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ABIDJAN, UNE MÉTROPOLE DE PLUS EN PLUS FRANCOPHONE ?
Akissi Béatrice Boutin
CLLE-ERSS-UMR 5263 & ILA, Abidjan
Jérémie Kouadio N’Guessan
Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan
Introduction
Abidjan est située au sud-est du territoire ivoirien, sur la lagune Ebrié qui borde de
ses méandres le littoral, par 4° de longitude et 5,20° de latitude. La ville est reliée à
la mer par le canal de Vridi depuis 1952. La population autochtone d’Abidjan est
constituée par les Ebrié ou Tchaman, une ethnie qui appartient au groupe lagunaire,
un sous-groupe du groupe kwa.
La ville d’Abidjan est un exemple de ces villes champignons postcoloniales
qui ont connu en quelques années un développement prodigieux tant au niveau de
leur extension spatiale que dans la densification de leurs populations. Peuplée de
185 000 habitants à l’Indépendance en 1960, Abidjan en compte aujourd’hui plus de
cinq millions. Le français y avait tout pour réussir depuis sa fondation par
l’Administration coloniale française : il en a été l’élément constitutif depuis sa
création jusqu’à son explosion démographique, sans rencontrer beaucoup de
concurrence en tant que véhiculaire urbain. C’est le français bien plus que d’autres
langues qu’on entend dans les rues d’Abidjan, dans les transports, sur les marchés et
même dans les foyers. Pourtant, l’Organisation Internationale de la Francophonie
(l’OIF) n’estime qu’à 68,6 % le pourcentage de la population abidjanaise sachant
parler et comprendre le français, contre 76,4 % à Douala, 75,6 % à Yaoundé et
76,8 % à Libreville ; elle estime aussi à 57,6 % le pourcentage de la population
abidjanaise sachant lire et écrire en français contre 63,7 % à Douala, 60,5 % à
Yaoundé et 71,9 % à Libreville1. Pour sa part, l’Institut de Linguistique Appliquée
d’Abidjan (ILA) qui avait fait passer en 1996 le « test d’Abidjan » de Robert
Chaudenson, n’avait décompté que 2 sujets (deux enfants) sur 213 sujets enquêtés
ayant le « SMIC francophone, Seuil Minimal Individuel de Compétence »
(Chaudenson (éd.) 1997)2. Il n’est pas certain que le score soit meilleur aujourd’hui.
On peut alors se demander si c’est bien le français que l’on parle à Abidjan, ou s’il a
déjà tellement changé qu’il n’est plus reconnu comme tel, du moins lorsque l’on
prend pour référence un français exogène. En tout état de cause, une récente enquête
menée dans le District d’Abidjan et dans quatre autres zones de la Côte d’Ivoire
confirme que les langues africaines sont très présentes dans la métropole
abidjanaise.
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Nous n’évoquons ici que les capitales les plus souvent comparées à Abidjan, le tableau
complet des données par capitales se trouve à la page 30 du document de l’OIF.
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Ce test a été mis au point et utilisé en 1995 et 1996 au Bénin, en Côte d’Ivoire et au Mali. Il
s’inscrivait dans une recherche dirigée par R. Chaudenson, réalisée grâce à l’AUPELF-UREF
et l’ACCT. Sa pertinence est discutée dans Boutin (2002 : 89-90).
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Akissi Béatrice Boutin & Jérémie Kouadio N’Guessan
Théâtre, tout comme la Côte d’Ivoire elle-même, d’un formidable brassage
de populations, populations autochtones et populations immigrées, Abidjan offre le
spectacle de contacts de langues et de cultures nombreux et féconds. Cette situation
qui interagit sur les habitudes culturelles, a surtout engendré des pratiques
langagières spécifiques, mêlant plusieurs langues à divers niveaux. Le nouchi,
concentrant ces pratiques de métissage, se pose de plus en plus comme le marqueur
le plus évident d’une identité urbaine conquérante, bien qu’encore en construction.
Nous proposons donc, à travers l’étude du peuplement de cette ville et de son
essor socioéconomique, de montrer comment s’est forgée et se forge sous nos yeux,
à force de brassage d’identités ethnolinguistiques, une identité composite autour du
français, portée principalement par la jeunesse urbaine.
1. Abidjan, ville-champignon entre colonie et post-colonie
Au tout début du siècle dernier, Abidjan n’était qu’un hameau en bordure de lagune
habité par quelques familles de pêcheurs ébrié. En 1910, elle comptait
1 000 habitants. Lorsqu’en 1934 elle devenait le siège du gouvernement territorial,
chef-lieu de la colonie de Côte d’ivoire, à la place de Bingerville (voir la Carte du
District d’Abidjan, Annexe 1), elle comptait 17 000 habitants, avec un taux
d’urbanisation très bas. Tout allait s’accélérer avec le percement du canal de Vridi
en 1950 (voir la Carte 1, ci-dessous). Ce fut le début du démarrage économique de la
ville et par voie de conséquence d’une croissance démographique particulièrement
rapide. Cette forte progression de la population résultait de deux migrations
concomitantes, une migration interne et une migration externe.
1.1. La migration interne
Par sa situation géographique (port et débouché maritime d’un pays potentiellement
riche), Abidjan semblait prédestinée à être une ville d’immigration. Voici, en tout
cas, ce qu’en disait le Gouverneur Reste, dans le discours qu’il a prononcé le 17 août
1934 lors du transfert du siège du gouvernement territorial de Bingerville à
Abidjan :
Regardez la carte, jetez un regard sur toutes ces routes qui partant des rives de l’océan
vont jusqu’à l’intérieur des terres, routes créatrices de vie, routes porteuses de
peuples [nous soulignons]. Voyez toutes ces villes : Grand-Bassam, première capitale
de la Colonie ; Bingerville, thébaïde splendide au milieu de jardins magnifiques ;
Abidjan, la capitale que nous fêtons aujourd’hui, la grande ville de l’avenir, car le jour
est proche où les navires mouilleront dans son port : alors elle deviendra le grand
entrepôt de tout un monde ; […] Le transfert que nos fêtons aujourd’hui est plus
qu’un acte administratif ; c’est un symbole. C’est aussi un acte de foi en la pérennité
de notre beau domaine. C’est une nouvelle porte d’entrée, largement ouverte à tous
les hommes de bonne volonté, à tous ceux qui veulent contribuer à la grandeur de la
France. (Diabaté et Kodjo 1991)
La migration interne, motivée par des raisons économiques, n’a pas bénéficié
dès le début à la ville d’Abidjan. Les premiers flux migratoires se sont orientés vers
certaines régions du pays selon les opportunités qu’elles offraient. Le
développement de l’arboriculture du café et du cacao à partir des années 1920 a
attiré la plupart des premiers migrants Ivoiriens vers le centre-est du pays qui,
Abidjan, une métropole de plus en plus francophone ?
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quelques années plus tard sera connu sous le nom de « boucle du cacao ». À cette
époque la migration des campagnes vers les villes ou exode rural était très faible,
pour ne pas dire inexistante. Cette migration interne vers Abidjan est si insignifiante
dans ces années-là que les premiers habitants des quartiers pour Noirs nouvellement
créés (Treichville et Adjamé) étaient des étrangers. Diabaté et Kodjo (1991)
rapportent les dires de André Kouassi Lenoir, premier maire de Treichville, selon
lesquels l’administration [coloniale] française, après avoir suscité la création de
Treichville, désigna comme chef un burkinabé du nom d’Idrissa Seydou, secondé
d’Almeida, un fonctionnaire togolais. Ces deux personnes auraient procédé à la
répartition des parcelles et dirigé le lotissement de Treichville.
La distribution s’est faite, poursuit Monsieur Kouassi Lenoir, entre Mauritaniens,
Togolais, Guinéens, Gabonais. Quant aux Ivoiriens, préoccupés surtout par la quête
de ressources, ils se considéraient tout juste de passage [nous soulignons]. (Diabaté
et Kodjo 1991)
Il faudra attendre le début des années 1960 pour voir l’exode rural des campagnes
ivoiriennes aux villes s’accentuer, en corrélation avec l’urbanisation dès lors rapide
de la Côte d’Ivoire.
1.2. La migration externe
Quant à la migration externe, elle a commencé très tôt avec la mise en valeur des
ressources de la colonie. Zanou et Nyankawindemara (2001) notent que, à la suite de
la raréfaction de la main-d’œuvre à cette époque au plan national, des mesures ont
été prises pour favoriser la migration externe, particulièrement celle des Voltaïques
et des Soudanais, ressortissants des colonies au nord de la Côte d’Ivoire3.
À partir des années 1930, l’immigration externe suscitée et voulue par les
autorités coloniales s’accroît de façon exponentielle. C’est ainsi qu’entre 1930 et
1946, près d’un demi-million de travailleurs sont déplacés de l’ancien Soudan
français (Mali actuel) et de la Haute-Volta (Burkina Faso actuel). Évidemment la
destination première de ces migrants n’était pas Abidjan, mais plutôt les zones de
culture du café et du cacao. Mais, comme au même moment, avaient débuté dans la
capitale des travaux d’infrastructure à forte main-d’œuvre (construction du chemin
de fer Abidjan-Niger, construction du pont flottant, etc.), une proportion non
négligeable de migrants s’installent à Abidjan et dans ses environs. Les Sénégalais
sont ainsi les premiers à s’installer entre l’avenue 1 et l’avenue 2 à Treichville, puis
viennent les Voltaïques (Burkinabè) et les Dioula et Malinké d’Odienné, du Mali et
de la Guinée.
En 1959, une enquête menée par la Société pour l’étude technique
d’aménagements planifiés (SETAP) en collaboration avec l’Institut fondamental
d’Afrique noire (IFAN) dénombrait 90 000 étrangers sur les 185 000 habitants que
comportait alors Abidjan. À cette époque, les originaires de la Côte d’Ivoire
représentaient à peine 50 % de la population d’Abidjan. Cette tendance s’est
poursuivie après l’indépendance du pays puisqu’en 1963 on comptait à Abidjan,
pour 31 % de personnes natives de la ville, 32 % de personnes natives du reste du
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Boutin et Kouadio N’Guessan (2013) s’étendent un peu plus sur l’idéologie de cette période.
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pays et 37 % de l’étranger. Même si, autour de 1975, cette tendance migratoire s’est
inversée au profit des Ivoiriens, la proportion des migrants étrangers est restée forte.
En effet, en 1975, on dénombrait 381 636 étrangers, soit 40 % de la population
totale qui avoisinait le million d’habitants. Lors de la crise militaro-politique de
2002 à 2011 qui a déplacé des milliers d’Ivoiriens vers Abidjan, la migration interne
a été aussi plus importante que la migration externe. De 2011 à 2015, aucune donnée
officielle ne permet de connaître la répercussion des appels aux investissements
étrangers sur la migration externe.
2. Abidjan, ville multilingue et multiculturelle
Si Abidjan, en tant que ville coloniale, est née francophone, l’hétérogénéité
linguistique y a toujours été présente. L’ampleur qu’a prise la ville en quelques
dizaines d’années laisse deviner la pression d’un environnement socioculturel très
contrasté. Les dix communes qui composent la ville d’Abidjan rassemblent, selon le
4e Recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) communiqué le
23 décembre 20144, 4 707 000 d’habitants, soit 20 % de la population ivoirienne
(23 millions), sur un territoire de 422 km2 soit 0,13 % du territoire de la Côte
d’Ivoire. La métropole ne cesse de s’étendre, pour le moment à l’intérieur du
territoire du District d’Abidjan 5 qui réunit, sur 2 119 km2, plus de 9 millions
d’habitants (voir Annexe 1).
2.1. La diversité ethnolinguistique d’Abidjan
Tous les recensements de la population abidjanaise, de 1975 à 19986 établissent
que, grosso modo, les Ivoiriens représentent 58,04 % de la population totale tandis
que les étrangers, toutes origines confondues, en représentent 41,96 %. Parmi les
populations étrangères, les Burkinabè représentent 16,5 % ; viennent ensuite les
Maliens (8,8 %), les Nigériens (2,6 %), les Guinéens (2,2 %) et les non-Africains
(2,7 %). Ainsi toute la CEDEAO/ECOWAS (Communauté économique des États
de l’Afrique de l’ouest/Economic Community Of West African States),
particulièrement de l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine),
cohabite à Abidjan. Quant aux Abidjanais de nationalité ivoirienne, ils sont
originaires de tous les groupes ethnolinguistiques de la Côte d’Ivoire, à savoir le
groupe kwa (sud-est du pays), le groupe gur (nord-est), le groupe mandé (nordouest et centre-est) et enfin le groupe kru à l’ouest du pays (Voir la Carte des
groupes ethnolinguistiques de Côte d’Ivoire en Annexe 2).
Ainsi donc Abidjan est devenue le réceptacle d’une forte hétérogénéité
ethnique, linguistique et culturelle. Pourtant, à ses débuts, quand Abidjan ne
comportait que trois quartiers, cette mixité semblait improbable. Le Plateau, le
quartier habité par les colons, était isolé des quartiers des Africains : de Treichville
par la lagune et d’Adjamé par le camp militaire (Voir Carte 1 ci-dessous). Dans ces
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Ce recensement a fait polémique et a été boycotté par une partie de la population.
Le District d’Abidjan, créé en 2001 comprend 13 communes : celles de la ville d’Abidjan
avec celles de Bingerville, Anyama et Songon.
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En 1998, Abidjan compte déjà 3,1 millions d’habitants.
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Abidjan, une métropole de plus en plus francophone ?
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derniers quartiers, les Africains, autochtones et étrangers, tentaient de recréer
l’atmosphère chaleureuse des villages d’origine en se regroupant par affinité
ethnique. On rencontrait alors, à Treichville par exemple, des quartiers agni, apolo
(nzéma), sénégalais, daoméo-togolais, etc. (Diabaté et Kodjo 1991).
Cependant, avec l’accroissement de la population et l’extension de la ville
par la création d’autres quartiers (Cocody, Marcory, Koumassi, Attécoubé, Abobo,
Yopougon, etc.), il devenait de plus en plus difficile aux derniers arrivants de se
regrouper par affinité ethnique pour espérer sauvegarder de la sorte leur culture et
leur langue d’origine. Et la dynamique urbaine amorça un puissant processus de
déculturation ou d’acculturation dont les principaux lieux de concrétisation étaient le
milieu de vie (quartier, cour commune, maison), le lieu de travail (bureau, atelier),
les lieux de rencontre (marché, maquis, hôpital, etc.) et surtout l’école d’où sortent
depuis des années un tiers de diplômés, mais aussi d’innombrables cohortes de
jeunes déscolarisés qui deviennent à la fois dépositaires et agents des nouvelles
identités en construction. Ainsi Abidjan, ville cosmopolite, devint un lieu privilégié
d’intenses interactions culturelles.
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Carte 1. Les 10 communes d’Abidjan-ville
Source : Jeune Afrique, 07/06/2010
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Akissi Béatrice Boutin & Jérémie Kouadio N’Guessan
2.2. Interculturalité et émergence d’une nouvelle identité
L’interculturalité peut s’entendre ici comme le résultat d’un processus qui, à la suite
de contacts entre cultures originelles, fait émerger une culture commune et métisse
toujours en mouvement. Cette interculturalité est celle de citadins accoutumés de
longue date au cosmopolitisme urbain. Souvent eux-mêmes issus d’un mariage
interethnique, ils manifestent clairement la distance prise avec les références
communautaires de leurs aînés lorsqu’ils proclament un certain détachement vis-àvis de l’identité ethnique. Un jeune interrogé à ce propos déclare :
Ma mère est bété et mon père est agni. Le bété est la langue mieux connue [de moi].
Moi-même je suis agni : c’est mon père qui m’a donné son nom. Selon moi, je me
sens bien dans les deux ethnies. Je suis ivoirien. (Marie 2003 : 79)
Si de nombreux Abidjanais parlent au moins une ou deux langues africaines en plus
du français, un grand nombre depuis plusieurs générations7, ne connaissent pas
d’autres langues que le français, à l’instar de ces deux autres jeunes :
Bon, ma langue maternelle, c’est le guéré, mais, je connais, je connais pas trop les
paroles. Mais quand on me parle, je comprends. […] Ensuite, ma langue paternelle,
c’est le sénoufo, mais là, je comprends absolument rien, hein. (PFC-CI, Boutin 2004)
Et, bon j’aurais aimé apprendre l’ethnie de mes parents parce que eux deux, ils sont
de la même ethnie. Mais, j’ai pas eu cette chance-là hein. Et je comprends même pas.
(PFC-CI, Boutin 2004)
L’interculturalité manifestée par les jeunes (la partie de la population la plus
nombreuse d’Abidjan) est le prolongement de ce que, depuis plusieurs décennies, les
Abidjanais ont construit à partir des matériaux culturels de leurs terroirs respectifs.
Ainsi on constate une convergence des coutumes, associée aux mariages
interethniques très nombreux à Abidjan, une alimentation et des plats standardisés
intégrant les différentes habitudes alimentaires et culinaires (attiéké, plakali, à base
de manioc, aloco, à base de banane plantain, foutou à base d’igname ou de banane
plantain et manioc, abolo et kabato à base de farine de maïs, kédjénou, plat cuit à
l’étouffée, et de nombreuses sauces : graine, aubergine, djoumblé, kopè, n’tro,
arachide, pistache, kplala et autres sauces feuilles…).
Sur le plan linguistique, un dioula urbain apparaît dès les années de
colonisation, très ouvert sur le monde moderne dans son vocabulaire et
syntaxiquement simplifié (Partmann 1973). Il est la première synthèse des parlers
locaux et extra ivoiriens du fait des emprunts au français et aux autres langues en
présence. Dès la création de l’Institut de Linguistique Appliquée (ILA) à Abidjan en
1966, deux voies de recherche s’ouvrent : les chercheurs s’intéressent, d’une part,
aux langues africaines dans un but descriptif et didactique (Tymian et Retord 1978,
Gnahoré et Retord 1980, Dumestre et Retord 1981), d’autre part, à ce qu’ils
dénomment français populaire d’Abidjan ou ivoirien (Duponchel 1974, Lafage
1979, parmi de nombreux autres). Des thèses qui continueront à faire référence sont
réalisées (Hattiger, 1981 (1983), Lescutier 1985), ainsi que d’autres travaux qui se
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Le flux migratoire d’Abidjan étant très important, et très variable durant les dernières
décennies, il est difficile de donner des précisions sur le nombre de locuteurs francophones
monolingues.
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penchent sur les questions de pidginisation, véhicularisation du français et
interférences phonologiques et syntaxiques avec les langues africaines. Mais à cette
époque, le français emprunte encore relativement peu au lexique des langues
africaines. Le manque de travaux de recherches sociolinguistiques sur les langues
africaines à Abidjan, tout comme l’engouement des chercheurs pour les travaux
sociolinguistiques autour du français, ont sans doute occulté un temps le dynamisme
social des langues africaines, du moins hors des interactions sociales prestigieuses
dévolues au français.
Les résultats d’une enquête par questionnaires menée en 2013-2014 dans le
cadre du projet « Dynamique des langues et des variétés de français en Côte
d’Ivoire »8 affirment la vitalité des langues africaines à Abidjan. La Zone d’enquête
« Abidjan » comportait 194 personnes enquêtées dans les communes de Yopougon,
Attécoubé, Koumassi, et les villes de Bingerville et Dabou : une cinquantaine de
répondants, répartis dans chacun des 4 groupes linguistiques et selon le genre, le
niveau d’études, l’âge, le type de travail (la majorité dans le secteur professionnel
informel). Dans le tableau ci-dessous, si le français domine toutes les interactions
sauf celles avec les grands parents, d’après ce que déclarent les répondants, les deux
langues africaines les plus présentes sont le baoulé et le dioula. Elles se répartissent
toutefois différemment les espaces communicationnels.
espace\langue
français
baoulé
dioula
familles
31,40 %
21,10 %
11,90 %
27 %
grands-parents
8,80 %
19,10 %
7,70 %
29,90 %
parents
30,90 %
20,60 %
8,80 %
28,30 %
fratrie
67,00 %
13,90 %
9,80 %
14,90 %
conjoint
44,80 %
3,60 %
enfants
47,90 %
4,60 %
amis
83,00 %
quartier
85,60 %
11,30 %
autres
2,10 %
4,10 %
5,20 %
20,10 %
3,60 %
23,20 %
14,30 %
Tableau 1. Répartition des langues selon les espaces communicationnels
chez 194 répondants par questionnaires à Abidjan
Le français est numériquement majoritaire dans ces résultats d’Abidjan, mais
il est en réalité très souvent mêlé à une autre langue. Les alternances de langues,
comme les autres phénomènes dus au plurilinguisme à Abidjan, ont encore été peu
explorées. En revanche, l’apparition de nouvelles variétés de français, plus ou moins
marquées par le métissage, dont la plus emblématique est le nouchi, a suscité
l’intérêt de nombreux chercheurs. Le nouchi est aujourd’hui l’expression achevée
d’une culture urbaine composite et riche, le parler témoin de l’appropriation du
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Le projet a été financé par l’AUF et l’Université Félix Houphouët-Boigny, dirigé et
coordonné par les auteurs de l’article. Cette enquête est la première du projet : elle a été
réalisée auprès de 1 000 personnes sur l’ensemble du territoire ivoirien divisé en 5 zones
géographiques.
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Akissi Béatrice Boutin & Jérémie Kouadio N’Guessan
français par les jeunes Ivoiriens et du brassage des différentes langues en présence.
De ces phénomènes d’alternance et de métissage résultent, de façon équivoque, une
facilité de communication à l’échelle nationale, mais aussi une forme d’insécurité
linguistique et culturelle pour des populations qui ont de plus en plus de mal à
préserver des repères normatifs en français comme dans les langues ivoiriennes.
3. Croisements de langues et identité urbaine à Abidjan
Malgré l’extraordinaire développement du français, les langues continuent à se
croiser à Abidjan. Nous nous arrêtons à présent sur deux phénomènes nouveaux
dans le paysage sociolinguistique d’Abidjan, marqué depuis toujours par
l’omniprésence du français alors que la culture française n’est pas aussi présente : la
consolidation du nouchi, et un regain d’attachement pour les langues ivoiriennes.
3.1. Le nouchi, langue identitaire des jeunes Abidjanais
À l’origine, le mot nouchi désigne des personnes (Kouadio N’Guessan 1990).
Plusieurs versions s’affrontent quant à l’étymologie, qui manifestent la remotivation
toujours à l’œuvre dans les discours. Pour certains il serait un énoncé attribué à ses
locuteurs « nous chie [sur vous] », interprété comme une attitude de défiance et
d’aversion vis-à-vis d’une société qui les rejette. Selon une autre version plus
répandue, le mot proviendrait du dioula nu-si « poil du nez » (moustache), et
désignerait par extrapolation les hommes adultes et porteurs de ces traits de
caractères : durs à cuire, loubards et autres gros bras. Progressivement, le mot a
désigné aussi, outre les loubards, tous les petits délinquants et marginaux. Dans les
années quatre-vingt, on dit volontiers « c’est un nouchi », pour un jeune déscolarisé,
ou un enfant de la rue. C’est naturellement que la langue qui sert de vecteur à ces
jeunes a été elle aussi ainsi nommée, au début des années quatre-vingt, à Abidjan. Si
pour beaucoup le nouchi s’est d’abord et avant tout posé comme le résultat de la
crise économique et de l’échec du système scolaire, il convient de relever qu’il est
aussi, et peut-être même surtout, la conséquence du melting-pot que représente la
ville d’Abidjan à cette époque. Soro Solo, un journaliste ivoirien, écrit :
Le nouchi est une pure invention des jeunes de la ville. Avec des mots de récupération
piochés dans les grands courants linguistiques nationaux auxquels s’ajoutent des
emprunts français et anglais, ils réinventent une langue propre à eux. En effet, vivant
dans un univers où délation, chantage, punition corporelle et raison du plus fort
constituent les règles du jeu, on a intérêt entre gens de condition égale, à échanger des
fragments d’info sans que les aînés n’en comprennent rien. (Soro Solo 2003)
Si le nouchi est d’abord et avant tout le parler d’une catégorie sociale
marginalisée, un code sécuritaire qui constitue un cordon de sécurité entre certaines
personnes et le reste de la société, on note cependant qu’il s’étend de plus en plus
dans tous les espaces sociaux, au point de devenir une langue parallèle en Côte
d’Ivoire. Boutin et Kouadio N’Guessan (2015) insistent sur la difficulté à déterminer
des frontières entre nouchi et français populaire ivoirien, dans les descriptions de
processus de changements formels comme dans les discours ordinaires.
Même si presque tous les grands groupes linguistiques se retrouvent
représentés dans ce langage qui fonctionne par intégration d’éléments lexicaux et
Abidjan, une métropole de plus en plus francophone ?
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syntaxiques, ils n’y sont pas à égalité. On constate que le lexique du nouchi est
composé en très grande partie de mots empruntés au dioula véhiculaire, au français,
à l’anglais, puis dans une moindre mesure au baoulé et au bété. Selon Ahua (2007),
les emprunts lexicaux aux langues ivoiriennes (le dioula, le baoulé et le bété)
représentent 13 %. Les mots du français peuvent être estimés à 35 %, mais ils
comprennent tous les mots grammaticaux. Les emprunts aux langues européennes
(l’anglais et l’espagnol en particulier) constituent à peu près 5 % du lexique,
l’anglais occupant de loin la plus grande partie ; ceux d’origine inconnue sont
évalués à 31 %, à côté de 16 % de mots hybrides (créés localement à l’aide
d’éléments de différentes origines).
Dans le nouchi, comme dans toutes les langues, il existe une variation
géographique et sociale qui touche les niveaux phonologique, syntaxique et lexical,
mais aussi les procédés même des manipulations linguistiques, qui vont d’une
simple adjonction de mots empruntés à diverses langues à des modes de création de
plus en plus complexes. Si dans le premier cas de figure, les éléments empruntés
sont laissés en l’état, dans le second, on assiste à une déconstruction quasi
systématique qui fait qu’aucun élément n’est pris et laissé en l’état. Par ailleurs,
l’évolution diachronique a rendu les structures plus complexes et plus difficiles à
décoder aujourd’hui. Ainsi, Il est dahi (« il est ivre ») vient de l’anglais to die qui
signifie « mourir », mais le substantif de sens « ivrogne » est daïkoman, mot
composé de die de l’anglais, du suffixe de nominalisation ko du dioula et de man de
l’anglais. Aujourd’hui Ça dja signifie « ça marche, ça produit de l’effet », alors
qu’auparavant le mot qui vient du dioula jà « sécher » signifiait, en lexique nouchi,
« mourir ».
On retient aussi que, sans doute dans le souci de se garantir une certaine
sécurité linguistique et pour préserver l’exception qui fonde la pratique, le nouchi se
caractérise par une mobilité de ses structures lexicales et syntaxiques, qui conduit
ses locuteurs à un renouvellement permanent de toutes les bases lexicales et
syntaxiques. De plus en plus, le nouchi crée ses propres mots (sans que l’on puisse
leur découvrir une origine dans une langue quelconque), son identité linguistique se
construisant en déconstruisant les structures des langues sur lesquelles il s’appuie. Il
ne s’agit plus seulement de traduire une volonté de rallier toutes les langues dans un
même projet identitaire communautaire, mais aussi de s’éloigner de la langue
d’origine en resémantisant ses éléments constitutifs. On dit ainsi j’ai fini avec lui
pour marquer la suprématie ou l’excellence de la personne dont on parle ; on meurt
ensemble pour dire que l’on prend du bon temps avec une personne…
De la sorte ces jeunes qu’on disait déficitaires vis-à-vis de toutes langues, du
français comme des langues nationales, manifestent une certaine maîtrise qui tend à
changer leur image et par là même à se (re)construire une autre identité. Il semble
qu’à mesure que le nouchi se fait un chemin vers une meilleure reconnaissance
sociale (Aboa 2011), ses locuteurs bénéficient eux aussi d’une meilleure réputation,
en même temps que l’image des langues ivoiriennes s’en trouve rehaussée.
3.2. Un nouvel intérêt pour les langues ivoiriennes
La dynamique du nouchi a précédé un regain d’attachement pour les langues
ivoiriennes et les pratiques du nouchi auront certainement été un facteur de
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Akissi Béatrice Boutin & Jérémie Kouadio N’Guessan
valorisation sociale de ces langues (Kouadio N’Guessan 2006). Les résultats de
l’enquête « Dynamiques des langues et des variétés de français en Côte d’Ivoire »
réalisée en 2013 a donné des résultats quelque peu inattendus à Abidjan quant aux
représentations du français et des langues nationales. À la question « Le français estil suffisant pour communiquer en Côte d’Ivoire ? », seulement 36 % des répondants
ont déclaré OUI, et 63 % NON. On note en outre que les réponses NON sont
inversement proportionnelles à l’âge des répondants. Par ailleurs, comparées aux
réponses à la même question dans les autres zones géographiques de Côte d’Ivoire,
les réponses OUI ne sont pas supérieures à Abidjan comme on aurait pu s’y attendre.
Zone \ français suffisant
Non rép.
OUI
NON
Total
Abengourou/Bondoukou
2,60 %
26,00 %
71,40 %
100 %
Yamoussoukro/Toumodi
0,90 %
33,90 %
65,10 %
100 %
San Pedro/Soubré/Daloa
2,70 %
39,10 %
58,20 %
100 %
Ferké/Kong
1,40 %
60,00 %
38,60 %
100 %
Total intérieur
1,90 %
38,90 %
59,20 %
100 %
Abidjan/Dabou/Bingerville
1,50 %
35,60 %
62,90 %
100 %
TOTAL
1,90 %
38,20 %
59,90 %
100 %
Tableau 2. Évaluation de la suffisance du français comme langue de communication
nationale chez 194 répondants par questionnaires à Abidjan
Plusieurs questions de l’enquête cherchaient à approcher les attitudes envers
les langues en tant que langues d’enseignement, langues utiles quotidiennement,
langues de la réussite professionnelle, langues préférées… Dans les réponses à ces
questions, français, baoulé et dioula se partagent les 3 premières places à parts
quasiment égales à Abidjan. Quelques discours illustrent les réponses à ces
questions :
Il faut enseigner l’ethnie à l’école, c’est important. Le français est là. C’est vrai. Tout
le monde connaît le français. Mais il faut apprendre à parler ton ethnie, même à
l’école. C’est important. (Femme, née en 1959, sans emploi, Abidjan-ville)
Il faut enseigner les langues ivoiriennes. Ce sont nos langues. Le français ne peut pas
les remplacer. Si nos langues ne sont pas enseignées, elles cesseront un jour d’exister.
En tout cas, moi je suis très attaché au bété. C’est ma langue. Je serais fier qu’on
l’enseigne. (Homme, né en 1970, comptable, Abidjan-ville)
Parce que moi-même là je peux dire c’est le français qui peut réussir mais moi-même
là je veux même pas qu’on parle trop le français + parce que un bois dans l’eau peut
jamais être caïman + on va beau parler le français mais nous sommes toujours
africains + donc on doit parler notre langue maternelle + tu vois non ? quand je suis
en face des gens et puis soit l’ethnie qu’on comprend on se comprend et puis on laisse
cette ethnie et puis on parle le français là ! ça me ça me fait très mal hein parce que
nous sommes africains donc on doit parler notre ethnie. (Femme, née en 1964, CEPE,
Abidjan-district)
Abidjan, une métropole de plus en plus francophone ?
183
Nombre de répondants se disent prêts à ce qu’on enseigne une autre langue
que la leur à l’école, ou dans une autre langue que la leur, ce qui représente un grand
changement dans les attitudes envers les langues nationales en Côte d’Ivoire
(Kouadio N’Guessan 2013). Après de multiples polémiques autour de
l’enseignement en langues nationales, les opinions pourraient être en train de se
modifier, en même temps que davantage d’efforts politiques sont faits en faveur des
langues africaines.
Conclusion
Le français à Abidjan est l’un des mieux implantés en Afrique, il jouit à la fois d’un
corpus et d’un status élevés (pour reprendre les critères de Robert Chaudenson),
mais la compétence en français est mise en cause, et les représentations du français,
surtout en tant que langue-culture, ne sont toujours pas des plus positives.
La dynamique plurilingue d’Abidjan rejoint aujourd’hui d’autres dynamiques
d’autres villes d’Afrique et d’ailleurs, avec la construction de nouvelles identités
urbaines, et l’émergence de parlers métissés polymorphes. Le nouchi est-il la
nouvelle langue d’Abidjan ? Ou l’ébauche d’une langue future ?
Il est plutôt l’un des éléments de la dynamique plurilingue urbaine de la Côte
d’Ivoire, l’une des manifestations du français en contact. C’est de cette dynamique
générale qu’émergeront de nouvelles langues, mais le français et les langues
ivoiriennes resteront probablement encore longtemps en contact, s’influençant
encore.
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Abidjan, une métropole de plus en plus francophone ?
185
Annexe 1
Le district d’Abidjan
!
!
Source : Akou, Don Franck Valéry Loba (2010)
!
186
Akissi Béatrice Boutin & Jérémie Kouadio N’Guessan
Annexe 2!
Les quatre groupes ethnolinguistiques de Côte d’Ivoire
!
Source : Atlas de Côte d’Ivoire, Conception Kouadio N’Guessan, J.
Réalisation Sanogo, S. - IGT LATIG (juin 2007)