Du lieu ... au territoire
Amor Belhedi
III° Colloque "Connaissance et pratiques des milieux et territoires"
Département de Géographie, FSHS Tunis, Mars 2000
Du lieu .... au territoire
Des trajectoires, des enjeux
Amor BELHEDI
Faculté des Sciences Humaines & Sociales,
Tunis
« Connaissance et pratiques des milieux et territoires ». III° Colloque du
Département de Géographie de la Faculté des Sciences Humaines et
Sociales. Tunis (9-11 mars 2000). Textes réunis et introduits par
Mohamed Raouf Karray, Adnane Hayder, Hassen Tayachi. Publications
de l’INS, 2002, pp : 13- 31. Ecole Normale Supérieure.
Résumé : Du lieu au territoire
Lieu, milieu, espace et territoire sont des termes, des paradigmes
et des concepts de base en géographie dont le sens, la limite, le
fondement et la portée ne sont ni simples, ni claires ou précis
contrairement à ce qui apparaît à priori même si d’importants efforts ont
été faits jusqu’ici et les termes se trouvent communément admis ou
utilisés, voire même banalisés.
La communication aurait pour objectif d’essayer de cerner un
peu plus ces concepts, définir le contenu et saisir la portée sur la
connaissance et la pratique spatiales de ces “êtres géographiques”.
En effet, la définition de cette grille conceptuelle, détermine la
connaissance des milieux et des territoires en termes de modalités, de
méthodes, d’outils et de problématiques. Elle fixe aussi la pratique de ces
espaces du moins à travers la manière d’étudier cette pratique.
En outre, l’intervention va essayer de clarifier le passage, les
limites et les complexes articulations entre ces différents concepts.
Abstract : From place to territory
Place, environment, space and territory are some basic terms,
paradigms and concepts in geography which the sense, the limit, the
foundation and the impact is neither simple, nor clear or precise contrarily
to this who appears in despite of the important efforts made and the
terms are commonly admitted or used, even trivial.
The communication would have for objective of trying to delimit
these concepts, define the content and the impact on the knowledge and
the spatial practice of these "geographical beings".
Indeed, the definition of this conceptual grid, determines the
knowledge of environments and territories in terms of modes, methods,
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tools and problematics. She also fixes the practice of these spaces
across the manner of studying this practice.
Besides, the intervening tries to clarify the transition, the limits
and the complex articulations between these different concepts.
ﻣﻦ اﻟﻤﻜﺎن اﻟﻰ اﻟﺘﺮاب: ﻣﻠﺨﺺ
, ﻣﻌﺎﻧﻴﻬﺎ. ﺎﻝ ﻭﺍﻟﺘﺮﺍﺏ ﻫﻲ ﺃﻟﻔﺎﻅ ﻭﻣﺼﻄﻠﺤﺎﺕ ﺃﺳﺎﺳﻴﺔ ﰲ ﺍﳉﻐﺮﺍﻓﻴﺎ ﺍ, ﺍﻟﻮﺳﻂ,ﺍﳌﻜﺎﻥ
ﻬﻮﺩﺍﺕ ﺍﳍﺎﻣﺔ ﺍﻟﱵ ﺃﺳﺴﻬﺎ ﻭﺃﺑﻌﺎﺩﻫﺎ ﻟﻴﺴﺖ ﺑﺎﻟﺒﺴﻴﻄﺔ ﻭﻻ ﺑﺎﻟﻮﺍﺿﺤﺔ ﺧﻼﻓﺎ ﳌﺎ ﻳﺒﺪﻭ ﺑﺎﻟﺮﻏﻢ ﻣﻦ ﺍ,ﺣﺪﻭﺩﻫﺎ
.ﺑﺬﻟﺖ ﺣﱴ ﺍﻵﻥ ﻭﺍﻟﺘﺪﺍﻭﻝ ﺍﳌﺘﺰﺍﻳﺪ ﳍﺬﻩ ﺍﳌﺼﻄﻠﺤﺎﺕ
ﺪﻑ ﻫﺬﻩ ﺍﳌﺪﺍﺧﻠﺔ ﺇﱃ ﳏﺎﻭﻟﺔ ﲢﺪﻳﺪ ﺃﻛﺜﺮ ﳍﺬﻩ ﺍﳌﺼﻄﻠﺤﺎﺕ ﻭﶈﺘﻮﺍﻫﺎ ﻭﻷﺑﻌﺎﺩﻫﺎ ﻋﻠﻰ ﺍﳌﻌﺮﻓﺔﻭ
ﻓﺘﻌﺮﻳﻒ ﻫﺬﻩ ﺍﻟﺸﺒﻜﺔ ﺍﳌﺼﻄﻠﺤﻴﺔ ﳛﺪﺩ ﻣﻌﺮﻓﺘﻨﺎ ﻟﻸﻭﺳﺎﻁ.ﺎﻟﻴﺘﲔ ﳍﺬﻩ ﺍﻟﻜﺎﺋﻨﺎﺕ ﺍﳉﻐﺮﺍﻓﻴﺔﻭﺍﳌﻤﺎﺭﺳﺔ ﺍ
ﺎﻻﺕ ﻣﻦ ﺧﻼﻝ ﻓﻬﻮ ﻳﻀﺒﻂ ﳑﺎﺭﺳﺔ ﺍ. ﺍﻟﻮﺳﺎﺋﻞ ﻭﺍﻟﻄﺮﻕ, ﺍﻹﺷﻜﺎﻟﻴﺎﺕ,ﺎﻻﺕ ﻋﻠﻰ ﻣﺴﺘﻮﻯ ﺍﳌﻨﺎﻫﺞﻭﺍ
.ﻛﻴﻔﻴﺔ ﺩﺭﺍﺳﺔ ﻫﺬﻩ ﺍﳌﻤﺎﺭﺳﺔ ﻋﻠﻰ ﺍﻷﻗﻞ
, ﺗﺴﻌﻰ ﺍﳌﺪﺍﺧﻠﺔ ﻟﺘﻮﺿﻴﺢ ﺍﻻﻧﺘﻘﺎﻝ ﻭﺍﻟﺘﺪﺭﺝ ﺑﲔ ﳐﺘﻠﻒ ﻫﺬﻩ ﺍﳌﺼﻄﻠﺤﺎﺕ,ﻣﻦ ﻧﺎﺣﻴﺔ ﺃﺧﺮﻯ
.ﺎ ﺍﳌﺘﺸﻌﺒﺔﻟﺘﻮﺿﻴﺢ ﺣﺪﻭﺩﻫﺎ ﻭﻋﻼﻗﺎ
Dans notre discipline, il y a beaucoup de termes qui sont soit très
utilisés sans qu'on leur assigne une définition très précise, soit qu'ils ont
été amenés à être utilisés à la suite de pression d'autres disciplines qui à
priori n'ont rien à avoir avec le spatial du moins comme fondement
paradigmatique. Le même concept se trouve chargé de polysémie selon
l'usage et la période et le sens évolue au cours du temps comme est le
cas des termes lieu, milieu ou territoire. Notre propos n'est pas ici de
traiter tous les aspects de la question mais simplement de focaliser sur
quelques idées-phares susceptibles de saisir l'évolution et les enjeux.
1- Le lieu
Le lieu est le principe d'individuation des figures dans l'espace.
Les lieux sont les parties de cet espace qui reçoivent effectivement un
corps, et chaque lieu est cette partie de l'espace que remplissent les
parties d'un même corps (J F Pradeau, 1996). L'espace est donc ce
réceptacle immobile où les corps se figurent. Il est la condition médiate
des phénomènes extérieurs.
Le lieu n'est pas indépendant de la nature des corps mus, il lui
est parfaitement relatif: un corps est quelque part selon sa nature et sa
composition. Le lieu est seulement l'aspect local de la composition du
corps d'où l'absurdité de concevoir un espace indépendant ou séparé
des corps qui s'y trouvent. Le lieu est un point bien déterminé, identifié et
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identifiable de l'espace qui n'est qu'un ensemble de lieux et leurs liens. Il
est l'en-droit (visible, nommé), l'élément de base de l'espace
géographique mais il constitue lui même un espace selon l'échelle
considérée (point de l'extérieur, espace de l'intérieur). Le lieu est la plus
petite unité spatiale complexe, s'embrasse d'un seul coup d'oeil, abolit la
distance et a une réalité sensible. C'est un point re-connu, il est
déterminé par sa situation et ses attributs à la fois. C'est aussi un endroit
précis chargé de sens dans un espace plus étendu. Le lieu marque
fortement les êtres qui y vivent et constitue ainsi un milieu
(environnement).
2- Le milieu,
Le mi-lieu est ce qui est au milieu, ce qui est entouré. C'est ce
qui est situé au centre, à l'intérieur d'une entité donnée. Lorsqu'on parle
de milieu, on pense toujours à deux notions essentielles: d'abord
l'homogénéité qui caractérise l'ensemble des lieux qui en font partie
intégrante et qui imprime au milieu ses traits caractéristiques. Ensuite, il y
a la notion de position, de situation interne, loin des franges et des
marges. Le concept de milieu renvoie aussi à ce qui entoure et ce qui
enveloppe tout autour, l'environnement. Un lieu tire ses attributs du milieu
où il plonge (médiance). On parle de milieu humide, de milieu rural ou
urbain. Enfin, il y a la notion de surdétermination qui fait du milieu un
lieu qui détermine, qui conditionne ce qui est à l'intérieur, on parle ainsi
des conditions du milieu... Le milieu se définit par rapport à un lieu ou
une entité, il n'existe pas en soi.
C'est à une dimension plutôt physique et matérielle que renvoie
plutôt le concept de milieu. Ce paradigme a souvent déterminé les
réflexions en géographie et le milieu a été dans la plupart des cas un
déterminant qu'il faut étudier pour pouvoir comprendre le déterminé. Il est
aussi naturel que culturel, subjectif que objectif, individuel que collectif (A
Berque) et il désigne par extension l'espace. Cette notion de milieu
(naturel) suppose une relation linéaire de détermination et d'antécédence
et évacue totalement la dimension idéologique et socio-culturelle. On la
trouve fort utilisée en géographie physique même si on n'exclue guère
les phénomènes d'interaction, d'adaptation et les actions réciproques
entre le milieu et les acteurs. Le développement des études écologiques
et systémiques a contribué fortement à avancer dans ce sens mais les
handicaps congénitaux de cette démarche y demeurent.
Evacuer l'idéologique et le politique, c'est le péché d'une telle
démarche à laquelle va répondre une approche naissante qui réhabilite
le politique à travers un nouveau concept, celui de territoire.
3- L'espace
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Deux conceptions de l'espace se présentent: un espace absolu
indépendant des corps qui le ponctuent et un espace de relation entre les
corps. Cet espace est resté le parent pauvre de la réflexion, il est resté
cette extériorité physique, cette extension ou étendue géométrique, cette
limite ou situation géographique qu'on évoque. L'espace est distinct et
indépendant des corps qui s'y trouvent. C'est un support unique et
commun qui est indépendant des mouvements des corps. L'espace est
condition nécessaire de l'existence et du mouvement des corps et de leur
séparation. L'espace existe ainsi sans la matière. Le mouvement est
défini en référence à l'espace et non aux autres corps.
L'espace se présente comme rapports entre les corps distincts.
L'espace est un ordre général des choses selon Leibniz, c'est un ordre
de coexistence et de distance. La distance n'est pas externe, elle dans
les corps et les choses. L'espace n'est alors que la réalité d'un rapport et
non une situation absolue. L'espace est cet ensemble des formes
distantes. Le vocabulaire utilisé est spatialisé à outrance sans que
l'espace soit défini.
L'espace est à la fois aréal (étendue, aire) et réticulaire (ligne,
axes...) et c'est le capillaire (réseau fin) qui unit les deux pôles et lève la
contradiction entre l'aire et le lieu (R Brunet et al : Les mots de la
géographie 1993), entre le réseau et l'étendue... L'espace est cette
conscience instinctive de la distance et du volume, de l'orientation et de
la perspective selon les trois dimensions (L, l, h) de l'espace euclidien.
On peut distinguer l'espace physique (les rapports écologiques), l'espace
kantien (lieu et forme de toute sensibilité) et l'espace durkheimien
(produit par la représentation et l'action humaine). L'espace
géographique est à la fois un écosystème et un produit social, une
combinaison des trois espaces. C'est un continuum dans lequel
s'inscrivent les étendues particulières (espace local, régional...).
Territorialiser l'espace, c'est le ponctuer (créer) de lieux et les relier en
réseaux (non-lieux).
4- Le territoire
Le territoire est un espace approprié avec le sentiment de son
appropriation. Il est à l'espace ce que la conscience (de classe)
représente à la classe. C'est quelque chose qui fait partie de soi tout en
lui étant extérieur et distinct. Dans ce sens, le terme se rapproche du
terme de nation ou de patrie.
Juridiquement, le concept de territoire renvoie à la notion d'Etat
dont la légitimité se mesure en partie à sa capacité à garantir l'intégrité
territoriale. Cette légitimité se trouve assurée par des services
spécialisés (comme la DST: Direction de la Surveillance du Territoire...)
qui prennent des noms différents selon les pays. L'Etat assure et
constitue une autorité territoriale à l'intérieur (vis à vis de la population)
comme à l'extérieur (vis à vis des autres Etats). Ce territoire se trouve
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délimité, borné et reconnu comme tel et l'Etat se charge ainsi de
l'aménagement du territoire à ses différentes échelles (locale, régionale
et nationale).
C'est une maille de gestion de l'espace ayant un statut inférieur
aux subdivisions normales. On parle de Territoires d'Outre-Mer, les
territoires du Nord du Canada ou les territoires occupés de la Palestine...
Le terme s'applique aux espaces pionniers, lointains, peu peuplés ou
contestés. Ce territoire est appelé souvent à passer à un Etat ou une
région lorsque les obstacles se trouvent levés. Ce sont des espaces dont
l'appropriation est sous jacente, latente ou en encore imprécise.
La notion de territoire est affective et culturelle, elle suppose
toujours l'appropriation de l'espace concerné. Le territoire dépasse ainsi
la notion d'espace et il est autre chose que l'appropriation juridique
simple, ou une série d'espaces vécus, sans entité politique ou
administrative. L'ensemble des quartiers où un individu a vécu ou habité
ne constitue guère un ter. Le territoire n'est pas non plus le terroir, ni la
zone d'influence ou de chalandise d'une ville. Il ne se réduit pas au lieu
d'enracinement paysan, ni à l'attachement d'un citadin à son quartier ou
aux lieux fréquentés. Il faut en plus le sentiment d'appartenance et
d'appropriation: "je suis de là, je suis d'ici et ce pays est à moi, le
mien..."
Le concept de territoire relève de la socialisation de l'espace, il
relève d'une nature plutôt collective et non individuelle si l'on exclue la
proxémitique (la maison ou la chambre...). Il exprime la projection sur
un espace donné de structures spécifiques d'un groupe humain allant du
découpage spatial, à la gestion de cet espace et à son aménagement. Il
contribue ainsi à fonder la spécificité du groupe et son identité et
conforter le sentiment d'appartenance et d'appropriation. Il permet aussi
la cristallisation des représentations individuelles et collectives et des
symboles fondateurs, d'identification et de référence.
Les études éthologiques sur la défense et l'agressivité liées à
l'espace, l'espacement et le marquage territorial ont permis souvent de
généraliser à l'homme une partie du comportement territorial (Ardrey A L'impératif territorial) mais le débat reste ouvert sur la part de l'inné et
l'acquis, l'instinct et le culturel et les tentations territoriales ont nourri les
courants les plus radicaux (nazisme, fascisme, extrême droite...) dans
la mesure où le territoire est le support des identités individuelles et
collectives et se trouve au centre de la réflexion et de l'approche
identitaire. Le territoire est un support de formation identitaire avec
tous les processus qu'il intègre: agrégation, ségrégation, exclusion et
intégration (J Attali: les territoires qui enracinent l'homme, Lignes
d'horizon; M Serres: Le contrat naturel)... Le transfert du monde animal à
l'homme se trouve de plus en plus contesté avec le recul progressif de la
loi de la jungle par les droits de l'homme, de plus en plus respectés mais
aussi disputés.
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Le territoire est la superposition de plusieurs espaces: un espace
produit (l'action sociale), perçu, représenté, vécu (espace de vie,
interrelations sociales, valeurs psychologiques) et social. Il permet
l'insertion du sujet dans le groupe, assure l'appartenance et l'altérité.
C'est un mode de découpage et de contrôle (permettant la spécificité, la
permanence et la reproduction territoriale), un champ symbolique et
emblématique (mobilisation sociale) qui réduit les distances internes et
maximise les distances externes (Retaillé D 1997).
4.1- Le territoire: réseaux ou étendue?
Le territoire est un réseau de lieux liés les uns aux autres. Il
renferme des cheminements plus ou moins forts et des axes lourds, des
points ou noeuds et des foyers centraux. L'espace y est fort différencié,
hiérarchisé et organisé. C'est un véritable réseau hiérarchisé et fort
ramifié selon les échelles qui irrigue les coins les plus reculés. Il n'y a
qu'à voir le réseau viaire à commencer des voies rapides jusqu'au menu
réseau de pistes de terre. L'étendue n'est en définitive qu'un réseau très
maillé qui irrigue la totalité de l'aire (comme la feuille d'une plante ou le
corps humain). Les nervures de plus en plus fines arrivent à former la
surface même. Le territoire lui même se trouve à son tour articulé sur un
réseau plus vaste lui permettant de se reproduire et d'entretenir les
échanges avec l'extérieur.
4.2- Du rapport au territoire: territorialité et territorialisme
La territorialité est "ce qui est propre à un territoire considéré
politiquement" (Littré), ce qui relève et caractérise le territoire, c'est le
rapport à un territoire considéré comme approprié. Contrairement aux
racines, ce rapport est transposable permettant ainsi à certains migrants
ou pionniers de reconstituer ce rapport au territoire. La territorialité est
utile à la cohésion du groupe et à son intégration mais elle se trouve
aussi à l'origine de l'exclusion et de conflits qu'ils soient d'identification ou
d'appropriation. La territorialité est plutôt de nature animale ou végétale
et le propre de l'homme est de pouvoir se dégager des pesanteurs de la
territorialité restreinte ou exacerbée à l'instar de l'affranchissement de la
distance. La territorialité fonde et tue à la fois la solidarité et la sociabilité:
un peu c'est bon, trop c'est néfaste.
Le territorialisme serait le terrorisme exercé par le territoire ou
la territorialité. C'est un mauvais usage de la territorialité en vantant une
appartenance ou en excluant l'autre. Lorsque le rapport au territoire se
nourrit de naturalité, les choses deviennent dangereuses et donnent lieu
à la dérive avec une légitimité des racines et de l'enracinement. Le
territorialisme se fonde sur une vision animale du territoire et constitue
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ainsi une forme de tribalisme qui se trouve alimentée par l'écologisme et
l'idéologie des racines.
Le terroir est ce lieu défini par des qualités physiques
particulières: pente, exposition, sol... Il est synonyme de local, de là on
trouve les termes de dialecte du terroir, produit du terroir ou goût du
terroir en particulier les produits agricoles au sens qu'ils ne sauraient être
produits ailleurs. C'est aussi la campagne au sens large tout en
renvoyant à une localité donnée et la connotation est soit laudative, soit
péjorative selon les cas tandis que certains l'utilisent parfois dans le sens
de finage!
La notion de terroir exprime, en réalité, la conjonction de ces
deux paramètres: le lieu matériel avec ses héritages, contraintes et
potentialités d'un côté; le groupe avec sa culture, son idéologie, ses
croyances et ses coutumes de l'autre. Le terroir est le produit du local, ce
qui est spécifique et n'existe pas ailleurs. C'est la combinaison d'un
milieu et d'une entité sociale à travers la diachronie. En effet, il faut de la
durée pour qu'il y ait terroir, encore plus pour un territoire.
4.3- Les fondements de la territorialité
Quels sont les fondements d'un territoire ? Quelles sont les
fonctions territoriales ? Ces fonctions ne sont pas intrinsèques à l'espace
physique, elles se trouvent fondées, modulées et régulées socialement.
On se limitera ici à quelques fondements ou fonctions de base comme
l'identité, la convivialité ou la sociabilité.
(1) - L'appropriation : le découpage de l'espace
La première caractéristique d'un territoire qui le distingue du lieu
ou de l'espace est la propriété et ce qui est propre. Cette appropriation a
deux sens en réalité :
- Transformer un espace en une propriété. Il devient ainsi mon
espace, l'espace qui m'appartient.
- Transformer un espace en un espace propre, c'est à dire
spécifique et différent.
Les deux sens de l'appropriation sont en réalité, très liés l'un à
l'autre et un espace ne peut devenir propre (spécifique) que lorsqu'il est
approprié pour que les autres me permettent d'y faire ce qui est propre à
moi. L'un ne va pas sans l'autre. L'appropriation relève plutôt d'une
logique de partition spatiale.
(2) - L'appartenance : la filiation à un milieu
Il n'y a pas de territoire sans ce sentiment d'appartenance à un
lieu, un terroir ou un espace. C'est une filiation à un milieu donné
(localité, région, ville, pays, une culture). Ce sentiment ombilical
d'appartenance n'est possible qu'à travers le processus d'appropriation, il
constitue son corollaire. Ce sentiment d'appartenance provient du fait
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que le territoire permet l'existence même de l'homme en tant que individu
et groupe. C'est à travers l'espace que j'existe et je vis. En me permettant
d'exister, je fais partie donc de cet espace et je lui appartiens. Comme
l'écrivait Heidegger "être, c'est être là", le lieu est donc une condition
d'occurrence et d'existence de la vie.
(3) - L'identité : le couple appropriation-appartenance
L'identité constitue une des fonctions basiques de la territorialité
et du territoire. Elle intéresse aussi bien l'individu que le groupe et la
communauté. On s'identifie toujours par rapport à un espace. La
référence est spatialisée même si elle est de nature a-spatiale. Même
lorsqu'on se réfère à un référé social comme la tribu ou la famille, le
référentiel est souvent localisé, symbolisé par des formes matérielles
plus ou moins localisés et situés dans l'espace. Le travail de M Mauss
sur les esquimaux est indicatif, il montre que l'unité sociale est matérielle
et est représentée par l'établissement et non la tribu1. L'attachement
affectif à un territoire est difficilement distinguable de l'ensemble des
relations sociales, des habitudes et des rites, des croyances et des
coutumes. le tout va ensemble et la territorialité se trouve prégnante
dans toutes les sphères.
L'identité provient de la culture beaucoup plus que du site
physique bien que l'espace puisse marquer une société à travers les
contraintes et l'accumulation historique. Ainsi, dans les régions à forte
mobilité géographique (ancienne ou actuellement), l'identité provient
plutôt du groupe social beaucoup plus que d'un lieu particulier. Le
groupe, à travers culture, croyances et coutumes, arrive à donner à
l'ensemble des lieux cette homogénéité requise et le sentiment
d'appartenance nécessaire pour fonder et exprimer l'identité.
Dans le cas d'une forte mobilité, le groupe marque les nouveaux
espaces selon le schéma d'organisation du territoire originel, il tend à
reproduire sa territorialité. C'est ce qu'on observe chez les populations
mobiles, transhumantes ou nomades quelque soit le milieu concerné
des esquimaux de l'Alaska jusqu'aux Touaregs du Sahara. Cependant, le
clonage n'est jamais parfait, bien entendu. Il y a toujours un processus
transformationnel lors de ces nouvelles implantations guidé par deux
impératifs qu'on observe clairement dans les différents mouvements de
conquête, de colonisation ou de migration:
- Certains acteurs (individus, fractions, groupes) profitent de ce
changement territorial pour lever quelques contraintes, exploiter la
nouvelle conjoncture et balayer les limites qui leur ont été imposées. - Les contraintes du nouveau milieu se trouvent souvent prises
en compte, directement ou indirectement, et donnent lieu à des
1
Mauss M - L'essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos. 1904-1973.
L'Année Sociologique, IX, pp 39-132.
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mutations territoriales allant des simples adaptations plus ou moins
limitées jusqu'aux véritables stratégies territoriales aux prises du nouvel
espace.
Le processus identitaire s'articule sur une relation réciproque du
binôme "appartenance-appropriation". On s'identifie au territoire qui nous
appartient et qu'on s'approprie d'une manière ou d'une autre,
partiellement ou totalement. Qu'elle soit génétique ou sociétale,
l'appropriation constitue une donne nécessaire dans la compréhension
des organisations spatiales.
(4) - L'intimité et la sociabilité : la culture, le psyché et le social
Bien que la frontière entre les deux existe, elle n'est pas aussi
étanche dans la mesure où la dernière amène à la première. Le rapport
entre intimité (privacy) et sociabilité s'exprime à travers les
aménagements spatiaux et l'organisation des territoires.
Il conduit à séparer l'intérieur de l'extérieur, distinguer l'espace de
la famille de celui du voisinage, des connaissances et encore plus des
autres. L'organisation de la maison, l'articulation du quartier dans la ville
et dans la campagne, dans les villes anciennes ou récentes,
occidentales ou arabes s'opère selon ce processus Interne/externe,
public/privé et selon une gradation qui permet la gradation de l'espace
public de l'anonymat où l'appropriation est presque nulle et atomisée vers
l'espace privatif à savoir le séjour (toute la famille et les visiteurs) et la
chambre à coucher strictement réservée au couple ou à la personne
concernée. On peut se référer ici aux travaux d'urbanisme et l'habitat qui
foisonnent et qui glorifient parfois, à tors ou à travers, ce modèle de la
séparation stricte ou de l'ouverture.
Cette séparation est d'autant plus inexistante que le logement est
petit, la famille est modeste et le groupe est homogène au niveau social,
ethnique ou économique... Les chambres ne sont pas aussi spécialisées
qu'on le pense et la polyfonctionnalité compense l'étroitesse et consolide
l'homogénéité du groupe et l'intégration de l'individu. L'organisation de
l'habitat reproduit les sphères de l'intimité-parenté et de l'économie
domestique (production, autoconsommation). La fonctionnalité et la
spécialisation de l'espace expriment la division sociale du travail, elles
accompagnent souvent la privatisation accrue de l'espace et l'évolution
générale de la famille. On assiste ainsi dans le logement à la séparation
des fonctions de base (le sommeil, le séjour et le manger) d'un côté,
entre parents, enfants et autres (ascendants ou visiteurs) de l'autre.
Les normes du groupe sont souvent déterminantes dans les
arrangements territoriaux et la stratification sociale conduit
inéluctablement à une territorialisation des groupes ou des ethnies selon
la nature du rapport de force qui régit la communauté. La culture déplace
la frontière entre l'intime et le social et impose les arrangements
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territoriaux appropriés aux rapports sociaux qui régissent le groupe2. Le
rapport des sexes ou de genre, la relation parents-enfants-vieux et
l'attitude vis à vis du travail et de l'individu façonnent l'espace et crée la
territorialité.
Le groupe n'existe qu'à travers la sociabilité, c'est à dire la
présence conjointe sur un même espace. Cette co-présence n'est, en
réalité, possible qu'à travers l'espace qui nous est commun et qui
constitue le territoire. Le territoire permet de pérenniser les rapports
sociaux et pour se fixer spatialement l'homme a besoin de fixer les règles
des rapports sociaux et des partages spatiaux. La territorialisation est
une condition de la socialisation et de la socialité.
Le territoire est l'espace chargé de symbolique incorporant le
temps (l'histoire) et l'affectivité ce qui conduit à des enjeux et de là à des
conflits qui transforment l'espace en territoires. Le territoire est la
socialisation de l'espace qui nous renvoie à la communauté dont la
légitimité et l'autorité se mesurent par sa capacité de défendre l'intégrité
spatiale et d'organiser son territoire. C'est une notion juridique (Etat,
Commune...), sociale (tribu...) et affective (Quartier, Houma...) qui exige
2
La valeur de la rue et de la maison change selon les périodes. La rue appartient surtout
aux pauvres tandis que les riches s'en retirent au fur et à mesure qu'ils s'enrichissent afin
de se distinguer des autres et défendre leur intimité et leur espace. La distinction entre
l'intérieur et l'extérieur est différente selon la position de chacun. Dans un cas, la rue est le
prolongement naturel de la maison ou de la boutique dans une stratégie d'appropriation
spatiale mais aussi de compensation de l'étroitesse. La rue devient dans certains cas
l'espace de base et la maison n'est utilisée que pour les actes les plus intimes. Même le
manger peut transgresser le seuil de la maison dans certains cas. Selon le même
mécanisme, on comprend aussi la transgression des petits métiers et l'informalisation de
l'espace.
L'intimité est ici très limitée ou neuve, l'espace est autant privé qu'il se trouve livré à tous les
membres du groupes. Cette limitation est dans l'espace et dans le temps. La vie se
construit dans la rue, dans tendresse et dans la violence. Les lieux publics deviennent euxmêmes les lieux du secret (coin de rue, espace vague, un café...). Plus le logement est
précaire et insalubre, plus il est ouvert sur l'extérieur et plus il ne cache rien ! Un espace de
continuité entre le privé et le public, entre l'intérieur et l'extérieur s'instaure et s'organise au
même titre que cette continuité entre travail et vie privée !
La rue est ainsi une annexe de la maison. Sa conquête est une sorte de stratégie qui
permet le contrôle social de l'autre : il y a le contrôle du voisin, du passant mais aussi des
enfants qui y jouent... Certains même s'arrogent le droit d'aménager l'environnement
immédiat par des clôtures, des plantations qui sont des formes d'appropriation. Le
processus est très visible dans les quartiers populaires où les populations finissent par
s'approprier de vastes espaces qui entourent les maisons ou les immeubles. Le processus
commence au début au nom de l'environnement et de la propreté, de la protection de la vie
privée ou de la maison du regard mais aussi des différentes formes d'intrusion pour
terminer par incorporer ces portions aménagés, embellis et parfois clôturés à la maison.
Par contre, les couches aisées adoptent la politique de retranchement spatial où l'espace
est marqué par une frontière d'autant plus que le désir d'isolement est grand: clôture haute
et blindée, longue allée, jardin, espace réservé aux visiteurs... L'intimité n'est livrée que
lorsqu'on veut le faire contrairement aux couches pauvres où on pénètre dans l'intime avant
même de franchir le seuil de la maison dans la mesure où une partie de la rue se trouve
déjà annexée du moins dans les faits.
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l'appartenance, l'appropriation et l'identification à travers un processus
socio-culturel circulaire liant l'histoire (le temps), le groupe et l'individu.
La communauté n'existe que par le contrôle d'un territoire plus ou
moins disputé. La territorialité est à la fois, le but, le sens et la finalité de
la vie sociale dans la mesure où il n y a pas de rapports sociaux sans
espaces appropriés, c'est à dire des territoires. La moindre transgression
est porteuse de conflits et de déterritorialisation transformant les
territoires en des espaces-supports.
(5) - Le pouvoir : instrument d'appropriation, de contrôle et de défense
Une fonction essentielle de la territorialité est la présence d'un
certain pouvoir quelque soit sa forme. Qui dit appropriation, se réfère
inéluctablement à un certain pouvoir qui assure cette appropriation. A ce
niveau, le territoire est l'espace qui se trouve commandé et organisé par
le pouvoir. Ce dernier peut être économique, politique, religieux ou
culturel... C'est ainsi qu'on peut parler du pouvoir économique d'une
entreprise ou d'une ville qui commande tout un territoire, appelé souvent
zone d'influence ou aire de marché où l'acteur peut modeler les
habitudes de consommation et d'achat des populations concernées en
agissant sur certains paramètres comme le prix, le circuit de distribution,
le découpage territorial ou la hiérarchie des lieux... Un fief politique
constitue un territoire commandé par un parti ou une organisation socioculturelle donnée tandis qu'une organisation religieuse peut marquer
aussi un territoire donné à travers la filiation et l'autorité qu'elle peut
susciter ou utiliser.
Derrière toute territorialisation, existe un pouvoir qui commande,
contrôle et maîtrise l'espace correspondant. L'appropriation elle-même
suppose un certain pouvoir qui la rend possible et réelle. Ce pouvoir peut
être très diffus, complexe et peu saisissable mais revient souvent à un
foyer pulsateur bien précis même si on arrive difficilement à le localiser
ou à l'identifier3.
3
Le logement, par exemple, exprime ce pouvoir à travers sa conception et son
organisation. Ce pouvoir peut être détenu par le parrain, le père, la mère, les deux ou même
l'ensemble de la famille selon les rapports qui se tissent à l'intérieur du ménage. A chaque
type de pouvoir à l'intérieur du ménage correspond une organisation spatiale et une
territorialisation données.
Le quartier reflète, à son tour, la nature du pouvoir agissant et le rapport de voisinage
instauré (crée, reproduit ou imposé) en fonction du mécanisme historique et du contexte qui
ont présidé à la création de ce quartier. L'organisation est différente dans un quartier qui
s'est développé progressivement au gré des nouvelles recrues suivant les rythmes de
l'évolution globale de la ville et sur la base des rapports de voisinage où le nouveau venu
adopte les règles des occupants et les reproduit à son tour. Elle est encore différente dans
un quartier construit d'un bloc par un opérateur (public ou privé) dans le cadre d'un plan
d'aménagement, d'une politique donnée de l'habitat ou de la maîtrise de la croissance
urbaine. L'agencement diffère selon la population cible et la clientèle visée (pauvre,
moyenne ou aisée...), l'origine géographico-culturelle de cette population (néo-citadins,
émigrés, anciens citadins marginalisés ou promus, habitants du Centre ou des
immeubles...).
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Le pouvoir permet l'appropriation spatiale certes, mais aussi la
maîtrise et le contrôle pour sauvegarder cette propriété réelle ou fictive,
matérielle ou morale. En effet, l'appropriation n'est possible que lorsqu'on
dispose des outils permettant le contrôle et la maîtrise de l'espace.
Ces deux notions supposent la puissance (réelle ou potentielle) pour
défendre le territoire et l'organiser selon des modèles voulus et
souhaités; autrement le territoire finit par s'effriter et redevenir un simple
espace de retranchement et de survie.
(6) - La mémoire, le temps et l'histoire, le patrimoine
Un territoire est un espace qui a une mémoire et qui constitue la
mémoire de la collectivité. Cette mémoire contribue à former les identités
individuelles et collectives. Le territoire est une accumulation historique
sur un espace donné de la mémoire collective ou individuelle. C'est cette
dimension temporelle de l'espace sans laquelle, il n'y a plus de mémoire,
il n'y a pas d'accumulation et de processus de reproduction d'une
collectivité, il n' y a pas non plus cet attachement qui fonde
l'appartenance et le processus identitaire. Le territoire n'est pas
uniquement une mémoire qui fixe le passé, il est aussi l'actualité et
l'avenir dans la mesure où il permet la reproduction. Il se forme et se
précise avec et dans le temps long, il fait partie intégrante de l'individu ou
du groupe, il constitue ainsi un patrimoine.
(7) - La solidarité et la logique agrégative
Le territoire se fonde sur la solidarité de ses parties et des
espaces qui le constituent. Autrement, il n'y a pas de territoire sans la
solidarité entre les lieux ou les espaces qui le composent. Si l'espace
relève plutôt d'une logique de partition, le territoire se trouve régi par une
logique d'agrégation solidaire qu'on retrouve dans les fondements de
l'aménagement du territoire.
Le territoire est une création, un espace approprié dans le sens
de propre à (à soi, à quelque chose...), il est la base spatiale de
l'existence sociale. Toute société a, produit, organise du territoire dont
les parties ne sont pas équivalentes et se trouvent affectées à des
fonctions différentes par nécessité ou par choix.
Une société dispose, en fait, de plusieurs territoires pour assurer
les différentes fonctions: habiter, travailler, se recréer, rêver. Le territoire
est forcément multiscalaire (plusieurs échelles du quartier à l'espace
multinational...). La pire des situations c'est de ne pas disposer de
territoire à défendre ! Aussitôt approprié, le territoire se trouve affecté,
spécialisé, recomposé et chargé par le temps et l'histoire qui en fait la
mémoire tout en y plaçant du nouveau et du sien. La réaffectation est
permanente et l'aménagement territorial n'est en fait que cette
réaffectation selon un projet (plan) d'ensemble. Le territoire est un
espace prométhéen (R Brunet, 1990).
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Un territoire est fait de lieux reliés. Sans cette liaison il n'y a point
de territoire. On a souvent pris l'habitude de réfléchir lieu et l'opposer
même au territoire d'où le choix de la bonne localisation, du site le plus
approprié indépendamment des interrelations entre lieux ou de
l'environnement des lieux. On s'intéresse plutôt aux qualités propres des
lieux: localisation, site, terrain, subvention... Chaque lieu faisait ainsi sa
politique propre sans se soucier des interrelations avec les autres lieux,
c'est à dire du territoire solidaire. Le territoire se trouve oublié devant les
exigences du lieu, de l'entreprise et du local. Le territoire est un produit
social qui a ses lois et ses acteurs qui doivent être analysés et étudiés
comme tels.
(8) - Une communauté: l'expression territoriale collective
Un territoire est avant tout une appropriation communautaire
(collective) de l'espace, c'est l'organisation communautaire d'un espace
socialisé et re-connu. La crise des territoires n'est que celle des
communautés correspondantes qu'on peut voir brièvement à travers trois
exemples de l'Etat, de la ville ou de la région.
L'Etat est la plus territoriale des organisations humaines, la
notion de souveraineté se définit par rapport à un territoire et une
frontière et l'exercice du pouvoir se mesure à l'efficacité du contrôle
territorial exercé. Il n'y a pas de territoire sans expression collective de
cette territorialité comme il n'y a pas d'Etat sans cette conscience
collective territoriale. Un peuple sans Etat est privé de son expression
naturelle. Cette territorialité est le prolongement historique des autres
formes de territorialité avec les sentiments d'identité, d'appropriation,
d'intimité, d'agression-défense. Le territoire serait cette terre sacrée et
sublimée. L'Etat n'est pas l'expression d'une réalité géographique
préexistante dans la mesure où l'Etat moderne est une création
historique. La frontière est à défendre et à justifier à la fois ce qui a
privilégié souvent la frontière naturelle (lignes de crête ou les talwegs,
cours d'eau...) mais aussi artificielle, qu'elle soit une limite finit par créer
le fait.
La ville est au centre des organisations territoriales. Elle participe
d'une double territorialité, elle est territoire tout en disposant d'un
territoire (institution, activité). Elle combine le mouvement et la
territorialité. La conduite territoriale exprime le statut et les attentes du
groupe4.
4
On n'a qu'à comparer le comportement territorial des classes aisées et des classes peu
nanties.
Classes aisées
Classes pauvres
Manifestation de prestige et relations Manifestation de sécurité et de
sociales
solidarité
Réseau libéré des contraintes de Réseau de proximité et de voisinage
proximité
Villas de luxe fermées, des isolats
Des espaces ouverts sur la rue
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L'exemple des grands ensembles montre qu'en l'absence de ce
sentiment collectif de territorialité, la proximité sociale aggrave encore
plus la distance sociale d'où l'agressivité, la violence et l'insécurité. Cet
habitat n'a juxtaposé que les trajectoires, les attentes mais aussi les
échecs dans une situation d'atomisation extrême d'où l'échec de cette
nouvelle territorialité avec l'accroissement des distances-temps du
ménage (activité, équipements..). La crise urbaine n'est pas liée à une
forme d'habitat mais plutôt à un changement rapide des conditions de vie
d'où la dilution des aspects les plus élaborés et les plus collectifs de la
territorialité et le retour à des attitudes primaires (possession, agression,
défense...).
L'échec de la décentralisation provient du fait que les groupes
sociaux n'ont plus une base territoriale et la décentralisation
administrative et politique n'est pas suffisante. Face à l'organisation du
pouvoir économique, l'Etat n'est plus en mesure d'assurer la protection
nécessaire. La crise n'est pas territoriale mais le territoire demeure l'un
des meilleurs lieux d'appréciation de la crise. Le territoire devient au
coeur des revendications (régionales, nationales), des enjeux et des
prises de conscience.
Conclusion
Le privilège de l'homme c'est d'adapter le milieu tout en s'y
adaptant. L'homme, animal sans umwelt, a étendu son domaine vital
jusqu'à un monde total mais reste toutefois un animal agressivement
territorial dans la mesure où c'est toujours à l'intérieur de limites précises
qu'une société réalise son projet et organise son espace. La territorialité
est une exigence bio-sociale, à mesure que l'espace géographique se
dégage de l'espace écologique, il s'identifie plus étroitement avec la
société et se territorialise.
La territorialité, contrairement au milieu, se fonde sur la solidarité
(spatiale, sociale et chronologique) permettant la reproduction, le
développement endogène conforme aux ressources locales, l'autonomie
territoriale permettant l'appropriation et l'organisation autocentrée
conforme aux besoins locaux. Elle s'appuie sur la réhabilitation constante
du rapport à l'espace pour en faire un territoire ce qui nécessite son
aménagement permanent et la maîtrise des techniques utilisées sans
laquelle toute intervention devient intrusion.
L'intérêt exagéré accordé à la matérialité, la centralité du
paradigme fonctionnaliste et économiste, la déterritorialisation et
l'évacuation du cadre de vie dans l'organisation spatiale ont contribué à
inverser l'approche tandis que les expériences de développement et les
opérations d'aménagement ont consacré le retour du territoire.
Ce paradigme territorial existentialiste et environnementaliste se
fonde sur le rapport étroit homme-milieu qui fait du premier le produit du
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second et les formes spatiales sont le produit du local. On retrouve ici
l'éco-développement qui réhabilite le milieu en le territorial.
La territorialité est une métastructure spatiale (un ensemble de
structures) qui rattache l'individu à son milieu territorial. L'appropriation
territoriale (en plus qu'elle est juridique et affective) est aussi
économique, culturelle, politique et sociale. Le territoire est une
réordination (une sémiotisation).de l'espace (CC Raffestin 1986). Le
territoire est une terre, une psyché et un référent collectif à la fois. Il est
forcement multiscalaire (plusieurs échelles du local au multinational) Le
territoire géographique est ouvert tandis que le territoire politique est
fermé et borné. C'est la combinaison de la psyché, de la position sociale;
de la causalité culturelle et de l'effet de lieu. Il constitue une formation
socio-spatiale (FSS) qui combine plusieurs instances: l'instance
géographique (l'espace concret: écosystème, pratique, carte, paysage),
économique (l'espace de production et de distribution), idéologique
(représentation, culture) et celle du pouvoir (discours, actes, stratégies)
dans un jeu bipolaire (infrastructure-superstructure) intégrant la
dialectique, le structuralisme et la systèmogenèse.
Au total, les travaux géographiques sont restés le plus souvent
au niveau du lieu (géographie humaine), du milieu (géographie physique)
selon qu'ils s'attachent aux attributs et aux particularités intrinsèques des
lieux ou se focalisent sur la dimension physique et environnementale des
milieux. L'approche spatiale (dans le sens d'organisation, de structure et
de mise en relation) est restée timide tandis que la problématique
territoriale se trouve évacuée dans la mesure où elle ne pose que des
problèmes (tant au niveau technique,, épistémologique que sociopolitique) mais s'avère la plus féconde et la plus prometteuse pour deux
raisons: la première est que le territoire englobe et dépasse les trois
autres composantes de lieu, de milieu et d'espace tout en les revisitant;
la seconde est la réhabilitation du socio-politique à travers la territorialité
qui est une nécessité bio-sociale.
Selon le terme adopté ou (et) considéré comme paradigme
central de la réflexion géographique, les itinéraires se trouvent tracés et
les jalons déjà placés mais les enjeux sont aussi considérables.
L’analyse montre que lieu, milieu, espace et territoire se trouvent
emboîtés dans une sphère cognitive progressive où le passage de l’un à
l’autre est à la fois subtil et inéluctable à condition de ne pas s’arrêter à
mi-chemin.
Bibliographie
Alliés P - 1980 : L'invention du territoire. Presses Universitaires de
Grenoble.
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Belhedi A - 1990 : Espace et transaction sociale ou le rapport du social à
la matérialité. Cours publics de la Faculté des Lettres de Manouba.
Belhedi A - 1998 : Repères pour l'analyse de l'espace. Cahiers du Ceres
19, 459 p.
Brunet R - 1990: Le territoire dans les turbulences. Reclus, Coll.
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Brunet R, Ferras R et Thiery H - 1993: Les mots de la géographie.
Debardieux B - 1995 : Le lieu, fragment et symbole du territoire. Espaces
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Debardieux B - 1995 : Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique.
L'Espace Géographique, 2.
Di Méo G - 1991 : L'homme, la société, l'espace. Anthropos coll.
Géographie, Paris.
Di Méo G (dir) - 1996 : Les territoires du quotidien. L'Harmattan, coll.
Géographie sociale.
Di Méo G - 1998 : Géographies sociales et territoires. Nathan université,
Fac Géographie, 320p.
Falque M - 1974 : De l'espace au territoire. Options Méditerranéennes,
23, pp : 54-66.
Hoerner J. M - 1996 : Géopolitique des territoires: de l'espace approprié
à la suprématie des Etats-Nations. PU Perpignan, coll. Etudes.
Isnard H - 1978 : L'espace géographique. PUF.
Isnard H, Racine J B, Reymond H-1973 : Problématiques de la
géographie. PUF, 1981.
Piveteau J. L - 1995 : Le territoire est-il un lieu de mémoire? L'Espace
Géographique 2.
Pradeau J. F - 1996: Des conceptions de l'espace; in Espaces Temps,
62663, pp 50 - 58.
Raffestin C - 1986 : Ecogenèse territoriale et territorialité. in Auriac F et
Brunet R (Dir.) "Espaces, jeux et enjeux". Fayard, pp 175-185.
Retaillé D - 1997 : Le monde du géographe. Presses de Sc. Po.
Roncayolo M - 1990 : La ville et ses territoires. Gallimard, Essais, Folio.
Vincent J. F, Dory D et Verdier R (dir.) - 1995: La construction religieuse
du territoire. L'Harmattan
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