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Archiv für Textmusikforschung
L’âge d’or de l’échantillonnage dans le rap : 1982-1992
Christian BÉTHUNE (Saint-Étienne)1
Summary
Digital sampling has provided new creative opportunities for DJs and hip-hop producers since inserting a ‘portion’ of a piece of music into a new piece – in its original form or after modifying some
of its parameters – always creates specific effects. However, this practice has undermined the rules
of intellectual property and as a consequence, as early as 1991, sampling became synonymous with
piracy and those who practiced it were heavily condemned. In the final analysis, while it encouraged
rappers to develop other forms of creativity, this judgment eventually closed the door on a particularly fruitful way of conceiving music.
Ce travail n’est ni d’ordre technologique, ni d’ordre historique ; il ne s’agit pas d’une
énième variation sur les modalités techniques de l’échantillonnage, de leur histoire et de leur
évolution au fil des nouveaux dispositifs mis sur le marché par l’industrie de l’électronique.
La bibliographie sur le sujet est, en l’occurrence, suffisamment volumineuse pour qu’une
pierre supplémentaire à l’édifice ne soit pas nécessaire. Il s’agit d’une méditation esthéticophilosophique sur la pratique poïétique développée par les rappeurs qui consiste à insérer à
l’intérieur d’une ‹ œuvre › des éléments déjà élaborés par d’autres. Peu importe finalement
que le processus d’insertion soit manuel et analogique ou, à partir de 1982, numérique et
électronique, peu importe qu’il s’agisse de boucles récurrentes (échantillon proprement dit)
ou d’éléments ponctuels de sons musicaux, d’éléments de dialogue ou de bruitages prélevés ça
ou là. Je dirai simplement que la technologie a fourni aux rappeurs le moyen de systématiser
des pratiques déjà à l’œuvre dans la culture afro-américaine. Dès 1911 Odum notait le goût
des afro-américains pour les « train songs » (Odum 1911, 261-262) dans lesquels il s’agissait
d’inventer des dispositifs destinés à imiter la palette sonore des bruits ferroviaires (cf. Béthune
2019, 121-135). On pourrait également parler de la tendance à imiter les cris des animaux
sauvages ou domestiques. De même, le style formulaire, caractéristique du blues, qui permet
de fabriquer un nouveau morceau simplement en puisant dans un pot commun de formules
connues de tous est l’indice d’un puissant tropisme vers un matériau prêt à l’emploi. Les
conséquences esthétiques, culturelles et philosophiques de ces pratiques, qui renvoient à
l’idée de ce que j’ai appelé une « communauté mimétique » (Béthune 2009 et 2019, passim),
2019 I innsbruck university press, Innsbruck
ATeM I ISSN 2707-4102 I www.atem-journal.com
Nr. 4,1, 2019 I DOI 10.15203/ATeM_2019_1.02
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ACCESS
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L’âge d’or de l’échantillonnage dans le rap : 1982-1992
sont d’une richesse que je me contente simplement de signaler ici. Pour ce qui est du présent
texte, j’insisterai sur deux points. Le premier c’est que les rappeurs ont pris la technologie à
rebrousse-poil, notamment en redonnant au couple microsillon/platines tourne-disques ses
lettres de noblesse là où les inventeurs des technologies numériques pensaient rendre obsolètes
les pratiques analogiques de traitement et de diffusion du son. Le second point insistera sur
le fait que la sanction judiciaire, prononcée en 1991, assimilant l’échantillonnage à un acte
de piraterie aura été une réponse institutionnelle à un type de transgression qui, par-delà les
droits de propriété intellectuelle, mettait directement en cause les fondements ontologiques
sur lesquels était constituée la notion d’œuvre d’art. En suspendant une épée de Damoclès
juridique au-dessus des rappeurs, l’industrie culturelle a partiellement gagné son pari puisque
non seulement l’échantillonnage est progressivement devenu une pratique résiduelle dans le
rap, mais désormais les grandes compagnies discographiques (les majors comme on dit) ont
repris la main pour infléchir le hip-hop dans un sens plus conforme à leurs intérêts.
Les techniciens qui, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, mirent
au point le convertisseur analogique/numérique, eurent ensuite l’idée de lui adjoindre une
mémoire pour en faire une machine à échantillonner.2 À l’époque personne ne se doutaient
guère de la manière dont les rappeurs allaient se servir de cette technologie inédite. Dans
l’esprit de ses concepteurs et d’un point de vue strictement technologique, la machine à
échantillonner (sampler) ouvrit la voie à de nouveaux moyens de reproduction sonore ou
visuelle (CD, DVD, DAT, etc.) qui rendraient obsolètes les technologies analogiques existantes (disque vinyle, bande magnétique audio et vidéo, pellicule, etc.)3 (cf. Béthune 2003,
63-92). En outre, sur le plan créatif, en permettant de prélever n’importe quel élément
sonore, de le manipuler, puis de l’insérer à sa guise dans un autre contexte, le sampler devait
fournir aux musiciens une nouvelle palette expressive aux possibilités quasi-illimitées et relativement simples à mettre en œuvre. En effet, « l’échantillonnage permet à un musicien
d’enregistrer des sons issus de n’importe quel instrument, de la nature, ou même d’une
source non musicale, de les transposer et de les jouer de manière chromatique sur un clavier standard de piano ou d’orgue. » (Tully cité d’après Schloss 2004, 34) Les concepteurs
pensaient notamment que cette technologie permettrait aux musiciens de démultiplier leur
propre phrasé4, en donnant à leur créativité des ressources jusqu’alors inédites.
Or, au lieu d’aller de l’avant en utilisant les infinies possibilités offertes par la nouvelle
technologie pour investir des terres encore inexplorées, les rappeurs se mirent à exploiter la
machine à échantillonner de manière plutôt restrictive pour redonner « une présence à ce
qui n’était plus que mémoire », utilisant en fait le sampler « en tant qu’ersatz commode d’une
action qu’il était auparavant impossible d’effectuer sans les platines » (Poschardt 2002, 249
et 251). Un usage qui bride les possibilités du sampler et fait de ce dernier une machine à
remonter le temps. Contre toute attente, la machine à échantillonner conféra une nouvelle
jeunesse au support analogique du disque vinyle qu’elle était censée rendre obsolète, et remit
au goût du jour des musiques disparues depuis belle lurette dans la fosse commune de l’industrie culturelle.5 Les rappeurs prenaient en quelque sorte l’histoire de la technologie à re-
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brousse-poil. Dès que les rappeurs l’introduisirent dans leurs productions, l’échantillonnage
numérique fut le plus souvent jugé avec mépris et considéré comme « une anomalie dans le
monde de la musique » (Déon 2011, 278). Généralement incapable de lire une partition et
souvent de maîtriser correctement un instrument traditionnel, ces musiciens d’un nouveau
genre déclenchèrent un tollé de protestations indignées, tant chez les gardiens du temple
‹ classique › férus d’écriture musicale, que chez les défenseurs d’une certaine orthodoxie jazzistique intransigeants sur la maîtrise de l’instrument, fût-elle non conventionnelle.
Ce décalage entre la conception normative de l’expression culturelle et l’utilisation impertinente que les rappeurs auront fait de la technique de l’échantillonnage en se l’appropriant
s’explique essentiellement par des différences radicales entre une esthétique majoritaire, articulée autour de la notion d’œuvre, et la pratique poïétique des rappeurs fondée sur l’action
et l’expérimentation. L’esthétique majoritaire, telle qu’elle se déploie dans le cadre de ce que
le philosophe J.-M. Schaeffer appelle la ‹ théorie spéculative de l’art ›, repose en effet sur
l’idée d’une création individuelle émanant d’un auteur, supposé détenir un talent charismatique, et implique une dimension patrimoniale des produits de la culture en général, et de
l’art en particulier, considérés comme intouchables du fait de leur statut de chefs-d’œuvre.
À l’opposé, le savoir-faire6 des rappeurs ne se conçoit qu’à partir d’un fonds commun librement accessible (lore), dont les objets en continuel devenir sont susceptibles d’appropriation
et d’altération par quiconque en revendique l’usage.
Avant même que la technologie n’offre au rap l’éventail des possibilités de l’échantillonnage
numérique, la chose se trouvait déjà présente dans les expressions afro-américaines. Non
seulement par les DJ hip-hop7 eux-mêmes qui, en combinant virtuosité gestuelle, bidouillages techniques, connaissance approfondie de la sphère discographique et sens de l’à-propos, appliquaient déjà une forme d’échantillonnage manuel, relativement élaborée, en
maltraitant de bon cœur leur collection de disques vinyles sur de robustes platines à entraînement direct8, mais l’on peut également affirmer que, depuis les origines, sous d’autres
formes, la pratique de l’échantillonnage aura fait substantiellement partie de la culture afroaméricaine. En effet, tant sur le plan musical que dans leur organisation textuelle, le gospel
comme le blues – ces deux piliers de l’expressivité noire américaine – sont fondés sur des
procédés formulaires. Composer un blues revient, dans la majeure partie des cas, à combiner en ritournelles progressions harmoniques et phrases prêtes à l’emploi, librement puisées
dans un réservoir commun à la disposition de tous. Pour en administrer empiriquement la
preuve, Paul Oliver s’est ingénié à rédiger les paroles d’un blues ‹ de son cru › en empruntant
chaque vers au vaste corpus des textes de blues disponibles (Oliver 1989, 90) ; il eût probablement été possible de compléter l’expérience en grappillant ça et là des phrases musicales
toutes prêtes, et, au prix d’un travail limité d’adaptation, de composer une musique ‹ authentique › selon le même stratagème. Munis de leur appareillage numérique, les acteurs de
la culture hip-hop n’ont finalement fait que pousser dans ses retranchements technologiques
la logique d’une forme d’invention poétique depuis longtemps à l’œuvre. Il convient en effet
de garder à l’esprit que si – comme le souligne Joseph Schloss – dans la pratique des acteurs
du hip-hop « [l]’échantillonnage numérique est idéologiquement associé à une technologie
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plus ancienne, d’une certaine manière, cet état de fait ne tient pas à la technologie mais renvoie à une histoire sociale spécifique de la communauté hip-hop » (Schloss 2004, 56). Une
histoire qui fait de ses membres les héritiers incontestables de la tradition afro-américaine9.
C’est pourquoi, au lieu d’induire une rupture dans l’approche du fait musical, le sampler
numérique aura essentiellement permis aux acteurs du hip-hop de poursuivre et d’approfondir avec une facilité accrue des pratiques déjà en vigueur et d’en dégager des implications
restées jusqu’à présent inaperçues. En outre, ce n’est pas parce que, dans un autre registre,
le procédé technologique aura apporté à l’industrie culturelle des ressources extrêmement
puissantes pour calibrer le tout-venant de ses produits commerciaux, qu’il faut pour autant
refuser de prendre en compte la dimension esthético-poétique de l’échantillonnage dans
l’usage qu’ont su en proposer les rappeurs.
Une pratique sans théorie
Dans la mesure où, pour les producteurs de hip-hop, l’action et la réalisation priment sur
la réflexion, ces derniers n’ont jamais pris la peine de fonder leur pratique sur une théorie
argumentée ; centrés sur la production de leurs objets sonores, ils n’ont pas non plus cherché à entrer en polémique avec le discours dominant des adeptes des arts légitimés par la
tradition culturelle occidentale. Même si la pratique de l’échantillonnage met à mal certains
présupposés autour desquels s’est constituée l’esthétique, en tant que discours régulateur à
visée universelle concernant les œuvres de l’art et les jugements de goût, ce ne sont pas les
perspectives critiques qui ont motivé les rappeurs. En outre, dans sa dynamique iconoclaste,
le sampling bat également en brèche les principes économiques du capitalisme libéral fondés
sur la propriété privée des biens et leur échange marchand. Or, cette remise en cause implicite, sur deux fronts, de l’idéologie dominante n’est probablement pas une coïncidence. On
sait en effet que la mise en place des fondements de la théorie des arts au XVIe siècle est ellemême contemporaine du remplacement de l’économie féodale par une économie de marché
et les balbutiements de la mondialisation. En effet, grâce aux fructueux échanges noués avec
l’Orient, puis à l’exploitation systématique du Nouveau Monde, dans les conditions que
nous connaissons, on assiste alors à un afflux inédit de ce numéraire qui avait cruellement
fait défaut à l’Europe durant toute la période médiévale. Cet enrichissement soudain va
permettre à la classe dominante de signaler sa propre excellence et de se distinguer, en se
tournant vers le mécénat et l’acquisition ostentatoire d’œuvres d’art. Mettant à profit les
circonstances, les artistes vont parallèlement chercher à conquérir de nouvelles prérogatives.
Ils s’efforceront en premier lieu de se différencier des artisans en se qualifiant eux-mêmes de
‹ libéraux ›. Au nom d’une théorie des arts inchoative, visant à démarquer ontologiquement
leurs productions du travail des artisans, fondé sur la seule utilité (arts mécaniques), les praticiens de ce qui allait désormais s’appeler les ‹ Beaux-Arts › prétendaient à une réévaluation
générique de la valeur de leurs travaux ; revendication qui allait aboutir à une revalorisation
substantielle de leur statut social, conjurant du même coup la vieille malédiction platoni-
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cienne qui pesait sur les ‹ artistes mimétiques › et les repoussait fermement hors les murs de
la cité10, en dépit de quelques égards.
Pour les adeptes de la ‹ grande forme ›, tenants des valeurs universelles dont l’Art se
réclame, la pratique de l’échantillonnage constitue en soi une sorte de scandale esthétique.
Véritable tour de passe-passe technologique, cette stratégie de prédation menace en effet
de dislocation la sacro-sainte unité des œuvres qu’elle démembre pour s’en approprier inopinément des parcelles. Rompant avec l’idéologie patrimoniale, la pratique de l’échantillonnage sépare sans état d’âme la partie du tout, mais qui plus est, elle insère les fragments
ainsi prélevés dans un nouveau contexte, au prix souvent de manipulations plus ou moins
profondes, ravalant l’œuvre ainsi dépecée au rang de matériau. Selon les acteurs du hiphop, il ne s’agit en l’occurrence ni de contestation, ni de protestation, voire de défi ou de
confrontation, comme cela pouvait être le cas avec les collages des surréalistes, les bruitages
futuristes, ou les ready-made – autant d’exceptions qui viennent confirmer la règle établie et
ne prennent finalement leur sens que dans la mise en perspective avec la norme contestée.
À l’opposé, l’échantillonnage ne se conçoit esthétiquement pas ‹ contre › quoi que ce soit,
mais constitue une simple manière de faire, une affirmation qui n’éprouve ni besoin de se
justifier, ni volonté de critiquer. Or, c’est peut-être la banalisation d’un geste accompli sans
arrière-pensée théorique qui devient implicitement porteuse de subversion.
Le sampling comme mémoire et comme chambre d’écho
Afin de produire des échantillons dignes de ce nom, il convient de rester en contact étroit
avec la sphère discographique sous ses aspects les plus divers, d’aller régulièrement ‹ piocher
dans les bacs › des soldeurs – ‹ digging the crates › disent les Américains11 – et de ressusciter
les vieux vinyles, depuis longtemps épuisés, en découvrant au fond d’un sillon, sur une
plage oubliée, les quelques mesures qui, habilement insérées, prendront tout le monde par
surprise. Par cet usage créateur de l’écoute, les acteurs de la sphère hip-hop font exister les
bribes d’un morceau (break12) qui, dans le flux de la version originale, étaient, la plupart du
temps, restées inaperçues :
Un break n’existe pas avant qu’un dejay n’ait entendu le sillon qui contient un rythme
ou une percussion et ne l’ait identifié comme un échantillon pour l’utiliser dans une
composition articulée à la composition initiale mais complètement différente d’elle.
(Schur, 2009, 47)
En repérant le break adéquat, en l’isolant puis en le réinsérant de manière itérative dans un
autre contexte (au besoin en le manipulant), c’est le DJ-producteur qui lui confère son existence effective. Sans une écoute créative, capable d’en discriminer le sens et d’en percevoir
l’intérêt, les quelques quatre mesures, judicieusement exhumées, n’auraient aucune réalité
substantielle, tant il est vrai, selon la formule chère au philosophe Berkeley, esse est percipi
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(‹ être, c’est être perçu ›). Par le truchement des échantillons, prélevés, puis réorganisés dans
un autre corpus, se dévoile toute une dimension latente, qui démultiplie le sens et la valeur
des œuvres. Non seulement l’échantillonnage instaure une forme de dialogue inédit – de call
and response – entre le morceau original et son image fragmentaire remise en œuvre dans la
construction sonore où le sample se trouve intégré, mais la nature du geste technique conditionne en elle-même la créativité du producteur.
En effet, le sampling est rarement un collage brut des éléments prélevés. L’intégration
des échantillons, dans le hip-hop, s’accomplit toujours de manière dynamique. Déjà dans
le cadre d’un usage purement matériel « un échantillon n’est l’échantillon que de quelquesunes de ses propriétés […]. De plus, les propriétés échantillonnées varient largement avec
le contexte et les circonstances » (Goodman 1992, 87). Or, le simple fait de monter en
boucle, dans un autre contexte, le fragment que l’on a sélectionné et de lui donner une
forme itérative en altère profondément la nature.13 Mais, la plupart du temps, l’altération
ne s’arrête pas à ce stade, il s’agit d’abord de rendre chaque échantillon compatible avec
le cadre tonal du morceau que l’on élabore : il suffit d’élever ou d’abaisser le tempo de
quelques bpm (battement par minute) pour modifier la tonalité (le pitch)14, et ré-contextualiser le climat harmonique du morceau. En outre chaque producteur destine l’échantillon
à un projet rythmique propre qui nécessite également tout un travail d’adaptation en renforçant ou en gommant certains accents, en utilisant à contretemps certains motifs. Enfin,
pour des raisons de timbre et d’effet, le producteur est souvent amené à filtrer le matériau
choisi, afin de privilégier certaines fréquences et rendre l’échantillon conforme au climat
sonore particulier du morceau qui s’élabore. Le travail sur la texture sonore peut d’ailleurs
aller jusqu’à atomiser l’échantillon collecté avant d’en réaménager les éléments désagrégés
en une combinaison inédite (chopping), rendant de ce fait le matériau originel totalement
méconnaissable.15 De même que – toutes choses égales par ailleurs – Beethoven a été amené
à penser l’alternance des piano et des forte dans ses sonates en fonction de l’instrument,
les ressources techniques offertes par la machine à échantillonner induisent une véritable
logique compositionnelle qui ne se manifesterait pas avec des instruments traditionnels.
Ainsi, Maxence Déon remarque-t-il à propos du travail de Q-Tip, metteur en sons du
groupe A Tribe Called Quest sur le morceau « What Really Goes On » (A Tribe Called
Quest 1996) :
Le fait de travailler à base de samples est extrêmement important pour la qualité du
morceau. En effet, le fait d’utiliser un sample et non un synthétiseur ou un piano qui
jouerait la grille […] permet de créer un nombre élevé d’effets musicaux et sonores.
(Déon 2011, 293)
D’une façon générale, poursuit Maxence Déon, l’échantillonnage a tendance à complexifier
l’approche musicale et non à la simplifier, comme on aurait tendance à le croire :
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Dès que l’utilisation des samples est en jeu […] les accords samplés sont souvent plus
complexes que ceux qu’auraient eu tendance à jouer naturellement un musicien et
offrent donc un langage musical différent. (Déon 2011, 295)
Dimension connotative de l’échantillon
Le morceau d’Akhénaton intitulé « Le soldat » (IAM 1993) fournit un assez bon exemple
de l’efficacité compositionnelle de l’échantillonnage. Le rap fait le récit tragique d’une opération commando. Le déroulement de l’action est présenté à travers le regard d’un simple
soldat perdu dans la mêlée d’une compagnie de combat donnant l’assaut à une prétendue
position ennemie. À l’issue de l’engagement qui semble d’une déconcertante facilité : « Je
n’arrive pas à croire que l’ascension fut si facile », la réalité se manifeste dans toute son
horreur : ce ne sont pas des militaires qui ont été mis hors combats par la compagnie, mais
d’innocents villageois désarmés qui ont été massacrés, au grand désespoir du narrateur, floué
par les gradés, qui s’aperçoit qu’il vient de perdre son humanité :
Le drame est intérieur, depuis ce jour-là, j’attends
J’ai perdu mon humanité ce beau matin de printemps16
Dans ce contexte narratif le processus de l’échantillonnage vient conférer toute sa force
dramatique au récit dont il articule la diégèse. Le texte proprement dit ne nous précise
en effet rien, ni du lieu, ni des belligérants en présence, même si les armes évoquées
(« missiles », « hélicos », etc.) nous fixent approximativement sur l’époque contemporaine.
Mais le producteur a concocté une bande sonore qui, pour l’essentiel, superpose (layering)
un extrait de musique orientale qui pourrait bien être emprunté à l’introduction d’un morceau d’Oum Kalsoum intitulé « Al Atlal »17 et celui d’un morceau du contrebassiste américain Charles Mingus : la composition « Moaning » où s’illustre le saxophone baryton de
Pepper Adams (Mingus 1959). En combinant une musique arabe et un morceau de jazz,
la bande son nous fait implicitement comprendre qu’il pourrait éventuellement s’agir d’un
épisode de la première guerre du golfe (1990-1991). Par le jeu d’une balance qui alterne les
plans sonores (tantôt c’est la musique arabe qui se trouve placée au premier plan, et tantôt
le morceau de Mingus prédomine) les deux univers musicaux se superposent évoquant deux
mondes qui s’affrontent. Une couche supplémentaire de bruitages divers et de brassage de
pales d’hélicoptères – immédiatement identifiable depuis le film Apocalypse Now – installe
une mimétique sonore de type cinématographique, balayant toute équivoque. Ce climat de
mixture sonore peut également s’entendre comme un hommage implicite au groupe Public
Enemy et The Bomb Squad dont l’esthétique à fortement marqué Akhénaton.18 En parfaite
synergie avec les paroles du rap, la bande sonore produit une évocation tangible de tout ce
dont le texte fait l’ellipse. S’il s’agit effectivement, pour le versant oriental, du morceau de
la chanteuse Oum Kalsoum, le choix s’avère particulièrement approprié à la réalité décrite
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puisque ‹ Al Atlal › signifie ‹ les ruines ›. En ce qui concerne l’échantillon emprunté à Charles
Mingus, selon Maxence Déon : la « cellule musicale de deux mesures » qui constitue le corps
de l’échantillon « a été ralentie (de 107 bpm pour Mingus à 94 pour le titre d’Akhénaton), il
résulte de ce ralentissement une transposition de la cellule musicale vers le bas, de fa mineur
vers mi bémol mineur. »19 Or, poursuit Maxence Déon : « Ce qui est particulièrement
impressionnant dans le morceau de rap, c’est la façon dont le producteur a bien entendu
que l’harmonie jouée dans le sample oriental est la même dans sa première moitié que celle
jouée par l’accompagnement orchestral du sample de Mingus », ce qui permet d’ajointer
parfaitement les deux échantillons. La trouvaille semble d’autant plus adéquate que la musique de Mingus, particulièrement entre le milieu des années 1950 et le milieu des années
1960, est justement célèbre pour ses ‹ cadences espagnoles › qui sont en faits des cadences
andalouses, et donc des progressions harmoniques très influencées par la musique modale
arabe. À l’instar de l’alternance des échantillons entendue dans le rap, nous restons dans le
va-et-vient des invasions et des conquêtes qui depuis plus d’un millénaire rythment l’histoire
du bassin méditerranéen et de ses contreforts orientaux. Sans la technique de l’échantillonnage ce subtil réseau de connotations poétiques eût été difficile à envisager. Gageons que
pour parvenir à ce résultat le producteur a dû déployer des trésors d’investigation, d’habileté
technique et surtout de pertinence musicale. Autant de qualités explicitement revendiquées
dans un intermède de 36 secondes, sur le second disque de l’album, justement intitulé
« L’échantillon » :
Cet échantillon est bon, très bon, mais pas assez bon pour Chill20. Il faut tout
recommencer, refuser, exiger, sélectionner, choisir, jusqu’à trouver le sample juste.
C’est effectivement de justesse dont il s’agit. Devant la finesse de la réalisation et compte
tenu des quatre mois nécessaires à l’enregistrement puis au mixage de l’album, il y a tout lieu
d’être convaincu de la réalité de cette ascèse par le travail. De façon quelque peu paradoxale,
la technique de l’échantillonnage contribue ainsi à rendre le travail du producteur autonome
au lieu, comme on le suppose trop souvent, de l’inféoder au matériau prélevé. Loin de
faciliter la tâche du producteur, cette manière d’assembler les sons se révèle éminemment
complexe et délicate à manipuler.
L’interférence de l’échantillon avec ce qu’il échantillonne
L’un des ressorts esthétiques de l’échantillonnage tient au fait qu’entre le fragment issu du
titre originel, et sa version échantillonnée dans un nouveau morceau, se noue une relation
perturbante ‹ d’inquiétante étrangeté ›. Ce phénomène explique en partie les réactions des
artistes qui entendent leurs morceaux passés à la moulinette de l’échantillonnage. Ainsi,
James Brown, sur qui nous allons revenir, s’est-il, dans un premier temps, montré fort courroucé de reconnaître des tronçons de ses succès montés en boucle par les rappeurs. Contrai-
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rement à un simple échantillon de tissu ou de peinture, dont la nature reste purement
référentielle, l’échantillon musical, tel que l’utilisent les rappeurs, possède un double statut :
il fait à la fois référence au morceau d’où il émane, et fonctionne simultanément comme
élément syntaxique propre du nouveau discours musical dans lequel il a été inséré. À l’instar
de l’image équivoque du « canard/lapin » évoquée par Wittgenstein (1961, 326 et 1989,
26-28), cette ambiguïté vient constamment perturber notre écoute qui ne cesse d’alterner
de la musique que l’on entend sous sa forme actuelle à la version originelle dans le titre de
référence.21 Dans ce jeu obsédant de va-et-vient, le rapport de l’image sonore au modèle
s’inverse subrepticement, et la version échantillonnée semble paradoxalement s’ériger en
référence du fragment dont elle provient.
On pourrait certes parler ici d’intertextualité, toutefois cette modalité poétique n’est pas
propre à la pratique du sampling. En effet, la culture afro-américaine, qui repose sur des
modalités collectives d’individuation, fonctionne, depuis ses origines, sous le régime d’une
intertextualité généralisée. Le sampling tel qu’il est mis en œuvre par les rappeurs va bien
en fait au-delà de l’intertextualité classique ; en tant que « citation performative » (« performative quotation »), selon la formule proposée par Mark Katz (2010, 149)22, le sampling bouleverse le jeu de la citation puisqu’il ne s’agit plus d’une simple référence, mais du
transport d’un fragment d’œuvre dans une autre. Contrairement à la citation, la variation
ou la paraphrase (même si sur le plan illocutoire l’échantillon peut valoir comme citation,
variation ou paraphrase), le morceau échantillonné se trouve investi dans sa matérialité
même au profit du nouveau morceau dans lequel il est transporté (Genette 1994, passim).
Ce que l’on peut en revanche affirmer c’est que cette ambivalence fondée sur l’imbrication
des signifiants, confère à l’échantillonnage des dispositions particulières au signifyin(g)23 ; des
chercheurs comme Joanna Demers (2002, 41-56), Mark Katz (2010, 64), Justin Williams
(2009, 8-18) ou Maxence Déon (2011) – entre autres – y discernent même une continuation directe de cette pratique, profondément ancrée dans la culture afro-américaine. Rappelons brièvement que le signifyin(g) consiste en un jeu symbolique mystificateur qui exploite
l’équivoque entre sens propre et sens figuré par lequel on s’efforce soit de faire perdre ses
moyens à celui que l’on interpelle et de le tourner publiquement en dérision, soit de lui
rendre un hommage ; souvent ces deux composantes du dénigrement et de la louange sont
simultanément présentes. Ainsi, dans le ‹ toast › classique du Signifyin’ Monkey, c’est pour
avoir pris au pied de la lettre les paroles du singe, de n’avoir pas su y départager l’implicite
de l’explicite, le réel du fictif, bref de n’avoir pas su rester sur le terrain symbolique, que le
lion se fait étriller par l’éléphant.24 Dans la pratique du signyfin(g), le contenu propositionnel de l’énoncé se trouve en effet relégué au second plan ; c’est l’acte de ‹ signifier › qui fait
d’abord sens. L’objet de l’énoncé n’est pas sa référence, mais le signifyin(g) lui-même. Dans
ce contexte illocutoire, la forme prime en l’occurrence sur le contenu. En inversant l’ordre
des préséances énonciatives, en allant affronter physiquement l’éléphant au lieu de rivaliser
verbalement avec le singe, le lion se ridiculise. Car, la seule façon pertinente de réagir à un
signifyin(g), c’est de répondre par un autre signifiyin(g), c’est-à-dire un acte symbolique et
non pas une action concrète, sous peine de se disqualifier. Il convient de garder à l’esprit
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que c’est finalement la dimension esthétique qui prime dans le signifyin(g), ce dernier se
présente essentiellement comme « un message alternatif, choisi pour ses mérites artistiques »
(Mitchell-Kerman 1999, 309).
Or, la technique de l’échantillonnage fournit des ressources inédites à la pratique du
signifyin(g). Prélever un échantillon et l’inclure dans un autre projet représente une façon
de déloger symboliquement le créateur initial de ses prérogatives d’auteur. Le simple fait
d’insérer un fragment dans un nouveau contexte s’impose comme une manière de contester
le territoire du morceau initial. C’est ce qu’il ressort, par exemple, à l’écoute de « Can I Kick
It ? », interprété par les rappeurs du groupe A Tribe Called Quest25. En effet, le sample de la
ligne de basse servant d’introduction à l’emblématique morceau de Lou Reed « Walking on
the Wild Side »26 retient de prime abord l’attention de l’auditeur et cimente la grammaire
du rap. Comme l’a bien analysé Richard Schur (2004, 31-35), la part irrévérencieuse de
signifyin(g) ne fait guère de doute dans cet emprunt. D’abord parce que les quatre mesures
de l’échantillon, particulièrement reconnaissables, sont volontiers considérées comme la
signature de l’ex-membre du Velvet Underground. En se les appropriant, les rappeurs en
dépossèdent symboliquement la star du rock. Mais cette prise de possession sonne en fait
comme un juste retour des choses, puisqu’aux oreilles des rappeurs, le rock n’aura été qu’une
captation de la musique afro-américaine, un plagiat approximatif des rythmes du funk :
Gettin’ measures on the tip of the vibers
rock’n’roll to the beat of the funk fuzz
(C’est sur la brume du beat funk à la pointe de la vibe
Que le rock’n’roll tire ses mesures)
En outre le quartier sauvage (« wild side ») que Lou Reed nous invite à arpenter est celui des
travestis, des prostitué(e)s, du strip-tease, et des addictions en tout genre, un monde que
le rockeur situe de façon stéréotypée dans les quartiers noirs de New-York, là où les Blancs
viennent chercher sexe, alcool, drogue et musique – « leur secret encanaillement », selon
la formule d’Amiri Baraka. En outre la question éponyme : « Can I Kick It ? » qui revient
en ritournelle tout au long du morceau reste ambigüe.27 Elle peut s’entendre de multiples
façons et peut aussi bien être comprise de manière péjorative, qu’entendue comme une
appréciation positive ; elle peut implicitement concerner le sample emprunté – et, par synecdoque, le morceau de Lou Reed et même sa personne, voire l’ensemble du rock – que le
contenu du rap. En publiant le single où figure « Can I Kick It ? » sous l’unique signature
de Lou Reed qui en perçut donc l’intégralité des droits, les rappeurs ont d’emblée choisi de
se placer directement sur le terrain de la réalité juridique, déniant par avance à la rock star
toute aptitude à répondre à leur interpellation en se situant sur le terrain symbolique – ainsi
que l’exige la logique du signifyin(g). Par le jeu ironique du signifyin(g), la musique de Lou
Reed se voit donc implicitement délogée de la sphère prétendument désintéressée de l’art
pour apparaître comme un simple ‹ business › tandis qu’à l’opposé les rappeurs proclament
leur amour de l’art en abandonnant leurs droits sur leur production. Gageant d’emblée
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que le rockeur confondrait plagiat et parodie et irait prendre la charge au premier degré
en se situant sur le plan du droit de propriété, nos rappeurs lui ont fait, à leur manière,
endosser publiquement la peau du lion dans le toast du Signifyin’ Monkey. Un piège qu’a
su, pour sa part, éviter James Brown : en effet si les avocats du ‹ Godfather of soul › ne sont
pas restés inactifs en matière de royalties, ce dernier s’est également appliqué à retourner
le signifyin(g) « aux singes de studios » (« studio copycats ») qui ont pillé sa musique à tour
de platines, en enregistrant le titre « I’m Real », qui pousse l’ironie jusqu’à reprendre les
procédés stylistiques du hip-hop : scratching, montage en boucle, etc., réaffirmant haut
et fort son statut de ‹ parrain ›. Par cette réponse James Brown remet les rappeurs à leur
place, mais il les met également au défi de continuer à le sampler, une façon détournée de
les inviter à poursuivre : ‹ signifiera › bien qui ‹ signifiera › le dernier ! La force illocutoire
d’un signifyin(g) dépend en fait de la réponse engendrée ; contrairement au lion du toast –
et à Loud Reed – en n’abandonnant pas le terrain symbolique, James Brown désamorce la
provocation, il retourne toute éventuelle mise en question en hommage, et ouvre la porte à
un modus vivendi avec tous ceux qui souhaiteraient faire usage de sa musique (sans oublier
de les faire passer par la case finance), une sortie honorable28 que s’est définitivement fermée Lou Reed en veillant dorénavant à ce que ses productions ne fassent plus l’objet de
sampling.
Subversion et répression
Nous touchons, peut-être, en l’occurrence à l’aspect le plus déstabilisant de l’échantillonnage. En convertissant potentiellement toute œuvre enregistrée en un bien commun que
chacun est en mesure d’utiliser à sa guise, le sampling vient non seulement remettre en cause
l’au(c)torité artistique du créateur – dont les œuvres peuvent même se retourner subrepticement contre lui – mais il bat également en brèche le droit moral et financier de propriété
sous-jacent au statut ‹ libéral › de l’artiste, droits laborieusement conquis par les praticiens
des ‹ beaux-arts ›, émergeant, à la Renaissance, de longs siècles d’anonymat. Autant d’éléments qui expliquent le déchaînement procédurier notamment à partir du jugement de
1991 Grand Upright Music Ltd vs Warner Brother Record dont les attendus assimilaient
sans équivoque la pratique sauvage de l’échantillonnage à un piratage pur et simple.
Tant que la culture hip-hop est restée souterraine et que les producteurs de rap étaient
considérés comme d’obscurs bidouilleurs, la pratique du sampling numérique s’est déployée
plus ou moins librement, en prolongement naturel des manipulations initiées aux platines
par les DJs. Toutefois, dès que cette dernière, épaulée par des procédés techniques de production et de diffusion à l’efficacité inédite a été en mesure de se propager à l’échelle mondiale,
les choses ne pouvaient pas en rester là. On peut même se demander si le déchaînement
juridique à l’encontre du sampling, et les demandes faramineuses des ayants droit, outre l’appât du gain, ne constituent pas une stratégie pour se prémunir contre les effets de l’échantillonnage qui permet à tout un chacun de se réapproprier une culture dont le contenu était
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jusqu’ici resté verrouillé grâce à un processus de réification commerciale, habilement protégé
par un système juridique de plus en plus envahissant. C’est la thèse que semble soutenir
Richard Schur lorsqu’il affirme que grâce aux innovations induites par la culture hip-hop
« [l]es simples particuliers (ordinary folks) ont de nouveau pu proclamer un droit de propriété sur leurs traditions culturelles que l’industrie culturelle avait confisquées en les transformant en marchandises » (Schur 2009, 44).
Une remise en cause dont les grandes compagnies discographiques ne veulent pas entendre parler. Ce sont en fait les mêmes firmes (ou leurs proches cousines) qui ont allègrement spoliés les premiers artistes de blues, les musiciens de jazz et même de nombreuses stars
contemporaines de la culture populaire, que l’on entend désormais pousser des cris d’orfraie
au nom d’une soi-disant propriété intellectuelle et de la défense des droits des créateurs
qu’elles ont été les premières à bafouer.29
Cette contrainte juridique et financière a porté une atteinte sévère à un procédé éminemment créatif. Nous nous trouvons, de toute évidence, en présence d’une manœuvre délibérée de court-circuitage d’un processus créatif qui ne cadre pas avec l’idéologie commerciale
de l’industrie culturelle. Si la pratique de l’échantillonnage a été fortement bridée par les
questions financières, elle n’a pas été totalement jugulée. Mais désormais les producteurs
y regardent à deux fois avant d’introduire un sample dans les morceaux qu’ils élaborent.
Pour ne pas avoir à acquitter un montant qui dans bien des cas excéderait les bénéfices de
leurs réalisations, ils préfèrent soit renoncer à l’échantillonnage en concoctant leurs propres
beats – grâce à des ressources numériques ou en faisant appel à des musiciens de studio – soit
désarticuler leurs emprunts au point de les rendre totalement méconnaissables. Même si
« [l]es artistes de hip-hop ont su modifier leur langage musical pour se plier à une moindre
disponibilité des échantillons » (Sewell 2014, 295) et ont introduit de nouvelles formes de
créativité, il faut néanmoins reconnaître que la jurisprudence induite par l’arrêt de 1991 a
eu des répercussions négatives. Dans tout cas c’est la poétique même du rap qui s’est trouvée
altérée de façon substantielle.30
Notes
1 Christian Béthune est chercheur associé au CIEREC (Université de Saint-Étienne), Docteur
en philosophie, habilité a dirigé des recherches en esthétique. Il s’intéresse à la façon dont les
expressions issues du champ jazzistique (jazz, rap, blues, gospel, danse, art du récit oral ou écrit)
nous invite à revoir les perspectives philosophiques qui, en Occident, ont permis de définir une
ontologie de l’art.
2 Eu égard à l’exigence d’échantillonner sur 44,1 Khz, les premières machines ne possédaient qu’une
faible mémoire ne permettant de réaliser que de très brèves séquences d’une à deux secondes. En
effet, le codage se faisant sur 16 bit et 2 canaux, 1s échantillonnée occupe un espace mémoire de
44100 x 2 x16 = 1 411 200 bits. Or, au tournant des années 70-80, le prix du Mo de mémoire
avoisinait les 300 dollars.
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3 Certes les laboratoires de création musicale (IRCAM, GRM) utilisaient déjà à titre expérimental
des techniques numériques de production et de stockage des sons, mais ce qui se joue aux entours
des années 1980 c’est l’accessibilité par tout un chacun à ces technologies, tant comme auditeur
que comme créateur, favorisant si on me passe l’oxymore une pratique expérimentale de masse.
La révolution informatique ne date pas tant de l’ENIAC que du PC. Plus que l’invention du
synthétiseur Prophet 5, c’est la mise au point de l’interface MIDI (Musical Interface for Musical
Instruments) en 1981 qui constitue la véritable révolution informatique en musique ; sans phénomène de masse, point de révolution, tout au plus une émeute ou une mutinerie. Plus proprement on pourrait dire qu’avec le hip-hop on passe de l’expérimental à l’empirique.
4 J’entends par ‹ démultiplier son phrasé › le fait de pouvoir faire cohabiter au sein de la même
construction sonore des fragments (notes, mesures...) pris dans diverses interprétations du même
morceau ou même dans différents morceaux.
5 Avec son titre programmatique « Looking for the Perfect Beat », c’est Africa Bambaataa qui va
inaugurer le procédé du sampling numérique pour le hip-hop en 1983, mettant à contribution
l’échantillonneur Akaï S-1100 fraîchement sorti des chaînes de montage ; l’année précédente, le
DJ charismatique utilisait largement pour son « Planet Rock », la boîte à rythme Roland TR-808,
expérimentée par le Yellow Magic Orchestra ; le titre de Bambaataa contenait déjà deux échantillons fameux des allemands (de Kraftwerk et du Yellow Magic Orchestra), mais encore obtenus
par des procédés analogiques.
6 Rappelons impérativement que le mot grec de ‹ têchnê › s’applique de façon générique à toute
forme d’artéfact : la langue grecque refuse en effet d’établir une différence de nature entre l’artisanat et ce que nous appelons les ‹ beaux-arts ›.
7 Selon Mark Katz 2010, 161 : « Bien que la mise en boucle, dans la plupart des raps, s’accomplisse sans l’aide des platines, ses liens (i.e. de l’échantillonnage) avec les techniques de Djaying
s’avèrent cruciaux ». D’ailleurs, ajoute-t-il, « un producteur qui resterait trop éloigné de ces pratiques perdrait sa crédibilité en matière de hip-hop ».
8 De préférence la Technics 1200-MK2 qui, dès 1980, remplaça avantageusement le modèle 1100A de la même marque.
9 Même si les influences latino-américaines ou caribéennes ont été également à l’origine du hiphop. Comme pour son grand-oncle le jazz, la genèse du rap est syncrétique, comme le sont toutes
les formes de l’expression afro-américaine.
10 Sur ce basculement à la fois ontologique et économique et la partition hiérarchique de l’univers
conceptuel de la têchnê entre les « arts mécaniques » et les « arts libéraux » (Blunt 1956, 89-103).
Cette volonté de distinguer une sphère artistique autonome à partir de la valeur d’échange des
œuvres n’est pas nouvelle. Pline l’Ancien (2002, 59) rapporte que déjà, à la fin de sa vie, le peintre
Zeuxis « se mit à faire don de ses œuvres, sous prétexte qu’on ne pouvait les acheter à aucun prix
correspondant à leur valeur ».
11 Du nom des panières ‹ crates ›, initialement utilisés pour transporter les bouteilles de lait, que les
soldeurs trouvent particulièrement commodes pour ranger leurs 30 cm (Schloss 2004, chap. 4).
12 « Le terme ‹ break › fait référence à n’importe quelle portion de musique (habituellement quatre
mesures ou moins) susceptible d’être échantillonnée et répétée. » (Schloss 2004, 36)
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13 « Le montage en boucle réaménage le matériau utilisé dans la mesure où la fin de la phrase
se trouve juxtaposée à son début d’une façon que n’avait pas envisagée l’original. » (Schloss
2004,137)
14 De nouveaux logiciels semblent permettre d’accélérer le tempo en conservant la même hauteur.
15 Les raisons de ce procédé sont à la fois d’ordre esthétique et d’ordre économique, en effet cette
recomposition radicale permet de dissimuler l’objet de sa collecte et d’éviter par la même occasion
d’acquitter les droits d’usage devenus exorbitants.
16 La formulation de ces deux vers nous permet de penser qu’il s’agit d’un monologue intérieur, ou
plutôt d’un film que ne cesse de se repasser le soldat traumatisé.
17 Je remercie vivement Christophe Rubin d’avoir attiré mon attention sur cette éventualité. La
diva égyptienne a enregistré et interprété de nombreuses versions de « Al Atlal », sur un poème
d’Ibrahim Nagi, certaines d’entre elles durent plus d’une heure.
18 En particulier le titre « Can I Truss It » (1991) sur lequel on entend également le bruit des pales
d’un hélicoptère.
19 Échange de courriels avec Maxence Déon que je remercie chaleureusement pour ses précieux
éclaircissements musicologiques.
20 Autre surnom de Philippe Fragione, alias Akhénaton.
21 Le niveau de perturbation peut encore augmenter lorsque nous avons la conscience implicite
d’avoir affaire à un échantillon sans parvenir à retrouver explicitement le titre original.
22 Pensons, toutes choses égales, à un auteur qui non seulement en citerait un autre, mais incorporerait la typographie, la mise en page, le format voire – à l’instar des producteurs eu égard aux
bruits de surface des vinyles ‹ samplés › – les cornes des pages et les souillures de l’ouvrage auquel
il emprunte.
23 Lorsqu’il est question de l’étude du trope, de son fonctionnement et de ses effets, j’adopte l’orthographe préconisée par Henry Louis Gates Jr.
24 Rappelons de manière succincte l’argument du ‹ toast › : Perché sur son arbre, le singe interpelle
le lion en lui disant que l’éléphant a mal parlé de lui et a insulté sa famille. Furieux, le lion se
précipite pour aller demander réparation à l’éléphant qui lui administre une sévère correction. Le
lion, bien abimé, retourne au pied de l’arbre où il essuie les quolibets du singe. Dans la plupart
des versions en sautant de joie le singe tombe de son arbre, mais grâce à son bagout ce dernier
parvient généralement (selon les versions) à se tirer des griffes du lion.
25 A Tribe Called Quest 1990, premier album du groupe.
26 Transformer produit par David Bowie et Mic Ronson,1972, RCA.
27 Cela tient évidemment à la nature éminemment labile du verbe ‹ to kick › en anglais, par exemple :
‹ to kick one’s ass › (‹ botter le cul de quelqu’un ›) ; ‹ I get a kick over you › (‹ tu m’as tapé dans
l’œil ›).
28 Si, dès les origines du rap, James Brown a été le plus ‹ samplé › des artistes, sa musique demeure
aujourd’hui encore une source inépuisable de beats pour les producteurs de hip-hop : ainsi, l’album de Kanye West et Jay-Z Watch the Throne comporte-t-il quatre titres qui empruntent au
‹ parrain de la soul ›.
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29 Accessoirement ce sont également les mêmes consortiums (ou presque) qui commercialisent avec
profit le matériel de duplication et de diffusion et s’insurgent de sa libre utilisation par ceux qui
en ont fait l’emplette à cet effet.
30 Dans un tableau révélateur A. Sewell (2014, 302), s’appuyant sur le travail de cinq groupes de
hip-hop montre comment on passe d’une moyenne de 4,1 échantillons par titre en 1988 à seulement 0,4 en 1997.
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