous questionnerons plus loin les incidences sociétales du lien nouveau aux restes des morts, reliques lathousées, et les potentielles incidences psychopathologiques qui en découlent. Mort, deuil et reliques La psychanalyse s’est déjà attachée à penser la question reliquaire. Nous le savons, l’humanité se définit depuis qu’elle compose avec la mort. En 1972, Lacan affirme que « la mort est du domaine de la foi »[10] : sans ce soutien de représentation, qui fonctionne d’autant plus à l’endroit de la mort de l’autre, on ne supporterait pas de vivre leur absence. Dans la situation clinique décrite au début de cet article, l’autre qui est mort devient lieu d’identification et porte-parole d’une vérité. Ce bout de corps « saint » que la patiente entretient est avant tout un objet avec lequel elle s’entretient. Le terme entretenir est à saisir comme l’impérieuse rétention d’une relation à l’Autre contre la dangerosité de son oubli. On est là dans un « petit bout de soi »[11], pour reprendre Allouch, comprenant toute dimension projective et identificatoire à l’objet lui-même : « l’objet de ce sacrifice de deuil, ce petit bout ni de toi ni de moi, de soi ; et donc : et de toi et de moi, mais en tant que toi et moi restent, en soi, non distingués »[12]. Dans le cas d’un travail de deuil supposé normal, Freud dit du sujet endeuillé qu’il est pris dans « une rébellion compréhensible »[13]. L’endeuillé vient détourner la réalité pour faire perdurer la présence de l’objet anciennement investi libidinalement. Fédida conceptualise ce rapport à une réalité détournée de l’objet et cette résistance à l’angoisse de la mort à travers l’appréhension de l’objet-relique. Ce caché qui reste visible, il le nomme « compromis illusoire »[14]. Ce compromis engagé à travers la relique prend « sens dans le désir de conserver quelque chose de ce dont on se [9] J. Lacan, 1969-1970, p. 188-189. [10] Intervention de J. Lacan à Louvain, 1972. [11] J. Allouch, 1997, p. 10. [12] Ibid. [13] S. Freud, 1968, p. 148. [14] P. Fédida, 1978, p. 54. 36 [ psychologie clinique no47 2019/1 sépare sans, pour autant, devoir renoncer à s’en séparer »[15]. En effet, le sujet accepte cette duperie subjective dont il se fait le fidèle au même titre que le pèlerin avec sa relique. On retrouve ici une dynamique propre au jeu du Fort-Da dont parle Freud. Le sujet endeuillé se confronte activement à l’objet-rappel de la mort : il se manipule en le manipulant. Nous connaissons les travaux d’Abraham et Torok touchant à la perte, mais nous ne situons pas la question de la relation à l’objet-relique à l’endroit de ce qu’ils nomment « caveau intrapsychique »[16]. Certes, on perçoit bien la dimension cannibalique et l’incorporation de certains pouvoirs du défunt mais ici, l’objet-relique garde une visibilité, une extériorité et une potentialité critique : on lui discerne ses mérites et défauts. On pourrait d’emblée présenter la relique comme un objet para-mélancolique, une suppléance pour contrer un potentiel effondrement mélancolique. Par incorporation, le mélancolique s’identifie à l’objet perdu, l’ombre de l’objet tombe durablement sur le moi ; quant à l’endeuillé, l’objet qui assombrit le monde se décompose progressivement à l’intérieur de lui jusqu’à ce que la lumière revienne. À l’inverse, le reliquaire se veut d’emblée éclairant, puisqu’avec lui l’objet, stoppé dans sa décomposition, est immédiatement mis en lumière. Selon Laufer, l’objetrelique ouvre un espace d’illusion à son possesseur dans lequel il peut engager une activité fantasmatique et ainsi se confronter au réel de la mort inscrit dans un « troumatisme » premier, celui de la perte des représentations de l’Autre. Selon Laufer, cette « surface illusionnaire »[17] a pour fonction de représenter l’absence en tant que vestige de la relation première. On voit ici émerger le risque de faire de l’objet un substitut support de jouissance, ouvrant dès lors une dimension fétichique[18]. De plus, la relique peut ici relever aussi du masochisme en ce qu’elle fait revenir le sujet là où il y a eu traumatisme : elle le confronte au réel de l’objet répétant la perte. Mais la relique n’est pas que cela. Il est vrai que dans un premier temps, la relique confronte le sujet au réel où elle se fait « déchirure »[19] pour reprendre DidiHuberman. Le face-à-face ou corps-à-corps avec l’objet est une « expérience déchirante »[20], autrement dit un bouleversement des territoires symboliques constitutifs de notre réalité où ce reste « laisse fuser un éclat du réel »[21]. Puis, dans un second temps, s’effectue un travail protecteur de couverture faisant pansement et suture par une recherche, une adhésion ou encore un secours imaginaire et fantasmatique : une illusion constitutive d’une réappropriation de la réalité. Enfin, troisième temps, le sujet perçoit de nouveaux possibles lorsqu’il parvient à s’extraire de la prise par [15] P. Fédida, 1978, p. 53. [16] K. Abraham, M. Torok, 1987, p. 265. [17] L. Laufer, 2004, p. 68. [18] Nous renvoyons à la nouvelle de G. de Maupassant, La chevelure, l’histoire d’un antiquaire qui s’aliène au risque de sa raison à une chevelure, découverte dans un vieux meuble italien. Nous pourrions également faire référence au roman de G. Rodenbach, Bruges-la-Morte. L’auteur y déplie la relation d’un homme pris au piège d’un deuil prolongé de sa femme. [19] G. Didi-Huberman, 2004, p. 104. [20] G. Didi-Huberman, 2004, p. 105. [21] G. Didi-Huberman, 2004, p. 104. < Cliniques cosmopolites > 37 l’objet et à créer autour de ce dernier un enrobement et un ornement imaginaires constitutifs d’une illusion, ce que nous appelons création reliquaire. La relique, objet surréaliste, transcende ses contradictions en « une forme d’union »[22] capable « d’emmener au-delà d’elle-même, à faire entrer dans un niveau supérieur de perception de la réalité »[23] dit le théologicien Dominique Foyer. La relique nous ouvre ainsi à l’illusion « en défiant la raison, en la mettant en crise »[24]. Rappelons ce que Winnicott dit de l’illusion : « Cette aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas mise en question quant à son appartenance à la réalité intérieure ou extérieure (partagée), constitue la plus grande partie du vécu du petit enfant. Elle subsistera tout au long de la vie, dans le mode d’expérimentation interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif »[25]. Actualité(s) Partons du postulat que nous sommes entourés d’objets qui nous font penser à... Et ce, certainement bien plus qu’avant. La photographie laisse de nombreuses images de nos morts, l’audiovisuel conserve la voix et les gestes de nos disparus, nos défunts sont là devant nous, émouvants et mouvants. Mieux, les dernières avancées technologiques nous permettent de les porter sur nous : le souvenir numérisé, compressé, dématérialisé est à portée de main. La mémoire s’en trouve augmentée par un appareillage numérique qui nous assure la sauvegarde de nos souvenirs, en l’état ! On s’éloigne de l’acte créatif de se souvenir, l’exercice incluant la perte et l’oubli de la mémoire : Despret avance à ce propos que se souvenir « c’est fabuler, légender, mais surtout fabriquer »[26]. À vrai dire, on peut supposer qu’en ce moment-même, de nouvelles technologies sont en train de révolutionner le lien à nos disparus et participent également au souvenir de notre future disparition, au lien à notre propre mort anticipée : les progrès de la technologie et de l’intelligence artificielle font que nous, vivants, nous laissons, sans forcément nous en rendre toujours compte, de plus en plus de traces numériques de notre passage. L’actualité de la Toussaint comprend toujours son lot de nouveautés touchant la manière de nous rappeler nos défunts. En novembre 2016, le journaliste Xavier de La Porte rapporte une singulière histoire relatée par le magazine américain The Verge. Une entrepreneuse, répondant au nom de Eugenia Kuyda, a perdu un ami d’enfance tué dans un accident de voiture[27]. Cette jeune femme, plutôt douée en informatique, retrouve un ensemble d’empreintes et traces numériques de cet ami, comme l’avait [22] J. Pierre, 1987, p. 161. [23] D. Foyer, 2005, p. 45. [24] Ibid. [25] D. Winnicott, 1951, p. 25. [26] V. Despret, 2015, p. 80-81. [27] Quand la réalité rattrape la fiction. C’est en regardant la série Black Miror qu’Eugenia Kuyda a eu cette idée de mettre en place le chatbot. Ce qui nous semble très intéressant dans cette fiction cinématographique, c’est le fait que le discours 38 [ psychologie clinique no47 2019/1 fait la patiente que nous avions reçue en consultation : des mails, des SMS et des MMS. Elle est toutefois allée beaucoup plus loin que le simple fait de les recopier ou les conserver puisqu’elle a récupéré un programme informatique, nommé TensorFlow, qui fait du machine learning : il s’agit d’un programme permettant « de construire des réseaux de neurones »[28]. Eugenia Kuyda a élaboré grâce à cet ensemble de données numériques un chatbot, ou « programme qui parle ». Dès lors, elle a pu entrer en relation, discuter et tchatter avec cette survivance numérique de l’autre. En voici un court extrait : Eugenia Kuyda demande à son ami comment cela se passe là-bas (de l’autre côté de la mort), et l’avatar de son ami lui répond que « ça va bien », quoiqu’il soit un peu déprimé. Elle lui demande par ailleurs si Dieu existe, et il lui répond que non ; enfin elle veut savoir si l’âme existe, ce à quoi il réplique : « non, seulement de la tristesse ». Tout ceci est-il bien nouveau cependant ? Toute découverte d’une nouvelle technologie induit une refonte du lien social à la mort. Laufer évoque une bien intéressante histoire datant du début du XIXe siècle[29]. À cette époque, d’excentriques personnages proposaient de photographier des sujets endeuillés en convoquant la présence fantomatique et spectrale du proche décédé. Cela a fonctionné un temps, le temps que la supercherie utilisée soit découverte. Pourtant, lors du procès, les supposées victimes des charlatans accusés sont venues leur manifester du soutien en affirmant que ces services payants, bien qu’étant un mensonge, avaient largement participé à leur état de mieux-être. Aujourd’hui, la numérisation de la mort propose donc de conserver des liens vivants aux morts, de continuer à discuter avec les défunts. Cette actualité présente une nouvelle facette de l’objet-relique qui en transforme sa définition : la relique n’est plus simplement un reste corporel et matériel, elle est augmentée d’un reste numérique. C’est la relique moderne, celle qui s’extrait du vieux domaine de la religion pour s’inscrire dans le champ de la science. Faute d’attendre les réalisations transhumanistes et post-humanistes de non-castration et d’immortalité, la technoscience s’attaque à la question de la mort du côté du survivant, de ce qui peut survivre au mort. Cette réappropriation engage quelques rapports nouveaux au deuil et aux morts. Lathouse et relique : convergences et différences Lacan pensait le monde contemporain en tant qu’il est déterminé par la vérité formelle de la science. Sa caractéristique est l’insubstance : les objets surgissent d’une capitaliste s’inscrit directement dans la voix du mort : le mort invite le défunt à télécharger ou utiliser une nouvelle application pour un lien plus approfondi. De fait, comment résister à la demande d’existence matérielle d’un disparu qui réclamera toujours, pour l’endeuillé, à être présentifié ? [28] http://rue89.nouvelobs.com/2016/10/13/grace-a-chatbot-parle-a-ami-mort-265401 [29] L. Laufer, 2007, p. 71. < Cliniques cosmopolites > 39 perception autre que sensorielle, ils résultent du calcul, du numérique. La science a « fait surgir au monde des choses qui n’y existaient d’aucune façon au niveau de notre perception »[30]. Ce monde, Lacan l’appelle l’aléthosphère, un monde forgé par la vérité propre à la science. Sur ce plan le discours scientifique rejoint partiellement le discours religieux en ce qu’ils proposent tous deux de rendre présent au monde ce qui est pourtant non perceptible. Ainsi, science et religion se rejoignent dans cette tentative d’appréhender le rapport au monde et aux autres en transformant la sphère dans laquelle nous vivons. En quoi consiste le concept de lathouse ? La lathouse, forme moderne de l’objet du désir ou cause du désir (objet petit a), naît de la rencontre entre le discours de la science et le discours du capitaliste. Lacan en dit ceci : « Le monde est de plus en plus peuplé de lathouses [...] de menus objets petit a que vous allez rencontrer en sortant sur le pavé à tous les coins de rue, derrières toutes les vitrines, dans ce foisonnement de ces objets faits pour causer votre désir, pour autant que c’est la science qui nous gouverne »[31]. Associée au gadget, supposons ici l’application qui prolonge l’existence virtuelle du défunt, la lathouse offre à son consommateur et possesseur l’illusion d’une jouissance. Cette forme de l’objet anticipe et comble le désir du sujet en lui proposant une jouissance immédiatement agie, qui plus est le plus souvent addictive. Relique et lathouse ont donc pour point commun d’être des objets de connexion, d’inspiration, voire d’aspiration[32], reliant un manquement fondamental de l’être à la possibilité d’accéder au savoir sur la mort. Elles tendent donc toutes deux aux retrouvailles avec l’objet primordial de jouissance, dans l’illusion d’un dépassement ou même d’une négation de l’absence. Toutefois, lathouse et relique se distinguent dans leur forme. La lathouse détient une forme « ubiquitaire », elle est indéfiniment reproductible, non durable donc jetable, individualisée, multipliée et dont le libre accès offre une jouissance quotidienne et permanente. Le sujet est accolé, fusionné à l’objet, il le reçoit comme une vérité en soi. La lathouse induit donc un rapport nouveau à la vérité, écartant l’existence d’un Autre : l’objet est porteur de la vérité dans sa simple fonction d’être objet. Si l’application numérique permet de rendre présent une parole réplique du défunt, le risque n’est-il pas de penser le disparu encore en vie dans sa nouvelle réalité numérique ? La relique nous apparaît comme objet plus ancien, unique, conservé et collectif. Par exemple, la relation du pèlerin avec la relique est un rapport contrôlé par des pratiques cultuelles et ritualisées : la relique est faite pour être cachée/exposée. Il y a un jeu d’absence/présence, de cache où le manque de visibilité fait réémerger un désir de croyance collective. Cet objet déchet/objet sacré n’existe pour le fidèle que par sa prosternation devant lui ; petitesse du sujet devant un objet auréolé d’un [30] J. Lacan, 1969-1970, p. 184. [31] J. Lacan, 1969-1970, p. 188-189. [32] S. André, 1992, p. 168. 40 [ psychologie clinique no47 2019/1 discours magnifié et d’une esthétique sacrée. De fait la relique, objet-reste, objetdéchet, n’existe souvent que par sa présentation singulière au sein d’un reliquaire, ornement majestueux qui protège l’objet en le dissimulant et qui éblouit par son luxe le pieux visiteur venu se recueillir. Ainsi la relique plonge le défunt dans une existence imaginaire non réalisée, prolongement d’une éternité fantasmée par l’endeuillé. Ici, la mort existe symboliquement. La relique lathousée moderne est l’application qui émerge d’un reste numérique, objet réplique qui contourne la réalité de la mort pour prolonger l’existence de l’autre dans une survivance numérique. Nous ne sommes pas dans une survie imaginaire soutenue par l’endeuillé, ni dans une survie corporelle transhumaniste, nous sommes dans une survie virtuelle qui est un nouveau champ de la réalité contemporaine. Enfin, l’autre disparu se confond dans l’étant de l’objet, il est l’objet. Et c’est précisément à cet endroit que nous pouvons questionner la perte de la subjectivité de la mort, de la subjectivité de nos morts, de la subjectivité de notre future mort. Quels impacts de la science sur notre rapport à nos morts, au deuil ? Face à la mise à distance de la mort et en conséquence d’un rapport nouveau à la mort, il semblerait que le deuil glisse vers une relation prolongée avec le mort virtuellement encore en vie. À l’avenir, être en deuil se renversera en une relation virtuelle (pseudo-réelle) prolongée avec le défunt. L’article Pornographie de la mort de Gorer nous apparaît toujours d’actualité même si le rapport auto-érotique ne se contenterait plus de la mort mais s’ouvrirait sur le mort lui-même. Au-delà d’une perte subjective du rapport à la mort, on retire la dimension subjective du mort à être mort : celui-ci devient l’objet du survivant, au risque d’un mésusage. Si nous reprenons l’histoire de la patiente évoquée et celle de Eugenia Kuyda, nos deux survivantes font avec les restes de l’autre mort. Somme toute, nous pourrions nous contenter de penser ces comportements comme une simple tentative pour engager un temps de deuil, à savoir une trouvaille subjective pour dépasser la souffrance associée à la perte d’un être cher. Mais ce serait sans compter tous les bénéfices commerciaux de cette rencontre entre les fantômes et la science, comme dit Derrida[33]. Dans ce cas, l’objet-gadget-programme-informatique devient producteur de souvenirs, et la manière de les utiliser vient lathouser notre rapport à la mémoire de l’être cher disparu. Le verbe lathouser est à entendre comme une dynamique de dégradation de la trouvaille subjective au profit d’une globalisation marchande. La science produit des objets que le discours capitaliste attrape, dérobe et récupère pour les fétichiser et les rendre addictifs. Ces nouveaux objets sont adressés, en réclame, exactement à l’endroit du manque chez le sujet. Nous saisissons ici la [33] https://www.youtube.com/watch?v=0nmu3uwqzbI < Cliniques cosmopolites > 41 lathouse comme objet-gadget (parfois présenté comme solution miracle) mais aussi comme objet final, suite au détournement de l’original et de l’originel. Cette dernière remarque rejoint l’idée pasolinienne déjà ancienne d’un art perdu au profit du monde télévisé. Alors-même que nous nous appliquons dans ce texte à penser la corrélation entre la lathouse et le deuil, nous pourrions aussi largement questionner la lathouse et l’art, la politique, l’éducation ou encore le monde du soin. Sensibles à la question de la psychothérapie institutionnelle, comment considérer la multiplication de Clubs thérapeutiques, parfois bien éloignés des préceptes initiaux, si ce n’est en craignant qu’ils ne soient trop souvent des Clubs lathousés ? À l’avenir, peut-être que le bon déroulement d’un deuil passera exclusivement par la possession d’une application qui viendra détourner, au-delà de la réalité de la mort, une relation à la mort qui, de ce fait n’existera plus. La numérisation de la mort, ou du souvenir du mort, pourrait entraîner une globalisation du travail de deuil : un deuil protocolisé qui viendrait combler l’absence du disparu et la retourner en une présence-prothèse équivalente pour tout un chacun grâce à l’objet-gadget qu’on aurait dans la poche. On évoquerait volontiers l’idée d’un beau deuil, un deuil aseptisé de souffrance, un bonheur de deuil, donc un deuil dépourvu de symptômes dépressifs. Même en s’en défendant, on fait toujours avec un Autre, qu’il soit sur scène, en coulisse ou encore dans les gradins. Il en va de même avec le deuil. Pour Laufer : « Le travail de deuil devient une affaire de soi à soi, une « masse à deux » entre le mort et le survivant, comme si le tiers (parole, collectif, communauté) avait été exclu de ce rapport duel »[34]. La question n’est pas tant de savoir comment on se débrouille de l’autre disparu mais plutôt comment on le traverse avec ceux qui restent. Le reste de l’autre perdu est l’enjeu d’une relation avec ceux qui nous restent. On peut donc questionner la relation éternelle à l’autre pas totalement disparu. Questionner la relation qu’on va entretenir avec lui, seul, continuellement, dans son coin ou encore nez-à-nez. Conclusion Pour conclure, revenons à Freud. Même si « l’existence de l’objet perdu se poursuit psychiquement »[35], l’auteur de Deuil et Mélancolie pressent la normalité d’un deuil dans « le respect de la réalité »[36]. Mais de quelle réalité ? La réalité scientifique ? Capitaliste ? La réalité numérique ? Virtuelle ? À l’inverse, poursuit Freud, la stratégie mélancolique cherche à prolonger l’existence de l’objet perdu en « une psychose hallucinatoire de désir »[37]. Ainsi pensé, le deuil s’inscrit dans l’amentia, mouvement entre la résistance du moi à faire perdurer l’ancienne figure d’investissement [34] [35] [36] [37] L. Laufer, 2006, p. 144. S. Freud, 1968, p. 148. Ibid. Ibid. 42 [ psychologie clinique no47 2019/1 et l’insupportable du « commandement de l’épreuve de réalité »[38]. Nous pouvons questionner cette tendance mélancolique à la condition humaine, amentia collective, celle qui fait avec ses morts, qui fait de tout un chacun un survivant de ses morts. Force est de constater qu’au fil des croyances, pensées et révolution(s), notre rapport au mort a été bouleversé. Bouleversement engagé par la mort de la mort, de la mort partagé avec l’autre et d’un rapport nouveau à la vérité de la mort : on rejoint l’idée de Douville d’une mélancolisation du lien social qui « résulte d’une abrasion et d’une dispersion des fictions d’échange et des références tierces »[39]. Les morts qui survivaient, fantômes, sont remplacés par une survivance réalisée de la mort : notre temps met en acte une présence du mort, autrefois seulement imaginée. Aujourd’hui, le discours scientifico-capitaliste vous propose d’avoir le mort virturéellement en vie à vos côtés. Références Abraham K., Torok M. (1987), L’écorce et le noyau. Paris : Flammarion. Allouch J. (1997), Érotique du deuil au temps de la mort sèche. Paris : EPEL. André S. (1992), Être un saint. Cossé-Brissac (éd.), M.-P. Connaissez-vous Lacan ? Paris : Seuil, p. 165-175. De Maupassant G. (1884), La chevelure. Bruxelles : Éditions Complexe. Despret V. (2015), Au bonheur des morts. Paris : Éditions La Découverte. 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