° A propos
de
Réflexions sur la question juive
de Jean-Paul Sartre
Ce texte inaugure une série d'articles qui analyseront comment certains intellectuels
francophones, de gauche et d'extrême gauche, se réclamant presque tous du marxisme, ont
abordé ce qui était, pour eux et les non-Juifs, un « problème » bien plus qu'une « question »
qui tarauderait les Juifs1. Nous essaierons de montrer à quel point les écrits de ces auteurs
handicapent aujourd'hui les militants de gauche et d'extrême gauche dans les combats actuels
contre l'antisémitisme et favorisent souvent, quelles qu'aient été (ou soient) leurs bonnes
intentions, les stéréotypes de l'antisémitisme de gauche2 et le soutien à des forces politiques ou
des mouvements réactionnaires, à tonalité antisémite.
Aucun de ces auteurs (à part Abraham Léon qui écrivit dans des conditions terribles,
poursuivi par les nazis, dans la clandestinité, sous l'Occupation allemande, en Belgique),
aucun n'a rédigé de texte décrivant la longue histoire des Juifs, la non moins longue histoire
de l'antisémitisme et de la prétendue « question juive ». Pratiquement aucun d'entre eux ne
s'est appuyé sur les progrès de la recherche historique depuis 1945 et fort peu, dans l'espace
francophone, ont étudié en détail l'histoire intellectuelle juive (Michael Löwy et Enzo
Traverso étant les deux seules exceptions à ma connaissance, mais il est peu probable que
leurs écrits pointus sur ce sujet intéressent les militants). Leurs hypothèses et/ou leurs
postulats ont été lourdement influencés par leur volonté de justifier à tout prix les
affirmations péremptoires de Marx dans un gros article sur La Question juive écrit en 1843,
texte philosophique ne reposant sur aucune « analyse concrète de la situation concrète » des
Juifs à son époque mais sur des stéréotypes judéophobes, destinés à avoir une très longue
postérité à gauche... et à droite. La prétendue « question juive» n'a jamais été étudiée par des
historiens marxistes francophones qui se seraient appuyé sur une méthode matérialiste, mais
toujours sous l'angle de la fidélité idéologique absolue à un texte écrit il y a bientôt 180 ans.
La plupart des penseurs marxistes, quand leurs ancêtres voire leurs parents étaient juifs ou
1. Enzo Traverso (2000) rappelle que la « question juive » n'était qu'un des nombreux sous-chapitres de la
« question nationale » pour Marx, puis pour les marxistes, mais on peut aussi dire, comme Danny Trom, que cette
prétendue « question » ne se pose pas aux Juifs mais aux non-juifs, et qu'il s'agit en réalité d'un « problème juif »
pour la gauche et l'extrême gauche. Cf. E. Traverso, « L'aveuglement des clercs. Les Réflexions sur la question juive
de Sartre et ses critiques », Lignes n° 1, 2000 (cairn.info) et Y.C., « A propos de La promesse et l'obstacle. La
gauche radicale et le problème juif, de Danny Trom », npnf.eu.
2. Cf. Y.C. : « Antisémitisme de gauche : définition et fonctions politiques », mondialisme.org.
considérés comme tels, ont toujours trouvé leur judéité absolument secondaire, voire ne lui
ont accordé aucune signification (de Trotsky à Rodinson, en passant par Luxemburg, les
exemples abondent3). Ils ont donc laissé la réflexion et la recherche entre les mains
d'historiens et de philosophes beaucoup plus modérés, ou carrément réactionnaires, qui ont
alimenté la mythologie du sionisme, contribué à l'essor de conceptions « judéocentriques4 » (y
compris chez des Juifs non religieux), ou en tout cas renforcé la conviction que l'antisémitisme
a été, est, et sera toujours un fléau contre lequel les Juifs sont relativement impuissants,
même s'ils ont créé leur propre Etat pour empêcher un nouveau judéocide – en expulsant, ou
en incitant à l'exode, des centaines de milliers de Palestiniens.
Ecrit en octobre 1944, ce livre reste une référence pour la gauche française et, par conséquent il
peut être utile de se demander en quoi cet ouvrage reste encore valable aujourd'hui. Commençons
tout d'abord par ses points forts.
Dans ce texte, Sartre prend position très clairement contre l'antisémitisme et il essaie de montrer
à quel point cette idéologie est irrationnelle et létale. Il n'a aucune sympathie pour l'opinion des
« démocrates » selon laquelle il faudrait protéger la liberté d'expression des antisémites. Même si
son analyse repose surtout sur des anecdotes et des constatations personnelles, il montre à quel point
« si le Juif n'existait pas, l'antisémite l'inventerait » parce qu'il a besoin d'une explication simple,
d'un « bouc émissaire ». Il s'agit, selon Sartre, d'« un choix libre et total de soi-même », d'une
« passion et d'une conception du monde », d'une « haine » et d'une « colère » construites par les
individus eux-mêmes et dont ils sont responsables. La « passion antisémite » « devance les faits qui
devraient la faire naître, elle va les chercher pour s'en alimenter, elle doit même les interpréter à sa
manière pour qu'ils deviennent vraiment offensants ». L'« antisémite a choisi de vivre sur le mode
passionné », « il a choisi la haine ».
Même si l'on pourrait les nuancer et surtout les approfondir, ces constatations de Sartre sont
importantes puisque, aujourd'hui, la gauche et l'extrême gauche essaient de nier ou d'excuser
l'antisémitisme quand il est le fait de prolétaires français, de travailleurs immigrés, de musulmans,
de mouvements de libération nationale5, etc. Sur ce plan-là, Sartre avait une position ferme,
toujours actuelle : on ne peut ni ne doit faire aucune concession à l'antisémitisme.
Ce portrait à charge des motivations individuelles de l'antisémite atteint cependant ses limites
3 Sur ce sujet, on lira la première moitié du livre de Robert Wistrich (la seconde étant beaucoup moins originale),
From Ambivalence to Betrayal, the Jews the Left and Israël, University of Nebraska Press, 2012.
4. Pour la gauche et l'extrême gauche, le « judéocentrisme » est un péché capital, contrairement à l'afrocentrisme,
à l'islamocentrisme ou à l'indigénisme latino-américain.
5. Comme en témoignent, les préfaces de David Graeber et John Holloway, à deux recueils de textes d'Ocalan
dans lesquels le dirigeant du PKK et l'idole des « municipalistes libertaires » du Rojava nous livre de longs
raisonnements antisémites de gauche. Cf. Y.C., « Abdullah Ocalan enrichit les Protocoles des sages de Sion »,
npnf.eu.
quand l'auteur nous explique que l'antisémite ne veut pas raisonner, qu'il est « imperméable aux
raisons et à l'expérience ». En effet, ce comportement n'est pas répandu seulement chez les
antisémites... hélas !
De même, quand il explique que l'antisémite se sait « médiocre » et a une mentalité grégaire ;
respecte et défend la propriété ; serait surtout un petit bourgeois des villes, membre des « classes
moyennes » c'est-à-dire des « non-producteurs (patrons, commerçants, professions libérales,
métiers de transport, parasites » ; est nationaliste et croit appartenir à une élite ; a la « nostalgie
des périodes de crise où la communauté primitive réapparaît soudain et atteint sa température de
fusion » ; défend une conception du monde profondément manichéenne ; « souhaite un pouvoir
fort qui lui ôte l'écrasante responsabilité de penser par lui-même » ; « veut être le membre
discipliné d'un groupe indiscipliné », cette description correspond également, pour l'essentiel, au
mode de pensée des militants fascistes, de la droite dure ou des mouvements populistes actuels – de
gauche ou de droite.
Sartre prend certes soin de nous montrer à chaque fois comment ces positions vont de pair avec
certaines thèses ou interprétations antisémites, mais son analyse me semble trop générale. Et cette
fragilité théorique se vérifie lorsqu'il affirme qu'« on ne trouve guère d'antisémitisme chez les
ouvriers » car le «'' matérialisme '' dialectique » de l'ouvrier « signifie qu'il envisage le monde
social de la même façon que le monde matériel » parce qu'il « voit dans la société le produit de
forces réelles agissant selon des lois rigoureuses ». De telles affirmations simplistes qui réduisent
l'antisémitisme à un « phénomène bourgeois », ou « petit bourgeois » et idéalisent le prolétariat ne
tiennent pas compte du fait qu'une partie des penseurs du socialisme utopique et des dirigeants (ou
intellectuels) syndicalistes révolutionnaires français étaient antisémites et que cette idéologie était
très populaire aux débuts du mouvement ouvrier. De même qu'elles ne permettent pas de
comprendre les positions du KPD face à l'antisémitisme nazi6, ou la façon dont les partis staliniens,
en URSS et dans les démocraties populaires, ont instrumentalisé l'antisémitisme paysan et ouvrier7.
Et si l'on effectue un saut dans le temps et que l'on s'intéresse au public de Dieudonné et de Soral
aujourd'hui, il serait particulièrement réducteur de le ramener à un phénomène uniquement
« bourgeois » ou « petit bourgeois ».
De plus, quand Sartre écrit que l'antisémitisme serait « l'expression d'une mentalité archaïque,
obscurantiste », il reprend l'un des lieux communs qui a conduit des générations de marxistes à
affirmer que l'antisémitisme ne serait qu'un résidu du féodalisme, condamné à disparaître dans le
6. Cf. les deux articles d'Olaf Kistenmacher, le premier en français, « De Judas au Capital juif. Les formes de
pensée antisémite dans le KPD sous la République de Weimar (1918-1933) », mondialisme.org ; le second en
anglais : « From Jewish Capital to the Jewish Fascist Legion in Jerusalem. The development of antizionism in the
German Communist Party in the Weimar Republic (1925-1933) » sur le site engage.org.
7. Cf. l'article de Stan Crooke, « Les racines staliniennes de l'antisémitisme », npnf.eu.
monde capitaliste moderne (le judéocide fut pourtant organisé à partir du pays capitaliste le plus
développé d'Europe !), et qui pousse l'extrême gauche actuelle à proclamer bruyamment, voire à
théoriser8, la disparition de l'antisémitisme, même après les nombreux attentats antisémites des dix
dernières années en Europe et aux Etats-Unis.
Pour être juste, même si ce n'est pas très original, reconnaissons que Sartre identifie correctement
l'une des fonctions sociales de l'antisémitisme, quand il écrit que « l'antisémitisme canalise les
poussées révolutionnaires vers la destruction de certains hommes, non des institutions » et
« représente donc une soupape de sûreté pour les classes possédantes qui l'encouragent et
substituent ainsi à une haine dangereuse contre un régime, une haine bénigne contre des
particuliers9 ».
Néanmoins, sur une question aussi simple, lorsqu'on voit comment la gauche et l'extrême gauche
ont soutenu Dieudonné jusqu'à la dernière minute, nié le caractère antisémite de l'assassinat d'Ilan
Halimi en 200610 et des meurtres de l'école Ozar Hatorah en 201211, et minimisé les manifestations
d'antisémitisme au sein du mouvement des Gilets jaunes puis dans les mouvements antivax, on se
dit qu'elles sont incapables d'appliquer les constatations élémentaires que formulait Sartre en 1944.
Je ne m'étendrai pas ici sur les considérations psychanalytiques de Sartre concernant les
antisémites dont la haine pour les Juifs serait motivée par... « une attirance profonde et sexuelle » !
D'abord, parce que l'antisémitisme n'est pas toujours motivé par la haine ; il peut être suscité par
l'admiration pour les qualités supposées des Juifs (c'était, par exemple, le cas des cercles dirigeants
dans l'Empire japonais durant les années 1930) ; ensuite, parce que les multiples conceptions
antisémites du monde disponibles sur le marché des idées offrent des clés simplistes mais
séduisantes face à des situations très complexes. Par exemple, la mondialisation, les crises
économiques, l'immigration du Sud-Nord, le rôle des banques et des multinationales, les guerres et
conflits militaires, le fonctionnement des réseaux sociaux, voire la pandémie de la COVID. Et cette
dimension « explicative » ne séduit pas que des individus « passionnés ». De plus, on peut
contester, comme le fait Enzo Traverso (2000), que la « passion » ait été un facteur décisif, quand
on réfléchit à l'organisation technique, rationnelle et minutieuse des camps d'extermination, au
caractère capitaliste extrêmement moderne du judéocide, toutes questions que Sartre ne jugea pas
utile d'aborder dans son livre.
8. Cf. Y.C. « Du Juif-Sémite au Juif-Blanc raciste et satanique », mondialisme.org.
9. L'assassinat de 6 millions de Juifs ne relève pas précisément d'une « haine bénigne », mais nous lisons ce
texte plus de 70 ans après qu'il a été écrit. Sur ce point Sartre, a été beaucoup moins lucide que l'Ecole de Francfort,
dont Adorno et Horkheimer, comme le fait remarquer Traverso (2000).
10. Cf. Y.C., « Le malaise de la gauche multiculturaliste face au meurtre d'Ilan Halimi » ; « Ilan Halimi : meurtre
ou fait divers ? » ; et « Du meurtre d'Ilan Halimi à celui de Chaïb Zehaf, le racisme dans sa continuité », tous trois
mondialisme.org.
11. Cf. Y.C., «La tuerie à l'école Ozar Hatorah Toulouse est un acte antisémite – n'ergotons pas ! », npnf.eu ; et
« L'extrême gauche saura-t-elle réfléchir après les meurtres de Toulouse ? », mondialisme.org.
Dans le même registre « psy », Sartre pense que l'antisémite a peur « de tout sauf des Juifs » car
il a peur « de lui-même, de sa conscience, de sa liberté, de ses instincts, de ses responsabilités, de la
solitude, du changement, de la société et du monde ». Cette explication, aussi rassurante soit-elle
pour le lecteur (qui, évidemment, n'a peur de rien de tout cela), ne me semble pas fondamentale
pour comprendre les spécificités de l'antisémitisme ; d'autant qu'on peut également l'appliquer au
soutien politique à tous les régimes et systèmes autoritaires, qu'ils soient antisémites ou pas.
Après avoir passé en revue quelques-uns des aspects positifs et toujours actuels de ce livre,
passons maintenant à ses limites, surtout pour un lecteur du XXIe siècle.
Visiblement, Sartre ne s'est pas penché sur l'histoire des Juifs et leur place dans les sociétés
bourgeoises, féodales ou esclavagistes. Son livre est bien davantage une réflexion philosophique
qu'une analyse fondée sur des connaissances précises de l'histoire juive et de l'histoire de
l'antisémitisme. Comme le souligne Traverso (2000), Sartre a surtout en tête la conjoncture
française, l'Affaire Dreyfus, les Ligues antisémites, l'Action française, etc., mais il reste muet sur
Vichy, la Collaboration et la rupture historique que constitue le judéocide. Hélas ! il ne risque pas de
choquer les militants d'extrême gauche actuels, car, si Sartre n'avait pas conscience du problème,
eux préfèrent le noyer à coups d'arguments « marxistes » (de toute façon le colonialisme et le
capitalisme ont toujours organisé des génocides), « antisionistes » (les Israéliens reproduisent le
génocide que eux-mêmes et leurs ascendants juifs ont subi) ou simplement en le mettant sous le
tapis.
Sartre affirme à plusieurs reprises que les Juifs n'ont pas de passé et pas d'histoire, parce qu'ils
auraient occupé une position sociale subalterne jusqu'au XVIIIe voire jusqu'au XIXe siècle. Dans la
mesure où nos connaissances ont considérablement augmenté depuis 1944, un certain nombre des
clichés sur la fonction d'intermédiaires des Juifs et le rôle de l'usure, clichés que Sartre combat tout
en admettant leur base matérielle (par exemple, le « fait » que l'Eglise aurait obligé les Juifs à
accepter ces fonctions et qu'ils n'en auraient pratiquement pas eu d'autres pendant des siècles), ces
clichés ont été remis en cause par les recherches de plusieurs historiens depuis au moins une
vingtaine d'années. Si l'on s'intéresse aux causes sociales de l'antisémitisme, on ne peut donc plus
avancer comme principal argument le fait que la majorité des Juifs auraient occupé des fonctions
d'intermédiaires dans le commerce et dans la banque (ce que Sartre appelle des « métiers
improductifs »), ou que l'Eglise leur aurait interdit de posséder ou travailler la terre, puisque ce ne
fut le cas que d'une petite minorité d'entre eux, à une période donnée, et dans des aires
géographiques spécifiques. On retrouve cependant cette explication « antiraciste » (qui va de pair
avec la thèse du « Juif-bouc émissaire ») dans tous les discours de gauche ou d'extrême gauche
actuels, ce qui est très ennuyeux parce qu'elle est fausse. Et si de nombreux militants la répètent
encore en 2021, cela montre qu'ils ignorent les progrès qu'ont fait les sciences sociales et historiques
depuis la seconde guerre mondiale, et surtout qu'ils ne connaissent rien à l'histoire des minorités
juives.
Seconde faiblesse de ce livre, en tout cas pour un lecteur d'aujourd'hui : Sartre s'intéresse surtout
à l'individu antisémite et à ses tares. Son portrait impitoyable et les nombreuses anecdotes
personnelles qu'il cite font que l'antisémite est présenté comme étant surtout un petit bourgeois
imbécile, et jamais un intellectuel cultivé. Là aussi, nos connaissances ont considérablement
évolué : nous savons aujourd'hui que l'on peut être un homme très cultivé (ou une femme très
cultivée) et être un nazi ou un fasciste convaincu et extrêmement dangereux, de Céline à Heidegger.
Les tares que Sartre attribue à l'antisémite peuvent certes rassurer le lecteur persuadé de n'avoir
aucun préjugé, mais ce type de description risque de mener à l'autosatisfaction plutôt qu'à une
conscience critique de ses propres préjugés. Sans tomber dans la culpabilisation généralisée qui
sévit dans les mouvements antidiscriminatoires actuels (cf. les théories dénonçant les « privilèges »
des « Blancs », des hétérosexuels, des mâles, etc., et les injonctions à l'introspection et à
l'autocritique totalement déconnectées des luttes de classe), il est quand même utile de se demander
si la tradition politique à laquelle on appartient a été, et est encore, exemplaire sur le plan de la
compréhension des mécanismes de l'antisémitisme et de la lutte contre ce fléau.
Or, si l'on en croit le seul livre publié en français (en anglais les livres abondent) par un historien
professionnel (Michel Dreyfus) sur « L'antisémitisme à gauche », la gauche et l'extrême gauche
auraient toujours eu des analyses et des comportements indiscutables à part quelques illuminés ou
éléments marginaux dont le rôle historique aurait été négligeable....
En ce sens, le livre de Sartre perpétue une tradition solidement ancrée à gauche : « Circulez, y'a
rien à voir, on est irréprochables, puisque nous n'avons jamais fait l'apologie de l'antisémitisme. »
La question est plus complexe car une personne peut ne pas être consciemment antisémite et en
même temps propager des stéréotypes judéophobes, ou élaborer des stratégies d'alliance avec des
mouvements sociaux ou des forces politiques qui, elles, propagent l'antisémitisme. Des
mouvements des petits commerçants et artisans dans les années 1950 aux Gilets jaunes, en passant
par le Hamas, le Hezbollah et les Frères musulmans égyptiens, ce ne sont pas les exemples qui
manquent.
Facteur aggravant, dans son essai de 1944, Sartre se donne beaucoup de mal pour prendre au
sérieux les stéréotypes antisémites ; il les critique en les présentant comme erronés tout en
admettant leur réalité pour « certains Juifs ». Cela va des mythes de « l'amour de l'argent » à celui
de la gestuelle (« les gestes rapides (…) que le Juif fait avec les mains lorsqu'il parle »), en passant
par « des conformations physiques » qui caractériseraient des « races juives » (?!) ; la prétendue
paranoïa («l'inquiétude juive ») ; le sentiment permanent de culpabilité «du Juif» («l'obligation
perpétuelle de faire la preuve qu'il est Français ») ; son « complexe d'infériorité » ; le fait que le
« Juif inauthentique » veuille « se glisser partout » « pour se faire reconnaître comme homme
parmi les autres hommes » ; sa propension à « se constituer en martyr» et à fréquenter uniquement
d'autres Juifs ; son « masochisme » ; son « rationalisme » et sa « passion de l'Universel » ; sa
détermination à « détruire les valeurs irrationnelles » ; « l'amour naïf de la communion en raison
avec ses adversaires et la croyance plus naïve encore que la violence n'est aucunement nécessaire
dans les rapports entre les hommes » ; le côté « coupeur de fil en quatre » ; « le ''manque de tact''
israélite » ; « le rapport spécial du Juif avec l'argent » ; son « pressentiment de la catastrophe » ; le
fait qu'il soit « mal à l'aise jusque dans sa peau, ennemi irréconcilié de son corps » ; la « douceur
obstinée que (les Juifs ) conservent au milieu des persécutions les plus atroces » ; leur « sens de la
justice et de la raison », etc.
Comme Sartre passe sans cesse de l'expression vague (« certains Juifs ») à « le Juif »,
appellation beaucoup plus générale (« essentialisante », dit-on dans le jargon universitaire et
militant actuel), on se perd un peu dans cette discussion/ explication censée démolir des
stéréotypes antisémites présentés à la fois comme imaginaires dans la tête des antisémites et réels
dans le comportement de « certains Juifs » ; ces derniers deviennent souvent, sous la plume de
Sartre, «le Juif », ou « le Juif inauthentique », c'est-à-dire celui qui essaie par tous les moyens,
selon l'auteur, de ne pas correspondre aux stéréotypes antisémites. A force de vouloir absolument
« prouver aux autres qu'il n'y a pas de nature juive », ce « Juif inauthentique » serait conduit à
renforcer ces stéréotypes... sans le vouloir.
Certes, Réflexions sur la question juive prend position de façon très radicale contre
l'antisémitisme. Et (position beaucoup plus rare), ce livre dénonce l'indifférence de l'immense
majorité des Français face au sort des Juifs revenus des camps d'extermination, indifférence que
Sartre attribue à la nécessité de préserver l'union nationale (pour soutenir un gouvernement qui
rassemblait gaullistes, communistes, socialistes et démocrates chrétiens, et des institutions
étatiques qui furent fort peu «épurées »). Néanmoins, malgré ses qualités indéniables, ce livre
n'arme pas vraiment les militants aujourd'hui pour lutter contre l'antisémitisme, tant il se perd dans
les dilemmes et conflits intérieurs de « certains Juifs » ( ou pire « du Juif inauthentique») ; tant il
fait preuve d'un manque de connaissances sur l'histoire concrète même des Juifs de France ; et tant
il néglige de restituer les différentes phases historiques de l'antijudaïsme, de la judéophobie et de
l'antisémitisme, ne serait-ce qu'en Europe. Or, sans ces références concrètes à des situations très
diverses, socialement et historiquement déterminées, on ne peut vraiment comprendre la prétendue
« question juive ».
Force est de constater que, sur le plan social, Sartre est bien en mal pour caractériser ce que
représentent exactement les Juifs au lendemain de la seconde guerre mondiale. Si, dans le passé, ils
ont, d'après lui, constitué une « communauté religieuse et nationale que l'on nommait Israël », le
fait que la majorité des Juifs aient été forcés de prendre le chemin de l'exil, ou se soient
volontairement dispersés hors de la « Palestine » originelle, a fait qu'ils ont créé un « lien
national » qui s'est progressivement « spiritualisé », donc affaibli, et ne serait aujourd'hui (en 1944)
qu'une « forme faible, en voie de désagrégation ». « Les Juifs qui nous entourent n'ont plus avec
leur religion qu'un rapport de cérémonie et de politesse. (…) la communauté juive (…) s'est vidée
de ses caractères concrets » ; c'est désormais une « communauté historique abstraite » ; ils « n'ont
entre eux ni communauté d'intérêts, ni communauté de croyance. Ils n'ont pas la même patrie, ils
n'ont aucune histoire ». Pour Sartre, les Juifs auraient uniquement une « situation commune de
Juifs » « parce qu'ils vivent au sein d'une communauté qui les tient pour Juifs » ; « le seul lien qui
les unisse, c'est le mépris hostile où les tiennent les sociétés qui les entourent ». En clair, « Le Juif
est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif : voilà la vérité simple d'où il faut partir. »
Ce seraient les antisémites et les non-Juifs qui définiraient les Juifs, individus qui, par contre,
souhaiteraient tous se fondre dans une communauté humaine universelle, aimante, solidaire et
ignorant les particularismes. (J'exagère à peine la vision assimilationniste de Sartre.)
Les dernières pages du livre expriment une réflexion plus militante. Selon Sartre, « Ce sont nos
paroles et nos gestes – toutes nos paroles et tous nos gestes – notre antisémitisme, mais tout aussi
bien notre libéralisme condescendant – qui ont empoisonné (le Juif ) jusqu'aux moelles ; c'est nous
qui le contraignons à se choisir juif (…) Nous avons créé cette espèce d'hommes qui n'a de sens que
comme produit artificiel d'une société capitaliste (ou féodale) qui n'a pour raison d'être que de
servir de bouc émissaire à une collectivité encore prélogique. (…) Il n'est pas un de nous qui ne
soit, en cette circonstance, totalement coupable et même criminel ; le sang juif que les nazis ont
versé retombe sur toutes nos têtes. » Cette dernière phrase contraste avec tous les discours
d'extrême gauche et antisionistes actuels, raison pour laquelle je l'ai soulignée ici en caractères gras.
Après s'être longuement étendu sur les dilemmes des « Juifs inauthentiques », Sartre envisage les
deux positions principales prises par ce qu'il appelle les « Juifs authentiques » (ceux qui
revendiquent fièrement leur judéité et/ou leur judaïté) dans l'immédiat après-guerre :
–
ils s'assument totalement en tant que « Juifs français » et veulent donc poursuivre le
processus d'assimilation totale commencé en 1791,
–
ou bien ils revendiquent une « nation juive possédant un sol et une autonomie » et exiger
« que le Juif soit soutenu par une communauté israélite ». (Rappelons que ces lignes furent écrites
quatre ans avant la création de l'Etat d'Israël.)
Pour Sartre, dans un monde idéal, les deux solutions pourraient coexister harmonieusement. Mais
comme la France (et bien d'autres pays) est imbibée d'antisémitisme, il pense que le sionisme « est
nuisible aux Juifs qui veulent demeurer dans leur patrie originelle, parce qu'elle donne des
arguments à l'antisémite. Le Juif français s'irrite contre le sioniste qui vient encore compliquer une
situation délicate » et le sioniste se fâche contre le manque de solidarité, voire la lâcheté du Juif
français. Et Sartre de conclure son troisième chapitre par une constatation pessimiste : « la
situation du Juif est telle que tout ce qu'il fait se retourne contre lui ».
Dans le quatrième et dernier chapitre, l'auteur plaide pour la constitution d'un puissant mouvement
international contre l'antisémitisme qui mobiliserait massivement les non-Juifs. Sartre considère
que l'assimilation des Juifs est un objectif idéal, « un rêve », mais que, pour le réaliser, il faut
d'abord éliminer l'antisémitisme. Selon lui, les mesures juridiques répressives et l'éducation des
populations sont insuffisantes. Il n'existe qu'une seule solution définitive : l'antisémitisme étant,
selon lui, « une représentation mythique et bourgeoise de la lutte des classes (…), il ne saurait
exister dans une société sans classe ». En effet, dans une société « fondée sur la propriété
collective des instruments de travail, lorsque l'homme, délivré des hallucinations de l'arrièremonde, se lancera enfin dans son entreprise, qui est de faire exister le règne humain,
l'antisémitisme n'aura plus aucune raison d'être : on l'aura coupé de ses racines. (…) La révolution
socialiste et nécessaire et suffisante pour supprimer l'antisémite ; c'est aussi pour les Juifs que nous
ferons la révolution », affirme Sartre.
Même si l'on fait charitablement abstraction du fait que le philosophe existentialiste fut un
compagnon de route du stalinisme soviétique puis du maoïsme, deux systèmes totalitaires
résolument hostiles à la « liberté » qu'il prisait tant, cette profession de foi ne convaincrait
pratiquement plus personne aujourd'hui.
D'autant plus que toutes les minorités « subalternes » (et même les majorités historiquement
dominées comme les femmes) défendent bec et ongles l'importance de leur identité ; elles n'ont
aucune envie de se fondre (de se noyer, diraient leurs représentants), dans le Grand Océan de
l'Universel ; et elles prétendent chacune mettre au jour, dévoiler, leur histoire ignorée. Et les
« communautés juives », jugées par Sartre dépourvues de tout passé et de toute histoire, ne sont pas
les dernières à soutenir un discours identitaire, discours ignoré, méprisé voire combattu par les
gauches... identitaires, comme étant celui de « privilégiés, blancs, racistes et colonialistes ».
Y.C., Ni patrie ni frontières, 2 décembre 2021