Maurizio Balsamo
Mensonge, fonctions limite et intimité
« L’inconscient – écrivait Lacan dans le Séminaire I – est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. » La distinction entre la marque de l’absence et la déformation opérée par le mensonge est indicative de deux champs psychiques distincts. Difficulté de traduire le passé en une histoire, où, à cause du manque d’une élaboration subjective, cette dernière finit par coïncider avec les événements vécus, dans le premier cas : il n’y a que l’effacement, le déni et le vide résultant du refus de l’existence de l’autre. Possibilité d’un sujet, à travers la censure, le refoulement, le manque de traduction, dans le deuxième cas. Le mensonge – « le chapitre censuré » – fait allusion à la condition de la névrose et de l’altération de l’histoire, une histoire qui doit être retrouvée et reconstruite dans sa totalité ou dans le rêve de sa totalité, en permettant au sujet de s’approprier des questions en manque de reconnaissance ou en conflit avec ce qu’il tient pour possible d’accueillir. Mais le mensonge indique aussi, et nécessairement, la possibilité d’un espace pour exister, où sont en vigueur les règles du sujet, ses petites ou ses grandes déformations qui déterminent le maintien d’un intime. Au fond, si un correcteur de déformations intervenait à chaque fois, une sorte d’obligation furieuse de dire tout ce qui passe par la tête, dans une adhésion totale à l’image ou à la représentation qui s’est réalisée, comment pourrait-on survivre ? Ne retrouvons-nous pas ici, dans ce droit au secret pour pouvoir penser, dans cette modalité première de définition d’une limite, une question que Piera Aulagnier avait soulignée de manière exemplaire dans sa définition de l’intimité psychique ?
Entre effacement et censure se déploient des événements psychiques (classiquement : l’expérience psychotique) caractérisés par des absences, des déficits représentatifs, des inscriptions manquées ou des secrets indicibles – le blanc, précisément –, ou au contraire par des histoires dans lesquelles il est possible de censurer quelque chose, de mentir, de déformer, car quelque chose a quand même eu lieu et ce quelque chose s’est représenté (classiquement : l’expérience névrotique). Le mensonge – au sens de la censure, de la construction d’un espace privé – peut advenir seulement à partir d’une limite, que lui-même construit et reconstruit, une limite grâce à laquelle il est possible de différencier le dedans du dehors, le moi du non-moi ; le mensonge s’institue là où s’est produite une rencontre, une inscription psychique, et donc dans l’existence/reconnaissance d’un désir, dans l’espace d’une phantasie, d’un récit différent sur les questions du sujet. Si le mensonge désigne le risque d’une méconnaissance radicale de soi, d’une confusion entre réalité et fantasme, c’est aussi grâce au proton pseudos – au premier mensonge – que Freud institue la vérité de la réalité psychique.
La nécessité d’un fond mnésique auquel le sujet doit se référer pour construire ses trajets évolutifs personnels, une vérité indiscutable qui sert de base et de fond dans lequel il peut puiser pour identifier et transporter dans d’autres contextes le sens de ses premières expériences, est de toute évidence une exigence universelle. Un fait est toutefois extrêmement intéressant : c’est que ce que nous appelons la « naturalité », l’évidence absolue, l’ « indiscutabilité », la vérité qu’il faudrait seulement reconnaître, n’est pas la donnée première. Dans Le Roman familial des névrosés, Freud observe que la fondation du généalogique – c’est-à-dire la reconnaissance évidente et naturelle de sa famille d’origine, le fait d’être nés de ce père-là et de cette mère-là – naît après le délire – provisoire – de l’adolescent, qui invente secrètement une nouvelle descendance, en s’inventant d’autres parents, en imaginant qu’il est le fils d’un personnage célèbre, en aspirant aux retrouvailles avec sa famille d’origine cachée par les mauvais parents actuels. Mais de cette manière, il ouvre ainsi, de fait, aux possibles de l’histoire et à l’insertion d’autres destins dans celui qui nous est donné. De la sorte, la donnée originelle, la vérité de la famille naturelle du sujet, est redécouverte et réinvestie après sa déconstruction imaginaire ; la fondation, biologique, apparaît dotée de sens et d’investissement affectif après sa réécriture mensongère qui permet tout à la fois son appréhension subjective et l’ouverture à une altérité symbolique. Mais ce qui est fondamental, c’est que cette construction délirante – le fait d’imaginer d’autres destins et d’autres trajectoires – est nécessaire pour pouvoir s’approprier la donnée biologico-familiale. En d’autres termes, pour que le sujet puisse passer de son propre intime à l’intime conviction de sa propre histoire, au dialogue avec un soi reconnu et éprouvé à travers la relation avec l’autre, il doit non seulement passer par une extranéité, par une perte de soi où l’autre est momentanément exclu avant de pouvoir être retrouvé, mais il doit perdre son propre soi, pour être sûr qu’il lui appartient. Le créé/trouvé a pour pendant le perdu/trouvé. Le roman familial du névrosé montre ainsi que les théorisations d’un soi comme précipité d’un dialogue continu véritatif autoréflexif, dont il serait détourné par les manquements du milieu, sont partielles. Quand Russel Meares
R. Meares, Intimità e alienazione, Milan, Cortina, 2005., par exemple, souligne que le dialogue avec le Soi, qui est à la racine du sentiment de l’intimité, est « non linéaire, associatif et apparemment sans but », il renvoie de fait à ce que Freud désigne comme un système d’association et de transcription de traces, qui se combinent et se re-combinent en unités différentes, qui se décomposent et se ré-agrègent, en déterminant une re-signification continuelle des expériences du sujet. Le Soi, de ce point de vue, s’organise autour de deux polarités : la reconnaissance de la part de l’autre, le partage de la valeur et de la signification d’un vécu ; et l’opération sans fin d’autopoéisis, de réécriture, de transformation qui définit sa permanence dans le changement. De fait, qu’est-ce que le lien que Meares établit entre des possibilités d’accéder à la mémoire du passé comme fondement du sentiment d’intimité, dimension de résonance entre le passé et le présent qui donne de l’épaisseur et une couleur affective à ce que nous vivons, sinon le renvoi à ce qui se définit de manière plus générale comme le système d’après-coup en cascade qui caractérise le rapport avec nos traces mnésiques ?
Pensons inversement aux conditions cliniques qui sont caractérisées par une extraordinaire adhésion au réel, où il n’y a ni intimité ni émotivité dans ce que racontent les patients, parce qu’il n’y a aucune appropriation du donné, il n’y a aucune trace d’une opération subjective, aucune assomption de l’événement dans les termes d’un plaisir qui permette d’engloutir et de métaboliser, d’engloutir à condition de métaboliser, de déformer, de retranscrire, ou même de censurer, ce qui est vécu. Ce sont des conditions profondément marquées par les questions de la limite, du secret et de l’exclusion, mais sans que ces tentatives de délimiter un espace menacé – fondamentalement, un espace de rejet – ne mènent jamais à la construction d’une dimension intime, c’est-à-dire à une dimension où nous pouvons trouver, à côté du récit de ce qui arrive ou de ce qui est arrivé, la marque du sujet et de sa rencontre possible avec l’autre. Nous l’observons à plus forte raison lorsqu’aucune fonction délimitante – qui soit produite par le secret, par un soin de soi-même, par le rejet ou par le mensonge dans ses différentes déclinaisons cliniques – ne se réalise : nous aurons alors le regard perpétuel de l’autre ou la voix qui insulte, l’acte qui révèle les fautes et les manquements du sujet, dans une sorte de panoptique terrifiant qui déstructure le sujet en l’exposant à la moquerie du monde. Bien entendu, le secret ne se joue pas ici dans la modalité libidinale que Paul-Claude Racamier a explorée, quand il écrit
P.-Cl. Racamier, L’Inceste et l’incestuel, Paris, Dunod, 2010. que ce type de secret est la clé de l’intimité psychique de chacun, car il se déploie dans un espace qui est à la fois personnel et collectif, partagé et réservé. Il s’agit ici des secrets anti-libidinaux qui détruisent et qui ne créent à leur tour que la nécessité d’autres secrets qui habitent le sujet, en le privant d’intimité, en le colonisant, en s’introduisant en lui sous les formes d’un retour hallucinatoire ou délirant, ou de comportements bizarres.
C’est certainement la dimension psychotique qui construit plus que tout autre des artefacts complexes pour trouver une solution à cette impasse, pour instituer un espace à soi, alors qu’au contraire l’aliénation au discours et aux certitudes d’autrui en empêche toute possibilité. Et elle le fera de bien des manières : par exemple, à travers les tentatives de Michaux de se passer de la langue, de peindre pour « se déconditionner du verbal », de réaliser une peinture gestuelle, faite d’idéogrammes indéchiffrables. Ou bien à travers la peinture lilliputienne d’un Walser, dont les microgrammes écrits au crayon, qui lui apportent un soulagement par rapport au sentiment de ne plus pouvoir écrire, paraissent représenter une solution créative pour son sentiment de profonde dévalorisation, et lui offrent un espace graphique où il peut enfin se placer, un contenant adéquat pour son soi dévalué. Ou à travers les traductions que le célèbre étudiant en langues schizophrène Wolfson réalise du discours maternel en différentes langues, en rendant la phrase finale totalement incompréhensible : un univers linguistique dont il est à la fois le maître absolu et l’unique habitant. Toute la stratégie de Wolfson tourne autour de la tentative de barrer, de reléguer à l’arrière-plan l’intrusion de l’autre : une opération nécessairement perdante, car même si l’on crée une langue pour un seul parlant, rien n’empêche qu’un ver s’infiltre dans le fruit, que quelque chose infecte, contamine et franchisse la limite si péniblement instituée
M. Balsamo (sous la direction de), L’autobiografia psicotica, FrancoAngeli, Milano, 2015. La stratégie délimitative autour de laquelle la psychose combat férocement, pour la réaliser, de quelque manière que cela soit possible – serait-ce même la retraite catatonique –, nous permet pourtant en même temps de distinguer les fonctions limite (au sens de définir d’une certaine manière une dimension « privée ») et la construction de l’intimité. La fonction limite (à travers le délire, le secret, les microgrammes, la néo-langue…) exprime un procédé permettant de se débarrasser de l’autre et des risques de la néo-colonisation, en expropriant conséquemment le sujet, en l’obligeant à une aliénation continuelle de soi pour éviter le contact avec le retour traumatique des traces. L’intime se fait à deux, se réalise dans une relation, dans une rencontre qui produit un retour sur soi, l’accueil de l’autre, la traversée des états émotifs partagés, la reprise affective d’une expérience, la résonance entre le présent et ce qui m’a caractérisé comme sujet. Il se déploie aussi dans le secret, mais il s’agit d’un secret voilé-dévoilé, d’un lieu qui caractérise, qui identifie une tradition, une origine, une appartenance, contrairement au secret incestueux de la non-origine examiné par Racamier. Pour cette raison, il me semble utile de rabattre la dualité conceptuelle fonction limite/intimité sur la dimension du mensonge, laquelle ne se limite donc pas à la construction d’une barrière ou à un refus de partage. Le mensonge identifie en effet deux niveaux : le premier niveau concerne la dimension plus générale de traduction-déformation de la réalité historique, qui découpe, sélectionne et ampute, certes, mais qui permet aussi l’appropriation subjective de cette réalité historique. C’est le mensonge comme trahison de la donnée historique, mais c’est aussi sa réécriture, et c’est autour de la possibilité d’une telle opération que se déroule tout le travail thérapeutique, dans la tentative d’élargir le réseau signifiant dans lequel le sujet est inscrit, la construction théorique dont il est prisonnier, la grille conceptuelle qui lui opacifie le monde, mais qui lui permet en même temps de voir le monde.
L’autre niveau concerne une fonction « limite » construite par le sujet, sous une forme pathologique, au cours de son histoire. Nous pourrions rappeler, par analogie, la lutte de Schreber contre les rayons divins qui lui rendent visite chaque nuit pour lui prendre un organe, jusqu’au moment où quelque chose fait résistance et permet à Schreber de dire « non », et de conserver, cette nuit-là, une partie de son estomac. Il s’agit, de la sorte, de reconnaître la valeur subjective de toute formation symptomatique, non seulement comme l’indication d’une « construction » psychique, mais surtout comme l’expression des formes et des modalités, y compris extrêmes, à travers lesquelles tout sujet essaie, sinon de penser, au moins d’instituer une limite, une « peau » nécessaire à la réalisation de conditions, même partielles, d’existence. Certaines situations cliniques pourraient alors être définies à travers des fonctions psychiques (le vide, le silence, la haine, le pacte masochiste…) qui désignent une condition de souffrance et la tentative d’accéder, sans y parvenir, à des formes minimales d’individuation. De telle sorte, un patient peut révéler, dans son vécu et dans ses comportements, une forme de possession de la part de l’objet mort et, en même temps, une tentative paradoxale de différenciation. Dans d’autres cas, les pactes sadomasochistes pourraient être interprétés comme la recherche d’un frein au sans-temps de l’indifférence originelle, à travers une contextualisation du temps et du rapport. De façon analogue, le silence extrême en séance pourrait indiquer une sorte de congélation fusionnelle de la relation originelle, laquelle doit être pensée comme intouchable, et la tentative, à travers le secret sur ses propres pensées, d’imaginer la possibilité d’un espace psychique pour soi. Dans d’autres cas, le caractère persécuteur de l’analyse et la haine à l’égard de l’analyse qui doit être conservée à tout prix, signalent la recherche, hautement concrétisée, d’une fonction paternelle et d’une limite à instituer, éventuellement à travers la haine, contre le glissement dans la dimension incestuelle psychotique. Et, à mon avis, le mensonge dans la tentative d’instituer une dimension secrète fait partie de ces fonctions. Ce qui semble toutefois évident, c’est que si l’on parvient, grâce à ces « fonctions », à construire une limite, un espace privé, celui-ci ne définit nullement une dimension d’intimité, laquelle, de fait, ne fait pas partie de ces conditions. Par exemple, l’intimité n’appartient pas aux pactes sadomasochistes et aux formes de négociation que nous pouvons écouter chez nos patients, lesquels pactes, dans l’impossibilité de parvenir à une intimité de la relation, à sa proximité, se déploient au contraire dans leur distance maximale, dans les rôles préétablis, dans les procédures érotiques organisées avant la rencontre et qui établissent ce qui arrivera, en éliminant l’imprévu, la spontanéité, le risque de l’attention et du soin de l’autre. L’intimité n’appartient pas aux tentatives d’exclusion de l’autre qui caractérisent, comme l’observait Fairbairn, les personnalités schizoïdes, caractérisées par une absence totale d’intimité et de profondeur relationnelle, et par des aspects très étendus de secret, aussi bien de surestimation secrète des contenus personnels, qu’un secret relatif au gonflement narcissique découlant de la possession secrète d’objets libidinaux intériorisés
Cité dans Masud Khan, Lo spazio privato del sé, Turin, Boringhieri, 1979, p. 15..
En somme, je voudrais faire observer que l’espace « privé », institué à travers des fonctions limites pathologiques, ne mène pas à une condition d’intimité, mais qu’il tente au contraire, de toutes les manières possibles, d’éviter celle-ci, et qu’il semble plutôt motivé par le besoin de protéger le soi de tout risque de partage/intrusion. Cet aspect est particulièrement évident dans le fonctionnement de certains sujets qui ont une intense vie « privée » occulte, secrète – je pense à certains patients coutumiers d’échanges de couples, de relations perverses, etc.), et qui rejettent avec terreur toute intimité. Comme l’a observé William James, nous pouvons définir dans l’individu deux tendances principales, qui identifient en réalité deux classes d’individus : celle qui est intéressée par l’extranéité, tendant vers le monisme – et j’ajouterais, pour ma part, à la solitude existentielle –, et celle qui est intéressée par l’intimité, tendant vers l’accueil de la pluralité du soi et du monde
Cité dans R. Meares, cit., p. 44., disponible à la rencontre avec l’altérité. Le problème, c’est comment faire en sorte que cette extranéité, qui peut se manifester sous les formes de la perversion, ou de l’utilisation narcissique de l’autre, ou de la folie privée (Green), puisse rencontrer la proposition de la relation intime que l’analyse institue dans le rythme, la constance et le maintien d’une position. De ce point de vue, la reconnaissance de la dimension transférale, ainsi que la redécouverte du sens historique, le poids des relations originelles de certains comportements, me semblent essentiels pour redéfinir la portée stratégique de cet évitement radical de tout contact avec soi et son monde intérieur, en garantissant au sujet une reprise de l’espoir perdu.
L’intimité exige toutefois, à côté de la résonance émotive – intérieure et/ou extérieure –, la possibilité temporaire de détachement afin de pouvoir retrouver les conditions nécessaires pour expérimenter en soi-même la survie d’un lien, pour garantir la métabolisation de l’expérience, pour déterminer le développement du mouvement nécessaire qui mène à l’auto-expérience, grâce à la possibilité donnée au Moi de protéger et de permettre l’expérience de soi. Nous ne saurions donc être surpris par l’observation de Freud, quand il écrit que le premier héros est le poète. Pour la simple raison qu’en sortant de l’espace groupal, du savoir et du mythe partagé, celui-ci crée une nouvelle version de l’histoire, une nouvelle manière d’organiser l’expérience, un autre possible, un autre destin. C’est paradoxalement dans la poésie, dans la réécriture, que naît l’intimité, alors que le mythe ou le savoir partagé faisaient au contraire partie d’une extériorité. Pour cette raison, le mensonge, pour un enfant, constitue un moment inaugural des processus d’individuation, le moment où il arrive à créer un espace secret et donc un droit à la pensée, un droit à des pensées qui lui appartiennent totalement, même si celles-ci ne sont que la réponse aux pensées de ceux qui ont pris soin de lui : le secret constitue la pré-condition pour le droit à penser, à exister. Selon cette ligne de pensée, l’intime est ce qui se construit seulement si le sujet a pu faire l’expérience de refuser aux autres le droit à l’accès à ce qu’il pense, à ce qu’il vit, à ce qu’il imagine. C’est en partant d’un « non » qui a pu être prononcé grâce à la qualité d’une rencontre qui permet différentes formes et différents gradients de deuil, à chaque fois différents et singuliers pour chacun d’entre nous, qui permet de reléguer l’objet à l’arrière-plan, sans l’éliminer, certains que nous sommes – comme l’observait Winnicott – de sa survie et de la nôtre. Tausk n’écrivait-il pas déjà : « Les parents savent tout, même ce qu’il y a de plus secret, et ils le savent jusqu’à ce que l’enfant réussisse son premier mensonge. La lutte pour posséder des secrets à l’insu des parents est l’un des facteurs les plus puissants de la formation du Moi, de la délimitation et de la réalisation d’une volonté propre. » Deux parcours interprétatifs relatifs au statut du mensonge s’ouvrent de fait ici, comme l’a souligné aussi de Michel de M’Uzan
« Trajectoire du mensonge », in La Bouche de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1994. Le premier parcours est bien représenté par certaines observations de Ferenczi, quand il écrit que l’accès à une pleine individualité réside dans le renoncement au plaisir d’une fantasmatisation inconsciente, au mensonge, et que ce processus se réalise à l’intérieur d’un parcours où la vérité et le mensonge représentent deux pôles opposés. Ferenczi écrira en effet dans Le Problème de la fin de l’analyse (1927) qu’ « aucun cas d’hystérie ne peut être considéré comme définitivement réglé tant que la reconstruction (Ferenczi utilisera plus loin dans le texte le terme de “nouvelle éducation”) au sens d’une séparation rigoureuse du réel et du pur fantasme, n’est pas accomplie ». La tâche de l’analyste, selon la conception de Ferenczi, consistera donc à accomplir ce que nous pouvons définir comme une véritable chasse à l’opération déformante qui caractérise, au fond, tout acte psychique : une tâche qui est non seulement à la limite de l’impossible, mais fortement persécutrice, à cause d’une lutte sans répit pour obliger le patient à adhérer à la vérité du réel. Mais cette solution pour obliger le patient à mettre de côté ses fantasmes inconscients, en l’obligeant à adhérer à la vérité (du réel ? du thérapeute ? du thérapeute garant du réel ?), n’est-elle pas aussi une extraordinaire chasse à l’intime, serait-ce celui du fantasme, de la déformation minimale des faits, du mensonge ? Et cette vérité à laquelle adhérer ne ressemble-t-elle pas extraordinairement au monisme que William James désignait comme l’opposé de l’intimité ? Bien entendu, ce n’est pas là l’unique réflexion de Ferenczi sur le mensonge : nous devrions y ajouter toutes ses réflexions sur l’hypocrisie des thérapeutes, ou des parents, ou la contrainte exercée sur les patients pour qu’ils acceptent des vérités imposées. Toutefois, tout en comprenant qu’il n’est possible d’atteindre une véritable intimité que dans le partage, qu’en pouvant se séparer de la création continue de zones réservées, secrètes, où le patient fait ce qu’il veut de la vérité, Ferenczi semble oublier que cette intimité est un possible, et non pas un destin. Ni du patient, ni de l’analyste. Et elle peut encore moins devenir une croisade menée par l’analyste, une prise de possession des évolutions du patient pour l’obliger à une intimité nouvelle et aliénante. On pourrait se demander si l’on ne finit pas ici, ironiquement, par partager la thèse des Confessions d’un enfant du siècle de Musset, où le mensonge, dont les conséquences sont catastrophiques, mettrait en danger la thèse rousseauiste d’une nature bonne qu’il convient de préserver et de rendre transparente, infiniment visible..
À côté de cette modalité « évolutive », « continue » (caractérisée par l’abandon des mensonges et par la tension vers la vérité), il en est une autre selon laquelle le mensonge ne dépend pas du fait que l’objet est frustrant, obligeant le sujet à une fantasmatisation réparatrice. Au contraire, comme dans l’exemple de Tausk (« les parents savent tout, même ce qu’il y a de plus secret »), l’objet est celui qui sait, qui sait trop et par rapport à qui la seule issue est le mensonge, la construction d’une barrière artificielle pour devenir impénétrable, en refusant tout exercice possible de partage profond avec l’autre. Deux voies s’ouvrent donc devant l’être humain : selon l’une, celui-ci cesse de mentir au terme de ses capacités évolutives (il écarte le mensonge au profit de la vérité), dans une oscillation nécessaire entre la reconnaissance de sa propre vérité et le « mensonge » à l’égard des poussées pulsionnelles qui ont besoin d’être traduites, canalisées et refoulées. Cette modalité permet au soi d’être traduit en symboles utilisables sur la scène du monde, d’entrer en contact avec le sens et la valeur de l’expérience. Selon l’autre voie, le sujet continue à mentir pour être vrai, pour se conserver soi-même, à l’abri d’un excès de regard et d’une insupportable transparence intersubjective. La première voie se joue autour des destins du pulsionnel et elle permet des mouvements de rencontre de l’autre ; la seconde se joue autour des destins de la structuration narcissique, en excluant catégoriquement le contact. Le mensonge prend ici, de fait, une autre signification : il ne fait pas partie des processus de retranscription, de transformation, comme dans le cas du mensonge névrotique, mais il devient une des manières pour s’assurer la force de la structure identitaire, laquelle risque de s’écrouler si elle est soumise à un jugement, à l’interprétation. Le mensonge, donc, comme tentative extrême de convaincre l’autre de la réalité du monde du sujet, de ses constructions, et de pouvoir les conserver, en excluant toute possibilité d’intimité. Une condition qui permet de dissimuler le noyau impossible à supporter pour soi comme pour l’autre, une manière pour garantir un lien imaginaire, une manière pour dire sans dire, qui permette en même temps de rester en contact avec l’autre sans trop risquer ni un contact profond, ni une perte de lien. Nous rencontrons ici plusieurs paradoxes : celui du patient menteur, avec sa construction apparemment intimiste, sa tentative de séduction et de manipulation qui laisse deviner une rencontre originelle et ratée avec une dimension autoérotique et autosuffisante. Ou bien celui du patient pervers, lequel, comme l’a fait remarquer Masud Khan
M. Khan, Le figure della perversione, Turin, Boringhieri, 1991., oscille entre « une dimension privée particulière, extrêmement intime », (j’ajouterais pour ma part : intime au sens d’une extraction du partenaire hors de son monde, et de sa capture dans le monde créé ex novo pour l’occasion), et l’intimation – au sens dictatorial du terme « intimer » – d’un ordre, d’un comportement au partenaire, soumis à l’inversion des valeurs. Comment construire de l’intime alors que celui-ci est constamment manipulé, perverti, désignifié, dévalorisé ? Il faudra peut-être rejouer sur la scène analytique ce qui s’est offert au patient, historiquement, sous forme d’identité, de partage, mais qui s’apparentait en réalité à un mensonge officiel. Une sorte de double vérité où l’intimité présumée se mêlait à la méprise continue, à la mise en scène, à la fiction, à la présentation d’une histoire non vraie. Nous aurons donc, y compris en analyse, la répétition d’une intimité simulée, d’une dépendance mimée, s’inscrivant dans une tromperie partagée (dans le cas d’une collusion inconsciente, l’apparence d’une intimité que le couple analytique évite), ou tendant à un partage qui puisse attester à la fois la manipulation réitérée de l’objet et la répétition d’une trahison originelle, mais aussi, et nécessairement, sa retranscription, son deuil possible. Le dévoilement de ce mensonge originel sera peut-être la condition préalable pour accéder au droit du patient de se dire enfin la vérité ou de la déformer quand il ne peut pas faire autrement. Mais, au moins s’agit-il ici d’un droit, et non pas d’un destin.
Maurizio Balsamo
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