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Sartre et la pretendue "question juive"

2021, Ni patrie ni frontières

Ce texte inaugure une série d'articles qui analyseront comment certains intellectuels francophones, de gauche et d'extrême gauche, se réclamant presque tous du marxisme, ont abordé ce qui était, pour eux et les non-Juifs, un « problème » bien plus qu'une « question » qui tarauderait les Juifs 1. Nous essaierons de montrer à quel point les écrits de ces auteurs handicapent aujourd'hui les militants de gauche et d'extrême gauche dans les combats actuels contre l'antisémitisme et favorisent souvent, quelles qu'aient été (ou soient) leurs bonnes intentions, les stéréotypes de l'antisémitisme de gauche 2 et le soutien à des forces politiques ou des mouvements réactionnaires, à tonalité antisémite. Aucun de ces auteurs (à part Abraham Léon qui écrivit dans des conditions terribles, poursuivi par les nazis, dans la clandestinité, sous l'Occupation allemande, en Belgique), aucun n'a rédigé de texte décrivant la longue histoire des Juifs, la non moins longue histoire de l'antisémitisme et de la prétendue « question juive ». Pratiquement aucun d'entre eux ne s'est appuyé sur les progrès de la recherche historique depuis 1945 et fort peu, dans l'espace francophone, ont étudié en détail l'histoire intellectuelle juive (Michael Löwy et Enzo Traverso étant les deux seules exceptions à ma connaissance, mais il est peu probable que leurs écrits pointus sur ce sujet intéressent les militants). Leurs hypothèses et/ou leurs postulats ont été lourdement influencés par leur volonté de justifier à tout prix les affirmations péremptoires de Marx dans un gros article sur La Question juive écrit en 1843, texte philosophique ne reposant sur aucune « analyse concrète de la situation concrète » des Juifs à son époque mais sur des stéréotypes judéophobes, destinés à avoir une très longue postérité à gauche... et à droite. La prétendue « question juive» n'a jamais été étudiée par des historiens marxistes francophones qui se seraient appuyé sur une méthode matérialiste, mais toujours sous l'angle de la fidélité idéologique absolue à un texte écrit il y a bientôt 180 ans. La plupart des penseurs marxistes, quand leurs ancêtres voire leurs parents étaient juifs ou

° A propos de Réflexions sur la question juive de Jean-Paul Sartre Ce texte inaugure une série d'articles qui analyseront comment certains intellectuels francophones, de gauche et d'extrême gauche, se réclamant presque tous du marxisme, ont abordé ce qui était, pour eux et les non-Juifs, un « problème » bien plus qu'une « question » qui tarauderait les Juifs1. Nous essaierons de montrer à quel point les écrits de ces auteurs handicapent aujourd'hui les militants de gauche et d'extrême gauche dans les combats actuels contre l'antisémitisme et favorisent souvent, quelles qu'aient été (ou soient) leurs bonnes intentions, les stéréotypes de l'antisémitisme de gauche2 et le soutien à des forces politiques ou des mouvements réactionnaires, à tonalité antisémite. Aucun de ces auteurs (à part Abraham Léon qui écrivit dans des conditions terribles, poursuivi par les nazis, dans la clandestinité, sous l'Occupation allemande, en Belgique), aucun n'a rédigé de texte décrivant la longue histoire des Juifs, la non moins longue histoire de l'antisémitisme et de la prétendue « question juive ». Pratiquement aucun d'entre eux ne s'est appuyé sur les progrès de la recherche historique depuis 1945 et fort peu, dans l'espace francophone, ont étudié en détail l'histoire intellectuelle juive (Michael Löwy et Enzo Traverso étant les deux seules exceptions à ma connaissance, mais il est peu probable que leurs écrits pointus sur ce sujet intéressent les militants). Leurs hypothèses et/ou leurs postulats ont été lourdement influencés par leur volonté de justifier à tout prix les affirmations péremptoires de Marx dans un gros article sur La Question juive écrit en 1843, texte philosophique ne reposant sur aucune « analyse concrète de la situation concrète » des Juifs à son époque mais sur des stéréotypes judéophobes, destinés à avoir une très longue postérité à gauche... et à droite. La prétendue « question juive» n'a jamais été étudiée par des historiens marxistes francophones qui se seraient appuyé sur une méthode matérialiste, mais toujours sous l'angle de la fidélité idéologique absolue à un texte écrit il y a bientôt 180 ans. La plupart des penseurs marxistes, quand leurs ancêtres voire leurs parents étaient juifs ou 1. Enzo Traverso (2000) rappelle que la « question juive » n'était qu'un des nombreux sous-chapitres de la « question nationale » pour Marx, puis pour les marxistes, mais on peut aussi dire, comme Danny Trom, que cette prétendue « question » ne se pose pas aux Juifs mais aux non-juifs, et qu'il s'agit en réalité d'un « problème juif » pour la gauche et l'extrême gauche. Cf. E. Traverso, « L'aveuglement des clercs. Les Réflexions sur la question juive de Sartre et ses critiques », Lignes n° 1, 2000 (cairn.info) et Y.C., « A propos de La promesse et l'obstacle. La gauche radicale et le problème juif, de Danny Trom », npnf.eu. 2. Cf. Y.C. : « Antisémitisme de gauche : définition et fonctions politiques », mondialisme.org. considérés comme tels, ont toujours trouvé leur judéité absolument secondaire, voire ne lui ont accordé aucune signification (de Trotsky à Rodinson, en passant par Luxemburg, les exemples abondent3). Ils ont donc laissé la réflexion et la recherche entre les mains d'historiens et de philosophes beaucoup plus modérés, ou carrément réactionnaires, qui ont alimenté la mythologie du sionisme, contribué à l'essor de conceptions « judéocentriques4 » (y compris chez des Juifs non religieux), ou en tout cas renforcé la conviction que l'antisémitisme a été, est, et sera toujours un fléau contre lequel les Juifs sont relativement impuissants, même s'ils ont créé leur propre Etat pour empêcher un nouveau judéocide – en expulsant, ou en incitant à l'exode, des centaines de milliers de Palestiniens. Ecrit en octobre 1944, ce livre reste une référence pour la gauche française et, par conséquent il peut être utile de se demander en quoi cet ouvrage reste encore valable aujourd'hui. Commençons tout d'abord par ses points forts. Dans ce texte, Sartre prend position très clairement contre l'antisémitisme et il essaie de montrer à quel point cette idéologie est irrationnelle et létale. Il n'a aucune sympathie pour l'opinion des « démocrates » selon laquelle il faudrait protéger la liberté d'expression des antisémites. Même si son analyse repose surtout sur des anecdotes et des constatations personnelles, il montre à quel point « si le Juif n'existait pas, l'antisémite l'inventerait » parce qu'il a besoin d'une explication simple, d'un « bouc émissaire ». Il s'agit, selon Sartre, d'« un choix libre et total de soi-même », d'une « passion et d'une conception du monde », d'une « haine » et d'une « colère » construites par les individus eux-mêmes et dont ils sont responsables. La « passion antisémite » « devance les faits qui devraient la faire naître, elle va les chercher pour s'en alimenter, elle doit même les interpréter à sa manière pour qu'ils deviennent vraiment offensants ». L'« antisémite a choisi de vivre sur le mode passionné », « il a choisi la haine ». Même si l'on pourrait les nuancer et surtout les approfondir, ces constatations de Sartre sont importantes puisque, aujourd'hui, la gauche et l'extrême gauche essaient de nier ou d'excuser l'antisémitisme quand il est le fait de prolétaires français, de travailleurs immigrés, de musulmans, de mouvements de libération nationale5, etc. Sur ce plan-là, Sartre avait une position ferme, toujours actuelle : on ne peut ni ne doit faire aucune concession à l'antisémitisme. Ce portrait à charge des motivations individuelles de l'antisémite atteint cependant ses limites 3 Sur ce sujet, on lira la première moitié du livre de Robert Wistrich (la seconde étant beaucoup moins originale), From Ambivalence to Betrayal, the Jews the Left and Israël, University of Nebraska Press, 2012. 4. Pour la gauche et l'extrême gauche, le « judéocentrisme » est un péché capital, contrairement à l'afrocentrisme, à l'islamocentrisme ou à l'indigénisme latino-américain. 5. Comme en témoignent, les préfaces de David Graeber et John Holloway, à deux recueils de textes d'Ocalan dans lesquels le dirigeant du PKK et l'idole des « municipalistes libertaires » du Rojava nous livre de longs raisonnements antisémites de gauche. Cf. Y.C., « Abdullah Ocalan enrichit les Protocoles des sages de Sion », npnf.eu. quand l'auteur nous explique que l'antisémite ne veut pas raisonner, qu'il est « imperméable aux raisons et à l'expérience ». En effet, ce comportement n'est pas répandu seulement chez les antisémites... hélas ! De même, quand il explique que l'antisémite se sait « médiocre » et a une mentalité grégaire ; respecte et défend la propriété ; serait surtout un petit bourgeois des villes, membre des « classes moyennes » c'est-à-dire des « non-producteurs (patrons, commerçants, professions libérales, métiers de transport, parasites » ; est nationaliste et croit appartenir à une élite ; a la « nostalgie des périodes de crise où la communauté primitive réapparaît soudain et atteint sa température de fusion » ; défend une conception du monde profondément manichéenne ; « souhaite un pouvoir fort qui lui ôte l'écrasante responsabilité de penser par lui-même » ; « veut être le membre discipliné d'un groupe indiscipliné », cette description correspond également, pour l'essentiel, au mode de pensée des militants fascistes, de la droite dure ou des mouvements populistes actuels – de gauche ou de droite. Sartre prend certes soin de nous montrer à chaque fois comment ces positions vont de pair avec certaines thèses ou interprétations antisémites, mais son analyse me semble trop générale. Et cette fragilité théorique se vérifie lorsqu'il affirme qu'« on ne trouve guère d'antisémitisme chez les ouvriers » car le «'' matérialisme '' dialectique » de l'ouvrier « signifie qu'il envisage le monde social de la même façon que le monde matériel » parce qu'il « voit dans la société le produit de forces réelles agissant selon des lois rigoureuses ». De telles affirmations simplistes qui réduisent l'antisémitisme à un « phénomène bourgeois », ou « petit bourgeois » et idéalisent le prolétariat ne tiennent pas compte du fait qu'une partie des penseurs du socialisme utopique et des dirigeants (ou intellectuels) syndicalistes révolutionnaires français étaient antisémites et que cette idéologie était très populaire aux débuts du mouvement ouvrier. De même qu'elles ne permettent pas de comprendre les positions du KPD face à l'antisémitisme nazi6, ou la façon dont les partis staliniens, en URSS et dans les démocraties populaires, ont instrumentalisé l'antisémitisme paysan et ouvrier7. Et si l'on effectue un saut dans le temps et que l'on s'intéresse au public de Dieudonné et de Soral aujourd'hui, il serait particulièrement réducteur de le ramener à un phénomène uniquement « bourgeois » ou « petit bourgeois ». De plus, quand Sartre écrit que l'antisémitisme serait « l'expression d'une mentalité archaïque, obscurantiste », il reprend l'un des lieux communs qui a conduit des générations de marxistes à affirmer que l'antisémitisme ne serait qu'un résidu du féodalisme, condamné à disparaître dans le 6. Cf. les deux articles d'Olaf Kistenmacher, le premier en français, « De Judas au Capital juif. Les formes de pensée antisémite dans le KPD sous la République de Weimar (1918-1933) », mondialisme.org ; le second en anglais : « From Jewish Capital to the Jewish Fascist Legion in Jerusalem. The development of antizionism in the German Communist Party in the Weimar Republic (1925-1933) » sur le site engage.org. 7. Cf. l'article de Stan Crooke, « Les racines staliniennes de l'antisémitisme », npnf.eu. monde capitaliste moderne (le judéocide fut pourtant organisé à partir du pays capitaliste le plus développé d'Europe !), et qui pousse l'extrême gauche actuelle à proclamer bruyamment, voire à théoriser8, la disparition de l'antisémitisme, même après les nombreux attentats antisémites des dix dernières années en Europe et aux Etats-Unis. Pour être juste, même si ce n'est pas très original, reconnaissons que Sartre identifie correctement l'une des fonctions sociales de l'antisémitisme, quand il écrit que « l'antisémitisme canalise les poussées révolutionnaires vers la destruction de certains hommes, non des institutions » et « représente donc une soupape de sûreté pour les classes possédantes qui l'encouragent et substituent ainsi à une haine dangereuse contre un régime, une haine bénigne contre des particuliers9 ». Néanmoins, sur une question aussi simple, lorsqu'on voit comment la gauche et l'extrême gauche ont soutenu Dieudonné jusqu'à la dernière minute, nié le caractère antisémite de l'assassinat d'Ilan Halimi en 200610 et des meurtres de l'école Ozar Hatorah en 201211, et minimisé les manifestations d'antisémitisme au sein du mouvement des Gilets jaunes puis dans les mouvements antivax, on se dit qu'elles sont incapables d'appliquer les constatations élémentaires que formulait Sartre en 1944. Je ne m'étendrai pas ici sur les considérations psychanalytiques de Sartre concernant les antisémites dont la haine pour les Juifs serait motivée par... « une attirance profonde et sexuelle » ! D'abord, parce que l'antisémitisme n'est pas toujours motivé par la haine ; il peut être suscité par l'admiration pour les qualités supposées des Juifs (c'était, par exemple, le cas des cercles dirigeants dans l'Empire japonais durant les années 1930) ; ensuite, parce que les multiples conceptions antisémites du monde disponibles sur le marché des idées offrent des clés simplistes mais séduisantes face à des situations très complexes. Par exemple, la mondialisation, les crises économiques, l'immigration du Sud-Nord, le rôle des banques et des multinationales, les guerres et conflits militaires, le fonctionnement des réseaux sociaux, voire la pandémie de la COVID. Et cette dimension « explicative » ne séduit pas que des individus « passionnés ». De plus, on peut contester, comme le fait Enzo Traverso (2000), que la « passion » ait été un facteur décisif, quand on réfléchit à l'organisation technique, rationnelle et minutieuse des camps d'extermination, au caractère capitaliste extrêmement moderne du judéocide, toutes questions que Sartre ne jugea pas utile d'aborder dans son livre. 8. Cf. Y.C. « Du Juif-Sémite au Juif-Blanc raciste et satanique », mondialisme.org. 9. L'assassinat de 6 millions de Juifs ne relève pas précisément d'une « haine bénigne », mais nous lisons ce texte plus de 70 ans après qu'il a été écrit. Sur ce point Sartre, a été beaucoup moins lucide que l'Ecole de Francfort, dont Adorno et Horkheimer, comme le fait remarquer Traverso (2000). 10. Cf. Y.C., « Le malaise de la gauche multiculturaliste face au meurtre d'Ilan Halimi » ; « Ilan Halimi : meurtre ou fait divers ? » ; et « Du meurtre d'Ilan Halimi à celui de Chaïb Zehaf, le racisme dans sa continuité », tous trois mondialisme.org. 11. Cf. Y.C., «La tuerie à l'école Ozar Hatorah Toulouse est un acte antisémite – n'ergotons pas ! », npnf.eu ; et « L'extrême gauche saura-t-elle réfléchir après les meurtres de Toulouse ? », mondialisme.org. Dans le même registre « psy », Sartre pense que l'antisémite a peur « de tout sauf des Juifs » car il a peur « de lui-même, de sa conscience, de sa liberté, de ses instincts, de ses responsabilités, de la solitude, du changement, de la société et du monde ». Cette explication, aussi rassurante soit-elle pour le lecteur (qui, évidemment, n'a peur de rien de tout cela), ne me semble pas fondamentale pour comprendre les spécificités de l'antisémitisme ; d'autant qu'on peut également l'appliquer au soutien politique à tous les régimes et systèmes autoritaires, qu'ils soient antisémites ou pas. Après avoir passé en revue quelques-uns des aspects positifs et toujours actuels de ce livre, passons maintenant à ses limites, surtout pour un lecteur du XXIe siècle. Visiblement, Sartre ne s'est pas penché sur l'histoire des Juifs et leur place dans les sociétés bourgeoises, féodales ou esclavagistes. Son livre est bien davantage une réflexion philosophique qu'une analyse fondée sur des connaissances précises de l'histoire juive et de l'histoire de l'antisémitisme. Comme le souligne Traverso (2000), Sartre a surtout en tête la conjoncture française, l'Affaire Dreyfus, les Ligues antisémites, l'Action française, etc., mais il reste muet sur Vichy, la Collaboration et la rupture historique que constitue le judéocide. Hélas ! il ne risque pas de choquer les militants d'extrême gauche actuels, car, si Sartre n'avait pas conscience du problème, eux préfèrent le noyer à coups d'arguments « marxistes » (de toute façon le colonialisme et le capitalisme ont toujours organisé des génocides), « antisionistes » (les Israéliens reproduisent le génocide que eux-mêmes et leurs ascendants juifs ont subi) ou simplement en le mettant sous le tapis. Sartre affirme à plusieurs reprises que les Juifs n'ont pas de passé et pas d'histoire, parce qu'ils auraient occupé une position sociale subalterne jusqu'au XVIIIe voire jusqu'au XIXe siècle. Dans la mesure où nos connaissances ont considérablement augmenté depuis 1944, un certain nombre des clichés sur la fonction d'intermédiaires des Juifs et le rôle de l'usure, clichés que Sartre combat tout en admettant leur base matérielle (par exemple, le « fait » que l'Eglise aurait obligé les Juifs à accepter ces fonctions et qu'ils n'en auraient pratiquement pas eu d'autres pendant des siècles), ces clichés ont été remis en cause par les recherches de plusieurs historiens depuis au moins une vingtaine d'années. Si l'on s'intéresse aux causes sociales de l'antisémitisme, on ne peut donc plus avancer comme principal argument le fait que la majorité des Juifs auraient occupé des fonctions d'intermédiaires dans le commerce et dans la banque (ce que Sartre appelle des « métiers improductifs »), ou que l'Eglise leur aurait interdit de posséder ou travailler la terre, puisque ce ne fut le cas que d'une petite minorité d'entre eux, à une période donnée, et dans des aires géographiques spécifiques. On retrouve cependant cette explication « antiraciste » (qui va de pair avec la thèse du « Juif-bouc émissaire ») dans tous les discours de gauche ou d'extrême gauche actuels, ce qui est très ennuyeux parce qu'elle est fausse. Et si de nombreux militants la répètent encore en 2021, cela montre qu'ils ignorent les progrès qu'ont fait les sciences sociales et historiques depuis la seconde guerre mondiale, et surtout qu'ils ne connaissent rien à l'histoire des minorités juives. Seconde faiblesse de ce livre, en tout cas pour un lecteur d'aujourd'hui : Sartre s'intéresse surtout à l'individu antisémite et à ses tares. Son portrait impitoyable et les nombreuses anecdotes personnelles qu'il cite font que l'antisémite est présenté comme étant surtout un petit bourgeois imbécile, et jamais un intellectuel cultivé. Là aussi, nos connaissances ont considérablement évolué : nous savons aujourd'hui que l'on peut être un homme très cultivé (ou une femme très cultivée) et être un nazi ou un fasciste convaincu et extrêmement dangereux, de Céline à Heidegger. Les tares que Sartre attribue à l'antisémite peuvent certes rassurer le lecteur persuadé de n'avoir aucun préjugé, mais ce type de description risque de mener à l'autosatisfaction plutôt qu'à une conscience critique de ses propres préjugés. Sans tomber dans la culpabilisation généralisée qui sévit dans les mouvements antidiscriminatoires actuels (cf. les théories dénonçant les « privilèges » des « Blancs », des hétérosexuels, des mâles, etc., et les injonctions à l'introspection et à l'autocritique totalement déconnectées des luttes de classe), il est quand même utile de se demander si la tradition politique à laquelle on appartient a été, et est encore, exemplaire sur le plan de la compréhension des mécanismes de l'antisémitisme et de la lutte contre ce fléau. Or, si l'on en croit le seul livre publié en français (en anglais les livres abondent) par un historien professionnel (Michel Dreyfus) sur « L'antisémitisme à gauche », la gauche et l'extrême gauche auraient toujours eu des analyses et des comportements indiscutables à part quelques illuminés ou éléments marginaux dont le rôle historique aurait été négligeable.... En ce sens, le livre de Sartre perpétue une tradition solidement ancrée à gauche : « Circulez, y'a rien à voir, on est irréprochables, puisque nous n'avons jamais fait l'apologie de l'antisémitisme. » La question est plus complexe car une personne peut ne pas être consciemment antisémite et en même temps propager des stéréotypes judéophobes, ou élaborer des stratégies d'alliance avec des mouvements sociaux ou des forces politiques qui, elles, propagent l'antisémitisme. Des mouvements des petits commerçants et artisans dans les années 1950 aux Gilets jaunes, en passant par le Hamas, le Hezbollah et les Frères musulmans égyptiens, ce ne sont pas les exemples qui manquent. Facteur aggravant, dans son essai de 1944, Sartre se donne beaucoup de mal pour prendre au sérieux les stéréotypes antisémites ; il les critique en les présentant comme erronés tout en admettant leur réalité pour « certains Juifs ». Cela va des mythes de « l'amour de l'argent » à celui de la gestuelle (« les gestes rapides (…) que le Juif fait avec les mains lorsqu'il parle »), en passant par « des conformations physiques » qui caractériseraient des « races juives » (?!) ; la prétendue paranoïa («l'inquiétude juive ») ; le sentiment permanent de culpabilité «du Juif» («l'obligation perpétuelle de faire la preuve qu'il est Français ») ; son « complexe d'infériorité » ; le fait que le « Juif inauthentique » veuille « se glisser partout » « pour se faire reconnaître comme homme parmi les autres hommes » ; sa propension à « se constituer en martyr» et à fréquenter uniquement d'autres Juifs ; son « masochisme » ; son « rationalisme » et sa « passion de l'Universel » ; sa détermination à « détruire les valeurs irrationnelles » ; « l'amour naïf de la communion en raison avec ses adversaires et la croyance plus naïve encore que la violence n'est aucunement nécessaire dans les rapports entre les hommes » ; le côté « coupeur de fil en quatre » ; « le ''manque de tact'' israélite » ; « le rapport spécial du Juif avec l'argent » ; son « pressentiment de la catastrophe » ; le fait qu'il soit « mal à l'aise jusque dans sa peau, ennemi irréconcilié de son corps » ; la « douceur obstinée que (les Juifs ) conservent au milieu des persécutions les plus atroces » ; leur « sens de la justice et de la raison », etc. Comme Sartre passe sans cesse de l'expression vague (« certains Juifs ») à « le Juif », appellation beaucoup plus générale (« essentialisante », dit-on dans le jargon universitaire et militant actuel), on se perd un peu dans cette discussion/ explication censée démolir des stéréotypes antisémites présentés à la fois comme imaginaires dans la tête des antisémites et réels dans le comportement de « certains Juifs » ; ces derniers deviennent souvent, sous la plume de Sartre, «le Juif », ou « le Juif inauthentique », c'est-à-dire celui qui essaie par tous les moyens, selon l'auteur, de ne pas correspondre aux stéréotypes antisémites. A force de vouloir absolument « prouver aux autres qu'il n'y a pas de nature juive », ce « Juif inauthentique » serait conduit à renforcer ces stéréotypes... sans le vouloir. Certes, Réflexions sur la question juive prend position de façon très radicale contre l'antisémitisme. Et (position beaucoup plus rare), ce livre dénonce l'indifférence de l'immense majorité des Français face au sort des Juifs revenus des camps d'extermination, indifférence que Sartre attribue à la nécessité de préserver l'union nationale (pour soutenir un gouvernement qui rassemblait gaullistes, communistes, socialistes et démocrates chrétiens, et des institutions étatiques qui furent fort peu «épurées »). Néanmoins, malgré ses qualités indéniables, ce livre n'arme pas vraiment les militants aujourd'hui pour lutter contre l'antisémitisme, tant il se perd dans les dilemmes et conflits intérieurs de « certains Juifs » ( ou pire « du Juif inauthentique») ; tant il fait preuve d'un manque de connaissances sur l'histoire concrète même des Juifs de France ; et tant il néglige de restituer les différentes phases historiques de l'antijudaïsme, de la judéophobie et de l'antisémitisme, ne serait-ce qu'en Europe. Or, sans ces références concrètes à des situations très diverses, socialement et historiquement déterminées, on ne peut vraiment comprendre la prétendue « question juive ». Force est de constater que, sur le plan social, Sartre est bien en mal pour caractériser ce que représentent exactement les Juifs au lendemain de la seconde guerre mondiale. Si, dans le passé, ils ont, d'après lui, constitué une « communauté religieuse et nationale que l'on nommait Israël », le fait que la majorité des Juifs aient été forcés de prendre le chemin de l'exil, ou se soient volontairement dispersés hors de la « Palestine » originelle, a fait qu'ils ont créé un « lien national » qui s'est progressivement « spiritualisé », donc affaibli, et ne serait aujourd'hui (en 1944) qu'une « forme faible, en voie de désagrégation ». « Les Juifs qui nous entourent n'ont plus avec leur religion qu'un rapport de cérémonie et de politesse. (…) la communauté juive (…) s'est vidée de ses caractères concrets » ; c'est désormais une « communauté historique abstraite » ; ils « n'ont entre eux ni communauté d'intérêts, ni communauté de croyance. Ils n'ont pas la même patrie, ils n'ont aucune histoire ». Pour Sartre, les Juifs auraient uniquement une « situation commune de Juifs » « parce qu'ils vivent au sein d'une communauté qui les tient pour Juifs » ; « le seul lien qui les unisse, c'est le mépris hostile où les tiennent les sociétés qui les entourent ». En clair, « Le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif : voilà la vérité simple d'où il faut partir. » Ce seraient les antisémites et les non-Juifs qui définiraient les Juifs, individus qui, par contre, souhaiteraient tous se fondre dans une communauté humaine universelle, aimante, solidaire et ignorant les particularismes. (J'exagère à peine la vision assimilationniste de Sartre.) Les dernières pages du livre expriment une réflexion plus militante. Selon Sartre, « Ce sont nos paroles et nos gestes – toutes nos paroles et tous nos gestes – notre antisémitisme, mais tout aussi bien notre libéralisme condescendant – qui ont empoisonné (le Juif ) jusqu'aux moelles ; c'est nous qui le contraignons à se choisir juif (…) Nous avons créé cette espèce d'hommes qui n'a de sens que comme produit artificiel d'une société capitaliste (ou féodale) qui n'a pour raison d'être que de servir de bouc émissaire à une collectivité encore prélogique. (…) Il n'est pas un de nous qui ne soit, en cette circonstance, totalement coupable et même criminel ; le sang juif que les nazis ont versé retombe sur toutes nos têtes. » Cette dernière phrase contraste avec tous les discours d'extrême gauche et antisionistes actuels, raison pour laquelle je l'ai soulignée ici en caractères gras. Après s'être longuement étendu sur les dilemmes des « Juifs inauthentiques », Sartre envisage les deux positions principales prises par ce qu'il appelle les « Juifs authentiques » (ceux qui revendiquent fièrement leur judéité et/ou leur judaïté) dans l'immédiat après-guerre : – ils s'assument totalement en tant que « Juifs français » et veulent donc poursuivre le processus d'assimilation totale commencé en 1791, – ou bien ils revendiquent une « nation juive possédant un sol et une autonomie » et exiger « que le Juif soit soutenu par une communauté israélite ». (Rappelons que ces lignes furent écrites quatre ans avant la création de l'Etat d'Israël.) Pour Sartre, dans un monde idéal, les deux solutions pourraient coexister harmonieusement. Mais comme la France (et bien d'autres pays) est imbibée d'antisémitisme, il pense que le sionisme « est nuisible aux Juifs qui veulent demeurer dans leur patrie originelle, parce qu'elle donne des arguments à l'antisémite. Le Juif français s'irrite contre le sioniste qui vient encore compliquer une situation délicate » et le sioniste se fâche contre le manque de solidarité, voire la lâcheté du Juif français. Et Sartre de conclure son troisième chapitre par une constatation pessimiste : « la situation du Juif est telle que tout ce qu'il fait se retourne contre lui ». Dans le quatrième et dernier chapitre, l'auteur plaide pour la constitution d'un puissant mouvement international contre l'antisémitisme qui mobiliserait massivement les non-Juifs. Sartre considère que l'assimilation des Juifs est un objectif idéal, « un rêve », mais que, pour le réaliser, il faut d'abord éliminer l'antisémitisme. Selon lui, les mesures juridiques répressives et l'éducation des populations sont insuffisantes. Il n'existe qu'une seule solution définitive : l'antisémitisme étant, selon lui, « une représentation mythique et bourgeoise de la lutte des classes (…), il ne saurait exister dans une société sans classe ». En effet, dans une société « fondée sur la propriété collective des instruments de travail, lorsque l'homme, délivré des hallucinations de l'arrièremonde, se lancera enfin dans son entreprise, qui est de faire exister le règne humain, l'antisémitisme n'aura plus aucune raison d'être : on l'aura coupé de ses racines. (…) La révolution socialiste et nécessaire et suffisante pour supprimer l'antisémite ; c'est aussi pour les Juifs que nous ferons la révolution », affirme Sartre. Même si l'on fait charitablement abstraction du fait que le philosophe existentialiste fut un compagnon de route du stalinisme soviétique puis du maoïsme, deux systèmes totalitaires résolument hostiles à la « liberté » qu'il prisait tant, cette profession de foi ne convaincrait pratiquement plus personne aujourd'hui. D'autant plus que toutes les minorités « subalternes » (et même les majorités historiquement dominées comme les femmes) défendent bec et ongles l'importance de leur identité ; elles n'ont aucune envie de se fondre (de se noyer, diraient leurs représentants), dans le Grand Océan de l'Universel ; et elles prétendent chacune mettre au jour, dévoiler, leur histoire ignorée. Et les « communautés juives », jugées par Sartre dépourvues de tout passé et de toute histoire, ne sont pas les dernières à soutenir un discours identitaire, discours ignoré, méprisé voire combattu par les gauches... identitaires, comme étant celui de « privilégiés, blancs, racistes et colonialistes ». Y.C., Ni patrie ni frontières, 2 décembre 2021